L’Information psychiatrique 2012 ; 88 : 125–30 PERVERSIONS (2) Un père hâtif pour hyperactif Jérôme Galien Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 03/06/2017. RÉSUMÉ L’homme de la postmodernité serait mû par une « nouvelle économie psychique » (Melman), s’adonnant ainsi aux « perversions ordinaires » (Lebrun). La généralisation de ce point de vue est abusive, s’agissant notamment de penser l’« hyperactivité » infantile. En effet, la personnalité de l’enfant turbulent n’est en rien comparable à celle du pervers et sa prise en charge ne doit pas viser à un « retour de la figure paternelle autoritaire » (Melman). Bon nombre des enfants, qui s’agitent souffriraient d’un « complexe de déprivation » (Winnicott) nécessitant, de la part du thérapeute, une attitude bienveillante et contenante qui rappelle bien plus des valeurs maternelles que paternelles. Mots clés : hyperactvité, enfant, perversion, cas clinique, angoisse de mort, psychanalyse, Melman Charles, Lebrun Jean-Pierre, Winnicott Donald Woods, économie psychique, déprivation ABSTRACT A father in early hyperactivity. Postmodern man will be driven by a “new psychic economy” (Melman), and engaged in “ordinary perversions” (Lebrun). The generalization of this point of view is unreasonable, particularly as it concerns thinking about child “hyperactivity”. In fact, the personality of the unmanageable child is in no way comparable to the perverse and its management should not aim for a “return of the authoritarian father figure” (Melman). Many children who are restless suffer from a “deprivation complex” (Winnicott) require, on the part of the therapist, a kind and caring attitude, which is far more reminiscent of maternal rather than paternal values. Key words: hyperactivity, child, perversion, clinical case, fear of death, psychoanalysis, Melman Charles, Lebrun JeanPierre Winnicott Donald Woods, psychic economy, deprivation RESUMEN Un padre precipitado por hiperactivo. Al hombre de la posmodernidad lo movería una “nueva economía psíquica” (Melman), entregado así a las “perversiones ordinarias” (Lebrun). La generalización de este punto de vista es un abuso, particularmente tratándose de pensar la “hiperactividad” infantil. Y es que la personalidad del niño díscolo para nada puede compararse con la del perverso y los cuidados no deben plantear un retorno de la figura paterna autoritaria” (Melman). Muchos de los niños alborotados padecerían un “complejo de deprivación” (Winnicott) con necesidad, por parte del terapeuta, de una actitud benévola y reportadora que recuerda los valores maternos mucho más que paternos. doi:10.1684/ipe.2012.0889 Palabras claves : hiperactividad, niño, perversión, caso clínico, angustia de la muerte, psicoanálisis, Melman Charles, Lebrun Jean-Pierre, Winnicott Donald Woods, economía psíquica, deprivación Docteur en psychologie, psychologue clinicien, CMPP Marcel-Foucault, 3, rue Curie, 34000 Montpellier, France <[email protected]> Tirés à part : J. Galien L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 2 - FÉVRIER 2012 Pour citer cet article : Galien J. Un père hâtif pour hyperactif. L’Information psychiatrique 2012 ; 88 : 125-30 doi:10.1684/ipe.2012.0889 125 J. Galien Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 03/06/2017. Introduction Faisons un saut de douze ans en arrière jusqu’à une époque où je débutais tout juste mes études de psychologie. Je venais de terminer une première formation universitaire en génie biologique et médical et le choix s’imposa à moi de me réorienter vers les sciences humaines et plus particulièrement vers la psychologie clinique. Chemin faisant, je devais désinvestir une approche qui m’était devenue familière et qui consistait à appréhender la réalité des faits observables en passant par le prisme de la logique scientifique rationnelle. Le travail personnel que j’avais engagé et les enseignements que je suivais en parallèle me permirent de saisir en quoi seule une certaine forme de « lâcher-prise » était à même d’accueillir la conflictualité, l’ambivalence et parfois la paradoxalité des faits psychiques. Je n’irais pas jusqu’à dire que j’étais en train de passer d’une logique typiquement masculine à une forme de pensée plus empreinte de féminité, car si je le faisais, je me risquerais à être taxé de simplisme voire de caricature. Pourtant, en parcourant le chemin, qui séparait les technosciences de la psychologie clinique, force est de