le bébé cadum et la poétisation du lieu parisien

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LES POÈTES ET LA PUBLICITÉ
LE BÉBÉ CADUM ET LA POÉTISATION DU LIEU PARISIEN
par Marie HUET
Université Sorbonne Paris-IV
La ville de Paris est un motif récurrent dans la littérature surréaliste. Pour Breton et
l’essentiel des autres membres du groupe, elle est non seulement un lieu de vie, d’habitation
et de quotidien, mais elle est aussi le lieu du familier et du connu, qui constitue un univers de
référence partagé avec la majorité des lecteurs. Par opposition aux lieux de la fiction – jungles
fantasmées, châteaux imaginés, pensionnats ou villes aux noms inventés –, elle est le territoire
d’une relative réalité, garantie par la restitution d’une toponymie familière, de noms de rues,
de quartiers, de monuments, qui sont les éléments d’une indiscutable connaissance commune.
Si la ville de Paris séduit les surréalistes, c’est aussi bien parce qu’elle est, par excellence, la
réalité où la poésie doit advenir, que parce qu’elle leur donne l’impression de porter en elle une
qualité particulière qui suscite plus vivement l’avènement des possibles, le règne du hasard et
du merveilleux. C’est ce que suggère Breton, dans Nadja , à propos de la ville de Nantes dont il
dit qu’elle est peut-être, avec Paris, la seule ville de France où il ait l’impression que puisse lui
arriver « quelque chose qui en vaut la peine 1 ».
Si Paris est par excellence le lieu de l’Histoire où se retrouve en synchronie un feuilleté de
souvenirs qui sont, eux aussi, donnés en partage à tous les contemporains, elle est avant tout,
sous la plume des surréalistes, le lieu d’une modernité en marche où se fait voir, chaque jour,
une incessante métamorphose. Couche extrême d’un vaste palimpseste historique, la modernité
et ses avatars, que sont les bouches de métro, les grands Boulevards ou encore les affiches de
réclame, constituent un vrai sujet de réflexion et d’écriture pour le groupe. Ils ne pensent pas
la ville sur le registre de la nostalgie ou dans une perspective exclusivement archéologique, ils
s’emploient à saisir, restituer, ou à créer, selon le point de vue, une poésie ambiante, à laquelle la
modernité et ses permanentes transformations prennent une grande part. Montrer les affinités
du décor parisien, cette réalité parisienne à laquelle est attachée une tradition littéraire réaliste,
voilà l’un des enjeux qui semble être au cœur des textes en prose surréaliste que sont Le Paysan
de Paris , Nadja , ou encore, La Liberté ou l’Amour ! , roman que Robert Desnos fait paraître en
1927.
Contrairement aux textes de Breton ou d’Aragon, La Liberté ou l’Amour ! s’inscrit d’emblée
dans un cadre fictionnel. Il n’est pas question ici d’une évocation brute du lieu parisien, dont
on ferait une description ou qui serait le théâtre de la rencontre et de l’événement affectif.
Paris est le décor des aventures fictives du Corsaire Sanglot et de sa maîtresse Louise Lame,
1. André Breton, Nadja, dans Œuvres Complètes, éd. Marguerite Bonnet, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t.1, 1988, p. 658.
aventures dont le caractère fictionnel, sinon fantastique, ne peut, à aucun moment, être mis en
doute. C’est ce qui fait l’originalité de la représentation de Paris dans La Liberté ou l’Amour ! par
rapport aux représentations proposées dans Nadja ou Le Paysan de Paris : si une certaine poésie
de la ville est saisie, ce n’est pas à travers l’essai ou la réflexion, ni à travers la restitution plus
ou moins réaliste, mais à travers la fiction et le fantastique. La Liberté ou l’Amour ! mêle à la fois
le roman d’aventures, le récit érotique et le conte merveilleux : la mort et l’amour coexistent,
se mêlent, les personnages vont et viennent, les décors changent et se transforment. C’est une
fiction poétique que nous livre Desnos, dont le cadre, la ville de Paris, permet un ancrage à la
fois réaliste et fantasmé, familier et merveilleux. À cet égard, il est spécialement intéressant
d’étudier l’utilisation que fait Desnos de la figure du Bébé Cadum, qui apparaît comme le point
central de la poétisation du lieu parisien à l’œuvre dans le roman. C’est autour de ce personnage
que s’organise l’évocation de Paris, avant que le récit ne se déplace vers d’autres horizons, lieux
exotiques ou inventés, issus de l’imagination ou du fantasme.
