Nation républicaine et nation ethnoculturelle

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NATION RÉPUBLICAINE ET NATION ETHNOCULTURELLE
Nation
républicaine
et nation
ethnoculturelle
Rémy Pech
Professeur d’histoire à l’Université Toulouse Mirail
(occitaniste-chercheur, républicain convaincu, militant laïque)
Je me suis replongé l’an passé dans le mouvement des vignerons parce que
c’était son centenaire. J’ai toujours soutenu l’idée que ce mouvement des vignerons n’était pas une jacquerie, et je vais employer le mot d’insurrection (peut-être
excessif)
J’avais écrit un article, (dédié à Robert Lafont qui est mon ami) : « Est-ce une
révolte contre Marianne ou est-ce Marianne qui est en révolte ? ». L’idée d’une
république qui régule l’économie et qui s’occupe un peu des gens, des citoyens,
c’est cette idée que j’ai développée, y compris dans le paroxysme de la révolte des
vignerons, la mutinerie de Béziers, qui est une des rares mutineries militaires
ayant eu lieu en temps de paix et qui n’a fait aucune victime.(Les seules victimes
ont été les pauvres troufions expédiés à Gafsa dans le sud tunisien et dont plusieurs sont morts des fièvres et de dysenterie).
D’autre part j’ai eu une fréquentation assez proche de Maurice Agulhon (je
prononce en mouillant le « l » d’Agulhon, comme il se doit en occitan). Je suis un
« agulhonien » fervent parce que j’ai participé à ses enquêtes sur le culte de
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Marianne, qui ont rénové l’approche politique de la Troisième République par
l’ethnographie : pourquoi des gens se sont-ils mis à édifier des statues, et que
signifient ces statues ?
D’autre part, c’est vrai que j’ai travaillé pas mal avec Robert Lafont dans la
recherche occitane. Je suis plutôt un occitaniste chercheur qu’un occitaniste militant de cette lignée.
Je suis par ailleurs un républicain convaincu et un militant laïque.
C’est à ces titres divers que je vous parlerai donc ce soir de nation républicaine et de nation ethnoculturelle.
La nation républicaine : Qu’est-ce qu’une nation ?
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J’ai été conduit à réfléchir au problème de la nation, soit dans mes cours de
licence ou d’agrégation, soit pour la chaire Jean Monnet d’histoire européenne,
puisque le problème des États nations et celui de la construction européenne sont
liés, comme ceux du droit à la différence, de l’appartenance ou de l’identité.
Je vais commencer la réflexion en évoquant le fameux cri « vive la Nation »
qui a été lancé à Valmy et qui a mis en déroute l’armée prussienne. Depuis, on
s’évertue à démontrer que les Prussiens, qui étaient mal alimentés, étaient atteints
de dysenterie et que c’est la faim qui les a mis en déroute, plutôt que le cri de
« vive la Nation ». Mais il n’empêche qu’on a crié « vive la Nation » plutôt que
« vive le Roi » et c’était le 20 septembre 1792 : or le lendemain, 21 septembre, la
République a été proclamée par la Convention Nationale, ce qui n’est pas quand
même une coïncidence innocente.
Alors pour parodier Renan dans son livre classique culte « Qu’est-ce qu’une
nation ? » (qui est en réalité une conférence à la Sorbonne, qui tient une partie
assez minime de cet ouvrage déjà petit de 1882 mais retenez la date, on va y revenir), je dirais : qu’est-ce qu’une nation républicaine ?
En quoi peut-elle se différencier d’une nation monarchique, et en quoi se différencie-t-elle aussi de nations ayant des références ethniques, raciales ou ethno
culturelles comme les sociologues ou les ethnologues la qualifient. Je pense aussi
qu’il faut réfléchir au rapport du thème de la nation avec des notions voisines
comme peuple, patrie ou État, qui coïncident plus ou moins avec la nation.
Nation, peuple, patrie, État.
Il y a des nations sans État, on pourrait citer la Catalogne voisine, par
exemple ; et des États composés de plusieurs nationalités, la Suisse et bien d’autres. Et donc on peut disserter abondamment. Je prendrai un exemple pour vous
inciter à vous méfier et à penser que ces notions ne sont pas toujours aussi découpées au couteau que l’on peut le penser.
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On connaît le fameux enseignement de l’école primaire qui qualifie les
Gaulois comme nos ancêtres (je ne pense toutefois pas qu’il ait été enseigné tel
quel dans les colonies, mais il faudrait le démontrer de façon très précise…)
Personnellement, comme je suis né dans le voisinage de Narbonne, (qui est la plus
ancienne colonie romaine), on m’a enseigné plutôt « nos ancêtres les romains ».
Et on m’a appris la désignation romaine de Narbonne « colonia julia narbo martius decumanorum ». Je devais avoir sept ou huit ans lorsqu’on m’a appris ça et je
l’ai « enclosqué » comme on dit à Vinassan.
Donc « nos ancêtres les Gaulois » n’est pas un thème qui correspond à la
nation républicaine, et pourtant c’est Jules Ferry et l’école de la Troisième
République qui ont posé cette référence ethnique, qui est évidemment très
approximative, puisqu’il y a des régions où ce sont les Romains, d’autres où ce
sont les Ibères, d’autres encore où ce sont les Basques etc.
Le mot « nation » est issu du latin « nascio » qui vient du verbe « nascere »
(qui correspond à naître) et il y a donc un rapport avec l’origine. Mais il a pris une
tournure politique d’une manière assez récente. On peut penser que c’est la
Révolution Française qui l’a popularisé dans ce sens, bien qu’on le trouve dans le
siècle des Lumières assez souvent employé.
On peut observer qu’en 1789, au moment de la convocation des États généraux, dans les adresses qui ont été publiées par ceux qui ont été les leaders de la
première Révolution, on trouve l’expression de nation employée de façon restrictive (par exemple Mirabeau s’est adressé à la nation provençale et Robespierre à
la nation artésienne). C’était une conception de la nation qui voulait dire la petite
patrie, ou le lieu de naissance de mes compatriotes qui vont me désigner à l’élection qui est en cours. Et ce sont ces mêmes leaders qui quelques semaines,
quelques mois après, ont échafaudé, ont forgé le concept véritablement de
« nation ».
On évoque au Moyen-Age le « collège des quatre nations » : il y avait à la
Sorbonne la nation picarde, la nation normande, la nation française… Il y avait un
lien certain avec la langue, mais il n’y en avait pas avec les États. D’ailleurs les
passeports n’ont existé qu’au dix neuvième siècle.
Si on reprend le cours de la Révolution Française, je crois que l’apparition la
plus forte de sens politique eut lieu au cours de la fameuse séance du Jeu de
paume du 17 juin 1789.
C’est le jour où les États Généraux du royaume, (en fait le Tiers État, qui se
désignait comme les Communes en reprenant le terme anglais), à l’unanimité
moins une voix, votent leur transformation en Assemblée Nationale Constituante.
(La voix manquante était celle du député de Castelnaudary, Martin Dauch, il a
été le seul à s’abstenir, et on a voulu l’obliger à voter. Sur le tableau de David on
essaie de lui faire lever le bras et puis le président de la séance, qui était Bailly, le
maire de Paris a dit, « non, non laissez-le ». Sous-entendu, comme ça on verra que
c’est un vote libre, que ce n’est pas un vote contraint.).
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Le terme de nation apparaît ainsi de façon éclatante à cette séance. Mais il
faut souligner qu’il n’y a pas république à ce moment là, la monarchie subsiste.
L’effigie du roi figure sur les pièces de monnaie que tout le monde utilise. Ce qui
change ce sont les formules : « Roi des français » au lieu de « Roi de France » et la
formule de la monarchie absolue « Dieu protège la France », remplacée par « la
Nation, la Loi et le Roi ». Ce qui montre bien que la loi, c’est-à-dire l’ensemble
des règles qui doivent être respectées par tous les citoyens (et le premier d’entre
eux, le premier magistrat de la nation), émane bel et bien de la nation.
La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen
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La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen a été votée le 26 août
89, c’est-à-dire au début de la Révolution, mais déjà un certain nombre de choses
s’étaient passées depuis le 17 juin : la prise de la Bastille qui symbolisait, (plutôt
qu’elle n’était effective sur le plan politique, puisqu’il n’y avait que sept ou huit
malheureux qui purgeaient des lettres de cachet à la Bastille), l’arbitraire et l’absolutisme ; et puis la nuit du 4 août avec l’abolition de la féodalité, (Louis XVI a
attendu longtemps avant de signer les décrets de la nuit du 4 août)…
La Déclaration des Droits de l’Homme, qui commence par « Les représentants du peuple français réunis en Assemblée Nationale », fonde la légitimité de la
nation puisque, en définitive, la citoyenneté c’est l’appartenance à une nation avec
les droits et les devoirs qui en découlent. Ceci est explicité à l’article 3 où il est
dit : « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation » (ou
il ne faut pas comprendre le mot essentiellement avec un sens moderne qui serait
« réside surtout », mais au sens de « réside par essence », c’est-à-dire fondamentalement et totalement.) Et je continue la lecture de la Déclaration : « nul corps, nul
individu » (sous- entendu, même pas le roi), ne peut exercer d’autorité qui n’en
émane expressément.
