© Philopsis Jacques Bidet
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Marx
Théorie et philosophie dans
Le Capital1
Jacques Bidet
Philopsis : Revue numérique
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La plus grave erreur, et la plus commune, que les philosophes puissent
faire à propos du Capital est de fonder toute leur lecture sur son sous-titre
« Critique de l’économie politique ». Bien sûr, il y a critique. Mais cette
critique se rattache à une théorie. Elle ne vaut que ce que vaut cette théorie.
Encore reste-t-il à savoir ce que l’on doit entendre ici par « théorie ». Le
désintérêt, assez général chez les philosophes, à l’égard de cette question
conduit à une neutralisation de la critique.
I. Économie, théorie et critique
On reconnaîtra assurément qu’il y a bien dans Le Capital quelque
jugement que l’on porte sur elle une théorie économique nouvelle, fondée
sur des concepts nouveaux, tels que ceux de « valeur-travail » (notons que ce
terme ne signifie pas que le travail aurait de la valeur) et de « plus-value ».
Elle formule une critique de l’économie classique. Et elle énonce par
même une critique de la société capitaliste. Elle avance en effet que ce que
les classiques présentent comme un simple rapport d’échange entre
1 On trouvera sur Internet deux textes complémentaires :
- « Commentaire du Capital, Livre I, sections I et II, alinéa par alinéa » sur le
site http://perso.orange.fr/jacques.bidet/
- « Misère dans la philosophie marxiste, Moishe Postone lecteur du Capital »,
Revue Période, novembre 2014.
Pour de plus amples explications, on pourra se reporter à deux ouvrages que
je consacre à ces questions : Que faire du Capital ? Paris, PUF, 2000 [1re éd. 1985]
et Explication et Reconstruction du Capital, Paris, PUF, 2004.
Les références au texte du Capital renvoient aux chapitres concernés, à leurs
parties et sous-parties, et non à telle ou telle édition particulière.
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capitalistes et salariés, entre capital et travail, est en réalité un rapport
d’exploitation ; car ce que les capitalistes achètent ce n’est pas du travail,
mais la force de travail elle-même, pour un temps défini. L’exposé du
mécanisme de la plus-value, pour s’en tenir à ce point, présente ainsi
manifestement une dimension de critique sociale. Bref, la théorie
économique de Marx est une critique de l’économie politique (classique) qui
entraîne une critique de l’ordre social, en termes de droit et non droit, justice
et injustice, reconnaissance et mépris, sens et non-sens, etc. Formulant un
discours d’économiste, Marx ne cesse donc de se comporter en philosophe
critique. Et les philosophes qui, venant après une plus longue histoire du
capitalisme et une plus longue histoire de la philosophie, se penchent sur
son entreprise théorique se trouvent devant la tâche de reconsidérer ce travail
critique impliqué dans son exposé théorique, c’est-à-dire de soumettre l’un
et l’autre à la critique. Il y a là un objet pour la philosophie, comme
épistémologie, éthique et politique. Les philosophes laissent aux
économistes ce qui relève de leur savoir propre. Mais, à vrai dire, rien ne
leur est étranger. Et ils sont conduits à interroger Le Capital comme théorie
autant que comme critique. Jusqu’à ce point, la cohorte des philosophes ne
montre pas, ou ne devrait pas montrer, trop de désaccords. Les problèmes
commencent lorsque l’on se pose la question de savoir de quelle sorte de
théorie il s’agit précisément.
L’erreur, à mes yeux, serait de supposer que le projet de théorie, de
« science » (sociale), avancée dans Le Capital se résume à être celui d’une
théorie économique. Marx, en effet, définit son économie du capitalisme
dans le cadre d’un programme théorique plus large, qui gouverne cet exposé
particulier consacré à l’économie politique du capitalisme, auquel il consacre
son œuvre majeure. Il s’en explique notamment dans la célèbre préface à
Contribution à la Critique de l’Économie politique, de 1859. Il y présente le
« fil conducteur » qui le guide. Et qui ne cessera de le guider. Un fil
d’Ariane qui se propose à qui veut suivre le fil de l’histoire. La métaphore
linéaire est cependant rattachée à une métaphore spatiale, à la représentation
de la société comme édifice, comme structure articulée en infra- et super-.
