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2 FÉVRIER 2014
NATURE 79
I LeMatinDimanche
Tel le fennec, un mammifère
sur dix s’interdit la polygamie
toire. De fait, les mâles devraient parcourir de plus grandes distances pour
trouver et contrôler d’autres femelles, ce qui les inciterait à rester auprès
d’une seule. Cette sédentarisation
leur permettrait alors de jouer un rôle
protecteur auprès du ou des petits,
empêchant des Don Juan de passage
de s’apparier avec leur femelle et de
tuer leurs descendants. Autre conséquence indirecte: les mâles auraient
alors le temps de s’occuper de leurs
bébés, comme c’est le cas chez 41%
des animaux monogames. «L’éloignement des femelles me semble
l’hypothèse la plus vraisemblable, estime Laurent Keller. En revanche,
nous n’avons actuellement aucune
véritable preuve d’un ou de plusieurs
avantages retirés par cette pratique,
même s’il y en a forcément.» Et
Thierry Lodé d’ajouter: «Cette théorie est à mon avis peu soutenue par les
faits, mais mérite d’être testée. La vie
sexuelle possède une dimension sociale qui me semble bien plus dépendante des conflits sexuels que du seul
environnement.»
COMPORTEMENT Une récente
étude révèle que 9%
des mammifères seraient
monogames. Parmi les plus
représentés: les primates,
les carnivores et les rongeurs.
Mais plusieurs théories
expliquant ce phénomène
divisent les scientifiques.
Frédéric Rein
[email protected]
Contrôle qualité
Prédisposition génétique
Les mâles et femelles fennecs, comme leurs cousins les renards, forment des couples unis pour la vie.
des deux parents pour la pérennité de
certaines espèces.»
Trois théories différentes
Trois théories sont actuellement
avancées pour expliquer cette étrangeté évolutive. La première rejoint les
propos de Thierry Lodé et évoque de
meilleurs soins parentaux apportés
aux nouveau-nés. La deuxième, récemment soutenue par des chercheurs de l’Université d’Oxford qui se
sont intéressés aux primates dans les
Annales de l’Académie américaine
des sciences, opte pour une préven-
«
Christophe Lehenaff/photononstop
tion des infanticides dus à d’autres
mâles. Thierry Lodé y adhère également: «La monogamie permet de savoir qui est le père et réduit ainsi le
risque d’agression de la progéniture.» Laurent Keller, lui, est plus
circonspect, car «entre l’accouplement et la naissance, le mâle pourrait
très bien avoir d’autres conquêtes».
Enfin, la troisième hypothèse, à laquelle croit l’équipe de Cambridge,
invoque la dispersion des femelles.
Comme les ressources naturelles de
certaines espèces sont éparpillées,
elles défendent un plus vaste terri-
Ce sont la plupart
du temps des espèces
de taille supérieure,
dont les femelles
sont très territoriales
et règnent sur
de larges étendues»
LAURENT KELLER
Université de Lausanne
FIDÉLITÉ ABSOLUE ET ALLIANCES ÉTRANGES
SEXE Etre socialement monogame
n’implique pas d’être fidèle sexuellement! Ainsi, si 90% des oiseaux
vivent en couple, on estime que dans
10 à 70% des cas, selon les espèces,
le père biologique des poussins n’est
pas celui qui occupe le nid. Rares
sont en effet les espèces d’une fidélité absolue. Parmi elles, on trouve
notamment le renard, le castor, le
dik-dik (antilope naine d’Afrique), le
gibbon, le cygne ou même l’albatros,
qui, malgré des milliers de kilomètres effectués en solitaire, revient
toujours au même endroit s’accoupler avec le même partenaire. Quant
Maurizio Rellini/Grand Tour - Corbis
Dans la nature, qui n’est pas régie par
la morale, la logique voudrait que les
animaux aillent d’aventure en aventure, de conquête en conquête. Pourtant, une minorité de mammifères a
développé un caractère étonnant: la
monogamie.
