Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux

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Université Jean Moulin Lyon 3
Ecole doctorale : 3LA
Les objets dans le théâtre de Jean
Giraudoux
Une esthétique du décalage et de la dissonance
par Françoise BOMBARD
Thèse de doctorat de lettres
sous la direction de Guy LAVOREL
soutenue le 4 juin 2009
Composition du jury : Guy LAVOREL, professeur à l’université Jean Moulin Lyon 3 Jacques BODY,
professeur honoraire à l’université François Rabelais (Tours) Sylviane COYAULT, professeure à
l’université Blaise Pascal (Clermont-Ferrand) Christine HAMON, professeure à l’université Paris IIISorbonne nouvelle
Table des matières
Remerciements . .
Abréviations . .
Introduction . .
Phénoménologie : chose et objet. . .
L’objet selon les sociologues. . .
L’objet selon les sémiologues. . .
L’objet au cœur de la crise des représentations. . .
Les objets dans la société. . .
Les objets dans la vie de Jean Giraudoux. . .
Les objets dans les arts plastiques. . .
De quelques théories et pratiques théâtrales prenant en considération les objets. . .
Choix de l’auteur, choix du sujet, problématique. . .
Méthode. . .
Corpus. . .
Annonce du plan . .
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? . .
Chapitre 1. Etude lexicale. . .
A) Les occurrences du mot "objet", sens propre/ sens figurés. . .
B) Le lexique des objets. . .
Chapitre 2. Etude morpho-syntaxique. . .
A) Morphologie du lexème ou de la lexie. . .
B) Syntaxe de l’objet. . .
Chapitre 3. Rhétorique et stylistique. . .
225
A) Les traits distinctifs des objets
. ..
B) Réification et personnification. . .
C) Les objets et la rhétorique. . .
Chapitre 4. L’écriture théâtrale. . .
A) Les objets dans la conduite du dialogue. . .
B) Distribution des objets entre didascalies et répliques. . .
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? . .
Chapitre 1. Les objets et le cadre spatio-temporel de l’action. . .
A) Préambule. . .
B) Statut spatial des objets. . .
C) La question de la couleur locale et des anachronismes : des choix spatiotemporels. . .
D) Statut temporel des objets. . .
Chapitre 2. Fonction dramatique des objets. . .
A) Les objets et le déroulement de l’action. . .
B) Analyse structurale. . .
Chapitre 3. Objets et personnages. . .
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A) Inventaires de type sociologique. . .
B) Objets « déterminants ». . .
C) Les accessoires de jeu. . .
D) Les objets et le langage des personnages. . .
Troisième partie. Poétique de l’objet giralducien . .
Chapitre 1. Un théâtre d’idées ? . .
A) La métaphysique. . .
B) La France et l’Allemagne. . .
C) Pédagogie. . .
D) L’uniformisation. . .
E) Les liens entre l’économie et le pouvoir. . .
F) Le « débat sur la ville ». . .
G) Images de femmes, statut de la femme. . .
H) La guerre. . .
Chapitre 2. Un théâtre ludique. . .
A) Les jeux avec le théâtre : théâtralité ou théâtralisation ? . .
B) Jeux d’esprit. . .
C) Le comique. . .
Chapitre 3. Un théâtre poétique. . .
A) Un imaginaire des objets. . .
B) La « poétique du détail ». . .
Conclusion . .
Annexes . .
Annexe 1. Chronologie sommaire. . .
Annexe 2. Occurrences du mot « objet ». . .
Annexe 3. Répartition générale des objets.
1316
..
Annexe 4. Statut spatial des objets. . .
Statut spatial des objets dans Siegfried . .
Statut spatial des objets dans Divertissement de Siegfried . .
Statut spatial des objets dans Lamento . .
Statut spatial des objets dans fin de Siegfried . .
Statut spatial des objets dans Amphitryon 38 . .
Statut spatial des objets dans Judith . .
Statut spatial des objets dans Intermezzo . .
Statut spatial des objets dans Tessa . .
Statut spatial des objets dans La guerre de Troie n’aura pas lieu . .
Statut spatial des objets dans Supplément au voyage de Cook . .
Statut spatial des objets dans Electre . .
Statut spatial des objets dans L’impromptu de Paris . .
Statut spatial des objets dans Cantique des cantiques . .
Statut spatial des objets dans Ondine . .
Statut spatial des objets dans Sodome et Gomorrhe . .
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Statut spatial des objets dans L’apollon de Bellac . .
Statut spatial des objets dans La folle de Chaillot . .
Statut spatial desobjets dans Pour Lucrece . .
Statut spatial des objets dans Les Gracques . .
Annexe 5. Les objets anachroniques. . .
Annexe 6. Inventaire des objets présents dans le théâtre de J. Giraudoux. . .
Bibliographie . .
I. Bibliographies des œuvres de Jean Giraudoux. . .
A) Bibliographie générale. . .
B) Prose narrative. . .
C) Editions duThéâtre complet. . .
D) Autres textes de Giraudoux. . .
II. Etudes sur Jean Giraudoux : biographie, documentation sur son théâtre et sur d’autres
textes. . .
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B) Autres textes. . .
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539
C) Bibliographie sommaire sur les œuvres d’art, les mouvements artistiques et les
artistes cités. . .
541
A) Etudes d’ensemble sur l’œuvre de Jean Giraudoux. . .
B) Etudes particulières sur le théâtre de Jean Giraudoux. . .
C) Ouvrages et articles sur d’autres textes de Giraudoux. . .
III. Etudes générales. . .
A) Sémiologie. . .
C) Histoire du théâtre, esthétique et théories du théâtre. . .
D) Philosophie, histoire, sociologie. . .
E) Travaux relatifs à la langue et aux procédés d’expression. . .
IV Œuvres citées. . .
A) Œuvres théâtrales . .
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Remerciements
Que soient ici remerciés tous ceux qui m’ont accordé un peu ou beaucoup de leur temps, qui ont
soutenu de leurs encouragements ma recherche.
L’expression de ma plus vive reconnaissance va au Professeur Jacques Body et à Guy Teissier
qui m’ont si généreusement accueillie en giralducie et m’ont offert, outre leur immense érudition,
leur chaleureuse sympathie.
Je leur associe Les Amis de Giraudoux et les membres de la Société Internationale des Etudes
Giralduciennes qui ont accompagné ma recherche de leur bienveillant intérêt.
A tous ceux qui m’ont soutenue de leur fervente amitié, et tout spécialement à
Marie-Monique Bernard,
Lamia Saada,
Stéphane Paquelin,
un grand merci.
Une reconnaissance particulière s’adresse au Professeur Guy Lavorel, mon directeur de
recherche, pour ses précieux avis, ses conseils judicieux et son indéfectible soutien.
6
Abréviations
Abréviations
Pour les éditions du théâtre de Giraudoux :
TC (Pl.)
TC (P.)
Giraudoux, Jean, Théâtre complet, Paris, Gallimard, NRF, « Bibliothèque de la
Pléiade », Edition publiée sous la direction de Jacques Body, 1982.
Giraudoux, Jean, Théâtre complet, Paris, Le Livre de poche, La Pochothèque,
« Classiques modernes », Edition établie, présentée et annotée par Guy Teissier,
1991.
Pour les pièces de Giraudoux :
Amph.
Ap.
C.
Div.
El.
FC
FS
Gr.
GT
Int.
IP
Jud.
L
Luc.
Ond.
Sieg.
Sod.
SVC
T
Amphitryon 38
L’Apollon de Bellac.
Cantique des cantiques
Divertissement de Siegfried
Electre
La Folle de Chaillot
Fin de Siegfried
Les Gracques
La Guerre de Troie n’aura pas lieu
Intermezzo
L’Impromptu de Paris
Judith
Lamento (dans Fugues sur Siegfried)
Pour Lucrèce
Ondine
Siegfried
Sodome et Gomorrhe
Supplément au voyage de Cook
Tessa
Pour les œuvres modernes citées en référence :
7
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Asmodée de François Mauriac
Antigone de Jean Anouilh
Le Cocu magnifique de
Ferdinand Crommelynck
The constant Nymph de
Margaret Kennedy et Basil Dean
Donogoo de Jules Romain
Huis clos de Jean-Paul Sartre
L’Inconnue d’Arras d’Armand
Salacrou
Judith d’Henry Bernstein
Jean de la lune de Marcel
Achard
La Machine infernale de Jean
Cocteau
Les Mamelles de Tirésias de
Guillaume Apollinaire
Pelléas et Mélisande de Maurice
Maeterlinck
La Reine morte d’Henry de
Montherlant
Le Soulier de satin de Paul
Claudel
Ubu roi d’Alfred Jarry
Victor ou les enfants au pouvoir
de Roger Vitrac
A
Ant.
