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populaire, appelées par lui tabernari, comme le Massere, les
Dames de Casa soa
[
Donne de
Casa soa
], le
Campiello
. À San Luca, dans les derniers temps, le poète vit surgir un autre rivale,
plus intelligent et plus dangereux que Chiari, Carlo Gozzi. Ce fut entre eux une guerre à mort et,
comme Gozzi ne daignait même pas épargner Chiari, celui-ci fit alliance avec son ancien
adversaire, Goldoni. Mais la meilleure réponse était celle du génie. Les dernières années à San
Luca furent particulièrement fécondes. Citons :
Les Amoureux
(1759),
Les Rustes
(1760),
La
Folie de la villégiature
(1761),
Todero Brontolon
(1762) et
Les Querelles de Chioggia
(1762).
Cependant, dès le mois d’août 1761, Goldoni avait reçu de la Comédie italienne de Paris une
invitation à se rendre dans cette ville pour y occuper un emploi pendant deux ans. N’étant point
parvenu à se faire, dans sa patrie, la situation à laquelle il prétendait, l’écrivain, à contre cœur,
donna son acceptation. Avant son départ, toutefois, il fit ses adieux à Venise avec la comédie
allégorique
Une des dernières soirées de Carnaval
[
Una delle ultime sere di Carnevale
], et le
public, saisissant l’allusion lui exprima son remords en criant : « Reviens vite ». Mais Goldoni ne
devait plus revenir. Le 22 avril 1762, accompagné de sa femme, de son fils et de son frère, il
partit pour Paris. Une déception l’y attendait. À la Comédie italienne il ne donna que des
scénarios, et de nouveau, dut se plier à une forme de théâtre qu’il avait entièrement dépassée.
Mentionnons seulement
Camille et Arlequin
[
Camilla e Arlecchino
], devenue plus tard
Les
Amours de Zelinda et de Lindoro
et
L’Éventail
, que l’auteur remania avant de la destiner à San
Luc. Les deux ans écoulés, Goldoni demeura à Paris, ayant été nommé professeur d’italien
des filles de Louis XV. Établi à Versailles, il fut attaché à la Cour, mais une série de deuils ayant
frappé la famille royale, les études d’italien passèrent au second plan, ce qui d’ailleurs,
n’empêcha pas le professeur de toucher son traitement. Il quitta Versailles pour Paris et, se
livrant à son inspiration favorite, écrivit en français
Le Bourru bienfaisant
. C’était la dernière
comédie (1771) vraiment digne de ce nom, et
L’Avare fastueux
, donné en 1773, ne fut qu’un
assez faible écho de ses réussites précédentes. En 1776, le poète fut appelé de nouveau à
Versailles pour enseigner l’italien aux sœurs de Louis XVI, mais dès la fin de l’année, craignant
de ne pas s’adapter à l’air de la Cour, il obtint que sa charge fût transférée à son neveu et
s’installa définitivement à Paris.
Des treize dernières années qu’il y vécut on a peu de chose à dire. De 1784 à 1787, il composa
ses
Mémoires
, sa dernière comédie, pourrait-on dire : la comédie de sa vie. Paris lui plaisait de
plus en plus, mais l’Italie était toujours dans son cœur. On eût dit que, de loin, il découvrait en
elle des beautés toujours plus grandes, et jamais il ne laissait passer l’occasion de faire valoir
les ouvrages marquant de la littérature italienne. Ses
Mémoires
terminés, Goldoni vécut encore
six années lourdes d’événements, au milieu desquels cet homme peu habitués aux remous de
la politique devait se sentir un peu perdu. À cela s’ajoutaient une santé précaire et la gêne,
lorsque le nouveau gouvernement l’eut privé de sa pension. Il mourut en sa modeste maison de
la rue Saint Sauveur. Or le lendemain, Marie-Joseph Chénier, ignorant la triste nouvelle,
obtenait que sa pension lui fût restituée.
Si l’on voulait découvrir le très fondamental et révélateur de l’âme de Goldoni, ce serait,
semble-t-il, une tendance à s’accommoder des obstacles que l’existence nous oppose. Sans
doute serait-on tenté d’appliquer à un tel caractère l’étiquette commode de l’optimisme. Mais
alors, ce qu’il y a d’essentiel en Goldoni nous échapperait. Cet homme que ne décourageait
point l’adversité se montrait, au sein du bonheur, accessible à l’inquiétude. En pleine euphorie,
une crise mystique pouvait le surprendre. L’autre aspect de Goldoni, cependant, ne laisse pas
de se manifester, et telle est sa double nature que, s’il acquitte, c’est, au fond, pour condamner.
Il absout, en effet, la nature humaine de ses fautes, pour ne condamner que l’erreur, et autant la
faute est superficielle, autant l’erreur est profonde : il a soin de n’en épargner aucune. Mais il ne
lui suffit pas d’avoir fondé son œuvre sur cette impitoyable domination de l’erreur, il tient à
montrer, en outre, qu’il ne la croit guère curable. Sans doute, dans un moment de crise, peut-il
arriver que le personnage se voie tel qu’il est, mais sa clairvoyance sera de courte durée. Et si,
d’aventure, il nous fait assister à quelque très rare conversion, le poète aussitôt nous fait
comprendre qu’il est le premier à ne pas y croire. Pour cette dénonciation courageuse – en plein