Une des dernières soirées de Carnaval

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DOSSIER PÉDAGOGIQUE
Une des dernières soirées de Carnaval
Carlo Goldoni
Hervé Van der Meulen
Au Théâtre Montansier
Du mardi 4 au samedi 8 février 2014 à 20h30
Durée : 2h30 avec entracte
Théâtre Montansier
13 rue des Réservoirs – 78000 Versailles
www.theatremontansier.com
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Le texte
Une des dernières soirées de Carnaval fut créée le 23
février 1762 à Venise dans le théâtre qui porte
aujourd’hui le nom de l’auteur.
Carlo Goldoni a déjà cinquante-cinq ans. Il a triomphé
sur les scènes vénitiennes et peaufiné au fil des ans
la réforme qui lui tient à cœur et qui consiste à rendre
un contenu psychologique et social et un langage aux
masques de la Commedia dell’Arte abâtardie. Mais il
est las des incessantes attaques de ses adversaires,
en particulier celles de l’atrabilaire Comte Carlo Gozzi
qui soutenait un théâtre de féeries et détestait le
réalisme des pièces de son compatriote. Goldoni songe à quitter Venise. L’occasion se
présente ; il est invité à Paris par les acteurs de la Comédie-italienne.
Il écrit dans ses Mémoires, rédigées en français à la fin de sa vie : « Voici la dernière pièce que je
donnai à Venise avant mon départ Una delle ultime sere di Carnevale (La soirée des jours Gras)
comédie vénitienne et allégorique dans laquelle je faisais mes adieux à ma patrie. Zamaria,
fabricant d’étoffes, donne une fête à ses confrères et y invite Anzoletto qui leur fournissait les
dessins ; l’assemblée des fabricants représentait la troupe de comédiens et le dessinateur,
c’était moi. Une brodeuse française, appelée Madame Gâteau (remarquons que Goldoni corrige
ici l’orthographe du nom de ce personnage qu’il nomme en 1762 Madama Gatteau) se trouve
pour des affaires à Venise. Elle connaît Anzoletto, elle aime autant sa personne que ses
dessins, elle l’engage, et va l’emmener à Paris. » Lapsus de l’auteur ?
En fait, Anzoletto part en Moscovie, métaphore du futur voyage en France de l’auteur, pays
dans lequel Goldoni mourra dans la misère en 1793 après avoir fréquenté Versailles et enseigné
l’italien à Mesdames, les filles de Louis XV et aux sœurs de Louis XVI. Il se souvient : « Je puis
dire que le peu de français que je sais je l’ai acquis pendant les trois années de mon emploi au
service de Mesdames. Elles lisaient les poètes et les prosateurs français, elles les répétaient
avec grâce et élégance ». Goldoni reconnaît implicitement par là qu’en 1762, il connaissait mal
notre langue. Il l’écrivit fort bien ensuite : sa pièce Le Bourru bienfaisant en témoigne ; elle
triompha à la Comédie-Française en 1771.
Pour prendre congé de son public, Goldoni a le bon goût d’écrire Une des dernières soirées de
carnaval, sa comédie des adieux, en vénitien. Seule la vieille et ridicule brodeuse française ne le
parle pas mais elle le comprend. Ce personnage comique, que le public voit arriver avec plaisir,
s’exprime à la fois en un italien souvent déformé et en un français désuet et précieux. Sans
doute Goldoni exorcise-t-il, à travers elle, sa peur de s’expatrier en France.
Dans la pièce nous avons donc trois langues ; le vénitien (proche de l’italien), l’italien
baragouiné par Madame Gatteau et un français désuet ; nous avons laissé les répliques de
Madame Gatteau telles que Goldoni les avait écrites.
À travers les mots des personnages, aussi bien au deuxième acte durant le jeu de cartes
typiquement vénitien de La Meneghella (dont Goldoni donne les règles dans sa préface) qu’au
troisième acte durant le repas, ce sont les sous-entendus et les double sens qu’il faut
décrypter. Et si dans la pièce le comique est présent, la nostalgie parcourt néanmoins
l’ensemble de la comédie.
Comme si Goldoni devinait qu’il ne reviendrait jamais dans sa chère patrie. Une des dernières
répliques, attribuée à la jeune et raisonnable maîtresse de maison, Domenica, résume bien
l’humeur de Goldoni, pressentant la fin d’une époque de sa vie et obligé d’y faire face : tandis
que les chandelles se consument, Domenica déclare : « Allons, finissons de jouir d’une de nos
dernières soirées de Carnaval ! »
Huguette Hatem
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ACTE I. La ronde des invités
Nous sommes chez un tisserand, à Venise, pendant le Carnaval. Évoqués par les personnages,
les lieux de Venise en fête, les bruits de l'extérieur vont venir contaminer cet "intérieur vénitien".
Car le fabricant de tissus Zamaria a bien l'intention, lui aussi, de s'en donner à cœur-joie ! Il
annonce le programme de la soirée à ses jeunes ouvriers : souper et danses. Il les y convie. Pour
sa fille, Domenica, il énumère les invités : son ami tisserand Lazaro avec sa femme Alba, le
marchand de soie Bastian et son épouse Marta, sa filleule Elenetta et son mari Agustin, le
dessinateur Anzoletto, la fileuse d'or Polonia et le calandreur (1) Momolo. Justement, voici
qu'arrivent les invités : Elenetta et Agustin qui se chamaillent pour un rien, Marta et Bastian qui
ont l'air d'aimer vivre et se moquer, Momolo qui est manifestement en bisbille avec Polonia,
Lazaro et Alba, Polonia qui apprend à Domenica qu'Anzoletto vient de recevoir une proposition
pour aller travailler en Moscovie, Anzoletto qui confirme son prochain départ. On comprend que
Domenica aime Anzoletto... Va-t-elle le laisser partir pour la Moscovie en compagnie d'une
vieille brodeuse française nommée Madame Gatteau ? Anzoletto va-t-il préférer sa carrière à
l'amour de Domenica ?