Cette déclaration est bien sûr à l’usage de la France révolutionnaire et de
cette monarchie constitutionnelle qui est mise en place (puisque la Déclaration
des Droits de l’homme et du citoyen va servir de préambule à la première
Constitution française qui est la Constitution de 1791). Mais en même temps c’est
une déclaration universelle puisque, vous le savez, il n’est pas écrit « article 1, les
citoyens français naissent et demeurent libres et égaux en droit » mais « les
hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». Donc c’est destiné au
monde entier.
Si on va plus avant dans l’histoire de la révolution, la Convention s’est donc
réunie et a proclamé la République peu après la victoire de Valmy, qui marque un
coup d’arrêt à l’invasion des troupes coalisées. Mais il faut rappeler quand même
que c’est la France qui avait déclaré la guerre à l’empereur d’Autriche, roi de
Bohème et de Hongrie, puisque Louis XVI jouant le jeu de la Constitution, était
venu lui-même à l’Assemblée, faire voter cette déclaration de guerre (mais dans
un but de déstabilisation de la révolution). C’était la politique du pire. On a
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NATION RÉPUBLICAINE ET NATION ETHNOCULTURELLE
accusé Marie-Antoinette d’avoir fomenté cela, mais enfin Louis XVI en était parfaitement capable lui-même, il avait une haute conscience de ses fonctions et il
était capable de prendre des décisions. Mais enfin le coup d’arrêt de Valmy est
quand même fondamental.
La Convention était réunie pour voter une nouvelle constitution, (c’est le but
de toute convention : on avait repris le terme de la Convention américaine, en
ajoutant « Convention nationale ») mais curieusement dans la Déclaration des
Droits, on ne trouve pas le mot « nation ». La Déclaration des Droits de 1793, qui
n’a jamais été appliquée, substitue presque partout le mot «peuple ». On ne la
trouve que de façon adjective à l’article 23 « la souveraineté nationale ». C’est
une particularité.
Alors est-ce que le terme de « peuple » était à ce moment là prévalant, surtout
à Paris, dans les sections des sans- culottes ? Est-ce que le terme de nation paraissait déjà dépassé et nécessitait un approfondissement ? Je ne le sais pas, il faudrait
s’adresser à des spécialistes de la Révolution, comme Michel Vovelle, par exemple
qui serait capable de répondre. Cependant, que cela soit en 1789 ou en 1793, la
notion de nation est quand même présente, à travers les biens nationaux, par
exemple, ou la garde nationale.
La citoyenneté représente à la fois un statut de citoyen individuel et aussi,
lorsqu’elle est élargie à la collectivité nationale, c’est ce qu’on appelle le droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes, qui va être constamment invoqué par tout le
monde y compris par les adversaires des notions républicaines au XXe siècle. Et là
j’observe qu’on ne dit pas le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, on dit le
droit des peuples. Le nom de peuple revient, et peuple c’est à la fois une notion
beaucoup plus affective et beaucoup plus complexe aussi. Un peuple peut être
considéré comme plusieurs nations ou plusieurs éléments nationaux. Ce sont
donc des notions assez difficiles à cerner, et qui ne sont pas complètement identiques (comme tous les synonymes d’ailleurs).
L’histoire a fait que le Roi de France, (je ne vais pas entrer dans le détail de la
fuite à Varennes etc.) n’a pas accepté sa transformation en symbole national qui
était à la fois un partage de pouvoir et une perte de pouvoir pour lui, et en même
temps une désacralisation. C’est-à-dire que le roi devient un fonctionnaire mandaté par les élus de la nation et par la nation toute entière, même s’il est héréditaire, et il n’est plus le représentant de Dieu sur Terre, avec tout le décorum et la
symbolique du sacre de Reims qui en fait presque un prêtre. C’est la monarchie
absolue de droit divin qui disparaît.
Et ce refus conduit finalement, à travers diverses péripéties, à la déclaration
de guerre (on en a déjà parlé), à la déposition du roi le 10 août 1792 et à son exécution le 25 janvier 93, dans un contexte dramatique d’invasion et de soulèvement
interne et de risque d’arrêt du processus révolutionnaire.
La Convention proclame la République et il y a de manière quasi congénitale
en France, une liaison entre nation, république et patrie, puisque l’appel à la
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patrie est patent dans l’hymne national qui n’a été au départ qu’un chant de
guerre de l’armée du Rhin, « allons enfants de la patrie » que nous connaissons
tous. Et là aussi il y a une charge affective, c’est comme peuple. La patrie résulte
d’un enracinement dans la terre et dans les morts, alors que nation et république
résultent toutes les deux d’un contrat, le contrat social de Rousseau, qui est repris
par Sieyès, (« Qu’est-ce que le Tiers État ? », brochure répandue à la veille de la
Révolution) : un corps d’associés vivant sous une loi commune et représentés par
une même législature. Çà c’est beaucoup plus froid mais ça peut recevoir des
charges affectives quand même. Donc la nation est posée en principe et défendue
par les armes puisque la royauté a déclenché la guerre européenne et que celle-ci
s’est traduite par l’invasion.
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Situation en Europe : les États-nations, les empires.
Simultanément subsistent en Europe des États monarchiques, même s’ils ont
des assises plus ou moins nationales aux yeux de cette conception française. Les
États-nations du XIX e siècle qui vont émerger, comme le Royaume-Uni,
l’Espagne, le Portugal et la Hollande sont déjà constitués et font contraste avec
les empires de l’Est européen qui sont par essence eux, multinationaux comme la
Russie, l’Empire ottoman, et le Saint Empire qui continuera jusqu’en 1806, date à
laquelle Napoléon va le supprimer.
Alors, je crois que la difficulté vient très rapidement du fait que le thème de la
nation a été d’abord un message universel de libération émis par la révolution, et
qu’ensuite l’émancipation des nations est passée par la conquête militaire, ce qui
effectivement a troublé le message. Dans les différents pays d’Europe il existait
des élites qui étaient sensibles depuis longtemps à la Raison, aux Lumières, à la
philosophie, à la remise en cause de l’arbitraire, à la recherche de la science et de
la modernité, et qui, a priori, ne pouvaient qu’accueillir favorablement le message
de la nation républicaine. Mais la conquête de l’Europe par les armées révolutionnaires et puis par les armées napoléoniennes a certes entraîné la fin du despotisme, mais en même temps elle a entraîné des dégâts importants, des dévastations
et l’instauration en définitive d’un nouveau despotisme qui a été le despotisme
napoléonien.
Alors pendant un certain temps, au moins jusqu’en 1804, le thème qui prévaut
et qui permet d’associer le thème national, le thème républicain et celui d’une différenciation des nations européennes, c’est celui de la grande nation et des petites
nations qui la suivent ou celui des républiques sœurs. Les républiques sœurs, sous
le Directoire, sont nombreuses : la première a été la République batave puis, (et
les noms évoquent l’antiquité, et c’est intéressant de voir que l’origine ethnique
est quand même soulignée, elle est prise en charge, même si c’est pour développer
une notion de consensus citoyen, il y a la référence à l’ethnie) la République
Cispadane, (l’un des olibrius italiens d'aujourd’hui, Umberto Bossi, parle de la
Padanie, là c’est plutôt géographique mais dans l’idéologie de Bossi, c’est égaleLES IDÉES CONTEMPORAINES - 2008-2009
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ment ethnique), la République ligurienne, (là nous retrouvons la référence ethnique), la République romaine, (là c’est à la fois un peu ethnique mais beaucoup
historique et juridique, en référence à l’empire romain) et la République parthénopéenne (qui elle se réfère à Naples dont le nom était Parthénopé en grec). Et
puis la République helvétique, où là de nouveau la notion ethnique existe.
Cette notion de république-sœur, c’est bien simple : il y a une grande république qui est la grande sœur, avec ses petites sœurs autour. A la fois elle les protège, elle les instruit, elle les éduque, mais elles vont devenir autonomes. Dans
l’idéologie c’est comme cela que cela pourrait fonctionner, dans le discours qui a
été pratiqué par la Convention thermidorienne, le Directoire et un peu le
Consulat.
Napoléon, en tant que général, émettait des ordres du jour, (qu’il a même
continués lorsqu’il était à Sainte Hélène à travers ses mémoires qu’il dictait à Las
Cases). Il avait un sens de la déclaration avec des formules sentencieuses et on
trouve dans les ordres du jour de l’armée d’Italie de 1796-1797 cette idée que la
France, que les soldats français, apportent la liberté. Ils apportaient aussi, (puisque
l’armée devait vivre sur le pays à cette époque-là), des pillages, des saccages et
une autorité, des prélèvements qui faisaient que le message était pour le moins
troublé.