Contrairement à Louise Lame et au Corsaire Sanglot, le Bébé Cadum n’est pas un personnage
de fiction, ou plus exactement, il n’est pas issu directement de la production fictionnelle, mais
il est, comme la toponymie parisienne, le marqueur d’un univers de familiarité commun aux
contemporains. En 1927, au moment de la parution du roman, le Bébé Cadum, tête d’affiche de
la marque Cadum, est un élément récurrent du décor urbain et a fortiori du décor parisien. Il est
impossible ou presque pour le lecteur de ne pas connaître ce visage qui colonise les murs depuis
plusieurs années. La marque Cadum, en effet, est pionnière dans le développement du marketing
moderne. Elle fonctionne à partir d’un concept publicitaire fort, le bébé, qui symbolise la pureté
et la douceur, d’un code couleur facilement identifiable et surtout d’une campagne d’affichage
intensif qui commence dès la fin de la Première Guerre Mondiale.
Desnos ne s’intéresse donc pas, ici, comme Aragon dans Le Paysan de Paris , aux petites
réclames semées dans les rues et les journaux, à l’idiosyncrasie des publicités anciennes,
dont la poésie tiendrait à la rareté et qui pourraient susciter chez le poète une émotion de
collectionneur. Il porte son regard sur le Bébé Cadum en tant qu’image stéréotypée, phénomène
de diffusion massive, qui s’immisce dans un inconscient collectif urbain et participe à une
mythologie moderne qui fait la poésie de la ville. Recourir au collage ou à l’incorporation, dans le
texte, d’éléments exogènes serait superflu. La seule mention du Bébé Cadum par son nom suffit
à susciter la représentation chez le lecteur. Il n’est pas besoin de documents, de photographies,
d’éléments remplissant la fonction d’attestation de la réalité dans le discours. Desnos n’incorpore
pas seulement l’image ou le slogan à son texte, mais le concept même du marketing du Bébé
Cadum : un poupon joufflu, toujours souriant, toujours muni de ses attributs que sont le savon
et la mousse. Il fait de cette vedette publicitaire un personnage de son récit.
Pourtant, pour Desnos, le Bébé Cadum ne représente pas seulement le savon et les différents
produits de la gamme Cadum. Il représente le décor urbain moderne et ses nouveaux mythes. Il
emblématise la métamorphose du lieu parisien, d’un point de vue historique, de la même façon
que les pompes à essence du Paysan de Paris emblématisent la métamorphose des routes de
campagne. Il rappelle l’homogénéisation du paysage citadin produite par la modernité, dont
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l’affichage massif n’est qu’une seule des nombreuses manifestations. Il est également la figure
de l’ubiquité : les parisiens, où qu’ils se trouvent, sont sous son regard, sous son patronage. Il est
connu de tous, sans distinction, représenté sans cesse, sous la forme d’une image stéréotypée
qui varie peu et dont les attributs ne changent pas, semblable, en cela, aux éléments de
l’iconographie chrétienne ou aux représentations des figures mythologiques des temps antiques,
qui apparaissent toujours sous les mêmes traits, munies des mêmes attributs caractéristiques,
symboles de leurs prérogatives ou de leurs pouvoirs.
