Les Cahiers de la Maison Jean Vilar

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N° 109 - JANVIER - FEVRIER - MARS 2010
Les Cahiers de la Maison Jean Vilar
Il y a les morts, il y a les vivants,
et ceux qui vont sur la mer...
SOMMAIRE
Présence des morts par Emmanuel Berl
3
NosMorts.com par Jacques Téphany et Rodolphe Fouano
4
D’âge en âge, Roger Mollien par Jacques Lassalle
6
Jean-Paul Roussillon : propre à rien par Alain Françon
10
André Benedetto
Un homme libre par Bertrand Hurault
12
Mon premier maître par Philippe Caubère
15
Pina Bausch
L’éternelle voyageuse par Bernard Faivre d’Arcier
18
Pour Pina par Wim Wenders
21
Alain Crombecque
66, Chaussée d’Antin par Jacques Téphany
22
Une passion par Jacques Montaignac
26
L’oreille absolue par Valère Novarina
27
Christian Dupeyron par Armelle Héliot
28
Catherine Le Couey par Jacques Téphany
30
Andrée Vilar par Jacques Téphany
32
La question posée à...
Philippe Avron, Jacques Frantz, Victor Haïm, Joël Huthwohl,
Joël Jouanneau, Jorge Lavelli, Jean-Pierre Léonardini,
Muriel Mayette, Roland Monod, Pierre Notte, Jack Ralite,
Rufus, Michel Vinaver, Frédéric Vitoux.
41
Les morts parlent des morts :
Charles Dullin et Louis Jouvet par Jean Vilar
50
Albert Camus par Jean-Paul Sartre
51
Balzac par Victor Hugo
52
Florilège :
Montaigne, Kant, Pascal, Sartre, Freud, Bacon,
Schopenhauer, Leibniz, Nietzsche, Jules Renard, Heidegger,
Jankélévitch, Epicure, Spinoza.
La mort n’a rien de tragique par René de Obaldia
Couverture : citation attribuée à Homère. Illustration : tapisserie (Aubusson) d’après un carton d’Andrée Vilar.
54
63
Présence des morts
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Emmanuel Berl
V
Présence des morts (1936)
Collection L’Imaginaire, Gallimard.
La chute d’Icare, pastel d’Andrée Vilar, s.d.
Collection Famille Vilar.
3
nosmorts.com
Au cours des mois derniers, nos métiers ont déploré la disparition de nombreuses personnalités.
Certaines d’entre elles touchaient si particulièrement Avignon, le Festival, la Maison Jean Vilar, que
notre revue se devait de leur rendre hommage. Le lecteur ira à leur rencontre au fil de ces pages
mélancoliques…
»
Mais comment ne pas risquer de voir nos Cahiers transformés en bulletin nécrologique ? Sans doute en
ouvrant notre réflexion à la question de la mort au théâtre : comment le monde du spectacle affrontet-il cette absurdité ?
Nous avons déjà abordé cette problématique l’été dernier à l’occasion de l’hommage rendu à Gérard
Philipe lors du cinquantenaire de sa disparition. Nous rappelions qu’en matière musicale ou littéraire,
les « tombeaux » sont des hommages à des maîtres sans obligation à l’expression du deuil ou de la
douleur. L’un des poèmes les plus inspirés de Mallarmé, Le Tombeau d’Edgar Poe, fait écho à celui de
Baudelaire par Pierre-Jean Jouve, à celui de Claude Debussy par Manuel de Falla, ou encore au Tombeau
de François Couperin de Maurice Ravel. Et Henri Pichette, poète de Nucléa et ami du comédien, n’a-t-il
pas écrit un Tombeau de Gérard Philipe ?
De l’oraison funèbre au « tombeau », des rites d’enterrement ou de crémation à l’érection de monuments
et aux célébrations des anniversaires, l’hommage aux morts est une réponse à l’éternelle interrogation
devant notre finitude. Et notre Maison, qui porte le nom d’un grand mort dont on ne sait plus si la patrie
lui est reconnaissante, est souvent prise entre les deux
pinces d’un étrange paradoxe : mémoire et/ou/contre
modernité. Du moins essaie-t-elle d’apporter sa contribution à la question tellement inscrite dans l’air du temps
des attachements au passé, eux aussi écartelés entre
affection sincère et calcul égoïste.
«Le spectacle continue» est une règle spécifique au métier.
En cas d’accident, l’acteur n’est guère remplaçable au
pied levé : quoi qu’il lui arrive, jambe cassée ou perte d’un
proche, il doit jouer parce qu’il est une partie d’un tout.
Les exemples abondent… Mais surtout, l’acteur n’existe
pas sans l’acte de la représentation. C’est ainsi que le jour
de la mort de Gérard Philipe, Vilar n’a pas trouvé meilleur
moyen de lui rendre hommage que de jouer quand même
– ce que certains lui reprochèrent. Vilar n’envisageait pas
que son théâtre fût en berne : c’eût été tuer l’acteur une
deuxième fois.
Si dans les sociétés modernes, la mort est souvent
évacuée (on meurt seul et le convoi du citoyen anonyme
n’est plus suivi par les voisins du quartier…), la mise en
scène de celle des grandes personnalités, dernièrement
de Philippe Séguin à Mickaël Jackson, atteint toujours
des proportions littéralement spectaculaires. C’est que
les morts sont aussi des enjeux pour les vivants, et la
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
4
panthéonisation d’Albert Camus, qui sert à la fois des intérêts politiques et commerciaux, permet un
retour, voire une libération du refoulé au cœur du débat sur l’identité nationale : Amédée, ou comment
s’en débarrasser…
Au-delà du deuil et de la tristesse, il est peut-être d’abord question de séparation d’avec nous-mêmes,
les vivants : n’est-ce pas cette angoisse qui nous hante lorsque nous « fêtons » nos anniversaires, qu’il
s’agisse de nos années enfuies dans notre corps, nos entreprises, ou nos théâtres ? Célébrer, un an ou
vingt ans après, la naissance du 104 ou celle du centre dramatique national de Limoges, le centenaire
de la naissance de Ionesco ou le cent-cinquantième d’Anton Tchékhov, cela a-t-il plus de sens que de
fêter les non-anniversaires du Lapin d’Alice lorsqu’elle se promenait au pays des merveilles ? Notre
cher Hugo lui-même pratiquait un véritable culte des anniversaires quelle qu’en fût l’origine : amours,
deuils, événements politiques, comme s’il s’agissait de borner le temps, de se l’approprier… Notre
époque n’a donc pas inventé ce rite, mais comment ne pas en observer l’inflation ?
La célébration est même aujourd’hui en libreservice sur internet. Le site JeSuisMort.com
invite à « se recueillir sur les tombes des
hommes et des femmes les plus célèbres ».
La consultation des biographies permet de
« savourer l’histoire de chacun » et par un
système de vote de faire « évoluer leur score de
popularité ». On trouve un « top 50 » des morts
en ligne ! Le site invite à souffler les bougies de
leurs anniversaires. Le webmaster recommande
« silence et bonne promenade », proposant le
classement des morts les plus vus la veille sur
le site, ou au cours du mois précédent. En ce
mois de janvier 2010, Mickaël Jackson est « le
e
e
plus visité », devant Jésus (4 ) ou Adolf Hitler (6 ). On serait presque rassuré de voir Victor Hugo pointer
à la dix-huitième place – après Marilyn Monroe, certes, mais devant Mike Brant ! On peut aussi écrire
une lettre posthume même si « personne ne vous répondra » ! Molière en a reçu 12, Shakespeare 9,
Musset 3, mais Gérard Philipe 11. Elles émanent souvent de potaches en mal d’exposés ou de mise
en scène de soi sur le Net… Un autre site anglophone, findagrave.com, invite à se rendre sur la tombe
choisie et à y déposer des messages, des fleurs, des bougies virtuelles.
Au-delà de ces formes de comédie macabre, au-delà des apparences – excès de théâtralisation là-bas,
d’intériorisation ici –, notre conversation avec l’absence nous conduit-elle à parler d’abord de nousmêmes, l’Autre ne pouvant plus répondre ? Dans ces conditions, et pour rester dans notre domaine,
comment rendre hommage à un auteur ou à un compositeur ? à un comédien ? à un metteur en scène ?
à un directeur de théâtre ou de festival ? à un producteur ? à un éditeur ? Comment ne pas sombrer dans
la contemplation du passé et la nostalgie ? Visiter les vies révolues, autrement dit se souvenir, est-ce
« moderne » ? Là est la question que nous avons posée à tous ceux qui ont si généreusement participé
à ce numéro.
À ces couronnes de contributions, nous avons ajouté un florilège de sagesses, d’Épicure à Jankélévitch
en passant par Paul Valéry : « La mort nous parle d’une voix profonde pour ne rien dire ».
Et ce numéro ne prétendra pas vous en dire davantage.
»
Jacques Téphany et Rodolphe Fouano
5
D'âge en âge, Roger Mollien
par Jacques Lassalle
Je vous invente,
mais je vous invente tel que vous êtes.
Robert Bresson
Qu’est-ce qui l’emporte quand nous perdons un être cher ?
Est-ce cette part de nous-même qui se défait avec celui,
avec celle, qui s’en va ? Est-ce, au contraire, cette expansion
de soi qui commence et s’étend, lorsque nous éprouvons,
après la brutalité déchirante de leur départ, l’avènement en
nous d’une nouvelle présence des morts, plus douce et plus
continue que celle que nous leur ménagions de leur vivant ?
La mort sépare moins qu’elle ne réunit. Avec ceux qui ne
sont plus, le lien que la vie avait trop souvent interrompu
ou distendu, se renoue désormais dans la douce quiétude
de tête-à-tête que plus rien ne vient contrarier. Les années
passant, que nous le sachions ou non, que nous le voulions
ou non, ont fait de nous de nouveaux anciens que continuent
à accompagner les amis, les maîtres, les compagnons, qui
ne sont plus. Diligents autant que discrets, ils ont peu à
peu trouvé refuge en nous. Maintenant, ils nous habitent et
continuent à nous construire. En eux grandit notre passé,
s’invente notre présent.
Avignon 1953 ou 1954. Comme chaque jour de la semaine,
je suis venu en stop de la très proche banlieue du Pontet
où je campe près du lac. C’est une fin d’après-midi tiède
et tranquille. Ce n’est pas comme hier où soufflait sur la
ville un mistral à décorner les toros de Camargue. Je me
dirige sans hâte vers le Palais des Papes. J’ai le temps. La
représentation ne commence qu’à 22 heures, quand la
nuit est presque tombée et que dans la clarté blanche des
projecteurs commence un autre jour, un autre éprouvé
du temps. Un couple soudain marche devant moi, surgi
probablement d’une des ruelles en ciseau qui irriguent la
longue avenue de la République entre la gare et la place
de l’Horloge. L’homme et la femme se tiennent enlacés. Ils
n’ont pas beaucoup plus de vingt ans. De temps en temps, il
lui parle à l’oreille et elle rit de tout son corps. Elle est brune
comme lui, mais élancée, mince, presque dansante, quand
lui, plus massif, aborde la légère pente de l’avenue d’un pas
égal et mesuré. J’ai très vite reconnu l’acteur Roger Mollien,
qui, hier soir, dans la Cour d’Honneur, jouait Cinna, aussi
stoïque que son partenaire Jean Vilar, inoubliable empereur
Auguste, cependant que le mistral s’engouffrait par rafales
sous les toges et saccageait les savantes coiffures de Sylvia
Monfort et des autres dames de la distribution. Roger
Mollien, je l’ai vu, déjà, dans Lorenzaccio, dans Le Prince de
Hombourg, dans Don Juan. Très jeune encore, il est un pilier
de la troupe. J’aimerais l’approcher, le complimenter, lui
Roger Mollien et Jean Vilar dans Le Triomphe de l'amour
de Marivaux, régie de Jean Vilar, 1955
Photo Agnès Varda.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
V
Ainsi, avec le temps, nos deuils se sont-ils trouvé une
manière de consolation. Mais en ce cruel été 2009, les morts
ont succédé si vite aux morts, que le temps nous a pris de
court. Comment les saluer ? Comment déjà leur faire place ?
Pina Bausch, puis Merce Cunningham, l’un aux confins de
l’hyperréalisme, l’autre aux confins de l’abstraction, avaient
ouvert à la danse des horizons avant eux insoupçonnables,
et nous avaient obligés, par contre-coup, à questionner le
théâtre autrement… André Falcon, Jean-Paul Roussillon,
Roger Planchon, chacun à sa façon, avaient scandé mes
années de formation… André Benedetto, dont j’avais
programmé La Madone des ordures et vu et revu l’admirable
Géronimo, avaient fertilisé mes années de Vitry. Jean-André
Fieschi, mon ami cinéaste autant que critique, m’avait aidé,
l’un des tout premiers, à marier théâtre et cinéma… Tous
nous ont quittés sans crier gare, entre juin et août.
Pour un temps au moins, on espérait la liste close. C’est alors
que nous parvint la mort de Roger Mollien. Je le connaissais
finalement peu, mais nos routes s’étaient croisées en chacun
de ces moments charnières où commence un nouvel âge de
notre vie. Il m’en était devenu mystérieusement proche et
fraternel. Je ne le mesurais pas vraiment, du temps qu’il
vivait. Maintenant, si.
6
7
demander comment il est devenu ce comédien que j’admire
et envie. La peur de gêner le dispute à ma timidité. Elle me
paralyse chaque fois que l’occasion m’est donnée d’aborder
quelqu’un qui m’importe. En cette occasion comme en tant
d’autres, je restai donc coi, mais dès mon retour à Nancy,
en cachette de mes parents, je m’inscrivis au Conservatoire
d’art dramatique et y travaillai pour commencer le rôle de
Lorenzo, à l’image de Gérard Philipe, et celui de Cinna, en
hommage à Roger Mollien. Mon avenir de héros romantique
ou de prince de tragédie fut de courte durée. Les professeurs
me décrétèrent valet de comédie, et je dus, au plus vite, aller
voir du côté des Gros-René et des Mascarille. Je n’oubliais
pas pour autant Roger Mollien.
Poitiers au début des années 1980 : le trop oublié Robert
Gironès en dirige le CDN. Il a invité quelques goldoniens à
une représentation du Nouvel appartement que Maurice
Favarel venait de mettre en scène en co-production avec le
Grenier de Toulouse. Ont répondu à l’invitation, je crois me
souvenir, Danièle Aron qui a traduit La Locandiera, que j’ai
mise en scène en 1981 à la Comédie-Française, et Claude
Perus qui m’a aidé à adapter Boccace (le Décaméron), et dans
la traduction de Michel Arnaud, à réaliser des montages de
Ruzzante (La Parlerie et Bilora) et de Goldoni (La Guerre et
L’Amant militaire). Curieusement, je ne crois pas que Ginette
Herry ait été là. Notre collaboration, il est vrai, ne débutera
vraiment que plus tard, quand j’aurai rejoint le Théâtre
national de Strasbourg. Mais je retrouvais Roger Mollien.
Jouait-il dans le spectacle de Favarel ? Je crois plutôt qu’il
préparait lui-même une mise en scène de Goldoni et que ce
projet expliquait sa présence. J’étais heureux de lui parler
enfin. Ni colloque, ni table ronde, la rencontre, autant que
je puisse me souvenir, n’avait rien de formel. Roger Mollien
n’avait pas beaucoup changé depuis Cinna et les années
TNP. Un peu forci seulement et les cheveux plus poivre et
sel, moins uniformément noir de jais que jadis à Avignon.
Mais la même intensité du regard vert océan, la même
curiosité d’écoute, le même besoin de partage que lorsqu’il
travaillait auprès de Vilar. Devenu animateur de compagnie,
il connaissait des difficultés avec ses tutelles et continuait
à se battre pour une pratique de troupe, pour la cohérence
politique et artistique de son répertoire, en fidélité, tout
ensemble, à Vilar et à Brecht. À la différence de beaucoup de
ses anciens camarades du TNP, mais à l’image de Philippe
Avron que je devais retrouver plus tard, lui aussi, il n’avait
pas cédé aux facilités du boulevard, et ne « tournait »
pratiquement pas pour le cinéma et la télévision. Il me
confirmait les fidélités et les courages, qu’en imagination,
je lui prêtais. Mes enthousiasmes et mon radicalisme de
« cadet », en expérience au moins, devaient l’amuser, peutêtre le conforter. Nous nous étions promis de nous revoir. Ce
n’était pas des paroles en l’air. Mais à Paris, rester attentif à
l’autre, c’est trop souvent de loin, sans se voir ni s’entendre
vraiment.
Paris, automne 2003 : Marcel Bozonnet me demande de
mettre en scène Platonov salle Richelieu. C’est l’occasion
de retrouver Roger Mollien. Comme ses camarades du TNP,
Jean-François Rémi, Georges Riquier, Jean-Paul Moulinot,
mais après eux, il a rejoint la troupe de la ComédieFrançaise. L’espérance d’un théâtre effectivement national
et populaire, « élitaire et pour tous » s’est-elle peu à peu
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
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perdue ? La Comédie-Française, après son hautain quant-àsoi des années 60 a-t-elle évolué, jusqu’à devenir à son tour,
après le départ du TNP pour Villeurbanne chez Planchon,
le premier des théâtres de service public parisiens, sinon
français ? Un peu des deux sans doute et cela mériterait de
plus amples analyses. Roger Mollien, en tout cas, continuait
à servir l’une comme il avait servi l’autre : homme de troupe
loyal et discret, remarquable soliste quand il le fallait, attentif
seulement à la qualité des œuvres et des pratiques, aux
antipodes, semble-t-il, des opportunismes et des sinuosités
de carrière. C’est le rôle d’Ivan Ivanovitch, le déplorable beaupère de Platonov que je lui confiais. Il avait déjà joué le fils
Glagoliev auprès de Vilar et de Casarès dans la mémorable
version du TNP, et je le mettais sur le sujet dès que je le
rencontrais hors du plateau. En répétitions, nous cherchions
tacitement à retrouver ce qui nous fascinait, lui et moi, chez
Tchékhov : le tragique farcesque, la déchirante dérision,
l’humain jusque dans le fantoche, le fraternel jusque dans
l’infâme. Mais l’œuvre était vaste, largement chorale, et la
durée des répétitions chichement comptées. Je ne pus donc
lui consacrer tout le temps que son rôle méritait. Retenu par
ses autres engagements dans l’alternance, il ne put assurer
la reprise qui nous aurait permis, comme il arrive souvent,
de reprendre et d’approfondir notre dialogue. Le cher Jean
Dautremay lui succéda.
V
C’est finalement quatre ans plus tard, lorsque Muriel
Mayette me demanda de mettre en scène Figaro divorce
d’Horvath que nous nous rencontrâmes vraiment. La
fresque épique d’Horvath, tout aussi symphonique que
celle de Tchékhov, imposait de surcroît l’éclatement de la
chronologie et de l’espace. Roger Mollien accepta de jouer
successivement, un sous-chef douanier suisse alémanique
en attente de révolution ; un professeur bavarois amateur
de soins de beauté et fasciste à venir ; enfin Antonio, le
vieux jardinier du Comte Almaviva qui refait surface à la fin
de la pièce, aussi nostalgique de l’ordre ancien qu’il l’était
chez Beaumarchais. Les trois rôles étaient si contrastés
que bien des comédiens les auraient jugés incompatibles.
Roger Mollien, lui, s’enchanta d’un pareil défi. Jour après
jour, d’une reprise à l’autre, il cisela le caractère de chacun
de ses personnages, leur conférant une saveur et un relief
inoubliables. Ces dernières années, la maladie ne l’avait
pas épargné. Il se déplaçait difficilement et n’avait que
partiellement l’usage de son bras droit. Je doute pourtant
qu’un spectateur ait pu jamais s’en aviser. De temps en
temps, à la faveur d’une courte interruption technique, il me
rejoignait à ma table de régie, au centre de la salle, pour
me demander à mi-voix un léger passe-droit : « La salle des
douaniers est petite et surélevée par la tournette. Cela rend
mes déplacements difficiles. M’accordez-vous d’éviter le
bord du plateau et de changer de place en passant par le
lointain ? » Il me faisait aussi quelques suggestions : « Me
permettez-vous de féminiser légèrement le professeur ? De
patoiser discrètement la partition d’Antonio ? » Assuré de
mon plein assentiment, ravi, il rejoignait ses camarades sur
le plateau. Il nous arrivait aussi de nous retrouver dans le
bus qui relie la salle Richelieu au théâtre Récamier où nous
répétions. Je le pressais alors de questions : « Comment
travaillait Vilar ? Comment vous distribuiez-vous le travail
lorsqu’il vous a proposé de co-signer la mise en scène
des Rustres ? Quel camarade était Gérard Philipe ? » Ses
réponses auraient justifié un livre de témoignage que sa
gêne instinctive à parler de lui et des autres l’empêcha peutêtre d’entreprendre. Mais on peut lire avec profit l’entretien
qu’il accorda à Jacques Téphany en 1995 dans les Cahiers
de l’Herne consacrés à Jean Vilar. Roger Mollien ne courut
jamais non plus promotions et récompenses. Pourquoi ne
fit-on pas de lui un sociétaire ? Comment, le sachant malade,
ses pairs ne pensèrent-ils pas à l’honorer au moins d’un
Molière du second rôle ?