CM
CN
D.
HC
Inc.
J
JL
Mach.
MT
P
RM
S
UR
V
Pour les pièces de théâtre, conformément à l’usage, les abréviations sont suivies des mentions
d’acte(s) en chiffres romains, de scène(s) en chiffres arabes et du (des) numéro(s) de page(s) dans
les éditions de référence ; pour Tessa, les références comportent en outre entre acte et scène la
mention du tableau (tabl.) et pour Le Soulier de satin de Claudel, la mention de la journée et de
la scène.
Pour les ouvrages :
La Bible : pour les livres de l’Ancien Testament et les textes du Nouveau Testament, nous
adoptons les abréviations retenues par les auteurs du Dictionnaire culturel de la Bible aux
Editions du Cerf (D. Fouilloux, A. Langlois, A. Le Moigné, F. Spiess, M. Thibault, R. Trébuchon,
Dictionnaire culturel de la Bible, Paris, Editions du Cerf, 1990, Nathan, 1990, p. 15-16), à savoir :
Gn
Jg
R
Jdt
Ct
La Genèse
Le Livre des juges
Les Livres des Rois
Judith
Le Cantique des Cantiques
Pour les dictionnaires :
8
Abréviations
Grand Larousse
Grand Robert
Littré
Robert I
Ducrot, Oswald,Schaeffer, Jean-Marie, avec la collaboration
de Marielle Abrioux, Dominique, Grand Larousse de la langue
française, Paris, Larousse, 1987 pour l’édition originale, 1990,
deuxième édition en 7 vol.
Robert, Paul Dictionnaire alphabétique et analogique de la
langue française, Paris, en 8 volumes
Littré, Emile, Dictionnaire de la langue française, Paris,
Librairie Hachette et Cie, en 4 volumes
Robert, Paul, Dictionnaire alphabétique et analogique de la
langue française, Petit Robert I, Paris, Société du Nouveau
Littré
Pour les revues :
CAEF
CJG
CRB
NRF
RHLF
RHT
TLLITT
TM
Cahiers de l’Association des Etudes françaises
Cahiers Jean Giraudoux
Cahiers de la Compagnie Madeleine Renaud-Jean-Louis Barrault
La Nouvelle Revue française
Revue d’histoire littéraire de la France
Revue d’histoire du théâtre
Travaux de linguistique et de littérature
Les Temps modernes
Associations :
A. J G. Association des Amis de Giraudoux, Siège social : Maison Natale de Jean Giraudoux,
4, avenue Jean Jaurès, F-87 300 Bellac ; site Internet : www.amisdegiraudoux.com
S. I. E. G. Société Internationale des Etudes Giralduciennes.
9
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Introduction
« OBJET : 1°) Tout ce qui se présente à la vue. […]. 2°) Tout ce qui affecte les sens. […].
3°) Terme de philosophie. Tout ce qui est en dehors de l’âme ; par opposition à sujet
qui exprime ce qui est en dedans de l’âme. L’objet et le sujet. […]. 4°) Chose, dans
un sens indéterminé. C’est un objet de peu de valeur ; objets de première nécessité.
[…]. »
1
Voici quelques unes des rubriques de l’article « Objet » d’un Littré de 1881 que pouvait
avoir à sa disposition un élève du lycée Lakanal préparant le concours de la rue d’Ulm, Jean
Giraudoux, qui profita en outre de ces années pour fréquenter les musées et les théâtres
parisiens. Studieux, il aurait lu les exemples littéraires dont nous avons fait grâce au lecteur
et eût continué la lecture de cet article qui développe un grand nombre de sens figurés du
2
mot « objet » .
Plus tard, s’emparerait de lui le goût des « antiquailles », des beaux objets, et celui
du beau style :
« Notre époque ne demande plus à l’homme de lettres des œuvres – la rue et la
3
cour sont pleines de ce mobilier désaffecté –, elle lui demande un langage. » .
Le quatrième point de l’article cité plus haut l’eût-il mené, comme nous, à l’article
« CHOSE » ? Nous en retiendrons deux définitions :
« 1°) Désignation indéterminée de tout ce qui est inanimé. […]. 8°) Ce qui est en
fait, en réalité, par opposition à ce qui est un mot, un nom. Vous ne nous donnez
que des mots, Et nous voulons des choses. Rien n’est plus commun que le nom.
Rien n’est plus rare que la chose. (La Fontaine, Fables, IV, 17). Par extension, en
1
E. Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1881, en 4 volumes. Article « Objet », tome 3, p.
775-776.
2
Fervent lecteur de Racine et de La Fontaine auxquels il consacrerait un jour des essais, il n’ignorait pas les sens du mot « objet »
dans le français classique. « Objet. N. m. – « Ce qui est opposé à notre vue […] ou ce qui se représente à notre imagination », d’après
Furetière (Dictionnaire universel, 1690) cité par G. Cayrou qui poursuit : « vue, spectacle ; aspect, image matérielle ; vision, image
morale », avant de citer Phèdre, Alexandre et Britannicus, puis Les Fables et d’ajouter : « Il se dit aussi, mais plus rarement, de ce qui
frappe nos autres sens » (Furetière, op. cit.), et « les choses sont les objets de l’odorat, du goût ou de l’ouïe, par leurs odeurs, leurs
saveurs et leurs sons. […]. Explication. Etym.- Il tient ce sens, très étendu du latin objectum, "chose placée devant" (les yeux, l’esprit,
etc.). – « Se dit aussi poétiquement des belles personnes qui donnent de l’amour. C’est un bel objet, un objet charmant (Furetière, op.
cit.). Racine est encore cité : « Volage adorateur de mille objets divers » (Phèdre, V. 636), références auxquelles nous adjoindrons,
pour le registre comique, Molière et Sganarelle : « Doux objet de mes vœux, je vous frotterai les oreilles » (Le Médecin malgré lui,
I, 1). [Article « Objet » dans Cayrou, Gaston, Dictionnaire du français classique, Paris, Didier, 1948, p. 607-608]. Nous ne trouvons,
dans le théâtre de Giraudoux et celui de ses contemporains, que peu de traces de ces sens que le français moderne a délaissés.
3
J. Giraudoux, « Discours sur le théâtre », article repris dans Littérature, Paris, Grasset, 1941. Réédition, Paris, Gallimard,
collection « Folio Essais », 1994, p. 205.
10
Introduction
termes de littérature, pensées de valeur, réelles et positives ; livre, style plein de
4
choses. » .
De la confrontation des articles « Chose » et « Objet » naît l’idée que le mot "chose" serait
réservé à l’inanimé tandis que le mot "objet" désignerait tout ce qui s’offre à la perception
et aux sensations. Alors que le mot "objet" fonctionne de façon à la fois antithétique et
complémentaire avec le nom "sujet", le mot "chose", résolument placé du côté de la réalité,
s’opposerait à ce qui est de l’ordre du langage. Mais le sens donné pour la littérature nous
guide vers une autre piste, celle de la richesse d’une œuvre littéraire : en ce sens, le théâtre
de Giraudoux est « plein de choses ».
Phénoménologie : chose et objet.
Il semble que, pour débattre des sens à accorder aux mots "chose" et "objet", la réflexion
phénoménologique ne soit pas inutile. Husserl propose à la démarche philosophique un
5
retour « aux choses elles-mêmes » . La chose désigne une réalité indépendante de l’esprit
humain :
6
« La chose nous ignore, elle repose en soi. », écrit Merleau-Ponty . La chose
devient un objet dès lors que la perception d’un sujet s’en empare : auparavant,
7
« Une chose a d’abord sa grandeur et sa forme propres. » .
