Friedrich Nietzsche Humain, trop humain Livre 1, chapitre IV, § 155. CROYANCE À L’INSPIRATION. — Les artistes ont un intérêt à ce qu’on croie aux intuitions soudaines, aux soidisant inspirations ; comme si l’idée de l’œuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale d’une philosophie, tombait du ciel comme un rayon de la grâce. En réalité, l’imagination du bon artiste ou penseur produit constamment du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé, exercé, rejette, choisit, combine ; ainsi, l’on se rend compte aujourd’hui d’après les carnets de Beethoven qu’il a composé peu à peu ses plus magnifiques mélodies et les a en quelque sorte triées d’ébauches multiples. Celui qui discerne moins sévèrement et s’abandonne volontiers à la mémoire reproductrice pourra, dans certaines conditions, devenir un grand improvisateur ; mais l’improvisation artistique est à un niveau fort bas en comparaison des idées d’art choisies sérieusement et avec peine. Tous les grands hommes sont de grands travailleurs, infatigables non seulement à inventer, mais encore à rejeter, passer au crible, modifier, arranger. Livre 1, chapitre IV, § 156. ENCORE L’INSPIRATION. — Si la faculté de produire s’est quelque temps suspendue et a été arrêtée dans son cours par un obstacle, elle fournit enfin un flot aussi subit que si une inspiration immédiate, sans travail intérieur préalable, autrement dit que si un miracle s’accomplissait. C’est ce qui produit l’illusion connue, au maintien de laquelle, comme j’ai dit, l’intérêt de tous les artistes est un peu trop attaché. Le capital n’a fait juste que s’accumuler, il n’est pas en une fois tombé du ciel. Il y a du reste encore autre part une telle inspiration apparente, par exemple dans le domaine de la bonté, de la vertu, du vice. Livre 1, chapitre IV, § 164. DANGER ET AVANTAGE DU CULTE DU GENIE. — La foi en des esprits grands, supérieurs, féconds, est, non pas nécessairement, mais très souvent, encore unie à cette superstition entièrement ou à demi religieuse, que ces esprits seraient d’origine surhumaine et posséderaient certaines facultés merveilleuses, au moyen desquelles ils acquerraient leurs connaissances par une tout autre voie que le reste des hommes. (…) Par delà bien et mal § 17. Pour ce qui est de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait que ces esprits superstitieux ne reconnaissent pas volontiers à savoir qu’une pensée se présente quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ; de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux « je », voilà, pour nous exprimer avec modération, une simple hypothèse, une assertion, et en tout cas pas une « certitude immédiate ». En définitive, ce « quelque chose pense » affirme déjà trop ; ce « quelque chose » contient déjà une interprétation du processus et n’appartient pas au processus lui-même. Ecce Homo Aphorisme 78. (...) c'est un instinct du rythme qui embrasse tout un monde de formes (la grandeur, le besoin d'un rythme ample est presque la mesure de la puissance de l'inspiration)[...]. Tout cela se passe sans que notre liberté y ait aucune part....[Car]...tout être veut devenir Verbe [...]. Telle est mon expérience de l'inspiration.