constater que j’étais en train de quitter du même coup des lieux où se côtoyaient majoritairement des hommes pour me rapprocher d’une discipline, qui attirait essentiellement des femmes. Sur les bancs de la fac, je découvris que les étudiants en psychologie étaient pour la plupart d’entre eux (ou pour la plupart d’entre elles devrais-je dire), des représentants de la gente féminine. Mes premiers stages en institutions sanitaires et médicosociales me confirmaient la tendance : il était évident que les psychologues hommes y faisaient bien souvent figure d’exception tout particulièrement dans les établissements du secteur infantojuvénile. Une fois diplômé, lorsque je fus recruté en 2005 pour travailler au CMPP1 de Montpellier, je devins du même coup le seul et unique homme d’une équipe pluridisciplinaire qui avait jusqu’alors été exclusivement féminine. En France, l’actualité psychanalytique éditoriale du moment interrogeait les conséquences du déclin du patriarcat dans nos sociétés occidentales contemporaines. La question principalement posée pouvait se formuler ainsi : un tel déclin affecte-t-il directement la structuration psychique du sujet ? Dès 2002, dans un essai qui prenait la forme d’entretiens avec Lebrun [7], Charles Melman répondait par l’affirmative. Selon lui, une « nouvelle économie psychique » avait déjà vu le jour et était basée sur « une économie organisée par l’exhibition de la jouissance au lieu d’une économie organisée par le refoulement. Ainsi, nous serions passé d’une culture fondée sur le refoulement des désirs et donc la névrose, à une autre qui recommande 1 Centre médico-psychopédagogique. 126 leur libre expression et promeut la perversion. » (op.cit., p. 17). Dans cet essai, Charles Melman formulait – entre autres – deux points de vue qui, en étant en partie retirés de leur contexte, impactèrent plus ou moins durablement les pratiques du CMPP où je travaille. Le premier de ces points de vue faisait de l’hyperactivité infantile une des conséquences directes de ladite nouvelle économie psychique (cf. p. 120-123). Le second appelait de ses vœux un « retour de la figure paternelle autoritaire. » (op.cit., p. 46). En 2007, Lebrun [6] reprenait l’idée d’une atteinte structurale du sujet contemporain, parlant quant à lui de « perversion ordinaire », mais adoptait cependant un point de vue beaucoup plus nuancé. Pour lui, avec le « néosujet », « nous n’avons pas affaire à une perversion structurée comme telle mais à la persistance du recours au mécanisme du déni bien au-delà du temps « normal ». Aujourd’hui, la configuration du social est telle qu’elle favorise ce phénomène » (op.cit., p. 328). Ce même auteur repérait que, chez l’enfant, les conséquences cliniques de ce déni vont « de la difficulté d’attention chez les élèves dès qu’on se penche un certain temps sur une question au pur et simple décrochage scolaire de plus en plus fréquent, en passant par les violences verbales – fût-ce par blogs interposés ou par “happy slapping” – et les passages à l’acte quotidiens à l’égard des enseignants » (op.cit., p. 12-13). Penser l’agitation infantile comme une des conséquences directes d’une économie psychique de type pervers ne peut que solliciter un certain nombre d’interrogations voire d’inquiétudes : qu’en sera-t-il du devenir de l’enfant et parviendra-t-il à s’adapter aux exigences de la vie en société ? Même s’ils gardent à l’esprit qu’il n’y a pas lieu de confondre prédiction et prévention, les personnels soignants œuvrant dans les CMPP ne peuvent pas être totalement indemnes de ce genre de préoccupations. Il me semble que c’est la raison pour laquelle il m’a très vite été demandé de suivre des enfants qui présentaient de telles problématiques. Seul homme de l’équipe de soin, j’étais soi-disant le mieux placé pour incarner la figure paternelle autoritaire qui faisait défaut. Ce faisant, je constatai que la place à laquelle ces derniers me mettaient dans le transfert était bien loin de ce que j’imaginais procéder de l’autorité d’un père. En effet, j’étais amené à adopter une attitude bienveillante et contenante, qui me rappelait bien plus des valeurs maternelles que paternelles. Le décalage entre la « commande institutionnelle » dont je fus l’objet, et les « sollicitations transférentielles » de mes patients fut à l’origine de mon sujet de thèse [2]. Reprenant en partie les résultats de mes recherches, je m’intéresserais plus particulièrement à l’étiologie « psychogène » de l’instabilité infantile puis à sa dimension « transitoire ». L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 2 - FÉVRIER 2012 Un père hâtif pour hyperactif Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 03/06/2017. Étiologie « psychogène » de l’instabilité infantile De nos jours, la naissance d’un enfant peut être décidée, planifiée et anticipée (grâce, notamment aux méthodes contraceptives). Bien souvent, la venue au monde de ce dernier est le fruit d’un souhait de parentalité (quel que soit le désir inconscient qui le sous-tend). Devenu précieux et doté de nouveaux droits, l’enfant est en même temps mis en devoir de combler, par son excellence, le narcissisme de ses parents (ou de son entourage). C’est la raison pour laquelle les exigences de notre société à son égard sont de plus en plus nombreuses. Jadis, lorsqu’il s’agitait, il était considéré « plein de vie » ; aujourd’hui, il est celui qui déçoit un espoir de réussite. Lorsque l’adulte qui l’accompagne dans un lieu de soin évoque à son propos un « trouble du comportement », un « trouble des conduites », des « difficultés scolaires » en lien avec des « troubles de la concentration » ou une « hyperactivité », il est à proprement parler un « enfant perturbateur2 » (en ce sens qu’il dérange sa famille, ses professeurs ou les élèves de sa classe ou il bouleverse les projets parentaux ou familiaux en ayant de mauvaises notes). De cette définition, qui précise l’objet de ma thèse, découle une remarque : si l’« enfant perturbateur » renvoie toujours à un des troubles des nosographies médicales nationale (CFTMEA3 ) et internationales (DSMIV4 et CIM-105 ), il n’exprime pas pour autant forcément l’ensemble des critères symptomatiques nécessaires pour porter un diagnostic médical. Ce qui importe est qu’il puisse faire penser au dit diagnostic, tout en maintenant l’attention des parents et/ou des professionnels sur son mal-être. J’y reviendrai. Constatant que la plupart des enfants perturbateurs que je rencontrais exprimaient tôt ou tard une peur de mourir, j’en suis venu à penser que celle-ci avait directement quelque chose à voir avec la forme de leur symptôme. L’abord des théories winnicottiennes me conforta dans cette position. Winnicott indique qu’à l’origine de l’hyperkinésie et de l’inaptitude à se concentrer chez l’enfant se trouve un « holding »6 défectueux, qui empêche le bébé d’éprouver le sentiment de continuité de l’existence [12]. L’auteur repère la faillite de la continuité du sentiment d’exister dans l’« acte 2 Cette formulation m’a été inspirée par Danièle Brun, qui en a fait le titre d’un des ses ouvrages [1]. 3 « Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent » éditée par Mises R., et al. 4 « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux » édité par l’Association américaine de psychiatrie. 5 « Classification internationale des troubles mentaux et des troubles du comportement » éditée par l’Organisation mondiale de la santé. 6 Le terme anglais « holding » signifie « maintien ». Par là, Winnicott désigne la façon dont est porté l’enfant physiquement et psychiquement. Il est avant tout assuré par les soins maternels, qui vont soutenir le moi encore immature de l’enfant. Le holding offre à l’enfant une sécurité affective et une chaleur protectrice tant physiologique que psychique. antisocial » dont il avance qu’il est la conséquence d’un « complexe de déprivation » en lien avec des défaillances de l’environnement affectif infantile précoce. En élargissant ces considérations à l’ensemble des « enfants perturbateurs », j’ai formulé ma première hypothèse de travail que je livre in extenso. « Les enfants perturbateurs souffrent de réminiscences : celles qu’occasionnent un complexe de déprivation vécu au cours de leur développement affectif précoce et qui a, en ces temps, occasionné des interruptions de la continuité de leur sentiment d’exister. La peur de mourir qu’ils expriment tôt ou tard, lorsque les conditions sont favorables, est la traduction des empreintes laissées par le complexe en question ». Pour mettre à l’épreuve cette hypothèse, j’ai construit deux cas cliniques dans l’après-coup des rencontres avec deux de mes patients respectivement âgés de 12 et 13 ans lorsque je les ai rencontrés pour la première fois ; je les appellerai Paul et Guillaume. La turbulence de Paul et de Guillaume me perturba souvent et m’éprouva parfois. Malgré cela, je parvins