Roger Mollien n’aurait probablement pas apprécié que j’en
vienne à poser ces questions. Pouvoir continuer d’exercer
sa condition d’acteur, sans compromis ni lassitude lui
paraissait un privilège suffisant. À l’exemple des meilleurs
de sa génération, il incarnait une conception du théâtre
public à son plus haut niveau d’exigence et de probité.
On lui succédera. On ne le remplacera pas. Ces quelques
lignes ne prétendent pas tracer de lui un portrait, ni même
l’esquisse d’un portrait. Comment le pourraient-elles ? Mais
elles veulent saluer le parcours d’un homme qui parvint à
s’accomplir par le seul exercice, intranquille et pourtant
serein, de son art de comédien. Je n’en connais pas beaucoup
qui y soient à ce point parvenu.
J. L.
Jacques Lassalle est auteur et metteur en scène. Il a notamment dirigé le
Théâtre national de Strasbourg de 1983 à 1990 et la Comédie-Française de
1990 à 1993. Il est président de l’Association Jean Vilar depuis avril 2009.
Denis Podalydès et Roger Mollien dans Figaro divorce
de Odon von Horvath, mise en scène Jacques Lassalle, 2008.
Photo Brigitte Enguerand / CDDS Enguerand-Bernand
9
Jean-Paul Roussillon : propre à rien
par Alain Françon
C’est ce que Firs dit de lui-même à la fin de La Cerisaie :
dernières paroles d’un vieux majordome oublié par ses
maîtres. Leur inconséquence le tient enfermé à clef dans la
demeure familiale désormais vide et appelée à démolition.
Et la hache de frapper et les arbres de tomber. Situation
unique.
« Propre à rien, va ! ». L’objectivité d’un tel constat défie
toute célébration. Elle est en accord avec la profonde
modestie revendiquée par Jean-Paul Roussillon, l’interprète
de Firs au Théâtre national de la Colline.
Dans une autre pièce, Katarakt, Jean-Paul jouait « Alter » (un
vieux), personnage qui traverse la trilogie Festung de Rainald
Goetz. Tout à la fin, « Alter » ouvrait ses yeux blanchis et
se mettait à parler. Étonnant de voir comment cette parole
individuelle tout à fait normale se coulait dans les formules
et les opinions les plus rabâchées, dans un curieux fatras
fait d’une part de « OK », et d’autre par de « bon d’accord »
et ponctuée par des « je ne sais pas très bien non plus », et
des « etc. » et « ainsi de suite ». Jean-Paul avait une manière
d’argumenter qui ne suivait ni le noyau des arguments, ni
la structure des mots mais qui, entre les deux, provenait
d’une mélodie de vérité et il pouvait se laisser porter par
cette mélodie comme par l’émission d’un murmure continu.
Mélodie de vérité !
Se souvenir, oui, c’est important. Tout artiste ne fait
qu’entrelacer sa propre nouveauté et l’évidence dont il hérite.
Il inaugure dans la durée, même si tout commencement est
unique. L’évidence héritée de Jean-Paul on la reçoit, on
la saisit quand on le revoit jouer dans les captations des
spectacles de la Comédie Française (qu’il a mis en scène
pour la plupart), et dans La Cerisaie ou dans Katarakt. Sa
présence est à elle seule une force liante, fondatrice, et
nous qui devons continuer, il nous appelle à une suite, il
nous donne le goût d’un avenir, l’exigence d’une continuité
y compris dans l’excès des questions et des critiques.
Cette présence-là nous encourage à continuer sachant que
continuer c’est continuer de commencer : autre exigence de
Jean-Paul, pour qui rien jamais ne pouvait être acquis.
Alors, propre à rien ?
A. F.
Alain Françon est metteur en scène. Il a dirigé le Théâtre national de la
Colline de 1996 à 2009.
Jean-Paul Roussillon dans Katarakt de R. Goetz,
adapt. Olivier Cadiot, mise en scène Alain Françon,
Théâtre national de la Colline, 2004.
Photo Pascal Gely / CDDS Enguerand Bernand
Mais pas d’hommage, pas de contemplation du passé, et
pas de nostalgie, il n’en voulait pas !
Portrait de Jean-Paul Roussillon, 1987.
Photo Agnès Courrault / CDDS Enguerand Bernand
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
V
De Tchékhov à Goetz, jouant Firs ou Alter : c’est le même
ordre caché de l’Art. Difficile de parler de cet « ordre
caché » quand il s’agit d’un grand acteur, on peut
simplement en témoigner, témoigner de son évidence et
dire qu’essentiellement, il jouait juste. Pourquoi ? Parce
qu’il savait rendre justice au texte, son extrême précision
lui permettant d’atteindre l’universel dans la description
du plus particulier : le contraire de ceux qui jouent tout en
général. Une capacité unique à incarner une forte densité de
jeu dans la plus extrême légèreté. Funambule !
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11
André Benedetto : un homme libre
par Bertrand Hurault
Comme Paul Puaux qu’il estimait beaucoup, André Benedetto
était, à l’origine, instituteur. Dans une certaine mesure, il l’est
toujours resté, se préservant de toute posture intellectuelle.
Très tôt rebelle et original, il avait été envoyé en pénitence,
pour ne pas dire en exil, à Port-Saint-Louis-du-Rhône puis à
Chateaurenard, autant dire sur son terrain d’élection, près
du peuple et des petites gens.
Nous nous sommes rencontrés au théâtre universitaire
d’Aix-en-Provence où il succéda à Marc Netter. Il montait
l’Antigone de Jean Anouilh, et je l’ai suivi à Avignon sur le
« Chariot » animé par Elisabeth Barbier. André n’a pas tardé
à se rendre compte qu’il n’avait pas grand chose en commun
avec Elisabeth Barbier, d’où la création de la Nouvelle
Compagnie, avec sa femme Jacqueline et moi-même. Nous
jouions Edgar Poe dans le dancing du bar des Sources,
dans des conditions incroyables…, et puis, en 1960/1961,
nous sommes tombés sur le cinéma du patronnage des
Carmes alors animé par un personnage étonnant, le père
Jacques de la Celle, chanoine régulier de l’Immaculée
Conception, autrement dit CRIC ! Le père Jacques était un
ancien résistant, un type épatant qui savait tout faire de
ses mains et qui laissait une totale liberté à notre équipe
iconoclaste. Il fut victime de dénonciations violentes de
la part de « catholiques indignés », d’un éditorial haineux
dans Le Figaro suivi d’une contre-pétition conduite par la
paroisse universitaire. Le père Chave était déjà à nos côtés…
Cependant que, pour gagner notre vie, nous continuions
d’être instituteur, documentaliste, professeur d’anglais…
Benedetto avait un établi, son théâtre. Il y vivait en véritable
artisan. Ses Carmes étaient à la fois sa maison, son atelier
de recherche, son lieu de présentation. Il s’est fabriqué ses
outils et, finalement, il était légitime, en 68, pour affirmer
que Vilar avait fait du théâtre politique avec des chefsd’œuvre et que l’heure était venue d’en faire avec de la
création contemporaine. En 68, précisément, nous créons
Zone rouge, Feux interdits mais nous nous retrouvons dos au
mur avec la contestation débarquée de Paris. Nous tenons
des assemblées générales tous les après-midi, mais André
se rend vite compte du jeu trouble de Georges Lapassade.
C’est ainsi que ce sulfureux agitateur avait poussé des
gamins à aller taguer les murs de la Préfecture, ce dont
nous les avions fort heureusement empêchés au risque de
passer pour des staliniens. Un peu plus tard, en Argentine,
André et Jacqueline Benedetto dans Statues, 1965.
Photo Frances Ashley
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
V
André était prodigieusement agacé de passer pour
un communiste, lui qui était sans parti même si son
cœur battait à gauche. Il portait sur le Festival de
cette époque – celui de Jean Vilar – un regard positif,
respectueux. Un été, il y avait participé comme régisseur
de scène. Le théâtre de Vilar correspondait à son attente.
Alors que nous avions déjà joué Godot, voilà que la SACD
nous refuse l’autorisation de monter une pièce de Brecht.
De ce jour, André décida d’écrire pour ne plus dépendre de
personne. Statues est joué dès 1965 pendant le Festival, sans
hostilité de la part de Vilar et de son équipe – ils vont même
jusqu’à signaler nos représentations dans leurs bulletins
quotidiens. S’ensuivent Le Pilote d’Hiroshima, Napalm,
Viet-Nam… Un prof de philo du lycée Mistral, Pierre Louet,
revient alors de Londres où il a vu le spectacle mythique de
Brook sur le même thème. Louet attire l’attention de son ami
Olivier Todd, alors important personnage de l’Observateur,
sur le spectacle des Carmes… Et Todd de révéler VietNam au grand public, ce qui nous permettra un début
de professionalisation – nous sommes en 1966. À cette
époque, nous travaillions encore à la façon de la grande
décentralisation dramatique, nous montons Les Perses
dans la meilleure tradition de la Sorbonne, avec masques
et costumes – et c’est une catastrophe. Sans perdre de
temps, avec Jean-Marie Lamblard et Michel Hébrard nous
changeons tout pour jouer Xerxès à trois comédiens : ce
tournant est essentiel dans le théâtre et la pensée d’André.
Le spectacle remporte un franc succès à Nancy et la Nouvelle
Compagnie entre définitivement dans le cercle des jeunes
troupes novatrices.
12
Lapassade sera plus gravement irresponsable encore… Mais
jamais Benedetto ne joua contre Vilar. Il était plus critique à
l’encontre de Béjart, mais il faut bien dire qu’il détestait la
danse ! Je me souviens d’une crue soudaine du Rhône qui
avait balayé le plateau improvisé de Béjart et l’aïoli monstre
imaginé par la mairie – auquel Vilar avait bien été obligé de
se joindre… Ça l’avait mis en joie ! Au fait, André était plein
d’humour, il était un homme aussi agréable qu’exigeant.
Ce lâcher de pintades dans la Cour d’honneur, c’était trop
drôle ! À ce moment-là, notre petit groupe était constitué
d’André et Jacqueline, sa femme, de Jean-Marie Lamblard,
Madeleine Ravel, Georges Benedetto, le frère d’André qui
était, lui, un authentique communiste, et moi-même.
Nous voici dans les années 70 avec une nouvelle charnière :
l’Occitanie. Alors que nous tournons de Nice à Bordeaux,
André fait la connaissance d’un très grand plasticien, Ernest
Pignon Ernest, qui passera un an à Avignon (contestant
un spectacle de Roland Petit proposé par le Festival, à
ses yeux véritable trahison à l’égard de Maïakovski). Un
autre plasticien, Pierre François, fait alors des décors pour
la Nouvelle Compagnie, et nous côtoyons régulièrement
Pierre Castang, les Rouquette, Laffont, Marti…, à tel point
qu’André lui-même se met à l’Occitan ! À Uzeste (où est né
le pape d’Avignon Clément V), il se lie d’amitié avec Bernard
Lubat, il écrit et monte Le Siège de Montauban, Thermidor
Terminus, Le Mystère Vilar, Fin de journée (pour Jacqueline
et pour moi), Manteau d’espion, Madame Popolo, une
pièce comique mettant en scène un pique-nique nocturne
au Palais des Papes, et encore Auguste et Peter, pour nous
deux, André et moi. Même si l’Occitanie s’est un peu affaiblie
au fil des ans, André n’a jamais dit « Occitanie terminus » :
il se voyait en « ligure ». Ce qu’il aimait dans son Occitanie,
c’était le brassage des peuples qui correspondait à son goût
baroque, c’est-à-dire son absence de centre, d’appartenance
à quiconque. Il n’y avait rien pour lui de plus suspect que le
succès, même s’il avait fini par réunir un public très proche
de lui. Et observez qu’il aura été soutenu par tous les maires
d’Avignon, de tous bords, sans jamais renier ses idées ni
son style.
André Benedetto a été un acteur essentiel des deux festivals,
In et Off. Créateur sans le savoir du Off, il lui convenait
précisément par son anticentralité et son foisonnement.
Pour André, l’erreur du In était de vouloir faire du Off :
être foisonnant et perdre son « centre » comme il l’avait
du temps de Vilar. Avec Vilar, André avait rencontré plus
qu’un artiste et qu’un programmateur, une conscience
libre, jamais inféodée. Il était de la même étoffe : il y avait
beaucoup de bonté un peu bourrue chez lui parce qu’il avait
une grande confiance dans l’homme. Sa fidélité en amitié
était magnifique. André était vraiment un honnête homme.
Propos recueillis par Jacques Téphany
Bertrand Hurault a été enseignant. Comédien, il est président de
l’association Nouvelle compagnie d’Avignon - Théâtre des Carmes.
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LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
14
André Benedetto, mon premier maître
par Philippe Caubère
J’aurais voulu trouver la force – et surtout le talent –
d’écrire un hommage à André Benedetto, comme il avait
si bien su le faire pour d’autres. Je pense, ce disant, à
l’extraordinaire Magnificat écrit – et joué par lui – pour
Gilles Sandier, ce « type bien », comme il disait.
À Narbonne, des viticulteurs ont tiré sur les flics qui ont
riposté au fusil mitrailleur. « OC ! » : j’entends ce cri surgir du
midi lointain, et pourtant si présent. Des rumeurs sauvages
et grondantes me parviennent par delà les monts, et leur
écho me fait vibrer le cœur.
« Quand vous pénètrerez dans les jardins d’Allah
Où le désert apprivoisé roucoule aux pieds des femmes
dévoilées…»
Ça commençait comme ça !
« Merde ! », je me dis, « merde, ils se battent et je n’y suis pas !
Merde, merde, merde ! » Pourtant je sais bien que je ne suis
pas venu ici diriger Péchiney-Progil, ni d’ailleurs travailler à
Renault, mais quand même ; je sais bien que les camarades
qui m’entourent sont tous à leur manière des sortes
d’occitans en quête d’occitanie ; je sais bien qu’il ne s’agit
pas seulement d’une histoire de Sud et de Nord. Pourtant,
il y a bien une histoire de Sud et de Nord, non ? Et j’en
suis bien, que je le veuille ou non. Non ? Mais si. L’homme
d’Oc est en moi, fils du Sud, arrière-petit-fils d’industriel
marseillais, petit-fils de paysan toulousain. L’odeur des
champs, des vignes, des terroirs arides est en moi. Je ne fais
pas d’opportunisme, ce n’est pas mon intérêt. Mon intérêt
est à Paris, dans les couloirs du Théâtre, du «monde» du
spectacle, à montrer mes talents, mes prouesses ou, comme
ici, dans ces « Carnets », mes phantasmes sexuels. À me
faire « un nom » comme on dit, une allure, un prestige ; et
même, une mini-carrière sous des allures de mission sacrée :
être un acteur révolutionnaire ! Cependant mes yeux voient
les titres dans les vitrines des librairies : OC ! La Révolution
Occitane. Robert Laffont ; Décoloniser la France ; OCCITANIE,
Volem viure al Païs ! Michel Le Bris. Les sons du provençal
me font vibrer. Tout me rappelle et me dit que c’est là-bas
mon pays. Oui, mais alors : nationalisme ? Mère-patrie ?
Terre nourricière ? Ne serait-ce pas une régression ? Et
moi qui désirerais tant y retourner, ne serais-je pas déçu ?
Après y avoir tellement échoué une première fois, aurais-je
quelque chance d’en sortir vainqueur la seconde ? Je réalise
que je n’ai plus joué dans le midi depuis 1971 et qu’y aller
me tirerait les larmes des yeux. Et si j’étais pied-noir alors,
ce serait la même chose ? Je pleurerais l’Algérie ? Mais là,
je serais en tort, alors ? En défaut ? Je serais même… un
«fasciste», n’est-ce pas ?! Alors, que choisir ? Où aller ?
Bref, sachant que jamais à sa cheville je ne lui arriverais,
j’ai préféré laisser la parole et le micro à un jeune homme.
Il m’a semblé que ces mots, dans toute leur maladresse,
diraient mieux que je ne saurais le faire moi-même
aujourd’hui ce que Benedetto a été pour nous, jeunes
gens de sa génération, ce qu’il est toujours, et ce qu’il
restera. Ce qu’il sera aussi, — et ça, je le crois — pour
les générations qui viennent. Je prie ceux qui pourraient
se sentir un peu choqués, je pense à son entourage,
ses acteurs, sa famille, — à Frances en particulier
— par quelques paroles de ce jeune homme, de bien
vouloir les lui pardonner. Qu’ils aient pour elles, pour
lui, l’indulgence qu’il convient d’accorder à la violence,
l’intransigeance et parfois le mauvais esprit fertile de
cet âge d’or de la vie ; cet âge d’or dont André fut le
chantre et l’une des plus belles incarnations. Rimbaud
et Brando à la fois.
V
C’était en 1976, j’étais comédien au Théâtre du Soleil,
j’avais 25 ans. Ça s’appelle : « Mon premier maître ».
André Benedetto dans Médée, 2008.
Photo Frances Ashley
15
Rester ici et suivre la filière, même si c’est la bonne ? Ou
repartir. Redescendre. Pour retrouver là-bas un écho à mes
désirs, à ma voix intérieure.
Benedetto, — André Benedetto, poète, acteur, metteur en
scène, directeur du Théâtre des Carmes en Avignon, où il a
créé et joué des dizaines de pièces et de spectacles dont
il est l’auteur et le premier acteur – André, le pionnier, lui
l’a fait. Et même, il est resté, n’a pas bougé. S’est accroché,
comme un aigle à son rocher. Et à quel prix ! Oui, mais voilà
qu’aujourd’hui son chant monte dans toute sa richesse,
sa force tourmentée, sa solitude magnifique. Les mots
s’affrontent et se mélangent, voyageant du français à
l’occitan pour le plaisir des petits et celui des plus grands.
Il est le meilleur, le seul. Ses récits n’ont pas d’âge et les
enfants se les raconteront, de génération en génération,
pendant encore un bon bout de temps. Les images qu’il a
déclenchées dans ma tête quand j’avais dix-huit ans, je ne
les oublierai jamais. Quand j’ouvrais les petits bouquins à la
couverture glacée : P.J. Oswald, 77, Honfleur — (j’ai connu
Honfleur depuis : je ne sais pas pourquoi mais j’imaginais
que c’était en pleine campagne, et pas du tout ce joli petit
port de pêche !)— je prenais mon pied au premier vers, bien
imprimé en haut de la première page, bien propre au milieu
du papier blanc : « Midi, l’instant saisi dans un jappement
silencieux. Midi la mort… »1 Sa façon délibérément appliquée
de découper ses pièces, de donner certains titres à certains
chapitres ; certaines répliques délicieusement scolaires,
sagement pédagogiques. Héritage de Brecht, soi-disant. Je
le soupçonne en fait de trouver un plaisir presque pervers
à jouer à l’honnête écrivain qui n’est là que pour expliquer,
bien sage, bien propre : un plus un font deux, plus deux font
quatre, etc… alors que, tu parles : ce fou ! Ce délire de mots,
d’idées, d’imprécations ! Je revois, me marrant rien qu’en
y pensant, sa mâchoire carrée, son regard noir, et sa belle
gueule, presque un peu trop, de beau voyou de Provence,
avec dans l’œil cette lueur de féminité. Combien de femmes
— et pas que de femmes ! — ont dû bander pour ce beau mec !