Nous trouvons aussi cette idée chez Heidegger :
4
E. Littré, Dictionnaire de la langue française, op. cit., article « Chose », tome 1, p. 612-613. Cf. B. Vallette : « a priori
une chose est un objet concret, naturel ou non, qui se définit par sa matérialité, directement perceptible […]. Le terme
chose désigne par extension […] la réalité, telle qu’on peut l’imaginer antérieurement au langage, ou indépendante de
celui-ci. ” […]. La chose : le réel. Le mot : le langage. Le mot est donc signe d’une chose. » (B. Vallette, « Les mots et les
choses : le point de vue du linguiste », dans Analyses et réflexions sur Ponge, Paris, Ellipses, 1988, p.23).
5
Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, I [1913], édition française, Idées directrices,
Paris, Gallimard, 1950.
6
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Editions Gallimard, NRF, Bibliothèque des idées, 1945, p.
372. Cf. également : « La définition de l’objet , c’est […] qu’il existe partes extra partes, et que par conséquent il n’admet
entre ses parties, ou entre lui et les autres objets, que des relations extérieures et mécaniques, soit au sens étroit d’un
mouvement reçu et transmis, soit au sens large de rapport de fonction à variable. » (M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de
l’esprit, Paris, Gallimard, 1945, p. 87).
7
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 345. « Il s’agit de regarder la chose, non pas à partir de
l’expérience qu’on peut en avoir, mais à partir d’elle-même pour ainsi dire », commente G. Vannier (G. Vannier, « Les mots
et les choses, note sur l’approche phénoménologique. », dans Analyses et réflexions sur Ponge, Paris, Ellipses, 1988, p.
30). « La chose est ce qui existe en soi, dans l’absolu, indépendamment de tout regard humain, indépendamment de toute
figuration ou de toute représentation, indépendamment de toute perspective du regard. En cela elle s’oppose à l’objet qui
ne se définit que relativement à l’activité d’un sujet, qu’elle soit perceptive ou productrice. », écrit G. Farasse dans Objet :
Ponge, Textes réunis et présentés par G. Farasse, Paris, Editions L’Improviste, 2004, p. 84.
11
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« Une chose autonome peut devenir un objet si nous la plaçons devant nous, soit
8
dans une perception immédiate, soit dans un souvenir qui la rend présente. » .
L’objet n’a pas pour autant partie liée avec l’intériorité. Si nous pensons à la démarche
poétique de Ponge, elle consiste à donner à percevoir, non à exprimer des sensations, une
subjectivité : les choses sont « sous l’objectif » : il s’agit « de regarder la chose non pas à
partir de l’expérience qu’on peut en avoir, mais à partir d’elle-même pour ainsi dire […] afin
9
de saisir directement l’essence de la chose. » , autrement dit de mettre entre parenthèses
l’intentionnalité pour considérer la chose en soi.
Ce rapide détour par la phénoménologie aura permis de confirmer qu’au théâtre, lors
de la représentation d’une pièce, ce qui est sur le plateau, « ce qui s’offre à la vue », ce
sont des objets ; dans le texte de théâtre, qu’il soit lu ou proféré et joué, les mots désignent
des objets, non des choses.
Pour mieux cerner ce qu’il faut entendre par "objet", revenons à un dictionnaire plus
10
récent, le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française qui réunit les
deux premières acceptions du mot "objet" données par notre vieux Littré avant de proposer
une seconde définition :
« Se dit de tout ce qui est doté d’existence matérielle et répond à une certaine
destination […] ; acheter un objet, manier un objet, donner une liste d’objets,
objets trouvés dans les poches ».
Parmi ces propositions, la seconde peut concerner au théâtre le jeu des comédiens, la
seconde et la troisième sont illustrées par l’inventaire du contenu des poches de Crapuce
et Cambronne dans Intermezzo (Int., II, 4, p. 322).Au nombre des exemples d’objets
« artificiels » cités, nous retiendrons les ustensiles, les objets de fantaisie ou colifichets, les
bibelots, les objets d’art et de luxe, objets qui ont envahi la société et les différents arts, au
nombre desquels le théâtre : nous les retrouverons à des titres divers dans les pièces de
Giraudoux. Le spectre du mot "objet" dans ses acceptions matérielles s’est donc élargi.
L’objet selon les sociologues.
11
Pour définir le mot "objet" au seuil d’un ouvrage qui leur est consacré, A. Moles considère
l’objet comme un révélateur de la société et un prolongement de l’acte humain. A la
question « Qu’est-ce qu’un objet ? », il répond d’abord par le rappel de l’étymologie et
cite le Larousse : objet « signifie jeté contre, chose existant en dehors de nous-même,
chose placée devant, avec un caractère matériel, tout ce qui s’offre à la vue et affecte les
sens. » (op. cit., p. 15). Cependant il lui paraît nécessaire de restreindre cette définition à
« l’objet comme produit spécifique de l’homme », par opposition à la chose : en ce sens,
8
M. Heidegger, « La chose », Essais et conférences, traduit de l’allemand par A. Préau, Paris, Editions Gallimard,
collection « Tel », 1958, p. 196.
9
G. Vannier, « Les mots et les choses, note sur l’approche phénoménologique. », dans Analyses et réflexions sur Ponge, Paris,
Ellipses, 1988, p. 30.
10
11
P. Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Société du nouveau Littré, 1959, t. 4.
A. Moles, Théorie des objets, Paris, Editions universelles, collection « Encyclopédie universelle », 1972. Cet ouvrage reprend, en
les amplifiant, les réflexions de l’article « Objet et communication. », paru dans la revue Communication, n° 13, 1969 (« Les objets. »).
12
Introduction
12
tout objet est artificiel, la limite entre la chose et l’objet tenant à l’intervention humaine .
« La pierre ne deviendra objet que promue au rang de presse-papier. », écrit quant à
13
lui J. Baudrillard . A ce titre, les « pierres gauloises » et le « mur mycénien » du palais
14
d’Agamemnon sont des objets. A. Moles affine encore sa définition de l’objet lorsqu’il
poursuit :
« C’est un élément du monde extérieur fabriqué par l’homme et que celui-ci peut
15
prendre ou manipuler. » .
M. Vuillermoz, commentant ces assertions dans son ouvrage sur le théâtre français des
années 1625-1650, note que « la part du travail humain contenu dans certains objets est
16
parfois infime, comme par exemple dans la fleur cueillie ou dans le bouquet » . Il en est
ainsi de la « rose rouge » que le Jardinier de Sodome et Gomorrhe donne à Dalila (Sod., II,
3, p. 892), de l’« iris géant » dont se pare la Folle de Chaillot (FC, I, p. 966), ou encore des
« perles » d’Outourou convoitées par Mr. Banks et pour lesquelles il propose en échange
des objets fabriqués, les « tire-bouchons » (SVC, 4, p. 570). A. Moles insiste également sur
une autre caractéristique de l’objet :
17
« Il est à l’échelle de l’homme, et plutôt légèrement inférieur à cette échelle. » .
Partant, il refuse de considérer non seulement la maison, ce qui se conçoit, mais aussi la
voiture, comme des objets au motif qu’on y entre : pour lui, l’homme « reste extérieur à ces
objets en général » (ibid.). Cette ultime concession nous autorise-t-elle à ne pas écarter un
bel objet, la Rolls-Royce qu’un riche séducteur propose à la convoitise de la femme qu’il
18
veut « cueillir » ? Autre restriction, d’importance celle-ci, pour le théâtre : A. Moles exclut
le mobilier sous prétexte que « le meuble est, contrairement à son étymologie, immobile et
généralement volumineux », un meuble « n’acquiert la qualité d’objet que quand il devient
19
mobile, transportable ou transporté, comme un guéridon ou une chaise. » . Pour cette
raison, tous les éléments statiques d’un décor de théâtre ne pourraient être considérés
comme des objets : pourtant, avec une pointe de mauvaise foi, nous serions tentée de dire
qu’à défaut d’être maniés par les comédiens, ceux-ci le sont par les machinistes ou par
la machinerie, et bien souvent à vue dans les mises en scène contemporaines. La Folle
de Chaillot et l’Egoutier viennent d’ailleurs à notre secours pour cette contestation : il suffit
d’un « secret », et « Un pan du mur pivote. » (FC, II, p. 992). Faut-il renoncer à compter
parmi les objets ce « mur » du sous-sol d’Aurélie qui n’est certes pas à l’échelle humaine,
12
Cf. F. Dagognet : « Distinguons ces deux catégories, celle des choses et celle des objets. La pierre, par exemple, appartient à la
première – celle de la choséité – tandis que, si elle est sciée polie ou simplement "marquée" et gravée, elle devient un presse-papier
éventuellement, mais relève alors du monde des produits ou des objets. » (F. Dagognet, Eloge de l’objet : pour une philosophie de
la marchandise, Paris, Vrin, 1989, p. 19-20). Et, pour le théâtre, cf. M. Corvin : « On distingue habituellement entre les choses qui
sont toujours de l’ordre de la nature et les objets qui sont le produit de l’activité de l’homme ; au théâtre, en revanche, il n’y a que
des objets qui peuvent renvoyer à un paysage ou à une culture, à une situation ou à un personnage. » (Dictionnaire encyclopédique
du théâtre, Paris, Bordas, 1995, article « Objet », p. 656).