à garder une attitude bienveillante et contenante qui, selon moi, permit à mes deux patients d’exprimer une peur de mourir sur laquelle leur agitation avait tenté d’attirer l’attention des personnes potentiellement secourables (les parents, les enseignants, etc.). Paul devait faire « copain-copain » avec ses professeurs faute de quoi il trouvait l’ambiance des cours si lourde et si oppressante qu’il la rapprochait de l’atmosphère des chansons d’une artiste française (Mylène Farmer), qui interprète des morceaux dans lesquels – disaitil : « on dirait qu’on va tous mourir ». Quant à Guillaume, il redoutait l’ennui en classe, craignant d’éprouver à nouveau ce malaise qu’il avait ressenti à plusieurs reprises – sa tête se mettant à tourner dans tous les sens – au cours duquel il avait eu si peur, qu’il avait cru qu’il allait mourir. Pour se sentir en vie, il s’agitait en cours, quitte à se faire renvoyer de collège en collège. Dans la littérature psychanalytique, les conceptions de ce qui se passe au cours des tous premiers mois de la vie ne peuvent être inférées qu’à partir de l’investigation de l’inconscient des enfants plus vieux puis des adultes. M’inspirant de cette approche et sur la base des données cliniques que j’ai recueillies auprès de Paul et de Guillaume, je soutiens ici la dimension « psychogène » de l’instabilité des enfants perturbateurs. Selon moi, bon nombre des ces enfants – confortés par un cadre thérapeutique leur garantissant la survivance du thérapeute – convoquent des liens transférentiels réactualisant la relation précoce environnement-enfant. En cela, ils cherchent à se faire dédommager d’un « complexe de déprivation » (au sens où Winnicott le définit [11]) ayant précocement occasionné des ruptures de leur sentiment d’existence durant leur développement affectif primitif. Ces ruptures subsistent sous forme d’ « empreintes » psychiques et ce sont elles qu’ils traduisent en termes de peur de mourir. Ainsi, la turbulence L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 2 - FÉVRIER 2012 127 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 03/06/2017. J. Galien de l’« enfant perturbateur » (comme l’acte de l’« enfant antisocial ») est un mouvement régressif vers une situation de carence primitive. D’après Winnicott [10], ce mouvement de régression trouve son utilité dans « l’espoir d’une occasion de dégel de la situation gelée et d’une chance que l’environnement – celui d’aujourd’hui – accomplisse une adaptation convenable quoique retardée ». Des déprivations dont aurait pu souffrir Guillaume, je ne sais pas grand chose. Je peux tout au plus élaborer quelques hypothèses sur la base d’un raisonnement déductif, faisant de la fragilité identitaire maternelle et des conduites toxicomaniaques paternelles l’origine des empiètements de son environnement affectif précoce. Quoi qu’il en soit, s’il est tout autant impossible qu’inutile, d’un point de vue clinique, de reconstruire précisément le contexte environnemental de Guillaume lorsqu’il n’était encore qu’un nourrisson, le rapport qu’il entretient avec son environnement, durant la période au cours de laquelle je le rencontre, me laisse effectivement penser qu’il a jadis été un enfant déprivé. En effet, les liens qu’il tisse avec son entourage tentent de palier aux discontinuités de son sentiment d’existence : il s’illusionne au sujet de sa mère, parvenant ainsi à mieux vivre la fragilité psychique de celle-ci ; la place à laquelle il met son père est celle d’une « mère suffisamment bonne » ; la quête d’amour et de reconnaissance à l’endroit de ses professeurs est régi par une nécessité d’apaiser un ressenti interne de déprivation ; les regards que portent sur lui ses copains (lorsqu’il fait le clown en classe) et ses spectateurs (lorsqu’il fait du théâtre) étayent l’image de son corps propre ; la capacité de « rêverie maternelle » de son thérapeute le soutient dans l’élaboration de sa problématique. Plusieurs événements sont susceptibles d’avoir occasionné des déprivations au cours du développement affectif précoce de Paul : son hospitalisation et son placement en chambre stérile les douze premiers jours de sa vie ; le cancer et les hospitalisations de sa mère alors qu’il n’avait même pas trois ans ; la dépression réactionnelle de son père suite au diagnostic de la maladie maternelle. Pour renouer avec la continuité de son sentiment d’existence, le jeune garçon me met en place de « mère