ACTE II. La partie de meneghella
Zamaria apprend que son dessinateur attitré,
Anzoletto, le quitte pour la Moscovie. Avant le
souper, il propose une partie de cartes à ses
invités. À l'instigation de Marta, ce sera une
partie de meneghella (2), un jeu qui se joue par
équipe de deux. Les couples de joueurs se
forment. Tout le monde joue, sauf Zamaria.
Pendant la partie, on échange divers propos...
En fait, c'est surtout d'amour qu'il est question.
Anzoletto propose à Domenica de l'épouser et
de l'emmener avec lui en Moscovie. Mais
Zamaria, le père, y consentira-t-il ? Survient la
vieille brodeuse, Madame Gatteau, qui avoue à
Domenica qu'elle est amoureuse d'Anzoletto...
ACTE III. Le souper
Alba ne va décidément pas bien ; cette fois, c'est le parfum de la Gatteau qui l'incommode !
Polonia est toujours irritée par Momolo. Et voici qu'Anzoletto annonce une bien mauvaise
nouvelle : Zamaria ne veut rien savoir, sa fille ne partira pas en Moscovie, elle ne se mariera
point. Madame Gatteau avoue son amour à Anzoletto qui la rabroue. Elle se rabat sur Zamaria :
il est veuf ; il est "frais, robuste, adorable". Momolo se moque d'elle mais se lamente de n'être
pas marié. Dans la salle à manger, où une table a été dressée, Zamaria place ses invités : il
sépare délibérément Domenica d'Anzoletto, Polonia de Momolo. Dénouement heureux :
l'astucieuse Marta suggère à Zamaria d'accompagner Domenica et Anzoletto en Moscovie...
Momolo, lui, se propose pour gérer les affaires de Zamaria pendant son absence... Polonia
prend le bras de Momolo : oui, elle l'épousera... Zamaria demande à Madame Gatteau d'être sa
femme... Domenica sera celle d'Anzoletto... Trois mariages d'un coup ! Que le bal commence !
(1) La calandre était une machine, formée de cylindres et de rouleaux, qui servait à lustrer ou moirer les étoffes.
(2) La meneghella se jouait avec cinquante-deux cartes. Selon Goldoni, une partie pouvait réunir jusqu'à seize
joueurs (par équipes de deux).
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L’auteur
Source: Dictionnaire des Auteurs, Editions Robert Laffont, Collection dirigée par Guy Schoeller
Carlo Goldoni
Auteur dramatique italien né le 25 février 1707 à Venise, de Giulio
Goldoni et de Margherita Salvioni, mort à Paris le 6 février 1793.
Après trois ans d’études à Pérouse, il s’initia à la philosophie
(1720) chez les dominicains de Rimini, mais une troupe de
comédiens venus jouer dans cette ville l’attira plus que les leçons de
logique du Père Candini, et lui arriva de s’échapper, grâce à la barque
des religieux, qui reliait directement Rimini à Chioggia, où résidait sa
mère. Il y retrouva son père, et ce dernier, qui exerçait la médecine,
tenta de lui en donner le goût en l’emmenant avec lui dans ses
visites aux malades. Ce fut en vain ; le seul résultat de ces
démarches fut d’engager le jeune homme dans une aventure assez
scabreuse dont il se tira à temps. Le médecin décida alors d’orienter différemment les études
de son fils. En 1728, Carlo prit la tonsure et fit son droit au collège Ghisleri de Pavie. Il y demeura
au moins trois ans, partageant son temps entre l’étude et le plaisir, jusqu’au jour où, une cabale
ayant été montée contre lui par quelques étudiants, il fut expulsé et embarqué en direction de
Chioggia. Dans cette ville, puis à Feltre, il mit à profit ses connaissances juridiques comme
adjoint au coadjuteur du chancelier aux affaires criminelles, sans toutefois renoncer aux
distractions de son âge.
Après la mort de son père (1731), Goldoni, ayant soutenu à Padoue sa thèse de doctorat,
commença de professer à Venise. Déjà lui souriait le succès lorsqu’une nouvelle aventure
sentimentale, plus délicate que les précédentes, l’obligea de quitter la ville. Goldoni se rendît à
Milan, emportant avec lui le manuscrit de l’Amalasunta, une tragédie lyrique qu’il allait bientôt
livrer aux flammes. En revanche, son Bélisaire (petite croix), représenté le 24 novembre 1734 à
Venise, connut un grand succès. La pièce était jouée par la compagnie Imer dont Goldoni
devint sans tarder le poète officiel. Les années suivantes ne furent qu’un prélude dont quelques
épisodes seulement méritent d’être retenus parce qu’ils contenaient en germe cette sorte de
vision comique si particulière à son talent. Suivant la troupe dans un de ses voyages à Gênes, il
y épousa Nicoletta Conio, fille d’un notaire, qui fut l’affectueuse compagne de sa longue vie.
Dans la période qui suivit son mariage, il s’éloigna progressivement de la Commedia
dell’Arte, d’abord avec discrétion dans Momolo, homme accompli [Momolo Cortesan, 1739],
puis d’une façon éclatante dans la Brave femme [Donna di garbo] dont il donna lecture aux
comédiens en 1743. Une série de déboires, cependant, l’empêchèrent de quitter Venise. Durant
les cinq années qui suivirent, Goldoni erra avec sa femme en Romagne et en Toscane. Puis il
exerça avec succès, pendant trois ans, au barreau, sans que les pandectes lui fissent oublier la
muse, si bien qu’en 1748, à force de plaider pour la troupe Medebac, il en devient le poète
attitré.