13
14
15
16
17
18
19
J. Baudrillard, Le Système des objets, Paris, Denoël, collection « Médiations », 1976, p. 8.
Respectivement El., I, 1, p. 598 et El., II, 6, p. 660.
A. Moles, Théorie des objets, op. cit., p. 27.
M. Vuillermoz, Le Système des objets dans le théâtre français des années 1625-1650, Genève, Librairie Droz, 2000, p. 26.
A. Moles, Théorie des objets, op. cit., p. 27.
Le Chiffonnier, dans le rôle d’un « mec », FC, II, p. 1014.
« Objet et communication. », art. cit., p. 5.
13
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
mais qui est mobile ? Si nous acceptons le postulat d’A. Moles, nous devrons écarter le
« secrétaire » de la chambre d’Isabelle (Int., III, 3, p. 340), les « portes de la guerre »
désignées dans une didascalie comme un « monument » (GT, II, p. 512), les « colonnes »
20
du palais d’Agamemnon et de celui du roi Hercule . Cependant, au théâtre, le terme de
« praticable » désigne un élément du décor, mobile ou non, qui permet le jeu des comédiens,
l’escalier en étant le meilleur exemple dans deux pièces aussi différentes que Siegfried et
21
Ondine .
Nous voyons combien les critères retenus par A. Moles qui s’appliquent aux objets dans
la réalité sociale soulèvent autant de questions qu’ils apportent de réponses pour les objets
au théâtre. Le recours à la sémiologie du théâtre s’impose donc.
L’objet selon les sémiologues.
22
Pour M. Corvin, l’objet théâtral est « un élément concret de la scénographie » . Comme
A. Moles, il insiste sur les proportions de l’objet, sur le fait qu’il « doit être maniable ». Il
convient cependant que le texte « appelle » l’objet, qu’il soit inscrit dans les didascalies ou
dans le dialogue.
A. Ubersfeld envisage d’abord, à l’instar des sémiologues, l’objet théâtral comme
élément de la représentation :
« L’espace théâtral n’est pas vide : il est occupé par une série d’éléments
concrets, dont l’importance relative est variable et qui sont : -les corps des
comédiens, -les éléments du décor, -les accessoires. Les uns et les autres
23
méritent, à des titres divers, le nom d’objets. » .
Elle fait ensuite une remarque pour nous essentielle : l’objet théâtral « peut avoir un statut
scriptural ou une existence scénique », et, à partir de là, elle propose une définition de l’objet
« au niveau textuel » à l’aide de deux critères :
« a) Un premier critère, grammatical : est objet, dans le texte, le non-animé (le
personnage ne devient scéniquement objet que s’il est transformé en non-animé,
avec les traits du non-animé, la non-parole et le non-mouvement). b) Un critère
de contenu : est objet dans le texte de théâtre ce qui pourrait à la rigueur figurer
scéniquement ; critère extrêmement lâche, on s’en doute. ».
S’ensuit la définition que nous retiendrons : est objet théâtral dans son statut textuel « ce
qui est syntagme nominal, non-animé et dont on pourrait à la rigueur donner une figuration
24
scénique […]. » .
Prenant l’exemple du théâtre de Racine, elle considère comme objets aussi bien des
parties du corps que des éléments de décor et « certains emplois abstraits (métonymiques
ou métaphoriques) comme feux ou fers. ».
20
21
22
23
24
14
Respectivement El., I, 2, p. 607 et Ond., II, 2, p. 795.
Sieg., I, 7, p. 19-20 et Ond., II, 9, p. 802.
M. Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, op. cit., p. 655.
A. Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, Editions sociales, « Classiques du peuple », 1978, p. 194.
Ibid., p. 195-196.
Introduction
Nous écarterons du domaine de définition de l’objet les parties du corps qui, la plupart
du temps, ne correspondent pas au critère grammatical de « non-animé », exception faite
25
du cadavre . En revanche, « le terme d’objet tend[ant] à remplacer dans les écrits critiques
26
ceux d’accessoire ou de décor », comme le fait remarquer P. Pavis , nous prendrons en
compte les uns et les autres ; quant aux emplois dans des figures et des images, ils sont
trop riches de significations pour ne pas être conservés.
L’objet au cœur de la crise des représentations.
Si nous prenons le parti de l’histoire des arts dont la démarche consiste à contextualiser les
productions artistiques, de quelque domaine qu’elles soient, nous voyons que l’objet est au
cœur de la crise des représentations dès la fin du dix-neuvième siècle et pendant toute la
première moitié du vingtième.
En effet, la période pendant laquelle Giraudoux écrit pour le théâtre voit se poursuivre
un mouvement de réflexion théorique sur la mimésis et sur la représentation largement
27
amorcé au tournant du siècle dans plusieurs pays d’Europe . Les œuvres qui s’inscrivent
dans ce questionnement, autant que les théories, font une place importante à l’objet.
Une rapide contextualisation historique nous permettra de comprendre pourquoi la plupart
des mouvements artistiques européens prennent en compte les objets à la fois dans un
propos théorique et dans la mise en œuvre artistique. Nous souhaitons par ce biais mieux
appréhender le discours tenu sur l’objet et les objets au théâtre. Il ne sera pas question de
faire ici un panorama des arts, ni du théâtre des années 1880 à 1945 en Europe, mais de
mettre en perspective l’œuvre dramatique de celui qui n’était étranger ni à son époque, ni
28
aux préoccupations artistiques contemporaines, Jean Giraudoux .
Pour cela, nous envisagerons d’abord la place des objets dans la société, puis celle
qu’ils ont occupée dans la vie de Jean Giraudoux.
Les objets dans la société.
Historiens et sociologues soulignent l’impact que la révolution industrielle et technologique
aux dix-neuvième et vingtième siècles a eu, non seulement sur la production des objets et
leur fonctionnalité, mais aussi sur le rapport de l’homme à l’objet et sur les représentations
qu’il s’en fait.
25
Il nous semble en effet que l’élargissement de la définition de l’objet qu’opère A. Ubersfeld à partir du théâtre de Racine
se justifie difficilement à partir du moment où l’objet prend, dans tous les arts, une dimension particulière. En outre, l’importance du
corps dans le théâtre de Giraudoux justifierait à elle seule une thèse.
26
27
P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, A. Colin, 2004, p. 233, article « Objet ».
Comme en témoigne l’ouvrage de R. Abirached, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, collection
« Tel », 1994.
28
Voir Annexe 1. Chronologie sommaire.
15
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
J. Baudrillard oppose ainsi à l’objet dans « l’environnement traditionnel » l’objet
29
moderne dont la finalité est « la fonctionnalité maximale ».
Le dix-huitième siècle a vu un premier foisonnement des objets techniques « dont
l’Encyclopédie a voulu rendre compte » et dont le théâtre s’est fait indirectement l’écho
par la place de plus en plus importante accordée aux objets, tant dans les didascalies de
décors et de costumes, dans le théâtre de Beaumarchais par exemple, que dans l’action,
30
aussi bien chez celui-ci que chez Goldoni . Mais, avec le développement de la civilisation
urbaine et surtout des technologies modernes, les objets modifient le rapport de l’homme
au monde et à lui-même. Jean Baudrillard parle à ce propos d’une autre dialectique entre
31
l’homme et les objets, « la dialectique sociale des forces de production » . Au théâtre, il
faut attendre Piscator et surtout Brecht pour que cette dialectique soit véritablement prise
en compte dans sa dimension idéologique.