Je me contentais d’y projeter mes narcissiques ambitions
; de l’aduler comme plus jeune j’adorais Johnny Hallyday,
Hugues Aufray ou Vince Taylor. Et plus tard, Gérard
Philipe. Mais là, j’avais tout : la présence vivante (à la
différence du dernier cité…) et puis, le théâtre, le corps, le
verbe, le souffle, l’inspiration. Le feu de la politique. Il parlait
de Fos-sur-Mer, d’Avignon, du Grau-du-Roi, de la Camargue,
de tout ce qui m’était familier et important ; et là dedans,
mettait le sperme, le cul, les femmes, l’amour, le désir de
révolution, l’émotion des drapeaux, les cris des foules, le
plaisir de la dialectique, la passion de la guerre contre les
méchants. Une bonne morale bien virile, bien communiste…
Quelle misogynie inconsciente — et bien méridionale ! — ne
se cachait pas dans ces appels à la femme épouse, mère
et maîtresse démente ! Tous ces appels au meurtre. Et à
l’amour, pourtant. À L’AMOUR ! André Benedetto, un peu
mégalomane sans doute, un peu psychopathe peut-être,
odieux à son entourage paraît-il, est un aimant — qui aime ;
et aussi : qui aimante — puissant et même irrésistible.
Rien ne peut me faire accepter ni comprendre cette espèce
de secret dans lequel il est resté. Sauf, peut-être, sa folie et
son sens du tragique. Et tragique aussi, son complexe de
persécution. Plus, sûrement, une totale inaptitude à devenir
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
16
Parfois, je me sens terriblement heureux d’avoir eu des
maîtres. En ont-ils eu, eux ? Je ne sais pas. Moi oui. Et c’est
ma chance.
Jean-Marie Lamblard, Claude Guerre et André Benedetto
jouent Xerxès, version moderne à trois personnages
des Perses d'Eschyle, 1967. Cette pièce d'André Benedetto
sera reprise par le Théâtre des Carmes en 2010.
Photo Jean-Marc Peytavin.
V
Georges et André Benedetto dans La Madone des ordures,
Cloître des Carmes, Festival d'Avignon 1973.
Photo Frances Ashley.
V
Je leur en parlerai un jour. À elle, que je connais par cœur,
que je pratique comme un instrument familier ; elle, dont
je me suis si longtemps méfié ; elle, avec ses détours de
langage, sa morale naïve, ses erreurs colossales, ses
jugements simples, sa fureur intarissable, son incroyable
imagerie. Et à lui aussi, je parlerai. Je te parlerai, André ! toi
que je ne connais pas, mais qu’un jour je connaîtrai ; que je
me garde au fond de la poche comme un objet précieux, une
première idole.
V
«vedette» et son mépris pour ça. En 74, il a choisi de donner
au Théâtre de la Tempête, à la Cartoucherie, dans une
obscurité quasi confidentielle, Géronimo, pièce superbe et
poétique, populaire, dans la grande lignée — bref, faite
pour le succés, — pendant qu’au Théâtre du Palace, en
plein centre de Paris, à deux pas des grands boulevards, il
imposait Alexandra K., belle pièce, certes, mais verbeuse,
éducative, brechtienne, bref emmerdante. Il est fou, ce mec !
Sauf qu’il a raison de l’être — au fait, l’est-il vraiment ? — il
a raison d’être maladroit, sauvage, de refuser haineusement
la mode, de rester coincé dans son orgueil irréductible, sa
superbe goujaterie. Il a raison de se faire toute cette selftendresse. Il peut : il est le seul. Avec Ariane. Mais elle…
c’est encore une autre histoire, d’autres territoires, d’autres
desseins, d’autres mystères ; et d’autres ciels peuplés
d’autres nuages. Pourtant, je suis sûr que quelque part
dans leurs bides à tous les deux, au fin fond de ses ovaires
à elle, ou de sa couille gauche à lui, dans leurs cervelles
compliquées, leur connerie éclairée, leur pupilles qui
s’allument comme celles d’un enfant voyant la flamme d’un
briquet pour la première fois, au secret d’eux,— comme de
moi, d’ailleurs ! —, gît la même richesse, la même pierre,
pure, dure, intacte.
André Benedetto et Philippe Caubère, 1993.
Photo Michèle Laurent.
Ph. C.
Philippe Caubère est comédien, auteur et metteur en scène.
1 : Premiers mots de la pièce La Madone des Ordures (1973).
17
Pina Bausch, éternelle voyageuse
par Bernard Faivre d'Arcier
Pina Bausch n’aimait pas beaucoup parler. Accepter
une interview était toujours pour elle une corvée, tout
simplement parce qu’elle se demandait à chaque fois ce
qu’elle allait pouvoir dire. Elle craignait qu’on lui posât
toujours les mêmes questions : expliquer son travail, sa
signification, son contenu, son élaboration… Comme elle
considérait qu’elle avait tout dit par ou pour le plateau,
elle ne voyait pas très bien ce qu’elle pouvait ajouter. Tout
commentaire livré lui paraissait appauvrir sa chorégraphie,
affadir son émotion, trahir le sens de sa recherche.
Ce n’était pas une attitude convenue envers les médias
spécifiquement ; elle agissait ainsi avec bien d’autres
interlocuteurs et notamment tous les directeurs de théâtre
ou de festival qui se pressaient autour d’elle pour l’inviter.
C’est une sorte de timidité qui confortait sa fidélité. Une
fois qu’elle avait rencontré et observé un « partenaire
professionnel » et qu’elle sentait un courant d’amitié ou
de respect, elle lui devenait tout naturellement fidèle.
La première rencontre était donc capitale. Or, celle-ci ne
passait pas par des explications de toutes sortes, des détails
d’organisation à n’en plus finir, ni davantage une négociation
financière dont, au demeurant, elle ne s’occupait jamais.
C’est une artiste qui ne vantait jamais son travail, n’en
faisait pas l’article, ne le justifiait en aucune manière. Point
de calcul non plus dans la préservation de ce mystère. Le
ressenti devait être le seul juge.
J’ai passé des heures à ne rien dire face à Pina, dans un
restaurant grec ou yougoslave de Wuppertal, avec de la
vodka pour seul recours, jusqu’à des heures indues, entouré
d’un brouhaha enfumé et cosmopolite, alors que dans
son esprit se reposaient doucement toutes les émotions
nées de son œuvre qu’elle venait de scruter, une fois de
plus. Heureusement, cela ne m’est jamais apparu comme
une épreuve, même si son attitude me rendait très timide
(j’avais l’impression d’être un petit garçon amoureux d’une
femme plus âgée), grâce à la présence discrète et courtoise
de Tomas Erdös, l’ami, le conseiller, l’agent, le confident.
Tomas et moi avons fait les premiers voyages à Wuppertal,
l’hiver, dans des conditions d’une parfaite tristesse ( le cœur
de la Ruhr…) pour recevoir le choc d’une amitié chaleureuse,
éloignée de tout artifice. Je ne peux penser à Pina, sans
évoquer Tomas, un gentilhomme en ce siècle, cultivé,
polyglotte, attentif et aimé de tous.
Une fois des signes d’amitié échangés, il n’était plus
besoin d’autre chose que de s’étreindre, se regarder avec
complicité et partager ainsi un peu de cet amour qui a été le
levier principal de son œuvre artistique.
J’ai plusieurs images marquantes de Pina à Avignon. L’une
prend place dans la Cour d’honneur du Palais des Papes.
Elle était en repérage, quelques jours avant de présenter
Café Müller qu’elle avait spécifiquement adapté pour le
Pina Bausch, silhouette fantomatique dans Café Müller,
Festival d'Avignon 1995. Photo Guy Delahaye.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
V
Cette attitude — qui lui était consubstantielle — faisait de
toute rencontre avec Pina un moment rare, exceptionnel,
d’où toute tactique devait être exclue : ni rodomontade,
ni séduction, ni marchandage. Mes conversations avec
Pina furent donc toujours d’une totale… pauvreté ! Point
d’analyse critique, de déclarations d’intentions, d’envolées
lyriques. Que du concret, du banal. Même notre anglais,
qui fut notre langue de conversation, en était réduit à sa
plus simple expression. « C’est bien ; j’ai beaucoup aimé ;
où va-t-on dîner ? Est-ce que tu es libre au mois de juillet ?
Est-ce que ça te plaît ? Dans quels pays te rends-tu ? » etc.
car avec Pina, tout passait par le regard. Wim Wenders,
dans l’allocution qu’il prononça à son enterrement, a tout
dit de cela [lire page 21]. Pina observait si bien les émotions
humaines à travers les corps et les gestes, qu’elle savait
tout de quelqu’un en le voyant simplement bouger dans la
vie quotidienne, par de menus détails, une façon de se tenir
en avant ou en retrait, de lui adresser la parole, de manger
avec elle (un peu) et de boire (beaucoup). Et surtout, une
façon de se regarder, ou encore de regarder ensemble.
18
19
plein air, et Le Sacre du Printemps. Les gradins sont en cours
de construction, le plancher du plateau n’est pas fini, il y a
encore des trous béants et son fils Rolph Salomon (qu’elle
allaitait encore !) gambade sur le plateau, poursuivi par
Tomas Erdös qui est censé le surveiller. À ce moment-là,
elle a l’air d’une femme à la fois banale et comblée, avec
ses soucis quotidiens et immédiats, loin de la silhouette
fantomatique qu’elle interprétera, somnambule, dans la
forêt de chaises de Café Müller. Ce fut un moment presque
volé à la tension du travail en cours, comme si elle était en
vacances, un après-midi d’été, en touriste, détachée de ces
murs et de leurs enjeux.
Kérala pour une représentation, dans la cour de l’ancien
hospice Saint-Louis, de Teyyam (cérémonial extrêmement
ancien, antérieur au Kathakali, de théâtre du Sud de l’Inde).
Pina était une grande voyageuse du corps et de l’âme.
Son regard portait quelque chose d’éternel. Au point que je
ne sens pas qu’elle a disparu. Je suis même persuadé qu’elle
est en train de nous chorégraphier quelque chose avec les
ombres du Styx : il ne m’étonnerait pas qu’elle soit reconnue
outre-tombe pour avoir restitué quelque mystère du monde
de l’au-delà.
B. F. A.
D’autres images sont celles de curiosité partagée. Pina
était une spectatrice insatiable, toujours prête à découvrir
des formes insensées ou ignorées de l’expression dansée.
Je l’ai ainsi accompagnée en Inde découvrir les racines du
Kathak, ou bien au centre du Japon dans quelque village qui
avait encore conservé les premiers Kagura (forme antique
du théâtre dansé et masqué). Elle s’imprégnait de tout ce
qui faisait la grandeur d’une civilisation, fondait l’éternité
de l’expression artistique humaine, disait-elle, et elle
aimait venir à Avignon comme simple spectatrice, sans
la compagnie, pour découvrir des univers artistiques qui
lui étaient étrangers. Je la vois encore à Avignon avancer
prudemment en compagnie de Bartabas vers le box des
chevaux (elle avait peur des chevaux et Bartabas a toujours
rêvé d’un ballet de chevaux en liberté avec elle au centre).
Ou bien encore, regarder de longs moments se maquiller
lentement, longuement, profondément des villageois du
Bernard Faivre d’Arcier a dirigé le Festival d’Avignon de 1980 à 1984 puis de
1993 à 2003. Il a été directeur du Théâtre et des spectacles au ministère de
la Culture de 1989 à 1992.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
20
S’il est arrivé qu’un jour Pina se soit trouvée face à vous, et
qu’elle vous ait regardé dans les yeux, ou qu’un jour vous
l’ayez vue au travail, observant ses danseurs en répétition,
alors vous savez ce que j’entends par ce «regard». Et si vous
essayez de vous le rappeler, ce regard, aussitôt Pina ellemême sera de nouveau présente devant vous : une femme
(le plus souvent) épuisée, mais cependant portée par une
énergie sans limites, la tête légèrement inclinée, les cheveux
tirés en arrière et serrés en nattes, cette silhouette frêle,
cette figure pâle aux grands yeux curieux qui regardaient le
monde, quelque peu rêveurs, et donnaient à croire qu’elle
était ailleurs avec ses pensées.
Pina, pourtant, ne l’était jamais. Toujours bien présente –
souvent à notre étonnement – elle regardait comme à travers
nous, et, en même temps, elle pénétrait profondément en
nous, avec ces yeux, témoins d’une grande mélancolie, mais
quand même toujours prêts à un sourire […]
On dit souvent des aveugles qu’ils compensent en
développant l’acuité de leur ouïe. Pina, en quelque sorte,
a suivi le chemin inverse. Par méfiance des mots, elle a fait
d’autant plus confiance à ses yeux, mais d’une façon très
particulière, personnelle, singulière, je pense. Pina a affûté
son regard pour ce que nous disons avec nos mouvements
et nos gestes, ce que nous trahissons ainsi de nous-mêmes,
[Extrait de l’hommage de Wim Wenders à Pina Bausch, à l’Opéra de
Wuppertal, le 4 septembre 2009, traduction de Michel Bataillon, paru dans
Le Journal n°168 du Théâtre de la Ville.]
Wim Wenders est réalisateur et photographe.
V
par Wim Wenders
involontairement, inconsciemment, ce qui est invisible pour
la plupart d’entre nous, mais pas pour Pina. Elle a vu, quand
nous autres allons à tâtons dans l’obscurité. Elle a ainsi
créé une phénoménologie unique des gestes, une vision du
monde, ou mieux : une explication, une interprétation de la
condition humaine comme il n’en existait pas auparavant.
V
Pour Pina
Deux spectacles du Tanztheater de Wuppertal,
chorégraphies de Pina Bausch :
Tanzabend : Nelken, Avignon 1983.
Photo Georges Meyran.
Le Laveur de vitres, Avignon 2000.
Photo Brigitte Enguerand / CDDS Enguerand Bernand.
21
Pour saluer Alain Crombecque
66, Chaussée d'Antin
par Jacques Téphany
D.R.
l’Herne. Je comprends vite que l’oiseau n’est pas bavard,
il me regarde avec un étonnement qui m’étonne et lâche
quelques mots de ses lèvres pincées. Je plaide : le directeur
du Festival d’Avignon de cette décennie ne peut être absent
de ces Cahiers de l’Herne conçus comme une réflexion en
acte plus qu’un hommage ou un « tombeau » – et Dieu sait
si, précisément, je comprendrai plus tard qu’Alain était bien
plus ancré dans l’héritage Vilar qu’il ne le laissait paraître.
Mais il reste court, intimidé par ce visiteur lui-même
incommodé par ce mutisme et qui, pour combler le silence,
parle beaucoup trop… Mais quoi ! j’ai bon fond, je me dis
que je ne suis pas sa tasse de thé, ce n’est pas bien grave
et, pas plus que celui des peuples, on ne peut vouloir le bien
des directeurs de festival contre leur gré.
Et lui, était-il « sympa » cet Alain bourru aux longues
périodes silencieuses soudain rompues de monologues
passionnés ? On ne sait, tant sa réserve personnelle le
Qu'ils crèvent les artistes, de Tadeusz Kantor,
Festival d'Avignon 1985. Photo Alain Sauvan.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
V
Je me souviens de ma première rencontre avec Alain
Crombecque. Nous sommes aux alentours de 1990. J’avais
pris – non sans peine ! – rendez-vous avec lui en vue d’un
entretien pour le numéro des Cahiers de l’Herne consacré
à Vilar. D’évidence, il n’aimait pas ce genre d’exercice et il
m’avait aussitôt averti qu’il n’avait rien à dire, mais bon,
enfin, si ça pouvait me faire plaisir… Il finit par céder à mon
insistance (et à celle de son coadjuteur, Gérard Deniaux, qui
le rassurait sur ma personne) et me reçut au 66, Chaussée
d’Antin, dans une pièce nue, vaguement encombrée de
documents publicitaires, autour d’un vieux bureau verdâtre
bon pour la réforme. Je présente mon entreprise (de longue
haleine puisqu’elle ne verra le jour qu’en 1995) au service
d’une collection essentielle dans le contexte de l’époque.
Évidemment, Alain connaît parfaitement Les Cahiers de
En descendant les six étages du 66, Chaussée d’Antin, je
me disais que ce n’était sans doute pas facile de piloter
un festival entouré (encerclé ?) des deux caryatides de
l’action culturelle de l’époque : à ma gauche en sortant de
l’ascenseur, Paul Puaux, à ma droite Philippe Tiry. La légende
du Festival d’Avignon et l’ONDA de légende. Tout ce petit
monde se partageait l’étage aux parquets craquants comme
ceux de la prison de Fabrice Del Dongo, chaque bureau étant
ainsi informé du moindre mouvement des autres. Quant à
moi, je me sentais dedans dehors comme disait Victor Hugo,
libre et bien heureux de l’être. Car j’avais cru sentir que je
venais de rencontrer un prisonnier : ses regards cherchaient
une issue, ses gestes trahissaient une impatience… Mais
j’observai aussi ses mains de sculpteur, sa carrure d’athlète,
son dos large et sa nuque forte. Oui, Alain impressionnait
par sa puissance. J’attendrai sans l’attendre l’écho de cette
première rencontre par la voix de mon ami Gérard Deniaux :
« Au fait, Alain t’a trouvé très sympa ».
22
tenait à distance. En visionnant les vidéos de la Maison
Jean Vilar, on voit, on entend un homme qui n’aime pas les
conflits, un esprit inquiet, sur le qui-vive, plutôt enclin à
s’effacer qu’à s’exposer. Comment ne pas être touché par
le ton d’extrême modestie qui est le sien dans la réponse
à une ultime question de France Roche dans une interview
télévisée qui lui demandait quand il faisait relâche : « Mais
je ne fais jamais relâche ! ». Grâce à cette pratique de
spectateur permanent, le regard d’Alain Crombecque était
devenu littéralement perçant. Et sa rigueur, sa raideur font
souvenir ce qu’en disait Vilar lui-même qui aurait, selon
son fils Stéphane, repéré le profil à la Robespierre du viceprésident de l’UNEF lors des rencontres de 1964 ! Déjà de
bonnes ondes entouraient mystérieusement notre grand
taciturne.
On fait mieux revivre les êtres chers dans un contexte partagé,
fût-il désagréable, que dans l’éloge contraint. C’est pourquoi
j’ose ici me souvenir que « le festival d’Alain » me paraissait
un peu chic et choc. N’entraient, rue de Mons, par une porte
étroite, que les badgés du cercle intime de la culture cultivée.
Vilar n’avait-il pas inventé Avignon pour servir un théâtre
différent, désobéissant, dans toute la mesure du possible,
aux contraintes économiques et idéologiques – d’où le
plein air, la province, la jeunesse du public ? Aujourd’hui,
on sentait la forte présence d’une gentry parisienne. Mais
Alain Crombecque en était-il responsable ? Il fallait traverser
ces apparences pour comprendre qu’il n’y avait rien de
snob dans sa personne et qu’il faisait le festival de son
époque pour le public de son temps : souvenons-nous que
l’on commençait d’en finir avec le théâtre populaire et ses
vieilles lunes, que le ministère des artistes avait eu raison
de celui du public, que « démocratisation culturelle » étaient
déjà deux mots à bout de souffle. Puaux piquait de saintes
colères qui amusaient les chroniqueurs car, de toutes façons,
le vent de l’Histoire balayait la cour d’honneur, mais Paul
avait eu la sagesse de prendre la porte de sortie avant qu’on
ne la lui indique. Quant à la sincérité et à la vérité d’Alain
Crombecque, elles étaient évidemment prisonnières d’une
réelle prétention à être du milieu professionnel, celle qui
justifie, hier comme aujourd’hui, le fameux « professionnels
de la profession » de Jean-Luc Godard. Oui, à cette époque,
malgré les ovations mémorables (Chéreau-Desarthe, VitezClaudel, Brook-Carrière, Boulez-Boulez, Kantor-Kantor…)
on était en droit d’éprouver quelque réticence devant le
spectacle de cette ville d’apparat chic.
Et puis le temps a passé. Je me souviens d’un conseil
d’administration de l’Association Jean Vilar au cours
duquel je rends compte de mes difficultés à achever les
Cahiers de l’Herne : hésitations de l’éditeur, énormité
du chantier, innombrables transcriptions d’entretiens.
23
V
Je dis mon découragement à l’assemblée. J’entends alors
ces mots tomber avec une sorte de précipitation à peine
audible : « Pourtant c’est important ». Je me tourne vers un
Crombecque au regard fixe comme surpris d’avoir osé. J’ai
même l’impression qu’il en rosit, l’ami ! Car ces trois mots
venus de je ne savais où – et en tout cas pas de mon paysage
familier, et même plutôt d’un milieu que je croyais hostile –,
réarmèrent sur-le-champ mon courage. Je crois me souvenir
que, de ce jour, j’ai mieux aimé Alain Crombecque.