Dès lors, pour Goldoni s’achevait la période d’initiation. Les quatorze années suivantes
(cinq au Théâtre San Angelo, avec Medebac, et neuf à San Luca, avec Vendramin) furent
décisives. De la première période datent, parmi beaucoup d’autres comédies, La Veuve rusée
(1748), La Famille de l’antiquaire ou La belle-mère et la belle-fille (1749). Il donna ensuite, par
défi, seize pièces en une seule année (1750), notamment Le Café [Bottega del cafè], Le
Menteur, Les Caquets des femmes, puis Les Femmes jalouses (1752), La Locandiera (1753), et
Les Curieuses [Le Curiose]. Ses débuts à San Luca ne furent pas heureux, pour cette raison
surtout qu’afin de complaire au public, attiré par les comédies de l’Abbé Chiari, son rivale, il dut
sacrifier au genre romanesque. Goldoni, pour autant, ne négligeait pas son théâtre de
caractère. Chaque année, en effet, il donnait une de ses comédies dans le goût vénitien
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populaire, appelées par lui tabernari, comme le Massere, les Dames de Casa soa [Donne de
Casa soa], le Campiello. À San Luca, dans les derniers temps, le poète vit surgir un autre rivale,
plus intelligent et plus dangereux que Chiari, Carlo Gozzi. Ce fut entre eux une guerre à mort et,
comme Gozzi ne daignait même pas épargner Chiari, celui-ci fit alliance avec son ancien
adversaire, Goldoni. Mais la meilleure réponse était celle du génie. Les dernières années à San
Luca furent particulièrement fécondes. Citons : Les Amoureux (1759), Les Rustes (1760), La
Folie de la villégiature (1761), Todero Brontolon (1762) et Les Querelles de Chioggia (1762).
Cependant, dès le mois d’août 1761, Goldoni avait reçu de la Comédie italienne de Paris une
invitation à se rendre dans cette ville pour y occuper un emploi pendant deux ans. N’étant point
parvenu à se faire, dans sa patrie, la situation à laquelle il prétendait, l’écrivain, à contre cœur,
donna son acceptation. Avant son départ, toutefois, il fit ses adieux à Venise avec la comédie
allégorique Une des dernières soirées de Carnaval [Una delle ultime sere di Carnevale], et le
public, saisissant l’allusion lui exprima son remords en criant : « Reviens vite ». Mais Goldoni ne
devait plus revenir. Le 22 avril 1762, accompagné de sa femme, de son fils et de son frère, il
partit pour Paris. Une déception l’y attendait. À la Comédie italienne il ne donna que des
scénarios, et de nouveau, dut se plier à une forme de théâtre qu’il avait entièrement dépassée.
Mentionnons seulement Camille et Arlequin [Camilla e Arlecchino], devenue plus tard Les
Amours de Zelinda et de Lindoro et L’Éventail, que l’auteur remania avant de la destiner à San
Luc.
Les deux ans écoulés, Goldoni demeura à Paris, ayant été nommé professeur d’italien
des filles de Louis XV. Établi à Versailles, il fut attaché à la Cour, mais une série de deuils ayant
frappé la famille royale, les études d’italien passèrent au second plan, ce qui d’ailleurs,
n’empêcha pas le professeur de toucher son traitement. Il quitta Versailles pour Paris et, se
livrant à son inspiration favorite, écrivit en français Le Bourru bienfaisant. C’était la dernière
comédie (1771) vraiment digne de ce nom, et L’Avare fastueux, donné en 1773, ne fut qu’un
assez faible écho de ses réussites précédentes. En 1776, le poète fut appelé de nouveau à
Versailles pour enseigner l’italien aux sœurs de Louis XVI, mais dès la fin de l’année, craignant
de ne pas s’adapter à l’air de la Cour, il obtint que sa charge fût transférée à son neveu et
s’installa définitivement à Paris.
Des treize dernières années qu’il y vécut on a peu de chose à dire. De 1784 à 1787, il composa
ses Mémoires, sa dernière comédie, pourrait-on dire : la comédie de sa vie. Paris lui plaisait de
plus en plus, mais l’Italie était toujours dans son cœur. On eût dit que, de loin, il découvrait en
elle des beautés toujours plus grandes, et jamais il ne laissait passer l’occasion de faire valoir
les ouvrages marquant de la littérature italienne. Ses Mémoires terminés, Goldoni vécut encore
six années lourdes d’événements, au milieu desquels cet homme peu habitués aux remous de
la politique devait se sentir un peu perdu. À cela s’ajoutaient une santé précaire et la gêne,
lorsque le nouveau gouvernement l’eut privé de sa pension. Il mourut en sa modeste maison de
la rue Saint Sauveur. Or le lendemain, Marie-Joseph Chénier, ignorant la triste nouvelle,
obtenait que sa pension lui fût restituée.
Si l’on voulait découvrir le très fondamental et révélateur de l’âme de Goldoni, ce serait,
semble-t-il, une tendance à s’accommoder des obstacles que l’existence nous oppose. Sans
doute serait-on tenté d’appliquer à un tel caractère l’étiquette commode de l’optimisme. Mais
alors, ce qu’il y a d’essentiel en Goldoni nous échapperait. Cet homme que ne décourageait
point l’adversité se montrait, au sein du bonheur, accessible à l’inquiétude. En pleine euphorie,
une crise mystique pouvait le surprendre. L’autre aspect de Goldoni, cependant, ne laisse pas
de se manifester, et telle est sa double nature que, s’il acquitte, c’est, au fond, pour condamner.
Il absout, en effet, la nature humaine de ses fautes, pour ne condamner que l’erreur, et autant la
faute est superficielle, autant l’erreur est profonde : il a soin de n’en épargner aucune. Mais il ne
lui suffit pas d’avoir fondé son œuvre sur cette impitoyable domination de l’erreur, il tient à
montrer, en outre, qu’il ne la croit guère curable. Sans doute, dans un moment de crise, peut-il
arriver que le personnage se voie tel qu’il est, mais sa clairvoyance sera de courte durée. Et si,
d’aventure, il nous fait assister à quelque très rare conversion, le poète aussitôt nous fait
comprendre qu’il est le premier à ne pas y croire. Pour cette dénonciation courageuse – en plein
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siècle du rationalisme – de nos caprices, de nos déraisons et, pour nous avoir dit, en somme, la
vérité sans voile, Goldoni est vraiment immortel.
Eugenio Levi
« Je n’ai jamais sacrifié une comédie qui aurait pu être bonne à un préjugé qui aurait pu la
rendre mauvaise. »
Goldoni, sur lui-même.
