N° 109 - JANVIER - FEVRIER - MARS 2010 Les Cahiers de la Maison Jean Vilar Il y a les morts, il y a les vivants, et ceux qui vont sur la mer... SOMMAIRE Présence des morts par Emmanuel Berl 3 NosMorts.com par Jacques Téphany et Rodolphe Fouano 4 D’âge en âge, Roger Mollien par Jacques Lassalle 6 Jean-Paul Roussillon : propre à rien par Alain Françon 10 André Benedetto Un homme libre par Bertrand Hurault 12 Mon premier maître par Philippe Caubère 15 Pina Bausch L’éternelle voyageuse par Bernard Faivre d’Arcier 18 Pour Pina par Wim Wenders 21 Alain Crombecque 66, Chaussée d’Antin par Jacques Téphany 22 Une passion par Jacques Montaignac 26 L’oreille absolue par Valère Novarina 27 Christian Dupeyron par Armelle Héliot 28 Catherine Le Couey par Jacques Téphany 30 Andrée Vilar par Jacques Téphany 32 La question posée à... Philippe Avron, Jacques Frantz, Victor Haïm, Joël Huthwohl, Joël Jouanneau, Jorge Lavelli, Jean-Pierre Léonardini, Muriel Mayette, Roland Monod, Pierre Notte, Jack Ralite, Rufus, Michel Vinaver, Frédéric Vitoux. 41 Les morts parlent des morts : Charles Dullin et Louis Jouvet par Jean Vilar 50 Albert Camus par Jean-Paul Sartre 51 Balzac par Victor Hugo 52 Florilège : Montaigne, Kant, Pascal, Sartre, Freud, Bacon, Schopenhauer, Leibniz, Nietzsche, Jules Renard, Heidegger, Jankélévitch, Epicure, Spinoza. La mort n’a rien de tragique par René de Obaldia Couverture : citation attribuée à Homère. Illustration : tapisserie (Aubusson) d’après un carton d’Andrée Vilar. 54 63 Présence des morts !"#$%"&'(&')*#$'+&,$&-'."/'0*-1$'&1'2&'$.#$3' +*"-%"*#')*,4'4&'0.2.#$&3')5$'%"&'(&'+&,$&'6'&"/'7' 8&',9.#'+.$'0*#,$'0.":.#$&'4*,$4#&,4&3'%".,)'(&'0&' 1*"-,&':&-$'&"/'%"&'%".,)'(&'09&,');1*"-,&< =0+#&$3')5$'%"&',*"$'2&$',;>2#>&*,$3'$"$+&41$' )5$'%"&',*"$'2&$'?*,*-*,$<'@*,,&"-$');-#$*#-&$3' ,*"$A0B0&$',9&,'$*00&$'+.$')"+&$3'."/'0*0&,1$' 0B0&$'*C',*"$'2&$'2&"-'-&,)*,$'D'E&$'>&-F&$3'4&$' 4*"-*,,&$3'2&$'0*-1$'$*,1'F#&,'2&"-$')&$1#,.1.#-&$' ,*0#,."/3'+-&$%"&'1*"(*"-$3'2&"-$')&$1#,.1.#-&$'-;&2$' $*,1':#:.,1$'G'2.':&":&3',*,'+.$'2&');4;);<'H.,$'2&$' 4#0&1#5-&$3'."1*"-')&$'1*0F&$3'4*00&,1')#$4&-,&-' 2.'!');2#1;')&'29*$1&,1.1#*,3'2.'1-#$1&$$&')&'29&$+*#-3'2&' -&4"&#22&0&,1')&'29#0+.1#&,4&3'2.'+#;1;')"'$.4-#25>&'7' I*#A0B0&3')5$'%"&'(&'09J'1-*":&3'(&'0&'$&,$'F.22*11;3' 1#-.#22;'&,'$&,$'4*,1-.#-&$'+.-'2&'$4-"+"2&'&1'+.-'2&' -&0*-)$< 8&'$.#$'1-*+'%"&'0.'0;0*#-&'&$1'#,!')52&',*,'0*#,$' %"9*"F2#&"$&'G'2.'+2"+.-1')&'0&$'$*":&,#-$3'&22&'2&$' .'+&-)"$'K'4&"/'%"9&22&'.'>.-);$3'&22&'2&$'.'4?.,>;$<' !.-&#22&'."/'4*,$&-:.1&"-$')&'0"$;&$'%"&'L&,*#-' );,*,M.#13'&1'%"#3'$*"$'4*"2&"-')&'2&$'$.":&-3' >N4?&,1'2&$'1.F2&."/'%"9*,'2&"-'4*,!'&'O<<<P @;2.$'D'Q*"$'1-.?#$$*,$'2&$'0*-1$'&,'2&$'*"F2#.,13' &1',*"$',&'+*":*,$'+.$'+&,$&-'6'&"/'$.,$'2&$'1-.?#-'D' Q*$'!');2#1;$'$9.:5-&,1')9."1.,1'+2"$'.F"$#:&$'%"9&22&$' $*,1'+2"$'R&-:&,1&$<'S&'$"-:#:.,1'!',#1'+.-'4-*#-&' %"9*,':#*2&'2&$':*2*,1;$')"'0*-13'%".,)'*,'-;$#$1&' ."/'$#&,,&$<'T.'+#;1;'1*"-,&'&,'#)*2N1-#&'K'#2'$&'!'>"-&' .)*-&-'",')#$+.-"3'%".,)'#2'$&'+-*$1&-,&')&:.,1'$&$' +-*+-&$'+.$$#*,$< Emmanuel Berl V Présence des morts (1936) Collection L’Imaginaire, Gallimard. La chute d’Icare, pastel d’Andrée Vilar, s.d. Collection Famille Vilar. 3 nosmorts.com Au cours des mois derniers, nos métiers ont déploré la disparition de nombreuses personnalités. Certaines d’entre elles touchaient si particulièrement Avignon, le Festival, la Maison Jean Vilar, que notre revue se devait de leur rendre hommage. Le lecteur ira à leur rencontre au fil de ces pages mélancoliques… » Mais comment ne pas risquer de voir nos Cahiers transformés en bulletin nécrologique ? Sans doute en ouvrant notre réflexion à la question de la mort au théâtre : comment le monde du spectacle affrontet-il cette absurdité ? Nous avons déjà abordé cette problématique l’été dernier à l’occasion de l’hommage rendu à Gérard Philipe lors du cinquantenaire de sa disparition. Nous rappelions qu’en matière musicale ou littéraire, les « tombeaux » sont des hommages à des maîtres sans obligation à l’expression du deuil ou de la douleur. L’un des poèmes les plus inspirés de Mallarmé, Le Tombeau d’Edgar Poe, fait écho à celui de Baudelaire par Pierre-Jean Jouve, à celui de Claude Debussy par Manuel de Falla, ou encore au Tombeau de François Couperin de Maurice Ravel. Et Henri Pichette, poète de Nucléa et ami du comédien, n’a-t-il pas écrit un Tombeau de Gérard Philipe ? De l’oraison funèbre au « tombeau », des rites d’enterrement ou de crémation à l’érection de monuments et aux célébrations des anniversaires, l’hommage aux morts est une réponse à l’éternelle interrogation devant notre finitude. Et notre Maison, qui porte le nom d’un grand mort dont on ne sait plus si la patrie lui est reconnaissante, est souvent prise entre les deux pinces d’un étrange paradoxe : mémoire et/ou/contre modernité. Du moins essaie-t-elle d’apporter sa contribution à la question tellement inscrite dans l’air du temps des attachements au passé, eux aussi écartelés entre affection sincère et calcul égoïste. «Le spectacle continue» est une règle spécifique au métier. En cas d’accident, l’acteur n’est guère remplaçable au pied levé : quoi qu’il lui arrive, jambe cassée ou perte d’un proche, il doit jouer parce qu’il est une partie d’un tout. Les exemples abondent… Mais surtout, l’acteur n’existe pas sans l’acte de la représentation. C’est ainsi que le jour de la mort de Gérard Philipe, Vilar n’a pas trouvé meilleur moyen de lui rendre hommage que de jouer quand même – ce que certains lui reprochèrent. Vilar n’envisageait pas que son théâtre fût en berne : c’eût été tuer l’acteur une deuxième fois. Si dans les sociétés modernes, la mort est souvent évacuée (on meurt seul et le convoi du citoyen anonyme n’est plus suivi par les voisins du quartier…), la mise en scène de celle des grandes personnalités, dernièrement de Philippe Séguin à Mickaël Jackson, atteint toujours des proportions littéralement spectaculaires. C’est que les morts sont aussi des enjeux pour les vivants, et la LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 4 panthéonisation d’Albert Camus, qui sert à la fois des intérêts politiques et commerciaux, permet un retour, voire une libération du refoulé au cœur du débat sur l’identité nationale : Amédée, ou comment s’en débarrasser… Au-delà du deuil et de la tristesse, il est peut-être d’abord question de séparation d’avec nous-mêmes, les vivants : n’est-ce pas cette angoisse qui nous hante lorsque nous « fêtons » nos anniversaires, qu’il s’agisse de nos années enfuies dans notre corps, nos entreprises, ou nos théâtres ? Célébrer, un an ou vingt ans après, la naissance du 104 ou celle du centre dramatique national de Limoges, le centenaire de la naissance de Ionesco ou le cent-cinquantième d’Anton Tchékhov, cela a-t-il plus de sens que de fêter les non-anniversaires du Lapin d’Alice lorsqu’elle se promenait au pays des merveilles ? Notre cher Hugo lui-même pratiquait un véritable culte des anniversaires quelle qu’en fût l’origine : amours, deuils, événements politiques, comme s’il s’agissait de borner le temps, de se l’approprier… Notre époque n’a donc pas inventé ce rite, mais comment ne pas en observer l’inflation ? La célébration est même aujourd’hui en libreservice sur internet. Le site JeSuisMort.com invite à « se recueillir sur les tombes des hommes et des femmes les plus célèbres ». La consultation des biographies permet de « savourer l’histoire de chacun » et par un système de vote de faire « évoluer leur score de popularité ». On trouve un « top 50 » des morts en ligne ! Le site invite à souffler les bougies de leurs anniversaires. Le webmaster recommande « silence et bonne promenade », proposant le classement des morts les plus vus la veille sur le site, ou au cours du mois précédent. En ce mois de janvier 2010, Mickaël Jackson est « le e e plus visité », devant Jésus (4 ) ou Adolf Hitler (6 ). On serait presque rassuré de voir Victor Hugo pointer à la dix-huitième place – après Marilyn Monroe, certes, mais devant Mike Brant ! On peut aussi écrire une lettre posthume même si « personne ne vous répondra » ! Molière en a reçu 12, Shakespeare 9, Musset 3, mais Gérard Philipe 11. Elles émanent souvent de potaches en mal d’exposés ou de mise en scène de soi sur le Net… Un autre site anglophone, findagrave.com, invite à se rendre sur la tombe choisie et à y déposer des messages, des fleurs, des bougies virtuelles. Au-delà de ces formes de comédie macabre, au-delà des apparences – excès de théâtralisation là-bas, d’intériorisation ici –, notre conversation avec l’absence nous conduit-elle à parler d’abord de nousmêmes, l’Autre ne pouvant plus répondre ? Dans ces conditions, et pour rester dans notre domaine, comment rendre hommage à un auteur ou à un compositeur ? à un comédien ? à un metteur en scène ? à un directeur de théâtre ou de festival ? à un producteur ? à un éditeur ? Comment ne pas sombrer dans la contemplation du passé et la nostalgie ? Visiter les vies révolues, autrement dit se souvenir, est-ce « moderne » ? Là est la question que nous avons posée à tous ceux qui ont si généreusement participé à ce numéro. À ces couronnes de contributions, nous avons ajouté un florilège de sagesses, d’Épicure à Jankélévitch en passant par Paul Valéry : « La mort nous parle d’une voix profonde pour ne rien dire ». Et ce numéro ne prétendra pas vous en dire davantage. » Jacques Téphany et Rodolphe Fouano 5 D'âge en âge, Roger Mollien par Jacques Lassalle Je vous invente, mais je vous invente tel que vous êtes. Robert Bresson Qu’est-ce qui l’emporte quand nous perdons un être cher ? Est-ce cette part de nous-même qui se défait avec celui, avec celle, qui s’en va ? Est-ce, au contraire, cette expansion de soi qui commence et s’étend, lorsque nous éprouvons, après la brutalité déchirante de leur départ, l’avènement en nous d’une nouvelle présence des morts, plus douce et plus continue que celle que nous leur ménagions de leur vivant ? La mort sépare moins qu’elle ne réunit. Avec ceux qui ne sont plus, le lien que la vie avait trop souvent interrompu ou distendu, se renoue désormais dans la douce quiétude de tête-à-tête que plus rien ne vient contrarier. Les années passant, que nous le sachions ou non, que nous le voulions ou non, ont fait de nous de nouveaux anciens que continuent à accompagner les amis, les maîtres, les compagnons, qui ne sont plus. Diligents autant que discrets, ils ont peu à peu trouvé refuge en nous. Maintenant, ils nous habitent et continuent à nous construire. En eux grandit notre passé, s’invente notre présent. Avignon 1953 ou 1954. Comme chaque jour de la semaine, je suis venu en stop de la très proche banlieue du Pontet où je campe près du lac. C’est une fin d’après-midi tiède et tranquille. Ce n’est pas comme hier où soufflait sur la ville un mistral à décorner les toros de Camargue. Je me dirige sans hâte vers le Palais des Papes. J’ai le temps. La représentation ne commence qu’à 22 heures, quand la nuit est presque tombée et que dans la clarté blanche des projecteurs commence un autre jour, un autre éprouvé du temps. Un couple soudain marche devant moi, surgi probablement d’une des ruelles en ciseau qui irriguent la longue avenue de la République entre la gare et la place de l’Horloge. L’homme et la femme se tiennent enlacés. Ils n’ont pas beaucoup plus de vingt ans. De temps en temps, il lui parle à l’oreille et elle rit de tout son corps. Elle est brune comme lui, mais élancée, mince, presque dansante, quand lui, plus massif, aborde la légère pente de l’avenue d’un pas égal et mesuré. J’ai très vite reconnu l’acteur Roger Mollien, qui, hier soir, dans la Cour d’Honneur, jouait Cinna, aussi stoïque que son partenaire Jean Vilar, inoubliable empereur Auguste, cependant que le mistral s’engouffrait par rafales sous les toges et saccageait les savantes coiffures de Sylvia Monfort et des autres dames de la distribution. Roger Mollien, je l’ai vu, déjà, dans Lorenzaccio, dans Le Prince de Hombourg, dans Don Juan. Très jeune encore, il est un pilier de la troupe. J’aimerais l’approcher, le complimenter, lui Roger Mollien et Jean Vilar dans Le Triomphe de l'amour de Marivaux, régie de Jean Vilar, 1955 Photo Agnès Varda. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 V Ainsi, avec le temps, nos deuils se sont-ils trouvé une manière de consolation. Mais en ce cruel été 2009, les morts ont succédé si vite aux morts, que le temps nous a pris de court. Comment les saluer ? Comment déjà leur faire place ? Pina Bausch, puis Merce Cunningham, l’un aux confins de l’hyperréalisme, l’autre aux confins de l’abstraction, avaient ouvert à la danse des horizons avant eux insoupçonnables, et nous avaient obligés, par contre-coup, à questionner le théâtre autrement… André Falcon, Jean-Paul Roussillon, Roger Planchon, chacun à sa façon, avaient scandé mes années de formation… André Benedetto, dont j’avais programmé La Madone des ordures et vu et revu l’admirable Géronimo, avaient fertilisé mes années de Vitry. Jean-André Fieschi, mon ami cinéaste autant que critique, m’avait aidé, l’un des tout premiers, à marier théâtre et cinéma… Tous nous ont quittés sans crier gare, entre juin et août. Pour un temps au moins, on espérait la liste close. C’est alors que nous parvint la mort de Roger Mollien. Je le connaissais finalement peu, mais nos routes s’étaient croisées en chacun de ces moments charnières où commence un nouvel âge de notre vie. Il m’en était devenu mystérieusement proche et fraternel. Je ne le mesurais pas vraiment, du temps qu’il vivait. Maintenant, si. 6 7 demander comment il est devenu ce comédien que j’admire et envie. La peur de gêner le dispute à ma timidité. Elle me paralyse chaque fois que l’occasion m’est donnée d’aborder quelqu’un qui m’importe. En cette occasion comme en tant d’autres, je restai donc coi, mais dès mon retour à Nancy, en cachette de mes parents, je m’inscrivis au Conservatoire d’art dramatique et y travaillai pour commencer le rôle de Lorenzo, à l’image de Gérard Philipe, et celui de Cinna, en hommage à Roger Mollien. Mon avenir de héros romantique ou de prince de tragédie fut de courte durée. Les professeurs me décrétèrent valet de comédie, et je dus, au plus vite, aller voir du côté des Gros-René et des Mascarille. Je n’oubliais pas pour autant Roger Mollien. Poitiers au début des années 1980 : le trop oublié Robert Gironès en dirige le CDN. Il a invité quelques goldoniens à une représentation du Nouvel appartement que Maurice Favarel venait de mettre en scène en co-production avec le Grenier de Toulouse. Ont répondu à l’invitation, je crois me souvenir, Danièle Aron qui a traduit La Locandiera, que j’ai mise en scène en 1981 à la Comédie-Française, et Claude Perus qui m’a aidé à adapter Boccace (le Décaméron), et dans la traduction de Michel Arnaud, à réaliser des montages de Ruzzante (La Parlerie et Bilora) et de Goldoni (La Guerre et L’Amant militaire). Curieusement, je ne crois pas que Ginette Herry ait été là. Notre collaboration, il est vrai, ne débutera vraiment que plus tard, quand j’aurai rejoint le Théâtre national de Strasbourg. Mais je retrouvais Roger Mollien. Jouait-il dans le spectacle de Favarel ? Je crois plutôt qu’il préparait lui-même une mise en scène de Goldoni et que ce projet expliquait sa présence. J’étais heureux de lui parler enfin. Ni colloque, ni table ronde, la rencontre, autant que je puisse me souvenir, n’avait rien de formel. Roger Mollien n’avait pas beaucoup changé depuis Cinna et les années TNP. Un peu forci seulement et les cheveux plus poivre et sel, moins uniformément noir de jais que jadis à Avignon. Mais la même intensité du regard vert océan, la même curiosité d’écoute, le même besoin de partage que lorsqu’il travaillait auprès de Vilar. Devenu animateur de compagnie, il connaissait des difficultés avec ses tutelles et continuait à se battre pour une pratique de troupe, pour la cohérence politique et artistique de son répertoire, en fidélité, tout ensemble, à Vilar et à Brecht. À la différence de beaucoup de ses anciens camarades du TNP, mais à l’image de Philippe Avron que je devais retrouver plus tard, lui aussi, il n’avait pas cédé aux facilités du boulevard, et ne « tournait » pratiquement pas pour le cinéma et la télévision. Il me confirmait les fidélités et les courages, qu’en imagination, je lui prêtais. Mes enthousiasmes et mon radicalisme de « cadet », en expérience au moins, devaient l’amuser, peutêtre le conforter. Nous nous étions promis de nous revoir. Ce n’était pas des paroles en l’air. Mais à Paris, rester attentif à l’autre, c’est trop souvent de loin, sans se voir ni s’entendre vraiment. Paris, automne 2003 : Marcel Bozonnet me demande de mettre en scène Platonov salle Richelieu. C’est l’occasion de retrouver Roger Mollien. Comme ses camarades du TNP, Jean-François Rémi, Georges Riquier, Jean-Paul Moulinot, mais après eux, il a rejoint la troupe de la ComédieFrançaise. L’espérance d’un théâtre effectivement national et populaire, « élitaire et pour tous » s’est-elle peu à peu LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 8 perdue ? La Comédie-Française, après son hautain quant-àsoi des années 60 a-t-elle évolué, jusqu’à devenir à son tour, après le départ du TNP pour Villeurbanne chez Planchon, le premier des théâtres de service public parisiens, sinon français ? Un peu des deux sans doute et cela mériterait de plus amples analyses. Roger Mollien, en tout cas, continuait à servir l’une comme il avait servi l’autre : homme de troupe loyal et discret, remarquable soliste quand il le fallait, attentif seulement à la qualité des œuvres et des pratiques, aux antipodes, semble-t-il, des opportunismes et des sinuosités de carrière. C’est le rôle d’Ivan Ivanovitch, le déplorable beaupère de Platonov que je lui confiais. Il avait déjà joué le fils Glagoliev auprès de Vilar et de Casarès dans la mémorable version du TNP, et je le mettais sur le sujet dès que je le rencontrais hors du plateau. En répétitions, nous cherchions tacitement à retrouver ce qui nous fascinait, lui et moi, chez Tchékhov : le tragique farcesque, la déchirante dérision, l’humain jusque dans le fantoche, le fraternel jusque dans l’infâme. Mais l’œuvre était vaste, largement chorale, et la durée des répétitions chichement comptées. Je ne pus donc lui consacrer tout le temps que son rôle méritait. Retenu par ses autres engagements dans l’alternance, il ne put assurer la reprise qui nous aurait permis, comme il arrive souvent, de reprendre et d’approfondir notre dialogue. Le cher Jean Dautremay lui succéda. V C’est finalement quatre ans plus tard, lorsque Muriel Mayette me demanda de mettre en scène Figaro divorce d’Horvath que nous nous rencontrâmes vraiment. La fresque épique d’Horvath, tout aussi symphonique que celle de Tchékhov, imposait de surcroît l’éclatement de la chronologie et de l’espace. Roger Mollien accepta de jouer successivement, un sous-chef douanier suisse alémanique en attente de révolution ; un professeur bavarois amateur de soins de beauté et fasciste à venir ; enfin Antonio, le vieux jardinier du Comte Almaviva qui refait surface à la fin de la pièce, aussi nostalgique de l’ordre ancien qu’il l’était chez Beaumarchais. Les trois rôles étaient si contrastés que bien des comédiens les auraient jugés incompatibles. Roger Mollien, lui, s’enchanta d’un pareil défi. Jour après jour, d’une reprise à l’autre, il cisela le caractère de chacun de ses personnages, leur conférant une saveur et un relief inoubliables. Ces