Ainsi, le Bébé Cadum apparaît-il, en raison de toutes ces caractéristiques, comme un fétiche
des temps modernes, auquel Desnos s’amuse, dans le roman, à donner une légende, moderne,
elle aussi iconoclaste et fantasmagorique. La poétisation de la ville de Paris passe, dans La
Liberté ou l’Amour ! , par une mise en mythe délirante qui désigne les affinités de la poésie
et du merveilleux. L’on serait bien en peine de trouver à ce mythe moderne une signification
parabolique, qui en ferait l’égal des mythes antiques ou des textes religieux, mais il ne s’en dégage
pas moins un certain sens, dans la saisie de la poésie particulière de la modernité urbaine. Le
Bébé Cadum, figure tutélaire du lieu parisien, est le vecteur d’une poétisation qui est aussi bien
une plongée dans le délire, non dépourvue d’humour et de gratuité, qu’une saisie du lyrisme
ambiant, innervé de fantasmes et de fortes représentations collectives. Cette poétisation par
le mythe a plusieurs ressorts. D’abord élément d’un ancrage réaliste, le Bébé Cadum se révèle
un moyen de défamiliarisation progressive du cadre romanesque. Alors que l’utilisation de la
publicité dans le cadre du collage peut avoir une fonction documentaire, d’attestation, le Bébé
Cadum transformé en personnage de fiction et de mythe contribue à la déréalisation du décor et
à la plongée dans le merveilleux. Il est également le moyen de l’évocation de plusieurs imageries
merveilleuses : la référence au Christ et au texte biblique est la plus évidente mais elle est
loin d’être la seule. Il mobilise également une intertextualité aux résonances antiques, lors de
l’épisode du combat contre Bibendum – autre grande figure publicitaire contemporaine –, qui
s’inscrit dans la tradition de la gigantomachie. Plus généralement, Desnos s’emploie à situer
le Bébé Cadum au croisement de nombreuses productions de l’imagination humaine, de
l’érotisme suggéré par la mousse de savon jusqu’à la mystique républicaine, en passant par les
topoï du roman d’aventure. Il est le centre d’une forte concentration de motifs qui sont ceux de
l’inconscient collectif moderne et qui irriguent la représentation de la ville parisienne.
Finalement, son évocation contribue au registre particulier qui va avec la perception du
lyrisme ambiant du lieu parisien. Loin de la gravité et de l’esprit de sérieux, il nous montre une
poésie à la recherche de l’insolite, qui assume ses affinités avec l’humour aussi bien qu’avec le
merveilleux.
Le Bébé Cadum, entre familiarité et fantasmagorie
Le Bébé Cadum participe de la constitution d’un décor parisien caractéristique, familier, qui
se dégrade, de page en page, à la faveur de l’autonomisation du personnage. On le retrouve
ainsi, dès les premières pages de La Liberté ou l’Amour ! , et plus précisément, dès le troisième
paragraphe du chapitre d’ouverture du roman, où il n’est mentionné que sous la forme des
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affiches le représentant et que le narrateur rencontre au cours de ses déambulations dans les
rues parisiennes : « Le vent soufflait sur la cité. Les affiches du Bébé Cadum appelaient à elles
les émissaires de la tempête et sous leur garde la ville entière se convulsait 2. »
Cette première notation constitue une première étape de la constitution d’un réalisme
parisien précaire que l’évocation du Bébé Cadum contribuera à détruire. Ici, il n’apparaît pas
sous la forme d’un personnage, et moins encore d’un personnage fantastique. Sa présence
offre, au contraire, un point de repère dans la constitution du cadre de l’intrigue. Au même
titre que les lieux mentionnés plus haut, dans le parcours du voyage, la rue des Pyramides,
la rue de Rivoli ou le jardin des Tuileries, il appartient à l’onomastique parisienne familière,
il est un élément de réalité du décor, qui se distingue des évocations délirantes auxquelles
il est associé. Le commencement du roman est, en effet, déconcertant pour le lecteur et il
n’offre que peu de points de repères : dès les premières lignes, le lecteur est entraîné dans une
promenade fantasmée qui est l’occasion d’un développement sur d’énigmatiques talons Louis
XV, symbole d’une femme aimée qui scande de son pas les trottoirs et les époques. La toponymie
et la mention de l’affiche publicitaire sont alors les seuls points d’ancrage stables, qui font signe
vers un décor parisien et moderne.
Cette notation montre pourtant le chemin que prendra la dégradation du réalisme : si le
Bébé Cadum est représenté sous la forme de ses affiches, elles sont prises dans une métaphore
qui suggère déjà la personnification et le passage de la représentation picturale au personnage
autonome. Ainsi, les affiches « appellent les émissaires de la tempête 3 », ce qui peut être compris
comme une métaphore mais qui suggère déjà le pouvoir démiurgique qui sera celui du Bébé
dans les séquences à venir. Cette tendance se confirme dans les mentions suivantes, à la fin du
premier chapitre.
Du haut d’un immeuble, Bébé Cadum magnifiquement éclairé, annonce des temps nouveaux
[…]. Bébé Cadum magnifiquement éclairé reste seul, témoin attentif des événements dont la
rue, espérons-le, sera le théâtre 4.