« En tous pays on se pique / De molester les talents ; / Goldoni voit maint critique / Combattre
ses partisans. / On ne savait à quel titre / On doit juger ses écrits ; / Dans ce procès on a pris /
La nature pour arbitre. / Aux critiques, aux rivaux, / La nature a dit sans feinte : « tout auteur a
ses défauts, / mais ce Goldoni m’a peinte. »
Voltaire
« Goldoni réussit à épurer la comédie italienne et il obtint même de si francs succès qu’il se vit
presque exclusivement en possession de la scène. On ne peut lui refuser une grande
intelligence du théâtre ; mais il n’a point cette profondeur dans l’art de caractériser, ni cette
richesse d’invention qui seules peuvent maintenir la réputation d’un auteur. Ses peintures de
mœurs ont de la vérité, mais elles ne sortent point de la région des habitudes journalières, et il
prend toujours la vie à la superficie. »
W. Schlegel
« Un artiste né. »
De Sanctis
« Inférieur à Molière pour l’observation psychologique, parce que moins intelligent, et se
mouvant dans un champ d’expériences moins étendu, Goldoni tient tout entier dans cette
facilité qu’il avait d’avoir une vision joyeuse des hommes… »
Benedetto Croce
« Carlo Goldoni ne fut ni un révolutionnaire, ni un penseur d’envergure. C’était un brave homme,
doux et sceptique, incapable de comprendre vraiment les tendances qui se faisaient jour en
Europe à la fin du XVIIIe siècle. Le mouvement scientifique et philosophique de l’illuminisme eut
sur lui une influence pour ainsi dire inconsciente, naturelle. Le bon sens ! Voilà l’élément
fondamental de l’art de Carlo Goldoni. »
Maria Brandon-Albini
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Une pièce allégorique
En manière d’adieu à Venise, où il est né en 1707 et où il a fait toute sa carrière de dramaturge,
passant au gré des contrats d’un théâtre à l’autre, Goldoni fait représenter le 23 février 1762,
pour Mardi gras, Una delle ultime sere di carnovale. Seize ans plus tard, dans un avis au lecteur
(« L’autore a chi legge »), qui précède le texte de la pièce dans le tome XVI de l’édition de ses
œuvres par Pasquali à Venise, il explicite l’allégorie, qui fonde l’intrigue, immédiatement perçue
par les spectateurs du Teatro San Luca en 1762, mais peut-être perdue pour les lecteurs de
1778 : « Au fond de cette comédie, il y a une allégorie qui demande des explications. J’avais été
appelé cette année-là en France et, ayant résolu de m’y rendre pour au moins deux ans,
j’imaginai de prendre congé du public de Venise au moyen d’une comédie ; et comme il me
semblait malséant de parler impudemment et sans détour de moi et de mes affaires, j’ai fait de
mes comédiens une société de tisserands, c’est-à-dire de fabricants d’étoffes, et moi, je me
suis caché en me donnant le titre de dessinateur. L’allégorie n’est pas mal amenée ; les
comédiens exécutent les œuvres des auteurs, et les tisserands travaillent sur le modèle de leur
dessinateur ».
Dans la comédie, Anzoletto, le dessinateur de tissus, est appelé en Moscovie pour exercer ses
talents et doit quitter les tisserands vénitiens auxquels il fournissait des modèles. En Moscovie,
il est attendu par certains de leurs confrères italiens déjà installés, qui veulent proposer à leurs
clients des dessins originaux. L’allégorie était claire et, ainsi que l’écrit Goldoni dans l’avis à ses
lecteurs de 1778, elle fut « bien comprise et appréciée » (« ben compressa, e gustata »).
Au chapitre XLV de la deuxième partie des Mémoires, Goldoni fait retour sur la pièce qu’il
désigne comme « une Comédie Vénitienne et allégorique ». Il indique : « La pièce eut beaucoup
de succès ; elle fit la clôture de l’année comique 1761 [dans le calendrier vénitien la nouvelle
année commençait après le Carnaval], et la Soirée du Mardi Gras fut la plus brillante pour moi,
car la salle retentissait d’applaudissements, parmi lesquels on entendait distinctement crier :
Bon voyage : Revenez : N’y manquez pas. J’avoue que j’en étais touché aux larmes ». Mais
Goldoni ne revint jamais à Venise. Il resta à Paris, (…) où il mourut le 6 février 1793.
Dans le texte des Mémoires, la comédie est donc doublement caractérisée. Elle est
« allégorique » et, comme dans l’avis aux lecteurs, Goldoni en livre la clef – et une clef si
évidente que, comme dans un lapsus, il oublie le masque moscovite lorsqu’il écrit : « Une
brodeuse française, appelée Madame Gatteau, se trouve pour des affaires à Venise. Elle
connaît Anzoletto ; elle aime autant sa personne que ses desseins [sic] ; elle l’engage, et va
l’emmener à Paris ; voilà une énigme qu’il n’était pas difficile à deviner. » Mais la pièce est
également qualifiée de « vénitienne », ce qui est une référence à la langue dans laquelle elle fut
écrite et jouée par les comédiens sur la scène du théâtre San Luca. Dans les Mémoires, Goldoni
justifie le recours à la langue de sa patrie comme langue de théâtre en évoquant son emploi
dans La Putta onorata en 1749 : « Le langage Vénitien est sans contredit le plus doux et le plus
agréable de tous les autres dialectes de l’Italie. La prononciation en est claire, délicate, facile ;
les mots abondants, expressifs ; les phrases harmonieuses, spirituelles ; et comme le fond du
caractère de la Nation Vénitienne est la gaieté, ainsi le fond du langage Vénitien est la
plaisanterie. Cela n’empêche pas que cette langue ne soit susceptible de traiter en grand les
matières les plus graves et les plus intéressantes ; les avocats plaident en Vénitien, les
harangues des sénateurs se prononcent dans le même idiome ; mais sans dégrader la majesté
du trône, ou la dignité du barreau, nos orateurs ont l’heureuse facilité naturelle d’associer à
l’éloquence la plus sublime, la tournure la plus agréable et la plus intéressante.» Et Goldoni de
conclure : « le succès de mes premières pièces vénitiennes m’encouragèrent à en faire
d’autres » – parmi elles, Una delle ultime sere di carnovale.
Roger Chartier « Texte et tissu », Actes de la recherche en sciences sociales 4/2004 (no 154), p. 10-23.