dernières années, la maladie ne l’avait pas épargné. Il se déplaçait difficilement et n’avait que partiellement l’usage de son bras droit. Je doute pourtant qu’un spectateur ait pu jamais s’en aviser. De temps en temps, à la faveur d’une courte interruption technique, il me rejoignait à ma table de régie, au centre de la salle, pour me demander à mi-voix un léger passe-droit : « La salle des douaniers est petite et surélevée par la tournette. Cela rend mes déplacements difficiles. M’accordez-vous d’éviter le bord du plateau et de changer de place en passant par le lointain ? » Il me faisait aussi quelques suggestions : « Me permettez-vous de féminiser légèrement le professeur ? De patoiser discrètement la partition d’Antonio ? » Assuré de mon plein assentiment, ravi, il rejoignait ses camarades sur le plateau. Il nous arrivait aussi de nous retrouver dans le bus qui relie la salle Richelieu au théâtre Récamier où nous répétions. Je le pressais alors de questions : « Comment travaillait Vilar ? Comment vous distribuiez-vous le travail lorsqu’il vous a proposé de co-signer la mise en scène des Rustres ? Quel camarade était Gérard Philipe ? » Ses réponses auraient justifié un livre de témoignage que sa gêne instinctive à parler de lui et des autres l’empêcha peutêtre d’entreprendre. Mais on peut lire avec profit l’entretien qu’il accorda à Jacques Téphany en 1995 dans les Cahiers de l’Herne consacrés à Jean Vilar. Roger Mollien ne courut jamais non plus promotions et récompenses. Pourquoi ne fit-on pas de lui un sociétaire ? Comment, le sachant malade, ses pairs ne pensèrent-ils pas à l’honorer au moins d’un Molière du second rôle ? Roger Mollien n’aurait probablement pas apprécié que j’en vienne à poser ces questions. Pouvoir continuer d’exercer sa condition d’acteur, sans compromis ni lassitude lui paraissait un privilège suffisant. À l’exemple des meilleurs de sa génération, il incarnait une conception du théâtre public à son plus haut niveau d’exigence et de probité. On lui succédera. On ne le remplacera pas. Ces quelques lignes ne prétendent pas tracer de lui un portrait, ni même l’esquisse d’un portrait. Comment le pourraient-elles ? Mais elles veulent saluer le parcours d’un homme qui parvint à s’accomplir par le seul exercice, intranquille et pourtant serein, de son art de comédien. Je n’en connais pas beaucoup qui y soient à ce point parvenu. J. L. Jacques Lassalle est auteur et metteur en scène. Il a notamment dirigé le Théâtre national de Strasbourg de 1983 à 1990 et la Comédie-Française de 1990 à 1993. Il est président de l’Association Jean Vilar depuis avril 2009. Denis Podalydès et Roger Mollien dans Figaro divorce de Odon von Horvath, mise en scène Jacques Lassalle, 2008. Photo Brigitte Enguerand / CDDS Enguerand-Bernand 9 Jean-Paul Roussillon : propre à rien par Alain Françon C’est ce que Firs dit de lui-même à la fin de La Cerisaie : dernières paroles d’un vieux majordome oublié par ses maîtres. Leur inconséquence le tient enfermé à clef dans la demeure familiale désormais vide et appelée à démolition. Et la hache de frapper et les arbres de tomber. Situation unique. « Propre à rien, va ! ». L’objectivité d’un tel constat défie toute célébration. Elle est en accord avec la profonde modestie revendiquée par Jean-Paul Roussillon, l’interprète de Firs au Théâtre national de la Colline. Dans une autre pièce, Katarakt, Jean-Paul jouait « Alter » (un vieux), personnage qui traverse la trilogie Festung de Rainald Goetz. Tout à la fin, « Alter » ouvrait ses yeux blanchis et se mettait à parler. Étonnant de voir comment cette parole individuelle tout à fait normale se coulait dans les formules et les opinions les plus rabâchées, dans un curieux fatras fait d’une part de « OK », et d’autre par de « bon d’accord » et ponctuée par des « je ne sais pas très bien non plus », et des « etc. » et « ainsi de suite ». Jean-Paul avait une manière d’argumenter qui ne suivait ni le noyau des arguments, ni la structure des mots mais qui, entre les deux, provenait d’une mélodie de vérité et il pouvait se laisser porter par cette mélodie comme par l’émission d’un murmure continu. Mélodie de vérité ! Se souvenir, oui, c’est important. Tout artiste ne fait qu’entrelacer sa propre nouveauté et l’évidence dont il hérite. Il inaugure dans la durée, même si tout commencement est unique. L’évidence héritée de Jean-Paul on la reçoit, on la saisit quand on le revoit jouer dans les captations des spectacles de la Comédie Française (qu’il a mis en scène pour la plupart), et dans La Cerisaie ou dans Katarakt. Sa présence est à elle seule une force liante, fondatrice, et nous qui devons continuer, il nous appelle à une suite, il nous donne le goût d’un avenir, l’exigence d’une continuité y compris dans l’excès des questions et des critiques. Cette présence-là nous encourage à continuer sachant que continuer c’est continuer de commencer : autre exigence de Jean-Paul, pour qui rien jamais ne pouvait être acquis. Alors, propre à rien ? A. F. Alain Françon est metteur en scène. Il a dirigé le Théâtre national de la Colline de 1996 à 2009. Jean-Paul Roussillon dans Katarakt de R. Goetz, adapt. Olivier Cadiot, mise en scène Alain Françon, Théâtre national de la Colline, 2004. Photo Pascal Gely / CDDS Enguerand Bernand Mais pas d’hommage, pas de contemplation du passé, et pas de nostalgie, il n’en voulait pas ! Portrait de Jean-Paul Roussillon, 1987. Photo Agnès Courrault / CDDS Enguerand Bernand LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 V De Tchékhov à Goetz, jouant Firs ou Alter : c’est le même ordre caché de l’Art. Difficile de parler de cet « ordre caché » quand il s’agit d’un grand acteur, on peut simplement en témoigner, témoigner de son évidence et dire qu’essentiellement, il jouait juste. Pourquoi ? Parce qu’il savait rendre justice au texte, son extrême précision lui permettant d’atteindre l’universel dans la description du plus particulier : le contraire de ceux qui jouent tout en général. Une capacité unique à incarner une forte densité de jeu dans la plus extrême légèreté. Funambule ! 10 11 André Benedetto : un homme libre par Bertrand Hurault Comme Paul Puaux qu’il estimait beaucoup, André Benedetto était, à l’origine, instituteur. Dans une certaine mesure, il l’est toujours resté, se préservant de toute posture intellectuelle. Très tôt rebelle et original, il avait été envoyé en pénitence, pour ne pas dire en exil, à Port-Saint-Louis-du-Rhône puis à Chateaurenard, autant dire sur son terrain d’élection, près du peuple et des petites gens. Nous nous sommes rencontrés au théâtre universitaire d’Aix-en-Provence où il succéda à Marc Netter. Il montait l’Antigone de Jean Anouilh, et je l’ai suivi à Avignon sur le « Chariot » animé par Elisabeth Barbier. André n’a pas tardé à se rendre compte qu’il n’avait pas grand chose en commun avec Elisabeth Barbier, d’où la création de la Nouvelle Compagnie, avec sa femme Jacqueline et moi-même. Nous jouions Edgar Poe dans le dancing du bar des Sources, dans des conditions incroyables…, et puis, en 1960/1961, nous sommes tombés sur le cinéma du patronnage des Carmes alors animé par un personnage étonnant, le père Jacques de la Celle, chanoine régulier de l’Immaculée Conception, autrement dit CRIC ! Le père Jacques était un ancien résistant, un type épatant qui savait tout faire de ses mains et qui laissait une totale liberté à notre équipe iconoclaste. Il fut victime de dénonciations violentes de la part de « catholiques indignés », d’un éditorial haineux dans Le Figaro suivi d’une contre-pétition conduite par la paroisse universitaire. Le père Chave était déjà à nos côtés… Cependant que, pour gagner notre vie, nous continuions d’être instituteur, documentaliste, professeur d’anglais… Benedetto avait un établi, son théâtre. Il y vivait en véritable artisan. Ses Carmes étaient à la fois sa maison, son atelier de recherche, son lieu de présentation. Il s’est fabriqué ses outils et, finalement, il était légitime, en 68, pour affirmer que Vilar avait fait du théâtre politique avec des chefsd’œuvre et que l’heure était venue d’en faire avec de la création contemporaine. En 68, précisément, nous créons Zone rouge, Feux interdits mais nous nous retrouvons dos au mur avec la contestation débarquée de Paris. Nous tenons des assemblées générales tous les après-midi, mais André se rend vite compte du jeu trouble de Georges Lapassade. C’est ainsi que ce sulfureux agitateur avait poussé des gamins à aller taguer les murs de la Préfecture, ce dont nous les avions fort heureusement empêchés au risque de passer pour des staliniens. Un peu plus tard, en Argentine, André et Jacqueline Benedetto dans Statues, 1965. Photo Frances Ashley LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 V André était prodigieusement agacé de passer pour un communiste, lui qui était sans parti même si son cœur battait à gauche. Il portait sur le Festival de cette époque – celui de Jean Vilar – un regard positif, respectueux. Un été, il y avait participé comme régisseur de scène. Le théâtre de Vilar correspondait à son attente. Alors que nous avions déjà joué Godot, voilà que la SACD nous refuse l’autorisation de monter une pièce de Brecht. De ce jour, André décida d’écrire pour ne plus dépendre de personne. Statues est joué dès 1965 pendant le Festival, sans hostilité de la part de Vilar et de son équipe – ils vont même jusqu’à signaler nos représentations dans leurs bulletins quotidiens. S’ensuivent Le Pilote d’Hiroshima, Napalm, Viet-Nam… Un prof de philo du lycée Mistral, Pierre Louet, revient alors de Londres où il a vu le spectacle mythique de Brook sur le même thème. Louet attire l’attention de son ami Olivier Todd, alors important personnage de l’Observateur, sur le spectacle des Carmes… Et Todd de révéler VietNam au grand public, ce qui nous permettra un début de professionalisation – nous sommes en 1966. À cette époque, nous travaillions encore à la façon de la grande décentralisation dramatique, nous montons Les Perses dans la meilleure tradition de la Sorbonne, avec masques et costumes – et c’est une catastrophe. Sans perdre de temps, avec Jean-Marie Lamblard et Michel Hébrard nous changeons tout pour jouer Xerxès à trois comédiens : ce tournant est essentiel dans le théâtre et la pensée d’André. Le spectacle remporte un franc succès à Nancy et la Nouvelle Compagnie entre définitivement dans le cercle des jeunes troupes novatrices. 12 Lapassade sera plus gravement irresponsable encore… Mais jamais Benedetto ne joua contre Vilar. Il était plus critique à l’encontre de Béjart, mais il faut bien dire qu’il détestait la danse ! Je me souviens d’une crue soudaine du Rhône qui avait balayé le plateau improvisé de Béjart et l’aïoli monstre imaginé par la mairie – auquel Vilar avait bien été obligé de se joindre… Ça l’avait mis en joie ! Au fait, André était plein d’humour, il était un homme aussi agréable qu’exigeant. Ce lâcher de pintades dans la Cour d’honneur, c’était trop drôle ! À ce moment-là, notre petit groupe était constitué d’André et Jacqueline, sa femme, de Jean-Marie Lamblard, Madeleine Ravel, Georges Benedetto, le frère d’André qui était, lui, un authentique communiste, et moi-même. Nous voici dans les années 70 avec une nouvelle charnière : l’Occitanie. Alors que nous tournons de Nice à Bordeaux, André fait la connaissance d’un très grand plasticien, Ernest Pignon Ernest, qui passera un an à Avignon (contestant un spectacle de Roland Petit proposé par le Festival, à ses yeux véritable trahison à l’égard de Maïakovski). Un autre plasticien, Pierre François, fait alors des décors pour la Nouvelle Compagnie, et nous côtoyons régulièrement Pierre Castang, les Rouquette, Laffont, Marti…, à tel point qu’André lui-même se met à l’Occitan ! À Uzeste (où est né le pape d’Avignon Clément V), il se lie d’amitié avec Bernard Lubat, il écrit et monte Le Siège de Montauban, Thermidor Terminus, Le Mystère Vilar, Fin de journée (pour Jacqueline et pour moi), Manteau d’espion, Madame Popolo, une pièce comique mettant en scène un pique-nique nocturne au Palais des Papes, et encore Auguste et Peter, pour nous deux, André et moi. Même si l’Occitanie s’est un peu affaiblie au fil des ans, André n’a jamais dit « Occitanie terminus » : il se voyait en « ligure ». Ce qu’il aimait dans son Occitanie, c’était le brassage des peuples qui correspondait à son goût baroque, c’est-à-dire son absence de centre, d’appartenance à quiconque. Il n’y avait rien pour lui de plus suspect que le succès, même s’il avait fini par réunir un public très proche de lui. Et observez qu’il aura été soutenu par tous les maires d’Avignon, de tous bords, sans jamais renier ses idées ni son style. André Benedetto a été un acteur essentiel des deux festivals, In et Off. Créateur sans le savoir du Off, il lui convenait précisément par son anticentralité et son foisonnement. Pour André, l’erreur du In était de vouloir faire du Off : être foisonnant et perdre son « centre » comme il l’avait du temps de Vilar. Avec Vilar, André avait rencontré plus qu’un artiste et qu’un programmateur, une conscience libre, jamais inféodée. Il était de la même étoffe : il y avait beaucoup de bonté un peu bourrue chez lui parce qu’il avait une grande confiance dans l’homme. Sa fidélité en amitié était magnifique. André était vraiment un honnête homme. Propos recueillis par Jacques Téphany Bertrand Hurault a été enseignant. Comédien, il est président de l’association Nouvelle compagnie d’Avignon - Théâtre des Carmes. 13 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 14 André Benedetto, mon premier maître par Philippe Caubère J’aurais voulu trouver la force – et surtout le talent – d’écrire un hommage à André Benedetto, comme il avait si bien su le faire pour d’autres. Je pense, ce disant, à l’extraordinaire Magnificat écrit – et joué par lui – pour Gilles Sandier, ce « type bien », comme il disait. À Narbonne, des viticulteurs ont tiré sur les flics qui ont riposté au fusil mitrailleur. « OC ! » : j’entends ce cri surgir du midi lointain, et pourtant si présent. Des rumeurs sauvages et grondantes me parviennent par delà les monts, et leur écho me fait vibrer le cœur. « Quand vous pénètrerez dans les jardins d’Allah Où le désert apprivoisé roucoule aux pieds des femmes dévoilées…» Ça commençait comme ça ! « Merde ! », je me dis, « merde, ils se battent et je n’y suis pas ! Merde, merde, merde ! » Pourtant je sais bien que je ne suis pas venu ici diriger Péchiney-Progil, ni d’ailleurs travailler à Renault, mais quand même ; je sais bien que les camarades qui m’entourent sont tous à leur manière des sortes d’occitans en quête d’occitanie ; je sais bien qu’il ne s’agit pas seulement d’une histoire de Sud et de Nord. Pourtant, il y a bien une histoire de Sud et de Nord, non ? Et j’en suis bien, que je le veuille ou non. Non ? Mais si. L’homme d’Oc est en moi, fils du Sud, arrière-petit-fils d’industriel marseillais, petit-fils de paysan toulousain. L’odeur des champs, des vignes, des terroirs arides est en moi. Je ne fais pas d’opportunisme, ce n’est pas mon intérêt. Mon intérêt est à Paris, dans les couloirs du Théâtre, du «monde» du spectacle, à montrer mes talents, mes prouesses ou, comme ici, dans ces « Carnets », mes phantasmes sexuels. À me faire « un nom » comme on dit, une allure, un prestige ; et même, une mini-carrière sous des allures de mission sacrée : être un acteur révolutionnaire ! Cependant mes yeux voient les titres dans les vitrines des librairies : OC ! La Révolution Occitane. Robert Laffont ; Décoloniser la France ; OCCITANIE, Volem viure al Païs ! Michel Le Bris. Les sons du provençal me font vibrer. Tout me rappelle et me dit que c’est là-bas mon pays. Oui, mais alors : nationalisme ? Mère-patrie ? Terre nourricière ? Ne serait-ce pas une régression ? Et moi qui désirerais tant y retourner, ne serais-je pas déçu ? Après y avoir tellement échoué une première fois, aurais-je quelque chance d’en sortir vainqueur la seconde ? Je réalise que je n’ai plus joué dans le midi depuis 1971 et qu’y aller me tirerait les larmes des yeux. Et si j’étais pied-noir alors, ce serait la même chose ? Je pleurerais l’Algérie ? Mais là, je serais en tort, alors ? En défaut ? Je serais même… un «fasciste», n’est-ce pas ?! Alors, que choisir ? Où aller ? Bref, sachant que jamais à sa cheville je ne lui arriverais, j’ai préféré laisser la parole et le micro à un jeune homme. Il m’a semblé que ces mots, dans toute leur maladresse, diraient mieux que je ne saurais le faire moi-même aujourd’hui ce que Benedetto a été pour nous, jeunes gens de sa génération, ce qu’il est toujours, et ce qu’il restera. Ce qu’il sera aussi, — et ça, je le crois — pour les générations qui viennent. Je prie ceux qui pourraient se sentir un peu choqués, je pense à son entourage, ses acteurs, sa famille, — à Frances en particulier — par quelques paroles de ce jeune homme, de bien vouloir les lui pardonner. Qu’ils aient pour elles, pour lui, l’indulgence qu’il convient d’accorder à la violence, l’intransigeance et parfois le mauvais esprit fertile de cet âge d’or de la vie ; cet âge d’or dont André fut le chantre et l’une des plus belles incarnations. Rimbaud et Brando à la fois. V C’était en 1976, j’étais comédien au Théâtre du Soleil, j’avais 25 ans. Ça s’appelle : « Mon premier maître ». André Benedetto dans Médée, 2008. Photo Frances Ashley 15 Rester ici et suivre la filière, même si c’est la bonne ? Ou repartir. Redescendre. Pour retrouver là-bas un écho à mes désirs, à ma voix intérieure. Benedetto, — André Benedetto, poète, acteur, metteur en scène, directeur du Théâtre des Carmes en Avignon, où il a créé et joué des dizaines de pièces et de spectacles dont il est l’auteur et le premier acteur – André, le pionnier, lui l’a fait. Et même, il est resté, n’a pas bougé. S’est accroché, comme un aigle à son rocher. Et à quel prix ! Oui, mais voilà qu’aujourd’hui son chant monte dans toute sa richesse, sa force tourmentée, sa solitude magnifique. Les mots s’affrontent et se mélangent, voyageant du français à l’occitan pour le plaisir des petits et celui des plus grands. Il est le meilleur, le seul. Ses récits n’ont pas d’âge et les enfants se les raconteront, de génération en génération, pendant encore un bon bout de temps. Les images qu’il a déclenchées dans ma tête quand j’avais dix-huit ans, je ne les oublierai jamais. Quand j’ouvrais les petits bouquins à la couverture glacée : P.J. Oswald, 77, Honfleur — (j’ai connu Honfleur depuis : je ne sais pas pourquoi mais j’imaginais que c’était en pleine campagne, et pas du tout ce joli petit port de pêche !)