2 FÉVRIER 2014 ILeMatinDimanche NATURE 79
COMPORTEMENT Une récente
étude révèle que 9%
des mammifères seraient
monogames. Parmi les plus
représentés: les primates,
les carnivores et les rongeurs.
Mais plusieurs théories
expliquant ce phénomène
divisent les scientifiques.
Frédéric Rein
Dans la nature, qui n’est pas régie par
la morale, la logique voudrait que les
animaux aillent d’aventure en aven-
ture, de conquête en conquête. Pour-
tant, une minorité de mammifères a
développé un caractère étonnant: la
monogamie.
Une étude de l’Université de Cam-
bridge, récemment parue dans le ma-
gazine Science, vient de réévaluer à
9% le taux de mammifères qui vivent
en couple – il était, depuis 1976, es-
timé à 3%. Les auteurs de cette re-
cherche sont arrivés à cette conclu-
sion en passant en revue la vie
sexuelle de près de 2500 espèces sur
170 millions d’années et concluent
que des catégories de mammifères
sont moins attachées à la vie à deux
qued’autres.Ainsi,30%desprimates
ontunconjointfixe(maiscelanecon-
cerne ni le chimpanzé ni le gorille),
16% des carnivores (plutôt ceux de
petite taille, comme le chacal ou le
fennec) et de nombreuses espèces de
rongeurs (pour lesquels il n’existe pas
de chiffres précis car un grand nom-
bre d’espèces nocturnes n’ont pas été
étudiées). En revanche, on ne re-
trouve aucun cétacé.
«Ce sont la plupart du temps des
espèces de taille supérieure, dont les
femelles sont très territoriales et rè-
gnent sur de larges étendues, et qui
ont souvent une alimentation assez
spécifique, décrypte Laurent Keller,
directeur du département écologie et
évolution de l’Université de Lau-
sanne. Il ne faut toutefois pas faire un
amalgame entre une vie sociale qui
s’organise autour du couple, comme
évoqué dans cette étude, et une fidé-
lité sexuelle absolue, très rare chez les
animaux.»
Mais pourquoi les mâles de certai-
nes espèces de mammifères ne pren-
nent-ils pas la tangente après avoir
fécondé une femelle pour aller voir
ailleurs? «S’agissant des oiseaux,
cela s’explique par la présence essen-
tielle des deux parents pour le main-
tien de la progéniture, sous peine de
voir la portée entière disparaître,
comme chez les manchots empe-
reurs, répond Thierry Lodé, profes-
seur en écologie évolutive aux Uni-
versités de Rennes-1 et d’Angers et
spécialiste de la sexualité des ani-
maux. Chez les mammifères, c’est
plus surprenant, car la gestation et
l’allaitement des jeunes incombent à
la femelle. C’est sans doute lié à l’exi-
gence d’un investissement nécessaire
des deux parents pour la pérennité de
certaines espèces.»
Trois théories différentes
Trois théories sont actuellement
avancées pour expliquer cette étran-
geté évolutive. La première rejoint les
propos de Thierry Lodé et évoque de
meilleurs soins parentaux apportés
aux nouveau-nés. La deuxième, ré-
cemment soutenue par des cher-
cheursdel’Université d’Oxford qui se
sont intéressés aux primates dans les
Annales de l’Académie américaine
des sciences, opte pour une préven-
tion des infanticides dus à d’autres
mâles. Thierry Lodé y adhère égale-
ment: «La monogamie permet de sa-
voir qui est le père et réduit ainsi le
risque d’agression de la progéni-
ture.» Laurent Keller, lui, est plus
circonspect, car «entre l’accouple-
ment et la naissance, le mâle pourrait
très bien avoir d’autres conquêtes».
Enfin, la troisième hypothèse, à la-
quelle croit l’équipe de Cambridge,
invoque la dispersion des femelles.