L’Herne sortit enfin, mais sans un mot d’Alain ce qui,
aujourd’hui, me confond de regrets. Décidément, il n’aimait
pas « ça ». Lorsqu’en 2003, je lui demandai à nouveau une
contribution quasiment obligatoire pour ces autres Cahiers
que sont désormais ceux de la Maison Jean Vilar à l’occasion
de l’exposition Avignon, un rêve que nous faisons tous, il
fut toujours aussi rétif, mais plus loquace. Il me renvoya à
un papier déjà paru dans une précédente édition mémoriale
sur le ton : « Tu n’as qu’à reprendre ça en l’arrangeant »… Je
repris ça en l’arrangeant à peine.
Alors que j’hésitais à rejoindre la Maison Jean Vilar, ai-je
mieux aimé Alain lorsqu’il laissa tomber une de ses formules
laconiques : « Enfin, ça va bouger ! » ? Bien sûr, on ne fait rien
bouger seul, et je ne voyais pas comment faire rebondir un
lieu si riche – peut-être trop ? – de sa formidable légende...
La Carrière de Boulbon, inaugurée avec Le Mahabharata.
Photo Georges Meyran.
V
Le Mahabharata, mise en scène de Peter Brook,
Festival d'Avignon 1985. Photo Alain Sauvan.
Toujours est-il que ce commentaire flatteur venant de la voix
mal timbrée la plus autorisée fut un réel encouragement. De
la même façon, alors que le Festival 2003 était annulé et que
le rêve que nous faisions tous1 devenait cauchemar, il vint
soutenir nos efforts au bas de la montée Paul Puaux d’un
discret cri du cœur : « En tout cas, belle prémonition de la
Maison ! ». Ce qui est rare est cher. Cette félicitation l’était.
Alain n’a cessé d’accompagner de ses conseils discrets
l’Association Jean Vilar, ne venant vers elle que lorsqu’elle
l’en priait, toujours réactif, instantané. Ses mails étaient
sans fioritures, sans formule de politesse ni d’amitié, les
renseignements tombaient secs et précis. Une ou deux
fois par an, j’allais chercher Alain, ou Crombecque (voyaiton jamais les deux ensemble ?), vers midi au Festival
d’automne, dans le bel appartement de la rue de Rivoli
qui rappelait celui de Vilar, rue de l’Estrapade. Autour d’un
frugal déjeuner, j’écoutais les rares conseils et les bonnes
questions que posait cette Sibylle restée fidèle à Vilar, à
Puaux, et qui avait souci de leur œuvre jusqu’à prononcer
de façon parfois surprenante des plaidoyers ardents pour
le lustre de leur Maison, lors des conseils d’administration.
Cet engagement sans faille nous manquera.
J. T.
1 : Allusion au titre de l’exposition présentée alors à la Maison Jean Vilar.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
24
25
Une passion
par Jacques Montaignac
Il me semble important de rappeler ici les conditions dans
lesquelles Alain Crombecque fut nommé à la tête du Festival
d’Avignon. Un changement de majorité municipale s’était
produit au début de l’année 1984. Le maire nouvellement
élu, Jean-Pierre Roux, voulait bousculer le paysage culturel
local et développer sa crédibilité nationale. C’est à une
double venue qu’on assista alors : celle de Michel Guy,
ancien secrétaire d’État à la Culture de Giscard d’Estaing
(gouvernement de Jacques Chirac) qui prit la vice-présidence
du conseil d’administration du Festival, et celle d’Alain
Crombecque qu’il fit nommer directeur, succédant ainsi à
Bernard Faivre d’Arcier.
Un peu perplexe au début, j’ai rapidement découvert un
homme discret dont la vision d’une politique culturelle
m’a fasciné. On assista au Festival à un certain retour
aux origines, ce qui ne manqua pas de créer des tensions
très fortes, y compris avec l’équipe en place : les grands
classiques français, les auteurs russes, la nuit du Soulier de
satin, les épopées de Peter Brook avec Le Mahabharata ou
La Tempête, Jérôme Savary et ce Songe d’une nuit d’été dont
Alain lui-même me disait, l’été dernier encore, sa nostalgie…
Ce fut aussi le retour de la poésie avec des lectures par le
grand Alain Cuny, la présence de Pierre Boulez, ami de Jean
Vilar…
Que d’expériences passionnantes nous aurons vécues
auprès d’Alain ! Je me souviens en particulier d’une longue
soirée, place de l’Horloge : il s’interrogeait sur la fracture
nord/sud. Il fallait, selon lui, rechercher un équilibre à
travers la culture. Avec des mots dont il avait le secret, il
comparait cette fracture à celle, avignonnaise, des remparts
intra/extra muros. En retour, je lui expliquai la difficulté à
faire comprendre aux responsables politiques, quelles
que soient leur origine et leur sensibilité, la réalité de ces
difficultés.
Alain répétait souvent une phrase d’Hegel : « Rien de grand
ne s’accomplit dans ce monde sans passion ».
Plus que jamais je la fais mienne.
J. M.
Jacques Montaignac est directeur général des Affaires culturelles et
directeur général adjoint de la Ville d’Avignon.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
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L’oreille absolue
par Valère Novarina
L’oreille absolue d’Alain Crombecque nous était à tous
plus que précieuse – et parfois cruellement précieuse…
Lorsque la mort vient frapper, je me rappelle toujours cette
formule de Paul Valéry : « La mort nous parle d’une voix
profonde pour ne rien dire. » Elle est très vraie : elle rend
mathématiquement compte de notre première stupeur…
Mais notre tâche de survivant est de faire peu à peu un peu
parler la mort : chercher à comprendre ce que ceux qui ne
sont plus là veulent nous dire maintenant. Ne jamais oublier
que toute personne humaine qui disparaît avait quelque
chose d’unique à nous enseigner, à nous dire. Les morts
veulent nous prévenir. Que dit Alain Crombecque par sa
mort, qui ne l’anéantit en rien mais le résume ? Que toute
représentation mécanique du langage, de l’art, est fausse
et qu’il y a une communication mystérieuse qui va bien plus
loin que l’échange tarifé des signes, bien plus loin que le
commerce des signaux – et que si nous nous retrouvons
rassemblés au théâtre c’est non pour qu’on nous représente
quelque chose encore pour la énième fois, mais pour nous
laver par le rire, nous faire renaître par les larmes, nous
permettre de reprendre souffle, nous refaire esprit. L’art n’a
de sens que vivifiant, printanier, spirituel et vital. Réjouissant
et non culpabilisateur. C’est ce qu’était le festival d’Alain qui
a été souvent un printemps brusque dans l’automne.
V. N.
[Extrait de Pour Alain Crombecque
paru dans Le Nouvel Observateur 29 oct. / 4 nov. 2009]
V
Valère Novarina est auteur et peintre.
A l'aube, après une représentation qui a duré plus de
9 heures, les saluts du Soulier de satin de Claudel,
mise en scène d'Antoine Vitez, Avignon 1987.
Photo Marc Enguerand.
27
Christian Dupeyron
A jamais dans les étoiles
par Armelle Héliot
Nous avons plaisir à reproduire ici un article paru sur le blog d’Armelle Héliot (lefigaro.fr du 2 août 2009) consacré à cet autre
ami de la Maison Jean Vilar qu’était Christian Dupeyron. Dans les années 1985, il avait arrêté dans la calade sa Roulotte des
auteurs, inventant ainsi une librairie du Festival originale. On y croisait Nathalie Sarraute, Jean-Claude Grumberg, Arrabal,
Robert Pinget... Depuis ce temps, Christian n’avait jamais cessé de nous accompagner de son inépuisable joie de vivre.
Jean-Louis Servan-Schreiber. Il s'est senti mal. Les pompiers
ne voulaient pas l'emmener. Lui savait qu'il fallait. Il s'est
éteint hier, comme une petite flamme qui n'a plus d'oxygène
à brûler, d'une insuffisance respiratoire.
Né en 1936, il avait rencontré Jean-Louis Servan-Schreiber
dès ses années de jeunesse et commencé sa carrière
professionnelle auprès de lui, aux Echos dont il fut secrétaire
général, puis à L'Express dont il devint responsable de
la diffusion. En 1968, il devient secrétaire général de
L'Expansion.
Il s’est éteint comme il a vécu. Vite. Il n’avait que 73 ans.
Homme de presse et d’édition, il est le fondateur de Papiers,
maison reprise par Actes Sud et toujours ardente à défendre
les auteurs.
Lunettes sur le crâne, à la Lazareff... Cette photographie
saisit bien le «personnage». Christian Dupeyron avait
précédé la mode : il y a des années, des années qu'il s'était
rasé le crâne. On l'a toujours connu en tee-shirt et en jean.
Sur des deux roues. Pressé. Juvénile. Nerveux, toujours en
mouvement, parfois insaisissable, jamais là où l'on croyait
qu'il s'était un instant arrêté. Très volubile. Une étincelle
dans l'oeil, toujours. Il ne se prenait pas au sérieux. Mais il
était pugnace, mais il était travailleur. Il voyait loin. Il aimait
entreprendre.
Christian Dupeyron n'avait qu'une passion, le papier. Il
consacra sa vie aux journaux et à l'édition. Il a vécu comme
un chat, mystérieux, disparaissant, apparaissant. Fidèle et
tenant ses distances. Il est mort comme un félin, sans une
plainte mais en toute conscience. Un malaise à la fin d'un
dîner, il y a deux jours. Il était avec son ami de toujours,
Homme d'organisation et de gestion, il est passionné depuis
toujours par la culture, les livres, la musique, les arts. Il est
en 1970 directeur d'Architecture d'aujourd'hui. Mais c'est
avec le cinéma et les arts du spectacle qu'il trouvera sa
vocation véritable. Gérant des éditions de L'Avant-scène de
1979 à 1985 (cinéma, théâtre, opéra), il comprend combien
les auteurs dramatiques ont du mal à trouver des éditeurs
et en 1985 il fonde les éditions Papiers. Une entreprise
à son image : en toute chose il a souci de l'harmonie et il
invente, avec Maxence Scherf, une grande artiste graphiste,
l'habillage des textes : format, couleur des couvertures et
du papier Vergé Conqueror (entre ivoire et sable, un beigejaune très délicat), grain de ce papier, typographie (Bodoni
corps 12), on peut dire qu'ils ont mis au point, Maxence et
lui, des livres parmi les plus élégants qui soient. Cousus et
brochés, s'il vous plaît... Christine Tissot travaille avec eux.
Dupeyron édite beaucoup, prend des accords avec les
grandes institutions et les théâtres privés et tente de publier
en priorité des textes qui vont être montés. Mais il prend aussi
beaucoup de risques, car il aime les auteurs, vit dans leur
proximité. Grumberg comme Kribus, il aime. Il fait partager
ses enthousiasmes. Baillon, Billetdoux, Carrière, Chalem,
Charras, Mamet, mais des classiques du XXe ou même avant
(Goldoni) et de la musique, essais passionnants, de la danse
– de Maguy Marin à Philippe Soupault–, du cinéma...
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28
V
V
En 1987, Hubert Nyssen reprend dans le giron d'Actes Sud
la petite maison. Aujourd'hui, c'est Claire David, formée
auprès de Christian Dupeyron, qui la dirige et la page de
garde cite toujours le «fondateur». Christine Gassin est
aussi de cette belle équipe.
Christian Dupeyron, amateur de soleil et de voile,
fondateur de Papiers, rue de Savoie (Paris 6e).
Aujourd'hui les éditions Actes Sud / Papiers
proposent plus de 1000 textes de théâtre.
Photos Maxence Scherf.
L'homme qui était un marin, skipper au loin, adorant
naviguer, convoyer de grands bateaux, avait renoué avec la
presse. En 1990 il est directeur général de L'Evénement du
Jeudi.
Etait venu le temps de la retraite. Mais comment se seraitil arrêté ? Il avait un projet toutes les secondes. Ce qui ne
l'empêchait pas d'être persévérant. Avant, après, il aura été
un moment associé au Festival d'Avignon, pour tout ce qui
était produits dérivés, il aura aidé de jeunes artistes à faire
connaître leurs travaux, Catherine Dubreuil, par exemple.
Même si ses parrains, Fellini et Strehler, l'avaient lancée
évidemment.
Un moment, il avait choisi de vivre dans le Gard. Une maison
perdue au milieu des vignes qui se nommait La Soufrance,
avec un seul « f » comme soufre... C'est là qu'en taillant ses
vignes, il faillit perdre un bras. Mais on l'avait sauvé.
Il passait chaque été par Avignon. Claire David l'a vu souvent
en ce mois de juillet. Il passait, il disparaissait. Il avait
été marié, autrefois, et a trois grands enfants qui vivent à
l'étranger. Une fille aux Etats-Unis, une autre en Israël, un
fils en Suisse. Il était sûrement grand-père. Mais il n'avait
jamais renoncé à on ne sait quoi de vif qui appartenait à
l'adolescence. Sur les portes de ses maisons, il y avait écrit
«chat gentil». C'était lui.
A. H.
Armelle Héliot est critique dramatique.
29
Catherine Le Couey
Une histoire sans fin
par Jacques Téphany
Au moment de boucler ces Cahiers, nous apprenons qu’une figure – de charme – du TNP disparaît à son tour. Et nous
ne disons rien, ici, en cette annus horribilis, des noms très chers de Bernard Guillaumot (scénographe, architecte), ou de
Jacques Échantillon,metteur en scène, entre autres, d’un mémorable Faut pas payer de Dario Fo, ni de ceux trop nombreux
qui nous touchent, si près, si loin qu’ils soient. Ni de Pierre Vaneck qui nous quitte alors que nous mettons ce numéro
sous presse. Il fut Hector de La Guerre de Troie n’aura pas lieu (régie de Jean Vilar, 1963), puis Luther de J. Osborne (1964)
et Hamlet (1965) sous la direction de Georges Wilson. Tous rappellent que notre entreprise est une histoire sans fin...
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V
Catherine, jusqu’au bout, fut un personnage incommode
à elle-même comme aux autres : il était interdit de
photographier son décolleté, qu’elle avait superbe, et les
habitants de Lagnes, non loin d’Avignon, n’étaient pas tous
ses amis : excellente décoratrice, elle avait entrepris envers
et contre tous une restauration monumentale de son château
où elle vivait seule, perdue peut-être, au mileu des fantômes
qui ont fini par avoir raison d’elle. Pour cette réalisation
étonnante qui ne devait rien qu’à sa seule énergie, Catherine
Le Couey avait reçu le prix « Chefs d’œuvres en péril ». Elle
était aussi l’auteur de la reconstitution méticuleuse des
carrelages de la chambre du pape, au cœur du palais. Artiste
aux talents multiples, elle avait en elle quelque chose de
la force de la nature : lors d’un grave accident de la route,
elle s’était brisé les dents sur le volant de son véhicule, un
camion nommé Gédéon ; avant de s’évanouir, elle avait eu
le réflexe de ramasser ses incisives sur le plancher et de se
les réimplanter – opération réussie à ce détail près qu’elle
avait interverti la gauche et la droite. Compagne passionnée
d’Henri Pichette, elle tourna avec Julien Duvivier, Henri
Decoin, Georges Lautner, Marcel Camus, Jean Becker. Très
proche de l’équipe de Roger Planchon dans les années 60
(les Lochy, Auclair, Meyrand...), elle fut pour Vilar l’interprète
ravissante et précise de Suzanne dans Le Mariage de Figaro,
de Maria Grekova dans Ce Fou de Platonov, et elle fut encore
une délicieuse Léontine dans Le Triomphe de l’amour... Il n’y
a pas de hasard, dit-on : en cette année qui s’ouvre sur cette
disparition, c’est la maquette du costume de cette Léontine
par Léon Gischia qui orne la carte de vœux de notre Maison.
Et c’est avec la mort d’un personnage, pour reprendre
Giono que Catherine Le Couey plaçait très haut, que nous
refermons provisoirement notre modeste livre d’heures.
J. T.
V
Catherine Le Couey, on le voit sur cette photo au style unique
dans l’iconographie du TNP, était-elle le côté glamour de
Jean Vilar, cet homme qui aimait les femmes et se plaignait
de sa maladresse avec elles ?
Jean Vilar et Catherine Le Couey.
Photo Sieff / Elle.
Catherine Le Couey (Suzanne) et Daniel Sorano (Figaro) :
Le Mariage de Figaro, régie de Jean Vilar, 1956.
Photo Agnès Varda.
31
Andrée Vilar
Un destin de femme
par Jacques Téphany
Au début de l’été dernier, Andrée Vilar s’en est allée aussi
élégamment qu’elle avait accompagné son mari, Jean, tout
au long d’une longue vie, sombrement éclairée, à la fin,
par la disparition d’une fille à qui elle dédiera un émouvant
poème [lire page 38] d’une absolue simplicité.
Nous avons déjà dit1 tout ce que nous devons à ce
personnage effacé mais essentiel, riche d’un savoir poétique
et littéraire qui avait, n’en doutons pas, nourri d’un aliment
complémentaire la culture même de Vilar, privé du temps de
tout lire...
Mais Andrée n’était pas qu’une bienfaisante lectrice.
Poétesse et peintre-dessinateur, elle laisse une œuvre
nombreuse de gravures, pastels, tapisseries, dont nous
avons extrait – avec l’autorisation de ses fils, Stéphane et
Christophe – quelques moments pour nos Cahiers : ses
barques tristes en première de couverture, ses deux Icare
tombant du soleil dans la mer (et dans l’indifférence du désir
amoureux des vivants), ses deux amants en contemplation
devant l’horizon vide d’un rêve à la fois grec et sétois, nous
parlent d’elle, de ses maîtres (Picasso, Matisse, Léger...), et
de sa mélancolie. Et comment ne pas voir un autoportrait
dans cette Daphné, plusieurs fois étudiée, femme lierre
lointaine jamais conquise par Apollon qui dut se consoler en
se couronnant de ses rameaux ?
Chateaubriant, qu’André Vilar ne pouvait pas ne pas aimer, a
écrit ce qui reste à nos yeux une des plus belles phrases de
la langue française : « Rompre avec les choses de ce monde,
ce n’est rien, mais avec les souvenirs !... Le cœur se brise à
cet adieu, tant il est peu de choses réelles dans l’homme ».
Cette phrase, et ce qu’elle emporte avec elle d’infini, sied
assez bien à la vie, à la pensée, à la personne d’Andrée
Vilar.
J. T.
V
1 : Cahiers de la Maison Jean Vilar n°108 bis, juillet 2009.
Apollon et Daphné, encre de chine d'Andrée Vilar.
Collection Famille Vilar.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
V
Andrée et Jean Vilar à Sète, une photo prise par la sœur
d'Andrée, Suzanne Fournier. © Famille Fournier.
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33
inédit
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
34
Lettre de Jean Vilar à son épouse, Andrée.
Tunis, 14 janvier 1954
Chérie,
Nous avons été très secoués lors du voyage Marseille Tunis et nous avons dû passer entre la Corse et la Sardaigne. Mais
c’est une chose très agréable qu’une traversée ; encore que dans mon cas il faut penser à ceux qui peuvent n’être pas
entièrement d’accord avec leur couchette (« Il y fait froid, il y fait chaud »…, etc.). Personne n’a été nettement indisposé.
Peut-être Jeanne qui supporte mal tout transport qui ne soit pas sur les pieds. Campan aussi, je crois, mais elle le cache1.
Bref, départ dans la baie de Marseille avec un mistral terrible. Sur le pont, tu as l’impression que le vent va t’envoyer d’un
coup à 100 mètres du bateau. La côte de Marseille, vue de la mer, est sauvage et belle. Ça roulait, ça roulait formidablement
et chacun de nous guettions les premiers signes du mal. Mais quant à moi je n’ai absolument rien eu. L’assurance stomacale
la plus calme2.J’avais faim, j’ai eu souvent faim, on ne mange pas si mal à bord. Étant, par grâce de la Compagnie de
navigation, mis en première classe, j’ai déjeuné, dîné (sauf couché) avec les autres en deuxième classe. Ah ! les fourchettes
volent et les verres, c’est assez excellent et fort distrayant. J’ai travaillé avec Camille3. Quel homme estimable !
Tunis est une ville assez et même très banale. Quelqu’un chez nous disait : « Béziers avec des fez et des babouches ». C’est
assez vrai. L’entrée dans le port même (long chenal de 3/4 d’heure de traversée environ) est laid. Très laid. Nous sommes
loin de la beauté sauvage de Marseille, de Toulon, de la joliesse de l’entrée par mer de Sète, de Nice, d’Ajaccio.