suffisamment bonne », m’amenant à maintenir dans le temps une situation transférentielle à partir de laquelle il lui est possible de réinvestir plusieurs positions du développement affectif précoce. Les premières étapes de sa psychothérapie sont marquées par une prédominance de la position « précompassionnelle »7 . Les sollicitations transférentielles se traduisent à ce moment là par la recherche d’une grande proximité avec un « objet- 7 Rappelons que les notions de positions « précompassionnelle » (pre-ruth) et « compassionnelle » (ruth) ont été introduites par Winnicott lorsqu’il a proposé sa propre lecture des concepts kleinien de « position schizoparanoïde » et « position dépressive ». Cet auteur a également désigné ces dernières en termes de « présollicitude » (pre-concern) et « sollicitude » (concern). 128 thérapeute » clivé et indestructible, et par l’expression d’une cruauté primitive vis-à-vis de celui-ci. Peu à peu, la prédominance de la position précompassionnelle est supplantée par celle de la position « compassionnelle ». Dans le transfert, l’objet-thérapeute devient un objet total devant être réparé, un objet auquel Paul peut s’identifier via les identifications secondaires, un objet auquel il lui est également possible de se mesurer, et le cas échéant, qu’il peut dépasser dans le but de consolider ses assises narcissiques ; un objet enfin, duquel le jeune garçon peut commencer à envisager d’avoir à s’en séparer. Dimension « transitoire » de l’instabilité infantile Après plusieurs décennies de pratique, nos collègues les plus chevronnés m’apportèrent le témoignage suivant : les « enfants turbulents » accompagnés au CMPP sont bien plus nombreux qu’avant ! Leur accordant ma confiance, je me posai la question des raisons de cette évolution. Entre temps, les premiers enfants que je rencontrais me laissaient supposer que le déclin du patriarcat n’était pas à l’origine de la situation. Ce faisant, je me plongeais, entre autre, dans un ouvrage de Hacking intitulé Les Fous voyageurs [5]. Dans ce livre, l’auteur définit la « maladie mentale transitoire » comme « une maladie qui apparaît à un endroit et à une époque donnés avant de disparaître peu à peu » (op.cit., p. 9). Celle-ci, dit-il, aura d’autant plus de chances de s’établir qu’elle se verra offerte un abri stable qu’il appelle « niche écologique ». La lecture de ce livre m’amena donc à formuler la seconde hypothèse suivante : « L’instabilité infantile est une maladie mentale transitoire que l’enfant perturbateur exprime pour attirer l’attention d’un adulte (potentiellement secourable) sur sa souffrance psychique. S’il la choisit (inconsciemment), c’est parce que les systèmes sociaux qui lui sont contemporains la rendent plus facilement repérable ». Pour mettre à l’épreuve ma seconde hypothèse, j’ai retenu trois démarches méthodologiques distinctes : – la première part d’un postulat supposant que la présence, dans une société, des caractéristiques de la niche écologique d’une maladie mentale transitoire suffit à ce que se déploie une épidémie de la maladie en question. Je soutiens ainsi que dans la société française contemporaine, la niche écologique de l’épidémie d’instabilité infantile transitoire procède des controverses, qui gravitent autour des diagnostics du « trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) » et du « trouble des conduites » ; de la massification de la scolarité et de la logique d’évaluation et de classification en matière de pédagogie depuis la fin des années 1950 ; de la montée des préoccupations sécuritaires depuis le début des années 1960 ; et de la logique de dépistage en matière de santé mentale à partir des années 1970 ; L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 2 - FÉVRIER 2012 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 03/06/2017. Un père hâtif pour hyperactif – la deuxième démarche reprend certaines données des cas cliniques de Guillaume et de Paul. L’appel à dédommagement que sous-tendait la turbulence de mes deux patients était d’autant plus audible qu’il revêtait la forme d’un symptôme de grande observabilité (en lien avec les attentes de la famille, des enseignants et de la société contemporaine prise dans son ensemble). D’avertissement en colle, de collège en collège, Guillaume interpelait non seulement son père – ce monsieur qui voulait que son fils parvienne à faire les études auxquelles lui n’avait jamais eu accès – mais aussi ses professeurs