— je prenais mon pied au premier vers, bien imprimé en haut de la première page, bien propre au milieu du papier blanc : « Midi, l’instant saisi dans un jappement silencieux. Midi la mort… »1 Sa façon délibérément appliquée de découper ses pièces, de donner certains titres à certains chapitres ; certaines répliques délicieusement scolaires, sagement pédagogiques. Héritage de Brecht, soi-disant. Je le soupçonne en fait de trouver un plaisir presque pervers à jouer à l’honnête écrivain qui n’est là que pour expliquer, bien sage, bien propre : un plus un font deux, plus deux font quatre, etc… alors que, tu parles : ce fou ! Ce délire de mots, d’idées, d’imprécations ! Je revois, me marrant rien qu’en y pensant, sa mâchoire carrée, son regard noir, et sa belle gueule, presque un peu trop, de beau voyou de Provence, avec dans l’œil cette lueur de féminité. Combien de femmes — et pas que de femmes ! — ont dû bander pour ce beau mec ! Je me contentais d’y projeter mes narcissiques ambitions ; de l’aduler comme plus jeune j’adorais Johnny Hallyday, Hugues Aufray ou Vince Taylor. Et plus tard, Gérard Philipe. Mais là, j’avais tout : la présence vivante (à la différence du dernier cité…) et puis, le théâtre, le corps, le verbe, le souffle, l’inspiration. Le feu de la politique. Il parlait de Fos-sur-Mer, d’Avignon, du Grau-du-Roi, de la Camargue, de tout ce qui m’était familier et important ; et là dedans, mettait le sperme, le cul, les femmes, l’amour, le désir de révolution, l’émotion des drapeaux, les cris des foules, le plaisir de la dialectique, la passion de la guerre contre les méchants. Une bonne morale bien virile, bien communiste… Quelle misogynie inconsciente — et bien méridionale ! — ne se cachait pas dans ces appels à la femme épouse, mère et maîtresse démente ! Tous ces appels au meurtre. Et à l’amour, pourtant. À L’AMOUR ! André Benedetto, un peu mégalomane sans doute, un peu psychopathe peut-être, odieux à son entourage paraît-il, est un aimant — qui aime ; et aussi : qui aimante — puissant et même irrésistible. Rien ne peut me faire accepter ni comprendre cette espèce de secret dans lequel il est resté. Sauf, peut-être, sa folie et son sens du tragique. Et tragique aussi, son complexe de persécution. Plus, sûrement, une totale inaptitude à devenir LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 16 Parfois, je me sens terriblement heureux d’avoir eu des maîtres. En ont-ils eu, eux ? Je ne sais pas. Moi oui. Et c’est ma chance. Jean-Marie Lamblard, Claude Guerre et André Benedetto jouent Xerxès, version moderne à trois personnages des Perses d'Eschyle, 1967. Cette pièce d'André Benedetto sera reprise par le Théâtre des Carmes en 2010. Photo Jean-Marc Peytavin. V Georges et André Benedetto dans La Madone des ordures, Cloître des Carmes, Festival d'Avignon 1973. Photo Frances Ashley. V Je leur en parlerai un jour. À elle, que je connais par cœur, que je pratique comme un instrument familier ; elle, dont je me suis si longtemps méfié ; elle, avec ses détours de langage, sa morale naïve, ses erreurs colossales, ses jugements simples, sa fureur intarissable, son incroyable imagerie. Et à lui aussi, je parlerai. Je te parlerai, André ! toi que je ne connais pas, mais qu’un jour je connaîtrai ; que je me garde au fond de la poche comme un objet précieux, une première idole. V «vedette» et son mépris pour ça. En 74, il a choisi de donner au Théâtre de la Tempête, à la Cartoucherie, dans une obscurité quasi confidentielle, Géronimo, pièce superbe et poétique, populaire, dans la grande lignée — bref, faite pour le succés, — pendant qu’au Théâtre du Palace, en plein centre de Paris, à deux pas des grands boulevards, il imposait Alexandra K., belle pièce, certes, mais verbeuse, éducative, brechtienne, bref emmerdante. Il est fou, ce mec ! Sauf qu’il a raison de l’être — au fait, l’est-il vraiment ? — il a raison d’être maladroit, sauvage, de refuser haineusement la mode, de rester coincé dans son orgueil irréductible, sa superbe goujaterie. Il a raison de se faire toute cette selftendresse. Il peut : il est le seul. Avec Ariane. Mais elle… c’est encore une autre histoire, d’autres territoires, d’autres desseins, d’autres mystères ; et d’autres ciels peuplés d’autres nuages. Pourtant, je suis sûr que quelque part dans leurs bides à tous les deux, au fin fond de ses ovaires à elle, ou de sa couille gauche à lui, dans leurs cervelles compliquées, leur connerie éclairée, leur pupilles qui s’allument comme celles d’un enfant voyant la flamme d’un briquet pour la première fois, au secret d’eux,— comme de moi, d’ailleurs ! —, gît la même richesse, la même pierre, pure, dure, intacte. André Benedetto et Philippe Caubère, 1993. Photo Michèle Laurent. Ph. C. Philippe Caubère est comédien, auteur et metteur en scène. 1 : Premiers mots de la pièce La Madone des Ordures (1973). 17 Pina Bausch, éternelle voyageuse par Bernard Faivre d'Arcier Pina Bausch n’aimait pas beaucoup parler. Accepter une interview était toujours pour elle une corvée, tout simplement parce qu’elle se demandait à chaque fois ce qu’elle allait pouvoir dire. Elle craignait qu’on lui posât toujours les mêmes questions : expliquer son travail, sa signification, son contenu, son élaboration… Comme elle considérait qu’elle avait tout dit par ou pour le plateau, elle ne voyait pas très bien ce qu’elle pouvait ajouter. Tout commentaire livré lui paraissait appauvrir sa chorégraphie, affadir son émotion, trahir le sens de sa recherche. Ce n’était pas une attitude convenue envers les médias spécifiquement ; elle agissait ainsi avec bien d’autres interlocuteurs et notamment tous les directeurs de théâtre ou de festival qui se pressaient autour d’elle pour l’inviter. C’est une sorte de timidité qui confortait sa fidélité. Une fois qu’elle avait rencontré et observé un « partenaire professionnel » et qu’elle sentait un courant d’amitié ou de respect, elle lui devenait tout naturellement fidèle. La première rencontre était donc capitale. Or, celle-ci ne passait pas par des explications de toutes sortes, des détails d’organisation à n’en plus finir, ni davantage une négociation financière dont, au demeurant, elle ne s’occupait jamais. C’est une artiste qui ne vantait jamais son travail, n’en faisait pas l’article, ne le justifiait en aucune manière. Point de calcul non plus dans la préservation de ce mystère. Le ressenti devait être le seul juge. J’ai passé des heures à ne rien dire face à Pina, dans un restaurant grec ou yougoslave de Wuppertal, avec de la vodka pour seul recours, jusqu’à des heures indues, entouré d’un brouhaha enfumé et cosmopolite, alors que dans son esprit se reposaient doucement toutes les émotions nées de son œuvre qu’elle venait de scruter, une fois de plus. Heureusement, cela ne m’est jamais apparu comme une épreuve, même si son attitude me rendait très timide (j’avais l’impression d’être un petit garçon amoureux d’une femme plus âgée), grâce à la présence discrète et courtoise de Tomas Erdös, l’ami, le conseiller, l’agent, le confident. Tomas et moi avons fait les premiers voyages à Wuppertal, l’hiver, dans des conditions d’une parfaite tristesse ( le cœur de la Ruhr…) pour recevoir le choc d’une amitié chaleureuse, éloignée de tout artifice. Je ne peux penser à Pina, sans évoquer Tomas, un gentilhomme en ce siècle, cultivé, polyglotte, attentif et aimé de tous. Une fois des signes d’amitié échangés, il n’était plus besoin d’autre chose que de s’étreindre, se regarder avec complicité et partager ainsi un peu de cet amour qui a été le levier principal de son œuvre artistique. J’ai plusieurs images marquantes de Pina à Avignon. L’une prend place dans la Cour d’honneur du Palais des Papes. Elle était en repérage, quelques jours avant de présenter Café Müller qu’elle avait spécifiquement adapté pour le Pina Bausch, silhouette fantomatique dans Café Müller, Festival d'Avignon 1995. Photo Guy Delahaye. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 V Cette attitude — qui lui était consubstantielle — faisait de toute rencontre avec Pina un moment rare, exceptionnel, d’où toute tactique devait être exclue : ni rodomontade, ni séduction, ni marchandage. Mes conversations avec Pina furent donc toujours d’une totale… pauvreté ! Point d’analyse critique, de déclarations d’intentions, d’envolées lyriques. Que du concret, du banal. Même notre anglais, qui fut notre langue de conversation, en était réduit à sa plus simple expression. « C’est bien ; j’ai beaucoup aimé ; où va-t-on dîner ? Est-ce que tu es libre au mois de juillet ? Est-ce que ça te plaît ? Dans quels pays te rends-tu ? » etc. car avec Pina, tout passait par le regard. Wim Wenders, dans l’allocution qu’il prononça à son enterrement, a tout dit de cela [lire page 21]. Pina observait si bien les émotions humaines à travers les corps et les gestes, qu’elle savait tout de quelqu’un en le voyant simplement bouger dans la vie quotidienne, par de menus détails, une façon de se tenir en avant ou en retrait, de lui adresser la parole, de manger avec elle (un peu) et de boire (beaucoup). Et surtout, une façon de se regarder, ou encore de regarder ensemble. 18 19 plein air, et Le Sacre du Printemps. Les gradins sont en cours de construction, le plancher du plateau n’est pas fini, il y a encore des trous béants et son fils Rolph Salomon (qu’elle allaitait encore !) gambade sur le plateau, poursuivi par Tomas Erdös qui est censé le surveiller. À ce moment-là, elle a l’air d’une femme à la fois banale et comblée, avec ses soucis quotidiens et immédiats, loin de la silhouette fantomatique qu’elle interprétera, somnambule, dans la forêt de chaises de Café Müller. Ce fut un moment presque volé à la tension du travail en cours, comme si elle était en vacances, un après-midi d’été, en touriste, détachée de ces murs et de leurs enjeux. Kérala pour une représentation, dans la cour de l’ancien hospice Saint-Louis, de Teyyam (cérémonial extrêmement ancien, antérieur au Kathakali, de théâtre du Sud de l’Inde). Pina était une grande voyageuse du corps et de l’âme. Son regard portait quelque chose d’éternel. Au point que je ne sens pas qu’elle a disparu. Je suis même persuadé qu’elle est en train de nous chorégraphier quelque chose avec les ombres du Styx : il ne m’étonnerait pas qu’elle soit reconnue outre-tombe pour avoir restitué quelque mystère du monde de l’au-delà. B. F. A. D’autres images sont celles de curiosité partagée. Pina était une spectatrice insatiable, toujours prête à découvrir des formes insensées ou ignorées de l’expression dansée. Je l’ai ainsi accompagnée en Inde découvrir les racines du Kathak, ou bien au centre du Japon dans quelque village qui avait encore conservé les premiers Kagura (forme antique du théâtre dansé et masqué). Elle s’imprégnait de tout ce qui faisait la grandeur d’une civilisation, fondait l’éternité de l’expression artistique humaine, disait-elle, et elle aimait venir à Avignon comme simple spectatrice, sans la compagnie, pour découvrir des univers artistiques qui lui étaient étrangers. Je la vois encore à Avignon avancer prudemment en compagnie de Bartabas vers le box des chevaux (elle avait peur des chevaux et Bartabas a toujours rêvé d’un ballet de chevaux en liberté avec elle au centre). Ou bien encore, regarder de longs moments se maquiller lentement, longuement, profondément des villageois du Bernard Faivre d’Arcier a dirigé le Festival d’Avignon de 1980 à 1984 puis de 1993 à 2003. Il a été directeur du Théâtre et des spectacles au ministère de la Culture de 1989 à 1992. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 20 S’il est arrivé qu’un jour Pina se soit trouvée face à vous, et qu’elle vous ait regardé dans les yeux, ou qu’un jour vous l’ayez vue au travail, observant ses danseurs en répétition, alors vous savez ce que j’entends par ce «regard». Et si vous essayez de vous le rappeler, ce regard, aussitôt Pina ellemême sera de nouveau présente devant vous : une femme (le plus souvent) épuisée, mais cependant portée par une énergie sans limites, la tête légèrement inclinée, les cheveux tirés en arrière et serrés en nattes, cette silhouette frêle, cette figure pâle aux grands yeux curieux qui regardaient le monde, quelque peu rêveurs, et donnaient à croire qu’elle était ailleurs avec ses pensées. Pina, pourtant, ne l’était jamais. Toujours bien présente – souvent à notre étonnement – elle regardait comme à travers nous, et, en même temps, elle pénétrait profondément en nous, avec ces yeux, témoins d’une grande mélancolie, mais quand même toujours prêts à un sourire […] On dit souvent des aveugles qu’ils compensent en développant l’acuité de leur ouïe. Pina, en quelque sorte, a suivi le chemin inverse. Par méfiance des mots, elle a fait d’autant plus confiance à ses yeux, mais d’une façon très particulière, personnelle, singulière, je pense. Pina a affûté son regard pour ce que nous disons avec nos mouvements et nos gestes, ce que nous trahissons ainsi de nous-mêmes, [Extrait de l’hommage de Wim Wenders à Pina Bausch, à l’Opéra de Wuppertal, le 4 septembre 2009, traduction de Michel Bataillon, paru dans Le Journal n°168 du Théâtre de la Ville.] Wim Wenders est réalisateur et photographe. V par Wim Wenders involontairement, inconsciemment, ce qui est invisible pour la plupart d’entre nous, mais pas pour Pina. Elle a vu, quand nous autres allons à tâtons dans l’obscurité. Elle a ainsi créé une phénoménologie unique des gestes, une vision du monde, ou mieux : une explication, une interprétation de la condition humaine comme il n’en existait pas auparavant. V Pour Pina Deux spectacles du Tanztheater de Wuppertal, chorégraphies de Pina Bausch : Tanzabend : Nelken, Avignon 1983. Photo Georges Meyran. Le Laveur de vitres, Avignon 2000. Photo Brigitte Enguerand / CDDS Enguerand Bernand. 21 Pour saluer Alain Crombecque 66, Chaussée d'Antin par Jacques Téphany D.R. l’Herne. Je comprends vite que l’oiseau n’est pas bavard, il me regarde avec un étonnement qui m’étonne et lâche quelques mots de ses lèvres pincées. Je plaide : le directeur du Festival d’Avignon de cette décennie ne peut être absent de ces Cahiers de l’Herne conçus comme une réflexion en acte plus qu’un hommage ou un « tombeau » – et Dieu sait si, précisément, je comprendrai plus tard qu’Alain était bien plus ancré dans l’héritage Vilar qu’il ne le laissait paraître. Mais il reste court, intimidé par ce visiteur lui-même incommodé par ce mutisme et qui, pour combler le silence, parle beaucoup trop… Mais quoi ! j’ai bon fond, je me dis que je ne suis pas sa tasse de thé, ce n’est pas bien grave et, pas plus que celui des peuples, on ne peut vouloir le bien des directeurs de festival contre leur gré. Et lui, était-il « sympa » cet Alain bourru aux longues périodes silencieuses soudain rompues de monologues passionnés ? On ne sait, tant sa réserve personnelle le Qu'ils crèvent les artistes, de Tadeusz Kantor, Festival d'Avignon 1985. Photo Alain Sauvan. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 V Je me souviens de ma première rencontre avec Alain Crombecque. Nous sommes aux alentours de 1990. J’avais pris – non sans peine ! – rendez-vous avec lui en vue d’un entretien pour le numéro des Cahiers de l’Herne consacré à Vilar. D’évidence, il n’aimait pas ce genre d’exercice et il m’avait aussitôt averti qu’il n’avait rien à dire, mais bon, enfin, si ça pouvait me faire plaisir… Il finit par céder à mon insistance (et à celle de son coadjuteur, Gérard Deniaux, qui le rassurait sur ma personne) et me reçut au 66, Chaussée d’Antin, dans une pièce nue, vaguement encombrée de documents publicitaires, autour d’un vieux bureau verdâtre bon pour la réforme. Je présente mon entreprise (de longue haleine puisqu’elle ne verra le jour qu’en 1995) au service d’une collection essentielle dans le contexte de l’époque. Évidemment, Alain connaît parfaitement Les Cahiers de En descendant les six étages du 66, Chaussée d’Antin, je me disais que ce n’était sans doute pas facile de piloter un festival entouré (encerclé ?) des deux caryatides de l’action culturelle de l’époque : à ma gauche en sortant de l’ascenseur, Paul Puaux, à ma droite Philippe Tiry. La légende du Festival d’Avignon et l’ONDA de légende. Tout ce petit monde se partageait l’étage aux parquets craquants comme ceux de la prison de Fabrice Del Dongo, chaque bureau étant ainsi informé du moindre mouvement des autres. Quant à moi, je me sentais dedans dehors comme disait Victor Hugo, libre et bien heureux de l’être. Car j’avais cru sentir que je venais de rencontrer un prisonnier : ses regards cherchaient une issue, ses gestes trahissaient une impatience… Mais j’observai aussi ses mains de sculpteur, sa carrure d’athlète, son dos large et sa nuque forte. Oui, Alain impressionnait par sa puissance. J’attendrai sans l’attendre l’écho de cette première rencontre par la voix de mon ami Gérard Deniaux : « Au fait, Alain t’a trouvé très sympa ». 22 tenait à distance. En visionnant les vidéos de la Maison Jean Vilar, on voit, on entend un homme qui n’aime pas les conflits, un esprit inquiet, sur le qui-vive, plutôt enclin à s’effacer qu’à s’exposer. Comment ne pas être touché par le ton d’extrême modestie qui est le sien dans la réponse à une ultime question de France Roche dans une interview télévisée qui lui demandait quand il faisait relâche : « Mais je ne fais jamais relâche ! ». Grâce à cette pratique de spectateur permanent, le regard d’Alain Crombecque était devenu littéralement perçant. Et sa rigueur, sa raideur font souvenir ce qu’en disait Vilar lui-même qui aurait, selon son fils Stéphane, repéré le profil à la Robespierre du viceprésident de l’UNEF lors des rencontres de 1964 ! Déjà de bonnes ondes entouraient mystérieusement notre grand taciturne. On fait mieux revivre les êtres chers dans un contexte partagé, fût-il désagréable, que dans l’éloge contraint. C’est pourquoi j’ose ici me souvenir que « le festival d’Alain » me paraissait un peu chic et choc. N’entraient, rue de Mons, par une porte étroite, que les badgés du cercle intime de la culture cultivée. Vilar n’avait-il pas inventé Avignon pour servir un théâtre différent, désobéissant, dans toute la mesure du possible, aux contraintes économiques et idéologiques – d’où le plein air, la province, la jeunesse du public ? Aujourd’hui, on sentait la forte présence d’une gentry parisienne. Mais Alain Crombecque en était-il responsable ? Il fallait traverser ces apparences pour comprendre qu’il n’y avait rien de snob dans sa personne et qu’il faisait le festival de son époque pour le public de son temps : souvenons-nous que l’on commençait d’en finir avec le théâtre populaire et ses vieilles lunes, que le ministère des artistes avait eu raison de celui du public, que « démocratisation culturelle » étaient déjà deux mots à bout de souffle. Puaux piquait de saintes colères qui amusaient les chroniqueurs car, de toutes façons, le vent de l’Histoire balayait la cour d’honneur, mais Paul avait eu la sagesse de prendre la porte de sortie avant qu’on ne la lui indique. Quant à la sincérité et à la vérité d’Alain Crombecque, elles étaient évidemment prisonnières d’une réelle prétention à être du milieu professionnel, celle qui justifie, hier comme aujourd’hui, le fameux « professionnels de la profession » de Jean-Luc Godard. Oui, à cette époque, malgré les ovations mémorables (Chéreau-Desarthe, VitezClaudel, Brook-Carrière, Boulez-Boulez, Kantor-Kantor…) on était en droit d’éprouver quelque réticence devant le spectacle de cette ville d’apparat chic. Et puis le temps a passé. Je me souviens d’un conseil d’administration de l’Association Jean Vilar au cours duquel je rends compte de mes difficultés à achever les Cahiers de l’Herne : hésitations de l’éditeur, énormité du chantier, innombrables transcriptions d’entretiens. 