Ce qui est assez étonnant c’est que ce message a été quand même reçu d’une
façon très différenciée dans toute l’Europe. Il y a des pays où l’accueil des troupes
françaises a été assez positif et où l’installation des nouvelles autorités s’est faite
sans heurt et avec faveur de la part des bourgeoisies et même du peuple. C’est le
cas de l’Italie, c’est le cas de rive gauche du Rhin, de l’Allemagne du sud.
Par contre il y a des zones qui sont, aussitôt les troupes françaises arrivées,
entrées en résistance. Le cas de l’Espagne, qui a mené la première guerre de guérilla, (que les Espagnols appellent la guerra del Frances », la guerre contre le
Français), est emblématique de ce trouble.
On peut même dire que les nations européennes se sont affirmées, ont pris
leur envol, leur essor, à la fois dans le sillage du modèle français et en même
temps contre la France, dans la mesure où l’oppression napoléonienne est devenue de plus en plus forte au fil des années. En effet, la folie des grandeurs, qui
avait perdu Alexandre le Grand, s’est emparée de Bonaparte et il a voulu réaliser
un empire universel (dont les éléments étaient la conquête de la Russie par exemple) et aussi amalgamer la tradition de l’ancien régime avec sa propre famille en
épousant la fille de l’empereur d’Autriche (qui n’était plus le Saint Empereur germanique mais qui était réduit à l’Autriche). A ce moment-là il y a rupture et les
nations deviennent des éléments hostiles à la France, au lieu d’être dans le sillage
de la Révolution française.
L’empire napoléonien, c’était 130 départements, et cela n’a pas duré bien
longtemps, (1810-1814) et dans un contexte de guerre. Il y avait 45 millions de
citoyens (dont 28 millions de « Français ») car cet empire a annexé maintes popu2008-2009 - LES IDÉES CONTEMPORAINES
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lations non françaises, comme les Italiens, les Hollandais, les Allemands. Autour il
y avait des États vassaux. Donc il y a à la fois inoculation du virus de la nation et
puis des « nationalismes de ressentiment » comme dit Patrick Cabanel dans son
livre « La question nationale au XIXe siècle ».
La nation ethnoculturelle : l’exemple de la Prusse
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L’exemple le plus célèbre et cela va nous permettre d’embrayer sur la
deuxième notion que l’on peut intituler, « la nation ethnoculturelle », est celui de
la Prusse.
En Prusse, on avait déjà un certain nombre d’éléments d’un État en affirmation nationale, avec d’abord une unification autour de la dynastie des
Hohenzollern (qui est originaire du sud de l’Allemagne, de la Forêt Noire, comme
les Habsbourg, sont originaires eux du sud de l’Alsace et de la Suisse : c’est assez
curieux, finalement ces migrations dynastiques). Et les Hohenzollern ont édifié
l’État prussien avec une grande persévérance, à travers Frédéric Guillaume 1er et
surtout Frédéric II, dans le cadre d’un despotisme éclairé. Si vous avez visité à
Postdam, le palais de Frédéric II avec sa devise « sans souci » sur la façade, (en
français dans le texte), vous voyez ce que pouvait être le despotisme éclairé prussien, qui était en même temps un despotisme très militarisé.
L’armée prussienne se fortifiait et s’affirmait, face aux armées voisines, que ce
soit l’armée polonaise, l’armée suédoise ou l’armée autrichienne, depuis le début
du XVIIIe siècle. On était dans le cadre d’une petite monarchie absolue (la Prusse
ce n’était pas grand-chose, 3 à 4 millions d’habitants). Mais la défaite militaire que
la Prusse a subie à Iéna en 1806, a conduit Napoléon à la réduire physiquement,
en lui soustrayant un certain nombre de provinces, en particulier les provinces
que la Prusse avait soustraites à la Pologne au moment des différents partages,
pour constituer le Grand Duché de Varsovie (qui était une reconstitution de la
Pologne comme État vassal par Napoléon). Et en même temps la Prusse, qui était
sur le passage des armées napoléoniennes se rendant en Russie, était soumise à
divers prélèvements, exactions etc.
Et donc, il se produit dans cette Prusse une prise de conscience nationale qui
va s’enraciner dans les œuvres de Herder (né en 1744 et mort en 1803). Dès la fin
du XVIIIe siècle, Herder, qui était un linguiste mais d’origine populaire, va pratiquer une grande attention au folklore, aux traditions du peuple, à la culture populaire opposée à la culture savante, scientifique du siècle des Lumières. Et c’est
Herder qui va concevoir la notion de « volkgeist » (Volk c’est le peuple et Geist
c’est l’esprit, le ressort, le génie, l’âme). Ce volkgeist devient finalement un principe collectif, et inné, prédéterminé. Il y a là une différence fondamentale avec la
conception de la nation comme un contrat, une adhésion des citoyens.
Mais bien entendu ça ne prend consistance que quand cette notion est instrumentalisée par les politiques. Fichte, (1762-1814) était un philosophe, un grand
philosophe de la lignée de Kant et donc ouvert aux Lumières, très sympathisant
LES IDÉES CONTEMPORAINES - 2008-2009
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de la Révolution française etc. Seulement Fichte a viré de bord quand il a subi
l’occupation française. Il a eu le sentiment d’une trahison, en définitive, puisque le
message universel s’incarnait dans une spoliation, dans une humiliation, dans une
dévastation. Et c’est alors qu’il a formulé son fameux Discours à la nation allemande en 1808, c’est-à-dire deux ans à peine après Iéna. Ce texte a été imprimé, a
connu une certaine diffusion. Dans ce discours, Fichte a manifesté les valeurs de
l’Allemagne, en reprenant l’idée de génie populaire, de « volkgeist », mais formulé autrement, en intégrant la culture allemande dans toutes ses dimensions.
C’est pourquoi il parle de nation-ethno culturelle, en affirmant l’idée de peuple originel, « ur Volk », de langue originelle, « ur Sprache » et en développant des
idées un peu belliqueuses ou agressives, en montrant que cette culture et cette
langue étaient progressistes, jeunes, créatives, par opposition au peuple latin qui
était finalement en voie de dégénérescence etc. Au départ, c’est une analyse qui
était théorique, philosophique, déjà surprenante de la part d’un homme de la qualité de Fichte. Mais elle a été reprise en compte par le roi de Prusse Frédéric
Guillaume III qui, en 1813, de façon inhabituelle, en rupture avec le comportement des monarques du XVIIIe siècle (monarques qui levaient des armées et
envoyaient des armées, mais. n’éprouvaient pas le besoin de faire des appels au
peuple) a fait un discours extrêmement violent où il analysait la conquête. Il commençait en disant « nous avons perdu la guerre contre l’Empire français et
l’Empire français nous a humiliés » et en faisant jouer tous les ressorts nationalistes pour mobiliser l’ensemble du peuple prussien et lever des milices. C’est ce
qu’on a appelé la levée en masse, qui imite un peu en définitive la révolution française. Ce sursaut national prussien est un élément fondamental de la défaite napoléonienne.
Pour nous Français, la défaite napoléonienne par excellence, c’est Waterloo.
Mais celle de Leipzig a eu des significations encore plus fortes puisqu’elle a été
appelée la bataille des nations et que des éléments populaires y ont participé avec
cette levée en masse prussienne. Il y avait pratiquement toutes les nations européennes à Leipzig, y compris la Suède qui était gouvernée par Bernadotte (ancien
compagnon de Bonaparte). Bernadotte avait suivi ses intérêts géopolitiques,
Napoléon refusant de le dédommager de la perte de la Finlande qu’il avait donnée au tsar Alexandre Premier dans une période d’accalmie (Alexandre Premier
fut d’ailleurs pendant un certain temps très admiratif de Napoléon lui aussi, avant
l’invasion de la Russie). Bernadotte, déçu ne pas obtenir la Norvège en compensation, (la Norvège appartenait au Danemark, et Napoléon ne voulait pas démunir le Danemark pour pouvoir conserver cet allié sur les détroits fondamentaux
de la Baltique) a donc à ce moment-là basculé dans la quatrième ou cinquième
coalition à la bataille de Leipzig. (Il s’est gardé quand même d’engager ses
troupes, elles sont restées un peu l’arme au pied pendant cette bataille : ça, c’est la
petite histoire…)
Maintenant je traverse le XIXe siècle, marqué par le développement de
l’idée nationale, en dépit de la restauration formelle de l’Europe monarchique
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au Congrès de Vienne, avec en plus la fameuse Sainte Alliance qui était une
espèce de contrat de droit d’ingérence en cas d’atteinte à l’un des États qui
signait la Sainte Alliance, atteinte extérieure mais aussi atteinte intérieure,
ordre intérieur : c’est explicite. C’est un drôle de document, qui a un aspect
extrêmement médiéval, puisqu’il commence par des invocations religieuses,
alors que, des trois signataires, aucun n’avait la même religion : il y avait un
catholique, l’empereur d’Autriche, un protestant, le roi de Prusse et un orthodoxe, le tsar de Russie.
