La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen âge Par

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La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen âge
Par Michel Harvey
M.A. Histoire
Enseignant
École secondaire Antoine-Brossard
Octobre 2009
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La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen Âge
Michel Harvey
La démocratie: Un long processus qui inclut le Moyen Âge
Par Michel Harvey, M.A. Histoire
Enseignant, école secondaire Antoine-Brossard
Le Moyen Âge, cette période généralement admise entre la chute
officielle de Rome (476) et la "Découverte" de l'Amérique par Colomb
(1492), a souffert et souffre encore aujourd'hui de façon relative d'une
évaluation négative ou simpliste. Son nom, Middle latter, tout d'abord,
né sous la plume de l'historien allemand Christophe Keller au XVIIe
siècle, tend à l'enfermer dans un espace temporel statique, de la
caractériser comme une période stagnante, une période où tout
progrès semble absent.
Or, il est de plus en plus permis de croire, après réévaluation de cette
dernière,
qu'elle
constitue
à
plusieurs
égards
une
période
de
continuité, une période qui permettra de définir éventuellement les
fondements même de la démocratie occidentale.
En ce sens, la vieille perception véhiculée d'une démocratie issue d'une
génération spontanée au XVIIIe siècle ou encore puisant exclusivement
ses origines dans la seconde moitié de la Renaissance, période
coïncidant avec les Temps modernes (1492-1600), doit être revue et
réévaluée. En effet, certains acquis de la période romaine et certaines
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La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen Âge
Michel Harvey
habitudes maintenues tout au long du Moyen âge, tendent à faire du
Moyen âge une partie intégrante du développement des institutions
propres à la pratique de la démocratie.
Trois caractéristiques sont d'ores et déjà identifiables: une tradition
orale
rapidement
codifiée,
la
présence
de
divers
groupes
indépendants, de familles princières oligarchiques, adoptant des
modes de fonctionnements différents ainsi qu'une absence d'unité
politique.
De la loi traditionnelle orale à la loi constitutionnelle écrite
À l'aube de la chute de Rome (dont la date officiellement admise par la
plupart des historiens est 476) les divers clans germaniques qui
occupent l'Europe occidentale sont organisés en fédérations, structures
qui garantissent une certaine souveraineté à ces peuples guerriers
contre une assistance militaire au service de l'empire. Issus de
diverses cultures et adoptant des modes d'organisations certes tribaux
mais fort différents, ces peuples germaniques n'ont jamais vraiment
été soumis à une autorité centralisée.
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Pour assurer une certaine cohésion à l'intérieur de ces diverses
sociétés tribales dans lesquelles l'écriture semble avoir été inconnue,
on avait recourt à diverses lois ou coutumes de tradition orale. Qu'il
s'agisse de la loi salique des Francs de l'Ouest, de la loi de Gombette
des Burgondes ou encore, du Bréviaire Wisigothique, la cohésion
sociale de ces groupes semi-nomades était dictée par des traditions
ancestrales connues et respectées de tous. Or, à la chute de Rome, les
premières tentatives d'unification d'un royaume germanique à l'image
de l'empire déchu coïncident avec une volonté d'écrire la loi. En effet,
la codification de la loi salique dès le VIe siècle (entre 507 et 511) ainsi
que l'introduction de nouvelles lois et d'amendements cadrent très
bien avec la volonté des princes, d'abord mérovingiens et ensuite
carolingiens, d'asseoir leur autorité mais surtout, d'assurer leur
succession.
La codification de la faide d'une part, littéralement "le devoir de
vengeance", permettra entre autres aux législateurs d'amender cette
loi
ancestrale
représailles.
En
qui
entrainait
promulguant
la
antérieurement
loi
salique,
d'interminables
Clovis
(465-511)
introduisait, dès le VIè siècle dans la législation, le wergeld, soit la
possibilité de racheter la faute par une compensation pécuniaire. 1
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Il en va du même esprit pour le capitulaire de Quierzy (877). Par ce
décret, Charles le Chauve (roi de
France, 843-877, empereur
d'Occident 875-877) imposait une série de règles visant à encadrer la
gestion de charges laïques et ecclésiastiques qui viendraient à être
remplacées durant son règne. La loi prévoyait notamment le transfert
des fonctions aux descendants jugés compétents: "Si l'un de nos
fidèles, après sa mort, veut, par amour pour Dieu, renoncer au monde,
laissant un fils ou un proche capable de servir l'état qu'il lui soit permis
de lui transmettre ses honneurs, selon qu'il le jugera le meilleur."
2
Ainsi, Charles le Chauve, sortant tout juste d'une pleurésie, assurait du
coup sa succession.
D'autant plus importante, cette volonté de codifier la loi était renforcée
par la présence constante de forces politiques dont les souverains ne
pouvaient faire abstraction. En effet, dès la fin du règne de Dagobert
Ier (629-638), les rois mérovingiens ne pouvaient empêcher la montée
du pouvoir des Pippinides (famille de Pépin de Landen ou Pépin
l'Ancien), famille de princes francs en fonction comme maire de palais
et à l'origine de la dynastie carolingienne. Moins de cent ans plus tard,
Dagobert III (711-715) règnera sous la tutelle de Pépin de Herstal.
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Au début, simples intendants de palais, les maires ou majors
d'hommes avaient un rôle de premier ministre et étaient employés au
service du roi. Or, dès le VIIe siècle, leur pouvoir s'accroissant sans
cesse grâce notamment à la constitution fort habile de fidélités (dons,
mariages…), les maires de palais jugèrent bon de transmettre, comme
pour les souverains, leur pouvoir de père en fils.
Peut-on y voir là les origines du féodalisme, système complexe
d'alliances entre princes partageant des intérêts communs? Certes, le
choix du chef, empereur ou suzerain, élu par ses pairs chez les
Romains et à l'origine de certains grands rois, dont notamment
Constantin, est ici reconduit par le consentement des vassaux.3
Et
encore plus téméraire, peut-on repousser les origines de la féodalité à
l'aube de la chute de Rome, au système fédératif qui fait loi dans les
relations entre l'empire et les peuples germaniques? Existe-t-il un
rapprochement
possible
entre
système
fédératif
et
féodalité?