23 V Je dis mon découragement à l’assemblée. J’entends alors ces mots tomber avec une sorte de précipitation à peine audible : « Pourtant c’est important ». Je me tourne vers un Crombecque au regard fixe comme surpris d’avoir osé. J’ai même l’impression qu’il en rosit, l’ami ! Car ces trois mots venus de je ne savais où – et en tout cas pas de mon paysage familier, et même plutôt d’un milieu que je croyais hostile –, réarmèrent sur-le-champ mon courage. Je crois me souvenir que, de ce jour, j’ai mieux aimé Alain Crombecque. L’Herne sortit enfin, mais sans un mot d’Alain ce qui, aujourd’hui, me confond de regrets. Décidément, il n’aimait pas « ça ». Lorsqu’en 2003, je lui demandai à nouveau une contribution quasiment obligatoire pour ces autres Cahiers que sont désormais ceux de la Maison Jean Vilar à l’occasion de l’exposition Avignon, un rêve que nous faisons tous, il fut toujours aussi rétif, mais plus loquace. Il me renvoya à un papier déjà paru dans une précédente édition mémoriale sur le ton : « Tu n’as qu’à reprendre ça en l’arrangeant »… Je repris ça en l’arrangeant à peine. Alors que j’hésitais à rejoindre la Maison Jean Vilar, ai-je mieux aimé Alain lorsqu’il laissa tomber une de ses formules laconiques : « Enfin, ça va bouger ! » ? Bien sûr, on ne fait rien bouger seul, et je ne voyais pas comment faire rebondir un lieu si riche – peut-être trop ? – de sa formidable légende... La Carrière de Boulbon, inaugurée avec Le Mahabharata. Photo Georges Meyran. V Le Mahabharata, mise en scène de Peter Brook, Festival d'Avignon 1985. Photo Alain Sauvan. Toujours est-il que ce commentaire flatteur venant de la voix mal timbrée la plus autorisée fut un réel encouragement. De la même façon, alors que le Festival 2003 était annulé et que le rêve que nous faisions tous1 devenait cauchemar, il vint soutenir nos efforts au bas de la montée Paul Puaux d’un discret cri du cœur : « En tout cas, belle prémonition de la Maison ! ». Ce qui est rare est cher. Cette félicitation l’était. Alain n’a cessé d’accompagner de ses conseils discrets l’Association Jean Vilar, ne venant vers elle que lorsqu’elle l’en priait, toujours réactif, instantané. Ses mails étaient sans fioritures, sans formule de politesse ni d’amitié, les renseignements tombaient secs et précis. Une ou deux fois par an, j’allais chercher Alain, ou Crombecque (voyaiton jamais les deux ensemble ?), vers midi au Festival d’automne, dans le bel appartement de la rue de Rivoli qui rappelait celui de Vilar, rue de l’Estrapade. Autour d’un frugal déjeuner, j’écoutais les rares conseils et les bonnes questions que posait cette Sibylle restée fidèle à Vilar, à Puaux, et qui avait souci de leur œuvre jusqu’à prononcer de façon parfois surprenante des plaidoyers ardents pour le lustre de leur Maison, lors des conseils d’administration. Cet engagement sans faille nous manquera. J. T. 1 : Allusion au titre de l’exposition présentée alors à la Maison Jean Vilar. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 24 25 Une passion par Jacques Montaignac Il me semble important de rappeler ici les conditions dans lesquelles Alain Crombecque fut nommé à la tête du Festival d’Avignon. Un changement de majorité municipale s’était produit au début de l’année 1984. Le maire nouvellement élu, Jean-Pierre Roux, voulait bousculer le paysage culturel local et développer sa crédibilité nationale. C’est à une double venue qu’on assista alors : celle de Michel Guy, ancien secrétaire d’État à la Culture de Giscard d’Estaing (gouvernement de Jacques Chirac) qui prit la vice-présidence du conseil d’administration du Festival, et celle d’Alain Crombecque qu’il fit nommer directeur, succédant ainsi à Bernard Faivre d’Arcier. Un peu perplexe au début, j’ai rapidement découvert un homme discret dont la vision d’une politique culturelle m’a fasciné. On assista au Festival à un certain retour aux origines, ce qui ne manqua pas de créer des tensions très fortes, y compris avec l’équipe en place : les grands classiques français, les auteurs russes, la nuit du Soulier de satin, les épopées de Peter Brook avec Le Mahabharata ou La Tempête, Jérôme Savary et ce Songe d’une nuit d’été dont Alain lui-même me disait, l’été dernier encore, sa nostalgie… Ce fut aussi le retour de la poésie avec des lectures par le grand Alain Cuny, la présence de Pierre Boulez, ami de Jean Vilar… Que d’expériences passionnantes nous aurons vécues auprès d’Alain ! Je me souviens en particulier d’une longue soirée, place de l’Horloge : il s’interrogeait sur la fracture nord/sud. Il fallait, selon lui, rechercher un équilibre à travers la culture. Avec des mots dont il avait le secret, il comparait cette fracture à celle, avignonnaise, des remparts intra/extra muros. En retour, je lui expliquai la difficulté à faire comprendre aux responsables politiques, quelles que soient leur origine et leur sensibilité, la réalité de ces difficultés. Alain répétait souvent une phrase d’Hegel : « Rien de grand ne s’accomplit dans ce monde sans passion ». Plus que jamais je la fais mienne. J. M. Jacques Montaignac est directeur général des Affaires culturelles et directeur général adjoint de la Ville d’Avignon. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 26 L’oreille absolue par Valère Novarina L’oreille absolue d’Alain Crombecque nous était à tous plus que précieuse – et parfois cruellement précieuse… Lorsque la mort vient frapper, je me rappelle toujours cette formule de Paul Valéry : « La mort nous parle d’une voix profonde pour ne rien dire. » Elle est très vraie : elle rend mathématiquement compte de notre première stupeur… Mais notre tâche de survivant est de faire peu à peu un peu parler la mort : chercher à comprendre ce que ceux qui ne sont plus là veulent nous dire maintenant. Ne jamais oublier que toute personne humaine qui disparaît avait quelque chose d’unique à nous enseigner, à nous dire. Les morts veulent nous prévenir. Que dit Alain Crombecque par sa mort, qui ne l’anéantit en rien mais le résume ? Que toute représentation mécanique du langage, de l’art, est fausse et qu’il y a une communication mystérieuse qui va bien plus loin que l’échange tarifé des signes, bien plus loin que le commerce des signaux – et que si nous nous retrouvons rassemblés au théâtre c’est non pour qu’on nous représente quelque chose encore pour la énième fois, mais pour nous laver par le rire, nous faire renaître par les larmes, nous permettre de reprendre souffle, nous refaire esprit. L’art n’a de sens que vivifiant, printanier, spirituel et vital. Réjouissant et non culpabilisateur. C’est ce qu’était le festival d’Alain qui a été souvent un printemps brusque dans l’automne. V. N. [Extrait de Pour Alain Crombecque paru dans Le Nouvel Observateur 29 oct. / 4 nov. 2009] V Valère Novarina est auteur et peintre. A l'aube, après une représentation qui a duré plus de 9 heures, les saluts du Soulier de satin de Claudel, mise en scène d'Antoine Vitez, Avignon 1987. Photo Marc Enguerand. 27 Christian Dupeyron A jamais dans les étoiles par Armelle Héliot Nous avons plaisir à reproduire ici un article paru sur le blog d’Armelle Héliot (lefigaro.fr du 2 août 2009) consacré à cet autre ami de la Maison Jean Vilar qu’était Christian Dupeyron. Dans les années 1985, il avait arrêté dans la calade sa Roulotte des auteurs, inventant ainsi une librairie du Festival originale. On y croisait Nathalie Sarraute, Jean-Claude Grumberg, Arrabal, Robert Pinget... Depuis ce temps, Christian n’avait jamais cessé de nous accompagner de son inépuisable joie de vivre. Jean-Louis Servan-Schreiber. Il s'est senti mal. Les pompiers ne voulaient pas l'emmener. Lui savait qu'il fallait. Il s'est éteint hier, comme une petite flamme qui n'a plus d'oxygène à brûler, d'une insuffisance respiratoire. Né en 1936, il avait rencontré Jean-Louis Servan-Schreiber dès ses années de jeunesse et commencé sa carrière professionnelle auprès de lui, aux Echos dont il fut secrétaire général, puis à L'Express dont il devint responsable de la diffusion. En 1968, il devient secrétaire général de L'Expansion. Il s’est éteint comme il a vécu. Vite. Il n’avait que 73 ans. Homme de presse et d’édition, il est le fondateur de Papiers, maison reprise par Actes Sud et toujours ardente à défendre les auteurs. Lunettes sur le crâne, à la Lazareff... Cette photographie saisit bien le «personnage». Christian Dupeyron avait précédé la mode : il y a des années, des années qu'il s'était rasé le crâne. On l'a toujours connu en tee-shirt et en jean. Sur des deux roues. Pressé. Juvénile. Nerveux, toujours en mouvement, parfois insaisissable, jamais là où l'on croyait qu'il s'était un instant arrêté. Très volubile. Une étincelle dans l'oeil, toujours. Il ne se prenait pas au sérieux. Mais il était pugnace, mais il était travailleur. Il voyait loin. Il aimait entreprendre. Christian Dupeyron n'avait qu'une passion, le papier. Il consacra sa vie aux journaux et à l'édition. Il a vécu comme un chat, mystérieux, disparaissant, apparaissant. Fidèle et tenant ses distances. Il est mort comme un félin, sans une plainte mais en toute conscience. Un malaise à la fin d'un dîner, il y a deux jours. Il était avec son ami de toujours, Homme d'organisation et de gestion, il est passionné depuis toujours par la culture, les livres, la musique, les arts. Il est en 1970 directeur d'Architecture d'aujourd'hui. Mais c'est avec le cinéma et les arts du spectacle qu'il trouvera sa vocation véritable. Gérant des éditions de L'Avant-scène de 1979 à 1985 (cinéma, théâtre, opéra), il comprend combien les auteurs dramatiques ont du mal à trouver des éditeurs et en 1985 il fonde les éditions Papiers. Une entreprise à son image : en toute chose il a souci de l'harmonie et il invente, avec Maxence Scherf, une grande artiste graphiste, l'habillage des textes : format, couleur des couvertures et du papier Vergé Conqueror (entre ivoire et sable, un beigejaune très délicat), grain de ce papier, typographie (Bodoni corps 12), on peut dire qu'ils ont mis au point, Maxence et lui, des livres parmi les plus élégants qui soient. Cousus et brochés, s'il vous plaît... Christine Tissot travaille avec eux. Dupeyron édite beaucoup, prend des accords avec les grandes institutions et les théâtres privés et tente de publier en priorité des textes qui vont être montés. Mais il prend aussi beaucoup de risques, car il aime les auteurs, vit dans leur proximité. Grumberg comme Kribus, il aime. Il fait partager ses enthousiasmes. Baillon, Billetdoux, Carrière, Chalem, Charras, Mamet, mais des classiques du XXe ou même avant (Goldoni) et de la musique, essais passionnants, de la danse – de Maguy Marin à Philippe Soupault–, du cinéma... LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 28 V V En 1987, Hubert Nyssen reprend dans le giron d'Actes Sud la petite maison. Aujourd'hui, c'est Claire David, formée auprès de Christian Dupeyron, qui la dirige et la page de garde cite toujours le «fondateur». Christine Gassin est aussi de cette belle équipe. Christian Dupeyron, amateur de soleil et de voile, fondateur de Papiers, rue de Savoie (Paris 6e). Aujourd'hui les éditions Actes Sud / Papiers proposent plus de 1000 textes de théâtre. Photos Maxence Scherf. L'homme qui était un marin, skipper au loin, adorant naviguer, convoyer de grands bateaux, avait renoué avec la presse. En 1990 il est directeur général de L'Evénement du Jeudi. Etait venu le temps de la retraite. Mais comment se seraitil arrêté ? Il avait un projet toutes les secondes. Ce qui ne l'empêchait pas d'être persévérant. Avant, après, il aura été un moment associé au Festival d'Avignon, pour tout ce qui était produits dérivés, il aura aidé de jeunes artistes à faire connaître leurs travaux, Catherine Dubreuil, par exemple. Même si ses parrains, Fellini et Strehler, l'avaient lancée évidemment. Un moment, il avait choisi de vivre dans le Gard. Une maison perdue au milieu des vignes qui se nommait La Soufrance, avec un seul « f » comme soufre... C'est là qu'en taillant ses vignes, il faillit perdre un bras. Mais on l'avait sauvé. Il passait chaque été par Avignon. Claire David l'a vu souvent en ce mois de juillet. Il passait, il disparaissait. Il avait été marié, autrefois, et a trois grands enfants qui vivent à l'étranger. Une fille aux Etats-Unis, une autre en Israël, un fils en Suisse. Il était sûrement grand-père. Mais il n'avait jamais renoncé à on ne sait quoi de vif qui appartenait à l'adolescence. Sur les portes de ses maisons, il y avait écrit «chat gentil». C'était lui. A. H. Armelle Héliot est critique dramatique. 29 Catherine Le Couey Une histoire sans fin par Jacques Téphany Au moment de boucler ces Cahiers, nous apprenons qu’une figure – de charme – du TNP disparaît à son tour. Et nous ne disons rien, ici, en cette annus horribilis, des noms très chers de Bernard Guillaumot (scénographe, architecte), ou de Jacques Échantillon,metteur en scène, entre autres, d’un mémorable Faut pas payer de Dario Fo, ni de ceux trop nombreux qui nous touchent, si près, si loin qu’ils soient. Ni de Pierre Vaneck qui nous quitte alors que nous mettons ce numéro sous presse. Il fut Hector de La Guerre de Troie n’aura pas lieu (régie de Jean Vilar, 1963), puis Luther de J. Osborne (1964) et Hamlet (1965) sous la direction de Georges Wilson. Tous rappellent que notre entreprise est une histoire sans fin... LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 30 V Catherine, jusqu’au bout, fut un personnage incommode à elle-même comme aux autres : il était interdit de photographier son décolleté, qu’elle avait superbe, et les habitants de Lagnes, non loin d’Avignon, n’étaient pas tous ses amis : excellente décoratrice, elle avait entrepris envers et contre tous une restauration monumentale de son château où elle vivait seule, perdue peut-être, au mileu des fantômes qui ont fini par avoir raison d’elle. Pour cette réalisation étonnante qui ne devait rien qu’à sa seule énergie, Catherine Le Couey avait reçu le prix « Chefs d’œuvres en péril ». Elle était aussi l’auteur de la reconstitution méticuleuse des carrelages de la chambre du pape, au cœur du palais. Artiste aux talents multiples, elle avait en elle quelque chose de la force de la nature : lors d’un grave accident de la route, elle s’était brisé les dents sur le volant de son véhicule, un camion nommé Gédéon ; avant de s’évanouir, elle avait eu le réflexe de ramasser ses incisives sur le plancher et de se les réimplanter – opération réussie à ce détail près qu’elle avait interverti la gauche et la droite. Compagne passionnée d’Henri Pichette, elle tourna avec Julien Duvivier, Henri Decoin, Georges Lautner, Marcel Camus, Jean Becker. Très proche de l’équipe de Roger Planchon dans les années 60 (les Lochy, Auclair, Meyrand...), elle fut pour Vilar l’interprète ravissante et précise de Suzanne dans Le Mariage de Figaro, de Maria Grekova dans Ce Fou de Platonov, et elle fut encore une délicieuse Léontine dans Le Triomphe de l’amour... Il n’y a pas de hasard, dit-on : en cette année qui s’ouvre sur cette disparition, c’est la maquette du costume de cette Léontine par Léon Gischia qui orne la carte de vœux de notre Maison. Et c’est avec la mort d’un personnage, pour reprendre Giono que Catherine Le Couey plaçait très haut, que nous refermons provisoirement notre modeste livre d’heures. J. T. V Catherine Le Couey, on le voit sur cette photo au style unique dans l’iconographie du TNP, était-elle le côté glamour de Jean Vilar, cet homme qui aimait les femmes et se plaignait de sa maladresse avec elles ? Jean Vilar et Catherine Le Couey. Photo Sieff / Elle. Catherine Le Couey (Suzanne) et Daniel Sorano (Figaro) : Le Mariage de Figaro, régie de Jean Vilar, 1956. Photo Agnès Varda. 31 Andrée Vilar Un destin de femme par Jacques Téphany Au début de l’été dernier, Andrée Vilar s’en est allée aussi élégamment qu’elle avait accompagné son mari, Jean, tout au long d’une longue vie, sombrement éclairée, à la fin, par la disparition d’une fille à qui elle dédiera un émouvant poème [lire page 38] d’une absolue simplicité. Nous avons déjà dit1 tout ce que nous devons à ce personnage effacé mais essentiel, riche d’un savoir poétique et littéraire qui avait, n’en doutons pas, nourri d’un aliment complémentaire la culture même de Vilar, privé du temps de tout lire... Mais Andrée n’était pas qu’une bienfaisante lectrice. Poétesse et peintre-dessinateur, elle laisse une œuvre nombreuse de gravures, pastels, tapisseries, dont nous avons extrait – avec l’autorisation de ses fils, Stéphane et Christophe – quelques moments pour nos Cahiers : ses barques tristes en première de couverture, ses deux Icare tombant du soleil dans la mer (et dans l’indifférence du désir amoureux des vivants), ses deux amants en contemplation devant l’horizon vide d’un rêve à la fois grec et sétois, nous parlent d’elle, de ses maîtres (Picasso, Matisse, Léger...), et de sa mélancolie. Et comment ne pas voir un autoportrait dans cette Daphné, plusieurs fois étudiée, femme lierre lointaine jamais conquise par Apollon qui dut se consoler en se couronnant de ses rameaux ? Chateaubriant, qu’André Vilar ne pouvait pas ne pas aimer, a écrit ce qui reste à nos yeux une des plus belles phrases de la langue française : « Rompre avec les choses de ce monde, ce n’est rien, mais avec les souvenirs !... Le cœur se brise à cet adieu, tant il est peu de choses réelles dans l’homme ». Cette phrase, et ce qu’elle emporte avec elle d’infini, sied assez bien à la vie, à la pensée, à la personne d’Andrée Vilar. J. T. V 1 : Cahiers de la Maison Jean Vilar n°108 bis, juillet 2009. Apollon et Daphné, encre de chine d'Andrée Vilar. Collection Famille Vilar. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 V Andrée et Jean Vilar à Sète, une photo prise par la sœur d'Andrée, Suzanne Fournier. © Famille Fournier. 32 33 inédit LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 34 Lettre de Jean Vilar à son épouse, Andrée. Tunis, 14 janvier 1954 Chérie, Nous avons été très secoués lors du voyage Marseille Tunis et nous avons dû passer entre la Corse et la Sardaigne. Mais c’est une chose très agréable qu’une traversée ; encore que dans mon cas il faut penser à ceux qui peuvent n’être pas entièrement d’accord avec leur couchette (« Il y fait froid, il y fait chaud »…, etc.). Personne n’a été nettement indisposé. Peut-être Jeanne qui supporte mal tout transport qui ne soit pas sur les pieds. Campan aussi, je crois, mais elle le cache1. Bref, départ dans la baie de Marseille avec un mistral terrible. Sur le pont, tu as l’impression que le vent va t’envoyer d’un coup à 100 mètres du bateau. La côte de Marseille, vue de la mer, est sauvage et belle. Ça roulait, ça roulait formidablement et chacun de nous guettions les premiers signes du mal. Mais quant à moi je n’ai absolument rien eu. L’assurance stomacale la plus calme2.J’avais faim, j’ai eu souvent faim, on ne mange pas si mal à bord. Étant, par grâce de la Compagnie de navigation, mis en première classe, j’ai déjeuné, dîné (sauf couché) avec les autres en deuxième classe. Ah ! les fourchettes volent et les verres, c’est assez excellent et fort distrayant. J’ai travaillé avec Camille3. Quel homme estimable ! Tunis est une ville assez et même très banale. Quelqu’un chez nous disait : « Béziers avec des fez et des babouches ». C’est assez vrai. L’entrée dans le port même (long chenal de 3/4 d’heure de traversée environ) est laid. Très laid. Nous sommes loin de la beauté sauvage de Marseille, de Toulon, de la joliesse de l’entrée par mer de Sète, de Nice, d’Ajaccio. Pris par le travail et une sorte de lassitude (la pluie et l’humidité ?) qui s’est abattue sur moi, je n’ai encore rien vu des choses à voir (le musée antique du Bardo, Carthage, Sidi Bou Saïd, tout cela aux portes de Tunis). Ici, les gens sont courtois, fort désireux de mieux connaître le TNP, le théâtre. Je reste le plus souvent dans ma chambre, je dors, je travaille avec Rouvet4 et je reçois parfois des nouvelles de Paris qui me lassent et m’exaspèrent : oh, ils ne me mettront pas à la porte, mais ils me prennent par la bande une fois de plus ! Me dégoûter pour que je dise : merde ! Réduire le budget (de 25 % !), pour que l’activité et le prestige populaire et le nombre de représentations soient réduits. Tout et tous sont,5 (je l’imagine), dans le coup pour cela : du Français à Hébertot, du [mot illisible] aux hauts fonctionnaires des Finances qui n’aiment que les traditions merdeuses du Français – on verra. Mais parfois un dégoût que je ne peux surmonter me prend : il y a deux ans et demi, je n’aurais jamais imaginé pouvoir faire un si beau travail et efficace sur le plan populaire. Résultat : l’État ne touche pas aux autres théâtres nationaux, c’est moi que l’on réduit de 25 % (12 sur 52 millions). Ce n’est pas triste, c’est décourageant. J’ai passé une mauvaise après-midi sur mon lit ici à Tunis. Et je crois bien que j’ai eu les larmes aux yeux. Ça a été court, quoi qu’il en soit. Je t’embrasse, j’embrasse les enfants. Je vais t’écrire encore ce soir. Duluc6 est ici et bien d’autres qui me poursuivent. Je le vois ce soir, et sa femme. Pour toi mon cœur, mon travail, mes pensées et tout, sauf mes amertumes de « patron ». Jean 1 : Jeanne Moreau pour Le Prince de Hombourg et Zanie Campan pour Don Juan, les deux œuvres présentées à Tunis entre les 12 et 18 janvier 1954. 