Mais pourtant on peut dire qu’une Europe monarchique a été constituée,
mais pas tout à fait reconstituée, puisqu’il y a tout un pan de la législation napoléonienne et révolutionnaire qui a été maintenu : l’abolition de la féodalité, les
administrations centralisées, également les concordats qui représentaient à la
fois un système de fonctionnarisation des religions au bénéfice de l’État. Tout
cela a été maintenu et même redéfini et revigoré au Congrès de Vienne, et surtout le sentiment national a continué de se développer dans les différents pays,
autour des forces de progrès. C’est-à-dire celles qui contestaient ce retour à
l’Ancien Régime.
Ceci est valable en France, et en Allemagne aussi, où un mouvement va s’exprimer de la façon la plus forte en 1848 avec le Parlement de Francfort, où seront
défendues des thèmes et des valeurs comparables à celles de la Révolution française, même si bien sûr subsiste en arrière-plan la conception qui magnifie la culture allemande, la langue allemande, la civilisation allemande… En définitive, ce
mouvement démocratique allemand va capoter avec les hésitations, la pusillanimité peut-on dire, du fils de Frédéric Guillaume III, Frédéric Guillaume IV, qui va
refuser la couronne impériale d’Allemagne pour ne pas se heurter à l’Autriche et
surtout pour ne pas asseoir son pouvoir sur la Révolution de 48. Ensuite l’unité
allemande va prendre le cours d’une unité dynastique avec Bismarck qui fera les
concessions qu’il faut (il va accorder le suffrage universel par exemple). Mais en
réalité c’est un prince prussien, avec l’idée de l’armée et du contrôle de
l’Allemagne par la Prusse, sous diverses formes fédératives, mais du contrôle de
l’Allemagne par la Prusse.
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L’exemple italien.
J’ai donc pris cet exemple, mais on pourrait aussi parler de l’Italie : là, nous
avons coexistence entre le modèle dynastique du Piémont (qui finalement va prévaloir, alors que le Piémont était quand même un petit État faible au départ, mais
qui a poursuivi avec persévérance l’idée de l’agrandissement, de l’unification), et
les forces démocratiques de Mazzini et Garibaldi, qui vont perturber ce projet en
l’étendant à toute l’Italie.
L’intervention française sera nécessaire puisque les premières guerres contre
l’Autriche (1848-1849), vont échouer. Il faudra l’intervention française pour que
l’Italie aille vers son unité avec là aussi un mélange de deux thèmes : les évocaLES IDÉES CONTEMPORAINES - 2008-2009
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tions de l’Empire romain, des communes médiévales, de la littérature de Dante,
de Manzoni, vont être courantes en Italie, mais aussi l’idée de la citoyenneté qui,
elle, est propagée plutôt par les républicains, par Mazzini et par Garibaldi.
La pensée d’Ernest Renan.
J’en viens maintenant à Ernest Renan, penseur important du XIXe siècle,
dont on retient essentiellement sa conférence sur les nations. Mais il est né en
1823, donc en 1882, c’est un homme vieillissant et il a tout un passé puisqu’il est
au départ un philologue et un ethnologue qui a beaucoup réfléchi sur les langues
orientales (dont il était spécialiste, avec le thème de la lutte des aryens contre les
sémites qui nous rappelle quelque chose !). Et c’est à ce titre qu’il avait été élu au
Collège de France en 1862. Mais il avait été un opposant à l’Empire, sur des bases
plutôt monarchiques, orléanistes etc.
Au niveau religieux, Renan était un positiviste. Sa Vie de Jésus a fait scandale,
puisqu’il avait développé des idées complètement contraires à l’enseignement de
l’Église catholique. Mais sur le plan économique et social, c’était, on peut le dire,
un fieffé conservateur, et même attaché jusqu’en 1870 au principe dynastique.
Mais, de même que Fichte avait été bouleversé par l’invasion française et l’humiliation de la Prusse, Renan a été ébranlé par la guerre de 70-71, la soustraction
de l’Alsace Lorraine par la force et sans référendum, sans plébiscite. C’est pourquoi le mot de plébiscite employé par Renan a toute sa force. Puis son idée a mûri
et l’a conduit à répudier la thèse de la nation ethnoculturelle.
C’est la nouveauté qui intervient en 1882, et c’est lui-même qui explique cette
thèse pour mieux la réfuter. Il explique comment l’ethnographie justifie le fait de
race et « va donc toujours perdant de son importance ». « L’histoire humaine diffère de la sociologie, la race n’est pas tout ». « J’aime beaucoup l’ethnographie,
c’est une science d’un rare intérêt, mais comme je la veux libre, je la veux sans
application politique ». « En ethnographie toutes les études, les systèmes changent, c’est la condition du progrès ». « Les limites des États suivraient les fluctuations de la science, le patriotisme dépendrait d’une dissertation plus ou moins
paradoxale » etc.
Donc Renan réfute cette idée et il dit par exemple : « les Allemands n’ont pas
à se revendiquer d’une ethnie germanique puisque, dans l’Allemagne, on peut distinguer de nombreuses ethnies, et je sais de quoi je parle, puisque moi je suis un
philologue et que je connais les langues et les racines culturelles : le sud de
l’Allemagne est celtique, le nord et le centre sont germaniques et l’est est slave. »
Il prend donc l’exemple de l’Allemagne pour réfuter cette notion ethnolinguistique de nation, puis il développe la notion qui a prévalu ensuite, qui est devenue quasiment officielle en France, la notion républicaine de la nation élective, de
la volonté d’appartenance exprimée, mais en la colorant d’une certaine affectivité
par ce qu’il appelle le « plébiscite de tous les jours » : « l’existence d’une nation est
2008-2009 - LES IDÉES CONTEMPORAINES
43
RÉMY PECH
un plébiscite de tous les jours comme l’existence d’un individu est une affirmation
perpétuelle de vie. Oh je sais, cela est moins métaphysique que le droit divin,
moins brutal que le droit prétendu historique. Dans l’ordre d’idée que je vous
soumets, une nation n’a pas plus qu’un roi le droit de dire à une province : tu
m’appartiens, je te prends. Une province, pour nous ce sont ses habitants. Si
quelqu’un a le droit dans cette affaire d’être consulté, c’est l’habitant. Une nation
n’a jamais un véritable intérêt à s’annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le seul
critérium, celui auquel il faut toujours en revenir, c’est le vœu des nations ».
Alors évidemment, en 1882, le regard se plaçait sur la fameuse ligne bleue des
Vosges, comme disait Jules Ferry. Et c’est la raison pour laquelle Renan a
employé le terme de plébiscite, en observant justement qu’aucun plébiscite
n’avait été organisé par Bismarck et Guillaume 1er après l’annexion de l’AlsaceLorraine par le traité de Francfort. Contrairement à l’Italie qui, lors de son unification, avait organisé partout des plébiscites (qui ont été évidemment
grandement positifs puisqu’ils étaient dans l’enthousiasme de la défaite des autrichiens et de l’évacuation de ces princes autrichiens qui gouvernaient l’Italie
depuis plus d’un siècle à ce moment là).`
Les effets du principe national
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Je vais développer maintenant les effets centripètes et centrifuges, du principe
national : au XIXe siècle et même au XXe siècle on voit arriver dans le paysage
politique des nations qui se forgent de manière additionnelle, en regroupant des
membres épars ou en faisant exploser des empires.
C’est le cas de l’Allemagne et de l’Italie pour ce qui est du principe centripète.
C’est à la fois une partie de l’Empire hongrois et de l’Empire ottoman qui vont
constituer la Roumanie. Et les Empires orientaux vont être progressivement
rognés puis pulvérisés au moment de la guerre de 14.
Le message national, celui des nationalités, au XIXe siècle, est lié à celui de
l’émancipation politique et de la démocratisation jusqu’en 1848. Ensuite c’est plus
compliqué, puisque ce sont les dynasties qui vont effectuer ces unités nationales,
avec plus ou moins d’apports populaires, Garibaldi par exemple se soumettant à
Victor Emmanuel. La plupart des États-nations ont échafaudé ensuite une théorie de la nation préexistante, exprimée par le folklore, la littérature ou la langue.
La langue d’ailleurs étant problématique, puisqu’il avait plusieurs dialectes
qu’il fallait unifier. En Italie le choix a été fait de la langue toscane, alors qu’elle
était minoritairement parlée en Italie. Il a fallu longtemps pour que les Italiens
parlent italien, et encore aujourd’hui on reconnaît avec leurs accents très frappants le sarde, le sicilien etc.