Pris par le travail et une sorte de lassitude (la pluie et l’humidité ?) qui s’est abattue sur moi, je n’ai encore rien vu des
choses à voir (le musée antique du Bardo, Carthage, Sidi Bou Saïd, tout cela aux portes de Tunis). Ici, les gens sont courtois,
fort désireux de mieux connaître le TNP, le théâtre. Je reste le plus souvent dans ma chambre, je dors, je travaille avec
Rouvet4 et je reçois parfois des nouvelles de Paris qui me lassent et m’exaspèrent : oh, ils ne me mettront pas à la porte,
mais ils me prennent par la bande une fois de plus ! Me dégoûter pour que je dise : merde ! Réduire le budget (de 25 % !),
pour que l’activité et le prestige populaire et le nombre de représentations soient réduits. Tout et tous sont,5 (je l’imagine),
dans le coup pour cela : du Français à Hébertot, du [mot illisible] aux hauts fonctionnaires des Finances qui n’aiment que
les traditions merdeuses du Français – on verra. Mais parfois un dégoût que je ne peux surmonter me prend : il y a deux
ans et demi, je n’aurais jamais imaginé pouvoir faire un si beau travail et efficace sur le plan populaire. Résultat : l’État ne
touche pas aux autres théâtres nationaux, c’est moi que l’on réduit de 25 % (12 sur 52 millions). Ce n’est pas triste, c’est
décourageant. J’ai passé une mauvaise après-midi sur mon lit ici à Tunis. Et je crois bien que j’ai eu les larmes aux yeux.
Ça a été court, quoi qu’il en soit.
Je t’embrasse, j’embrasse les enfants. Je vais t’écrire encore ce soir. Duluc6 est ici et bien d’autres qui me poursuivent. Je le
vois ce soir, et sa femme.
Pour toi mon cœur, mon travail, mes pensées et tout, sauf mes amertumes de « patron ».
Jean
1 : Jeanne Moreau pour Le Prince de Hombourg et Zanie Campan pour Don Juan, les deux œuvres présentées à Tunis entre les 12 et 18 janvier 1954.
2 : Vilar souffre depuis son service militaire d’un grave ulcère à l’estomac.
3 : Camille Demangeat, scénographe attitré du TNP. Plus exactement « régisseur » de la scène comme il y avait un « régisseur » des lumières
(Pierre Saveron), un « régisseur » de la musique (Maurice Jarre)…
4 : Jean Rouvet, administrateur du TNP.
5 : Souligné par Jean Vilar
6 : Personnage non identifié…
35
Lettre de Jean Vilar à son épouse, Andrée (1954)1
inédit
Chérie,2
Triomphes (au pluriel) à Marseille, tous les soirs. C’est avec les Normands et l’Est, la grande famille théâtrale que nous
avons retrouvée à Marseille.
Dadey,3 qui connaît bien notre histoire, était heureux comme un cabri : «Avignon, me disait-il, ce sont les gens choisis ; là (et
il me montrait de derrière une fenêtre les travées combles : plus de 4000 personnes un soir), là c’est ce que tu cherchais, ce
que nous cherchions depuis longtemps », et il était heureux. Moi j’étais heureux de voir Dadey si fier et si heureux.
J’ai rejoint Avignon hier. L’épaule toujours me fait mal,4 malgré mes heures de repos au lit, texte en main. La troupe arrive
demain. Je travaille dès ce matin avec Casarès nos scènes de la Cour. Émerveillée d’Avignon, qu’elle ne connaissait pas du
tout. En entrant dans le château de nuit : « Ah, que c’est beau ! », a-t-elle dit tout simplement. Je pense que ce petit choc
était nécessaire. Elle va être une lady assez extraordinaire. Moi, je peine comme un enfant de 8e sur mon texte. À 42 ans,
ça n’a pas changé. Ce côté du travail m’est extrêmement pénible, je t’assure. Ma mémoire est la seule chose sur laquelle je
n’ai pas de prise.5
Je te remercie d’avoir compris que je devais entièrement me donner à cet Assassin. Je sais combien c’est dur pour toi mais
je sais que tu me pardonnes. Aux Angles, le confort n’est pas très grand, mais quel calme ! Une vue admirable sur une
immense vallée. Je ne connaissais pas cela. Quelle région ! Tu t’émerveilleras.
Maintenant les jours terribles sont là. On a beau avoir de l’expérience, on s’aperçoit, quand l’échéance arrive, que
l’expérience est encore assez peu de chose. Mener à bien un boulot pour le plaisir des autres est une entreprise satanique.
Oui, il faut être un peu Satan pour bien faire une œuvre d’imagination.
Ton malhonnête homme qui t’aime.
Jean.
Jean, Andrée Vilar et Hélène Weigel, dans sa loge de Mère Courage, 1960. Photo Roger Pic.
1 : Sans nul doute juillet 1954, après le premier festival de Marseille du 8 au 15 juillet, avec Don Juan, Ruy Blas et Le Cid,
et avant la création de Macbeth à Avignon, fin juillet.
2 : En marge, cette note : « Le film de Wilson - Coussonneau aura des prises de vues assez extraordinaires.
Ils sont sérieux dans cette tâche comme 365 JV ». Ce film (muet) fait partie des archives de l’Association Jean Vilar.
3 : André Schlesser, compagnon de route du TNP, comédien, musicien, chanteur, ami…
4 : Premier symptôme de la grave crise d’ulcère à l’estomac qui va profondément affaiblir le directeur du TNP et l’interprète de Macbeth.
5 : Souligné par JV. Ici, en marge, cette note : « Un vent subit et la lettre est partie sur le beurre du petit déjeuner !!! »
6 : Ici, en marge, un croquis à la façon des oriflammes du TNP et de Jacno : « Domi, Stef, Criquet, baisers – de – votre père ».
C’est-à-dire Dominique, Stéphane, Christophe.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
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Andrée Vilar,
artiste des mots et des couleurs
Le Rendez-vous de Mai
Nuit obscure I
pour Jean
Celle qui t’attendait sur les hautes terrasses
Savait que tu viendrais, mais toi, le savais-tu ?
Montant vers la maison avais-tu d’autre but
Que l’odeur de la mer qui ouvrait dans ton âme
Des voiles, voulais-tu une nouvelle fois
Marcher au bord des quais, y trouver ta jeunesse
Rêveuse d’évasion, t’en souviens-tu, Persée
Quand tu coupas les liens qui la tenaient captive
Pour prendre un train de nuit qui roulait vers Paris ?
Ce rendez-vous secret dont tu ne connaissais
Ni le lieu ni le jour ni l’heure ni la cause
Tu t’y trouves pourtant, dévêtu, désarmé
Comme un qui n’a désir que d’une seule chose
Allonger sa fatigue entre les draps, dormir...
Elle est entrée dans ton sommeil comme le songe
Et la nuit commença qui n’aura pas de fin
Douce et perfide nuit de Mai, nuit adultère
Ce cœur rompu trahit les vivants qui l’aimaient
Encore un peu de temps, si tu veux bien, mon âme
je n’ai pas épuisé la source de mes larmes
Ni rentré la moisson de tous mes souvenirs
Si longue est la douleur et si court l’avenir
Je veux garder toujours au cœur cette blessure
Qui me parle de toi dans cette nuit obscure
Où je ne veux chercher ni trêve ni secours
Mais seulement te retrouver, mon tendre amour
Nuit obscure II
Le bonheur, de ma vie un jour s’est retiré
Comme s’en va la mer à l’heure des marées
Me laissant pour toujours cette douleur déserte
Où je vais, ramassant les moindres souvenirs
Avec la peur de ne pouvoir les retenir
Brillant encore et frais du souffle de la vie
Et la peur de les voir s’enliser dans les sables
De ce temps dévasté que tu n’habites plus
Et de les perdre aussi après t’avoir perdue
V
Au petit jour, s’est-Elle attardée dans la chambre
Le front contre la vitre a-t-Elle pu entendre
En ces premiers instants de ton éternité
S’élevant du jardin, le chant de beauté pure
Du rossignol caché dans les branches obscures ?
pour toi Dominique
Andrée Vilar :
Sans titre, lithographie.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
V
Daphné, pastel.
Collection Famille Vilar.
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(Sans titre)
Nuit de juin
La mort est l’ombre de la vie
Ressemblante un peu déformée
Selon la hauteur et l’éclat
De la lumière dont tu vis
Reçois et retiens sur ta bouche
Le baiser de la nuit de Juin
Le chèvrefeuille en est témoin
Dont la liane en fleur, en s’inclinant, te touche
Longtemps, écoute le soupir
De la mer dans l’ombre odorante
Oublie le Temps qui te tourmente
Et lave-toi le cœur de la peur de mourir
(Sans titre)
Si les ailes me font défaut
Si le souffle me manque
Si le désir me déserte
De t’atteindre Ô Poésie
Que ferai-je de ma vie
Un signe un mot
Est-ce beaucoup demander
Un signe, un mot chuchoté
Pour éclairer ce séjour
Avant qu’un vent ne disperse
Ce peu de temps qui me reste
Cette poussière de jours ?
Sans mesure
Là-bas la grande fleur marine
Respire, et nos nuits et nos jours
S’inclinent à son souffle
Ah, vivre ici dans le feu bleu
De ces millions de pétales
Environnés d’oiseaux !
Et que chaque moment du jour
Chaque instant de la nuit
Soit silence, songe, regard
Sans mesure...
Andrée Vilar, Sans titre, pastel. Collection Famille Vilar.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
40
La question :
Comment le spectacle peut-il
rendre hommage à ses morts ?
Enquête de Rodolphe Fouano.
Philippe Avron* :
Ils vivent en moi
Benno, Maurice, Roger, Jean-Paul,
André, Christian, Roger, Pina...
Je ne les vois pas morts. Je n’arrive
pas à les imaginer morts.
Ils sont vivants, comme mon désir de
transmettre, comme ma joie de jouer.
Tant que je jouerai ils joueront.
De chacun d’entre eux, je pourrais
dire tel geste, tel sourire confiant,
telle indication qu’il m’a transmise,
vivant en moi : le contraire même du
figé éternel de la mort.
Quand je joue, quand j’entre en
scène, quand je travaille sur un texte
et que je pense à eux – et même si
je ne pense pas à eux, ils sont là –
c’est du rire, du geste, de l’espace,
de la confiance, de telle entrée, telle
apparition, telle émotion qu’ils m’ont
transmis dont il est question. Jamais
de la mort.
Et ces particules colorent, donnent
du rythme, de la clarté à mon jeu.
Parfois ils m’interrogent, ne sont pas
satisfaits. Ces êtres sont exigeants,
amoureux de notre métier. Parfois je
me demande ce qu’ils auraient fait à
ma place. Cette interrogation, c’est
eux qui me la posent ; c’est moi qu’ils
interrogent.
Le théâtre est un lieu de désir et «tout
désir reflète l’éternité », dit Nietzsche.
________________________________
* Philippe Avron est comédien.
Jacques Frantz* :
Du doute sur
la nécessité de
l’hommage, partagé
par lettre d’amour
Ma douce mienne,
Ma tendre aimée,
Qu’est-ce qui a pu nous pousser
tantôt, lors de notre errance
impromptue dans ce parc si bien
connu de nous, à cet état de lyrisme
muet, ce besoin de faire revivre
l’ineffable de nos mémoires ? Nous
nous sommes interrogés sur le devoir
du souvenir, comment faire revivre
dans le présent l’impact laissé dans
nos mémoires par les grands artistes ?
Est-il au fond possible de rendre
hommage, et si oui, comment ? Je suis
acteur, tu es créatrice de costumes,
nous pouvons nous poser ce genre de
questions qui se résument pour nous
à une interrogation simple : lequel de
nous deux habille l’autre ?
Imprégnés de nos images, nous
n’avons de cesse que de tendre à
les faire revivre par petits instants,
fugaces mais répétés, ce qui rend leur
puissance encore plus prégnante.
Tu me disais que jamais tu ne pourrais
m’entendre dire, même en grimaçant :
« Je tâche d’y voir double afin de me
tenir à moi-même de compagnie », ou
bien : « Je suis né pour te connaître
pour te nommer, Liberté », sans être
immédiatement transportée un soir
d’été dans l’apesanteur magique de la
cour du Palais des Papes à Avignon.
Est-ce donc si simple ? Suffit-il
simplement d’évoquer pour revivre ?
L’hommage lui-même, quand il
est officialisé, dans sa structure
volontairement simplifiante, n’est-il
pas une façon terrible d’entériner
irrémédiablement la mort et la
disparition ? Et comment cela se
passe-t-il dans un monde d’idées où
l’affect est présent certes, mais de
moindre façon ?
Puisque les voix du passé et de ses
leçons se sont enrouées à force
de toujours dire la même chose, je
préfère le détail d’un geste, la force
d’un regard, le bémol d’une inflexion,
rentrés dans nos univers de vécu, à
chaque instant, par surprise ou non,
qui me procurent ce léger frisson
du souvenir intense, frisson de la
vie infiniment plus puissant que les
trompettes de l’hommage rendu.
Est-ce à dire qu’il n’est de vraie
dévotion au souvenir qu’intime,
solitaire, fruit d’une décantation
radicalement personnelle ? Si
l’observation est la mère de l’art, je ne
suis pas loin de le penser, mon aimée.
J’évoquais le monde des idées ;
curieux hasard, je tombai il y a peu
dans la bibliothèque de mon père sur
des extraits fragmentaires et inédits
de la correspondance amoureuse du
Chevalier de la Fère, brillant critique
d’art de l’époque, avec sa maîtresse
Sophie d’Ombreuse à propos d’un
certain Florimont adulé par eux lors
d’une représentation du Misanthrope
par la troupe du Roi. Je te les livre :
« …Rarement tant d’exigence alliée à
tant d’art fut au centre de la création
d’un personnage… Tout lyrisme
sentimental oublié au profit de la
vérité de vie, bouleversante, traquée
même au prix du ridicule, soulève
l’enthousiasme de tous… Rappellezvous, chère madame, comme nous
étions gênés par ce souvenir littéraire
de Baron, pleurant, sentimentalisant
Alceste, jusqu’à en faire le plus
imparfait et le plus complaisant des
redresseurs de tort, trahissant ainsi
le combat farouche de Jean-Baptiste
Poquelin contre les conventions… »
Et surtout ce passage que je livre,
mon amour, à tes reflexions.
Il t’enthousiasmera comme moi :
« … Pourrions-nous, chère madame,
faire autre que d’admettre qu’il y a
là, comme jamais, la voix intangible
de l’évidence qui parle toute pure ?
Force et claire voyance se marient à
jamais dans cette interprétation d’un
caractère toujours séduisant, mais
souvent pas là où il se l’imagine luimême. Ce respect par Florimont du
ridicule dans l’excès et de l’humain
41
jaillissant de cette entièreté, nous ne
saurions l’oublier jamais. Comment
faire maintenant pour imaginer
des rubans verts voleter autour
d’un autre visage que celui-là, un
autre nez aquilin rougir, une autre
bouche étroite se tendre de colère
et d’excès ? Tout se confond, tout
se marie avec une telle perfection,
que tout se passe comme si cela
ajoutait encore à ma passion pour
vous. Le même frisson, oui, ma mie !
Il y a des moments de perfection en
art tels qu’ils rendent nos instants
meilleurs. Il sera, souhaitons-le, chère
âme, à jamais impossible d’oublier
l’Alceste de Florimont. Reprendre
les choses en l’état d’avant lui
serait une hérésie. Ainsi l’on peut
prétendre que le souvenir aura une
puissance positive. Les générations
futures ne garderont peut-être de tant
d’évidence qu’un souvenir purement
littéraire, qu’importe. Même sous
forme d’hommage rendu, ne se perdra
jamais l’Idée… »
Ainsi donc, mon aimée, il y a deux
cents ans, nous disions déjà la même
chose ! Nous-mêmes, comment
pourrions-nous le Tartuffe sans la
lumière du soleil de Roger Planchon ?
Là, dans le domaine des idées, la
raideur de l’hommage se mue en
ossature indispensable. C’est cette
forme d’hommage-là, épaisse,
influente, qui donne au flux de l’art
tout son sang. Toute autre forme
implique chez moi la nécessité du
doute.
L’hommage, c’est le partage collectif
et morbide, le souvenir fait de riens ;
c’est la vie qui se venge, la seule trace
qui reste vraiment et qui disparaîtra
avec nous, c’est ce que je te dis
en te regardant au fond des yeux…
Voilà le costume que j’ai apprêté
pour toi. Pour le reste, laissons Jean
Vilar et son regard prométhéen sous
son chapeau de paille et de lumière
glisser les mains dans les poches de
sa fabuleuse salopette de jardinier
de l’âme, nous sussurer à l’oreille les
mots du grand Corneille :
« Est-il rien que l’on puisse appeler
nôtre ? »
________________________________
* Jacques Frantz est comédien.
Victor Haïm* :
Dans la m...,
de toute manière
Un auteur peut connaître la gloire de
son vivant.
Un auteur peut avoir du talent et ne
pas être reconnu de son vivant.
Un auteur peut ne pas avoir de
talent, avoir la gloire, puis finir au
purgatoire soit en tombant dans
l’indifférence de son vivant, soit en
sombrant dans l’oubli après sa mort.
Dans ce cas, comme il est mort il ne
souffre pas trop d’être oublié. S’il est
vivant, il est contrarié d’être l’objet
de l’indifférence. S’il a la gloire, en
ayant peu de talent, il peut, s’il est
lucide, comprendre qu’il y a un
malentendu. Mais comme il profite de
ce malentendu, il ferme sa gueule. S’il
a du génie et qu’il n’est pas beaucoup
joué, il peut aussi se dire qu’il y a un
malentendu, malentendu qui sera levé
quand il sera mort... De toute manière,
il est dans la merde.
________________________________
* Victor Haïm est auteur dramatique et
comédien.
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N °° 1
10
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9
L
42
Joël Huthwohl* :
The show must go on
Les vivants et les morts
Au lendemain de la mort de Molière,
le 17 février 1673 – c’étaient les
premières du Malade imaginaire –,
Charles de La Grange, son ami et
bras droit, décide sans délai de
rouvrir le théâtre et de reprendre les
spectacles. Hommage des vivants
aux morts : vivre plus intensément
encore. Ainsi la mise en scène du
Malade imaginaire de Claude Stratz
à la Comédie-Française a-t-elle
poursuivi joyeusement sa carrière
malgré la disparition brutale de son
auteur, et tout près de nous, l’éclipse
soudaine de Pina Bausch n’a pas
empêché sa troupe de danser encore,
magnifiquement, malgré le vide.
« Que le spectacle continue », devise
de résurrection que le monde des
théâtres porte avec courage et brio
depuis des siècles. Devise parfois
tout intime pour le comédien sur
les planches un jour de deuil. Rares
sont les exceptions. L’une d’elle a
récemment fait débat1. La disparition
de Benno Besson en 2006 a soudain
entièrement arrêté le processus de
mise en scène d’Œdipe Tyran qu’il
devait monter à la Comédie-Française.
Ses proches collaborateurs
n’imaginaient pas continuer sans
lui. Le travail n’était pas achevé, il
est vrai. Poursuivre pour eux aurait
été trahison, la remémoration ne
pouvait être que silencieuse. D’autres
ont défendu l’idée de poursuivre
l’aventure : Benno Besson avait déjà
monté la pièce deux fois, le projet
était engagé, le chœur avait répété,
les acteurs, reçu les premières
indications. La mémoire de Denis
Podalydès était déjà emplie de la
formule de Besson : « l’intime est
public ». Faire résonner le texte et le
plateau aurait été pour ceux-là le plus
bel hommage.
1
Voir Revue d'histoire du théâtre, n°241-242,
les articles de Bérengère Gros, Jean-Pierre
V
Jourdain et Denis Podalydès.
Corps absents
Réinvestir avec de nouveaux corps,
de nouveaux souffles, les spectacles
d’hier, reconstituer les conditions
de la représentation, faire perdurer,
comme on le fait au Japon ou,
pour certains Tchékhov, en Russie,
les formes du passé sur la scène,
reprendre les grandes mises en scène,
pourquoi pas ? Le champ est encore
vierge. Autre voie pour entretenir et
faire vivre la mémoire, en l’absence
des corps, explorer et mettre en scène
le patrimoine. On sait la diversité de
celui des spectacles. Les captations
et plus généralement l’audiovisuel
rendent vie et voix aux acteurs sinon
en toute fidélité, du moins avec une
fascinante sensation de rejoindre la
réalité de la représentation.