Rappelons simplement qu'une fédération est constituée d'un ensemble
d'états unis par une alliance (feodus) générale. Ainsi, depuis ses
origines, l'alliance s'avère être un mal nécessaire pour le souverain
occidental. Fort conscient qu'il est incapable d'imposer réellement sa
souveraineté, il devra, pour maintenir l'ordre, reconnaître l'influence
de princes avec lesquels il doit définir un rapport de pouvoir
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relativement décentralisé et à forte teneur de représentativité. Le
suzerain est conscient qu'on lui accorde le privilège d'être le Primus
inter pares, le seigneur des seigneurs.
Donc, la codification écrite, issue d'une longue tradition gallo-romaine,
mariée à la relative autonomie des princes francs, permettront non
seulement de maintenir les bases embryonnaires d'un droit écrit mais
aussi d'introduire toute une démarche de réflexion sur la loi ainsi qu'un
processus d'amendements. Avec des habitudes de consensus, les
bases d'une constitution persistent tout au long du haut Moyen Âge.
Au pouvoir des princes, le souverain doit aussi considérer le pouvoir
clérical. En effet, il est tout à fait possible de croire, qu'avec la relative
présence d'anciens fonctionnaires gallo-romains lettrés, que certains
clercs catholiques ont aussi contribué au maintien du droit écrit.
Fortement influencé par l'empire, le clergé, qui adoptera sa structure
organisationnelle, a pu très bien aussi adopter ses habitudes. Le
Dictatus du pape Grégoire VII (1075) ou encore le Unam sanctam de
Boniface VIII (1302), pour n'en nommer que deux,
constituent des
documents clés entre autres dans la volonté de l'église de légiférer les
fondements et le fonctionnement de la théorie des deux glaives4, en
somme, d'asseoir le pouvoir suprême que se donnera le pape. Lois,
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La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen Âge
décrétales
et
bulles
qui
constituent
Michel Harvey
la
presque
totalité
de
la
documentation accessible aux historiens pour comprendre le Moyen
Âge, sont des actes juridiques qui témoignent de l'habitude de l'église
catholique à recourir à la codification écrite. D'ailleurs, une des
premières universités européennes, l'université de Bologne, née au
XIIe siècle, se spécialisera exclusivement en droit canonique. C'est dire
l'importance qu'accorde le clergé à la loi écrite.
D'autre part, le latin, langue du défunt empire romain, sera de plus en
plus réduite à un rôle d'écriture et disparaitra graduellement dans le
monde du langage parlé au profit des langues vernaculaires.5 Avec la
disparition graduelle des fonctionnaires et lettrés gallo-romains,
l'homme d'église sera le seul à maitriser l'écriture et prendra une place
de choix auprès des souverains du haut Moyen Âge. Ainsi, "la maîtrise
de l'écrit et de la langue dans laquelle il s'exprime, le latin, donne à
ceux qui commandent ou rédigent les chartes un pouvoir exorbitant".6
L'arrivée certes de fonctionnaires issus de la classe bourgeoise en
pleine
expansion
dès
le
XIIIe
siècle,
arrivée
qui
correspond
véritablement avec la mise en place de l'état proprement dit, posera
les jalons nécessaires à l'adoption d'une éventuelle constitution et au
départage épistémologique des concepts d'état, de nation et de
gouvernement. Nous y reviendrons.
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La féodalité ou le consentement obligé
Même si l'on s'entend pour fixer les origines du féodalisme proprement
dit au début du règne de Hugues Capet (987-996), il n'en demeure
pas moins qu'à la fois les Carolingiens et les Capétiens qui lui
succèderont n'arriveront pas à faire fi du pouvoir des princes et du
clergé. D'ailleurs, le premier des Capétiens, sacré le 3 juillet 987,
s'associera à son fils Robert qui sera sacré à son tour le 30 décembre
de la même année. "Durant deux siècles, explique Georges Duby,
l'association au trône du fils ainé évitera toute crise de succession,
rendant la royauté héréditaire dans la même lignée."7
L'introduction du sacre dès le VIIe siècle ne donnera pas les résultats
escomptés par les suzerains dans leur volonté d'asseoir un pouvoir à la
fois héréditaire et divin. Le premier sacre de Pépin le Bref, "sacré avec
de l'huile sainte par les évêques présents, conduit par Saint-Boniface",
concrétise le coup d'état des Pipinides sur les Mérovingiens. Le second
quant à lui, renouvelé par le pape Étienne II en 754 en échange de la
protection de Rome contre la poussée des Lombards, introduit la
monarchie héréditaire de droit divin, par la "défense à tous, sous peine
d'interdit et d'excommunication, d'oser jamais choisir un roi issu d'un
autre sang"8
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La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen Âge
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Cependant, Le double rôle du sacre des souverains carolingiens ne
permettra pas à ceux-ci d'asseoir une autorité définitive sur l'ensemble
des princes. L'empire franc ne survivra pas à la mort de Charlemagne
en 814, même si ce dernier avait pris la précaution de donner le titre
d'empereur d'occident de son vivant à son fils Louis en 813. Moins d'un
siècle plus tard, l'œuvre des premiers Carolingiens sera partagée entre
ses princes héritiers.
Associant son épouse Irmingarde de Hesbaye et proclamant son fils
Lothaire unique héritier, Louis le Pieux (ou le Bebonnaire, 814-840)
imposera, par l'ordinatio imperii en 817, un partage de l'empire entre
ses fils, désormais soumis à Lothaire (840-855).
En inaugurant le
droit d'aînesse, Louis venait faire une encoche au protocole franc9 et
se heurtera notamment à la révolte de son neveu Bernard d'Italie.