2 : Vilar souffre depuis son service militaire d’un grave ulcère à l’estomac. 3 : Camille Demangeat, scénographe attitré du TNP. Plus exactement « régisseur » de la scène comme il y avait un « régisseur » des lumières (Pierre Saveron), un « régisseur » de la musique (Maurice Jarre)… 4 : Jean Rouvet, administrateur du TNP. 5 : Souligné par Jean Vilar 6 : Personnage non identifié… 35 Lettre de Jean Vilar à son épouse, Andrée (1954)1 inédit Chérie,2 Triomphes (au pluriel) à Marseille, tous les soirs. C’est avec les Normands et l’Est, la grande famille théâtrale que nous avons retrouvée à Marseille. Dadey,3 qui connaît bien notre histoire, était heureux comme un cabri : «Avignon, me disait-il, ce sont les gens choisis ; là (et il me montrait de derrière une fenêtre les travées combles : plus de 4000 personnes un soir), là c’est ce que tu cherchais, ce que nous cherchions depuis longtemps », et il était heureux. Moi j’étais heureux de voir Dadey si fier et si heureux. J’ai rejoint Avignon hier. L’épaule toujours me fait mal,4 malgré mes heures de repos au lit, texte en main. La troupe arrive demain. Je travaille dès ce matin avec Casarès nos scènes de la Cour. Émerveillée d’Avignon, qu’elle ne connaissait pas du tout. En entrant dans le château de nuit : « Ah, que c’est beau ! », a-t-elle dit tout simplement. Je pense que ce petit choc était nécessaire. Elle va être une lady assez extraordinaire. Moi, je peine comme un enfant de 8e sur mon texte. À 42 ans, ça n’a pas changé. Ce côté du travail m’est extrêmement pénible, je t’assure. Ma mémoire est la seule chose sur laquelle je n’ai pas de prise.5 Je te remercie d’avoir compris que je devais entièrement me donner à cet Assassin. Je sais combien c’est dur pour toi mais je sais que tu me pardonnes. Aux Angles, le confort n’est pas très grand, mais quel calme ! Une vue admirable sur une immense vallée. Je ne connaissais pas cela. Quelle région ! Tu t’émerveilleras. Maintenant les jours terribles sont là. On a beau avoir de l’expérience, on s’aperçoit, quand l’échéance arrive, que l’expérience est encore assez peu de chose. Mener à bien un boulot pour le plaisir des autres est une entreprise satanique. Oui, il faut être un peu Satan pour bien faire une œuvre d’imagination. Ton malhonnête homme qui t’aime. Jean. Jean, Andrée Vilar et Hélène Weigel, dans sa loge de Mère Courage, 1960. Photo Roger Pic. 1 : Sans nul doute juillet 1954, après le premier festival de Marseille du 8 au 15 juillet, avec Don Juan, Ruy Blas et Le Cid, et avant la création de Macbeth à Avignon, fin juillet. 2 : En marge, cette note : « Le film de Wilson - Coussonneau aura des prises de vues assez extraordinaires. Ils sont sérieux dans cette tâche comme 365 JV ». Ce film (muet) fait partie des archives de l’Association Jean Vilar. 3 : André Schlesser, compagnon de route du TNP, comédien, musicien, chanteur, ami… 4 : Premier symptôme de la grave crise d’ulcère à l’estomac qui va profondément affaiblir le directeur du TNP et l’interprète de Macbeth. 5 : Souligné par JV. Ici, en marge, cette note : « Un vent subit et la lettre est partie sur le beurre du petit déjeuner !!! » 6 : Ici, en marge, un croquis à la façon des oriflammes du TNP et de Jacno : « Domi, Stef, Criquet, baisers – de – votre père ». C’est-à-dire Dominique, Stéphane, Christophe. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 36 37 Andrée Vilar, artiste des mots et des couleurs Le Rendez-vous de Mai Nuit obscure I pour Jean Celle qui t’attendait sur les hautes terrasses Savait que tu viendrais, mais toi, le savais-tu ? Montant vers la maison avais-tu d’autre but Que l’odeur de la mer qui ouvrait dans ton âme Des voiles, voulais-tu une nouvelle fois Marcher au bord des quais, y trouver ta jeunesse Rêveuse d’évasion, t’en souviens-tu, Persée Quand tu coupas les liens qui la tenaient captive Pour prendre un train de nuit qui roulait vers Paris ? Ce rendez-vous secret dont tu ne connaissais Ni le lieu ni le jour ni l’heure ni la cause Tu t’y trouves pourtant, dévêtu, désarmé Comme un qui n’a désir que d’une seule chose Allonger sa fatigue entre les draps, dormir... Elle est entrée dans ton sommeil comme le songe Et la nuit commença qui n’aura pas de fin Douce et perfide nuit de Mai, nuit adultère Ce cœur rompu trahit les vivants qui l’aimaient Encore un peu de temps, si tu veux bien, mon âme je n’ai pas épuisé la source de mes larmes Ni rentré la moisson de tous mes souvenirs Si longue est la douleur et si court l’avenir Je veux garder toujours au cœur cette blessure Qui me parle de toi dans cette nuit obscure Où je ne veux chercher ni trêve ni secours Mais seulement te retrouver, mon tendre amour Nuit obscure II Le bonheur, de ma vie un jour s’est retiré Comme s’en va la mer à l’heure des marées Me laissant pour toujours cette douleur déserte Où je vais, ramassant les moindres souvenirs Avec la peur de ne pouvoir les retenir Brillant encore et frais du souffle de la vie Et la peur de les voir s’enliser dans les sables De ce temps dévasté que tu n’habites plus Et de les perdre aussi après t’avoir perdue V Au petit jour, s’est-Elle attardée dans la chambre Le front contre la vitre a-t-Elle pu entendre En ces premiers instants de ton éternité S’élevant du jardin, le chant de beauté pure Du rossignol caché dans les branches obscures ? pour toi Dominique Andrée Vilar : Sans titre, lithographie. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 V Daphné, pastel. Collection Famille Vilar. 38 39 (Sans titre) Nuit de juin La mort est l’ombre de la vie Ressemblante un peu déformée Selon la hauteur et l’éclat De la lumière dont tu vis Reçois et retiens sur ta bouche Le baiser de la nuit de Juin Le chèvrefeuille en est témoin Dont la liane en fleur, en s’inclinant, te touche Longtemps, écoute le soupir De la mer dans l’ombre odorante Oublie le Temps qui te tourmente Et lave-toi le cœur de la peur de mourir (Sans titre) Si les ailes me font défaut Si le souffle me manque Si le désir me déserte De t’atteindre Ô Poésie Que ferai-je de ma vie Un signe un mot Est-ce beaucoup demander Un signe, un mot chuchoté Pour éclairer ce séjour Avant qu’un vent ne disperse Ce peu de temps qui me reste Cette poussière de jours ? Sans mesure Là-bas la grande fleur marine Respire, et nos nuits et nos jours S’inclinent à son souffle Ah, vivre ici dans le feu bleu De ces millions de pétales Environnés d’oiseaux ! Et que chaque moment du jour Chaque instant de la nuit Soit silence, songe, regard Sans mesure... Andrée Vilar, Sans titre, pastel. Collection Famille Vilar. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 40 La question : Comment le spectacle peut-il rendre hommage à ses morts ? Enquête de Rodolphe Fouano. Philippe Avron* : Ils vivent en moi Benno, Maurice, Roger, Jean-Paul, André, Christian, Roger, Pina... Je ne les vois pas morts. Je n’arrive pas à les imaginer morts. Ils sont vivants, comme mon désir de transmettre, comme ma joie de jouer. Tant que je jouerai ils joueront. De chacun d’entre eux, je pourrais dire tel geste, tel sourire confiant, telle indication qu’il m’a transmise, vivant en moi : le contraire même du figé éternel de la mort. Quand je joue, quand j’entre en scène, quand je travaille sur un texte et que je pense à eux – et même si je ne pense pas à eux, ils sont là – c’est du rire, du geste, de l’espace, de la confiance, de telle entrée, telle apparition, telle émotion qu’ils m’ont transmis dont il est question. Jamais de la mort. Et ces particules colorent, donnent du rythme, de la clarté à mon jeu. Parfois ils m’interrogent, ne sont pas satisfaits. Ces êtres sont exigeants, amoureux de notre métier. Parfois je me demande ce qu’ils auraient fait à ma place. Cette interrogation, c’est eux qui me la posent ; c’est moi qu’ils interrogent. Le théâtre est un lieu de désir et «tout désir reflète l’éternité », dit Nietzsche. ________________________________ * Philippe Avron est comédien. Jacques Frantz* : Du doute sur la nécessité de l’hommage, partagé par lettre d’amour Ma douce mienne, Ma tendre aimée, Qu’est-ce qui a pu nous pousser tantôt, lors de notre errance impromptue dans ce parc si bien connu de nous, à cet état de lyrisme muet, ce besoin de faire revivre l’ineffable de nos mémoires ? Nous nous sommes interrogés sur le devoir du souvenir, comment faire revivre dans le présent l’impact laissé dans nos mémoires par les grands artistes ? Est-il au fond possible de rendre hommage, et si oui, comment ? Je suis acteur, tu es créatrice de costumes, nous pouvons nous poser ce genre de questions qui se résument pour nous à une interrogation simple : lequel de nous deux habille l’autre ? Imprégnés de nos images, nous n’avons de cesse que de tendre à les faire revivre par petits instants, fugaces mais répétés, ce qui rend leur puissance encore plus prégnante. Tu me disais que jamais tu ne pourrais m’entendre dire, même en grimaçant : « Je tâche d’y voir double afin de me tenir à moi-même de compagnie », ou bien : « Je suis né pour te connaître pour te nommer, Liberté », sans être immédiatement transportée un soir d’été dans l’apesanteur magique de la cour du Palais des Papes à Avignon. Est-ce donc si simple ? Suffit-il simplement d’évoquer pour revivre ? L’hommage lui-même, quand il est officialisé, dans sa structure volontairement simplifiante, n’est-il pas une façon terrible d’entériner irrémédiablement la mort et la disparition ? Et comment cela se passe-t-il dans un monde d’idées où l’affect est présent certes, mais de moindre façon ? Puisque les voix du passé et de ses leçons se sont enrouées à force de toujours dire la même chose, je préfère le détail d’un geste, la force d’un regard, le bémol d’une inflexion, rentrés dans nos univers de vécu, à chaque instant, par surprise ou non, qui me procurent ce léger frisson du souvenir intense, frisson de la vie infiniment plus puissant que les trompettes de l’hommage rendu. Est-ce à dire qu’il n’est de vraie dévotion au souvenir qu’intime, solitaire, fruit d’une décantation radicalement personnelle ? Si l’observation est la mère de l’art, je ne suis pas loin de le penser, mon aimée. J’évoquais le monde des idées ; curieux hasard, je tombai il y a peu dans la bibliothèque de mon père sur des extraits fragmentaires et inédits de la correspondance amoureuse du Chevalier de la Fère, brillant critique d’art de l’époque, avec sa maîtresse Sophie d’Ombreuse à propos d’un certain Florimont adulé par eux lors d’une représentation du Misanthrope par la troupe du Roi. Je te les livre : « …Rarement tant d’exigence alliée à tant d’art fut au centre de la création d’un personnage… Tout lyrisme sentimental oublié au profit de la vérité de vie, bouleversante, traquée même au prix du ridicule, soulève l’enthousiasme de tous… Rappellezvous, chère madame, comme nous étions gênés par ce souvenir littéraire de Baron, pleurant, sentimentalisant Alceste, jusqu’à en faire le plus imparfait et le plus complaisant des redresseurs de tort, trahissant ainsi le combat farouche de Jean-Baptiste Poquelin contre les conventions… » Et surtout ce passage que je livre, mon amour, à tes reflexions. Il t’enthousiasmera comme moi : « … Pourrions-nous, chère madame, faire autre que d’admettre qu’il y a là, comme jamais, la voix intangible de l’évidence qui parle toute pure ? Force et claire voyance se marient à jamais dans cette interprétation d’un caractère toujours séduisant, mais souvent pas là où il se l’imagine luimême. Ce respect par Florimont du ridicule dans l’excès et de l’humain 41 jaillissant de cette entièreté, nous ne saurions l’oublier jamais. Comment faire maintenant pour imaginer des rubans verts voleter autour d’un autre visage que celui-là, un autre nez aquilin rougir, une autre bouche étroite se tendre de colère et d’excès ? Tout se confond, tout se marie avec une telle perfection, que tout se passe comme si cela ajoutait encore à ma passion pour vous. Le même frisson, oui, ma mie ! Il y a des moments de perfection en art tels qu’ils rendent nos instants meilleurs. Il sera, souhaitons-le, chère âme, à jamais impossible d’oublier l’Alceste de Florimont. Reprendre les choses en l’état d’avant lui serait une hérésie. Ainsi l’on peut prétendre que le souvenir aura une puissance positive. Les générations futures ne garderont peut-être de tant d’évidence qu’un souvenir purement littéraire, qu’importe. Même sous forme d’hommage rendu, ne se perdra jamais l’Idée… » Ainsi donc, mon aimée, il y a deux cents ans, nous disions déjà la même chose ! Nous-mêmes, comment pourrions-nous le Tartuffe sans la lumière du soleil de Roger Planchon ? Là, dans le domaine des idées, la raideur de l’hommage se mue en ossature indispensable. C’est cette forme d’hommage-là, épaisse, influente, qui donne au flux de l’art tout son sang. Toute autre forme implique chez moi la nécessité du doute. L’hommage, c’est le partage collectif et morbide, le souvenir fait de riens ; c’est la vie qui se venge, la seule trace qui reste vraiment et qui disparaîtra avec nous, c’est ce que je te dis en te regardant au fond des yeux… Voilà le costume que j’ai apprêté pour toi. Pour le reste, laissons Jean Vilar et son regard prométhéen sous son chapeau de paille et de lumière glisser les mains dans les poches de sa fabuleuse salopette de jardinier de l’âme, nous sussurer à l’oreille les mots du grand Corneille : « Est-il rien que l’on puisse appeler nôtre ? » ________________________________ * Jacques Frantz est comédien. Victor Haïm* : Dans la m..., de toute manière Un auteur peut connaître la gloire de son vivant. Un auteur peut avoir du talent et ne pas être reconnu de son vivant. Un auteur peut ne pas avoir de talent, avoir la gloire, puis finir au purgatoire soit en tombant dans l’indifférence de son vivant, soit en sombrant dans l’oubli après sa mort. Dans ce cas, comme il est mort il ne souffre pas trop d’être oublié. S’il est vivant, il est contrarié d’être l’objet de l’indifférence. S’il a la gloire, en ayant peu de talent, il peut, s’il est lucide, comprendre qu’il y a un malentendu. Mais comme il profite de ce malentendu, il ferme sa gueule. S’il a du génie et qu’il n’est pas beaucoup joué, il peut aussi se dire qu’il y a un malentendu, malentendu qui sera levé quand il sera mort... De toute manière, il est dans la merde. ________________________________ * Victor Haïm est auteur dramatique et comédien. LE ES S C CA AH H II E ER RS S D DE E L LA A M MA A II S SO ON N JJ E EA AN N V V II L LA AR R – – N N °° 1 10 09 9 L 42 Joël Huthwohl* : The show must go on Les vivants et les morts Au lendemain de la mort de Molière, le 17 février 1673 – c’étaient les premières du Malade imaginaire –, Charles de La Grange, son ami et bras droit, décide sans délai de rouvrir le théâtre et de reprendre les spectacles. Hommage des vivants aux morts : vivre plus intensément encore. Ainsi la mise en scène du Malade imaginaire de Claude Stratz à la Comédie-Française a-t-elle poursuivi joyeusement sa carrière malgré la disparition brutale de son auteur, et tout près de nous, l’éclipse soudaine de Pina Bausch n’a pas empêché sa troupe de danser encore, magnifiquement, malgré le vide. « Que le spectacle continue », devise de résurrection que le monde des théâtres porte avec courage et brio depuis des siècles. Devise parfois tout intime pour le comédien sur les planches un jour de deuil. Rares sont les exceptions. L’une d’elle a récemment fait débat1. La disparition de Benno Besson en 2006 a soudain entièrement arrêté le processus de mise en scène d’Œdipe Tyran qu’il devait monter à la Comédie-Française. Ses proches collaborateurs n’imaginaient pas continuer sans lui. Le travail n’était pas achevé, il est vrai. Poursuivre pour eux aurait été trahison, la remémoration ne pouvait être que silencieuse. D’autres ont défendu l’idée de poursuivre l’aventure : Benno Besson avait déjà monté la pièce deux fois, le projet était engagé, le chœur avait répété, les acteurs, reçu les premières indications. La mémoire de Denis Podalydès était déjà emplie de la formule de Besson : « l’intime est public ». Faire résonner le texte et le plateau aurait été pour ceux-là le plus bel hommage. 1 Voir Revue d'histoire du théâtre, n°241-242, les articles de Bérengère Gros, Jean-Pierre V Jourdain et Denis Podalydès. Corps absents Réinvestir avec de nouveaux corps, de nouveaux souffles, les spectacles d’hier, reconstituer les conditions de la représentation, faire perdurer, comme on le fait au Japon ou, pour certains Tchékhov, en Russie, les formes du passé sur la scène, reprendre les grandes mises en scène, pourquoi pas ? Le champ est encore vierge. Autre voie pour entretenir et faire vivre la mémoire, en l’absence des corps, explorer et mettre en scène le patrimoine. On sait la diversité de celui des spectacles. Les captations et plus généralement l’audiovisuel rendent vie et voix aux acteurs sinon en toute fidélité, du moins avec une fascinante sensation de rejoindre la réalité de la représentation. Nous avons entendu Sarah Bernhardt et Coquelin aîné, vu les mises en scène de Kantor et Strehler… Les autres documents et souvenirs, de tous ordres, lettres, maquettes, photographies, programmes, costumes, portraits, ont aussi leur magie évocatrice. Les conserver et les valoriser auprès d’un large public est une des missions essentielles du département des arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France. Chaque exposition est pour son visiteur une invitation au voyage dans sa propre mémoire ou dans la mémoire collective. L’exposition Gérard Philipe par exemple, en 2003, avait ce double pouvoir de raviver les souvenirs des inconditionnels et de faire découvrir l’artiste à de nouvelles générations. De même, l’exposition Ionesco de l’automne 2009 a réuni des amis et des admirateurs de longue date de l’auteur de La Cantatrice chauve et a fait découvrir à d’autres les mille et une facettes de l’œuvre du grand dramaturge. La société de commémoration Cette exposition, permise par la générosité de la fille d’Eugène Ionesco, qui a fait don de toutes ses archives au Département des arts du spectacle, s’est inscrite aussi dans l’année du centenaire de la naissance du poète qui est une célébration nationale, anniversaire sélectionné par l’Etat comme essentiel dans le calendrier officiel de la République. Ces occasions belles et justes ne doivent pas masquer la tendance parfois excessive de notre société à faire de la commémoration un rendezvous incontournable et de plus en plus fréquent. Des centenaires, on est passé aux cinquantenaires et maintenant il n’est pas rare de fêter les cinq, dix, vingt, trente ou quarante ans de la naissance d’un événement ou d’un artiste, ou de sa disparition. Si ce principe un peu systématique permet de lutter contre l’oubli et de garder vive et active la mémoire des générations précédentes, il doit être manié avec précaution et une certaine retenue pour ne pas saturer les esprits ou tourner à l’hagiographie. Ces écueils peuvent être évités : ainsi Ionesco était-il abordé par le commissaire de l’exposition Noëlle Giret selon des thèmes – Langage, Engagement, Accumulation, Critique, Mort, Dieu, Illumination, Peinture – qui permettaient avant tout de comprendre et d’approfondir son écriture et sa pensée ; de même l’exposition Opéras russes du Centre national du costume de scène et de la scénographie de Moulins ouverte à l’occasion du centenaire des Ballets russes a présenté de magnifiques costumes en accentuant leur intérêt, non seulement pour l’histoire de l’opéra, mais aussi pour celle des textiles. La Bibliothèque nationale de France parvient plutôt bien à échapper à la société de commémoration. L’encyclopédisme de ses collections l’emmènerait sans doute trop loin. Ses choix spontanés d’hommages et d’expositions y gagnent en vitalité. ________________________________ * Joël Huthwohl est directeur du Département des arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France. Bengt Ekerot et Max von Sydow dans Le Septième sceau d'Ingmar Bergman, 1957. © Rue des Archives. 