Nous avons entendu Sarah Bernhardt
et Coquelin aîné, vu les mises en
scène de Kantor et Strehler…
Les autres documents et souvenirs,
de tous ordres, lettres, maquettes,
photographies, programmes,
costumes, portraits, ont aussi leur
magie évocatrice. Les conserver et
les valoriser auprès d’un large public
est une des missions essentielles du
département des arts du spectacle
de la Bibliothèque nationale de
France. Chaque exposition est pour
son visiteur une invitation au voyage
dans sa propre mémoire ou dans
la mémoire collective. L’exposition
Gérard Philipe par exemple, en 2003,
avait ce double pouvoir de raviver les
souvenirs des inconditionnels et de
faire découvrir l’artiste à de nouvelles
générations. De même, l’exposition
Ionesco de l’automne 2009 a réuni
des amis et des admirateurs de longue
date de l’auteur de La Cantatrice
chauve et a fait découvrir à d’autres
les mille et une facettes de l’œuvre du
grand dramaturge.
La société de
commémoration
Cette exposition, permise par la
générosité de la fille d’Eugène
Ionesco, qui a fait don de toutes ses
archives au Département des arts du
spectacle, s’est inscrite aussi dans
l’année du centenaire de la naissance
du poète qui est une célébration
nationale, anniversaire sélectionné
par l’Etat comme essentiel dans le
calendrier officiel de la République.
Ces occasions belles et justes ne
doivent pas masquer la tendance
parfois excessive de notre société à
faire de la commémoration un rendezvous incontournable et de plus en
plus fréquent. Des centenaires, on
est passé aux cinquantenaires et
maintenant il n’est pas rare de fêter
les cinq, dix, vingt, trente ou quarante
ans de la naissance d’un événement
ou d’un artiste, ou de sa disparition.
Si ce principe un peu systématique
permet de lutter contre l’oubli et de
garder vive et active la mémoire des
générations précédentes, il doit être
manié avec précaution et une certaine
retenue pour ne pas saturer les
esprits ou tourner à l’hagiographie.
Ces écueils peuvent être évités :
ainsi Ionesco était-il abordé par le
commissaire de l’exposition Noëlle
Giret selon des thèmes – Langage,
Engagement, Accumulation, Critique,
Mort, Dieu, Illumination, Peinture
– qui permettaient avant tout de
comprendre et d’approfondir son
écriture et sa pensée ; de même
l’exposition Opéras russes du Centre
national du costume de scène et de
la scénographie de Moulins ouverte à
l’occasion du centenaire des Ballets
russes a présenté de magnifiques
costumes en accentuant leur intérêt,
non seulement pour l’histoire de
l’opéra, mais aussi pour celle des
textiles. La Bibliothèque nationale de
France parvient plutôt bien à échapper
à la société de commémoration.
L’encyclopédisme de ses collections
l’emmènerait sans doute trop loin.
Ses choix spontanés d’hommages et
d’expositions y gagnent en vitalité.
________________________________
* Joël Huthwohl est directeur du
Département des arts du spectacle de
la Bibliothèque nationale de France.
Bengt Ekerot et Max von Sydow
dans Le Septième sceau d'Ingmar
Bergman, 1957. © Rue des Archives.
43
43
Joël Jouanneau* :
Nés posthumes
Ces questions me glacent l’encrier.
De tristes disparitions nous encerclent.
Je ne pourrais dire qu’une chose pour
tous ces amis : «Nés posthumes».
________________________________
* Joël Jouanneau est auteur
dramatique et metteur en scène.
Jorge Lavelli* :
Vaincre le silence
de la mort
Jean-Pierre
Léonardini* :
La mort est
vachement moderne
C’est la moindre des choses, vraiment,
lorsque meurt quelqu’un d’illustre à
quelque titre que ce soit, qu’il ait été
grand dans le mal ou dans le bien,
bienfaiteur de l’humanité ou intense
crapule, qu’on l’enterre d’abord sous
des mots à toutes fins utiles, c’est-àdire pour mémoire. Je parle ici avant
tout en journaliste, dont la pratique
du « tombeau » est consubstantielle
à la fonction, irrémédiablement liée à
l’actualité.
Plus largement mais non loin de
là, hors obligation professionnelle,
dans l’intérêt général pour ainsi dire,
l’évocation de la vie des morts de
fraîche date me semble une obligation
civique, et comme l’écriture d’un
morceau d’histoire au jour le jour,
fût-il anecdotique.
En plus de quarante ans de
journalisme culturel, j’avoue éprouver
quelque difficulté à simplement
dresser par calcul mental le catalogue
des disparus sur lesquels j’ai dû
tartiner. Pardon pour la familiarité un
peu désinvolte de ce mot, mais c’est
celui qui vient à l’esprit dès lors que
tombe la nouvelle d’un effacement
brutal de ce monde des vivants où
nous espérons parfois, secrètement,
en toute paresseuse ingénuité, qu’il
va pour nous éternellement durer.
Ainsi, dans le meilleur des cas, celui
de l’éloge à titre posthume, en faisant
valoir les vertus du mort, c’est en
sourdine de nous que nous parlons,
nous parant par défaut de ce qui le
fit exceptionnel. Ne comprend-on
pas mieux, du coup, comment les
pratiques anthropophagiques ont plus
à voir avec l’appropriation des hautsfaits du sujet mâché qu’avec la pure et
simple faim ?
L’hommage rendu passe
obligatoirement par la connaissance
qu’on a du mort, sa vie son œuvre,
bien sûr. Vient ensuite I’appréciation
qu’on en donne, l’éventail des
sentiments qu’il inspire, l’importance
du manque à combler dès lors qu’il
n’est plus, l’inventaire de son apport
à l’aventure collective. Enterrer
dignement Claude Lévi-Strauss en
quatre mille signes, par exemple, il
y faut du souffle et le sens – inné ou
acquis – de la concision.
J’abhorre la précaution utile dite
du « frigo », laquelle dans certains
journaux consiste à préparer d’avance
la « nécro » des gens connus. Je tiens
que c’est la surprise, voire le choc, qui
doit guider la main de celui qui écrit.
La « bio », ça va, c’est vite fourni par
les agences et aujourd’hui désormais
par les moteurs de recherche,
envers lesquels je professe la plus
sourcilleuse méfiance. Après tout,
le devoir d’un journaliste culturel
est d’être cultivé, de raffiner sur son
intuition et de se tirer par les cheveux
pour être à la hauteur, quitte à
subtilement plagier ce qui a déjà
été dit.
Le « tombeau » constitue un
genre noble. Sa pratique demeure
indispensable tant que les humains
sauront lire. C’est question de lien
dans la succession des générations.
Quant à se demander si c’est
moderne, autant poser la question à la
mort, qui est littéralement hors-mode.
________________________________
* Jean-Pierre Léonardini est journaliste
et comédien.
Laurence Olivier, Hamlet, 1948.
© AKG - IMAGES.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
V
Il paraît que pour les journalistes
(dans les quotidiens, surtout),
écrire une «nécro» est une véritable
épreuve. Parfois je le pense à la
lecture de certains papiers ! Vous me
parlez de l’hommage à Maria Casarès
auquel vous aviez assisté à la Colline
pendant mon mandat. Cela fait déjà
presque 15 ans. Je n’étais pas seul
en cette occasion et la participation
de Béjart, de Chéreau, de Sobel
et d’autres, avait apporté à cette
simple cérémonie d’évocation une
puissante dose de chaleur, d’intensité
et de charge émotionnelle. Pour moi,
Maria était quelqu’un de très proche
et cela depuis 1963 ! Ce n’était pas
«seulement» la comédienne qui avait
joué sous ma direction maintes fois en
France et à l’étranger et pour laquelle
j’avais une grande admiration...
À propos de la mort de Maria,
justement, j’avais lu dans Le Monde
un papier insignifiant et stupide qui
m’avait fait beaucoup de peine.
Cela pour vous dire que lorsqu’on
parle d’un mort, on parle aussi de soi,
et si on n’a rien à dire, il vaut mieux
se taire.
Se souvenir, évoquer quelqu’un qui
est mort, ça n’a rien de «moderne»,
c’est inéluctable lorsqu’on se
sent touché par cette disparition.
Pirandello soutenait que c’est nous,
les vivants, qui mourons en eux, les
morts. C’est nous qui disparaissons
de leur mémoire. Et il prétendait que
le fait de les évoquer, d’y penser
ou d’y rêver nous permettait des
retrouvailles.
Pour moi, vaincre le silence de la mort
ne peut être qu’un rêve poétique.
________________________________
* Jorge Lavelli est metteur en scène.
Il a fondé le Théâtre national de la
Colline qu’il a dirigé de 1988 à 1996.
44
méthode, l’acteur détient à lui seul
une véritable école, une technique
de travail, une sorte d’alchimie qui
se bonifie de spectacle en spectacle.
S’il n’a pas eu la volonté d’enseigner,
c’est uniquement grâce à son
compagnonnage avec des partenaires
qu’il peut malgré lui transmettre une
La carrière d’un artiste est jalonnée
part de son savoir-faire.
de quelques discours à l’occasion
Mais voilà qu’il disparaît, toujours
d’un prix, d’une distinction, d’une
brutalement, toujours trop tôt,
critique ou encore du compliment d’un d’autant qu’il n’a pas songé a prendre
spectateur amoureux de la prestation. sa retraite.
Mais ces rendez-vous sont rares et
Le chagrin d’abord saisit toute la
l’acteur n’a donc essentiellement
troupe. Cette peine que le temps
comme retour sur son travail que le
seul peut apaiser appelle un
claquement de mains d’un public
rassemblement. Sentir par le nombre
confondu dans l’anonymat d’une salle que l’absence sera partagée...
sombre.
Prendre le temps de pleurer...
Pourtant, de rôle en rôle, il tisse une
Un besoin de théâtralité consciente
œuvre dont la logique s’enrichit de la
pour accepter que le rideau soit
rencontre des auteurs, des partenaires définitivement tombé.
et ne peut véritablement se déchiffrer Dans une troupe, ce sentiment de
qu’à la fin d’un parcours.
famille est le plus immédiat. Nous
Tel l’artisan qui se forge au fur et
mesurons alors le poids d’une intimité
à mesure de ses découvertes une
longtemps partagée, magnifiée par la
Muriel Mayette* :
La nécessité
d’un hommage
à nos maîtres
complicité qu’impose le plateau.
Arrive ensuite ce que l’on n’a pas
dit... Le discours manqué d’une
célébration trop tardive et l’effroi de
ne pas avoir puisé dans l’artiste tout
l’enseignement de son art.
À chaque fois, nous perdons un maitre
et de là nait la nécessité de le définir.
Un hommage n’est donc pas un
compliment de bonne conscience,
mais la possibilité d’une dernière
conversation et la définition d’une
école offerte aux autres.
Léonie Simaga en célébrant
Christine Fersen et en racontant
courageusement la brutalité de leur
rencontre nous a montré comment
cette immense artiste puisait sa force
dans ses racines.
Denis Podalydès évoquant André
Falcon nous dit la responsabilité d’une
troupe à ne pas exclure.
Loïc Corbery a célébré l’esprit
d’équipe en évoquant Roger Mollien.
Alain Pralon, Simon Eine, Bérangère
Dautun ont montré combien Jean-Paul
Roussillon injectait toujours du vrai
dans son travail, comment jouer n’est
pas tricher...
Cette prise de conscience transforme
alors notre peine en responsabilité.
Si nous n’avons pas de tradition à
transmettre aux jeunes générations,
nous avons des maîtres qui éclairent
nos moments de doute, nous avons
ces hommages qui écrivent des livres
d’école. Nous nous nourrissons
a posteriori de nos acteurs perdus.
Ces hommages sont donc la nécessité
tardive de ne pas perdre ce qui a été
construit. D’ériger des cathédrales
imaginaires à nos acteurs.
Cette soudaine distance imposée par
l’absence nous montre plus clairement
l’ampleur de l’artiste. Les souvenirs,
les paroles dites ou écrites, les vidéos
déploient en une heure devant nous
un vrai travail. Pour la première
fois, nous pouvons lire à travers la
multiplicité des spectacles une sorte
de logique. La maturité du créateur
se raconte et se développe sous nos
yeux. Nous mesurons enfin ce que
nous avons appris et qu’il nous faudra
transmettre à notre tour.
Nous pouvons dès lors être les
héritiers d’une école.
________________________________
* Muriel Mayette est comédienne,
metteur en scène, et administrateur
général de la Comédie-Française
depuis 2006.
45
Roland Monod* :
Se souvenir
et se rappeler
Se souvenir et se rappeler, ce n’est
pas bonnet blanc et blanc bonnet.
Le souvenir – le mot le dit – vous
vient par-dessous : «Te souvient-il de
notre extase ancienne?» (Verlaine).
Il remonte, vous envahit, le passé
remplit le présent, à notre escient
sinon à notre gré. Il peut être doux ou
fort, nous inspirer nostalgie ou espoir,
puis nous déserter comme il nous a
saisis.
Une maison vouée au théâtre, à
ses poètes, à ses servants, à son
public, implantée depuis trente ans à
Avignon, a décidé de s’appeler Jean
Vilar. Les célébrations anniversaires lui
assignent de confirmer son nom, de
se rappeler Jean Vilar. Se rappeler
elle-même. Nous rappeler à lui.
Et nous rappeler à nous-mêmes.
Rideau tombé, le signe que le théâtre
reste vivant au cœur des hommes
et de la cité, ce ne sont pas les
souvenirs, ce sont les rappels.
________________________________
* Roland Monod est comédien, ancien
inspecteur général des théâtres
au ministère de la Culture. Il a été
président de l’Association Jean Vilar
de 2001 à 2009.
Le Cabinet du Professeur Bondi,
film d'André de Toth, 1953.
© AKG - IMAGES.
V
Pierre Notte* :
Le deuil est un chien
comme les autres
Aux fantômes on s’en prend comme
aux chiens. On les mate, on les dresse.
Assis, debout, couché, attaque, à la
niche, lève la patte. Caresse, sussucre,
martinet, laisse de cuir et collier de
force. Adopter, apprivoiser l’animal,
c’est se garantir une domination
définitive, s’aliéner un amour à vie.
On a son chien, on est quelqu’un.
Obéissant, fidèle, loyal, protecteur,
craintif, il se montre reconnaissant
à jamais de la dépendance où on
le tient, l’animal domestique. Il ne
connaît ni la rancœur ni l’ingratitude.
Sa jalousie, une plus-value, grandit le
maître. Le deuil est un chien comme
les autres. On asservit le spectre,
on le nourrit. On le soumet à nos
peurs du grand néant inconcevable.
À la vie entière on asservit la mort
de l’autre. On se colle aux pattes
un deuil ou deux qu’on traîne une
existence entière pour être un peu
moins sûr d’aller tellement nulle part.
On ponctue l’enfilade des jours à
tenir debout d’une nécrologie, d’un
hommage, d’une commémoration,
on règle son compte à l’épouvante
commune. Toute conscience lavée
de la peur de partir, on s’amende.
On a une ardoise avec le ciel, on en
appelle aux morts, on prie pour la paix
de leur âme dans tous les bénéfices
du doute. C’est faire avec ce qu’on
a, exactement rien. Le deuil, c’est
faire avec rien. Aussi est-il si difficile
à faire. Et les morts et les deuils
s’entrechoquent, on mélange bientôt
nos fantômes, les spectres sont
pratiques ; ils rapprochent ceux qui
restent. Pareils, les chiens se reniflent
le trou du cul sous l’œil mouillé de
ceux qu’ils baladent, et qui grâce à
eux s’accostent enfin. Puis on ramasse
les excréments, c’est la moindre des
choses. Il faut bien que les vivants
traversent le monde sans marcher
toujours dedans. Et les fantômes
de temps en temps vont comme les
chiens qui mordent, grognent. Ils
rappellent à leur bon souvenir et que
non, ils ne reviendront pas. Métier
dégueulasse, ça, être mort. Goûter de
la nécrologie, guetter l’hommage de
TF1, acheter le journal Match ou Libé
parce qu’il a fait sa grande une avec le
petit mort de l’année, c’est ramasser
dans un sac plastique la crotte de
chien ; pour que les vivants marchent
un peu au propre, au clair, au calme
d’une conscience débarrassée
momentanément du suprême effroi
d’être soi-même le jouet de la mort.
________________________________
* Pierre Notte est auteur dramatique.
Secrétaire général de la ComédieFrançaise de 2006 à 2009, il a rejoint
l’équipe du Théâtre du Rond-Point en
décembre 2009.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
46
Jack Ralite* :
Se souvenir
de l’avenir
Fêter Jean Vilar, ça n’est pas le
commémorer mais « se souvenir
de l’avenir », c’est-à-dire de sa
phosphorescence. Avec lui, c’est
facile parce que, toute sa vie, cet
immense artiste et citoyen a été
« fidèle-infidèle », un peu comme dit
Predrag Matvejevic : « Nous avons
tous un héritage et nous devons
le défendre, mais dans un même
mouvement, nous en défendre ;
autrement nous aurions des retards
d’avenir, nous serions inaccomplis. »
Qui a fait vivre le TNP dans une
véritable guerre des idées et des
créations en 1951 ? Jean Vilar.
Qui a quitté le TNP à son heure de
gloire en 1963 ? Jean Vilar.
Qui a pensé en actes le Festival
d’Avignon en 1947 ? Jean Vilar.
Qui l’a transformé de fond en comble
en 1966-67 ? Jean Vilar.
« L’identité est ce que nous laissons
en héritage, non ce dont nous
héritons ; ce que nous inventons, non
ce dont nous nous souvenons. Elle est
la corruption du miroir, qu’il nous faut
briser chaque fois que l’image nous
plaît. » (Mahmoud Darwich)
Ne cessons jamais de fêter Jean Vilar
« sans crampe mentale » et avec les
outils du métier.
______________________________
* Jack Ralite est sénateur. Il a été
député, mairie d’Aubervilliers et
ministre de la Santé puis de l’Emploi
sous la présidence de François
Mitterrand. Il a aussi fondé les Etats
généraux de la culture.
Rufus* :
Dire le grand saut
avec humour
V
Monique Chaumette et Philippe Noiret
dans les coulisses de Don Juan,
régie de Jean Vilar, 1953.
Photo Agnès Varda/CDDS Enguerand.
Par le théâtre vivant, je rendrai
hommage à ceux qui nous ont laissés
avec leurs personnages.
Je sais un texte très secret de Beckett
qui dit le grand saut avec humour.
Ça dure 1h10, je vous le jouerai. Je ne
connais rien de plus beau ni de plus
drôle.
________________________________
* Rufus est comédien et auteur.
A lire
Grand voyageur, l’écrivain néerlandais Cees Nooteboom a sillonné le monde pendant plusieurs
décennies pour rendre visite à « ses » morts, avec la photographe Simone Sassen, sa compagne. Il en
a rapporté un superbe livre, panthéon personnel où les hommes de théâtre figurent en bonne place.
Variante du « Tombeau », cette ballade cocasse et parfois drôle fourmillant d’anecdotes nous mène
sur les sépultures de Claudel à Brangues, de Chateaubriand à Saint-Malo, de Kleist à Berlin…, autant
de poètes qui, assure l’auteur, « continuent de parler ».
Tumbas, Tombes de poètes et de penseurs, de Cees Nooteboom,
avec des photographies de Simone Sassen (Actes Sud, 2009).
47
Frédéric Vitoux* :
Malheur aux pays sans mémoires !
V
______________________________________________________________
* Frédéric Vitoux est journaliste et écrivain. Il siège à l’Académie française
depuis 2001.
Funérailles de Sarah Bernhardt, 1923.
V
Pourquoi toutes ces frayeurs implicites dans les questions que vous vous
posez ? Pourquoi la contemplation du passé serait-elle un naufrage, où l’on
« sombrerait » ? Pourquoi la nostalgie serait-elle un sentiment indigne ? Il
faut les revendiquer au contraire, les affirmer ! Contempler le passé est la
condition première pour éclairer l’avenir. Malheur aux pays et aux individus
sans mémoires ! La barbarie les guette. La nostalgie de son côté est un
sentiment qui peut se révéler fécond. Oubliez-la et vous rayez à peu près les
trois quarts de la poésie et des pans entiers de l’univers romanesque. Seul
l’animal, comme disait Kant, est attaché au poteau du présent.
Quand une personnalité disparaît, l’heure n’est pas tout de suite aux bilans,
aux synthèses, aux évaluations savantes et critiques de son œuvre et de
sa vie. Dans le meilleur des cas, tout cela viendra par la suite. L’heure est
d’abord à l’amitié, à la bienveillance et au chagrin. Rien n’est plus noble
que l’hommage à un ami disparu. Rien n’est plus nécessaire aussi que de
se ressouvenir. De revisiter une vie qui a connu son terme. De retrouver son
temps et les aventures de son temps. De se comprendre soi-même aux miroirs
de l’autre et des expériences partagées. Est-ce moderne, cela ? Si la réponse
devait se révéler négative, alors il faudrait haïr cette modernité-là que l’on
nous promet et qui nous menace : les lendemains qui chantent pour les robots
ou les décérébrés.