Veuf dès 819, Louis procèdera à un second mariage avec Judith de
Bavière de la dynastie des Welf, avec laquelle il aura un fils en 823, le
futur Charles le Chauve. Les manœuvres de la nouvelle reine pour
écarter les fils de l'empereur du pouvoir entraîneront un nouveau
partage qui inclura Charles. Cet acte annoncera la révolte des fils de
Louis le Pieux qui le déposeront en 833. Or, la représentativité, au
sens féodal du terme, qui caractérise déjà naturellement le rôle du
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La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen Âge
souverain
franc,
prendra
d'autant
Michel Harvey
plus
de
sens
lorsque,
dans
l'impossibilité de s'entendre et devant l'insatisfaction publique, les
petits fils de Charlemagne rappelleront leur père Louis au pouvoir. Les
querelles reprendront de plus bel à la mort de l'empereur, querelles
qui se solderont par le serment de Strasbourg (842) et le partage de
Verdun (843): le royaume de L'Ouest pour Charles le Chauve, le
Royaume de l'Est pour Louis le Germanique et le royaume médian
(incluant Rome) ainsi que le titre impérial pour Lothaire. Ici seront
confrontés deux ordres de loi: la loi salique qui prévoit un partage
entre les fils et la loi romaine qui encadre la nomination de l'empereur.
L'empereur survit mais l'empire mourra. "Au lieu d'un roi, laissera
comme témoignage Florus, diacre de Lyon, un roiselet, au lieu d'un
royaume, des fragments de royaume".
10
Ainsi, le règne des rois carolingiens et des premiers rois capétiens
rappellera la fragilité du pouvoir des premiers souverains français qui
devront composer et gagner la fidélité de princes souvent plus
puissants qu'eux. Pour garantir cette fidélité, les princes qui jouissaient
d'une relative autonomie les uns envers les autres renforçaient leurs
alliances par des gages matériels, le fief, ou encore, par les liens du
sang. À l'alliance nécessaire avec le pouvoir pontifical, dont le sacre
apparaît comme le symbole le plus caractériel, viendra se juxtaposer la
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cérémonie féodo-vassalique, l'alliance avec d'autres princes.
Les
nombreuses guerres et conflits entre les trois paliers de puissance
caractérisent l'ensemble de l'histoire médiévale. Cette absence d'unité
politique stable et forte forcera le mode d'organisation féodal, un mode
d'organisation qui se voulait temporaire et reposant sur le conseil et
l'assistance mutuelle.
La notion d'absolutisme mariée à une unité politique même à des
gradations différentes dans certaines sociétés de l'Antiquité, n'a jamais
véritablement fait partie du paysage politique occidental. En ce sens, Il
serait mal avisé de comparer les monarchies impériales romaine,
égyptienne ou encore mésopotamienne. Certes, l'empereur romain
voire même les consuls de la période républicaine avaient un pouvoir
suprême (imperium) mais jamais absolu (dominatus omnia tenere). Il
en va de même pour les divers royaumes européens qui verseront de
façon épisodique dans des règnes absolutistes. Malgré l'intensité qu'on
leur attribue, force est d'admettre qu'ils n'auront rien à voir avec
l'absolutisme connu en Égypte des pharaons ou encore sous la Chine
Impériale. La monarchie de droit divin, telle qu'elle est constituée dans
les divers royaumes d'Europe qui émergent aux XIIe et XIIIe siècles,
relève davantage du caractère héréditaire du chef d'une monarchie
centralisée; le roi, comme l'était l'empereur romain, est "l'empereur de
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son royaume". Cette période de concrétisation de l'État a donné suite à
des épisodes sporadiques, ponctuels qui ont été suivis par des règnes
beaucoup plus mous.11
Ainsi, même si le degré d'absolutisme est fort différent entre le
pharaon d'Égypte et le lougal de la Mésopotamie, cette forme de
pouvoir est totalement absente dans le développement des sociétés et
systèmes politiques occidentaux. Cette absence d'unité politique
forcera d'abord et maintiendra par la suite des habitudes et des
pratiques de consultation, pratiques embryonnaires et essentielles au
fonctionnement de la démocratie.
Le bourgeois: une quatrième source de pouvoir
Nous l'avons vu, la codification de la loi, le partage du pouvoir entre
plusieurs
institutions
monarchique,
oligarchique
et
ecclésiastique
forceront le consentement autour d'un modus vivendi devant prendre
en considération ces divers pouvoirs et permettront dès le début du
XIIIe siècle aux divers royaumes occidentaux de poser les jalons d'un
état embryonnaire, d'une raison d'État. Il est d'ailleurs permis de
croire que cette volonté d'unification autour de royaumes ait été
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grandement encouragée par l'aspect tout aussi embryonnaire d'une
législation à caractère constitutionnelle. La loi, auparavant destinée au
prince, se transforme et embrasse beaucoup plus large, devenant ainsi
de façon graduelle une chose publique (dans le sens effectivement de
res-publica). De l'état de serf, le paysan passera à l'état de sujet pour
devenir un citoyen. On se doit d'ailleurs de ne pas sous estimer la
force vive que constitue le peuple tout au long de cette période, une
force désorganisée certes, mais une force vive. De nombreuses
jacqueries, mutineries et révoltes ont tapissées la longue histoire du
Moyen Âge. Cette révolte ne se limitait pas à décrier la trop grande
gourmandise d'un seigneur mais aussi pouvait être orientée contre le
pouvoir officiel et établi. Rappelons seulement que lors de l'Inquisition
au XIVe siècle, certains juges ont été massacrés, lynchés et lapidés.12
Or, le développement du commerce et l'émergence d'une nouvelle
force sociale, le bourgeois, qui nécessitera un encadrement auparavant
absent, ne sont pas étranger à la transformation multidimensionnelle
du territoire européen. S'il n'en est pas l'instigateur, il aura permis
d'accélérer le processus de mise en place de l'état de droit.
