JEAN-PAUL SARTRE
Suite de la page 101.
très longtemps. Mais cette exubérance du
brouillon et du pur et dur, du médiocre et de
la grandeur, c'est le fruit de la vertu première
d'un homme pour qui l'écriture et la lecture
— et la Vie — étaient «
un exercice de généro-
sité ».
Ce n'est pas indûment que, quand il
veut expliquer l'emploi dé son temps de vivant,
qui fut d'écrire Sans relâche, le mot
générosité
revient une dizaine de fois sous sa plume
«
La lecture est un pacte de générosité entre
l'aute ur et le lecteur... Ecrire, c'est à la fois
dévoiler le monde et le proposer comme une
tâche à la généroSité du lecteur. [...] L'amour
généreux est serment de maintenir, et l'indigna-
tion généreuse est serment de changer. »
Quand
on regarde là folie des fouS de Sartre et sa
'« folie » à lui, on s'aperçoit que c'est d'abord
la sagesse un peu folle de la générosité.
CLAUDE ROY
Les
rendez-vous du
philosophe
PAR PATRICK LORIOT
'Il Injuste — par dérision —, Raymond Que-
neau expliquait ainsi le prodigieux succès de
«
l'Ette et le Néant » : «
Ce Sartre, vraiment,
il est très fort ! Publier, en 1943, un liVre' qui
pèse jiiste un kilogramme... Tous les 'épiciers
qui vendent, au poids, de la farine ou des
pommes de terre vont être obligés d'en avoir
Un exemplaire dans leur boutique... »
De fait,
Queneau daVait pas tort : « l'Etre et le Néant »
pèSe, précisément, mille grammes, et il n'est
pas sûr que, dans les années gni suivirent sa
publication, le nombre de ses acheteurs ait
parfaitement coïncidé avec celui de ses lec-
teurs. Combien sont-ils, dans la foule de ceux
qui pleurent la disparition
-
de Sartre, à: l'avoir
vraiment lu, cet énorme pavé? Et combien,
parmi ceux qui, depuis quatre jours, agitent
leur encensoir sur les ondes et les écrans,
seraient-ils capables d'en rappeler — au-delà
des morceaux de bravoure sur la « mauvaise
foi » ou « le garçon de café »
les principales
articulations ? Pourtant, cela n'a aucune impor-
tance car, lorsque lés hommages obligés ou sin-
cères auront épuiié leur tintamarre, on aura
tout le temps
de lite Sartre...
Son vrai lecteur, aujourd'hui, n'est donc pas
sur
Un plateau télévisé ou pressé d'écrire, sur
un Coin de table, ce que Sartre a été peur lui.
Ce vrai lecteur •a probablement entre quinze
et vingt ans ; il ne connaît les grandes polé-
miques de l'après-guerre que comme Sartre
connaissait la bataille du Chemin des Dames.
Devant lui, des dizaines de livres -- depuis la
mince « Eseisse d'une théorie des émotions »
(65 pages) jusqu'au torrentiel « Idiot de la fa-
mille » (près de trois mille, quoique inache-
vé...). Patiemment, au hasard des examens et
dès concours, ce jeune lecteur va donc se
mettre au travail et, pour hii, Sartre ne sera
plus cet éternel contemporain qu'on reneontre
dans les cafés ou dans la rue. Ce sera, plus
gravement, plus sérieusement, le classique
qu'on consulte en bibliothèque à l'égal des
autres grands noms de la
philosophia pe-
rennis.
De cette philosophie, l'avenir pourrait rete-
nir, surtout, l'état de grandiose inachèvement.
Non pour en souligner les manques, mais au
contraire pour mettre en relief son refus de
se constituer en système pour saluer les cou-
rants d'air qui la traversent comme une pièce
dont on a laissé les portes ouvertes. Aucun
des grands monuments de la pilosophie sar-
trienne n'est, en effet, clos ou bouclé ; ni la
vaste étude sur « la Psyché » (dont « l'Esquisse
d'une théorie des émotions », parue en 1939,
devait n'être qu'un fragment), ni u là Morale »
(promise par e l'Etre et le Néant »), ni le
second tome de « la Critique de la raison
dialectique » n'ont vu le jour. L'édifice est
là, imposant certes, mais avouant ses propres
renoncements, ses impasses, ses limites. Les
« conceptions du monde » puisque c'est
bien de cela qu'il s'agit — sont précieuses
lorsque, par pudeur, elles ménagent des pers-
pectives qui leur échappent. Sut ce point pré-
cis, Sartre,
philosophe de la liberté,
a donné
l'exemple.