43 43 Joël Jouanneau* : Nés posthumes Ces questions me glacent l’encrier. De tristes disparitions nous encerclent. Je ne pourrais dire qu’une chose pour tous ces amis : «Nés posthumes». ________________________________ * Joël Jouanneau est auteur dramatique et metteur en scène. Jorge Lavelli* : Vaincre le silence de la mort Jean-Pierre Léonardini* : La mort est vachement moderne C’est la moindre des choses, vraiment, lorsque meurt quelqu’un d’illustre à quelque titre que ce soit, qu’il ait été grand dans le mal ou dans le bien, bienfaiteur de l’humanité ou intense crapule, qu’on l’enterre d’abord sous des mots à toutes fins utiles, c’est-àdire pour mémoire. Je parle ici avant tout en journaliste, dont la pratique du « tombeau » est consubstantielle à la fonction, irrémédiablement liée à l’actualité. Plus largement mais non loin de là, hors obligation professionnelle, dans l’intérêt général pour ainsi dire, l’évocation de la vie des morts de fraîche date me semble une obligation civique, et comme l’écriture d’un morceau d’histoire au jour le jour, fût-il anecdotique. En plus de quarante ans de journalisme culturel, j’avoue éprouver quelque difficulté à simplement dresser par calcul mental le catalogue des disparus sur lesquels j’ai dû tartiner. Pardon pour la familiarité un peu désinvolte de ce mot, mais c’est celui qui vient à l’esprit dès lors que tombe la nouvelle d’un effacement brutal de ce monde des vivants où nous espérons parfois, secrètement, en toute paresseuse ingénuité, qu’il va pour nous éternellement durer. Ainsi, dans le meilleur des cas, celui de l’éloge à titre posthume, en faisant valoir les vertus du mort, c’est en sourdine de nous que nous parlons, nous parant par défaut de ce qui le fit exceptionnel. Ne comprend-on pas mieux, du coup, comment les pratiques anthropophagiques ont plus à voir avec l’appropriation des hautsfaits du sujet mâché qu’avec la pure et simple faim ? L’hommage rendu passe obligatoirement par la connaissance qu’on a du mort, sa vie son œuvre, bien sûr. Vient ensuite I’appréciation qu’on en donne, l’éventail des sentiments qu’il inspire, l’importance du manque à combler dès lors qu’il n’est plus, l’inventaire de son apport à l’aventure collective. Enterrer dignement Claude Lévi-Strauss en quatre mille signes, par exemple, il y faut du souffle et le sens – inné ou acquis – de la concision. J’abhorre la précaution utile dite du « frigo », laquelle dans certains journaux consiste à préparer d’avance la « nécro » des gens connus. Je tiens que c’est la surprise, voire le choc, qui doit guider la main de celui qui écrit. La « bio », ça va, c’est vite fourni par les agences et aujourd’hui désormais par les moteurs de recherche, envers lesquels je professe la plus sourcilleuse méfiance. Après tout, le devoir d’un journaliste culturel est d’être cultivé, de raffiner sur son intuition et de se tirer par les cheveux pour être à la hauteur, quitte à subtilement plagier ce qui a déjà été dit. Le « tombeau » constitue un genre noble. Sa pratique demeure indispensable tant que les humains sauront lire. C’est question de lien dans la succession des générations. Quant à se demander si c’est moderne, autant poser la question à la mort, qui est littéralement hors-mode. ________________________________ * Jean-Pierre Léonardini est journaliste et comédien. Laurence Olivier, Hamlet, 1948. © AKG - IMAGES. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 V Il paraît que pour les journalistes (dans les quotidiens, surtout), écrire une «nécro» est une véritable épreuve. Parfois je le pense à la lecture de certains papiers ! Vous me parlez de l’hommage à Maria Casarès auquel vous aviez assisté à la Colline pendant mon mandat. Cela fait déjà presque 15 ans. Je n’étais pas seul en cette occasion et la participation de Béjart, de Chéreau, de Sobel et d’autres, avait apporté à cette simple cérémonie d’évocation une puissante dose de chaleur, d’intensité et de charge émotionnelle. Pour moi, Maria était quelqu’un de très proche et cela depuis 1963 ! Ce n’était pas «seulement» la comédienne qui avait joué sous ma direction maintes fois en France et à l’étranger et pour laquelle j’avais une grande admiration... À propos de la mort de Maria, justement, j’avais lu dans Le Monde un papier insignifiant et stupide qui m’avait fait beaucoup de peine. Cela pour vous dire que lorsqu’on parle d’un mort, on parle aussi de soi, et si on n’a rien à dire, il vaut mieux se taire. Se souvenir, évoquer quelqu’un qui est mort, ça n’a rien de «moderne», c’est inéluctable lorsqu’on se sent touché par cette disparition. Pirandello soutenait que c’est nous, les vivants, qui mourons en eux, les morts. C’est nous qui disparaissons de leur mémoire. Et il prétendait que le fait de les évoquer, d’y penser ou d’y rêver nous permettait des retrouvailles. Pour moi, vaincre le silence de la mort ne peut être qu’un rêve poétique. ________________________________ * Jorge Lavelli est metteur en scène. Il a fondé le Théâtre national de la Colline qu’il a dirigé de 1988 à 1996. 44 méthode, l’acteur détient à lui seul une véritable école, une technique de travail, une sorte d’alchimie qui se bonifie de spectacle en spectacle. S’il n’a pas eu la volonté d’enseigner, c’est uniquement grâce à son compagnonnage avec des partenaires qu’il peut malgré lui transmettre une La carrière d’un artiste est jalonnée part de son savoir-faire. de quelques discours à l’occasion Mais voilà qu’il disparaît, toujours d’un prix, d’une distinction, d’une brutalement, toujours trop tôt, critique ou encore du compliment d’un d’autant qu’il n’a pas songé a prendre spectateur amoureux de la prestation. sa retraite. Mais ces rendez-vous sont rares et Le chagrin d’abord saisit toute la l’acteur n’a donc essentiellement troupe. Cette peine que le temps comme retour sur son travail que le seul peut apaiser appelle un claquement de mains d’un public rassemblement. Sentir par le nombre confondu dans l’anonymat d’une salle que l’absence sera partagée... sombre. Prendre le temps de pleurer... Pourtant, de rôle en rôle, il tisse une Un besoin de théâtralité consciente œuvre dont la logique s’enrichit de la pour accepter que le rideau soit rencontre des auteurs, des partenaires définitivement tombé. et ne peut véritablement se déchiffrer Dans une troupe, ce sentiment de qu’à la fin d’un parcours. famille est le plus immédiat. Nous Tel l’artisan qui se forge au fur et mesurons alors le poids d’une intimité à mesure de ses découvertes une longtemps partagée, magnifiée par la Muriel Mayette* : La nécessité d’un hommage à nos maîtres complicité qu’impose le plateau. Arrive ensuite ce que l’on n’a pas dit... Le discours manqué d’une célébration trop tardive et l’effroi de ne pas avoir puisé dans l’artiste tout l’enseignement de son art. À chaque fois, nous perdons un maitre et de là nait la nécessité de le définir. Un hommage n’est donc pas un compliment de bonne conscience, mais la possibilité d’une dernière conversation et la définition d’une école offerte aux autres. Léonie Simaga en célébrant Christine Fersen et en racontant courageusement la brutalité de leur rencontre nous a montré comment cette immense artiste puisait sa force dans ses racines. Denis Podalydès évoquant André Falcon nous dit la responsabilité d’une troupe à ne pas exclure. Loïc Corbery a célébré l’esprit d’équipe en évoquant Roger Mollien. Alain Pralon, Simon Eine, Bérangère Dautun ont montré combien Jean-Paul Roussillon injectait toujours du vrai dans son travail, comment jouer n’est pas tricher... Cette prise de conscience transforme alors notre peine en responsabilité. Si nous n’avons pas de tradition à transmettre aux jeunes générations, nous avons des maîtres qui éclairent nos moments de doute, nous avons ces hommages qui écrivent des livres d’école. Nous nous nourrissons a posteriori de nos acteurs perdus. Ces hommages sont donc la nécessité tardive de ne pas perdre ce qui a été construit. D’ériger des cathédrales imaginaires à nos acteurs. Cette soudaine distance imposée par l’absence nous montre plus clairement l’ampleur de l’artiste. Les souvenirs, les paroles dites ou écrites, les vidéos déploient en une heure devant nous un vrai travail. Pour la première fois, nous pouvons lire à travers la multiplicité des spectacles une sorte de logique. La maturité du créateur se raconte et se développe sous nos yeux. Nous mesurons enfin ce que nous avons appris et qu’il nous faudra transmettre à notre tour. Nous pouvons dès lors être les héritiers d’une école. ________________________________ * Muriel Mayette est comédienne, metteur en scène, et administrateur général de la Comédie-Française depuis 2006. 45 Roland Monod* : Se souvenir et se rappeler Se souvenir et se rappeler, ce n’est pas bonnet blanc et blanc bonnet. Le souvenir – le mot le dit – vous vient par-dessous : «Te souvient-il de notre extase ancienne?» (Verlaine). Il remonte, vous envahit, le passé remplit le présent, à notre escient sinon à notre gré. Il peut être doux ou fort, nous inspirer nostalgie ou espoir, puis nous déserter comme il nous a saisis. Une maison vouée au théâtre, à ses poètes, à ses servants, à son public, implantée depuis trente ans à Avignon, a décidé de s’appeler Jean Vilar. Les célébrations anniversaires lui assignent de confirmer son nom, de se rappeler Jean Vilar. Se rappeler elle-même. Nous rappeler à lui. Et nous rappeler à nous-mêmes. Rideau tombé, le signe que le théâtre reste vivant au cœur des hommes et de la cité, ce ne sont pas les souvenirs, ce sont les rappels. ________________________________ * Roland Monod est comédien, ancien inspecteur général des théâtres au ministère de la Culture. Il a été président de l’Association Jean Vilar de 2001 à 2009. Le Cabinet du Professeur Bondi, film d'André de Toth, 1953. © AKG - IMAGES. V Pierre Notte* : Le deuil est un chien comme les autres Aux fantômes on s’en prend comme aux chiens. On les mate, on les dresse. Assis, debout, couché, attaque, à la niche, lève la patte. Caresse, sussucre, martinet, laisse de cuir et collier de force. Adopter, apprivoiser l’animal, c’est se garantir une domination définitive, s’aliéner un amour à vie. On a son chien, on est quelqu’un. Obéissant, fidèle, loyal, protecteur, craintif, il se montre reconnaissant à jamais de la dépendance où on le tient, l’animal domestique. Il ne connaît ni la rancœur ni l’ingratitude. Sa jalousie, une plus-value, grandit le maître. Le deuil est un chien comme les autres. On asservit le spectre, on le nourrit. On le soumet à nos peurs du grand néant inconcevable. À la vie entière on asservit la mort de l’autre. On se colle aux pattes un deuil ou deux qu’on traîne une existence entière pour être un peu moins sûr d’aller tellement nulle part. On ponctue l’enfilade des jours à tenir debout d’une nécrologie, d’un hommage, d’une commémoration, on règle son compte à l’épouvante commune. Toute conscience lavée de la peur de partir, on s’amende. On a une ardoise avec le ciel, on en appelle aux morts, on prie pour la paix de leur âme dans tous les bénéfices du doute. C’est faire avec ce qu’on a, exactement rien. Le deuil, c’est faire avec rien. Aussi est-il si difficile à faire. Et les morts et les deuils s’entrechoquent, on mélange bientôt nos fantômes, les spectres sont pratiques ; ils rapprochent ceux qui restent. Pareils, les chiens se reniflent le trou du cul sous l’œil mouillé de ceux qu’ils baladent, et qui grâce à eux s’accostent enfin. Puis on ramasse les excréments, c’est la moindre des choses. Il faut bien que les vivants traversent le monde sans marcher toujours dedans. Et les fantômes de temps en temps vont comme les chiens qui mordent, grognent. Ils rappellent à leur bon souvenir et que non, ils ne reviendront pas. Métier dégueulasse, ça, être mort. Goûter de la nécrologie, guetter l’hommage de TF1, acheter le journal Match ou Libé parce qu’il a fait sa grande une avec le petit mort de l’année, c’est ramasser dans un sac plastique la crotte de chien ; pour que les vivants marchent un peu au propre, au clair, au calme d’une conscience débarrassée momentanément du suprême effroi d’être soi-même le jouet de la mort. ________________________________ * Pierre Notte est auteur dramatique. Secrétaire général de la ComédieFrançaise de 2006 à 2009, il a rejoint l’équipe du Théâtre du Rond-Point en décembre 2009. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 46 Jack Ralite* : Se souvenir de l’avenir Fêter Jean Vilar, ça n’est pas le commémorer mais « se souvenir de l’avenir », c’est-à-dire de sa phosphorescence. Avec lui, c’est facile parce que, toute sa vie, cet immense artiste et citoyen a été « fidèle-infidèle », un peu comme dit Predrag Matvejevic : « Nous avons tous un héritage et nous devons le défendre, mais dans un même mouvement, nous en défendre ; autrement nous aurions des retards d’avenir, nous serions inaccomplis. » Qui a fait vivre le TNP dans une véritable guerre des idées et des créations en 1951 ? Jean Vilar. Qui a quitté le TNP à son heure de gloire en 1963 ? Jean Vilar. Qui a pensé en actes le Festival d’Avignon en 1947 ? Jean Vilar. Qui l’a transformé de fond en comble en 1966-67 ? Jean Vilar. « L’identité est ce que nous laissons en héritage, non ce dont nous héritons ; ce que nous inventons, non ce dont nous nous souvenons. Elle est la corruption du miroir, qu’il nous faut briser chaque fois que l’image nous plaît. » (Mahmoud Darwich) Ne cessons jamais de fêter Jean Vilar « sans crampe mentale » et avec les outils du métier. ______________________________ * Jack Ralite est sénateur. Il a été député, mairie d’Aubervilliers et ministre de la Santé puis de l’Emploi sous la présidence de François Mitterrand. Il a aussi fondé les Etats généraux de la culture. Rufus* : Dire le grand saut avec humour V Monique Chaumette et Philippe Noiret dans les coulisses de Don Juan, régie de Jean Vilar, 1953. Photo Agnès Varda/CDDS Enguerand. Par le théâtre vivant, je rendrai hommage à ceux qui nous ont laissés avec leurs personnages. Je sais un texte très secret de Beckett qui dit le grand saut avec humour. Ça dure 1h10, je vous le jouerai. Je ne connais rien de plus beau ni de plus drôle. ________________________________ * Rufus est comédien et auteur. A lire Grand voyageur, l’écrivain néerlandais Cees Nooteboom a sillonné le monde pendant plusieurs décennies pour rendre visite à « ses » morts, avec la photographe Simone Sassen, sa compagne. Il en a rapporté un superbe livre, panthéon personnel où les hommes de théâtre figurent en bonne place. Variante du « Tombeau », cette ballade cocasse et parfois drôle fourmillant d’anecdotes nous mène sur les sépultures de Claudel à Brangues, de Chateaubriand à Saint-Malo, de Kleist à Berlin…, autant de poètes qui, assure l’auteur, « continuent de parler ». Tumbas, Tombes de poètes et de penseurs, de Cees Nooteboom, avec des photographies de Simone Sassen (Actes Sud, 2009). 47 Frédéric Vitoux* : Malheur aux pays sans mémoires ! V ______________________________________________________________ * Frédéric Vitoux est journaliste et écrivain. Il siège à l’Académie française depuis 2001. Funérailles de Sarah Bernhardt, 1923. V Pourquoi toutes ces frayeurs implicites dans les questions que vous vous posez ? Pourquoi la contemplation du passé serait-elle un naufrage, où l’on « sombrerait » ? Pourquoi la nostalgie serait-elle un sentiment indigne ? Il faut les revendiquer au contraire, les affirmer ! Contempler le passé est la condition première pour éclairer l’avenir. Malheur aux pays et aux individus sans mémoires ! La barbarie les guette. La nostalgie de son côté est un sentiment qui peut se révéler fécond. Oubliez-la et vous rayez à peu près les trois quarts de la poésie et des pans entiers de l’univers romanesque. Seul l’animal, comme disait Kant, est attaché au poteau du présent. Quand une personnalité disparaît, l’heure n’est pas tout de suite aux bilans, aux synthèses, aux évaluations savantes et critiques de son œuvre et de sa vie. Dans le meilleur des cas, tout cela viendra par la suite. L’heure est d’abord à l’amitié, à la bienveillance et au chagrin. Rien n’est plus noble que l’hommage à un ami disparu. Rien n’est plus nécessaire aussi que de se ressouvenir. De revisiter une vie qui a connu son terme. De retrouver son temps et les aventures de son temps. De se comprendre soi-même aux miroirs de l’autre et des expériences partagées. Est-ce moderne, cela ? Si la réponse devait se révéler négative, alors il faudrait haïr cette modernité-là que l’on nous promet et qui nous menace : les lendemains qui chantent pour les robots ou les décérébrés. Tentures pour une enterrement de 1ère classe, Pompes funèbres municipales au 104 rue d’Aubervilliers, Paris, vers 1900. Photos Roger-Viollet. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 48 Michel Vinaver* : Bonne question, mais je n’ai pas de réponse... Y en a-t-il une ? * Michel Vinaver est auteur. 