Tentures pour une enterrement de 1ère
classe, Pompes funèbres municipales
au 104 rue d’Aubervilliers, Paris, vers
1900.
Photos Roger-Viollet.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
48
Michel Vinaver* :
Bonne question, mais je n’ai pas de réponse...
Y en a-t-il une ?
* Michel Vinaver est auteur.
49
Les morts parlent des morts
Couvrez donc
le visage du
comédien mort
Charles Dullin
par Jean Vilar
Je travaillais à la rédaction de ces
notes quand il me fut donné de voir
sur son lit de mort le masque enfin
figé d’un acteur [Charles Dullin, ndlr].
Une cellule d’hôpital. Les murs
déserts, badigeonnés de chaux.
Nus. Réels. Agressifs. Des fleurs
maintenaient autour de ce mort aimé
quelque chose de notre tendresse,
un peu de la vie de nos cœurs
douloureux. Il gisait, dressé sur son
buste, menton en avant, cheveux
toujours abondants et noirs, le nez
troué, la lèvre plus fine encore que
jadis. Le corps revêtu d’un costume de
tous les jours. Pas de cravate, pas de
col, pas de chemise. Le gilet remonté
sur le cou. Les mains, croisées sur
l’estomac, tenaient un bouquet de
violettes.
Nous ne le reconnaissions pas.
C’était ce corps pourtant et ces mains
et ce visage. C’était ce nez, c’était
cette bouche, cette ossature aiguë.
Les paupières étaient baissées sur ces
yeux qui jadis furent les interprètes
de ce cœur. Le sourire n’animait plus
ce visage. Nous n’avions plus devant
nous qu’un mannequin.
Car la mort ne grandit pas le
comédien.
Notre art est mouvement, elle nous
fige. Nous sommes incarnation, elle
détruit notre chair. Nous tentons
d’avoir l’âme d’un personnage, la
nôtre s’en va. Mieux encore parfois
V
Jean Vilar chez lui, près du masque mortuaire de Charles Dullin, son maître.
Photo Serge Lido.
que le langage, notre œil exprime
angoisses et joies ; la paupière
le couvre. Nos mains mobiles ou
immobiles vivent sur le plateau du
sang du personnage ; elles sont
à jamais durcies. Nous sommes
souplesse, décontraction, finesse ;
nous voilà contractés et hautains.
Si la mort plaque sur le visage du
comédien le masque d’une vérité
sans illusions, sans flatterie, si ce
visage cruel et vrai ment à nos songes,
ainsi la réalité crue fait, au théâtre, le
désert en nos cœurs. Elle heurte ce
besoin d’une imagination qui nous
flatte, elle heurte ce gai souci de se
croire autre que nous ne sommes.
Car le théâtre est, me semble-t-il,
irréalité, songe, magie psychique,
mythomanie ; et s’il est aussi réalité,
du moins il faut qu’elle nous dope,
nous enivre, nous jette hors du
théâtre le cœur vif, l’esprit plein de
merveilles, le cœur vivant.
Couvrez donc le visage du comédien
mort.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
J. V.
De la tradition théâtrale
(L’Arche, 1955)
50
Août 1951
Mort de Jouvet
Le scandale particulier
de cette mort...
Louis Jouvet
Albert Camus
par Jean Vilar
par Jean-Paul Sartre
Août, mort de Jouvet1. Un soleil
éclatant sur la place Saint-Sulpice.
Barrault parle. Un grandiose
catafalque est là, chargé de fleurs
jusqu’au faîte. Un extraordinaire
jardin de mort dans tout son apparat.
Il arrive qu’on ne comprenne plus,
l’expérience aidant, ses aînés.
Si cette foule (dont certains chasseurs
d’autographes crispèrent certains
de mes collègues) était de par sa
présence très touchante, ce catafalque
grandiose me laissait rêveur. Etonné
du moins. Il était si simple Jouvet.
Bonhomme. Intelligent et vif. Esprit
caustique. Et puis, la dernière seconde
échappée, ce monument ! Malgré moi,
encore que fort préoccupé par ailleurs
par ma future charge, je pensais à ce
qu’il venait de jouer peu d’années
avant. Je sus, dans l’après-midi même,
et cela répondit à ma perplexité, que
Louis Jouvet croyait. Je me retrouvai
au cimetière Montmartre. Saluai
ceux qui pleuraient et souffraient.
Mon Dieu, le visage de ceux que le
patron abandonne à jamais !
J. V.
Il y a six mois, hier encore, on se demandait : «Que va-t-il faire ?»
Provisoirement, déchiré par des contradictions qu’il faut respecter, il avait
choisi le silence. Mais il était de ces hommes rares, qu’on peut bien attendre
parce qu’ils choisissent lentement et restent fidèles à leurs choix. Un jour, il
parlerait. Nous n’aurions pas même osé risquer une conjecture sur ce qu’il
dirait. Mais nous pensions qu’il changeait avec le monde comme chacun de
nous : cela suffisait pour que sa présence demeurât vivante. Nous étions
brouillés, lui et moi : une brouille, ce n’est rien – dût-on ne jamais se revoir –
tout juste une autre manière de vivre ensemble et sans se perdre de vue dans
le petit monde étroit qui nous est donné. Cela ne m’empêchait pas de penser
à lui, de sentir son regard sur la page du livre, sur le journal qu’il lisait et de
me dire : «Qu’en dit-il ? Qu’en dit-il en ce moment ?» [...]
Il avait tout fait – toute une œuvre – et comme toujours, tout restait à faire.
Il le disait : «Mon œuvre est devant moi». C’est fini. Le scandale particulier
de cette mort, c’est l’abolition de l’ordre des hommes par l’inhumain. L’ordre
humain n’est qu’un désordre encore, il est injuste, précaire, on y tue, on y
meurt de faim : du moins est-il fondé, maintenu et combattu par des hommes.
Dans cet ordre-là, Camus devait vivre : cet homme en marche nous mettait
en question, était lui-même une question qui cherchait sa réponse ; il vivait
au milieu d’une longue vie ; pour nous, pour lui, pour les hommes qui font
régner l’ordre et pour ceux qui le refusent, il était important qu’il sortît du
silence, qu’il décidât, qu’il conclût. D’autres meurent vieux, d’autres, toujours
en sursis, peuvent mourir à chaque minute sans que le sens de leur vie, de la
vie en soit changé. Mais, pour nous, incertains, déboussolés, il fallait que nos
meilleurs hommes arrivent au bout du tunnel. Rarement, les caractères d’une
œuvre et les conditions du moment historique ont exigé si clairement qu’un
écrivain vive. L’accident qui a tué Camus, je l’appelle scandale parce qu’il
fait paraître au cœur du monde humain l’absurdité de nos exigences les plus
profondes. Camus, à vingt ans, brusquement frappé d’un mal qui bouleversait
sa vie, a découvert l’absurde – imbécile négation de l’homme. Il s’y est fait,
il a pensé son insupportable condition, il s’est tiré d’affaire. Et l’on croirait
pourtant que ses premières œuvres seules disent la vérité de sa vie, puisque
ce malade guéri est écrasé par une mort imprévisible et venue d’ailleurs. [...]
Dès qu’il se manifeste, l’inhumain devient partie de l’humain. Toute vie
arrêtée – même celle d’un homme si jeune – c’est à la fois un disque qu’on
casse et une vie complète. Pour tous ceux qui l’ont aimé, il y a dans cette mort
une absurdité totale. Dans la mesure où sa recherche orgueilleuse et pure
du bonheur impliquait et réclamait la nécessité inhumaine de mourir, nous
reconnaîtrons dans cette œuvre et dans la vie qui n’en est pas séparable la
tentative pure et victorieuse d’un homme pour reconquérir chaque instant de
son existence sur sa mort future.
Théâtre, service public
(Gallimard, 1975).
1 : Dans le même temps, Jean Vilar apprenait sa
nomination à la direction du TNP.
J.-P. S.
France Observateur, 7 janvier 1960
cité in : Le Monde, Hors-série Camus,
janvier 2010
51
La douleur publique fait cortège
Allocution de Victor Hugo aux obsèques de Balzac,
21 août 1850.
Messieurs,
L’homme qui vient de descendre dans
cette tombe était de ceux auxquels
la douleur publique fait cortège.
Dans les temps où nous sommes,
toutes les fictions sont évanouies.
Les regards se fixent désormais non
sur les têtes qui règnent, mais sur
les têtes qui pensent, et le pays tout
entier tressaille lorsqu’une de ces
têtes disparaît. Aujourd’hui, le deuil
populaire, c’est la mort de l’homme de
talent ; le deuil national, c’est la mort
de l’homme de génie.
Messieurs, le nom de Balzac se mêlera
à la trace que notre époque laissera
dans l’avenir.
M. de Balzac faisait partie de cette
puissante génération des écrivains
du dix-neuvième siècle qui est venue
après Napoléon, de même que
l’illustre pléiade du dix-septième
est venue après Richelieu – comme
si, dans le développement de la
civilisation, il y avait une loi qui fît
succéder aux dominateurs par le
glaive les dominateurs par l’esprit.
M. de Balzac était un des premiers
parmi les plus grands, un des plus
hauts parmi les meilleurs. Ce n’est pas
le lieu de dire ici tout ce qu’était cette
splendide et souveraine intelligence.
Tous ses livres ne forment qu’un livre,
livre vivant, lumineux, profond, où
l’on voit aller et venir et marcher et se
mouvoir, avec je ne sais quoi d’effaré
et de terrible mêlé au réel, toute notre
civilisation contemporaine ; livre
merveilleux que le poète a intitulé
comédie et qu’il aurait pu intituler
histoire, qui prend toutes les formes
et tous les styles, qui dépasse Tacite
et qui va jusqu’à Suétone, qui traverse
Beaumarchais et qui va jusqu’à
Rabelais ; livre qui est l’observation et
qui est l’imagination ; qui prodigue le
vrai, l’intime, le bourgeois, le trivial, le
matériel et qui par moments, à travers
toutes les réalités brusquement et
largement déchirées, laisse tout à
coup entrevoir le plus sombre et le
plus tragique idéal.
À son insu, qu’il le veuille ou non,
qu’il y consente ou non, l’auteur de
cette œuvre immense et étrange
est de la forte race des écrivains
révolutionnaires. Balzac va droit au
but. Il saisit corps à corps la société
moderne. Il arrache à tous quelque
chose, aux uns l’illusion, aux autres
l’espérance, à ceux-ci un cri, à ceuxlà un masque. Il fouille le vice, il
dissèque la passion. Il creuse et
sonde l’homme, l’âme, le cœur, les
entrailles, le cerveau, l’abîme que
chacun a en soi. Et, par un don de
sa libre et vigoureuse nature, par
un privilège des intelligences de
notre temps qui, ayant vu de près
les révolutions, aperçoivent mieux
la fin de l’humanité et comprennent
mieux la providence, Balzac se dégage
souriant et serein de ces redoutables
études qui produisaient la mélancolie
chez Molière et la misanthropie chez
Rousseau.
Voilà ce qu’il a fait parmi nous.Voilà
l’œuvre qu’il nous laisse, œuvre
haute et solide, robuste entassement
d’assises de granit, monument !
œuvre du haut de laquelle resplendira
désormais sa renommée. Les grands
hommes font leur propre piédestal ;
l’avenir se charge de la statue.
Sa mort a frappé Paris de stupeur.
Depuis quelques mois, il était rentré
en France. Se sentant mourir, il avait
voulu revoir la patrie, comme la veille
d’un grand voyage on vient embrasser
sa mère.
Sa vie a été courte mais pleine ; plus
remplie d’œuvres que de jours.
Hélas ! ce travailleur puissant et
jamais fatigué, ce philosophe, ce
penseur, ce poète, ce génie, a vécu
parmi nous de cette vie d’orages,
de luttes, de querelles, de combats,
commune dans tous les temps à tous
les grands hommes. Aujourd’hui, le
voici en paix. Il sort des contestations
et des haines. Il entre le même jour
dans la gloire et dans le tombeau. Il va
briller désormais, au-dessus de toutes
ces nuées qui sont sur nos têtes,
parmi les étoiles de la patrie !
Vous tous qui êtes ici, est-ce que vous
n’êtes pas tentés de l’envier ?
Messieurs, quelle que soit notre
douleur en présence d’une telle perte,
résignons-nous à ces catastrophes.
Acceptons-les dans ce qu’elles ont
de poignant et de sévère. Il est bon
peut-être, il est nécessaire peutêtre, dans une époque comme la
nôtre, que de temps en temps une
grande mort communique aux esprits
dévorés de doute et de scepticisme un
ébranlement religieux. La providence
sait ce qu’elle fait lorsqu’elle met ainsi
le peuple face à face avec le mystère
suprême, et quand elle lui donne à
méditer la mort, qui est la grande
égalité et qui est aussi la grande
liberté.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
52
La providence sait ce qu’elle fait,
car c’est là le plus haut de tous les
enseignements. Il ne peut y avoir que
d’austères et sérieuses pensées dans
tous les cœurs quand un sublime
esprit fait majestueusement son
entrée dans l’autre vie, quand un de
ces êtres qui ont plané longtemps
au-dessus de la foule avec les ailes
visibles du génie, déployant tout à
coup ces autres ailes qu’on ne voit
pas, s’enfonce brusquement dans
l’inconnu.
Non, ce n’est pas l’inconnu ! Non, je
l’ai déjà dit dans une autre occasion
douloureuse, et je ne me lasserai pas
de le répéter, non, ce n’est pas la nuit,
c’est la lumière ! Ce n’est pas la fin,
c’est le commencement ! Ce n’est pas
le néant, c’est l’éternité ! N’est-il pas
vrai, vous tous qui m’écoutez ?
cette intelligence qui traverse la terre
pour souffrir et pour se purifier et
qu’on appelle l’homme, et l’on se dit
qu’il est impossible que ceux qui ont
été des génies pendant leur vie
ne soient pas des âmes après leur
mort !
De pareils cercueils démontrent
l’immortalité ; en présence de
certains morts illustres, on sent plus
distinctement les destinées divines de
En prononçant ce magnifique hommage à Balzac, Victor Hugo ignorait que la nation, 35 ans plus tard, lui accorderait
des obsèques nationales d’un faste inouï. Photo Roger-Viollet.
53
V
Florilège
Montaigne
Kant
Cicéron dit que philosopher ce
n’est autre chose que s’apprêter
à la mort ; c’est d’autant que
l’étude et la contemplation retirent
aucunement notre âme hors de nous,
et l’embesognent à part du corps,
ce qui est quelque apprentissage et
ressemblance de la mort ; ou bien,
c’est que toute la sagesse et discours
du monde se résout enfin à ce point, de
nous apprendre à ne craindre point à
mourir [...]
Le but de notre carrière, c’est la mort,
c’est l’objet nécessaire de notre visée ;
si elle nous effraye, comment est-il
possible d’aller un pas en avant sans
fièvre ? Le remède du vulgaire, c’est de
n’y penser pas. Mais de quelle brutale
stupidité lui peut venir un si grossier
aveuglement ? […]
La préméditation de la mort est
préméditation de la liberté. Qui a
apris à mourir, il a desapris à servir. Le
savoir mourir nous affranchit de toute
subjection et contrainte. Il n’y a rien
de mal en la vie pour celui qui a bien
compris que la privation de la vie n’est
pas mal.
La mort, nul n’en peut faire l’expérience en elle-même (car faire une expérience
relève de la vie), mais on ne peut que la percevoir chez les autres. Est-elle
douloureuse ? Le râle ou les convulsions des mourants ne permettent pas d’en
juger ; ils paraissent plutôt une simple réaction mécanique de la force vitale et
peut-être la douce impression de ce passage graduel qui libère de tout mal. La
peur de la mort qui est naturelle à tous les hommes, et fût-ce au plus sage, n’est
pas un frémissement d’horreur devant le fait de périr, mais comme le dit justement
Montaigne, devant la pensée d’avoir péri (d’être mort) ; cette pensée, le candidat
au suicide s’imagine l’avoir encore après la mort, puisque le cadavre qui n’est
plus lui, il le pense comme soi-même plongé dans l’obscurité de la tombe ou
n’importe où ailleurs. L’illusion ici n’est pas à supprimer ; car elle réside dans
la nature de la pensée, en tant que parole qu’on adresse à soi-même et sur soimême. La pensée que «je ne suis pas» ne peut absolument pas exister ; car si je
ne suis pas, je ne peux pas non plus être conscient que je ne suis pas. Je peux bien
dire : je ne suis pas en bonne santé, etc., en pensant des prédicats de moi-même
qui ont valeur négative (comme cela arrive pour tous les verba) mais, parlant à
la première personne, le sujet lui-même (celui-ci en quelque sorte s’anéantit) est
une contradiction.
Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), éd. Vrin, 1964.
Essais (1580), Livre I, Ch. XX
«Que philosopher,
c’est apprendre à mourir»
Mais à mourir, qui est la plus grande
besoigne que nous ayons à faire,
l’exercitation ne nous y peut aider. On
se peut, par usage et par expérience,
fortifier contre les douleurs, la honte,
l’indigence et tels autres accidents ;
mais, quant à la mort, nous ne la
pouvons essayer qu’une fois ; nous y
sommes tous apprentis quand nous y
venons.
Essais, Livre II, Ch. VI,
«De l’exercitation»
Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
54
Pascal
Qu’on s’imagine un nombre d’hommes
dans les chaînes, et tous condamnés à
la mort, dont les uns étant chaque jour
égorgés à la vue des autres, ceux qui
restent voient leur propre condition
dans celle de leurs semblables, et, se
regardant les uns et les autres avec
douleur et sans espérance, attendent à
leur tour. C’est l’image de la condition
des hommes.
Pensées, posth. (1669),
éd. Brunschvicg, III, 199
On a souvent dit que nous étions dans
la situation d’un condamné, parmi
les condamnés, qui ignore le jour de
son exécution, mais qui voit exécuter
chaque jour ses compagnons de geôle.
Ce n’est pas tout à fait exact : il faudrait
plutôt nous comparer à un condamné
à mort qui se prépare bravement au
dernier supplice, qui met tous ses
soins à faire belle figure sur l’échafaud
et qui, entre temps, est enlevé par une
épidémie de grippe espagnole. C’est ce
que la sagesse chrétienne a compris,
qui recommande de se préparer à la
mort comme si elle pouvait survenir
à toute heure. Ainsi espère-t-on la
récupérer en la métamorphosant en
«mort attendue».
V
V
Sartre
Fête des morts au Mexique, années 1960.
Photos Paul Almasy / AKG - Images.
Freud
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Lettre à Lou Andréas-Salomé
L’Etre et le Néant (1943), Gallimard
Bacon
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Essais de Politique et de Morale (1612)
55
55
Schopenhauer
Pour ce qui est de la valeur objective
de la vie, il est bien peu sûr, il est au
moins douteux qu’elle soit préférable
au non-être, et même, si l’on consulte
la réflexion et l’expérience, c’est le nonêtre qui doit de beaucoup l’emporter.
Allez frapper aux portes des tombeaux
et demandez aux morts s’ils veulent
revenir au jour : ils secoueront la tête
d’un mouvement de refus. Telle est
aussi la conclusion de Socrate dans
l’Apologie de Platon ; et l’aimable,
l’enjoué Voltaire lui-même ne peut
s’empêcher de dire : «On aime la vie,
mais le néant ne laisse pas d’avoir du
bon» ; ou encore : «Je ne sais pas ce
que c’est que la vie éternelle, mais
celle-ci est une mauvaise plaisanterie.»
De plus, la vie doit en tout cas bientôt
finir, et alors les quelques années
qu’on a peut-être encore à exister
disparaissent jusqu’à la dernière devant
l’infinité du temps où l’on ne sera plus.
Il semble donc même ridicule à la
raison de tant s’inquiéter pour ce court
espace de temps, de trembler si fort au
moindre danger qui menace notre vie
ou celle d’autrui, et de composer des
drames dont le pathétique a pour seul
ressort la crainte de la mort. Ainsi ce
puissant attachement à la vie est un
mouvement aveugle et déraisonnable ;
ce qui peut l’expliquer, c’est seulement
qu’en soi-même tout notre être est déjà
pure volonté de vivre, qu’à son sens la
vie doit par suite être le bien suprême,
si amère, si brève, si incertaine même
d’ailleurs qu’elle puisse être ; c’est
enfin qu’en soi et à l’origine cette
volonté est aveugle et dépourvue de
connaissance [...]