Ici, déjà, l’on observe le passage de la multiplicité de l’affiche au singulier du personnage,
et le glissement de la métaphoricité à l’interprétation littérale. Toujours placé dans la position
de surplomb qui est la sienne, le Bébé Cadum est représenté comme un témoin, ou un gardien,
encore discret, mais auquel est prêté un rôle prophétique qui converge avec son statut de fétiche
des temps modernes.
L’apparition suivante du Bébé Cadum, au troisième chapitre, achève le basculement de la
métaphoricité à la littéralité : le personnage sort de son rôle de veilleur, juché sur les murs de
la ville, pour intervenir dans l’histoire. Il rencontre ainsi le Corsaire Sanglot, sous le pont de
Passy, et se retrouve lui-même au centre du récit avec la parenthèse que constitue, au milieu
2. Robert Desnos, Œuvres, éd. Marie-Claire Dumas, Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 1999, p. 326.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 328.
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des pérégrinations du Corsaire, le récit mythique de son incarnation et de son combat avec
Bibendum. La poétisation se fait donc par le basculement de la métaphore dans la littéralité.
De figure tutélaire métaphorique du lieu parisien, de par sa position dominante et son ubiquité,
le Bébé Cadum devient un personnage merveilleux véritable, qui fait glisser tout son son
théâtre parisien, dans le récit mythique dont il fait l’objet. La métaphore de la divinité poliade,
prise au pied de la lettre, fait de Paris la capitale du savon et de la mousse parfumée. Ainsi est
permise l’évocation, jubilatoire, d’un Paris submergé par les attributs de son dieu. La description
fantasmagorique de la ville sous la mousse de savon se superpose aux notations réalistes, noms
de rues et de bâtiments, mention de la Seine et de ses ponts : « La Seine charriait des nappes
grumeleuses qui s’arrêtaient aux piles des ponts et se dissolvaient en firmaments 5 ».
Autour du Bébé Cadum s’organise un phénomène d’attraction dans le registre du merveilleux.
De l’affiche publicitaire, qui surplombe la ville, l’on passe au regard d’un ange protecteur, un
archange moderne qui, personnage mythique, entraîne la ville à laquelle il est lié dans le récit
merveilleux qui l’accompagne. Ce phénomène d’instabilité de la métaphoricité et d’actualisation
plus ou moins grande du comparant par rapport au comparé est caractéristique du fonctionnement
du merveilleux surréaliste, notamment dans La Liberté ou l’Amour ! où la métaphore est sans
cesse menacée par l’attraction du merveilleux. Autour du Bébé Cadum, ce phénomène n’est plus
à l’échelle de la simple formule mais elle s’étend, par capillarité dans le récit jusqu’à ouvrir cette
parenthèse mythique et cette évocation hallucinatoire d’un Paris enfoui sous les bulles de savon.
Figure 1 : Affiche « Savon Cadum pour la toilette », Arsène Le Feuvre – avec l’autorisation de CADUM.
Un mythe en liberté dans la ville
Au-delà, pourtant, du plaisir littéraire de la description et de la gratuité du trait, la mise en
mythe de la figure du Bébé Cadum permet une plongée dans les formes et les motifs variés d’un
inconscient collectif contemporain. Desnos célèbre, dans La Liberté ou l’Amour ! , l’entrée en
mythologie de cette nouvelle figure du fétiche publicitaire, qui vient s’inscrire dans un plus vaste
répertoire du merveilleux urbain.
5. Ibid., p. 335.
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Il constitue, autour du Bébé Cadum, un pot-pourri des productions de l’imaginaire, où les
associations d’images et d’idées se succèdent, sur un modèle qui n’est pas sans rappeler celui de
l’écriture automatique. Desnos puise, avec le Bébé Cadum, dans un vaste réservoir commun de
représentations. L’on serait tenté de mobiliser, pour nommer ce réservoir commun, le concept
d’inconscient collectif. Comme l’écrit Michel Murat dans Le Surréalisme : « Les surréalistes s’en
sont tenus à une image, celle du "trésor collectif" dans lequel puise l’automatisme ou celle de
la "mer intérieure qui passe sous Paris et qui coulait sous Delphes" sans suivre Jung dans sa
quête des archétypes 6. » Pour filer cette métaphore, l’on pourrait dire que Desnos pêche le Bébé
Cadum au fond de cette mer intérieure et qu’il l’en sort lourd des représentations connexes ou
intuitivement associées, qu’il porte au jour par son récit.