Véritablement au cœur des transformations du paysage économique et
social de l'Europe de la fin du Moyen Âge, le marchand, pour assurer la
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La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen Âge
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bonne pratique de ses activités économiques, aura recours à des
garanties auprès des seigneurs et souverains. Évoluant dans une
structure sociale construite en fonction du noble13 et dans laquelle il
n'est pas reconnu, le bourgeois, pour faire sa place, achètera des titres
de noblesse, et ensuite pour assurer sa domination, en arrivera à
imposer son propre système organisationnel. Avec l'action de ce
nouvel agent social ajoutons aussi la réception favorable des divers
royaumes d'Europe en construction et de leurs souverains. Par choix,
par ouverture d'esprit ou par dépit, les souverains des XIIIe et XIVe
siècles feront parties intégrantes de ce que certains qualifient de
première renaissance européenne. On s'entend généralement pour
dire qu'à la fois le bourgeois légiste et la raison d'état se concrétisent
sous le règne de Philippe Le Bel (1268-1314). Désormais, tout est fait
en fonction de la raison d'état.
Tous ces légistes embrassent avec ardeur, avec passion même, la
raison d’État. Ils en sont les zélés serviteurs, et tous les moyens leurs
paraissent bons lorsque le soin de l’État est en cause : on est même
étonné de l’absence de scrupules avec laquelle, au besoin, ils
pratiquent la fraude. L’affaire de Boniface VIII, celles des Templiers,
sont l’occasion d’un véritable déluge de faux : fausse bulle rédigée par
Pierre Flotte, fausse décrétale par laquelle le Pape (soit Pierre Dubois)
relevait le clergé du vœu de chasteté, fausse requête du peuple au roi
protestant contre les lenteurs apportées par Clément V au procès des
Templiers, etc. Mensonges, injures, menaces, faux témoignages, rien
n’est épargné, quand la raison d’état – qu’ils avaient inventé bien
avant Machiavel – paraît être en jeu.14
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La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen Âge
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Sous le règne de Philippe Le Bel donc, l'état sort de sa structure
médiévale et "cet état, poursuit Régine Pernoud, […] na rien à voir
avec l'état féodal, sa hiérarchie compliquée, et la répartition du
pouvoir qui le caractérise: c'est un État à la romaine, dûment
centralisé et unifié; un État laïque, dans lequel la puissance temporelle
prend le pas sur l'Église."15
Ainsi, l'augmentation de demandes
constantes du prince, au fur et à la mesure où l'état nécessite une
organisation de plus en plus complexe et systématique, d'avoir recours
à des spécialistes en finance, en économie, en comptabilité, forcera la
création de nouvelles facultés d'étude. Aux cours de droit canonique et
de
théologie,
les
universités,
au
départ
à
vocation
presque
exclusivement ecclésiastique, verront se développer en leur sein de
nouvelles facultés d'étude dès le XIIIe siècle. Dorénavant, les conseils
d'un oncle, d'un cousin ou d'un frère dont les visées politiques sont
personnelles, ne suffisent plus à la bonne marche de l'état naissant. Le
développement de royaumes, centralisés autour d'un état et dont
certains revêtent, au gré des souverains, un caractère plus autoritaire
ou à tout le moins plus directif, correspond avec la naissance de l'état
de droit.
Avec la mise en place de gouvernements de plus en plus laïques et
dominés par des bourgeois, le rôle de représentativité qu'arborent les
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souverains occidentaux depuis les premières tentatives de restauration
de l'empire romain se verra systématisé. L'état ainsi fortement
embourgeoisé et laïcisé en vient à établir de nouvelles règles
d'organisation sociale, redéfinissant ainsi les rapports entre les
individus. C'est lui qui d'emblée accorde et limite par le biais d'une
constitution les pouvoirs du souverain, entraînant graduellement sa
disparition totale ou partielle dans l'appareil décisionnel. "L'homme,
pour paraphraser l'expression fort déterminante de Georges Burdeau –
à tout le moins dans le développement politique de l'occident -,
invente l'état pour ne pas obéir à l'homme".16
Or, si les fils de princes, déjà bien servis dans l'organisation sociale
médiévale, ne voient pas la pertinence des formations nouvelles et
surtout liées à l'état, il n'en sera pas de même pour les fils de
marchands.
Constamment
à
la
recherche
de
profits
et
d'une
représentativité dans la société d'ordres, les marchands verront d'un
très bon œil les nouvelles formations et les considèreront comme un
tremplin potentiel pour leur progéniture. La naissance de l'état
coïncidera donc avec l'ascension du bourgeois, lui permettant, grâce
notamment à une solide formation académique, en économie, en
histoire ou en comptabilité, de prendre dorénavant les postes de
conseillers principaux auprès de souverains. Son rôle d'ailleurs
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s'intensifiera au fur et à la mesure ou la nation, le corps civil,
l'ensemble des individus qui vivent sous une législation commune, se
placera au-dessus de l'état. C'est elle qui jouira dorénavant d'une
pleine souveraineté, relayant l'état, l'organisation de cette nation, à la
simple "expression de la nation".17 Certes, la démocratie et le système
capitaliste, système économique qu'elle accompagne, n'émergent pas
de
façon
spontanée
à
l'aube
du
XIXe
siècle
mais
s'installent
graduellement, dans un long processus évolutif qui perdure tout au
long du Moyen Âge.
La Common law anglaise et le mouvement des chartes à l'aube
d'un droit constitutionnel
Le développement du droit écrit et de l'état s'accélèrent avec
l'émergence du bourgeois au XIIIe siècle, puisque comme nous l'avons
soutenu, l'habitude de codifier la loi reste présente tout au long de la
période médiévale occidentale. Les besoins du bourgeois, en terme de
privilèges, accentueront le besoin de légiférer.
Avec "l'éveil" ou la "révolution" du commerce au XIIIe siècle en
Occident, évalué à des degrés divers par les historiens, et motivé par
le contact des peuples arabo-perses, coïncidera le développement de
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bourgs, de sauvetés et de villes neuves. Unités économiques qui se
développent à même le fief concédé au seigneur, les bourgs
nécessiteront une législation bien différente de celle maintenue par le
régime féodal. Naîtront ainsi toute une série de privilèges concédés par
le seigneur aux bourgeois. Sous la forme d'un document écrit, la
charte permettra aux habitants du bourg non seulement d'être
acquittés des charges seigneuriales mais aussi de définir l'organisation
politique
de
ce
nouvel
espace.