qui souhaitaient préserver le calme dans leurs salles de classe. Paul quant à lui, accumulant des observations sur son carnet de correspondance, attirait l’attention de ses enseignants sur sa souffrance psychique, d’une part, et contribuait à l’édification défensive d’un père à la personnalité fragile, d’autre part. Pour motiver la consultation au CMPP, les parents de mes patients avaient spécifié une entité psychopathologique de la nosographie psychiatrique internationale : ceux de Paul avaient formulé une « hyperactivité » ; le père de Guillaume, un « trouble des conduites ». À eux seuls, ces propos suffisaient à préoccuper une équipe pluridisciplinaire entière de CMPP, toute assaillie qu’elle était par de vives polémiques, qui gravitaient autour des diagnostics de tels « troubles » ; – la troisième démarche m’a été inspirée par une démarche scientifique empirique, consistant à examiner l’influence de la variation d’une quantité (la variable explicative), à l’exclusion de toutes les autres, sur une autre quantité (la variable expliquée). J’utilise alors la locution latine « Ceteris paribus sic stantibus », pouvant être traduite en français par l’expression « toutes choses étant égales par ailleurs ». Je sais bien qu’une telle démarche est inapplicable dans le cadre des sciences humaines, pour autant, je ne me prive pas de m’en inspirer. Imaginons que la variable explicative que nous souhaitons faire varier est la niche écologique. Pour ce faire, il nous est impossible de nous transporter dans le temps pour devenir un clinicien d’une autre époque. Ce qui est possible, en revanche, est de changer de lieu. Quittons les bancs de l’école et le CMPP et retrouvons-nous dans une institution qui accueille de jeunes adultes handicapés déficients mentaux. Cette institution dans laquelle j’ai travaillé pendant plus de cinq ans est selon moi suffisamment fermée pour qu’elle puisse constituer une microniche écologique aux caractéristiques et aux exigences bien différentes de celles que nous avons l’habitude de rencontrer par ailleurs. Essayons alors de voir si un changement de niche écologique peut aboutir à un changement de l’enveloppe formelle du symptôme (notre variable expliquée). Pour cela, intéressons nous à Théo, jeune homme porteur d’une trisomie 21, qui présente, comme Guillaume et Paul (toutes choses étant égales par ailleurs), la particularité d’être aux prises avec un risque de discontinuité du sentiment d’exister. Théo, dont le comportement pertur- bait la quiétude institutionnelle du foyer, a fait l’objet de mes soins psychiques pendant plusieurs années. Les données cliniques recueillies auprès de lui vont dans le sens d’une transformation possible de l’enveloppe formelle du symptôme selon la niche écologique dans laquelle elle se déploie. Lorsque je le rencontrai, le jeune homme handicapé était aux prises avec des ruptures importantes de son sentiment d’existence. Celles-ci étaient occasionnées par un retard mental, qui entravait l’accès à la fonction symbolique. L’appel à dédommagement qu’il exprimait mettait à mal la quiétude institutionnelle, faisant de lui un « résident perturbateur ». Sa lenteur – qui me fut rapportée par les éducateurs en termes de « trouble du comportement » – était une forme symptomatique dont les contours lui permettaient d’être abritée dans la niche écologique spécifique à l’institution du foyer. Conclusion Vous l’aurez compris, je suis en désaccord avec Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun lorsqu’ils font de la recrudescence de la turbulence infantile une des conséquences directe d’une nouvelle économie psychique de type pervers. Sur la base de mon expérience clinique, aussi récente soit-elle, je soutiens que l’épidémie de turbulence infantile (dans nos sociétés occidentales contemporaines) procède d’une transformation des « enveloppes formelles des symptômes8 » sous l’effet des changements de notre civilisation. Même si les propositions conceptuelles de Melman et de Lebrun ont retenu mon attention, je critique la généralisation abusive qu’ils en proposent, faisant de celles-ci la cause de comportements hétéroclites (toxicomanies, états dépressifs, hyperactivité, etc.) Je déplore plus particulièrement l’impact négatif que ces théorisations ont eu sur les pratiques de certaines équipes d’institutions sanitaires et médicosociales, remplaçant parfois des soins psychiques contenant par des méthodes autoritaires