Il est également probable que l'extrême
classicisme de la réflexion sartrienne l'emporte,
dans la longue durée, sur les péripéties de l'en-
gagement quotidien ; et cela parce que Sartre,
dès qu'il avait fini de mettre son génie polé-
mique au service des uns ou des autres, ne se
posait que les questions traditionnelles — et
sans âge —
de la métaphysique. D'où ces
thèmes intemporels qui hantent son univers
la perception, l'imaginaire, la conscience, l'être;
la morale. Passé le temps où l'on çroyait que
l'auteur des « Mains sales » ou de « Nekras-
sov » dialoguait avec Staline, Robespierre et
Geismar, on découvrira peut-être 'que ses seuls
interlocuteurs ne furent que Descartes, Hus-
serl, Kant, Hegel et Marx.
Perspectives ouvertes
D'ailleurs, c'est ainsi que Sartre a lui-même
organisé son parcours dans la pensée. Dès
1936, ce jeune professeur au lycée du Havre
— qui n'a même pas voté aux dernières élec-
tions — püblie donc « », où, d'em-
blée, il affirme' sa dette à l'endroit des e phé-
noménologues» -- qu'il a étudiés à Berlin,
lors de ses séjours de 1933 et de 1934. Ren-
contre capitale, non seulement pour l'histoire
de la philosophie mais aussi pour celle de la
mode qui, plus tard,
va s'emparer de
Sartre et de l'existentialisme. C'est en effet par
le biais d'une phénoménologie détournée de la
mission qui lui assignaient ses fondateurs
que le vécu — du serveur de bistrot aux mani-
festations
de
rue — va, comme lé sucre de
Bergson ou la cire cartésienne, accéder à la
dignité philosophique ét assurer à Sartre la
notoriété que l'on sait.
Précisons, simplifions à l'excès : si, comme
l'écrit Sartre — après Husserl — «
toute
conscience est conscience de quelque chose »,
cela signifie que «
la conscience n'est pas
une chose »,
qu'elle n'existe que dans son
rapport
du monde. En définissant comme «
acte
intentionnel »
cette conscience que la psycho-
logie traditionnelle avait figée en
objet,
Sartre
l'ouvre à la vie quotidienne, pratique, affec-
tive, interpersonnelle, collective et il lui fraie
— contre l'héritage freudien qu'il choisit alors
d'ignorer — ce qu'il baptisa, ailleurs, les
«chemins de la liberté »:
Cette analyse de la conscience — que Sartre,
répétons-le, détourne de la philosophie alle-
mande — va devenir la
.
d'angle, le
fondement de son entreprise et tout —
combats, théâtre, pensée — va y trouver son
principe. Il est clair, en effet, que si la
conscience n'est rien «
en soi »,
il n'y a pas
d'essence de l'homme, pas de « nature hu-
maine » 'à laquelle la morale ou l'action puissent
se référer. L'intentionalité de la conscience
oblige l'homme à n'exister que par son projet,
donc par sa liberté. De là naquirent les for-
mules gloutonnement happées par l'air du
temps et où l'homme sartrien se découvre
« condamné à être libre "»,
où «
l'existence
précède l'essence »,
etc.
Dans la France de la Libération, cette affir-
mation — tragique — de la liberté a fait toute
la réputation du sartrisnie sommaire. Or si
la liberté reste bien au fondement de cette
ontologie, il a également fallu que Sartre théo-
risé le contraire de la liberté qui, à l'évidence,
est à roeuvre dans l'odyssée de la Conscience
Avec un camarade, sur les toits de
l'Ecole normale supérieure, en 1927
« J'étais fou de joie. On me laissa vagabonder
dans la bibliothèque et je donnai l'assaut à la
sagesse humaine. C'est ce qui m'a fait
»
(e les Mots »)
102 Lundi 21 avril 1980