LES POÈTES ET LA PUBLICITÉ
par Marie HUET
Université Sorbonne Paris-IV
LE BÉBÉ CADUM ET LA POÉTISATION DU LIEU PARISIEN
La ville de Paris est un motif récurrent dans la littérature surréaliste. Pour Breton et
l’essentiel des autres membres du groupe, elle est non seulement un lieu de vie, d’habitation
et de quotidien, mais elle est aussi le lieu du familier et du connu, qui constitue un univers de
référence partagé avec la majorité des lecteurs. Par opposition aux lieux de la fiction – jungles
fantasmées, châteaux imaginés, pensionnats ou villes aux noms inventés –, elle est le territoire
d’une relative réalité, garantie par la restitution d’une toponymie familière, de noms de rues,
de quartiers, de monuments, qui sont les éléments d’une indiscutable connaissance commune.
Si la ville de Paris séduit les surréalistes, c’est aussi bien parce qu’elle est, par excellence, la
réalité où la poésie doit advenir, que parce qu’elle leur donne l’impression de porter en elle une
qualité particulière qui suscite plus vivement l’avènement des possibles, le règne du hasard et
du merveilleux. C’est ce que suggère Breton, dans
Nadja
, à propos de la ville de Nantes dont il
dit qu’elle est peut-être, avec Paris, la seule ville de France où il ait l’impression que puisse lui
arriver « quelque chose qui en vaut la peine1 ».
Si Paris est par excellence le lieu de l’Histoire où se retrouve en synchronie un feuilleté de
souvenirs qui sont, eux aussi, donnés en partage à tous les contemporains, elle est avant tout,
sous la plume des surréalistes, le lieu d’une modernité en marche où se fait voir, chaque jour,
une incessante métamorphose. Couche extrême d’un vaste palimpseste historique, la modernité
et ses avatars, que sont les bouches de métro, les grands Boulevards ou encore les affiches de
réclame, constituent un vrai sujet de réflexion et d’écriture pour le groupe. Ils ne pensent pas
la ville sur le registre de la nostalgie ou dans une perspective exclusivement archéologique, ils
s’emploient à saisir, restituer, ou à créer, selon le point de vue, une poésie ambiante, à laquelle la
modernité et ses permanentes transformations prennent une grande part. Montrer les affinités
du décor parisien, cette réalité parisienne à laquelle est attachée une tradition littéraire réaliste,
voilà l’un des enjeux qui semble être au cœur des textes en prose surréaliste que sont
Le Paysan
de Paris
,
Nadja
, ou encore,
La Liberté ou l’Amour !
, roman que Robert Desnos fait paraître en
1927.
Contrairement aux textes de Breton ou d’Aragon,
La Liberté ou l’Amour !
s’inscrit d’emblée
dans un cadre fictionnel. Il n’est pas question ici d’une évocation brute du lieu parisien, dont
on ferait une description ou qui serait le théâtre de la rencontre et de l’événement affectif.
Paris est le décor des aventures fictives du Corsaire Sanglot et de sa maîtresse Louise Lame,
1. André Breton,
Nadja
, dans
Œuvres Complètes
, éd. Marguerite Bonnet, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t.1, 1988, p. 658.
aventures dont le caractère fictionnel, sinon fantastique, ne peut, à aucun moment, être mis en
doute. C’est ce qui fait l’originalité de la représentation de Paris dans
La Liberté ou l’Amour !
par
rapport aux représentations proposées dans
Nadja
ou
Le Paysan de Paris
: si une certaine poésie
de la ville est saisie, ce n’est pas à travers l’essai ou la réflexion, ni à travers la restitution plus
ou moins réaliste, mais à travers la fiction et le fantastique.
La Liberté ou l’Amour !
mêle à la fois
le roman d’aventures, le récit érotique et le conte merveilleux : la mort et l’amour coexistent,
se mêlent, les personnages vont et viennent, les décors changent et se transforment. C’est une
fiction poétique que nous livre Desnos, dont le cadre, la ville de Paris, permet un ancrage à la
fois réaliste et fantasmé, familier et merveilleux. À cet égard, il est spécialement intéressant
d’étudier l’utilisation que fait Desnos de la figure du Bébé Cadum, qui apparaît comme le point
central de la poétisation du lieu parisien à l’œuvre dans le roman. C’est autour de ce personnage
que s’organise l’évocation de Paris, avant que le récit ne se déplace vers d’autres horizons, lieux
exotiques ou inventés, issus de l’imagination ou du fantasme.