L’infrastructure économique est comprise comme l’articulation du
technologique forces productives ») et du social rapports sociaux de
production » : de propriété, de contrôle de la production, de partition du
produit, etc.). La superstructure juridico-politique est l’articulation des
institutions et des représentations, idéologiques et culturelles, impliquées
dans ces rapports de production. Ce modèle est en un sens assez trivial. Il
relève du sens historique commun : lorsque l’on s’interroge sur telle société
à telle époque, on est conduit à se demander quels sont les rapports entre ces
diverses dimensions (techniques, sociales, juridico-politiques, idéologico-
culturelles) au sein de l’ensemble considéré. Ce qui, cependant, est propre à
la théorisation de Marx, ce qu’il introduit dans la culture savante, c’est l’idée
que les « rapports de production » donnent lieu à des « rapports de classe » :
à compter d’un certain seuil historique, en corrélation avec un certain seuil
technologique, il devient possible à une minorité de la sociéde s’assurer
une position dominante. Á ses yeux, c’est à partir de qu’il faut analyser
une société. Mais, ajoute-t-il, une telle structure est, par nature, plus ou
moins instable. C’est l’on passe de l’espace au temps, de la structure à
l’histoire. Car, sous l’impulsion des « rapports de production », les « forces
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productives » tendent, plus ou moins rapidement, à se transformer au cours
du temps. L’action intentionnelle des agents, y compris dominants, génère
des effets inintentionnels. Il advient un moment les « rapports de
production » en vigueur, vecteurs d’une domination de classe définie, se
montrent inaptes à gouverner les « forces productives ». « Alors est venu le
temps des révolution ». Quand, par exemple, la grande entreprise a
développé une technologie telle qu’elle ne peut plus être mise en œuvre que
par une vaste organisation de salariés de plus en plus nombreux et
compétents, on doit s’attendre à ce que les propriétaires capitalistes finissent
par en perdre le contrôle, et qu’elle devienne l’enjeu d’une lutte de classe qui
s’achève par leur expropriation, rendant possible l’instauration d’un ordre
social et politique concerté entre tous. Voilà l’hypothèse historique à
laquelle conduit le « fil directeur » de Marx. Elle fonde le grand mythe
révolutionnaire du XXe siècle. Reste cependant à savoir ce qu’elle vaut.
C’est, précisément, l’objet même du Capital, que de tenter d’en
montrer, par avance, la validité, avec l’espoir que les premiers concernés, les
travailleurs des temps modernes, s’en emparent. La démonstration, qui se
développe sur les trois tomes de l’ouvrage, s’opère à travers une construction
théorique de l’économie capitaliste, soit, selon l’expression de Marx, une
théorie du « mode de production capitaliste ». Elle porte donc sur ce qu’il a
désigné comme « l’infrastructure économique » de la société moderne. Mais,
au regard de la matrice de l’édifice, à partir de laquelle se déploie le « fil
conducteur », cette infrastructure ne peut être comprise que dans son rapport
à la superstructure. La métaphore architecturale suggère certes que le
politique repose sur l’économique (qui le « détermine en dernière instance »,
et il restera encore à savoir ce que peut signifier, et valoir, cet énoncé2). Mais
elle fait aussi entendre que les technologies sont inintelligibles en dehors de
leurs relations aux rapports sociaux de production, tout autant que ceux-ci en
dehors de leurs relations à la superstructure juridico-politique, clé de voûte
qui tient tout l’édifice. La « théorie », au sens fort du terme, a pour objet la
relation entre tous ces termes : soit le « phénomène social global » (pour
reprendre le mot d’ordre des Annales) dans toutes ses interrelations à partir
de quoi pourrait être envisagée une « pratique », soit un projet stratégique
d’émancipation des rapports de classe. La théorie, ainsi comprise, n’a pas la
prétention de se substituer aux sciences sociales particulières. Mais elle a
pour dessein de les rapporter les unes aux autres. Et de les rapporter à une
critique qui donne sens à une perspective d’émancipation. C’est en ce sens
qu’elle est une « théorie critique ». Reste à savoir comment cela est
concevable.