"Résultat
d'une
tractation
(généralement) à l'amiable, (la charte) limitait l'autorité du seigneur,
mais il n'était pas sans intérêt pour lui de voir se développer une ville
ou un marché sur son domaine"18.
Déterminant de façon précise la
conduite, les us et coutumes dans les bourgs, bastides et villes
neuves, certaines chartes, dont celle de Beaumont, à titre d'exemple,
iront jusqu'à fixer le prix de chaque chose que l'on peut vendre.19 On
sera donc témoin, au fur et à la mesure que pousseront les bourgs,
d'une prolifération des chartes sur l'ensemble du territoire géopolitique
occidental.
À l'intérieur de ces nouvelles entités politiques et muées par le besoin
constant
de
glorifier
Dieu,
notamment
par
la
construction
de
somptueuses et d'imposantes cathédrales, se développeront des
associations de corps de métiers associés à la bourgeoisie. Ces
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18
La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen Âge
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corporations qui poussent comme des champignons dès le XIIe siècle20
s'inscrivent aussi dans le tournant économique que prendra l'Europe
occidentale. Considérées comme une des manifestations d'association
les plus importantes, les corporations, selon Alain Cotta, et l'esprit
qu'elles dégagent, ne connaitra pas son égal avant la naissance du
syndicalisme à la fin du XIXe siècle et deviendront de véritables
organisations
politiques
graduellement
remplacés,
dans
les
démocraties occidentales actuelles, par divers groupes de pression.
À la tête du bourg donc, un bourgmestre et des échevins élus par
l'ensemble des habitants (les bourgeois). Ce nouvel espace politique
prendra rapidement la forme d'un état dans l'état. Le seigneur dirige la
seigneurie, le bourgmestre le bourg: deux réalités physiques, deux
réalités politiques, économiques, culturelles et sociales.
Les communes (ou les bourgs) seront d'ailleurs vue d'un mauvais œil
par l'église qui, par l'effet de solidarité qui se tisse entre-elles
notamment, les perçoit comme une véritable force politique pouvant
troubler l'ordre social établit. L'église condamne le fait qu'elles
"s'agglutinent entre (elles) comme des écailles de poisson, pour que
ne puisse pas même pénétrer un souffle d'air".21 Certains de ces
hameaux se transformeront en véritables forces économiques et
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politiques. Les hanses, dont la puissante hanse germanique, iront
même jusqu'à défier l'autorité de certains royaumes pour assurer la
bonne conduite de leurs activités économiques.
On peut se permettre ici de faire le lien avec la législation
internationale que l'on connaît depuis le XXe siècle, notamment, celles
des eaux internationales. Le territoire, dans cette mesure, prend une
toute autre définition, dépassant les concepts de royaume, de nation
et d'état. Le capitalisme comme mode d'organisation déborde des
cadres territoriaux traditionnels, plaçant de facto l'économie au centre
de la plupart des manifestations géopolitiques.
La présence de ces entités donc permettra aux seigneurs, notamment
en Provence et en Champagne, de multiplier les occasions et les
prétextes
pour
accumuler
des
monnaies
en
proposant
des
saufconduits, garanties de protection des individus et de leurs
marchandises sur les territoires convoités. Bar-sur-Aube, Lagny,
Provins et Troyes verront se déployer dès les Xe et XIe siècles de
grands marchés publics, annonçant les grandes foires de Champagne
du XIIIe siècle et toutes les conséquences économiques dont la mise
en place des toutes premières organisations de change, des banques:
d'un système précapitaliste.
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Parallèlement, l'amélioration des rendements agricoles liée à de
nombreux facteurs (technologie, climat…) permettra la vente de
surplus. Le contact lors des croisades avec les sociétés du Moyen
Orient mais surtout avec des villes qui apparaissent démesurément
grandes à l'époque pour l'Europe, permettra aux sociétés occidentales
de fournir denrées et matières premières. L'Occident s'éveille au
rythme du commerce et doit mettre en place les outils financiers
nécessaires à cette nouvelle réalité économique.22
Cet "éveil" peut être d'ailleurs constaté dans tous les aspects de la
société
médiévale.
La
naissance
de
l'état
correspond
aussi
à
l'affirmation des langues vernaculaires et à leur domination graduelle
sur le latin. Associé à l'église, le latin n'est pas la langue des affaires.
Dans le commerce, et peu à peu dans la littérature, notamment avec
Alighieri Dante dès le XIIIe siècle, les langues vernaculaires en
viendront à être dominante, et par conséquent, à être déterminante
dans l'affirmation du concept de nation et dans les affaires courantes
de l'état.
Simultanément à la naissance de bourgs et de corporations, on assiste
dans l'ensemble de l'Europe occidentale à un resserrement des
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La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen Âge
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pouvoirs autour d'un corps civil qui se manifeste par l'élaboration de
diverses institutions étatiques, institutions qui annoncent l'état et qui
fixent
définitivement
le
système
monarchique
dynastique.
Qu'il
s'agisse du Règne d'Henri II Plantagenêt (1154-1189) en Angleterre,
de celui de Frédéric II de Hohenstaufen (1212-1250) empereur du
Saint-Empire Germanique ou des Capétiens de Philippe Auguste
(1165-1223), Louis VIII (1223-1226) et Louis IX (Saint-Louis, 12261270), on remarque la mise en place des mêmes institutions
exécutives, législatives et judiciaires. "La mise au pas de Shérifs en
1170", de la cour du roi (curias regis) et de la cour générale entraînent
notamment la naissance de la commun law et d'un parlement en
Angleterre.
La Common law, code de lois jurisprudentiel que l'on pourrait se
permettre de définir comme "le bien commun", demeure extrêmement
complexe à la fois dans sa compréhension et dans sa mise en place.