Contrairement à Louise Lame et au Corsaire Sanglot, le Bébé Cadum n’est pas un personnage
de fiction, ou plus exactement, il n’est pas issu directement de la production fictionnelle, mais
il est, comme la toponymie parisienne, le marqueur d’un univers de familiarité commun aux
contemporains. En 1927, au moment de la parution du roman, le Bébé Cadum, tête d’affiche de
la marque Cadum, est un élément récurrent du décor urbain et
a fortiori
du décor parisien. Il est
impossible ou presque pour le lecteur de ne pas connaître ce visage qui colonise les murs depuis
plusieurs années. La marque Cadum, en effet, est pionnière dans le développement du marketing
moderne. Elle fonctionne à partir d’un concept publicitaire fort, le bébé, qui symbolise la pureté
et la douceur, d’un code couleur facilement identifiable et surtout d’une campagne d’affichage
intensif qui commence dès la fin de la Première Guerre Mondiale.
Desnos ne s’intéresse donc pas, ici, comme Aragon dans
Le Paysan de Paris
, aux petites
réclames semées dans les rues et les journaux, à l’idiosyncrasie des publicités anciennes,
dont la poésie tiendrait à la rareté et qui pourraient susciter chez le poète une émotion de
collectionneur. Il porte son regard sur le Bébé Cadum en tant qu’image stéréotypée, phénomène
de diffusion massive, qui s’immisce dans un inconscient collectif urbain et participe à une
mythologie moderne qui fait la poésie de la ville. Recourir au collage ou à l’incorporation, dans le
texte, d’éléments exogènes serait superflu. La seule mention du Bébé Cadum par son nom suffit
à susciter la représentation chez le lecteur. Il n’est pas besoin de documents, de photographies,
d’éléments remplissant la fonction d’attestation de la réalité dans le discours. Desnos n’incorpore
pas seulement l’image ou le slogan à son texte, mais le concept même du marketing du Bébé
Cadum : un poupon joufflu, toujours souriant, toujours muni de ses attributs que sont le savon
et la mousse. Il fait de cette vedette publicitaire un personnage de son récit.
Pourtant, pour Desnos, le Bébé Cadum ne représente pas seulement le savon et les différents
produits de la gamme Cadum. Il représente le décor urbain moderne et ses nouveaux mythes. Il
emblématise la métamorphose du lieu parisien, d’un point de vue historique, de la même façon
que les pompes à essence du
Paysan de Paris
emblématisent la métamorphose des routes de
campagne. Il rappelle l’homogénéisation du paysage citadin produite par la modernité, dont
Les poètes et la publicité _ p. 149 ///
l’affichage massif n’est qu’une seule des nombreuses manifestations. Il est également la figure
de l’ubiquité : les parisiens, où qu’ils se trouvent, sont sous son regard, sous son patronage. Il est
connu de tous, sans distinction, représenté sans cesse, sous la forme d’une image stéréotypée
qui varie peu et dont les attributs ne changent pas, semblable, en cela, aux éléments de
l’iconographie chrétienne ou aux représentations des figures mythologiques des temps antiques,
qui apparaissent toujours sous les mêmes traits, munies des mêmes attributs caractéristiques,
symboles de leurs prérogatives ou de leurs pouvoirs.
Ainsi, le Bébé Cadum apparaît-il, en raison de toutes ces caractéristiques, comme un fétiche
des temps modernes, auquel Desnos s’amuse, dans le roman, à donner une légende, moderne,
elle aussi iconoclaste et fantasmagorique. La poétisation de la ville de Paris passe, dans
La
Liberté ou l’Amour !