Dans cette optique, l’État, les États, essaient de faire croire qu’ils ne sont
qu’un instrument pour conférer à la nation préexistante un statut politique officiel. En réalité le processus de « nation building », la construction nationale, (qui a
été étudié par divers historiens, Hobsbawm en Angleterre, Bénédict Anderson,
LES IDÉES CONTEMPORAINES - 2008-2009
NATION RÉPUBLICAINE ET NATION ETHNOCULTURELLE
Gellner en Allemagne…), présente trois phases : une phase culturelle, qu’on
observe partout, avec des poèmes, des publications etc. Puis une phase militaire et
diplomatique, souvent dynastique je l’ai déjà dit Et puis une phase politico-pédagogique qui est inculquée dans les écoles primaires. En effet l’école primaire se
développe partout, avec des objectifs économiques, sociaux aussi parfois, mais qui
s’incarnent (Patrick Cabanel a dû vous en parler) dans des ouvrages populaires
qui sont « Le tour de la nation par deux ou plusieurs enfants ». Nous connaissons
tous, je pense, ce livre qui a tiré à 10 millions d’exemplaires (qui est encore
imprimé je crois), « Le tour de la France par deux enfants ». Il faut savoir qu’il a
des équivalents en Italie, en Scandinavie, en Espagne etc. Cette idée d’inculcation
de l’identité nationale par l’école primaire est consécutive à la constitution des
grands États-nations.
Ce qui se passe aussi, mais cela c’est plutôt dans la deuxième moitié du XIXe
siècle, même s’il y a des débuts dans la première moitié, c’est le développement
brutal des nationalismes explosifs et centrifuges qui minent les empires, et qui vont
devenir des facteurs de guerre mondiale dans la mesure où ces nationalismes, s’ils
sont secondaires par la faiblesse numérique des nations considérées, sont cependant très importants puisque ils expriment quand même une volonté populaire.
Même si c’est une volonté plus ou moins manipulée, plus ou moins orchestrée et
qui va devenir un enjeu géopolitique dans la mesure où les grands États vont prendre position et se servir de pions pour servir leurs ambitions d’hégémonie.
C’est le cas de l’Autriche par rapport à la Bosnie par exemple, de la Russie
par rapport à la Roumanie ou à la Bulgarie. La Grèce, elle, est un peu à part, dans
la mesure où plusieurs s’y intéressent et se neutralisent mutuellement, la France,
l’Angleterre et la Russie. La Serbie, c’est la France et la Russie qui vont la soutenir… La difficulté c’est que, dans les Balkans, (l’expression « balkanisation » n’est
pas née pour rien) l’atomisation linguistique est telle que toute construction
d’État nouveau revient à mettre en place une minorité ingérable.
Cela n’a pas changé aujourd’hui puisqu’il reste le problème du Kosovo. Les
Albanais ont toujours été divisés en quatre ou cinq États différents : l’Albanie, la
Macédoine, la Grèce, le Kosovo, le Monténégro. On n’en a jamais fini avec cette
histoire d’États- nations.
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La gestion des minorités nationales
C’est pourquoi il faut réfléchir à la gestion des minorités nationales dans les
États. Cette gestion a échoué puisqu’elle a débouché sur la guerre mondiale. C’est
l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand à Sarajevo le 28 juin 1914 qui a été
le point de départ de la 1ère guerre mondiale par un engrenage d’alliances, (mais je
ne vais pas faire, bien que cela soit le 90ème anniversaire, le récit de la guerre de 14,
qui serait hors du sujet).
Il faut essayer de voir comment, dans les différents pays, il y a eu étouffement
des minorités. Bien sûr on peut l’observer en Allemagne vis-à-vis de l’Alsace
2008-2009 - LES IDÉES CONTEMPORAINES
RÉMY PECH
Lorraine par exemple. Encore que les Allemands ont toujours eu bonne
conscience, en disant : ce sont des pays germaniques, ils ne font que retrouver leur
« volkgeist ». Mais la Posnanie était polonaise ; et les Hongrois ont magyarisé la
Croatie et la Roumanie.
Par contre, en Espagne, la Catalogne a connu une renaissance à la fois culturelle et politique en profitant à la fois de la faiblesse de l’État espagnol et de la
force de la bourgeoisie catalane (qui a été catalaniste). Elle s’est accrochée à la
langue catalane et en a fait un instrument de mobilisation populaire pour servir
de menace à l’unité de l’État espagnol et pour conquérir des avantages, des
concessions, de la part de l’État central qui, malgré son affaiblissement, avait
quand même un certain nombre de pouvoirs. Et ce catalanisme a eu des aspects
démocratiques. La Première République espagnole a été dirigée par des Catalans,
fédéralistes, avec des conceptions nouvelles intéressantes, qui sortaient un petit
peu de la monarchie absolue des Bourbons en Espagne, qui avait fait faillite au
XIXe siècle. Mais c’est un cas particulier.
Pour la France on pourra en discuter, (mais il y aura un exposé centré sur les
minorités, sur l’occitan, je ne voudrais pas empiéter sur cet exposé). Il est évident
qu’en France nous n’avons pas le même schéma qu’en Catalogne. D’abord l’État
central est plus fort, l’État-nation est constitué d’une façon beaucoup plus structurée, et d’autre part les bourgeoisies des régions occitanes (qui représentent le tiers
en gros de l’hexagone), ces bourgeoisies là ont été plus ou moins recyclées dans
l’appareil d’État français ou se sont repliées sur leurs terres au XIXe siècle sans
penser à développer l’économie du pays. Et quant à la pratique linguistique, cette
bourgeoisie s’en est tenue à la poésie, à la domesticité, plutôt que d’en faire un
instrument politique. Le cas le plus typique est le Félibrige, avec Frédéric Mistral
qui a été un grand poète, mais dont l’action politique s’est révélée un fiasco, que
ce soit dans la liaison avec la Catalogne ou dans l’affirmation d’un fédéralisme
qui très tôt a basculé vers la droite française, vers le conservatisme (en effet,
Maurras a été à ses débuts félibre). Et malgré sa consécration littéraire par le prix
Nobel (qu’il attendu quand même 48 ans, de 1856 à 1904, pire que Le Clézio !) on
peut dire que Frédéric Mistral, politiquement, a échoué !
46
Le modèle autrichien
Avec le modèle autrichien des austro-marxistes, nous avons un modèle de
conception nationale associant les éléments de la conception ethno linguistique et
de la conception démocratique républicaine. Les austro-marxistes autrichiens,
Rainer, Adler et Bauer, étaient des marxistes authentiques, nourris de Karl Marx,
proche de Liebknecht et de Kautsky (qui étaient les grands théoriciens du
marxisme en Allemagne). Mais ils étaient confrontés à la réalité de l’Empire austro hongrois, qui était une mosaïque de peuples extrêmement divisés, avec des
tentatives violentes d’inculcation de la langue, (comme c’était le cas en Hongrie,
LES IDÉES CONTEMPORAINES - 2008-2009
NATION RÉPUBLICAINE ET NATION ETHNOCULTURELLE
beaucoup plus qu’en Autriche) et des menaces considérables d’éclatement de cet
empire (qu’aujourd’hui nous jugeons ingérable et inviable puisqu’en définitive il
a explosé lors de la première guerre mondiale : c’est de là qu’est partie la guerre
et c’est là aussi qu’elle a fini, par une pulvérisation).
La théorie des austro-marxistes est celle d’une double citoyenneté.
D’une part une citoyenneté élargie à tout l’empire et reposant sur ce qu’ils
appelaient « la communauté de destin », c’est-à-dire un État de fait qui fait que les
gens sont des citoyens d’un même État, quand bien même ils ont de grandes différences entre eux, et qu’ils ont intérêt à rester ensemble sur le plan de la pratique
sociale, du progrès social. Ces austro-marxistes sont des internationalistes fervents,
ce ne sont pas des chauvins, ils ont intérêt à maintenir l’unité de l’Empire.
Et d’un autre coté, une autre citoyenneté, qui est une nationalité culturelle
résultant d’un libre choix individuel, c’est spécifié, on ne va l’imposer à personne.
Cette nationalité culturelle ménagerait des gros moyens d’autonomie aux nationalités, que cela soit les nationalités slaves, tchèques, croates, slovènes et d’autres
nationalités. Il y avait des Italiens, il y avait des Musulmans en Bosnie, des
Polonais en Galicie…
Les austro-marxistes n’excluaient pas complètement la notion de territoire, et
ils avaient même prévu la possibilité d’exercer cette seconde nationalité culturelle
de façon dispersée, puisqu’il y avait des villes où il avait trois ou quatre minorités
juxtaposées. Il y a eu des ébauches de réalisation, en particulier l’organisation du
parti socialiste autrichien lui-même, qui était organisé sur un principe fédératif
respectant les nationalités culturelles.
Quelques éléments avaient été pris en compte par le Reichstag de Vienne
avant la guerre de 14, mais on ne peut pas dire que cette théorie ait été appliquée
réellement. Et le drame a été que la guerre de 14 provoquant l’éclatement complet de l’Autriche-Hongrie, ces austro-marxistes se sont retrouvés ensuite réduits
à la peau de chagrin, à la portion congrue que représentait l’Autriche, qui était un
État croupion. Un État important quand même, de 8 millions d’habitants, mais
qui était complètement homogène du point de vue linguistique. A part quelques
âmes en Carinthie, ou quelques Hongrois sur la limite, quelques Magyars, mais
enfin très peu.