Ainsi, pour paraphraser l'historien de droit anglais du XIXe siècle
Frederic Maitland (1850-1906), la Common law est incapable de
comprendre elle-même sa propre histoire.23 Les historiens considèrent
généralement qu'elle puise ses origines à l'époque normande avec
l'arrivée de Guillaume le Conquérant au XIe siècle même si la pratique
ne sera unifiée qu'un siècle plus tard. Sans doute due à la présence
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d'un droit coutumier à la fois anglo-saxon et danois, et comme le
prétend Jacques Vanderlinden, à l'approche colonialiste normande,
approche comparable selon lui à celle de l'empire Romain24 un
millénaire plus tôt, l'unité juridique anglaise tardera avant de se
mettre en place. Divisée en royaumes où la justice est rendue par
divers droits coutumiers anglo-saxon et danois, les envahisseurs ne
tenteront d'unifier au départ qu'exclusivement la justice royale.
Coutumier et féodal dans son contenu, le droit normand procède,
comme sur le continent, par conseil et consensus. Vassal du roi de
France et même si plus puissant comme c'est le cas de plusieurs
autres princes, le duc de Normandie entretien ses propres liens féodovassaliques.
(officiellement
Se
à
rendant
la
définitivement
bataille
de
maître
Hastings,
de
1066),
l'Angleterre
il
concèdera
rapidement à ses vassaux, en guise de cadeau des fiefs anglais. La
cour ducale (curai durcis) en fonction sur le duché normand se
transformera sur l'ile en cour royale (curia Regis).25
Sans avoir imposé donc ou avoir uniformisé à sa façon de faire dès son
origine, le droit normand bénéficiera toutefois de l'inefficacité des
droits coutumiers déjà en place. En effet, les juridictions anglosaxonnes et danoises rendues localement ne procèdent pas par l'écrit.
La justice royale pour sa part, qui déploiera de nombreux juges
itinérants (justicariae ettantes) se révèlera d'autant plus efficace et
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23
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plus certaine puisqu'elle enregistre, sous la forme jurisprudentielle,
tous les jugements rendus.26 Henri II institutionnalisera au XIIe siècle
l'appareil judiciaire royal, uniformisant en quelque sorte l'intervention
juridique, introduisant et concrétisant la Common law anglaise.
La Grande Charte, le parlement aux origines de la démocratie
À cette uniformisation du droit autour du roi d'Angleterre, s'élèvera
aussi
un
parlement,
appareil
étatique
propre
aux
régimes
démocratiques et qui viendra se placer en opposition avec le pouvoir
toujours plus abusif des princes.
En fait la crise politique, dont est
issue l'adoption de la Grande Charte (magna carta) en 1215,
document que l'on considère à l'origine du parlement anglais et
comme un premier véritable acte constitutionnel en Angleterre, se
tramait déjà depuis le règne d'Henri II et donne suite à l'amplification
d'une situation d'abus de la part des souverains Plantagenêt.
Donc, à cette volonté d'uniformiser le droit anglais se juxtaposera le
désir de centraliser le pouvoir autour d'une organisation étatique,
souveraine, qui se manifeste aussi par la volonté de soumettre toutes
formes d'autorités. La constitution de Clarendon de 1164, document à
l'origine du duel entre Henri II de Plantagenêt et Thomas Becket,
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24
La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen Âge
Michel Harvey
archevêque de Cantorbéry, imposera la soumission des clercs aux
tribunaux
laïques,
plus
représentant de l'état.
27
précisément,
à
l'autorité
du
souverain,
Le conflit d'ailleurs est de deux ordres,
d'abord entre les pouvoirs temporel et spirituel, ensuite entre la
noblesse et la bourgeoisie. Les quatre chevaliers qui ont tués
l'archevêque de Cantorbéry, rappelle dans un travail exhaustif Matin
Aurell,28 sans doute un des plus grand spécialiste français de l'empire
Plantagenêt, et selon plusieurs témoins, ont bien pris soin de
l'interpeller sous le nom de Becket, lui rappelant ses origines
marchandes.
D'autre part, l'épisode s'inscrit dans une volonté intrinsèque des
souverains des XII et XIIIe siècles de centralisation des pouvoirs
autour du royaume, d'assujettir par conséquent le pouvoir clérical. Que
ce soit l'affaire Becket, celle des templiers ou encore les démêlés entre
l'empereur Fréderic II et le pape, une chose demeure en toile de fond:
la
véritable
volonté
d'asseoir
un
pouvoir
temporel,
souverain,
dynastique et absolu. Or ici encore, on ne peut que constater l'échec
des rois et la victoire des forces qui s'y oppose. Dans la victoire
posthume de Thomas Becket, représentant du pouvoir clérical et
littéralement béatifié deux ans après sa mort, le roi d'Angleterre, pliant
à la pression populaire, sera forcé de faire pénitence. Peut-on y voir
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25
La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen Âge
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une alliance entre le pouvoir clérical et celui du peuple? Certes non pas
de façon systématique et concertée, mais la spontanéité de la réaction
à la mort de l'ecclésiaste rappelle au souverain qu'il n'est pas absolu,
qu'il demeure encore et toujours le prince des princes, le représentant
de l'ordre temporel établi. Durant deux ans, Henri II, selon le
témoignage d'Arnould de Lisieux "porte la chemise des pénitents et se
couvre de cendres; il profère des lamentations à haute voix; il
s'enferme, trois jours durant, dans sa chambre, sans manger et ni
admettre de visite."29 Ainsi, à la volonté des souverains, s'insurge une
réalité: la nation impose son mode d'organisation, l'état, et domine
dorénavant le souverain.
La ligne semble désormais tracée vers la
substitution officielle du souverain par la nation et par l'état, son
instrument de représentativité et d'organisation.
Force est quand même de constater que le pouvoir royal en
Angleterre, comme c'est le cas aussi sur le continent, s'intensifie au
cours des XI et XIIe siècles. Toutefois, ce renforcement ne lui est pas
exclusif. Or, il en va de même pour toutes les forces en présence: les
nobles qui s'intéressent de plus en plus au profit qu'ils dégagent de
l'exploitation agricole, le clergé, qui en tant que grand propriétaire
terrien est aussi un grand éleveur de mouton, et pour une grande
bourgeoisie active, surtout concentrée à Londres.30 Ces trois groupes
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26
La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen Âge
Michel Harvey
offriront une force opposée déterminante à Jean sans Terre (11991216) dans une alliance que l'on peut qualifier de conjoncturelle.