Les mentalités, on le sait, évoluent moins vite que les structures socio-économiques,
et l’on voit jusqu’au milieu du vingtième siècle perdurer dans la paysannerie le modèle
traditionnel d’une « relation profonde, gestuelle, de l’homme aux objets », qu’il s’agisse de la
32
faux , des corbeilles ou des cruches, exemples donnés par Baudrillard ; de plus, l’habitation
33
est, dans ce milieu, organisée autour du foyer, l’horloge ajoutant sa présence rassurante ,
ce qu’Antoine donne à voir au Théâtre Libre et, de façon plus inattendue, Giraudoux dans
l’espace hors scène d’Ondine, mais non dans la cabane de pêcheurs du premier acte, ce
qui pose d’entrée la question du statut de l’objet.
34
Quant à « l’intérieur bourgeois type, [il] est [lui aussi] d’ordre patriarcal » : cela se
manifeste à la fois par une recherche de l’intimité, par la clôture de l’espace, par la présence
de meubles et d’objets enfin dont la fonction sociale et affective recoupe la fonction pratique,
ainsi du buffet, du lit, du canapé, salle à manger, chambre et salon fournissant le décor de
tout le théâtre de Boulevard, avec glaces et pendules sur les cheminées, objets que nous
trouvons dans des œuvres de l’entre deux guerres, et pas exclusivement dans le théâtre de
35
Boulevard, alors que Giraudoux, bien avant Sartre et Ionesco , met en cause de diverses
manières leur présence et leurs fonctions traditionnelles.
Dès le Second Empire, l’intérieur bourgeois a vu « une profusion de bibelots, de
tableaux, de petits meubles inutiles » : le décoratif contribue à la saturation de l’espace en
36
même temps qu’il est signe de richesse. Pierre Sorlin souligne que « le mobilier s’en tient
aux imitations [avec] le Pompadour dans les salons et le Henri II dans les salles à manger. ».
La modernité ne s’impose guère, en dépit de l’Art Nouveau et de fabriques comme celles
29
30
J. Baudrillard, Le Système des objets, op. cit., p. 24.
Pour les didascalies précises, Le Mariage de Figaro est un modèle du genre. Quant aux objets pivots de l’action, pensons
à l’épingle de Suzanne, au ruban de la comtesse ; pour Goldoni, à l’éventail qui donne son nom à une comédie et au flacon d’eau
de mélisse de La Locandiera.
31
32
33
34
35
36
16
J. Baudrillard, Le Système des objets, op. cit., p. 68.
Ibid., p. 67.
Ibid., p. 33.
Ibid., p. 21.
Nous pensons aux canapés mal assortis de Huis clos et à la pendule de La Cantatrice chauve.
P. Sorlin, La Société française, Paris, Artaud, 1969, t. 1, 1840-1914, p. 154.
Introduction
37
de Gallé ou de Daum , puis de l’Art Déco : nous verrons que l’appartement de Thérèse,
38
dans L’Apollon de Bellac,réunit tout ce que l’on peut imaginer en matière d’imitations .
Par ailleurs, le goût des collections va s’amplifiant à la fin du dix-neuvième siècle et
au début du vingtième siècle : il ne concerne pas seulement les marchands tels DurandRuel ou Kahnweiler et les artistes comme Apollinaire et, plus tard, Breton, mais aussi les
« nouveaux riches » après la Première Guerre mondiale et se répand peu à peu en même
temps que celui des « antiquités » : il s’agit alors de céder à un « goût de la possession, à
39
une passion pour les objets, voire à un fétichisme. » .
40
Au cours des années 20 et 30, de nouveaux produits et de nouveaux ustensiles font
leur apparition qui vont changer la vie de la ménagère et s’inscrivent par là dans tout le
mouvement de libération de la femme qui prend dans ces années là toute son ampleur et
41
dont on trouve des échos dans la littérature et au cinéma . Le design auquel le Bauhaus et
les années Art déco donnent ses lettres de noblesse voit « l’incorporation de préoccupations
42
esthétiques dans l’objet industriel » , ce qui modifie la perception que l’on a de l’objet.
L’Exposition Internationale des Arts décoratifs de 1925 présente les robes et les tissus de
Sonia Delaunay, les verres de Daum et de Lalique, le mobilier de Ruhlmann : des objets qui
réunissent la recherche artistique , la mode et le souci du confort.
Les objets dans la vie de Jean Giraudoux.
Que retrouvons-nous de ces objets et de ces comportements sociaux dans la vie de Jean
Giraudoux ? Quelques interviews, quelques passages de la correspondance et la récente
43
biographie de Jacques Body permettent d’imaginer les objets dont Giraudoux aimait à
s’entourer. Ainsi une lettre à Paul Morand du 13 octobre 1919 se fait-elle l’écho de ses goûts :
« J’ai acheté un masque Louis XIV, une assiette Compagnie des Indes avec deux
antilopes noires, vendu mon piano 220 (acheté 31), acheté une étagère anglaise
37
C’est encore un vase de Sèvres qui trône dans la salle à manger des Paumelle dans Victor ou les enfants au pouvoir de
Vitrac, un Saxe dans Jean de la lune de M. Achard et un bronze de Barbédienne dans le salon de Huis Clos de Sartre.
38
39
40
Ap., sc. 8, p. 940.
J. Baudrillard, op. cit., p. 120 sq.
Ainsi, à la Foire de Paris, en 1929, sont présentés le réfrigérateur, le grille-pain électrique venu des Etats-Unis, l’autocuiseur
et l’épluche-légumes. Le « moulin-légume » (sic) en fer blanc émaillé commercialisé par la firme Moulinex reste l’emblème de cette
libération de la ménagère. Cf. Journal de la France de 1900 à nos jours, sous la direction de J. Marseille, Paris [Bordas/ Her, 1999],
Larousse-Vuef, 2003, p. 200. Nous ne surprendrons pas en disant qu’aucun de ces objets n’a sa place dans le théâtre de Giraudoux,
exception faite de deux mentions du réfrigérateur dans la dénomination courante du langage parlé de « frigidaire » (T, II, tableau IV,
3, p. 441, FC, II, p. 1001).
41
42
Avec le fameux roman de V. Margueritte, La Garçonne (1922), des films comme L’Inhumaine de M. L’Herbier (1924).
B. Blandin, La Construction du social par les objets, Paris, PUF, « Sociologie d’aujourd’hui », 2002, p. 10. L’intervention de
l’artiste aboutira à la « transfiguration de l’objet industriel ou design en œuvre d’art. » (ibid.), les ready made.
43
J. Body, Jean Giraudoux, Paris, NRF, Gallimard, 2004.
17
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Louis XVIII merveilleuse, vendu console Empire repoussante 100 (achetée 25, non
44
payée encore). » .
Outre l’humour, on notera le mélange des styles et l’absence d’objets de facture moderne
dans cette lettre qui ne témoigne d’aucune relation affective aux objets. Plus tard, « Jean
45
et Suzanne continuent de fréquenter les galeries de peinture et les antiquaires . Il a mis
46
la main sur un grand tableau de l’école française du XVIème siècle. », écrit J. Body .
L’appartement de la rue du Pré-aux-Clercs, habité de 1921 à 1934, est évoqué par un
journaliste :
« Derrière la table Louis XV, entre la lampe austère et le téléphone, un buste clair
47
un peu frêle : Giraudoux. » .
48
Au Quai d’Orsay, dans le vaste salon, le même signale « deux énormes potiches » , dans le
cabinet de travail, le fameux tableau « de l’école française » et, « parmi les toiles anciennes
49
de grande beauté, une lampe moderne en verre limpide, une commode de style […]. » . Un
50
autre journaliste remarque, « juché sur une armoire, un centurion de marbre » , et Yvonne
Moustiers souligne « la fusion des époques », « le clair confort de grands divans et de
51
fauteuils modernes » s’harmonisant avec « de beaux meubles anciens » dans le salon .
Ces éléments traduisent non seulement un changement de statut social, mais reflètent
également l’évolution des goûts de Giraudoux, esprit éclectique dont on remarquera qu’il se
plaît à rapprocher les époques et les styles comme il le fait dans son théâtre. L’on connaît le
52
pastel de Vuillard montrant l’écrivain à sa table de travail aussi peu encombrée que celle
de Colette pouvait être surchargée de bibelots et de sulfures.