Si l’aspect effrayant sous lequel nous
apparaît la mort était dû à l’idée du
non-être, nous devrions ressentir le
même effroi à la pensée du temps
où nous n’étions pas encore. Car, on
ne saurait le contester, le non-être
d’après la mort ne peut différer de
celui d’avant la naissance ; il ne mérite
donc pas plus d’exciter nos plaintes...
Et pourtant est-il une question qui se
pose à la connaissance non corrompue
par la volonté plus naturellement que
celle-ci : «Il s’est écoulé un temps
infini avant ma naissance : qu’étaisje donc pendant tout ce temps ?»
La métaphysique pourrait fournir cette
réponse : «J’étais toujours moi, c’està-dire que tous ceux qui disaient alors
moi, tous ceux-là étaient moi.» [...]
L’ensemble des considérations présentes nous permet de comprendre
le véritable sens de cette doctrine
paradoxale des Eléates qu’il n’y a ni
naissance ni mort, mais que la totalité
des choses reste assise dans une
immortalité constante [...] De même ces
réflexions jettent de la lumière sur le
beau passage d’Empédocle, que nous
a conservé Plutarque : «Ce sont des
fous, et leur esprit est d’une bien petite
envergure, ceux qui s’imaginent que
quelque chose puisse naître sans avoir
existé auparavant, ou que quelque
chose puisse mourir et être totalement
anéanti. Jamais le sage n’en viendra à
penser que c’est seulement durant la
vie (c’est-à-dire ce que nous appelons
vie) que nous existons et que le bien et
le mal nous affectent, alors que, avant
la naissance et après la mort, nous ne
serions rien.»
[…] Sans doute, au sens où l’homme,
par la naissance, sort du néant, il
est ramené au néant par la mort.
Mais apprendre à connaître dans
sa nature propre ce néant, voilà qui
serait intéressant : car il suffit d’une
perspicacité même médiocre pour
reconnaître que ce néant empirique
n’est nullement un néant absolu, c’està-dire un néant dans tous les sens. Nous
sommes déjà amenés à cette manière
de voir par l’observation empirique
que toutes les qualités distinctives des
parents se retrouvent dans l’enfant, et
ont ainsi survécu à la mort […]
A l’homme, en tant que phénomène
temporel, la notion de fin est sans
doute applicable, et la connaissance
empirique nous représente ouvertement la mort comme fin de cette
existence temporelle. La fin de la
personne est aussi réelle que l’a été
son commencement, et dans le même
sens exactement où nous n’étions pas
avant la naissance, nous ne serons plus
après la mort. La mort cependant ne
peut rien supprimer de plus que ce que
la naissance avait établi ; elle n’enlève
donc pas ce qui, dès le principe, a
rendu la naissance possible avant tout.
En ce sens natus et denatus est une
belle expression.»
Le Monde comme volonté
et comme représentation (1819)
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Roger-Viollet.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
58
Leibniz
Comme les animaux généralement ne naissent point entièrement dans la
conception ou génération, ils ne périssent pas entièrement non plus dans ce
que nous appelons mort ; car il est raisonnable que ce qui ne commence pas
naturellement ne finisse pas non plus dans l’ordre de la nature. Ainsi, quittant leur
masque ou leur guenille, ils retournent seulement à un théâtre plus subtil, où ils
peuvent pourtant être aussi sensibles et aussi bien réglés que dans le plus grand.
Et ce qu’on vient de dire des grands animaux a encore lieu dans la génération et
la mort des animaux spermatiques plus petits, à proportion desquels ils peuvent
passer pour grands, car tout va à l’infini dans la nature.
Ainsi non seulement les âmes, mais encore les animaux sont ingénérables et
impérissables : ils ne sont que développés, enveloppés, revêtus, dépouillés,
transformés ; les âmes ne quittent jamais tout leur corps, et ne passent point
d’un corps dans un autre corps qui leur soit entièrement nouveau.
Il n’y a donc point de métempsycose, mais il y a métamorphose ; les animaux
changent, prennent et quittent seulement des parties ; ce qui arrive peu à peu, et
par petites parcelles insensibles, mais continuellement, dans la nutrition ; et tout
d’un coup, notablement, mais rarement, dans la conception ou dans la mort, qui
font acquérir ou perdre tout à la fois.
Principes de la nature et de la grâce fondés en raison (1714)
Nietzsche
Heidegger
Ce qui me rend heureux, c’est de voir
que les hommes refusent absolument
de penser la pensée de la mort ! Et je
contribuerais volontiers à leur rendre
la pensée de la vie cent fois plus
valable encore !
Le Gai Savoir (1882)
Le sentiment des gens, dans la banalité quotidienne des relations humaines,
«connaît» la mort comme un accident qui survient continuellement ; on connaît
des «cas de mort». Tel ou tel des proches, telle ou telle connaissance lointaine
«meurt». Des inconnus meurent chaque jour, à chaque heure. «La mort» se
présente comme un événement bien connu qui se passe à l’intérieur du monde.
Comme telle, la mort ne rompt pas cette absence d’imprévu qui caractérise l’ordre
banal des événements quotidiens...
L’analyse du «on meurt» nous dévoile sans équivoque la manière d’être, dans
sa banalité quotidienne, de l’être pour la mort. Celle-ci est comprise, dans
une semblable façon de parler, comme quelque chose d’indéterminé, qui
sans doute surgira bien un jour de quelque part, mais qui pour vous-même,
en attendant, est une réalité-non-encore-donnée, dont par conséquent la
menace n’est pas à craindre. Le «on meurt» propage cette opinion que la
mort concerne pour ainsi dire le «on». L’explication de la réalité humaine qui
a cours dans les propos des gens déclare : «on meurt», parce qu’en disant
«on meurt», chacun des autres et soi-même en même temps, «on» peut s’en
faire accroire : oui, on meurt, mais chaque fois ce n’est justement pas moi ;
le «on», ce n’est personne. Le «fait de mourir» est ainsi ramené au niveau d’un
événement qui concerne bien la réalité humaine, mais ne touche personne en
propre. Si jamais l’équivoque a été le fait des parleries quotidiennes, c’est bien
ici dans le parler sur la mort. Cette mort qui, sans suppléance possible, est
essentiellement la mienne, la voici convertie en un événement qui relève du
domaine public ; c’est à «on» qu’elle arrive.
Jules Renard
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V
Journal (16 mai 1899)
Allégorie de la mort, connue sous le nom
La Mort Saint Innocent, vers 1520. Musée du
Louvre. Photo Hervé Lewandowski / RMN.
L’Etre et le Temps
in Qu’est-ce que la métaphysique ? (1938)
trad. A. de Waehlens, éd. Gallimard
59
59
Jankélévitch
La mort EN TROISIEME PERSONNE est
la mort-en-général, la mort abstraite
et anonyme, ou bien la mort-propre en
tant que celle-ci est impersonnellement
et conceptuellement envisagée, à la
manière, par exemple, dont un médecin
envisage sa propre maladie ou étudie
son propre cas ou fait son propre
diagnostic : car les médecins aussi
peuvent être malades, rester médecins,
et englober ce qui les englobe, et
garder la sereine surconscience de
leur tragédie-propre […] Le Je, dans
cette affaire, devient sujet anonyme et
acéphale d’une mort indifférente, sujet
qui n’a pas eu de chance et qui a été
désigné par tirage au sort pour crever.
Mais il arrive aussi que le médecinmalade, tout en restant un peu médecin
dans son malheur, soit encore plus
malade que médecin : il n’est alors
qu’une misérable créature englobée
avec toutes les autres créatures dans
le même destin et dans le même
mystère. Si la troisième personne est
principe de sérénité, la PREMIERE
PERSONNE est assurément source
d’angoisse. Je suis traqué. En première
personne, la mort est un mystère qui
me concerne intimement et dans mon
tout, c’est-à-dire dans mon néant (s’il
est vrai que le néant est le rien de ce
tout) […] C’est de moi qu’il s’agit, moi
que la mort appelle personnellement
par mon nom, moi qu’on désigne du
doigt et qu’on tire par la manche, sans
me laisser le loisir de loucher vers le
voisin ; les échappatoires me sont
désormais refusées autant que les
délais ; l’ajournement à plus tard et
tout de même les alibis et le report sur
un autre sont devenus impossibles […]
Entre l’anonymat de la troisième
personne et la subjectivité tragique de
la première, il y a le cas intermédiaire
et en quelque sorte privilégié de la
DEUXIEME PERSONNE ; entre la mort
d’autrui, qui est lointaine et indifférente,
et la mort-propre, qui est à même notre
être, il y a la proximité de la mort du
proche. Le Toi représente en effet le
premier Autre, l’autre immédiatement
autre et le non-moi en son point de
tangence avec le moi, la limite prochaine
de l’altérité. Aussi la mort d’un être
cher est-elle presque comme la nôtre,
presque aussi déchirante que la nôtre
[…] Quant à la mort de nos parents, elle
fait disparaître le dernier intermédiaire
interposé entre la mort en troisième
personne et la mort-propre ; le dernier
glacis est tombé, qui séparait de notre
mort personnelle le concept de la
mort ; l’intérêt biologique de l’espèce
nous a décidément quittés, la sollicitude
qui nous protégeait du néant s’est
déplacée en nous laissant en tête à tête
avec la mort. C’est maintenant mon
tour, et c’est la génération suivante qui
pensera désormais la mort à travers
ma mort effective.
La Mort (1966), Flammarion
Epicure
Familiarise-toi avec l’idée que la mort
n’est rien pour nous, car tout bien et
tout mal réside dans la sensation ; or, la
mort est la privation complète de cette
dernière. Cette connaissance certaine
que la mort n’est rien pour nous a pour
conséquence que nous apprécions
mieux les joies que nous offre la vie
éphémère, parce qu’elle n’y ajoute
pas une durée illimitée, mais nous ôte
au contraire le désir d’immortalité. En
effet, il n’y a plus d’effroi dans la vie
pour celui qui a réellement compris que
la mort n’a rien d’effrayant. Il faut ainsi
considérer comme un sot celui qui dit
que nous craignons la mort, non pas
parce qu’elle nous afflige quand elle
arrive, mais parce que nous souffrons
déjà à l’idée qu’elle arrivera un jour.
Car si une chose ne nous cause aucun
trouble par sa présence, l’inquiétude
qui est attachée à son attente est sans
fondement. Ainsi, celui des maux qui
fait le plus frémir n’est rien pour nous,
puisque tant que nous existons la mort
n’est pas, et que quand la mort est là
nous ne sommes plus. La mort n’a, par
conséquent, aucun rapport ni avec les
vivants ni avec les morts, étant donné
qu’elle n’est plus rien pour les premiers
et que les derniers ne sont plus.
La foule tantôt fuit la mort comme le
plus grand des maux, tantôt la désire
comme le terme des misères de la
vie. Le sage, par contre, ne fait pas fi
de la vie et ne craint pas la mort, car
la vie ne lui est pas à charge et il ne
considère pas la non-existence comme
un mal. En effet, de même qu’il ne
choisit certainement pas la nourriture
la plus abondante, mais celle qui est la
plus agréable, pareillement il ne tient
pas à jouir de la durée la plus longue,
mais de la durée la plus agréable. Celui
qui proclame qu’il appartient au jeune
homme de bien vivre et au vieillard de
bien mourir, est passablement sot, non
seulement parce que la vie est aimée
de l’un aussi bien que de l’autre, mais
surtout parce que l’application à bien
vivre ne se distingue pas de celle à bien
mourir. Plus sot est encore celui qui dit
que le mieux c’est de ne pas naître,
mais lorsqu’on est né, de franchir au
plus vite les portes de l’Hadès.
S’il parle ainsi par conviction, pourquoi
alors ne sort-il pas de la vie ? Car cela lui
sera facile, si vraiment il a fermement
décidé de le faire. Mais s’il le dit par
plaisanterie, il montre de la frivolité
en un sujet qui n’en comporte point.
Il convient de se rappeler que l’avenir
n’est ni entièrement en notre pouvoir,
ni tout à fait hors de nos prises, de sorte
que nous ne devons ni compter sur lui,
comme s’il devait arriver sûrement, ni
nous priver de tout espoir, comme s’il
ne devait certainement pas arriver.
Lettre à Ménécée
in Epicure et les Epicuriens
par J. Brun, P.U.F. (1964)
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
60
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Spinoza
L’Ethique (1661-1677)
61
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109
62
La mort n'a rien de tragique
par René de Obaldia
de l'Académie française
J’ai toujours été très étonné d’être en vie : j’en suis tout
ébaubi ! Quoi de plus invraisemblable que d’être, en effet ?
Comme disait Coleridge : «Je me suis fait à l’idée que je n’étais
qu’une simple apparition». Mais qui dit la vie dit la naissance
et donc... la mort. Cette question m’a toujours préoccupé, il
est vrai, et il y a bien des façons de l’envisager.
n’est pas plus étonnant de naître deux fois qu’une ! La mort
est inévitable. C’est notre lot commun. Qu’on soit riche
ou pauvre, il y a là une sorte d’égalité, de grande justice.
Pour ma part, je n’ai pas la foi, même si j’ai été élevé dans
la religion catholique. Baptisé, j’ai fait ma communion et
même ma confirmation : j’ai été souffleté par un évêque !
Jean Paulhan me disait : «La mort ? Pourvu que j’arrive
jusque-là !...» Cette désinvolture me plaît beaucoup. Et puis,
en vrac, je me souviens du mot de Cocteau qui assurait être
«habitué à la mort». Comment ça, habitué ? lui demandait-on.
Et lui d’expliquer qu’avant de naître, il était mort depuis
des millions d’années... Ce sont des boutades, mais
elles révèlent autant de façons d’appréhender notre fin.
J’ai toujours été hanté par la mort, mais cela n’a rien de
tragique ! C’est plutôt le fait d’être qui est pathétique. J’ai,
comme Unamuno, un sentiment tragique de la vie. Et en
même temps, quelle chose fabuleuse que la vie !
La mort est un thème omniprésent dans mes textes. Que
voulez-vous ? C’est un compagnon ! Je partage ce sentiment
avec Pierre Schaeffer qui disait : «La mort ? Je la vis chaque
jour !»
V
Cyrielle Clair et Marie Le Cam jouent actuellement au Théâtre
des Mathurins ma pièce intitulée Grasse matinée1. On y voit
deux voisines de cercueil dans une espèce de no man’s
land, qui se racontent leur vie, avec les bons et les mauvais
moments. Artémise invite à «prendre la mort du bon côté»...
La foi, la croyance en un au-delà peut évidemment changer
l’appréhension que l’on a de la mort... On peut épiloguer à
l’infini sur ces questions. Tout en vous parlant, me revient le
souvenir de Jacques Chancel recevant Arthur Rubinstein à
son émission Radioscopie. On sait à quel point Chancel est
préoccupé des fins dernières: «Et Dieu, dans tout ça ?»...
À 90 ans, le grand pianiste avait gardé toute sa vivacité
d’esprit et jouait toujours, avec de fausses notes de temps
en temps, ce qui le rendait encore plus humain. Chancel a fini
par lui demander s’il croyait en la vie après la mort. «Non, a
répondu le maître, je suis formel, il n’y a absolument rien.
C’est fini ! Finita la comedia ! Rideau ! Finita la comedia !»
Puis, après un silence, il a ajouté : «Enfin, on verra bien...»
La mort s’inscrit dans un cycle naturel. Et, à la réflexion, il
Marie Le Cam et Cyrielle Clair dans Grasse matinée
de René de Obaldia, mise en scène Thomas Le Douarec, 2009.
Photo Bernard Michel Palazon / CDDS Enguerand
Vous m’interrogez également sur le goût des uns ou des
autres pour les célébrations. Mais l’hommage n’est-il pas le
propre de l’homme ? Tant mieux si cela permet de ne pas
tomber dans l’oubli. Ceux qui nous ont enchantés, divertis,
instruits continuent ainsi de vivre, d’une certaine manière.
Un proverbe bantu affirme : «Mon ami n’est pas mort
puisque je vis encore.» C’est très joli. Etre oublié, à l’inverse,
ce serait mourir une seconde fois.
Je suis donc naturellement favorable à toutes les
commémorations, même si je refuse la notion de devoir de
mémoire – le mot «devoir» me fait frémir. Il y a néanmoins
certaines difficultés. Si les cinquantenaires, les centenaires
marquent des anniversaires symboliques, pour le reste,
quand faut-il commémorer ? Pourquoi ne pas saluer
chaque jour les disparus, comme le Lapin dans Alice au
pays des merveilles qui préfère les non-anniversaires aux
anniversaires, beaucoup plus fréquents ?...
Personnellement, je préférerais qu’on honore ma mort
pendant que je suis encore vivant ! On a célébré il y a peu
mes 90 ans, j’ai dû être convié à 15 ou 16 fêtes ; j’étais
absolument ravi ! Il est réconfortant de se voir célébré de
son vivant. Non pas vanité, mais cela donne le sentiment
que la vie n’est pas tout à fait inutile. Des lecteurs ou des
spectateurs m’ont souvent écrit pour me confier le plaisir
que j’avais pu leur procurer, parfois dans des moments de
leur vie où ils étaient malheureux ou désespérés. Quelle
satisfaction ! Cela vaut tous les honneurs...
Vous rappelez qu’à la fin d’Exobiographie,2 j’ai raconté les
«différentes morts de Monsieur le Comte», m’interrogeant sur
la manière dont la Dame à la Faulx viendrait à ma rencontre.
63
Vous avouerais-je cependant qu’excepté à l’instant avec
vous, je parle rarement de ma mort ? J’ai traité plus
simplement, par exemple, dans mes Mémoires aléatoires4
«du désagrément de vieillir : ou mes amis meurent ou
ils se font décorer !» Figurez-vous que vu mon âge, en
effet, je passe mon temps à accompagner mes amis à
leurs funérailles ; des adieux entrecoupés de remises de
décorations au ministère de la Culture, rue de Valois... Cela
donne la dimension exacte de la comédie humaine, comme
dirait l’autre, entre les coups de la fatalité et les honneurs.
Une confidence : je préfère quand même les cocktails aux
funérailles !
Vous me demandez enfin mon avis sur la proposition du
président de la République de transférer les restes de
Camus au Panthéon. Je ne suis pas juge pour vous répondre.
À la place de Camus, je préférerais rester dans un petit coin
très agréable, entouré de la terre-mère... Au Panthéon, j’ai
l’impression que j’aurais froid. Alors si l’on me demande
d’aller au Panthéon, que l’on entende bien ces dernières
volontés : je refuse !
L’âge venant, il arrive que l’on prenne certaines dispositions
pour organiser ses obsèques, le cas échéant, ce qui impose
de savoir comment l’on veut être inhumé ou incinéré. À
cet égard, quelle évolution dans la théologie ! Dans mon
enfance, se faire incinérer était une hérésie. Aujourd’hui,
l’Eglise le permet, et certains même le préconisent. Moi,
l’idée d’être incinéré me donne froid dans le dos ! Je préfère
retourner à la terre.
Je ne conçois pas de véritable appréhension de la mort.
Plutôt une certaine curiosité, à la manière de William Blake,
immense visionnaire qui, lors de la rémission qui précède
souvent le trépas, s’est relevé pour déclarer, illuminé :
«Enfin, je vais savoir !»
D’après un entretien avec Rodolphe Fouano
réalisé en décembre 2009
René de Obaldia est poète, romancier, auteur dramatique.
1 : Réédition L’avant-scène théâtre poche, 2007.
2 : Editions Grasset & Fasquelle, 1993.
3 : René de Obaldia a été élu en 1999 à l’Académie française
pour occuper le fauteuil de Julien Green.
4 : Le Cherche-Midi éditeur, 2004.
V
Maladies ? Accidents ? Mille scénarios m’ont traversé
l’esprit dès mon plus jeune âge, versant le plus souvent
dans l’horrible. Il ne s’agissait pas pour moi d’exorciser
mes angoisses. De toute façon, les choses n’arrivent jamais
comme on les a prévues. Pour moi, la vie étant également
la mort, il m’intéressait, dans ces sortes de «mémoires», de
montrer différentes morts possibles. Rien de plus. Et j’ai pu
constater qu’en général, cela fait beaucoup rire. C’est tout le
paradoxe, peut-être...
Et puis, comment voudriez-vous que je fusse angoissé face
à la mort ? Je suis Immortel ! J’aurais dû commencer par le
rappeler [rires]. Encore qu’on pourrait trouver là l’origine
d’une angoisse à rebours : être condamné à poursuivre
infiniment, ce qui serait assez tragique.
René de Obaldia sur la scène du Petit Hébertot,
2009. Photo B.-M. Palazon / CDDS Enguerand.
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