Karl Rainer et Otto Bauer ont exercé des fonctions officielles à la fois en 1920
et en 1945. En 1920, logiques avec eux-mêmes, puisque le règlement de la guerre
de 14 s’est fait suivant le principe des nationalités, puisque Wilson avait imposé ce
principe en faisant rentrer les États-Unis dans la guerre et qu’il avait su le faire
adopter par les allemands, ils ont dit à ce moment là : l’Autriche, c’est l’Autriche
allemande ! C’est la « Deutsche Österreich » et elle doit adhérer à l’Allemagne.
Et c’est là qu’apparaît le terme (qui a été ensuite pollué par Hitler), d’Anschluss,
sous la plume de Rainer et de Bauer, qui ont été parmi les plus intelligents des
austro-marxistes.
2008-2009 - LES IDÉES CONTEMPORAINES
47
RÉMY PECH
Cela s’est heurté évidemment à la résistance de Clemenceau, qui a tapé
sur la table en disant : « il n’est pas possible que tous les sacrifices que nous
avons faits pendant cette guerre de 14, aboutissent à augmenter la puissance
allemande ? Non ! » C’est un refus absolu de l’indépendance de l’Autriche, et
c’est la première entorse au principe de nationalité qui a été faite. Mais il y en
a plein d’autres : le Haut Adige qui est le sud du Tyrol, les Hongrois de
Roumanie, de Transylvanie etc.
Donc on peut dire qu’il y a eu un échec de cette tentative de conciliation des
deux thèses et d’invention d’une nouvelle conception nationale. Ironie du sort, le
texte de Bauer qui a été publié en 1907 : « La question des nationalités et la social
démocratie », a été traduit en pour la première fois en France, sous les auspices de
Yvon Bourdet… en occitan ! Aujourd’hui il est disponible en français. Mais je
dirais que c’est un texte fantôme, ou mort, puisqu’il n’a pas reçu d’application.
Mais il est intéressant du point de vue de l’histoire de la pensée.
Les dérives nationalistes
48
(puisque Paul Seff va les traiter dans une prochaine conférence, je n’en dirais
que quelques mots)
L’Israélien Zeev Sternhell, intéressant parce qu’il bouscule de temps en temps
des tas de choses, commet un peu d’anachronisme et de téléologie en essayant de
reporter avant la guerre de 14 les racines du fascisme. Certes il dénonce la dérive
nationaliste de certains éléments d’extrême gauche syndicalistes révolutionnaires,
dont certains sont très célèbres, je pense en particulier à Gustave Hervé, à Hubert
Lagardelle qui a fini comme ambassadeur de Pétain auprès de Mussolini, à
Mussolini lui-même, qui était un socialiste bon teint, rédacteur en chef de
l’Avanti, c’est-à-dire l’homologue de Jean Jaurès en Italie.
Tous ces gens là ont subi des dérives nationalistes, mais c’est surtout bien sûr
le traumatisme de la guerre de 14 et puis celui de la crise de 29 qui ont entraîné
une radicalisation et une systématisation du nationalisme extrême, jusqu’à le
transformer en fascisme et en nazisme. Et Hitler, plutôt que de se nourrir de
Fichte et de Herder (qu’il n’avait pas lus), lorsqu’on l’a emprisonné à la prison de
Landsberg après son putsch foireux de Munich, (la situation n’était pas encore
mûre), Hitler s’est plutôt nourri de Gobineau (conservateur français imbu de
racisme du milieu du XIXe siècle, qui avait hiérarchisé les races), plutôt que des
penseurs allemands.
La nation européenne
Je voudrais terminer sur la question, en la laissant ouverte, de la nation européenne : est-ce qu’elle existe ? Est-ce qu’elle est aujourd’hui en gestation ?
Il est trop tôt pour le dire, tant l’Europe communautaire a engendré de déceptions. Peut-être la crise que nous vivons et qui aujourd’hui a connu un effondreLES IDÉES CONTEMPORAINES - 2008-2009
NATION RÉPUBLICAINE ET NATION ETHNOCULTURELLE
ment supplémentaire, (je le dis pour ceux qui sont anxieux du CAC 40 et de leurs
actions et qui pensent les convertir en napoléons), peut-être cette crise permettrat-elle d’y voir plus clair peut-être aussi sur la question nationale ?
Soit elle va entraîner un repli sur les États-nations avec peut-être de nouveaux
dangers, soit il y aura mise en place d’instances de régulation économique communautaires, et en même temps extension de la construction européenne au
niveau social et culturel.
C’est ce que pour ma part je souhaiterais, mais ce n’est que du projet et de la
politique-fiction, pour le moment.
Débat
Paul SEFF (organisateur du cycle « Qu’est-ce que l’identité nationale de la
France ? »
Je vais dire deux mots sur une question qui en soulève beaucoup d’autres : le
rapport peuple nation
Lors de la conférence de Patrick Cabanel : « comment se forment les identités
nationales ? » j’ai pris conscience que, lorsque que Cabanel parlait de la nation, il
ne parlait que des rapports entre l’État et la nation. C’est-à-dire la nation comme
entité politique, c’est-à-dire, organisée, dirigée finalement par un État politique. Je
crois que là l’opposition est capitale.
Le peuple c’est une notion plus « naturelle » que la nation, de toute façon. La
nation, c’est quelque chose qui est forgé, et l’histoire le prouve. C’est souvent le
souverain qui forge une nation. Alors que le peuple c’est quelque chose qui est
originel.
Pour rester sur le cas français, ce qui me frappe, c’est cette continuité de la
contestation de l’idée révolutionnaire et républicaine de la nation, depuis la
Révolution française et je dirais jusqu’à la guerre d’Algérie. Il a une espèce de
continuité idéologique qui prend des formes très diverses, qui se diversifie avec
les circonstances mais qui pour l’essentiel reste la même. C’est-à-dire qu’il y a une
négation de ce que représente la nation républicaine fondée à la fois sur la
volonté nationale, la volonté de l’ensemble des citoyens, et sur les valeurs universalistes, liberté, égalité, fraternité. Et c’est rejeté dès le début, dès le moment de la
Révolution française.
Il y a des théories là-dessus. Et cela a continué avec l’affaire Dreyfus, qui est
un énorme complot anti- républicain où on a joué sur l’antisémitisme. Certains
2008-2009 - LES IDÉES CONTEMPORAINES
49
RÉMY PECH
veulent voir là une espèce de préfiguration du nazisme. Et quand on dit que les
républicains constituent un syndicat juif, on est dans un discours qui est nazi,
comme tout ce qui s’est dit au moment de l’affaire Dreyfus, les raisons pour lesquelles on a condamné un type innocent, le déchaînement d’une campagne antisémite qui rappelle ce qui s’est passé au moment de la montée du nazisme en
Allemagne.
Et cela ne s’est pas arrêté là, cela a continué. Il y a eu une montée, une pénétration de ces idées d’extrême droite jusque dans la politique républicaine.
Je voudrais qu’on s’interroge : pourquoi y a-t-il eu la guerre de 14 ? Pourquoi y
a-t-il eu la colonisation par Jules Ferry ? C’est très grave. C’est une idéologie qui
est très continue et qui se prolonge jusqu’à Vichy.
Un participant - On a eu la chance de pouvoir écouter une conférence de
Pierre Rosanvallon, sur la démocratie et les mythes de la démocratie. Vous avez
évoqué très rapidement le problème de la gestion des minorités. Dans le cas des
nations démocratiques qui sont quand même pas mal attaquées en ce moment au
niveau mondial, est-ce que le fait que la majorité veut s’identifier à une majorité
consensuelle, une majorité réelle et que malgré cette règle démocratique elle
n’arrive manifestement pas à une bonne gestion des minorités, n’est pas justement
un grand danger, et qu’on peut avoir aujourd’hui un certain affaiblissement, voire
une contestation de plus en plus forte des nations démocratiques dans le monde
entier ?
50
Rémi Pech - Il est certain qu’il y a aujourd’hui des États qui sont menacés
dans leur existence même. La Belgique est presque aujourd’hui aux portes d’une
explosion.
Il est certain aussi que le système fédératif en vigueur en Espagne a abouti à
des autonomies très larges, sauf au Pays Basque où cela prend un tour très dramatique. Mais dans les autres autonomies cela fonctionne relativement bien et il n’y
a pas eu d’affaiblissement de l’État espagnol qui est resté quand même uni et plutôt performant au niveau économique, au niveau de sa croissance et de son progrès, jusqu’à une date récente où effectivement la crise se manifeste de façon très
forte.
En France, moi je ne vois pas de minorité qui menace notre unité nationale. Il
y a eu des revendications d’exister qui sont légitimes de la part des langues de
France. Aujourd’hui il y a des enseignements bilingues qui ont lieu en Bretagne,
en Occitanie, au Pays Basque, en Alsace. Il ne me semble pas qu’il y ait des
menaces d’explosion de l’État français résultant de ces aménagements qui sont
demandés depuis longtemps, (qui étaient souvent refusés par crainte d’un affaiblissement de la République) puisque dans ces régions-là, les mouvements autonomistes aussi bien que les mouvements culturels ont affirmé un respect de la
République.