53
En matière de peinture, Giraudoux, comme Zelten, a fréquenté Montparnasse , il a
54
visité l’exposition « d’art nègre » chez Paul Guillaumin en 1916 et selon J. Body, « laisse
à Cocteau, aux mondains et aux snobs les œuvres à scandale, les formes fracassantes,
les révolutions esthétiques importées d’Allemagne ou d’Espagne. […]. Mais il n’est pas non
44
45
J. Giraudoux, lettre citée dans J. Body, op. cit., p. 370.
Un héros de Giraudoux, Forestier, garde de son créateur ce goût des objets décoratifs et des beaux meubles : « Pas une trace ne
subsistait de la sûreté avec laquelle il avait jadis retiré de cent boutiques d’antiquaires et de trois ateliers modernes tous les meubles
et tous les objets qui depuis le XVIème siècle et en passant par Iribe n’avaient été faits que pour lui. » (Siegfried et le Limousin, ORC,
chap.III, p. 677). Pour Iribe, nous retranscrivons la note de la Pléiade : « Le dessinateur Paul Iribe avait fondé, pendant la guerre de
1914, un journal anti-allemand, Le Mot, auquel collaborèrent Gide, Cocteau, Dufy, Léger et bien d’autres. » (n. 1/ p. 677, p. 1688).
46
47
J. Body, Jean Giraudoux, op. cit., p. 476.
er
Article de F.-R. Dumas, paru dans la Revue mondiale le 1 juillet 1927, cité dans CJG n° 14, p. 77. La biographie de J.
Body permet de compléter cet inventaire : « le goût, le souci du décor, l’amour des beaux meubles sont peut-être ce qui
unit le plus fortement Jean et Suzanne […] des meubles Louis XVI en acajou ou bois de violette, des bronzes Empire, des
glaces à cadre doré, service de table en nacre et en argent […]. » (J. Body, Jean Giraudoux, op. cit., p. 391).
48
49
50
51
52
Article de C. Dherelle dans Paris Soir du 24 février 1933, cité dans CJG n° 19, p. 98-99.
Article de F.-R. Dumas cité, CJG n° 14, p. 78.
Article de G. Champeaux dans Les Annales politiques et littéraires du 10 septembre 1935, cité dans CJG n° 19, p. 174.
Article d’Y. Moustiers dans L’Intransigeant du 30 avril 1937, cité dans CJG n° 19, p. 207.
Vuillard, Jean Giraudoux écrivant, pastel, 1926.
53
54
18
Cf. Robineau à Geneviève : « Tu l’as vu d’ailleurs, Zelten, à Montparnasse. » (Sieg., I, 5, p. 13).
Nous devons ces informations à J. Body, op. cit., p. 264 et p. 334.
Introduction
plus de ceux qui, à la même date, en pleine exposition Durand-Ruel, ont traité les jeunes
peintres de "dégénérés" et de "Boches"... […]. Son goût à lui […] le porte vers des artistes
délicats, figuratifs, tout en nuances, […], ce sont des coloristes revenus du fauvisme : Derain,
55
Bonnard, Vuillard, Marie Laurencin. » .
Après une période « cézanienne » et la tentation cubiste, Derain renoue, pour les
natures mortes, avec la tradition des peintres hollandais du dix-septième siècle, Bonnard et
Vuillard diluent l’objet dans les taches colorées, même lorsqu’ils peignent des intérieurs, ce
qu’avaient déjà fait les Impressionnistes ou Degas, – dans Les Repasseuses, par exemple,
Renoir dans Le Déjeuner des canotiers, ceci à l’inverse du réalisme d’un Courbet.
En effet, comme l’écrit M.-C. Hubert, « tous les arts du vingtième siècle ont repensé le
concept de mimésis [en raison de] l’apparition photographique puis filmique qui offre une
copie fidèle du réel (et par là même) a ruiné le rêve du réalisme dans les arts de l’espace,
56
particulièrement en peinture et au théâtre. » .
Ceci nous amène à considérer la place des objets dans les arts plastiques ainsi que
les choix artistiques et esthétiques dont elle témoigne.
Les objets dans les arts plastiques.
La véritable rupture dans la représentation des objets est le fruit des recherches de Cézanne
dans des natures mortes où l’objet, nappe, torchon ou pichet, est d’abord un volume jouant
avec d’autres volumes et structurant l’espace de la toile. La Bouteille de menthe
cet égard significative :
57
est à
« La profondeur de la table étant supprimée, les objets semblent suspendus sur
des plans verticaux mais, dans cet espace contracté, l’artiste peint une carafe
translucide, à travers laquelle apparaissent les différents plans des objets […]
Tout le tableau constitue un exemple de l’indépendance à l’égard du réel dont
58
Cézanne fait preuve dans l’expression de sa volonté constructive. » .
Cette analyse soulève la question centrale du rapport de l’œuvre d’art au réel, cependant,
la notion de représentation n’est pas remise en cause : cette toile reste figurative.
Nous savons que la « révolution cubiste » part des recherches de Cézanne. Les objets
récurrents dans les toiles de Picasso, Braque, Juan Gris, guéridon, journal, guitare, sont
déconstruits, comme le sont les visages. Le peintre juxtapose ou surimpose les divers
55
J. Body, op. cit., p. 339-340. E. Goulding évoque l’un des derniers textes de Giraudoux, Combat avec l’image : « Dans
Combat avec l’image, Giraudoux nous rappelle sa vie d’amateur d’art, de collectionneur de tableaux. En plus du dessin de Foujita, il
mentionne certains de ses autres trésors […]. Il fait allusion à des peintres […] y compris Cranach, Véronèse, La Joconde, l’Olympia
de Manet ; à d’autres de réputation plus discutée, les femmes de Dali, de Bouguereau, de Burne Jones. Chirico est également évoqué,
ainsi qu’un certain tableau à scandale fait par Duchamp et Picabia. » (Mona Lisa à moustaches). (E. Goulding, « "Andromaque, je
pense à vous !" Réflexions sur Combat avec l’image », dans La Guerre de Troie a-t-elle eu lieu ? Jean Giraudoux : les dernières
œuvres, Istanbul, Les Editions Isis en co-édition avec Tours, Littérature et nation, 1992, p. 125.
56
57
58
M.-C. Hubert, Les grandes Théories du théâtre, Paris, Armand Colin, 1998. p. 206.
P. Cézanne, La Bouteille de menthe, 1890-1894, National Gallery of Art, Washington.
Cézanne, texte original de M.-T. Benedetti, adaptation française de M.-C. Gamberini, Paris, Gründ, 1995, p. 204.
19
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
points de vue du sujet sur l’objet, donnant ainsi à voir au spectateur du tableau non un
moment de l’objet mais plusieurs, offerts simultanément au regard. Il modifie ainsi la relation
du spectateur à l’espace et au temps, aussi bien que celle de l’objet regardé et du sujet
regardant. Cependant, le cubisme analytique rompt avec la reproduction univoque de l’objet,
non avec sa représentation.
59
Bien plus radicalement, Malevitch et son Carré noir sur fond blanc en 1915, Mondrian
vers 1917, et, avant eux, Kandinsky dès 1911, peignent des toiles non figuratives, or, l’art
abstrait suppose, avec l’abandon de toute référence à la réalité concrète, la disparition de
l’objet, qui va de pair avec celle du sujet du tableau. Kandinsky, dans Regards sur le passé,
affirme :
« L’objet de [l’art] n’est pas l’objet matériel concret auquel on s’attachait
exclusivement à l’époque précédente - étape dépassée - ce sera le contenu même
60
de l’art, son essence, son âme. » .
A l’inverse, les Futuristes et les Constructivistes font entrer dans l’œuvre d’art tout ce qui
appartient à la vie moderne, automobiles, avions, machines, ampoules électriques, objets
divers et ils mettent l’accent sur le dynamisme et la vitesse, caractéristiques du monde
moderne.
Dans le Manifeste du futurisme, Marinetti écrit :
« Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté
nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre
orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive… une automobile
rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de
61
Samothrace. » .
Si l’aspect provocateur d’une telle déclaration est évident, il n’en demeure pas moins
l’affirmation d’une valeur esthétique du moderne en rupture avec les canons du beau
maintenus par l’académisme.
Les Constructivistes russes, quant à eux, réintroduisent la notion d’objet à partir du
concept de « production ». Le titre de la revue publiée en trois langues à Berlin en 1922,
Vešč/ Gegenstand / Objet est significatif.
« Le créateur avait fait place à un producteur qui devait prouver son savoir-faire
technique […]. Il n’était plus question de créer une œuvre, mais de produire un
62
objet, une chose. » .