Toujours motivé à reprendre le territoire perdu en France, et
excommunié par le Pape pour avoir notamment saisi les terres de
l'église, le fils de Henri II et frère de Richard Cœur de Lion exercera
une pression toujours plus grande sur les barons anglais. Refusant de
répondre à la demande toujours grandissante de leur souverain et
profitant de son isolement politique,
les barons se soulèveront et
réussiront à imposer à Jean sans Terre un texte qui sera appelé par la
suite la Grande Charte.
Élaboré par les barons anglais, la Grande Charte, si elle ne constitue
pas un "acte révolutionnaire"
selon Lucie Petri et Marc Venard,
demeure cependant un facteur indéniable dans le processus de mise
en place d'un gouvernement contrôlé par une double structure: un roi
et un parlement. Le document stipule notamment qu' "aucun impôt ou
aide ne sera imposé, dans Notre royaume, sans le consentement du
Conseil Commun de notre royaume"31, ce qui annonce clairement dans
la pratique la division systématique du pouvoir exécutif et législatif, et
ce, bien avant la division théorique qu'en fera Montesquieu. Le roi ne
peut dorénavant plus décider seul.
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27
La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen Âge
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De plus, la gestion des amendes "proportionnelles à la gravité de
l'offense" imposées à un homme libre et surtout "sans le privé de son
gagne-pain"32 apparaît comme le premier acte vers une véritable
constitution. Vient ici poindre la notion de citoyen, un citoyen reconnu
et protégé par un acte constitutionnel.
D'autre part, en France, au XIIIe siècle, on procède aussi à la mise en
place d'une institution policée avec la naissance des baillis et des
sénéchaux de régions. Relevant strictement du roi et n'appartenant à
aucune famille princière traditionnelle, le bailli est un salarié et
constitue le premier fonctionnaire en règle de l'histoire médiévale. La
centralisation des pouvoirs vers le roi, dans le sens de l'organisation
embryonnaire de l'état, annonce une éventuelle raison d'état. "Peu à
peu se répand l'idée que le pouvoir royal dépasse la notion de
suzeraineté, que le roi en vertu des engagements du sacre, le droit
d'intervenir dans tout le royaume sans autre limites que l'intérêt
commun de la justice qu'il doit servir, la suzeraineté se mue en
souveraineté."33
Ainsi, la démocratisation de l'Occident est issue d'un long processus
dont contribue aussi le Moyen Âge. Pas toujours un moteur mais
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La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen Âge
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jamais totalement un frein, l'époque médiévale occidentale constitue
une des étapes cruciales dans la mise en place de la démocratie et de
l'état de droit. La naissance de l'état moderne, qui comme nous l'avons
vu, puise ses origines dès le XIe siècle correspond à la mise en place
progressive et presque généralisée d'institutions qui confirme que le
pouvoir est officiellement partagé. La mise en place de parlements
ouvre la porte à une démocratisation des sociétés occidentales. Que ce
soit sans éclat, comme dans le cas de l'Angleterre au XVIIe siècle où
l'on profitera, après l'épisode cromwellien, de la présence de rois qui
ne maitrisent pas l'anglais, les Hanover, pour mettre en place une
Chambre des communes, assurant ainsi la responsabilité ministérielle,
ou avec grand éclat comme chez les Français, l'Europe occidental verra
la
mise
en
place
d'institutions
qui
annoncent
les
systèmes
démocratiques actuels.
Comme nous l'avons soutenu, le passage de l'Antiquité gréco-romaine
au Moyen Âge occidental ne constitue pas une brisure complète.
Certains héritages et modes de fonctionnement maintenus tout au long
du Moyen Âge entraîneront une évolution progressive des sociétés
occidentales vers l'état de droit et la démocratie moderne. Le mariage,
ou somme toute la cohabitation, des relents et des traditions à la fois
gréco-romaines et germaniques imposera, dès les tous premiers
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29
La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen Âge
Michel Harvey
instants, le consensus et la discussion, façon de faire loin d'être
incompatible avec les pratiques actuelles de la démocratie. L'absence
d'unité politique sur le territoire européen, la présence des diverses
organisations tribales oligarchiques traditionnelles et cette volonté très
tôt de vouloir à la fois codifier et amender la loi sont des
caractéristiques qui forceront des modes d'organisations ainsi que des
habitudes sociales et politiques desquelles on peut voir poindre les
origines de l'état moderne, du capitalisme et de la démocratie. Enfin,
dans cette perspective, les succès mitigés de l'appareil démocratique
occidental sont tributaire d'une longue tradition qui ne peut être
copiée, vendue, exportée ou empruntée comme un prêt-à-porter mais
qui doivent s'inscrire dans un long processus historique.
1
Duby Georges (dir.) Une histoire du monde médiéval, Éditions Larousse, Paris, p.
48. Le wergild, littéralement « prix de l’homme », (également écrit weregild, wergeld
ou weregeld) est une somme d’argent demandée en réparation à une personne
coupable d’un meurtre, ou d’un autre crime grave. Consultez entre autres:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Wergeld
2
M. G. H., Capitularia regnum Francorum, II, p. 358. in: http://w3.univtlse2.fr/multimedia/medievale/UE12/textes/TEXTE110.HTM
3
Le mot apparaît pour la première fois en 755. « Pour le vassal, le seigneur est un
père, qui protège, conseille et parfois nourrit. Il est coutume, d’ailleurs, qu’il
l’accueille dans sa maison, parmi ses propres enfants, les fils de ses vassaux; il les
éduque, les forme au métier militaire et souvent, le jour de l’adoubement, leur remet
lui-même les armes. Mais un second titre, de nature religieuse celui-ci, vient aussitôt
nouer plus fermement le lien. Après hommage, le vassal doit ainsi s'abstenir de nuire
à son seigneur." In Georges Duby (dir.), Histoire de la France des origines à nos
jours, Larousse, Bibliothèque historique, Paris, 271.