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Extrait des Mémoires pour servir à l'histoire de ma vie et à celle de mon théâtre , de Carlo
Goldoni, rédigés en français entre 1784 et 1787
CHAPITRE XLV
La Soirée des jours gras, dernière pièce donnée à Venise avant mon départ, Comédie
Vénitienne, en trois Actes et en Prose. - Allégorie de la Pièce. - Son brillant succès. (…)
« (…) Voici la dernière piece que je donnai à Venise avant mon départ. Una delle ultime sere di
carnovale (la Soirée des jours gras), Comédie Vénitienne et allégorique, dans laquelle je faisois
mes adieux à ma Patrie.
Zamaria, fabriquant d'étoffes, donne une fête a ses confrères, et y invite Anzoletto qui leur
fournissoit les desseins. L'assemblée des fabricans représentoit la troupe des comédiens, et le
dessinateur c'étoit moi.
Une brodeuse françoise, appellée Madame Gâteau, se trouve pour des affaires à Venise. Elle
connoît Anzoletto ; elle aime autant sa personne que ses desseins; elle l'engage, et va
l'emmener à Paris ; voilà une énigme qui n'étoit pas difficile à deviner.
Les fabricans apprennent avec douleur l'engagement d'Anzoletto ; ils font leur possible pour le
retenir ; celui-ci les assure que son absence ne passera pas le terme de deux années. Il reçoit
les plaintes avec reconnoissance ; il répond aux reproches avec fermeté. Anzoletto fait ses
complimens et ses remerciemens aux convives, et c'est Goldoni qui les fait au Public.
La piece eut beaucoup de succès; elle fit la clôture de l'année comique 1761, et la Soirée du
Mardi gras fut la plus brillante pour moi, car la salle retentissoit d'applaudissemens, parmi
lesquels on entendoit distinctement crier: Bon voyage: Revenez: N'y manquez pas. J'avoue que
j'en étois touché jusqu'aux larmes.
C'est ici où se termine la collection de mes pieces composées pour le public à Venise, et c'est
ici où la deuxième partie de ces Mémoires devroit se terminer aussi ; mais je ne puis quitter la
partie sans rendre compte de pieces qui se trouvent imprimées dans mon Théâtre. (…) »
La Réforme de Goldoni
Carlo Goldoni est considéré comme le réformateur de la comédie italienne. Certes,
Marivaux a bien montré la voie, un demi-siècle avant lui, à Paris mais, en Italie, à Venise
précisément, dans un contexte où les masques et l’improvisation se sont depuis longtemps
figés en redites appauvries, la tâche est bien plus difficile.
Dans un premier temps, Carlo Goldoni assume l’héritage des troupes avec leurs rôles
fixes et personnages archétypaux et respecte plus ou moins les contraintes de distribution (de
cela, il reste quelque chose dans le choix même du titre de la pièce, Les Amoureux, qui renvoie
au jeune premier et à la jeune première qui fondent le cœur même de l’intrigue dans ces trames
sommaires). Mais leur anachronisme et leur inadéquation avec une société vénitienne, voire
nord-italienne, qui s’est profondément transformée, le font peu à peu s’éloigner des schémas
traditionnels de la commedia (la commedia dell'arte).
L’observation directe de la réalité qui l’entoure est en effet le moteur de la “réforme” de
Goldoni. Le Monde n’étant ni exclusivement tragique ni exclusivement comique, il n’est pas
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étonnant de retrouver dans Les Amoureux ce “mélange des genres” auquel aspire déjà le XVIIIe
siècle européen. Les accents de la tragédie racinienne y sont convoqués lorsqu’il s’agit
d’exprimer, parfois jusqu’à la parodie, les passions dévorantes et les dilemmes insolubles des
deux protagonistes, mais leur exaspération paroxystique bascule bien vite dans le ridicule, et le
sublime s’inverse ainsi dans le grotesque. Il arrive même que l’esprit de Diderot, génial
théoricien de l’esthétique et des enjeux du drame bourgeois, se retrouve dans certains aspects
de l’écriture goldonienne.
Un théâtre populaire
L'« illuminisme populaire » – une vision du monde ancrée dans la philosophie des Lumières –,
qui sous-tend le théâtre de Goldoni, est imprégné de l'idée que la raison est universelle et
qu'« elle règne partout dans le cœur humain ». C'est la seule faculté capable de réaliser
pleinement la nature humaine en s'opposant aux mouvements irréfléchis de la passion, du
cœur et du sentiment : elle est « cette lumière suprême qui nous conduit et nous montre / Ce
qui est nécessaire pour nous conserver en vie » (la Belle Sauvage).
Cette vision optimiste du monde est rassérénante, non seulement parce que les bons
triomphent toujours des méchants, la justice de l'iniquité, l'ordre du chaos, mais aussi parce
qu'elle s'accompagne d'une morale fondée sur le sens de la mesure et sur une sagesse
supérieure qui transcende les classes sociales. Selon l'idéal goldonien – un hédonisme que l'on
peut qualifier d'épicurien –, c'est la domestication des passions qui assure la paix de l'âme. Cet
idéal pourrait apparaître singulièrement individualiste et étriqué si des vertus plus sociales ne
venaient compenser la recherche du bonheur dans la médiocrité ainsi que l'amour du repos et
de la tranquillité.
Le personnage de Pantalon, qui incarnait le plus souvent cette morale, disparaît
progressivement de la scène après la Soubrette d'esprit (1753) pour laisser la place à des
protagonistes issus du peuple. En fait, l'effacement de Pantalon au profit des petites gens
coïncida avec la fin de l'ascension fulgurante de la bourgeoisie marchande. Goldoni se tourna
alors vers des thèmes exotiques (l'Épouse persane, l'Écossaise) ou européens (le Philosophe
anglais), créant une sorte de « comédie concertante » : tous les personnages y ont une égale
importance.
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Repas scéniques et traitements des personnages et des conflits
Le repas comique de Molière à Brecht
Source : Petits Classiques Larousse – Arlequin, serviteur de deux maîtres de Goldoni – Françoise
Decroisette
Molière, L’Avare (1668), acte III, scène 1.
Carlo Goldoni, Arlequin, serviteur de deux maîtres (1745), acte II, scènes 12 à 15.