Dans un essai à valeur de manifeste, Ilia Ehrenbourg rapproche l’art et l’industrie :
« Les artistes constructeurs font des objets (des tableaux, des statues, des
poèmes, etc.). Ils perçoivent les objets créés par les constructeurs techniciens
59
60
Malévitch, Carré noir sur fond blanc, 1915, Leningrad, Musée russe.
Kandinsky, Regards sur le passé et autres textes, 1912-1922, Paris, Hermann, 1974, cité dans J. Pierre, Breton et la
peinture, Lausanne, Cahiers des Avant-Gardes, Editions de l’Age d’homme, 1987, p. 98.
61
F. T. Marinetti, Premier Manifeste du futurisme, publié en français dans le Figaro du 20 février 1909, cité dans Le
Futurisme, 1909-1916, Paris, Musée national d’art moderne, Edition des musées nationaux, 1973, p. 3.
62
C. Hamon Siréjols, Le Constructivisme au théâtre, Paris, Editions du CNRS, 1991, p. 66. Remarquons au passage la
confusion terminologique entre les deux termes que nous avons distingués, confusion d’autant plus surprenante que tout
le propos prouve qu’il s’agit d’objets.
20
Introduction
(les machines, les ponts, les paquebots), non seulement comme des objets
proches, mais comme des objets qui peuvent les aider sur la voie de la mise en
63
forme d’un nouveau style. » .
L’on ne peut ignorer l’élargissement du champ définitionnel de l’objet auquel se livre ici
Ehrenbourg : tout ce qui est un produit de l’activité humaine, artistique ou industrielle, est
objet. Nous rappellerons l’importance accordée par les Constructivistes au matériau et à
la fonctionnalité, même s’ils affirment ne pas souhaiter « réduire la création artistique aux
64
objets fonctionnels. » . Nous verrons la portée de telles déclarations pour le théâtre. Par
ailleurs, le Constructivisme « emprunte à la vie quotidienne, au langage des journaux,
65
aux techniques nouvelles » et à d’autres formes d’art (le cirque, le music-hall, le cinéma
burlesque de Chaplin) ses sources d’inspiration dans les arts plastiques comme au théâtre,
or, dans ces formes d’art, les objets ont une place importante.
Avant le constructivisme, le verbe « produire » avait été revendiqué par un artiste dada,
Jean Arp, dans une tout autre perspective :
66
« Nous ne voulons pas reproduire, nous voulons produire. » .
Se trouvent associés dans cette phrase le rejet de toute représentation et la volonté
de construire des objets en dehors de toutes les conventions, aussi bien esthétiques
que morales ou idéologiques et en dehors de toute fonctionnalité : c’est là bien sûr que
« Dada » est véritablement révolutionnaire. « Dada » prend ses objets dans l’environnement
matériel des hommes, mais les isole de leur contexte. Les ready-made de Marcel Duchamp
soulèvent « une question fondamentale : quelles sont les qualités et les conditions requises
67
pour qu’un objet puisse être défini comme œuvre d’art ? » . La Fontaine, urinoir en
porcelaine envoyé à la Society of Independent Artists pour l’exposition de 1917 à New
68
York, et refusé , est un objet industriel mais il a subi plusieurs « manipulations destinées
69
à transformer le produit tout fait en œuvre d’art » . Un des gestes « dada », outre la
provocation, est le détournement de la fonction utilitaire des objets et l’échec fonctionnel de
l’objet produit : ainsi du premier ready-made de Duchamp, La Roue de bicyclette (1913),
70
constitué d’une roue sur un tabouret de cuisine, du Porte-bouteilles ou de la photographie
71
du fer à repasser de Man Ray dans Cadeau
: des clous de cuivre ayant été collés sur
la plaque du fer à repasser, celui-ci ne peut que déchirer au lieu d’aplanir, e qui le rend
parfaitement inutilisable. L’on peut voir là un des modes de l’ironie « dada ». Mais c’est
aussi un « monde objectif mécanique » que crée Dada, qu’il s’agisse de L’Esprit de notre
72
temps (Tête mécanique) de Raoul Hausman ou des personnages mannequins de Giorgio
63
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65
66
67
68
69
Et pourtant elle tourne ! Moscou, Berlin, Edition Hélikon, 1922, cité dans C. Hamon Siréjols, op. cit., p. 66.
Dans la revue Vešč déjà évoquée, citée par C. Hamon Siréjols, op. cit., p. 66.
Ibid.
Cité dans D. Elger, U. Grosenick, Dadaïsme, Cologne, Taschen, 2004, p. 28.
D. Elger, U. Grosenick op. cit., p. 80.
M. Duchamp, Fontaine, 1917, Stockholm, Moderna Museet.
D. Elger et U. Grosenick le décrivent ainsi : « 1. Il l’a placé sur un socle. 2. Il l’a signé et daté. 3. Il l’a envoyé à une exposition
d’art contemporain. » (op. cit., p. 80).
70
71
72
M. Duchamp, Porte-bouteilles , 1914, Paris, Musée National d’Art Moderne, Centre Pompidou.
Man Ray, Cadeau, 1921, New York, The Museum of Modern Art, James Thrall Soby Fund, 1966.
R. Hausman, L’Esprit de notre temps (Tête mécanique), 1919-1920, Paris, Musée National d’Art Moderne, Centre Pompidou.
21
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
de Chirico : tous les éléments de la conscience humaine sont rejetés à l’extérieur de la
tête sous forme d’accessoires signifiants dans Tête mécanique. Cette réification de l’être
humain est au cœur de la crise des représentations, aussi bien plastiques que théâtrales,
mais son traitement, et surtout ses significations, diffèrent dans les œuvres.
Dans son rapide historique, le Dictionnaire abrégé du surréalisme, considère que « les
ready-made et ready-made aidés, objets choisis ou composés, à partir de 1914, par Marcel
Duchamp, constituent les premiers objets surréalistes. », Breton ajoute qu’en 1924, luimême propose de fabriquer et de mettre en circulation « certains de ces objets qu’on
n’aperçoit qu’en rêve » , ce qu’il appelle des « objets oniriques ». En 1930, Salvador Dali
construit et définit l’objet « à fonctionnement symbolique (objet qui se prête à un minimum
de fonctionnement mécanique et qui est basé sur les phantasmes et représentations
73
susceptibles d’être provoqués par la réalisation d’actes inconscients). » . Notons qu’ici le
terme de « représentation » se charge de tout ce qui est d’ordre mental et psychique, sans
référence à une réalité extérieure au sujet, l’idée de « l’objet onirique » est une forme de défi
à la réalité : l’inexistant matériel, pur produit de l’inconscient, sera « fabriqué ». Autre objet
surréaliste, l’objet trouvé est le lieu d’une véritable rencontre : sorti de la vie quotidienne et
privé de sa fonction utilitaire, il « est disponible pour l’imaginaire et permet l’objectivation
de l’activité de rêve (ou) de l’activité inconsciente de la veille. », explique Breton dans « Le
74
Surréalisme et la peinture » . Ainsi, la cuiller en bois dont le manche est orné d’un petit
soulier lui rend-elle la « pantoufle de vair » de Cendrillon, qui symbolise pour lui « une femme
unique, inconnue ». Plus extraordinaire encore est évoquée dans Nadja, la trouvaille d’un
demi-masque de métal qui permet à Giacometti de conduire un projet artistique interrompu
75
à son achèvement .
Enfin, les « objets interprétés » sont des objets ordinaires métamorphosés par « des
formes insolites ou un changement de matériau », écrit Claude Abastado, qui donne comme
exemple Le déjeuner en fourrure de Meret Oppenheim (1936), « ensemble – soucoupe,
76
tasse, et petite cuiller – entièrement recouvert de fourrure. » . La plupart du temps, ces
objets ont une signification érotique : il en est ainsi de ceux que construit Dali selon la
77
méthode « paranoïa-critique » .
Le Surréalisme a, par ailleurs, cultivé de nouvelles associations entre le langage verbal
et le langage de l’image, ce qui a contribué, dans un premier temps, à la négation radicale
de la représentation mimétique du réel, ainsi, le tableau de Magritte représentant une pipe
intègre une phrase calligraphiée niant que ce que nous percevons soit l’objet pipe :
73
A. Breton, Dictionnaire abrégé du surréalisme, in Œuvres complètes, Paris, NRF, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1992, t. 2, p. 816.