La question présente en elle-même deux aspects : celui de la
« science » et celui de la « critique », deux termes à prendre en des sens
définis. Si l’on aborde aujourd’hui Le Capital dans la perspective d’une
lecture philosophique, la tâche ne s’annonce pas seulement comme celle d’y
discerner (et d’illustrer par de nouveaux commentaires) une critique sociale
articulée à une théorie économique. La critique n’est pas motivée par la
seule considération de pathologies socio-économiques. Elle se relie à une
théorie dont le propos est plus large que celui d’une science économique :
2 C’est un sujet complexe que je laisserai de côté ici. Je l’aborde au
chapitre final de Le Néolibéralisme et ses Sujets, à paraître.
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une théorie générale (infra-super-structurelle) de ce type de société que
Marx, dans sa préface au Livre I, définit tour à tour comme « capitaliste »,
« bourgeoise » ou « moderne ». Et cette théorie « générale » relève bien, elle
aussi (tout comme l’économie de Marx), de la science (sociale). C’est-à-dire
qu’à son sujet aussi se pose la question du vrai et du faux. Cela ne signifie
pas que Le Capital soit un monument de science, mais, au contraire, qu’il est
sommé de répondre aux exigences d’une « science sociale », et doit être
discuté sur le terrain de la scientifici (sociale). Mais l’objet de cette
entreprise de science dans laquelle Marx s’engage ainsi est plus large que
celui d’une économie du capitalisme : c’est une théorie générale de la société
dite « capitaliste », et non seulement une théorie du « mode de production
capitaliste » dans les sociétés où il « règne ». Corrélativement et c’est
l’autre aspect du problème , ce n’est qu’à partir de cette construction
théorique infra-super-structurelle que l’on peut comprendre en quoi le
discours du Capital est un discours critique. Il ne l’est pas au sens le
savant-théoricien se doublerait d’un philosophe-critique, qui aurait pour
tâche de juger de l’ordre social ainsi décrit. La critique ne vient pas en
surplomb, ni de quelque extérieur au discours de la « science ». Elle est
immanente à la théorie en ce qu’elle se présente comme immanente à l’ordre
social que celle-ci définit. La théorie définit une société de classe à laquelle
est immanent un potentiel d’autocritique immanence spinoziste de la
critique. Cela n’est possible que parce qu’elle a pour objet la relation entre
l’ordre politique et l’ordre économique. Il reste à montrer comment cela se
vérifie dans le texte du Capital.
II. Le Capital pour les économistes
Marx écrit en un temps les diverses sciences sociales, sociologie,
économie, histoire, psychologie, anthropologie, prennent leur essor à partir
de ce tronc commun que fut longtemps la « philosophie » et elles s’en
séparent. Pour l’économie, le pas est déjà franchi avec Ricardo. Marx ne
revient pas en arrière. Mais il fait en sorte que, dans cette séparation, la
relation à la philosophie ne soit pas rompue, et que les diverses sciences
sociales ne se perdent pas de vue les unes les autres que l’explication garde
le contact avec la compréhension. Sa science économique, en ce sens, n’est
pas « positiviste ».