, par une mise en mythe délirante qui désigne les affinités de la poésie
et du merveilleux. L’on serait bien en peine de trouver à ce mythe moderne une signification
parabolique, qui en ferait l’égal des mythes antiques ou des textes religieux, mais il ne s’en dégage
pas moins un certain sens, dans la saisie de la poésie particulière de la modernité urbaine. Le
Bébé Cadum, figure tutélaire du lieu parisien, est le vecteur d’une poétisation qui est aussi bien
une plongée dans le délire, non dépourvue d’humour et de gratuité, qu’une saisie du lyrisme
ambiant, innervé de fantasmes et de fortes représentations collectives. Cette poétisation par
le mythe a plusieurs ressorts. D’abord élément d’un ancrage réaliste, le Bébé Cadum se révèle
un moyen de défamiliarisation progressive du cadre romanesque. Alors que l’utilisation de la
publicité dans le cadre du collage peut avoir une fonction documentaire, d’attestation, le Bébé
Cadum transformé en personnage de fiction et de mythe contribue à la déréalisation du décor et
à la plongée dans le merveilleux. Il est également le moyen de l’évocation de plusieurs imageries
merveilleuses : la référence au Christ et au texte biblique est la plus évidente mais elle est
loin d’être la seule. Il mobilise également une intertextualité aux résonances antiques, lors de
l’épisode du combat contre Bibendum autre grande figure publicitaire contemporaine–, qui
s’inscrit dans la tradition de la gigantomachie. Plus généralement, Desnos s’emploie à situer
le Bébé Cadum au croisement de nombreuses productions de l’imagination humaine, de
l’érotisme suggéré par la mousse de savon jusqu’à la mystique républicaine, en passant par les
topoï
du roman d’aventure. Il est le centre d’une forte concentration de motifs qui sont ceux de
l’inconscient collectif moderne et qui irriguent la représentation de la ville parisienne.
Finalement, son évocation contribue au registre particulier qui va avec la perception du
lyrisme ambiant du lieu parisien. Loin de la gravité et de l’esprit de sérieux, il nous montre une
poésie à la recherche de l’insolite, qui assume ses affinités avec l’humour aussi bien qu’avec le
merveilleux.
Le Bébé Cadum, entre familiarité et fantasmagorie
Le Bébé Cadum participe de la constitution d’un décor parisien caractéristique, familier, qui
se dégrade, de page en page, à la faveur de l’autonomisation du personnage. On le retrouve
ainsi, dès les premières pages de
La Liberté ou l’Amour !
, et plus précisément, dès le troisième
paragraphe du chapitre d’ouverture du roman, où il n’est mentionné que sous la forme des
Les poètes et la publicité _ p. 150 ///
affiches le représentant et que le narrateur rencontre au cours de ses déambulations dans les
rues parisiennes : « Le vent soufflait sur la cité. Les affiches du Bébé Cadum appelaient à elles
les émissaires de la tempête et sous leur garde la ville entière se convulsait2. »
Cette première notation constitue une première étape de la constitution d’un réalisme
parisien précaire que l’évocation du Bébé Cadum contribuera à détruire. Ici, il n’apparaît pas
sous la forme d’un personnage, et moins encore d’un personnage fantastique. Sa présence
offre, au contraire, un point de repère dans la constitution du cadre de l’intrigue. Au même
titre que les lieux mentionnés plus haut, dans le parcours du voyage, la rue des Pyramides,
la rue de Rivoli ou le jardin des Tuileries, il appartient à l’onomastique parisienne familière,
il est un élément de réalité du décor, qui se distingue des évocations délirantes auxquelles
il est associé. Le commencement du roman est, en effet, déconcertant pour le lecteur et il
n’offre que peu de points de repères : dès les premières lignes, le lecteur est entraîné dans une
promenade fantasmée qui est l’occasion d’un développement sur d’énigmatiques talons Louis
XV, symbole d’une femme aimée qui scande de son pas les trottoirs et les époques. La toponymie
et la mention de l’affiche publicitaire sont alors les seuls points d’ancrage stables, qui font signe
vers un décor parisien et moderne.
Cette notation montre pourtant le chemin que prendra la dégradation du réalisme : si le
Bébé Cadum est représenté sous la forme de ses affiches, elles sont prises dans une métaphore
qui suggère déjà la personnification et le passage de la représentation picturale au personnage
autonome. Ainsi, les affiches « appellent les émissaires de la tempête3 », ce qui peut être compris
comme une métaphore mais qui suggère déjà le pouvoir démiurgique qui sera celui du Bébé
dans les séquences à venir. Cette tendance se confirme dans les mentions suivantes, à la fin du
premier chapitre.