LES IDÉES CONTEMPORAINES - 2008-2009
NATION RÉPUBLICAINE ET NATION ETHNOCULTURELLE
Un participant - Vous avez parlé très vite de la notion d’essence de la nation.
J’aimerais bien revenir sur ce thème. Dans les Balkans, pendant un certain temps,
des peuples (est-ce à bon escient que j’emploie ce terme, c’est à vous de me le
dire) ont réussi à cohabiter très facilement et peut-être même à avoir la même
appartenance. Et puis pour des raisons historiques que vous connaissez mieux
que moi, ces mêmes peuples se sont haïs mais au point de s’entre-tuer dans la
même famille. Alors est-ce que ces basculements, ces ruptures peuvent mettre en
exergue l’idée d’essence de la nation qui fait qu’à un moment donné, dans des
moments cruciaux on choisit un clan, on choisit une appartenance ?
Rémi Pech - Je ne crois pas trop à un héritage qui serait inné, qui serait viscéral, et qui ferait que tout d’un coup on serait prêt à tuer son voisin ou à risquer de
se faire tuer soi-même pour la nation, pour éviter un éclatement (ce qu’on a vu en
Bosnie, en Serbie, au Kosovo etc.). Je crois qu’il y a eu une manipulation de l’histoire et une inculcation de notions agressives qui ont envenimé les choses. Sans
oublier évidemment les rivalités internationales (avant 1914 c’est sûr, et depuis
dans la phase plus récente, il y a évidemment des zones d’influence, des rivalités,
des pions. On sait que la Russie soutient les Serbes, que l’Allemagne soutient les
Croates…)
Mais je ne crois pas que cela doive conduire à la nostalgie de l’Empire ottoman. C’est vrai que l’Empire ottoman a été un espace de cohabitation, (comme
l’Empire austro- hongrois d’ailleurs). Les Ottomans avaient un système de communauté religieuse qui était toléré, les « millyets », qui pouvait fonctionner sous
l’autorité nominale de l’empereur avec un système de prélèvements de tributs, qui
faisait fonctionner ce qui servait d’État et quelques administrations. C’était un
système finalement très décentralisé.
Mais la poussée nationaliste, le modèle des États nationaux a été transféré, a
été inoculé à ces Balkans et a engendré une cascade de minorités qui ne sont pas
bien dans leur État. Cela ne peut se résoudre, me semble-t-il, que par une unité
supérieure qui permettrait à la fois de fédérer ces peuples et de respecter l’identité culturelle de chaque peuple. On en reviendrait à ce moment-là aux austromarxistes auxquels je faisais allusion.
Mais je crois qu’il peut y avoir une force de l’histoire. Parfois on l’observe :
dans le cas que j’ai étudié des vignerons languedociens par exemple, le souvenir
de la révolte de 1907 est très fort. Aujourd’hui chaque fois qu’il y a des crises viticoles, on repart comme en 1907. C’est quand même dans un cadre limité et les
gens ne sont pas dupes qu’il faut négocier. Il faut régler les problèmes de rapport
de forces en fonction des exigences du jour et non pas d’une référence trop
antique. Il peut y avoir aussi des peuples fanatisés et électrisés, on l’a vu malheureusement.
2008-2009 - LES IDÉES CONTEMPORAINES
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RÉMY PECH
Un participant - Vous avez parlé de l’identité européenne avec un immense
point d’interrogation. Il me semble évident que l’identité européenne aujourd’hui
n’existe pas du tout. On peut le regretter, on peut le contester, mais il ne me semble pas que l’identité européenne existe. Parce que l’idée de nation suppose
quand même l’adhésion des gens qui composent la nation, que cela soit une adhésion passive ou active. Or là, il me semble que les individus qui composent les différentes nations ne sont pas du tout mobilisés vers une intégration au sein d’une
même nation qui soit composée de divers États.
Aujourd’hui l’euro existe. Il y a cent ans, jamais on aurait pu imaginer que cela
puisse exister un jour. Il me semble pour autant que nous sommes encore très
nationalistes. Nous avons bien vu ces jours ci, pendant la crise financière, des intérêts manifestés mis en avant par les chefs d’État qui concurrencent les autres
alliés. Je crois que pourra exister une nation européenne, mais le jour ou effectivement les intérêts seront convergents. Une nation est faite d’intérêts convergents,
or il y a beaucoup d’intérêts divergents exprimés, alors qu’il y a également beaucoup d’intérêts convergents qui ne sont pas mis en pratique.
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Rémi Pech - Oui, c’est dialectique. Il y a plusieurs éléments, mais le rapprochement des peuples européens, à travers la jeunesse, je peux observer à l’université, à travers les échanges qui se sont multipliés. Aujourd’hui j’ai fait un cours à
30 étudiants. Il y avait un dizaine d’étudiants de nationalités étrangères, qui ont
suivi le cours comme les autres, qui ont posé des questions comme les autres. Ils
ne se sentent pas étrangers mutuellement, je ne le pense pas. Enfin, je n’en sais
rien ! Peut-être qu’ils se sentent un peu étrangers et un peu européens. Et, de par
le monde, nous sommes vus quand même comme « les Européens ». C’est une
expression qui est courante aux États-Unis, en Asie etc.
Moi je ne suis pas aussi pessimiste que vous sur la construction d’une nation
européenne, dans le contexte de la mondialisation. C’est une éventualité lointaine, certes. Mais comme vous l’avez dit, l’euro, on ne pouvait pas l’imaginer. Il
est certain que la construction européenne telle qu’elle existe, c’est-à-dire institutionnelle, financière et économique, a été trop fondée sur des intérêts économiques étroits.
De plus pour adhérer à l’Europe il faut avoir un système démocratique, parlementaire, alors qu’elle-même ne fonctionne pas selon des règles démocratiques :
la Commission n’est pas véritablement responsable devant le Parlement européen, et les différents organes de fonctionnement de l’Europe n’ont pas un
contrôle démocratique suffisant. Tout ça, on peut en discuter mais ce n’est peutêtre pas bloqué. C’est même une tentative tout à fait originale qui est en cours et
qui n’est pas forcément condamnée. Elle peut capoter, ce ne sera pas la première
fois qu’une création politique échoue, mais elle peut aussi réussir, se perfectionner. Je suis moins pessimiste que vous, mais… l’histoire jugera.
LES IDÉES CONTEMPORAINES - 2008-2009
NATION RÉPUBLICAINE ET NATION ETHNOCULTURELLE
Une participante - Je voudrais évoquer ce qui n’est peut-être qu’une petite
chose, mais elle est peut-être aussi significative d’une évolution de l’idée de
nation. Vous avez mentionné tout à l’heure, l’hymne national comme élément
constitutif de ce qu’est la nation. J’ai entendu qu’au stade de France, hier ou
avant-hier, les supporters de l’équipe de Tunisie avaient sifflé l’hymne national.
Alors est-ce que c’est une véritable agression, dont il faut tenir compte ? J’ai su
que le gouvernement s’était raidi…
Rémi Pech - Mais le représentant du ministre des sports n’a pas quitté la tribune contrairement à ce qui s’était produit avec l’Algérie où Chirac avait quitté
la tribune.
Alors, c’est vrai que ce n’est pas quelque chose à encourager. Mais je râle
quand les Toulousains sifflent, comme dimanche : au point de vue des supporters
cela a été épouvantable ! Je m’indigne que les Anglais qui ont fait une très belle
partie (et qui auraient mérité de gagner le match, je le reconnais même si je suis
supporter du stade toulousain), aient été sifflés chaque fois qu’il y a eu une pénalité, même justifiée. Il y a autour des stades parfois une espèce de contagion malsaine, infantile et ridicule qu’il faut condamner.
Mais là il appartenait peut-être au représentant de l’État de marquer sa désapprobation en quittant le terrain. Moi à sa place je serais parti. Maintenant il ne
faut pas peut-être non plus monter cela en épingle. Il suffit de quelques abrutis…
je n’ai pas assisté à l’événement lui-même, mais il n’y a pas mort d’homme comme
on dit ! C’est déjà arrivé, cela arrivera encore… c’est très triste, voila !
Un participant - Je vais revenir sur les Balkans: cette contrée, ce vaste conglomérat, a pris naissance disons avec l’Empire romain d’Orient, et ce conglomérat de
différents peuples ayant des langues différentes a duré plusieurs siècles. Ensuite, en
1492, l’Empire chrétien orthodoxe a été vaincu par les Ottomans et il y a eu encore
une domination ottomane de plusieurs siècles. De l’Empire ottoman nous avons
encore les soubresauts, je pense à Chypre, je pense au Kosovo etc.: le démantèlement de cet empire est vraiment en train de se terminer sous nos yeux actuellement (je parle des peuples). Et la dernière péripétie, c’est le Kosovo.