Carlo Goldoni, Une des dernières soirées de Carnaval (1762), acte III, scène 9.
Bertolt Brecht, La Noce chez les petits bourgeois (1920), début de l’acte unique.
Introduction
Un repas est une réunion familiale, amicale, professionnelle, qui rassemble et fait se
confronter différentes personnes, invitées par un hôte (ou un dirigeant) qui organise
l’assemblée, décide du menu, dispose la table ou les tables, entretient la conversation, les
débats. Il s’agit d’un moment de communication, de dialogue, de convivialité, même si cette
réunion peut se présenter sous des formes plus ou moins festives, détendues ou tendues
(repas quotidien, repas d’affaires, repas de fête heureuse ou malheureuse, mariage, mais aussi
funérailles...) et si la convivialité peut se détériorer ou ne pas exister. Le repas est inscrit dans
un temps défini – le temps du repas au milieu ou en fin de journée –, il a une durée en principe
limitée. Il peut être détaillé en séquences successives, la préparation (organisation du menu et
de la table), le déroulement (mise en place des convives, repas proprement dit), l’après repas
(séparation des convives). Il est aussi inscrit dans un espace précis, salle, salon, espace
extérieur éventuellement, privé ou public (maison, auberge, entreprise). Pour toutes ces
raisons, parce qu’il suppose une durée organisée, le dialogue, un certain rituel, il est une
situation hautement théâtrale. On peut estimer qu’il est à lui seul un sujet de comédie, voire
une métaphore de la représentation théâtrale : un repas peut être considéré comme une
« microcomédie » en trois actes. Son espace-temps strictement délimité et resserré en fait
une situation privilégiée pour les auteurs classiques, il n’est donc pas étonnant que dans les
comédies dites régulières, c’est-à-dire construites sur le principe de l’unité de temps et de lieu,
le repas soit presque toujours présent.
La structure et ses variations
L’utilisation que font les auteurs de cette séquence varie néanmoins selon le moment
historique et culturel où ils écrivent, selon les tendances esthétiques et morales de la comédie :
le repas peut être explicitement représenté en scène, entièrement ou partiellement, ou
seulement suggéré dans le dialogue, faire l’objet d’ellipses totales ou partielles. Si l’on
considère les extraits de comédies proposés, on constate qu’il peut être exploité dans sa
totalité (sa préparation, son déroulement, sa conclusion), soit en fractionnant les différentes
phases entre les actes (voir Goldoni, Arlequin, serviteur de deux maîtres, sur une bonne partie
de l’acte II), soit en confondant repas et comédie, comme chez Brecht, La Noce chez les petits
bourgeois, où comédie et repas se superposent totalement, l’intrigue étant le repas de noces
lui-même et son déroulement. L’auteur peut ne conserver ou ne faire allusion qu’à un seul des
moments, les autres phases, non fondamentales pour le déroulement de l’intrigue, faisant
l’objet d’ellipses. Ainsi, dans L’Avare de Molière, un repas est prévu, annoncé et discuté entre le
maître de maison et ses serviteurs, mais non représenté concrètement, son déroulement n’est
pas fondamental pour le déroulement de l’intrigue.
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Dans Une des dernières soirées de Carnaval de Goldoni, le déroulement du repas est
privilégié, comme le suggère le titre, il forme une séquence importante de l’intrigue. Elle
n’est cependant pas exclusive comme chez Brecht, puisque le repas n’est qu’un des
passe-temps proposés par la maître-brodeur à sa famille et à ses compagnons pour cette
soirée de Carnaval. En fait, les variations sur la structure de base (microcomédie en trois
actes) sont fonction du rôle que l’auteur assigne à la situation de repas dans l’intrigue, et
surtout dans la définition des personnages et des conflits. Ils sont fonction aussi du rire qu’il
veut provoquer grâce à cette séquence particulière.
Chez Molière, toute la scène vise à élargir notre connaissance du protagoniste,
Harpagon, et à illustrer concrètement, par ses réactions face à la dépense qu’entraîne un repas
de fête, les traits de caractère qui ont été évoqués précédemment par les autres personnages :
l’avarice maladive de l’usurier impitoyable, la dureté de cœur du père envers ses enfants,
l’intransigeance autoritaire du maître vis-à-vis de son personnel. Maître Jacques, avec sa
double casquette de cuisinier et de cocher est celui qui illustre le mieux l’avarice du maître. Il se
distingue des autres serviteurs par son aplomb effronté qui lui permet de réagir ironiquement
aux ordres ridicules de l’avare, et même de le narguer par des questions qui ne peuvent que
susciter sa rage (« Oui si vous me donnez bien de l’argent »). Dans cet extrait cependant, Maître
Jacques trouve devant lui deux adversaires qui finissent par lui ôter la parole. La discussion sur
le menu et les plats tourne en fait à l’affrontement entre serviteurs. À défaut de pouvoir
contredire Harpagon qui l’empêche de parler (« il lui met la main sur la bouche ») et coupe,
horrifié par la dépense, toutes ses propositions de menu, Maître Jacques affronte Valère en
ironisant. Le repas n’est pas une fin en soi. L’acte de manger et de se réunir est présenté
comme une épreuve plus que comme un plaisir. Il met en évidence des comportements
déviants, des conflits, des rivalités. (Voir aussi l’altercation en Maître Jacques et Valère, à la
scène suivante, qui se termine par une bastonnade infligée à Maître Jacques par Valère, que
l’on pourra confronter avec les rapports qui passent entre Truffaldin, Brighella, Pantalon, par
exemple). On trouve dans Arlequin, serviteur de deux maîtres une hiérarchie générique
comparable entre maîtres et serviteurs : Pantalon, Brighella, Truffaldin, mais les rapports
effectifs sont modifiés et les traits de caractères assouplis. Le protagoniste n’est plus le
vieillard, ce n’est pas lui qui offre le repas, l’aubergiste est plus indépendant que Valère. On peut
souligner le fait que Goldoni utilise le repas comme prétexte à virtuosité scénique (c’est
pourquoi il développe largement la phase centrale, voir l’analyse détaillée), mais qu’il en profite
aussi pour approfondir, par des détails de comportement ou des allusions annexes, les traits
psychologiques ou les rapports sociaux des personnages.