Du haut d’un immeuble, Bébé Cadum magnifiquement éclairé, annonce des temps nouveaux
[…]. Bébé Cadum magnifiquement éclairé reste seul, témoin attentif des événements dont la
rue, espérons-le, sera le théâtre4.
Ici, déjà, l’on observe le passage de la multiplicité de l’affiche au singulier du personnage,
et le glissement de la métaphoricité à l’interprétation littérale. Toujours placé dans la position
de surplomb qui est la sienne, le Bébé Cadum est représenté comme un témoin, ou un gardien,
encore discret, mais auquel est prêté un rôle prophétique qui converge avec son statut de fétiche
des temps modernes.
L’apparition suivante du Bébé Cadum, au troisième chapitre, achève le basculement de la
métaphoricité à la littéralité : le personnage sort de son rôle de veilleur, juché sur les murs de
la ville, pour intervenir dans l’histoire. Il rencontre ainsi le Corsaire Sanglot, sous le pont de
Passy, et se retrouve lui-même au centre du récit avec la parenthèse que constitue, au milieu
2. Robert Desnos,
Œuvres
, éd. Marie-Claire Dumas, Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 1999, p. 326.
3.
Ibid
.
4.
Ibid
., p. 328.
Les poètes et la publicité _ p. 151 ///
des pérégrinations du Corsaire, le récit mythique de son incarnation et de son combat avec
Bibendum. La poétisation se fait donc par le basculement de la métaphore dans la littéralité.
De figure tutélaire métaphorique du lieu parisien, de par sa position dominante et son ubiquité,
le Bébé Cadum devient un personnage merveilleux véritable, qui fait glisser tout son son
théâtre parisien, dans le récit mythique dont il fait l’objet. La métaphore de la divinité poliade,
prise au pied de la lettre, fait de Paris la capitale du savon et de la mousse parfumée. Ainsi est
permise l’évocation, jubilatoire, d’un Paris submergé par les attributs de son dieu. La description
fantasmagorique de la ville sous la mousse de savon se superpose aux notations réalistes, noms
de rues et de bâtiments, mention de la Seine et de ses ponts : « La Seine charriait des nappes
grumeleuses qui s’arrêtaient aux piles des ponts et se dissolvaient en firmaments5 ».
Autour du Bébé Cadum s’organise un phénomène d’attraction dans le registre du merveilleux.
De l’affiche publicitaire, qui surplombe la ville, l’on passe au regard d’un ange protecteur, un
archange moderne qui, personnage mythique, entraîne la ville à laquelle il est lié dans le récit
merveilleux qui l’accompagne. Ce phénomène d’instabilité de la métaphoricité et d’actualisation
plus ou moins grande du comparant par rapport au comparé est caractéristique du fonctionnement
du merveilleux surréaliste, notamment dans
La Liberté ou l’Amour !
où la métaphore est sans
cesse menacée par l’attraction du merveilleux. Autour du Bébé Cadum, ce phénomène n’est plus
à l’échelle de la simple formule mais elle s’étend, par capillarité dans le récit jusqu’à ouvrir cette
parenthèse mythique et cette évocation hallucinatoire d’un Paris enfoui sous les bulles de savon.
Un mythe en liberté dans la ville
Au-delà, pourtant, du plaisir littéraire de la description et de la gratuité du trait, la mise en
mythe de la figure du Bébé Cadum permet une plongée dans les formes et les motifs variés d’un
inconscient collectif contemporain. Desnos célèbre, dans
La Liberté ou l’Amour !
, l’entrée en
mythologie de cette nouvelle figure du fétiche publicitaire, qui vient s’inscrire dans un plus vaste
répertoire du merveilleux urbain.
5.
Ibid
., p. 335.
Les poètes et la publicité _ p. 152 ///
Figure 1 : Afche « Savon Cadum pour la toilette », Arsène Le Feuvre – avec l’autorisation de CADUM.
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