4
Alliance (mariage, feodus) entre le pouvoir temporel (le prince) et le pouvoir
spirituel (le clergé) dans le but de maintenir l'ordre en Occident.
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30
La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen Âge
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Elle puise sont origine dans la mise en place de la dynastie carolingienne avec le
double sacre de Pépin le Bref, consumant de facto l'autorité du dernier roi
Mérovingien. Le sacre des rois deviendra l'une des conditions essentielles pour
asseoir l'autorité des souverains en Occident.
5
"Par un tour ironique des choses, explique Alberto Manguel, l’Église chrétienne, qui
avait adopté le latin dans le but d’apporter l’Évangile « à tous les hommes en tous
lieux », s’aperçut que, pour la vaste majorité des fidèles, ce langage avait cessé
d’être compréhensible. Le latin devint l’un des mystères de l’Église, et au XIème siècle
les premiers dictionnaires latins apparurent, afin d’aider les étudiants et novices dont
le latin n’était plus la langue maternelle". Alberto Manguel, Une histoire de la lecture,
acte sud/Lémeac, Montréal, 1998, p. 296.
6
Tock, Benoit-Michel, "Chartes et pouvoir au Moyen-âge", Bulletin du centre
d'études médiévales d'Auxerre, 2005, http://cem.revues.org/index747.html
6
Duby, Georges, (pref.) Une histoire du monde médiéval, Op. cit. p. 182.
8
Duby, Georges, (pref.) Une histoire du monde médiéval, Op. cit. p. 195-196.
9
Idem.
10
Idem, p. 96
11
La mort de Louis XIV en 1714 a très certainement entrainé une volonté des
princes français de s'accaparer d'une partie des pouvoirs concentrés dans les mains
du roi soleil. Le règne de Louis XV ne peut être comparé sur le même aspect
autoritaire que celui de son père.
12
Voir à cet effet Henri Maisonneuve, L'inquisition, Desclée, Novalis, Paris, 1989
13
On doit la paternité au classement de la société en trois ordres aux moines de
Saint-Germain d'Auxerre dans les années 870. Cette organisation sociale a été pour
la première fois systématisée par Georges Dumézil et définie par ceux qui se battent
(les nobles), ceux qui prient (les clercs) et ceux qui travaillent (les paysans). Philippe
Contamine, Le Moyen âge: le roi, l'église, les grands, le peuple, Tome I: Histoire de
la France politique, Seuil, Point Histoire, Paris, p. 199. Or, le marchand ne s'y
retrouvant pas, achètera des titres de noblesses ce qui entrainera
systématiquement deux types de noblesses; le noble d'épée, reconnu par son sang,
le noble de robe, le marchand.
14
De nombreux juristes feront leur apparition à la cours de Philippe Le Bel,
notamment; Guillaume de Plaisian, le chancelier Pierre Flotte, l'avocat Pierre Dubois
et surtout le professeur de droit Guillaume de Nogaret. Tous chers au droit romain,
ces bourgeois légistes s'opposent avec force à l'empirisme que l'on veut
caractéristique au Moyen Âge. consultez Pernoud, Régine, Les origines de la
bourgeoisie, Que sais-je?, PUF, Paris, p.33.
15
Ibid.
16
Burdeau, George, "État", Encyclopedia Universalis, #8, p. 844.
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31
La démocratie: un long processus qui inclut le Moyen Âge
17
18
Michel Harvey
"Monarchie constitutionnelle" Encyclopedia Universalis, #15, p. 635
Pernoud, Régine, Op. cit., p. 20
19
"La charte des Us et Coutumes des bastides médiévales" http//www.histoiregénéalogie.com. Consultez notamment, Bournichou, Yves, "Charte de coutumes de
Beaumont", création Lambert, 2004, atlas dordogne-périgord.com
20
Les historiens s'entendent pour fixer le début du corporatisme au XIe siècle. Voir à
cet effet, Alain Cotta, Le corporatisme, Que sais-je?, PUF, Paris, 1984, 125 p.
21
Étienne de Tournai, in: Philippe Contamine (dir.) Op. cit, p. 249
22
Bagdad compte un million à un million et demi d'habitants contre 5000 000 au
Caire, 300 000 à Sarmacande ou à Cordoue. Les villes de France et d'Italie comptent
10 000 âmes! In: Coll. Une histoire du monde médiéval, op.cit, p. 114.
23
Pottage, Alain, "Common law", Encyclopedia Universalis, #6, p. 467.
24
Vanderlinden, Jacques (dir) "Histoire de la Common law", La Common law en
poche, Centre international de la Common law française, Université de Moncton, sans
date, p. 8.
25
26
Ibid.
Pottage, Alain, op. cit. p. 468.
27
If a controversy arise between laymen, or between laymen and clerks, orbetween
clerks concerning patronage and presentation of churches, it shall betreated or
concluded in the court of the lord king. Constitution de Clarendon, 1164,
http://www.constitution.org/eng/consclar.htm
28
Martin Aurell, L'empire Plantagenêt, 1154-1224, Perrin, Tempus, Paris, 2004, 406
p.
29
The letters…no 72, trad. Schriber, No 3.06, p. 194,196. Cité par Martin Aurell, op.
cit. p. 233.
30
Voir: Petri, Lucie et Marc Venard (col.) Le monde et son histoire: fin du Moyen-âge
et le début du monde moderne, XIIe siècle au XVIIe siècle, Bouquin, Laffont, Paris,
1971, p. 47-48.
31
La Grande Charte des libertés (magnus Carta), Bibliothèque nationale
d'Angleterre, août 2002, traduit de l'anglais par Claude J. Violette,
http://www.aidh.org/Biblio/Text_fondat/GB_01.htm
32
Ibid. voir aussi Petri, Lucie et Marc Venard, op. cit. p.50.
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32
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Michel Harvey
33
Expression systématisée par Henri Pirenne. Duby, Georges (col.) Une histoire du
monde médiéval, op.cit. p. 220.
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33
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