Ainsi, il sollicite l’imagerie chrétienne par une reprise iconoclaste du texte biblique et de
la figure du Christ. Le mythe du Bébé Cadum commence par une incarnation sous la forme
d’un « dieu visible sous les espèces de mousse de savon 7 ». Il se poursuit par une procession,
sur le modèle de la procession des rois mages, dans un Paris situé dans un temps mythique
de la modernité, où subsistent les bouches de métros, les réverbères et les boulevards. La
transposition continue avec l’association de l’étoile de Nazareth et de la savonnette Cadum qui
guident le Corsaire Sanglot jusqu’au nouveau Dieu. Elle se poursuit, finalement, avec un épisode
de crucifixion blasphématoire, sur une croix ornée
de drapeaux républicains, et au son d’une parade
de 14 juillet. Desnos se livre à une transposition
parisienne et burlesque de l’Évangile, avec une
procession de mages qui comprend les palmiers des
jardins d’acclimatation et les poissons de la Seine.
Cette reprise du canevas biblique fait basculer
le décor parisien dans un merveilleux chrétien
parodique avec lequel interfèrent les références à
d’autres imageries païennes ou contemporaines.
Figure 2 : Affiche Michelin – Albert Philibert, 1925.
Collection du patrimoine historique Michelin.
La mobilisation du motif littéraire de la
gigantomachie est moins évidente mais elle est
centrale, également, dans le récit. L’opposition
entre deux fétiches publicitaires, notre Bébé
Cadum et le Bibendum Michelin, qui se rejoignent
et s’opposent par le statut d’icône de la réclame
et par l’onomastique, est à la fois fortement
symbolique et conceptuellement vide. Les deux
figures représentent une opposition sans concept,
sans valeur, entre deux effigies publicitaires de
6. Michel Murat, Le Surréalisme, Le Livre de Poche, 2013, p. 105.
7. Robert Desnos, op. cit., p. 334.
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même envergure, incarnant deux fortes percées du marketing moderne. Ce combat entre deux
créatures du merveilleux qui traversent chacune des épisodes de mort et de résurrection est
montré essentiellement sous l’angle de ses effets sur la ville qui lui sert de théâtre : le Bébé
Cadum, blessé, perd des plumes qui sont des paquets de mousse de savon. L’on reconnaît, dans
cette lutte gigantesque, qui affecte de vastes parties du paysage, les éléments de la gigantomachie
à l’antique.
En plus de ces deux traditions, Desnos mobilise la mystique républicaine, dans l’épisode de la
crucifixion transformée en parade du 14 juillet, ainsi qu’un imaginaire plus abstrait de l’érotisme,
avec la folie sensuelle provoquée par la pluie de mousse. Le Bébé prend ainsi, sans que le nom
en soit prononcé, ou que les attributs en soient clairement évoqués, la figure bien connue de
Cupidon avec laquelle il partage les traits du poupon et la toute-puissance dans le domaine
amoureux. Il convoque également quelques topoï du roman d’aventure : le Bébé Cadum perché
sur les murs de la ville n’est pas sans rappeler les héros des comics ou les représentations, et
notamment les célèbres affiches, du personnage, bien connu du surréalisme, de Fantômas.
Ainsi, le passage au mythe permet de montrer le merveilleux affleurant sous la réalité. Le
décor urbain est irrigué de représentations collectives qui apparaissent et se combinent par un
mécanisme d’association proche de celui de l’écriture automatique. Autour du mythe du Bébé
Cadum, Desnos nous montre la poésie ambiante comme une mise au jour du merveilleux suscité
par l’invasion de la ville par la pensée. Le pouvoir d’attraction fantasmatique du fétiche des temps
modernes permet la représentation d’un Paris kaléidoscopique où coexistent la modernité, avec
ses policiers, ses métros, ses réverbères, et les différentes productions d’un inconscient à la fois
individuel et collectif.
L’humour et le lyrisme impersonnel
La mise en poésie de Paris se fait ici dans un registre particulier, qui met à distance la gravité
et l’esprit de sérieux. Le lyrisme parisien se passe, ici, d’accents élégiaques et de thématiques
amoureuses ou personnelles. Desnos, dans ce chapitre, propose un lyrisme impersonnel ou
collectif dans lequel l’humour, sous différentes formes, est très présent.