inappropriées. Bien plus dommageables m’apparaissent les propos de certains auteurs publiant des ouvrages très médiatisés destinés au grand public et propageant l’idée qu’un enfant qui s’agite devrait faire l’objet de méthodes éducatives coercitives. Ces préconisations risquent d’exposer des enfants en grande souffrance psychique à des empiètements quotidiens de leur environnement familial et éducatif. Je pense plus particulièrement aux propos parfois édifiants de Naouri [8] ; je cite : « Il m’est arrivé d’écrire qu’il fallait élever ses enfants sur un mode dictatorial, “fasciste” en quelque sorte, pour en faire plus tard des démocrates, parce qu’on est assuré d’en faire plus tard les pires fascistes qui soient si on les élèves, comme on s’est mis à le faire depuis 8 Cette formulation m’a été inspirée par Gori et Del Volgo [4]. L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 2 - FÉVRIER 2012 129 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 03/06/2017. J. Galien deux générations, sur le mode démocratique. Car qu’est-ce, somme toute, qu’un fasciste sinon un individu baignant, tout adulte qu’il soit, dans sa toute-puissance infantile ? J’espère avoir démontré la pertinence de l’attitude à laquelle renvoie la formule, pour choquante qu’elle ait pu paraître » (op.cit., p. 207.) À l’instar de Giampino et Vidal [3], je pense que les enfants turbulents « devraient être particulièrement tenus à l’abri des manœuvres éducatives ou thérapeutiques de contention ou de conditionnement » (op.cit., p. 137). Selon moi, de telles méthodes ne font qu’alimenter la souffrance psychique desdits enfants, aggravant la discontinuité de leur sentiment d’existence. Il me semble alors que l’abord psychanalytique des « enfants perturbateurs » est pertinent mais doit être adapté. Le « complexe de déprivation » dont souffrent ces enfants nécessite un recours à l’attitude de « management » au sens où Winnicott la définissait. Il s’agit d’un aménagement de la cure, qui rend possible un mouvement de régression, permettant à l’enfant de renouer avec la continuité de son sentiment d’existence. Dans ce cas – comme le note Roussillon [9] – l’analyste doit être en mesure d’accepter de se laisser considérer comme un « médium malléable » soumis à l’omnipotence de son patient. Sur la scène transférentielle, le mouvement régressif en passe par l’instauration d’une aire intermédiaire de quasi indistinction fusionnelle entre le patient et son thérapeute ; pour cette raison, il m’a semblé que les cas d’instabilité infantile que j’ai étudiés requéraient toujours un abord psychothérapeutique individuel. En ce qui concerne les entretiens familiaux, leur pertinence ne peut être étudiée qu’au « cas par cas » (ils furent indispensables pour Guillaume mais à proscrire chez Paul). Conflits d’intérêts : aucun. 130 Références 1. Brun D. Les enfants perturbateurs. Paris : Odile Jacob, 2007. 2. Galien J. La peur de mourir de l’enfant perturbateur – L’instabilité infantile psychogène et transitoire. Thèse de doctorat de psychologie dirigée par Marie-José Del Volgo, soutenue le 19/09/2011, Université de Provence, AixMarseille I, 2011. 3. Giampino S, Vidal C. Nos enfants sous haute surveillance – Évaluations, dépistages, médicaments. . . Paris : Albin Michel, 2009. 4. Gori R, Del Volgo MJ. Exilés de l’intime – La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique. Paris : Denoël, 2008. 5. Hacking I. Les Fous voyageurs. Paris : Les Empêcheurs de tourner en rond / Le Seuil, 2002. 6. Lebrun JP. La perversion ordinaire – Vivre ensemble sans autrui. Paris : Denoël, 2007. 7. Melman C. L’Homme sans gravité – Jouir à tout prix. Paris : Denoël, 2002, collection folio essais. 8. Naouri A. Éduquer ses enfants – L’urgence aujourd’hui. Paris : Odile Jacob, 2008. 9. Roussillon R. Paradoxes et situations limites de la psychanalyse. Paris : Quadrige, Presses Universitaires de France, 1991. 10. Winnicott DW. « Les aspects métapsychologiques et cliniques de la régression au sein de la situation analytique ». In : De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot, 1969, 1954. 11. Winnicott DW. « La tendance antisociale ». In : De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot, 1969, 1956. 12. Winnicott DW. « Intégration du Moi au cours du développement de l’enfant ». In : Processus de maturation chez l’enfant. Paris : Payot, 1970, 1962. L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 88, N◦ 2 - FÉVRIER 2012