Comme les ressources naturelles de
certaines espèces sont éparpillées,
elles défendent un plus vaste terri-
toire.De fait, les mâles devraient par-
courir de plus grandes distances pour
trouver et contrôler d’autres femel-
les, ce qui les inciterait à rester auprès
d’une seule. Cette sédentarisation
leur permettrait alors de jouer un rôle
protecteur auprès du ou des petits,
empêchant des Don Juan de passage
de s’apparier avec leur femelle et de
tuer leurs descendants. Autre consé-
quence indirecte: les mâles auraient
alors le temps de s’occuper de leurs
bébés, comme c’est le cas chez 41%
des animaux monogames. «L’éloi-
gnement des femelles me semble
l’hypothèselaplusvraisemblable,es-
time Laurent Keller. En revanche,
nous n’avons actuellement aucune
véritable preuve d’un ou de plusieurs
avantages retirés par cette pratique,
même s’il y en a forcément.» Et
Thierry Lodé d’ajouter: «Cette théo-
rie est à mon avis peu soutenue par les
faits, mais mérite d’être testée. La vie
sexuelle possède une dimension so-
ciale qui me semble bien plus dépen-
dante des conflits sexuels que du seul
environnement.»
Prédisposition génétique
Si l’on ne connaît pas encore les mé-
canismes exacts qui sous-tendent
cette monogamie, les avantages évo-
lutifs ne font en effet que peu de dou-
tes, puisque «ce comportement, une
fois acquis, tend à perdurer», comme
le souligne le professeur Ivan Rodri-
guez, du laboratoire de neurogénéti-
que au département de génétique et
d’évolution de l’Université de Ge-
nève. «La monogamie a une compo-
sante génétique forte chez les mam-
mifères, poursuit-il. Des études me-
nées sur deux espèces de campagnols
ont montré que le niveau d’expres-
sion de certains récepteurs hormo-
naux situés dans le cerveau de tous les
mammifères, et dirigé par des gènes,
joueunrôlemajeurdanslecomporte-
ment monogame ou polygame. En les
altérant, l’espèce monogame est de-
venue polygame, et l’espèce poly-
game monogame.»
Comme des accidents génétiques –
des «lettres» du code ADN mal co-
piées et remplacées par d’autres, de
nouvelles lettres insérées, ou une
cassure – ont lieu tout le temps chez
toutes les espèces et qu’ils peuvent
être transmis à la progéniture via les
spermatozoïdes ou les ovules, un in-
dividu peut donc transformer drasti-
quement les interactions sociales de
toute son espèce. «C’est d’autant
plus vrai si le comportement est
avantageux par rapport aux caracté-
ristiques des individus et du milieu
dans lequel ils évoluent (densité, vi-
tesse à laquelle les petits atteignent
leur maturité, etc.), reprend Ivan Ro-
driguez. On peut percevoir ces acci-
dents comme délétères, mais, en réa-
lité, ils sont à l’origine de l’émergence
des espèces. A la faveur d’un accident
génétique, chaque espèce peut donc
passer d’un mode majoritairement
monogame à un mode essentielle-
ment polygame, et inversement…» x
Les mâles et femelles fennecs, comme leurs cousins les renards, forment des couples unis pour la vie. Christophe Lehenaff/photononstop
«Ce sont la plupart
du temps des espèces
de taille supérieure,
dont les femelles
sont très territoriales
et règnent sur
de larges étendues»
LAURENT KELLER
Université de Lausanne
Tel le fennec, un mammifère
sur dix s’interdit la polygamie
FIDÉLITÉ ABSOLUE ET ALLIANCES ÉTRANGES
SEXE Etre socialement monogame
n’implique pas d’être fidèle sexuelle-
ment! Ainsi, si 90% des oiseaux
vivent en couple, on estime que dans
10 à 70% des cas, selon les espèces,
le père biologique des poussins n’est
pas celui qui occupe le nid. Rares
sont en effet les espèces d’une fidé-
lité absolue. Parmi elles, on trouve
notamment le renard, le castor, le
dik-dik (antilope naine d’Afrique), le
gibbon, le cygne ou même l’albatros,
qui, malgré des milliers de kilomè-
tres effectués en solitaire, revient
toujours au même endroit s’accou-
pler avec le même partenaire. Quant
à la bonellie verte, grand ver marin
d’environ un mètre, le mâle,
200 000 fois plus petit que la fe-
melle, vit dans une cavité proche du
rein de sa compagne!
Parfois, la fidélité est même une
obligation, comme l’explique le
Français Thierry Lodé, professeur en
écologie évolutive: «Chez les pois-
sons lophiiformes des grandes pro-
fondeurs, telle la baudroie abyssale,
le mâle est directement greffé à la
femelle. Ses organes ont fusionné
avec les siens et lui permettent de se
nourrir directement des nutriments
de son sang!» x
Le cygne est l’un des rares animaux
à ne s’accoupler qu’avec sa compagne.
Maurizio Rellini/Grand Tour - Corbis