L’on note un grand nombre de procédés humoristiques à l’œuvre dans le mythe moderne
du Bébé Cadum. La parodie est évidemment le premier d’entre eux, avec des transpositions
héroï‑comiques du texte biblique qui vont parfois jusqu’à l’iconoclasme et à la tentation
blasphématoire. Ainsi, la transformation du Christ en icône publicitaire moderne, l’association
de la Passion et de la parade du 14 juillet constituent des analogies humoristiques décapantes
qui poussent loin le mélange du sacré et du profane. Avec son Bébé Cadum christique, qui offre
à Paris un sacrifice sans réel bénéficiaire et sans spiritualité, Desnos se livre à une parodie
enjouée et carnavalesque, qui atteint son apogée dans les dernières phrases, lors de l’agonie, au
rythme des tambours, du nouveau Christ, sur des croix ornées de drapeaux et sous la lumière
céleste qui s’ouvre sur la lumière artificielle de la réclame.
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Le soir tombe.
Le ciel s’ouvre violemment sur la lumière des affiches lumineuses.
Le Cristi agonise en mesure, suivant la cadence de l’orchestre 8.
À cela s’ajoute le registre héroï-comique de l’affrontement des deux géants publicitaires,
le Bébé et le Bibendum, qui participe, lui aussi, de la mise à distance de l’esprit de sérieux par
laquelle se construit la poésie impersonnelle de la ville. Saillies ironiques, scènes sans queue
ni tête, refus de la logique et de la causalité : rien dans cet affrontement, ne peut être pris
sérieusement, et l’éventuel sens parabolique que l’écriture mythique pourrait suggérer est
déjoué, ligne après ligne, par l’humour.
L’on note ainsi l’ironie et le décalage dans le début du combat tel qu’il est perçu par les
spectateurs : « Un agent de police qui se promenait bêtement avenue des Champs-Elysées
entendit tout à coup de grandes clameurs dans le ciel 9. »
Le décalage est ici présent par la coprésence de deux temporalités, celle du Paris moderne
avec son avenue et ses policiers, et le temps mythique du combat qui commence. L’on note aussi
l’adverbe bêtement, grain de sable ironique dans la dynamique du récit légendaire. Ce registre
humoristique, où la parodie biblique coexiste avec la tradition héroïcomique de la gigantomachie,
ainsi qu’avec la succession très rythmée de motifs variés et de scènes diverses semblent désigner
la poésie parisienne selon Desnos comme une perception baroque de la modernité, où la gravité
n’aurait pas sa place. Paris placée sous la tutelle d’une icône sans cesse souriante, toujours
munie de ses attributs du quotidien prosaïque que sont la savonnette et la mousse parfumée
ne peut être que la capitale d’un monde pris dans un entrelacs de motifs mitigés, d’amour et de
mort mêlés d’humour et de grotesque.
Ainsi, la cristallisation de l’inconscient collectif parisien autour du Bébé ne se fait pas sous
la forme de la réflexion ou n’adopte pas une forme discursive, ni même parabolique. Elle a lieu
au travers d’un récit dont le sens symbolique échappe, se refuse à l’existence, qui vaut surtout
par la somme de ses suggestions et par la concentration thématique dont il fait l’objet. Au-delà
de cette concentration thématique, le seul véritable sens qui se dégage semble devoir participer
davantage de l’économie générale du roman que de la perception du lyrisme parisien : il s’agit
d’une célébration de l’amour érotique, de la sensualité et de la possession.
La seule intervention du je du narrateur dans la parenthèse que constitue le récit mythique
fait justement du Bébé Cadum le dieu de l’amour et de la plénitude érotique…
… visible sous les espèces de la mousse de savon, modelant le corps d’une femme admirable,
et reine et déesse des glaciers de la passion rayonnant d’un soleil torride, mille fois réfléchi,
et propices à la mort par insolation. Ah ! si je meurs, moi, nouveau Baptiste, qu’on me fasse
un linceul de mousse savonneuse évocatrice de l’amour et par la consistance et par l’odeur 10.
8. Ibid., p. 337.
9. Ibid., p. 335.
10. Ibid., p. 334.
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Ici, les stylèmes du lyrisme personnel sont
mimés dans une poussée invocatoire équivoque
qui fait du Bébé Cadum une icône de l’érotisme.
La figure de Cupidon s’impose, évidemment, sans
qu’elle soit pourtant directement convoquée et
mise en scène. La lutte contre le Bibendum, qui
oppose à la mousse onctueuse et parfumée une
armée de pneus vengeurs, pourrait ainsi prendre
l’aspect d’un combat pour l’amour et la sensualité.