Une des dernières soirées de Carnaval se situe à l’autre bout de la création goldonienne
pour les théâtres vénitiens : il a réalisé sa réforme, il s’apprête à quitter sa ville pour tenter une
greffe de son théâtre en terre parisienne. Dans la scène retenue, (qui n’est que le début du
repas de Carnaval effectivement porté en scène dans les scènes suivantes, précisons-le),
l’auteur insiste plus sur l’installation des convives que sur la préparation, qui a été évoquée
précédemment par la fille du maître-brodeur. Il confie à la didascalie initiale l’information sur
les éléments matériels du décor et de la table.
On notera que le lieu est un lieu privé (non une auberge de passage, avec des chambres
séparées), la salle à manger est dotée des meubles habituels, sans doute cossus et
confortables (grande table de douze couverts, bien fournie en ustensiles et en éclairage, mais
sans opulence excessive. Le menu est déjà donné dans la didascalie. Dans ce milieu d’artisans,
pas de serviteurs ni de garçons, la jeune fille de maison est celle qui décide et organise le repas.
Ce sont les convives-personnages qui tirent la table vers l’avant (ils ont auparavant joué aux
cartes sur une table identique). Le repas s’annonce copieux, Goldoni ne donne pas la totalité du
menu, mais laisse le spectateur imaginer ce qui doit suivre les trois plats mentionnés : comme
une preuve de réalisme, ce menu correspondant certainement à un menu vénitien habituel
(rituel) de soir de Carnaval.
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Ce sont visiblement les rapports humains et les divers caractères qui intéressent désormais
plus Goldoni. Le moment de la disposition des convives autour de la table et les réflexions
qu’elle entraîne lui permet de souligner avec vivacité leurs sentiments, leurs inimitiés, leurs
blocages, leurs faiblesses, leurs manies, etc.
La disposition des convives est prise en charge par Zamaria, le maître tisserand qui reçoit. Il
fait fonction de « régisseur » d’une certaine façon, et l’on peut voir dans cette scène une
métaphore de la « troupe » du théâtre qui représente la pièce, qui est la troupe avec laquelle
Goldoni a travaillé au théâtre San Luca, et de laquelle il prend précisément congé par cette
comédie dite « des adieux ». L’analyse détaillée de la scène montre que les caractères se
précisent par touches légères, dans les diverses réactions des convives aux propositions
d’installation de Zamaria. Celui-ci est un régisseur accueillant, mais autoritaire et précis, qui ne
s’embarrasse pas de sentiments, même avec sa fille et son fiancé. Marta est une femme
affirmée, qui a de l’abattage et son franc-parler, elle essaie même d’intervenir dans les
décisions de Zamaria (« deux femmes côte à côte ? »). Elle n’a pas que des amies dans la
compagnie : on devine des tiraillements entre Marta et Alba, cette dernière l’accusant de
« sentir mauvais ». En revanche, une certaine connivence passe entre deux autres (Polonia et
Alba, voir le persiflage de Polonia contre Marta). Il se forme des couples. La remarque en aparté
de Bastian (« sorbet glacé », métaphore gastronomique qui va bien avec le repas et donne un
effet comique – comique de mot), laisse entendre que Alba est une femme peu aimable. Lazaro
est apparemment un jaloux bourru, la faveur que lui fait Zamaria en le plaçant près de sa fille ne
le satisfait pas car il est trop loin de sa femme... Domenica est une fille obéissante qui plie
devant son père et souffre en silence, tout en paraissant déterminée. Le couple qu’elle forme
avec Anzoleto diffère de celui que forment le timide et gauche Augustin et la jeune Elena. Dans
les placements des jeunes couples, Zamaria apparaît comme un peu pervers car il sépare les
fiancés (ici il rejoint la rigueur de Pantalon dans le Serviteur quand il ne veut pas que les fiancés
restent seuls), et par ailleurs il « fait des couples », même contre leur volonté. À la fin
cependant, la rigueur de Zamaria paraît une façade qui peut facilement se lézarder, puisqu’il
cède devant ses filleuls et les laissent se placer comme ils veulent. Les plus jeunes semblent
être plus favorisés que les couples mariés ou fiancés.
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Dans l’extrait de La Noce chez les petits-bourgeois de Bertolt Brecht, on est projeté
d’emblée au milieu du repas et dans une discussion déjà commencée. Les convives sont
placés, on les connaît par la distribution indiquée en début de scène, dont on notera le
caractère « générique » complètement opposé à la précision goldonienne sur les noms et
métier de ses artisans : pas d’identités précises, seules des relations familiales génériques
sont données. Malgré les articles définis, il s’agit d’un groupe humain qui représente
symboliquement une catégorie sociale bien précise, celle du titre : les petits-bourgeois. Un
groupe restreint, plus familial que professionnel, contrairement à Goldoni. Les précisions de la
distribution, et de la didascalie initiale surtout, soulignent le caractère modeste de la fête, deux
familles qui unissent leurs enfants, restreintes à l’essentiel (on comparera avec la première
scène du Serviteur de deux maîtres), peu d’amis. La présentation minutieuse des lieux
(lumières, meubles, murs, portes...) signale un milieu étroit, mesquin, presque lugubre (« murs
blanchis à la chaux », lanterne vénitienne de mauvais goût, lumière rouge de maison close plus
que d’intérieur privé) que l’on pourra utilement comparer avec la présentation des lieux dans
Une des dernières soirées : l’univers des artisans brodeurs est simple mais propre, lumineux,
accueillant et joyeux. Ici, la didascalie donne immédiatement le sentiment d’un univers sans
joie, sans faste, sans identité, sans chaleur.
On est frappé dès l’abord par le caractère décousu du dialogue : les personnages échangent
des mots sans vraiment échanger d’idées et sans vraiment s’écouter l’un l’autre. Deux discours
fondamentaux s’entrecroisent : celui de la mère qui se préoccupe de son repas (elle demande à
plusieurs reprises comment est le poisson, si les convives en veulent plus, comme un refrain
que personne ou presque n’entend), et celui du père à qui l’allusion au cabillaud servi à ce
moment-là rappelle un souvenir de repas perturbé par une arête de poisson. Cette association
d’idées qui déclenche le discours du père est caractéristique du dialogue sans logique
apparente qui passe entre les convives : dans son propre récit de l’accident de l’arête, il dévie à
plusieurs reprises vers d’autres histoires possibles (« ça c’est une autre histoire », « là aussi il y
a une histoire épatante... »), celles-ci deviennent plus importantes que l’histoire elle-même.