Une étude de l’Université de Cambridge, récemment parue dans le magazine Science, vient de réévaluer à
9% le taux de mammifères qui vivent
en couple – il était, depuis 1976, estimé à 3%. Les auteurs de cette recherche sont arrivés à cette conclusion en passant en revue la vie
sexuelle de près de 2500 espèces sur
170 millions d’années et concluent
que des catégories de mammifères
sont moins attachées à la vie à deux
que d’autres. Ainsi, 30% des primates
ont un conjoint fixe (mais cela ne concerne ni le chimpanzé ni le gorille),
16% des carnivores (plutôt ceux de
petite taille, comme le chacal ou le
fennec) et de nombreuses espèces de
rongeurs (pour lesquels il n’existe pas
de chiffres précis car un grand nombre d’espèces nocturnes n’ont pas été
étudiées). En revanche, on ne retrouve aucun cétacé.
«Ce sont la plupart du temps des
espèces de taille supérieure, dont les
femelles sont très territoriales et règnent sur de larges étendues, et qui
ont souvent une alimentation assez
spécifique, décrypte Laurent Keller,
directeur du département écologie et
évolution de l’Université de Lausanne. Il ne faut toutefois pas faire un
amalgame entre une vie sociale qui
s’organise autour du couple, comme
évoqué dans cette étude, et une fidélité sexuelle absolue, très rare chez les
animaux.»
Mais pourquoi les mâles de certaines espèces de mammifères ne prennent-ils pas la tangente après avoir
fécondé une femelle pour aller voir
ailleurs? «S’agissant des oiseaux,
cela s’explique par la présence essentielle des deux parents pour le maintien de la progéniture, sous peine de
voir la portée entière disparaître,
comme chez les manchots empereurs, répond Thierry Lodé, professeur en écologie évolutive aux Universités de Rennes-1 et d’Angers et
spécialiste de la sexualité des animaux. Chez les mammifères, c’est
plus surprenant, car la gestation et
l’allaitement des jeunes incombent à
la femelle. C’est sans doute lié à l’exigence d’un investissement nécessaire
Le cygne est l’un des rares animaux
à ne s’accoupler qu’avec sa compagne.
à la bonellie verte, grand ver marin
d’environ un mètre, le mâle,
200 000 fois plus petit que la femelle, vit dans une cavité proche du
rein de sa compagne!
Parfois, la fidélité est même une
obligation, comme l’explique le
Français Thierry Lodé, professeur en
écologie évolutive: «Chez les poissons lophiiformes des grandes profondeurs, telle la baudroie abyssale,
le mâle est directement greffé à la
femelle. Ses organes ont fusionné
avec les siens et lui permettent de se
nourrir directement des nutriments
de son sang!» x
Si l’on ne connaît pas encore les mécanismes exacts qui sous-tendent
cette monogamie, les avantages évolutifs ne font en effet que peu de doutes, puisque «ce comportement, une
fois acquis, tend à perdurer», comme
le souligne le professeur Ivan Rodriguez, du laboratoire de neurogénétique au département de génétique et
d’évolution de l’Université de Genève. «La monogamie a une composante génétique forte chez les mammifères, poursuit-il. Des études menées sur deux espèces de campagnols
ont montré que le niveau d’expression de certains récepteurs hormonaux situés dans le cerveau de tous les
mammifères, et dirigé par des gènes,
joue un rôle majeur dans le comportement monogame ou polygame. En les
altérant, l’espèce monogame est devenue polygame, et l’espèce polygame monogame.»
Comme des accidents génétiques –
des «lettres» du code ADN mal copiées et remplacées par d’autres, de
nouvelles lettres insérées, ou une
cassure – ont lieu tout le temps chez
toutes les espèces et qu’ils peuvent
être transmis à la progéniture via les
spermatozoïdes ou les ovules, un individu peut donc transformer drastiquement les interactions sociales de
toute son espèce. «C’est d’autant
plus vrai si le comportement est
avantageux par rapport aux caractéristiques des individus et du milieu
dans lequel ils évoluent (densité, vitesse à laquelle les petits atteignent
leur maturité, etc.), reprend Ivan Rodriguez. On peut percevoir ces accidents comme délétères, mais, en réalité, ils sont à l’origine de l’émergence
des espèces. A la faveur d’un accident
génétique, chaque espèce peut donc
passer d’un mode majoritairement
monogame à un mode essentiellement polygame, et inversement…» x
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