Le narrateur se refuse à cette interprétation, en
apportant la précision suivante : « Les conditions
de la vie furent changées quant aux relations
matérielles, mais l’amour fut toujours de même le
privilège de peu de gens 11 ».
Figure 3 : Affiche « Le meilleur le moins cher » – O’Gallop 1912.
Collection du patrimoine historique Michelin.
Ce n’est qu’au moyen d’un jeu subtil de
suggestion que se fait l’analogie entre le Bébé et
le personnage mythique de Cupidon. Il est ainsi
assimilé à une figure de la sensorialité, sous l’égide
duquel se déploie une célébration de l’amour qui
fait de Paris la ville adaptée au récit érotique.
***
Le mythe du Bébé Cadum dans La Liberté ou l’Amour ! ne permet pas seulement de créer le
décor rêvé du récit d’aventure et du récit érotique que met en scène le roman, il permet de saisir
et de porter au jour une poésie ambiante de la ville moderne. Cette poésie, c’est le merveilleux
qui affleure sous la réalité et qui s’y incorpore. Le merveilleux, c’est la pensée qui déborde dans
la ville. Desnos extrait son personnage du Bébé Cadum d’un fond de représentation collective
et il l’en sort chargé de motifs annexes, pris dans un réseau d’associations d’idées variées. Dans
cet entrelacs d’analogies et d’amalgame se fait voir l’aspect baroque de la ville moderne, dans
son fourmillement d’ancien et de neuf, dans ce registre particulier qui est le sien, suscité par
l’apparition de nouveaux fétiches, par la collusion du sacré et du profane.
Le Bébé Cadum n’est pas utilisé ici dans le cadre du collage ou de l’incorporation de
documents et il perd le caractère testimonial brut qu’aurait l’élément endogène inséré dans le
texte littéraire. Il a, dans le récit, un rôle double : il contribue à la plongée dans l’irrationnel et
dans le merveilleux, mais il ancre ce merveilleux dans une dimension collective, différente de
la dimension personnelle à laquelle appartiennent les personnages très individués de Louise
Lame et du Corsaire Sanglot. En cela, il garde une fonction qui n’est plus à proprement parler
documentaire, bien qu’attestant, quand même, d’une connexion nette avec le monde extérieur,
le monde commun, qui se compose aussi bien de matière que de mythe.
11. Ibid., p. 335.
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Résumé
Dans La Liberté ou l’Amour ! , Desnos emprunte à la publicité le Bébé Cadum, tête d’affiche
de la marque Cadum et emblème de la ville moderne envahie par le marketing et les images
stéréotypées. Le récit légendaire qu’il offre à ce personnage tutélaire de la ville de Paris n’est
pas seulement l’occasion d’une parenthèse délirante et ludique, il permet également de saisir
la poésie ambiante de la modernité urbaine. Desnos représente une ville saturée de motifs et
de manifestations de l’inconscient collectif, et il s’inscrit dans le prolongement de l’esthétique
surréaliste, pour laquelle la poésie est une hésitation jamais résolue entre le réel et le merveilleux.
Abstract
In La Liberté ou l’Amour ! , Desnos borrows from the field of advertising the character of
the "Bébé Cadum", the headlining act of the brand Cadum and the emblem of the modern
city, submerged by marketing and stereotypical images. The legendary narrative that he gives
Paris’s tutelary character is not just the opportunity for a delirious and playful parenthesis : it
also allows us to grasp the prevailing poetry of urban modernity. Desnos depicts a city saturated
with motifs and manifestations of the collective unconscious, and he situates himself in the
continuity of surrealist aesthetics, for which poetry is a never-ending hesitation between the
reel and the marvelous.
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Pour citer cet article
Marie Huet, « Le Bébé Cadum et la poétisation du lieu parisien », Les Poètes et
la publicité . Actes des journées d’études des 15 et 16 février 2016, Université
Sorbonne Nouvelle-Paris 3, ANR LITTéPUB [en ligne], s. dir. Marie-Paule Berranger
et Laurence Guellec, 2017, p. 148-157. Mis en ligne le 20 février 2017, URL :
http://littepub.net/publication/je-poetes-publicite/m-huet.pdf
Les poètes et la publicité _ p. 158 ///
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