Fondée sur un récit de repas, l’histoire du père, étendue à toute la première moitié de la scène
avec force détails sur les gestes, les bruits, les sons, les mouvements convulsifs..., est en écho
avec le repas scénique lui-même. La « chute » de l’histoire (« et le repas était immangeable »)
peut être prise comme une réponse grinçante et peu amène aux questions de la mère sur son
poisson, et donne une idée des rapports humains passant entre les deux familles, ainsi
qu’entre les parents et les enfants.
Les antagonismes apparaissent précisément autour de la chute de l’histoire. Ainsi entre le
marié et la sœur de la mariée : elle est dégoûtée par l’histoire de son père ; le marié, qui a trouvé
l’histoire très amusante, la traite d’oie, etc. Des groupes internes se dessinent
progressivement, comme dans la Dernière soirée, mais ici l’autorité du « régisseur » a disparu.
Les hommes forment un groupe qui se soutient mutuellement : l’ami du marié et le marié, qui
trouvent le père très amusant et le félicitent ; l’homme marié et l’ami du marié semblent avoir le
même mauvais goût (lorsqu’ils parlent de la lampe et de la lumière : « c’est une bonne lumière
pour le cabillaud »). Le jeune homme (un rôle, notons-le, qui n’entre pas au départ dans un
binôme – père/mère ; mariée/sœur ; marié/ami ; femme/mari) semble plus sensible, plus
cultivé, plus sentimental : il fait écho, à retardement, à une remarque banale de la sœur (« c’est
plus romantique »). Une sorte d’idylle assez caricaturale se forme entre le jeune homme et la
sœur autour de la notion de « romantisme ». On sent qu’ils essaient de contrer, en citant le
poète Heine, la vulgarité crue (c’est « inconvenant ») du dialogue. Mais l’allusion au
romantisme, dans la bouche de la sœur du marié, est aussi caricaturale que le reste.
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Pistes pédagogiques
Repères / Questions

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




Quelle ville italienne a inspiré toute l’œuvre de Goldoni ? (par exemple Acte II, scène 1)
Quel personnage de la pièce évoque le destin de Goldoni ? (par exemple Acte I, scène 15)
Trouvez des références et des comparaisons entre le texte et la réalité. (cf. page 7)
En quoi Goldoni dénonce-t-il l’infidélité du public vénitien ? (par exemple Acte II, scène 1)
Qu’est-ce que la réforme théâtrale de Goldoni ? (cf. page 8)
Qu’est-ce que l’illuminisme populaire ? (cf. page 9)
À quelle période, en France, cela correspond-t-il ?
Vous pourriez établir des liens avec…



Le Carnaval de Venise tel qu’il existe aujourd’hui et ce qu’il était au temps de Goldoni.
Le théâtre de Goldoni et la musique de Vivaldi.
Pietro Longhi, peintre satirique de l’époque de Goldoni.
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SOURCES
BIBLIOGRAPHIE
- Une des dernières soirées de Carnaval, Edition L'Arche, traduction d’Huguette Hatem.
- Une des dernières soirées de Carnaval, Editions Actes Sud Papiers, traduction de Myriam Tanant et
Jean-Claude Penchenat
- Petits Classiques Larousse – Arlequin, serviteur de deux maîtres de Goldoni - Par Françoise Decroisette
- Dictionnaire des Auteurs, Editions Robert Laffont, Collection dirigée par Guy Schoeller
- Roger Chartier « Texte et tissu », Actes de la recherche en sciences sociales 4/2004 (no 154), p. 10-23.
INTERNET
http://www.archivesaudiovisuelles.fr/FR/_video.asp?format=68&id=56&ress=528&video=86622
http://www.festival-automne.com/Publish/archive_pdf/FAP_1993_TH_07_PRGS.pdf
http://digilander.libero.it/il_goldoni/goldoni_memoires_deuxieme_partie.html
http://italopolis.italieaparis.net/wiki/la-reforme
http://www.memoire.celestins-lyon.org
http://doc.studenti.it/appunti/letteratura/ultime-sere-carnovale.html
http://liceocuneo.it/codolini/letteratura-italiana/cinquecentoseicentosettecento/la-commedia-dalrinascimento-a-goldoni/
http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2004-4-page-10.htm.
LE FILM
http://www.goldonithemovie.com
Le film d'Alessandro Bettero est un hommage somptueux à la gloire de Venise et du théâtre, dont, au
XVIIIe siècle, la ville lagunaire est sans conteste la capitale européenne, avec ses innombrables salles de
spectacle. Durant cette période s'opposent la tradition de la Commedia dell'Arte et le souffle nouveau
apporté par Carlo Goldoni avec son « Théâtre de caractère » qui bannit des plateaux les masques,
l'improvisation, la mise en scène des mythes classiques avec leurs dieux, leurs héros, leurs personnages
fantasmagoriques, pour les remplacer par des intrigues et des personnages inspirés de la vie
quotidienne, qui traduisent les préoccupations et les sentiments des gens du commun, des
contemporains, et qui s'expriment comme eux.
Le film alterne scènes de fiction, morceaux choisis de quelques mises en scène actuelles d'œuvres de
Goldoni, et interventions d'hommes de théâtre qui sont des spécialistes de l'univers du dramaturge.
La caméra nous entraîne dans les rues de Venise, sur ses places, dans ses palais, mais aussi à Paris,
Versailles et Fontainebleau.
Le film est donc un vrai plaisir pour les yeux et les oreilles, en même temps qu'il nous apprend mille
détails sur Goldoni, son œuvre et son époque.
Contact écoles
Alix Crambert / Action culturelle – 01 39 20 16 00
[email protected]
Tarif scolaire : 15 € (gratuité pour les accompagnateurs)
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