Cela correspond à peu prés, à treize siècles, et j’en reviens à la question : il est
quand même étonnant qu’au bout de treize siècles il y ait encore des références,
des racines qui font que les peuples ont voulu se démarquer et constituer une
nation. Mais il est vrai qu’il y a eu une persistance des religions, la religion orthodoxe, les Turcs ont transmis la religion ottomane en Albanie, les slaves etc. Et cela
n’a jamais été apaisé. Il y a eu la main de fer après l’Empire byzantin, après
l’Empire ottoman, la main de fer et l’intelligence de Tito qui a maintenu cette
unité de façon ferme. Mais dés qu’il est mort, les hostilités ont démarré, et c’est
toujours étonnant de voir que depuis treize siècles les racines sont toujours là et
toujours prêtes à resurgir.
2008-2009 - LES IDÉES CONTEMPORAINES
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RÉMY PECH
Alors je suis quand même quelque part pessimiste quant à la nation européenne. Parce que, comme vous l’avez dit vous-même et j’en aurais terminé, les
nations se font et se défont au niveau des guerres, au niveau des massacres. Et les
traités européens veulent réunir vingt sept pays… le chemin est encore long. Je
suis relativement pessimiste.
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Rémi Pech - C’est Albert Camus, je crois, qui disait « pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté ». Moi je crois quand même que l’actif de la
construction européenne, malgré tous les défauts qu’elle a pu avoir, c’est d’avoir
désamorcé tous les facteurs de guerre entre les États membres. Aucune guerre n’a
eu lieu dans les frontières de la construction européenne. C’est impensable qu’il y
ait une guerre franco- allemande, alors qu’il y en eut trois quand même au cours
du siècle précédent.
C’est pourquoi les peuples balkaniques, y compris d’ailleurs la Serbie et la
Croatie, sont sur le point d’adhérer à la construction européenne. Pour la Serbie
cela tient à peu de chose.
La Turquie, elle, n’est plus qu’un État-nation, mais un grand État-nation. Ce
qui pose un problème important pour son adhésion, c’est son fonctionnement
plus ou moins démocratique, le rôle de l’armée, Chypre que vous citez.
L’adhésion de la Turquie, ce n’est pas quelque chose qu’il faut écarter de façon
abrupte comme cela a été fait par les uns et par les autres par démagogie et par
amalgame du problème d’intégration des populations immigrées, avec celui de
l’adhésion de la Turquie. Ces problèmes d’intégration se posent peut-être dans
certains coins de France ou davantage en Allemagne, mais ce n’est pas le problème majeur.
Alors, moi je crois que l’histoire est ce qu’elle est. On ne va pas restaurer
l’Empire byzantin, on ne va pas nommer un Basileus à Constantinople ou un sultan nouveau qui restaurerait l’Empire ottoman (lequel, se proclamait explicitement l’héritier de Rome et de Constantinople !). Toujours ménager cette espèce
d’unité supérieure qui s’accommodait, je l’ai esquissé de grandes libertés locales
et de grande autonomie avec le système des tributs et des millyets, cela on ne le
reverra pas.
Le modèle d’État-Nation, avec tous ses défauts, est maintenant une donnée
incontournable, et ce qu’il faut c’est aménager ce modèle d’État-Nation avec à
l’intérieur le respect des minorités et la possibilité d’une autonomie culturelle, au
moins, pour les peuples qui ne sont pas satisfaits d’une assimilation complète, avec
à l’extérieur des délégations de souveraineté, des subsidiarités qui peuvent atteindre des niveaux plus vastes.
Moi, je ne suis pas complètement pessimiste. L’Europe est quand même une
force humaine et sociale et culturelle très importante, qui est à considérer dans le
monde actuel. Elle n’est pas forcément inférieure à d’autres régions. La crise que
nous voyons actuellement n’est pas propre à l’Europe.
LES IDÉES CONTEMPORAINES - 2008-2009
NATION RÉPUBLICAINE ET NATION ETHNOCULTURELLE
Un participant - Je voudrais reformuler la question précédente, philosophiquement et historiquement très importante : comment expliquer cette résistance
des cultures ?
Comment expliquer la résistance des religions, il faut bien le dire, à tous les
Empires, aux systèmes Étatiques les plus puissants, les plus absolus, l’Empire ottoman, l’Autriche Hongrie ?
Enfin, les Balkans, cela a été longtemps la Yougoslavie quand même. C’est un
pays qui a été unifié sous l’égide d’une idéologie qui se voulait universaliste, totalitaire mais universaliste, (comme pour l’Union Soviétique). Comment expliquer
que tout ceci se soit immédiatement désagrégé, volé en éclats, dés que le système
étatique a implosé ou s’est effondré dans ces pays ?
Le précédent participant - C’est pour cela que je suis pessimiste pour
l’Europe !
Le participant - Mais l’Europe c’est libre, alors qu’on avait des systèmes totalitaires.
Rémi Pech - On ne peut pas comparer terme à terme. Il y a toujours plusieurs issues, plusieurs facteurs qui jouent, les rivalités internationales… Pour ce
qui est de la Yougoslavie, je crois que là il y a eu conflit parce que les Allemands
se sont précipités dans la reconnaissance des États successeurs de la Yougoslavie,
en particulier Kohl. Mitterrand y était opposé, mais il a accepté moyennant que
Kohl accepte l’euro. Kohl était réticent pour construire la monnaie européenne,
Mitterrand a pensé que c’était plus important de privilégier l’unité économique et
monétaire de l’Europe que la Yougoslavie. C’est un pari qu’il a fait et après on a
assisté à ce qui s’est passé en Bosnie et puis au Kosovo.
Aussi je pense que les religions et les atavismes, et les souvenirs historiques,
inculqués par l’école, la famille, cela a une certaine force. Mais cela peut être, soit
dominé, soit attisé. Dans les périodes de crise il peut y avoir des résurgences. C’est
très compliqué tout ça, on ne peut pas forcer une évolution linéaire, automatique.
Un participant - Ma question porte plutôt sur la France, avec l’opposition
entre le « démos », la nation républicaine et « l’ethnos », la conception ethno culturelle. Il s’est crée un « comité de vigilance sur l’utilisation de l’histoire » dont
l’un des représentants est Gérard Noiriel.
Alors est-ce que, pour fonder une nation, on doit avoir recours à des grands
hommes ? Qu’est-ce que vous pensez de cette espèce de chapelet utilisé par le
Président de la République, qui dans ses discours parle de Jaurès, de Jeanne
d’Arc, de Renan etc. Est-ce qu’on peut éviter le recours aux grands hommes et
sinon, comment ferait-on pour l’Europe ? Y a-t-il des grands hommes communs à
toute l’Europe ?
2008-2009 - LES IDÉES CONTEMPORAINES
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RÉMY PECH
J’ai le souvenir d’un séminaire où on avait interrogé des Allemands, des
Français, des Anglais et on leur demandait : quels seraient pour vous les grands
hommes qui auraient fondé l’histoire ? Les gens disaient Jaurès, Franco, etc. La
question est : quel est le rapport entre les grands hommes et la conception de la
nation ?
Rémi Pech - Je suis un historien, et je ne vais pas nier l’influence des personnalités, l’influence des grands hommes. Mais elle peut être réévaluée.
Par exemple aujourd’hui on peut penser que De Gaulle en définitive, qui était
apparu comme un anti-européen absolu un certain temps, qui a été combattu
pour cela, comme nationaliste et anti-européen, est en réalité un de ceux qui ont
aménagé l’Europe, qui ont aidé à la construction de la politique agricole commune, à la réconciliation franco-allemande etc. Donc tout ça peut évoluer d’un
moment à l’autre.
Sur le président actuel, (je ne veux pas faire de polémique, tout le monde
connaît mon étiquette, mon militantisme politique), il me semble que nous
sommes dans le registre de l’image, un petit peu de la démagogie, pour ratisser
large. On évoque un grand nombre de figures pour rallier un certain nombre de
personnes, parce qu’il est évident que Blum et Jaurès ont laissé un certain nombre
de souvenirs : le combat pour la paix, pour les travailleurs, la réduction de la journée de travail. Au même moment il y a la remise en cause des trente cinq heures.
Donc je ne crois pas qu’il y ait une fidélité particulière à Blum, quand on supprime les trente cinq heures et quand on attaque plutôt Jospin qui était dans la
continuité de Blum.
Donc ce qu’il faut, c’est juger les politiques à leurs actes et l’évocation du
passé ne doit pas se faire de façon figée, rituelle et convenue, sclérosée, comme
cela. On doit expliquer pourquoi il y a eu des avancées, des échecs et des figures
qui effectivement sortent de l’ordinaire, mais qui ont leurs ombres et leurs
lumières très souvent, leur force et leur faiblesse. Et c’est justement ça le travail
des professeurs, d’apprendre à dépasser l’hagiographie, et de développer une lecture critique de l’histoire.
Le 15 octobre 2008
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LES IDÉES CONTEMPORAINES - 2008-2009
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