Le Capital est bien un livre d’économie. Il n’a pas pour ambition de
produire un « traité d’économie », valable pour « la société » en général,
mais une théorie de l’économie capitaliste, qui prévaut durant une période
historique déterminée. Cela ne veut pas dire qu’il n’ait pas contribué à un tel
savoir « général ». Mais la production théorique qui s’y déploie concerne un
ordre social historiquement daté, appréhendé dans son « ensemble infra-
super-structurel ». Elle relève bien essentiellement de l’économie. Mais cette
préoccupation économique se donne d’abord dans ce contexte
« d’ensemble » et elle ne s’autonomise (relativement) que progressivement
au cours du développement de l’exposé, jusqu’à devenir plus purement
« technique », se concentrant sur « l’infrastructure ». Ce n’est pas par hasard
que les philosophes, juristes, sociologues et même les historiens se sont
principalement intéressés aux premières sections du Livre I. Ces énoncés
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primordiaux les interrogent plus immédiatement. La matrice infra-super-
structurelle y est présente dans son ensemble. Voilà ce qu’il faut faire
apparaître.
Le contenu politique de « l’économie » de Marx n’est pas donné dans
ses concepts les plus généraux (transhistoriques), du niveau qu’on désignera
comme N1. Prenons par exemple celui de « travail en général », présenté
dans le premier paragraphe du chapitre 7 du Livre I, « Le travail producteur
de valeur d’usage » (en allemand, « Le procès de travail » : ces deux titres se
complètent : le procès de travail en général, explique Marx, est production
de valeur d’usage, non de plus-value). Le politique est d’emblée supposé, du
fait que tout procès de travail implique coopération entre divers producteurs.
Á ce niveau générique, on peut élaborer des concepts de domination,
reconnaissance, etc. Mais il ne s’agit encore que d’anthropologie
philosophique, soit de préalables à une théorie se formulant en termes de
science sociale, opérant sur une société déterminée.
Dans Le Capital, du reste, Marx ne commence pas l’exposé en ces
termes généraux N1. Il en vient immédiatement à son objet particulier, qui
est un type particulier de société. Il se situe d’emblée à un niveau N2, qui est
constitutif du capitalisme, et cependant ne lui est pas propre. Car le rapport
social qu’il définit lui préexiste (sous quelque forme, ici et là, depuis des
millénaires) : c’est le rapport marchand de production. C’est bien d’emblée
du capitalisme qu’il est ici question. Mais il est pris dans sa forme la plus
« générale » : la forme marchande dans laquelle il s’inscrit. Et la suite va
montrer comment celle-ci fait l’objet d’une « transformation » spécifique,
par quoi se définit proprement le capitalisme, qui forme le niveau N3 de
l’exposé. Voilà ce qui se joue dans les trois premières Sections du Livre I,
qui forment le corpus privilégié du commentaire philosophique. L’enjeu
majeur de cette séquence sera désigné comme l’articulation entre N2 et N3 :
entre le moment N2 de la valeur, objet de la Section 1, et celui N3 de la
plus-value (ou survaleur), objet de la Section 3, à travers la
« transformation » de l’une en l’autre exposée dans la Section 2. Marx ne
parvient que lentement à clarifier ce commencement, qu’il modifie (c’est-à-
dire corrige) assez profondément de la première à la seconde édition, et
encore quelque peu dans la version française ultérieure et tout incite à
penser que cette « clarification » demeure inachevée. Mais les économistes
et les philosophes ne portent pas le même regard sur cette quence. Et c’est
là le premier point à considérer.
Les économistes, même ceux qui jugent cette théorie non pertinente,
n’ont pas trop de difficulté à suivre le cheminement logique (non historique)
qu’elle propose, allant du simple au complexe. On part de l’hypothèse d’une
logique purement marchande, où la concurrence s’organise entre producteurs
indépendants, incités à produire dans le moindre temps les produits
demandés sur le marché ; à ce niveau abstrait, la concurrence s’établit autour
de la valeur, finie par le « travail socialement nécessaire » dans des
conditions techniques et sociales déterminées. Puis, si l’on considère le fait
que certains détiennent les moyens de production, la situation se
complexifie : cette contrainte de marché subsiste, mais la concurrence
s’établit non plus autour de la valeur, mais autour de la plus-value, dans une
lutte l’emportent ceux qui parviennent à engranger le maximum de profit.
La cohérence entre la théorie de la valeur-travail et celle de la plus-value
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