49 Les morts parlent des morts Couvrez donc le visage du comédien mort Charles Dullin par Jean Vilar Je travaillais à la rédaction de ces notes quand il me fut donné de voir sur son lit de mort le masque enfin figé d’un acteur [Charles Dullin, ndlr]. Une cellule d’hôpital. Les murs déserts, badigeonnés de chaux. Nus. Réels. Agressifs. Des fleurs maintenaient autour de ce mort aimé quelque chose de notre tendresse, un peu de la vie de nos cœurs douloureux. Il gisait, dressé sur son buste, menton en avant, cheveux toujours abondants et noirs, le nez troué, la lèvre plus fine encore que jadis. Le corps revêtu d’un costume de tous les jours. Pas de cravate, pas de col, pas de chemise. Le gilet remonté sur le cou. Les mains, croisées sur l’estomac, tenaient un bouquet de violettes. Nous ne le reconnaissions pas. C’était ce corps pourtant et ces mains et ce visage. C’était ce nez, c’était cette bouche, cette ossature aiguë. Les paupières étaient baissées sur ces yeux qui jadis furent les interprètes de ce cœur. Le sourire n’animait plus ce visage. Nous n’avions plus devant nous qu’un mannequin. Car la mort ne grandit pas le comédien. Notre art est mouvement, elle nous fige. Nous sommes incarnation, elle détruit notre chair. Nous tentons d’avoir l’âme d’un personnage, la nôtre s’en va. Mieux encore parfois V Jean Vilar chez lui, près du masque mortuaire de Charles Dullin, son maître. Photo Serge Lido. que le langage, notre œil exprime angoisses et joies ; la paupière le couvre. Nos mains mobiles ou immobiles vivent sur le plateau du sang du personnage ; elles sont à jamais durcies. Nous sommes souplesse, décontraction, finesse ; nous voilà contractés et hautains. Si la mort plaque sur le visage du comédien le masque d’une vérité sans illusions, sans flatterie, si ce visage cruel et vrai ment à nos songes, ainsi la réalité crue fait, au théâtre, le désert en nos cœurs. Elle heurte ce besoin d’une imagination qui nous flatte, elle heurte ce gai souci de se croire autre que nous ne sommes. Car le théâtre est, me semble-t-il, irréalité, songe, magie psychique, mythomanie ; et s’il est aussi réalité, du moins il faut qu’elle nous dope, nous enivre, nous jette hors du théâtre le cœur vif, l’esprit plein de merveilles, le cœur vivant. Couvrez donc le visage du comédien mort. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 J. V. De la tradition théâtrale (L’Arche, 1955) 50 Août 1951 Mort de Jouvet Le scandale particulier de cette mort... Louis Jouvet Albert Camus par Jean Vilar par Jean-Paul Sartre Août, mort de Jouvet1. Un soleil éclatant sur la place Saint-Sulpice. Barrault parle. Un grandiose catafalque est là, chargé de fleurs jusqu’au faîte. Un extraordinaire jardin de mort dans tout son apparat. Il arrive qu’on ne comprenne plus, l’expérience aidant, ses aînés. Si cette foule (dont certains chasseurs d’autographes crispèrent certains de mes collègues) était de par sa présence très touchante, ce catafalque grandiose me laissait rêveur. Etonné du moins. Il était si simple Jouvet. Bonhomme. Intelligent et vif. Esprit caustique. Et puis, la dernière seconde échappée, ce monument ! Malgré moi, encore que fort préoccupé par ailleurs par ma future charge, je pensais à ce qu’il venait de jouer peu d’années avant. Je sus, dans l’après-midi même, et cela répondit à ma perplexité, que Louis Jouvet croyait. Je me retrouvai au cimetière Montmartre. Saluai ceux qui pleuraient et souffraient. Mon Dieu, le visage de ceux que le patron abandonne à jamais ! J. V. Il y a six mois, hier encore, on se demandait : «Que va-t-il faire ?» Provisoirement, déchiré par des contradictions qu’il faut respecter, il avait choisi le silence. Mais il était de ces hommes rares, qu’on peut bien attendre parce qu’ils choisissent lentement et restent fidèles à leurs choix. Un jour, il parlerait. Nous n’aurions pas même osé risquer une conjecture sur ce qu’il dirait. Mais nous pensions qu’il changeait avec le monde comme chacun de nous : cela suffisait pour que sa présence demeurât vivante. Nous étions brouillés, lui et moi : une brouille, ce n’est rien – dût-on ne jamais se revoir – tout juste une autre manière de vivre ensemble et sans se perdre de vue dans le petit monde étroit qui nous est donné. Cela ne m’empêchait pas de penser à lui, de sentir son regard sur la page du livre, sur le journal qu’il lisait et de me dire : «Qu’en dit-il ? Qu’en dit-il en ce moment ?» [...] Il avait tout fait – toute une œuvre – et comme toujours, tout restait à faire. Il le disait : «Mon œuvre est devant moi». C’est fini. Le scandale particulier de cette mort, c’est l’abolition de l’ordre des hommes par l’inhumain. L’ordre humain n’est qu’un désordre encore, il est injuste, précaire, on y tue, on y meurt de faim : du moins est-il fondé, maintenu et combattu par des hommes. Dans cet ordre-là, Camus devait vivre : cet homme en marche nous mettait en question, était lui-même une question qui cherchait sa réponse ; il vivait au milieu d’une longue vie ; pour nous, pour lui, pour les hommes qui font régner l’ordre et pour ceux qui le refusent, il était important qu’il sortît du silence, qu’il décidât, qu’il conclût. D’autres meurent vieux, d’autres, toujours en sursis, peuvent mourir à chaque minute sans que le sens de leur vie, de la vie en soit changé. Mais, pour nous, incertains, déboussolés, il fallait que nos meilleurs hommes arrivent au bout du tunnel. Rarement, les caractères d’une œuvre et les conditions du moment historique ont exigé si clairement qu’un écrivain vive. L’accident qui a tué Camus, je l’appelle scandale parce qu’il fait paraître au cœur du monde humain l’absurdité de nos exigences les plus profondes. Camus, à vingt ans, brusquement frappé d’un mal qui bouleversait sa vie, a découvert l’absurde – imbécile négation de l’homme. Il s’y est fait, il a pensé son insupportable condition, il s’est tiré d’affaire. Et l’on croirait pourtant que ses premières œuvres seules disent la vérité de sa vie, puisque ce malade guéri est écrasé par une mort imprévisible et venue d’ailleurs. [...] Dès qu’il se manifeste, l’inhumain devient partie de l’humain. Toute vie arrêtée – même celle d’un homme si jeune – c’est à la fois un disque qu’on casse et une vie complète. Pour tous ceux qui l’ont aimé, il y a dans cette mort une absurdité totale. Dans la mesure où sa recherche orgueilleuse et pure du bonheur impliquait et réclamait la nécessité inhumaine de mourir, nous reconnaîtrons dans cette œuvre et dans la vie qui n’en est pas séparable la tentative pure et victorieuse d’un homme pour reconquérir chaque instant de son existence sur sa mort future. Théâtre, service public (Gallimard, 1975). 1 : Dans le même temps, Jean Vilar apprenait sa nomination à la direction du TNP. J.-P. S. France Observateur, 7 janvier 1960 cité in : Le Monde, Hors-série Camus, janvier 2010 51 La douleur publique fait cortège Allocution de Victor Hugo aux obsèques de Balzac, 21 août 1850. Messieurs, L’homme qui vient de descendre dans cette tombe était de ceux auxquels la douleur publique fait cortège. Dans les temps où nous sommes, toutes les fictions sont évanouies. Les regards se fixent désormais non sur les têtes qui règnent, mais sur les têtes qui pensent, et le pays tout entier tressaille lorsqu’une de ces têtes disparaît. Aujourd’hui, le deuil populaire, c’est la mort de l’homme de talent ; le deuil national, c’est la mort de l’homme de génie. Messieurs, le nom de Balzac se mêlera à la trace que notre époque laissera dans l’avenir. M. de Balzac faisait partie de cette puissante génération des écrivains du dix-neuvième siècle qui est venue après Napoléon, de même que l’illustre pléiade du dix-septième est venue après Richelieu – comme si, dans le développement de la civilisation, il y avait une loi qui fît succéder aux dominateurs par le glaive les dominateurs par l’esprit. M. de Balzac était un des premiers parmi les plus grands, un des plus hauts parmi les meilleurs. Ce n’est pas le lieu de dire ici tout ce qu’était cette splendide et souveraine intelligence. Tous ses livres ne forment qu’un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l’on voit aller et venir et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d’effaré et de terrible mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine ; livre merveilleux que le poète a intitulé comédie et qu’il aurait pu intituler histoire, qui prend toutes les formes et tous les styles, qui dépasse Tacite et qui va jusqu’à Suétone, qui traverse Beaumarchais et qui va jusqu’à Rabelais ; livre qui est l’observation et qui est l’imagination ; qui prodigue le vrai, l’intime, le bourgeois, le trivial, le matériel et qui par moments, à travers toutes les réalités brusquement et largement déchirées, laisse tout à coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique idéal. À son insu, qu’il le veuille ou non, qu’il y consente ou non, l’auteur de cette œuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires. Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne. Il arrache à tous quelque chose, aux uns l’illusion, aux autres l’espérance, à ceux-ci un cri, à ceuxlà un masque. Il fouille le vice, il dissèque la passion. Il creuse et sonde l’homme, l’âme, le cœur, les entrailles, le cerveau, l’abîme que chacun a en soi. Et, par un don de sa libre et vigoureuse nature, par un privilège des intelligences de notre temps qui, ayant vu de près les révolutions, aperçoivent mieux la fin de l’humanité et comprennent mieux la providence, Balzac se dégage souriant et serein de ces redoutables études qui produisaient la mélancolie chez Molière et la misanthropie chez Rousseau. Voilà ce qu’il a fait parmi nous.Voilà l’œuvre qu’il nous laisse, œuvre haute et solide, robuste entassement d’assises de granit, monument ! œuvre du haut de laquelle resplendira désormais sa renommée. Les grands hommes font leur propre piédestal ; l’avenir se charge de la statue. Sa mort a frappé Paris de stupeur. Depuis quelques mois, il était rentré en France. Se sentant mourir, il avait voulu revoir la patrie, comme la veille d’un grand voyage on vient embrasser sa mère. Sa vie a été courte mais pleine ; plus remplie d’œuvres que de jours. Hélas ! ce travailleur puissant et jamais fatigué, ce philosophe, ce penseur, ce poète, ce génie, a vécu parmi nous de cette vie d’orages, de luttes, de querelles, de combats, commune dans tous les temps à tous les grands hommes. Aujourd’hui, le voici en paix. Il sort des contestations et des haines. Il entre le même jour dans la gloire et dans le tombeau. Il va briller désormais, au-dessus de toutes ces nuées qui sont sur nos têtes, parmi les étoiles de la patrie ! Vous tous qui êtes ici, est-ce que vous n’êtes pas tentés de l’envier ? Messieurs, quelle que soit notre douleur en présence d’une telle perte, résignons-nous à ces catastrophes. Acceptons-les dans ce qu’elles ont de poignant et de sévère. Il est bon peut-être, il est nécessaire peutêtre, dans une époque comme la nôtre, que de temps en temps une grande mort communique aux esprits dévorés de doute et de scepticisme un ébranlement religieux. La providence sait ce qu’elle fait lorsqu’elle met ainsi le peuple face à face avec le mystère suprême, et quand elle lui donne à méditer la mort, qui est la grande égalité et qui est aussi la grande liberté. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 52 La providence sait ce qu’elle fait, car c’est là le plus haut de tous les enseignements. Il ne peut y avoir que d’austères et sérieuses pensées dans tous les cœurs quand un sublime esprit fait majestueusement son entrée dans l’autre vie, quand un de ces êtres qui ont plané longtemps au-dessus de la foule avec les ailes visibles du génie, déployant tout à coup ces autres ailes qu’on ne voit pas, s’enfonce brusquement dans l’inconnu. Non, ce n’est pas l’inconnu ! Non, je l’ai déjà dit dans une autre occasion douloureuse, et je ne me lasserai pas de le répéter, non, ce n’est pas la nuit, c’est la lumière ! Ce n’est pas la fin, c’est le commencement ! Ce n’est pas le néant, c’est l’éternité ! N’est-il pas vrai, vous tous qui m’écoutez ? cette intelligence qui traverse la terre pour souffrir et pour se purifier et qu’on appelle l’homme, et l’on se dit qu’il est impossible que ceux qui ont été des génies pendant leur vie ne soient pas des âmes après leur mort ! De pareils cercueils démontrent l’immortalité ; en présence de certains morts illustres, on sent plus distinctement les destinées divines de En prononçant ce magnifique hommage à Balzac, Victor Hugo ignorait que la nation, 35 ans plus tard, lui accorderait des obsèques nationales d’un faste inouï. Photo Roger-Viollet. 53 V Florilège Montaigne Kant Cicéron dit que philosopher ce n’est autre chose que s’apprêter à la mort ; c’est d’autant que l’étude et la contemplation retirent aucunement notre âme hors de nous, et l’embesognent à part du corps, ce qui est quelque apprentissage et ressemblance de la mort ; ou bien, c’est que toute la sagesse et discours du monde se résout enfin à ce point, de nous apprendre à ne craindre point à mourir [...] Le but de notre carrière, c’est la mort, c’est l’objet nécessaire de notre visée ; si elle nous effraye, comment est-il possible d’aller un pas en avant sans fièvre ? Le remède du vulgaire, c’est de n’y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité lui peut venir un si grossier aveuglement ? […] La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a apris à mourir, il a desapris à servir. Le savoir mourir nous affranchit de toute subjection et contrainte. Il n’y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n’est pas mal. La mort, nul n’en peut faire l’expérience en elle-même (car faire une expérience relève de la vie), mais on ne peut que la percevoir chez les autres. Est-elle douloureuse ? Le râle ou les convulsions des mourants ne permettent pas d’en juger ; ils paraissent plutôt une simple réaction mécanique de la force vitale et peut-être la douce impression de ce passage graduel qui libère de tout mal. La peur de la mort qui est naturelle à tous les hommes, et fût-ce au plus sage, n’est pas un frémissement d’horreur devant le fait de périr, mais comme le dit justement Montaigne, devant la pensée d’avoir péri (d’être mort) ; cette pensée, le candidat au suicide s’imagine l’avoir encore après la mort, puisque le cadavre qui n’est plus lui, il le pense comme soi-même plongé dans l’obscurité de la tombe ou n’importe où ailleurs. L’illusion ici n’est pas à supprimer ; car elle réside dans la nature de la pensée, en tant que parole qu’on adresse à soi-même et sur soimême. La pensée que «je ne suis pas» ne peut absolument pas exister ; car si je ne suis pas, je ne peux pas non plus être conscient que je ne suis pas. Je peux bien dire : je ne suis pas en bonne santé, etc., en pensant des prédicats de moi-même qui ont valeur négative (comme cela arrive pour tous les verba) mais, parlant à la première personne, le sujet lui-même (celui-ci en quelque sorte s’anéantit) est une contradiction. Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), éd. Vrin, 1964. Essais (1580), Livre I, Ch. XX «Que philosopher, c’est apprendre à mourir» Mais à mourir, qui est la plus grande besoigne que nous ayons à faire, l’exercitation ne nous y peut aider. On se peut, par usage et par expérience, fortifier contre les douleurs, la honte, l’indigence et tels autres accidents ; mais, quant à la mort, nous ne la pouvons essayer qu’une fois ; nous y sommes tous apprentis quand nous y venons. Essais, Livre II, Ch. VI, «De l’exercitation» Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 54 Pascal Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns et les autres avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour. C’est l’image de la condition des hommes. Pensées, posth. (1669), éd. Brunschvicg, III, 199 On a souvent dit que nous étions dans la situation d’un condamné, parmi les condamnés, qui ignore le jour de son exécution, mais qui voit exécuter chaque jour ses compagnons de geôle. Ce n’est pas tout à fait exact : il faudrait plutôt nous comparer à un condamné à mort qui se prépare bravement au dernier supplice, qui met tous ses soins à faire belle figure sur l’échafaud et qui, entre temps, est enlevé par une épidémie de grippe espagnole. C’est ce que la sagesse chrétienne a compris, qui recommande de se préparer à la mort comme si elle pouvait survenir à toute heure. Ainsi espère-t-on la récupérer en la métamorphosant en «mort attendue». V V Sartre Fête des morts au Mexique, années 1960. Photos Paul Almasy / AKG - Images. Freud 8&'09.44*"1"0&'6')&:&,#-' #,*->.,#%"&< Lettre à Lou Andréas-Salomé L’Etre et le Néant (1943), Gallimard Bacon =2'&$1'."$$#',.1"-&2')&' 0*"-#-'%"&')&',.U1-&< Essais de Politique et de Morale (1612) 55 55 Schopenhauer Pour ce qui est de la valeur objective de la vie, il est bien peu sûr, il est au moins douteux qu’elle soit préférable au non-être, et même, si l’on consulte la réflexion et l’expérience, c’est le nonêtre qui doit de beaucoup l’emporter. Allez frapper aux portes des tombeaux et demandez aux morts s’ils veulent revenir au jour : ils secoueront la tête d’un mouvement de refus. Telle est aussi la conclusion de Socrate dans l’Apologie de Platon ; et l’aimable, l’enjoué Voltaire lui-même ne peut s’empêcher de dire : «On aime la vie, mais le néant ne laisse pas d’avoir du bon» ; ou encore : «Je ne sais pas ce que c’est que la vie éternelle, mais celle-ci est une mauvaise plaisanterie.» De plus, la vie doit en tout cas bientôt finir, et alors les quelques années qu’on a peut-être encore à exister disparaissent jusqu’à la dernière devant l’infinité du temps où l’on ne sera plus. Il semble donc même ridicule à la raison de tant s’inquiéter pour ce court espace de temps, de trembler si fort au moindre danger qui menace notre vie ou celle d’autrui, et de composer des drames dont le pathétique a pour seul ressort la crainte de la mort. Ainsi ce puissant attachement à la vie est un mouvement aveugle et déraisonnable ; ce qui peut l’expliquer, c’est seulement qu’en soi-même tout notre être est déjà pure volonté de vivre, qu’à son sens la vie doit par suite être le bien suprême, si amère, si brève, si incertaine même d’ailleurs qu’elle puisse être ; c’est enfin qu’en soi et à l’origine cette volonté est aveugle et dépourvue de connaissance [...] Si l’aspect effrayant sous lequel nous apparaît la mort était dû à l’idée du non-être, nous devrions ressentir le même effroi à la pensée du temps où nous n’étions pas encore. Car, on ne saurait le contester, le non-être d’après la mort ne peut différer de celui d’avant la naissance ; il ne mérite donc pas plus d’exciter nos plaintes... Et pourtant est-il une question qui se pose à la connaissance non corrompue par la volonté plus naturellement que celle-ci : «Il s’est écoulé un temps infini avant ma naissance : qu’étaisje donc pendant tout ce temps ?» La métaphysique pourrait fournir cette réponse : «J’étais toujours moi, c’està-dire que tous ceux qui disaient alors moi, tous ceux-là étaient moi.» [...] L’ensemble des considérations présentes nous permet de comprendre le véritable sens de cette doctrine paradoxale des Eléates qu’il n’y a ni naissance ni mort, mais que la totalité des choses reste assise dans une immortalité constante [...] De même ces réflexions jettent de la lumière sur le beau passage d’Empédocle, que nous a conservé Plutarque : «Ce sont des fous, et leur esprit est d’une bien petite envergure, ceux qui s’imaginent que quelque chose puisse naître sans avoir existé auparavant, ou que quelque chose puisse mourir et être totalement anéanti. Jamais le sage n’en viendra à penser que c’est seulement durant la vie (c’est-à-dire ce que nous appelons vie) que nous existons et que le bien et le mal nous affectent, alors que, avant la naissance et après la mort, nous ne serions rien.» […] Sans doute, au sens où l’homme, par la naissance, sort du néant, il est ramené au néant par la mort. Mais apprendre à connaître dans sa nature propre ce néant, voilà qui serait intéressant : car il suffit d’une perspicacité même médiocre pour reconnaître que ce néant empirique n’est nullement un néant absolu, c’està-dire un néant dans tous les sens. Nous sommes déjà amenés à cette manière de voir par l’observation empirique que toutes les qualités distinctives des parents se retrouvent dans l’enfant, et ont ainsi survécu à la mort […] A l’homme, en tant que phénomène temporel, la notion de fin est sans doute applicable, et la connaissance empirique nous représente ouvertement la mort comme fin de cette existence temporelle. La fin de la personne est aussi réelle que l’a été son commencement, et dans le même sens exactement où nous n’étions pas avant la naissance, nous ne serons plus après la mort. La mort cependant ne peut rien supprimer de plus que ce que la naissance avait établi ; elle n’enlève donc pas ce qui, dès le principe, a rendu la naissance possible avant tout. En ce sens natus et denatus est une belle expression.» Le Monde comme volonté et comme représentation (1819) LE ES S C CA AH H II E ER RS S D DE E L LA A M MA A II S SO ON N JJ E EA AN N V V II L LA AR R – – N N °° 1 10 09 9 L 56 57 57 Roger-Viollet. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 58 Leibniz Comme les animaux généralement ne naissent point entièrement dans la conception ou génération, ils ne périssent pas entièrement non plus dans ce que nous appelons mort ; car il est raisonnable que ce qui ne commence pas naturellement ne finisse pas non plus dans l’ordre de la nature. Ainsi, quittant leur masque ou leur guenille, ils retournent seulement à un théâtre plus subtil, où ils peuvent pourtant être aussi sensibles et aussi bien réglés que dans le plus grand. Et ce qu’on vient de dire des grands animaux a encore lieu dans la génération et la mort des animaux spermatiques plus petits, à proportion desquels ils peuvent passer pour grands, car tout va à l’infini dans la nature. Ainsi non seulement les âmes, mais encore les animaux sont ingénérables et impérissables : ils ne sont que développés, enveloppés, revêtus, dépouillés, transformés ; les âmes ne quittent jamais tout leur corps, et ne passent point d’un corps dans un autre corps qui leur soit entièrement nouveau. Il n’y a donc point de métempsycose, mais il y a métamorphose ; les animaux changent, prennent et quittent seulement des parties ; ce qui arrive peu à peu, et par petites parcelles insensibles, mais continuellement, dans la nutrition ; et tout d’un coup, notablement, mais rarement, dans la conception ou dans la mort, qui font acquérir ou perdre tout à la fois. Principes de la nature et de la grâce fondés en raison (1714) Nietzsche Heidegger Ce qui me rend heureux, c’est de voir que les hommes refusent absolument de penser la pensée de la mort ! Et je contribuerais volontiers à leur rendre la pensée de la vie cent fois plus valable encore ! Le Gai Savoir (1882) Le sentiment des gens, dans la banalité quotidienne des relations humaines, «connaît» la mort comme un accident qui survient continuellement ; on connaît des «cas de mort». Tel ou tel des proches, telle ou telle connaissance lointaine «meurt». Des inconnus meurent chaque jour, à chaque heure. «La mort» se présente comme un événement bien connu qui se passe à l’intérieur du monde. Comme telle, la mort ne rompt pas cette absence d’imprévu qui caractérise l’ordre banal des événements quotidiens... L’analyse du «on meurt» nous dévoile sans équivoque la manière d’être, dans sa banalité quotidienne, de l’être pour la mort. Celle-ci est comprise, dans une semblable façon de parler, comme quelque chose d’indéterminé, qui sans doute surgira bien un jour de quelque part, mais qui pour vous-même, en attendant, est une réalité-non-encore-donnée, dont par conséquent la menace n’est pas à craindre. Le «on meurt» propage cette opinion que la mort concerne pour ainsi dire le «on». L’explication de la réalité humaine qui a cours dans les propos des gens déclare : «on meurt», parce qu’en disant «on meurt», chacun des autres et soi-même en même temps, «on» peut s’en faire accroire : oui, on meurt, mais chaque fois ce n’est justement pas moi ; le «on», ce n’est personne. Le «fait de mourir» est ainsi ramené au niveau d’un événement qui concerne bien la réalité humaine, mais ne touche personne en propre. Si jamais l’équivoque a été le fait des parleries quotidiennes, c’est bien ici dans le parler sur la mort. Cette mort qui, sans suppléance possible, est essentiellement la mienne, la voici convertie en un événement qui relève du domaine public ; c’est à «on» qu’elle arrive. Jules Renard V'2.'0*-1')9",'.,4#&,3'*,'&$1' 4*00&'$"-'",&';42"$&'G'*,' 4?.,>&')&',#:&."':&-$'2.'0*-1< V Journal (16 mai 1899) Allégorie de la mort, connue sous le nom La Mort Saint Innocent, vers 1520. Musée du Louvre. Photo Hervé Lewandowski / RMN. L’Etre et le Temps in Qu’est-ce que la métaphysique ? (1938) trad. A. de Waehlens, éd. Gallimard 59 59 Jankélévitch La mort EN TROISIEME PERSONNE est la mort-en-général, la mort abstraite et anonyme, ou bien la mort-propre en tant que celle-ci est impersonnellement et conceptuellement envisagée, à la manière, par exemple, dont un médecin envisage sa propre maladie ou étudie son propre cas ou fait son propre diagnostic : car les médecins aussi peuvent être malades, rester médecins, et englober ce qui les englobe, et garder la sereine surconscience de leur tragédie-propre […] Le Je, dans cette affaire, devient sujet anonyme et acéphale d’une mort indifférente, sujet qui n’a pas eu de chance et qui a été désigné par tirage au sort pour crever. Mais il arrive aussi que le médecinmalade, tout en restant un peu médecin dans son malheur, soit encore plus malade que médecin : il n’est alors qu’une misérable créature englobée avec toutes les autres créatures dans le même destin et dans le même mystère. Si la troisième personne est principe de sérénité, la PREMIERE PERSONNE est assurément source d’angoisse. Je suis traqué. En première personne, la mort est un mystère qui me concerne intimement et dans mon tout, c’est-à-dire dans mon néant (s’il est vrai que le néant est le rien de ce tout) […] C’est de moi qu’il s’agit, moi que la mort appelle personnellement par mon nom, moi qu’on désigne du doigt et qu’on tire par la manche, sans me laisser le loisir de loucher vers le voisin ; les échappatoires me sont désormais refusées autant que les délais ; l’ajournement à plus tard et tout de même les alibis et le report sur un autre sont devenus impossibles […] Entre l’anonymat de la troisième personne et la subjectivité tragique de la première, il y a le cas intermédiaire et en quelque sorte privilégié de la DEUXIEME PERSONNE ; entre la mort d’autrui, qui est lointaine et indifférente, et la mort-propre, qui est à même notre être, il y a la proximité de la mort du proche. Le Toi représente en effet le premier Autre, l’autre immédiatement autre et le non-moi en son point de tangence avec le moi, la limite prochaine de l’altérité. Aussi la mort d’un être cher est-elle presque comme la nôtre, presque aussi déchirante que la nôtre […] Quant à la mort de nos parents, elle fait disparaître le dernier intermédiaire interposé entre la mort en troisième personne et la mort-propre ; le dernier glacis est tombé, qui séparait de notre mort personnelle le concept de la mort ; l’intérêt biologique de l’espèce nous a décidément quittés, la sollicitude qui nous protégeait du néant s’est déplacée en nous laissant en tête à tête avec la mort. C’est maintenant mon tour, et c’est la génération suivante qui pensera désormais la mort à travers ma mort effective. La Mort (1966), Flammarion Epicure Familiarise-toi avec l’idée que la mort n’est rien pour nous, car tout bien et tout mal réside dans la sensation ; or, la mort est la privation complète de cette dernière. Cette connaissance certaine que la mort n’est rien pour nous a pour conséquence que nous apprécions mieux les joies que nous offre la vie éphémère, parce qu’elle n’y ajoute pas une durée illimitée, mais nous ôte au contraire le désir d’immortalité. En effet, il n’y a plus d’effroi dans la vie pour celui qui a réellement compris que la mort n’a rien d’effrayant. Il faut ainsi considérer comme un sot celui qui dit que nous craignons la mort, non pas parce qu’elle nous afflige quand elle arrive, mais parce que nous souffrons déjà à l’idée qu’elle arrivera un jour. Car si une chose ne nous cause aucun trouble par sa présence, l’inquiétude qui est attachée à son attente est sans fondement. Ainsi, celui des maux qui fait le plus frémir n’est rien pour nous, puisque tant que nous existons la mort n’est pas, et que quand la mort est là nous ne sommes plus. La mort n’a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec les morts, étant donné qu’elle n’est plus rien pour les premiers et que les derniers ne sont plus. La foule tantôt fuit la mort comme le plus grand des maux, tantôt la désire comme le terme des misères de la vie. Le sage, par contre, ne fait pas fi de la vie et ne craint pas la mort, car la vie ne lui est pas à charge et il ne considère pas la non-existence comme un mal. En effet, de même qu’il ne choisit certainement pas la nourriture la plus abondante, mais celle qui est la plus agréable, pareillement il ne tient pas à jouir de la durée la plus longue, mais de la durée la plus agréable. Celui qui proclame qu’il appartient au jeune homme de bien vivre et au vieillard de bien mourir, est passablement sot, non seulement parce que la vie est aimée de l’un aussi bien que de l’autre, mais surtout parce que l’application à bien vivre ne se distingue pas de celle à bien mourir. Plus sot est encore celui qui dit que le mieux c’est de ne pas naître, mais lorsqu’on est né, de franchir au plus vite les portes de l’Hadès. S’il parle ainsi par conviction, pourquoi alors ne sort-il pas de la vie ? Car cela lui sera facile, si vraiment il a fermement décidé de le faire. Mais s’il le dit par plaisanterie, il montre de la frivolité en un sujet qui n’en comporte point. Il convient de se rappeler que l’avenir n’est ni entièrement en notre pouvoir, ni tout à fait hors de nos prises, de sorte que nous ne devons ni compter sur lui, comme s’il devait arriver sûrement, ni nous priver de tout espoir, comme s’il ne devait certainement pas arriver. Lettre à Ménécée in Epicure et les Epicuriens par J. Brun, P.U.F. (1964) LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 60 S9?*00&'2#F-&',&'+&,$& 6'-#&,'0*#,$'%"96'2.'0*-13' &1'$.''$.>&$$&' &$1'",&'0;)#1.1#*,' ,*,')&'2.'0*-1'0.#$')&'2.':#&< Spinoza L’Ethique (1661-1677) 61 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 62 La mort n'a rien de tragique par René de Obaldia de l'Académie française J’ai toujours été très étonné d’être en vie : j’en suis tout ébaubi ! Quoi de plus invraisemblable que d’être, en effet ? Comme disait Coleridge : «Je me suis fait à l’idée que je n’étais qu’une simple apparition». Mais qui dit la vie dit la naissance et donc... la mort. Cette question m’a toujours préoccupé, il est vrai, et il y a bien des façons de l’envisager. n’est pas plus étonnant de naître deux fois qu’une ! La mort est inévitable. C’est notre lot commun. Qu’on soit riche ou pauvre, il y a là une sorte d’égalité, de grande justice. Pour ma part, je n’ai pas la foi, même si j’ai été élevé dans la religion catholique. Baptisé, j’ai fait ma communion et même ma confirmation : j’ai été souffleté par un évêque ! Jean Paulhan me disait : «La mort ? Pourvu que j’arrive jusque-là !...» Cette désinvolture me plaît beaucoup. Et puis, en vrac, je me souviens du mot de Cocteau qui assurait être «habitué à la mort». Comment ça, habitué ? lui demandait-on. Et lui d’expliquer qu’avant de naître, il était mort depuis des millions d’années... Ce sont des boutades, mais elles révèlent autant de façons d’appréhender notre fin. J’ai toujours été hanté par la mort, mais cela n’a rien de tragique ! C’est plutôt le fait d’être qui est pathétique. J’ai, comme Unamuno, un sentiment tragique de la vie. Et en même temps, quelle chose fabuleuse que la vie ! La mort est un thème omniprésent dans mes textes. Que voulez-vous ? C’est un compagnon ! Je partage ce sentiment avec Pierre Schaeffer qui disait : «La mort ? Je la vis chaque jour !» V Cyrielle Clair et Marie Le Cam jouent actuellement au Théâtre des Mathurins ma pièce intitulée Grasse matinée1. On y voit deux voisines de cercueil dans une espèce de no man’s land, qui se racontent leur vie, avec les bons et les mauvais moments. Artémise invite à «prendre la mort du bon côté»... La foi, la croyance en un au-delà peut évidemment changer l’appréhension que l’on a de la mort... On peut épiloguer à l’infini sur ces questions. Tout en vous parlant, me revient le souvenir de Jacques Chancel recevant Arthur Rubinstein à son émission Radioscopie. On sait à quel point Chancel est préoccupé des fins dernières: «Et Dieu, dans tout ça ?»... À 90 ans, le grand pianiste avait gardé toute sa vivacité d’esprit et jouait toujours, avec de fausses notes de temps en temps, ce qui le rendait encore plus humain. Chancel a fini par lui demander s’il croyait en la vie après la mort. «Non, a répondu le maître, je suis formel, il n’y a absolument rien. C’est fini ! Finita la comedia ! Rideau ! Finita la comedia !» Puis, après un silence, il a ajouté : «Enfin, on verra bien...» La mort s’inscrit dans un cycle naturel. Et, à la réflexion, il Marie Le Cam et Cyrielle Clair dans Grasse matinée de René de Obaldia, mise en scène Thomas Le Douarec, 2009. Photo Bernard Michel Palazon / CDDS Enguerand Vous m’interrogez également sur le goût des uns ou des autres pour les célébrations. Mais l’hommage n’est-il pas le propre de l’homme ? Tant mieux si cela permet de ne pas tomber dans l’oubli. Ceux qui nous ont enchantés, divertis, instruits continuent ainsi de vivre, d’une certaine manière. Un proverbe bantu affirme : «Mon ami n’est pas mort puisque je vis encore.» C’est très joli. Etre oublié, à l’inverse, ce serait mourir une seconde fois. Je suis donc naturellement favorable à toutes les commémorations, même si je refuse la notion de devoir de mémoire – le mot «devoir» me fait frémir. Il y a néanmoins certaines difficultés. Si les cinquantenaires, les centenaires marquent des anniversaires symboliques, pour le reste, quand faut-il commémorer ? Pourquoi ne pas saluer chaque jour les disparus, comme le Lapin dans Alice au pays des merveilles qui préfère les non-anniversaires aux anniversaires, beaucoup plus fréquents ?... Personnellement, je préférerais qu’on honore ma mort pendant que je suis encore vivant ! On a célébré il y a peu mes 90 ans, j’ai dû être convié à 15 ou 16 fêtes ; j’étais absolument ravi ! Il est réconfortant de se voir célébré de son vivant. Non pas vanité, mais cela donne le sentiment que la vie n’est pas tout à fait inutile. Des lecteurs ou des spectateurs m’ont souvent écrit pour me confier le plaisir que j’avais pu leur procurer, parfois dans des moments de leur vie où ils étaient malheureux ou désespérés. Quelle satisfaction ! Cela vaut tous les honneurs... Vous rappelez qu’à la fin d’Exobiographie,2 j’ai raconté les «différentes morts de Monsieur le Comte», m’interrogeant sur la manière dont la Dame à la Faulx viendrait à ma rencontre. 63 Vous avouerais-je cependant qu’excepté à l’instant avec vous, je parle rarement de ma mort ? J’ai traité plus simplement, par exemple, dans mes Mémoires aléatoires4 «du désagrément de vieillir : ou mes amis meurent ou ils se font décorer !» Figurez-vous que vu mon âge, en effet, je passe mon temps à accompagner mes amis à leurs funérailles ; des adieux entrecoupés de remises de décorations au ministère de la Culture, rue de Valois... Cela donne la dimension exacte de la comédie humaine, comme dirait l’autre, entre les coups de la fatalité et les honneurs. Une confidence : je préfère quand même les cocktails aux funérailles ! Vous me demandez enfin mon avis sur la proposition du président de la République de transférer les restes de Camus au Panthéon. Je ne suis pas juge pour vous répondre. À la place de Camus, je préférerais rester dans un petit coin très agréable, entouré de la terre-mère... Au Panthéon, j’ai l’impression que j’aurais froid. Alors si l’on me demande d’aller au Panthéon, que l’on entende bien ces dernières volontés : je refuse ! L’âge venant, il arrive que l’on prenne certaines dispositions pour organiser ses obsèques, le cas échéant, ce qui impose de savoir comment l’on veut être inhumé ou incinéré. À cet égard, quelle évolution dans la théologie ! Dans mon enfance, se faire incinérer était une hérésie. Aujourd’hui, l’Eglise le permet, et certains même le préconisent. Moi, l’idée d’être incinéré me donne froid dans le dos ! Je préfère retourner à la terre. Je ne conçois pas de véritable appréhension de la mort. Plutôt une certaine curiosité, à la manière de William Blake, immense visionnaire qui, lors de la rémission qui précède souvent le trépas, s’est relevé pour déclarer, illuminé : «Enfin, je vais savoir !» D’après un entretien avec Rodolphe Fouano réalisé en décembre 2009 René de Obaldia est poète, romancier, auteur dramatique. 1 : Réédition L’avant-scène théâtre poche, 2007. 2 : Editions Grasset & Fasquelle, 1993. 3 : René de Obaldia a été élu en 1999 à l’Académie française pour occuper le fauteuil de Julien Green. 4 : Le Cherche-Midi éditeur, 2004. V Maladies ? Accidents ? Mille scénarios m’ont traversé l’esprit dès mon plus jeune âge, versant le plus souvent dans l’horrible. Il ne s’agissait pas pour moi d’exorciser mes angoisses. De toute façon, les choses n’arrivent jamais comme on les a prévues. Pour moi, la vie étant également la mort, il m’intéressait, dans ces sortes de «mémoires», de montrer différentes morts possibles. Rien de plus. Et j’ai pu constater qu’en général, cela fait beaucoup rire. C’est tout le paradoxe, peut-être... Et puis, comment voudriez-vous que je fusse angoissé face à la mort ? Je suis Immortel ! J’aurais dû commencer par le rappeler [rires]. Encore qu’on pourrait trouver là l’origine d’une angoisse à rebours : être condamné à poursuivre infiniment, ce qui serait assez tragique. René de Obaldia sur la scène du Petit Hébertot, 2009. Photo B.-M. Palazon / CDDS Enguerand. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 64 65 soutenez la maison jean vilar... en vous abonnant à ses Cahiers ... adhérez à l’Association Jean Vilar Nom, prénom : Adresse : Code postal : Ville : Tél. : email : Adhésion : 25 euros Bienfaiteurs : à partir de 40 euros Montant : Date : Chèque à l’ordre de l’Association Jean Vilar. Merci. Bulletin à adresser à la Maison Jean Vilar - Montée Paul Puaux - 8 rue de Mons - 84000 Avignon Les précédents Cahiers de la Maison Jean Vilar sont disponibles en téléchargement sur le site http://maisonjeanvilar.org L’équipe permanente de la Maison Jean Vilar La Maison Jean Vilar Les Cahiers de la Maison Jean Vilar Association Jean Vilar est subventionnée par Directeur de la publication Jacques Lassalle Président : Jacques Lassalle et accompagnée Directeur délégué : Jacques Téphany par ses mécènes Assistant : Roland Aujard-Catot Communication : Rodolphe Fouano Responsable de projets : Frédérique Debril Responsable technique : Francis Mercier Directeur de la rédaction Jacques Téphany Accueil : Mélinda Meunier Rédacteur en chef Rodolphe Fouano Entretien : Fernande d’Antonio Bibliothèque nationale de France Conservateur en chef : Marie-Claude Billard Bibliothécaires : Sylvie Barce, Catherine Cazou, Secrétariat de rédaction graphisme et réalisation Frédérique Debril Elisabeth Roisin. et la Couscousserie de l’Horloge Assistante : Jeanne Gleye LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 109 Imprimerie Laffont - Avignon 66 La chute d’Icare, pastel d’Andrée Vilar. Collection Famille Vilar. n 109 http://maisonjeanvilar.org ISSN 0294-3417 CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR - N° 109 - JANVIER - FEVRIER - MARS 2010 °