74
75
A. Breton, « Le surréalisme et la peinture. », dans Crise de l’objet, Paris, Cahiers d’art, numéro spécial, 1936, p. 277.
A. Breton, L’Amour fou, p. 5 et p. 44, cité par J. Pierre, André Breton et la peinture, Lausanne, L’Age d’homme, Cahiers
des avant-gardes, 1987, p. 168. Dans Nadja, nous avons la photographie de « cette sorte de demi-cylindre blanc irrégulier […]
précieusement contenu dans un écrin », trouvé au « marché aux puces » de Saint-Ouen où le narrateur dit être « souvent, en quête de
ces objets qu’on ne trouve nulle part ailleurs, démodés, fragmentés, inutilisables, presque incompréhensibles, pervers enfin au sens
où [il] l’entend et où [il] l’aime. » - objet pervers que celui qui pervertit la relation au réel et impose au sujet de nouvelles représentations.
(A. Breton, Nadja, Paris, Editions Gallimard, collection « Folio », 1964, p. 62).
76
77
C. Abastado, Le Surréalisme, Paris, Classiques Hachette, collection “ Faire le point, Espace littéraire ”, 1975, p. 207.
Comme le Taxi pluvieux (1938) qui « montre un mannequin noyé sous la pluie, enlisé dans un monceau de légumes et
couvert d’escargots (vivants). », exemple donné par C. Abastado qui le commente ainsi : « Les objets n’existent qu’en fonction du
désir d’un sujet. Ils échappent en somme au principe de réalité pour n’obéir qu'au principe de plaisir. ». (C. Abastado, op. cit., p. 204).
22
Introduction
« Ceci n’est pas une pipe. ».
En effet, ce que nous voyons, c’est la représentation picturale de l’objet « pipe », non la
pipe elle-même. Breton, quant à lui, renoue avec une pratique ancestrale mêlant images
visuelles et signes graphiques pour créer des « poèmes-objets » : s’ils semblent s’inscrire
dans la lignée des emblèmes et devises des seizième et dix-septième siècles, avec la même
78
règle –« cacher pour révéler » -, il en va tout autrement de l’effet produit :
« Dans le poème-objet de Breton [la] concordance rationnelle et métaphysique
[de l’emblème baroque] est inopérante […]. Mais ce qui se perd en intelligibilité
se gagne en pouvoir de surprise et d’invention […]. Arrachés à leur contexte, les
objets sont déviés de leur usage et de leur signification. Ce ne sont plus vraiment
79
des objets et ce ne sont pas encore tout à fait des signes. » .
La lecture se transforme en regard et ce d’autant plus que les lignes, les couleurs, les
matériaux des « poèmes-objets » invitent à les saisir dans l’espace et dans une sorte de
80
hors temps, celui du regard du spectateur qui les appréhende .
Les avant-gardes artistiques, dans le domaine des arts plastiques, ont donc
radicalement changé le rapport du sujet à l’objet. Qu’en est-il du domaine théâtral ?
De quelques théories et pratiques théâtrales prenant
en considération les objets.
Nous n’avons pas ici d’intention exhaustive : notre dessein est de situer Giraudoux dans
un demi-siècle fécond en révolutions théâtrales, marqué par de fortes personnalités qui ont
toutes, à des degrés divers, fait œuvre de théoricien, et Giraudoux doit être compté des
81
leurs .
Si la fin du dix-neuvième siècle a connu avec le naturalisme le dernier avatar de
l’imitation de la réalité, il a vu aussi se dresser contre cette conception de l’art théâtral, de
tous les horizons, les plus vives critiques, précisément au nom d’une remise en cause de la
mimésis. Brocardant avec humour, dans L’Impromptu de Paris, par personnages interposés,
78
79
80
Préface d’O. Paz à Je vois, j’imagine. Poèmes-objets d’A. Breton, Paris, Gallimard, 1991, p. VI.
Ibid., p. XI.
Nous mentionnerons pour mémoire une autre forme de spatialisation de l’écriture, pratiquée au début de la période qui nous
intéresse par Apollinaire, le calligramme, qui offre au regard une image des objets dans le même temps qu’il les dérobe à la main qui
voudrait s’en emparer autrement que par une pratique de spectateur lecteur : citons par exemple « La cravate et la montre » (Apollinaire,
Œuvres poétiques, préface par André Billy, texte établi et annoté par Marcel Adéma et Michel Décaudin, Paris, Editions Gallimard,
NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 792).
81
Sa réflexion sur le théâtre abordant des questions essentielles, la fonction du théâtre, le public, la qualité des pièces, le décor,
la mise en scène et ce, parfois avec des jugements sur les théories et les pratiques théâtrales qu’il a pu connaître. Cf. B Dawson,
ème
Giraudoux théoricien du théâtre, thèse de 3
cycle, Université de Paris IV, 1977, dactylographiée. En revanche, nous ne dirons
rien des réflexions de Jouvet qui n’aborde pas la question de l’objet, contrairement à Copeau qui réclame dès 1913 « un tréteau nu » :
à la mise en scène « qui a trait aux décors et aux accessoires, nous ne voulons pas accorder d’importance », écrit-il (J. Copeau, « Un
essai de rénovation dramatique » [NRF, septembre 1913], reproduit dans Du théâtre d’art à l’art du théâtre. Anthologie des textes
fondateurs réunis et présentés par J.-F. Dusigne, Paris, Editions théâtrales, 1997, p. 45).
23
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
les comédiens Adam et Dasté, le Théâtre libre, Giraudoux s’inscrit dans ce mouvement
général de refus de la copie de la réalité au théâtre :
« Dasté : C’était joli, le Théâtre Libre ! On disait il est cinq heures, et il y avait une
82
vraie pendule qui sonnait cinq heures. » .
Nous verrons, à propos du statut des objets et de leurs fonctions, comment ses œuvres
résolvent la question.
Pour l’heure, nous tenterons, autant qu’il sera possible, de donner un aperçu de
quelques « -ismes » sans jamais oublier que notre propos est l’objet – au cœur du débat
même quand il n’est pas évoqué explicitement : partie constitutive de la réalité que l’on
veut ou ne veut pas intégrer au « réel » du théâtre. Nous avons conscience de naviguer
dangereusement entre deux écueils : celui du discours généralisant et celui, non moins
périlleux, de la réduction simplificatrice, aussi, pour essayer de maintenir le cap, nous
en tiendrons-nous le plus possible à ce qui peut éclairer par analogie, similitude, ou par
83
différence, les choix de Giraudoux .
Le Naturalisme a radicalisé le réalisme qui s’était installé sur les scènes européennes
dès lemilieu du dix-huitième siècle, les objets envahissant le plateau, les auteurs écrivant
des
84
didascalies de plus en plus précises pour les décors et les costumes . Zola, prétendant
révolutionner la dramaturgie, le fait par le biais du roman : pour lui comme pour Antoine,
« non seulement le décor (conçu comme un anagolon du "milieu" des romans naturalistes)
existe avant le personnage, mais encore il doit parvenir à faire oublier qu’il est décor,
85
artefact. » , d’où la théorie du « quatrième mur » et les vrais objets, les vrais meubles
sur scène comme la pendule ou ce « vrai piano qui a fait hurler de déception » le père de
86
Renoir, et l’a dégoûté du théâtre, si l’on en croit un personnage de Giraudoux . Zola insiste
en effet à plusieurs reprises sur la nécessité de ce qu’il appelle le « décor exact » qui est,
selon lui, « une conséquence du besoin de réalité qui nous tourmente […]. Les personnages
modernes s’assoient, et il leur faut des fauteuils, ils écrivent, et il leur faut des tables, ils se
82
IP., 1, p. 691-692. Rappelons cependant que Giraudoux admirait Antoine acteur et metteur en scène tout en rejetant les
présupposés du naturalisme : « Le Théâtre Libre (j’admire la personnalité d’Antoine, mais il faut bien dire ce qui est), le
Théâtre Libre a fait piétiner le théâtre […]. Les détails matériels vrais, autant d’entraves qui alourdissent et retiennent. […].
Maintenant la pièce ne réussit pas parce que l’horloge marche sur scène ou que la porte a un bouton, mais au contraire
parce qu’aucun des objets n’est plus soumis aux règles habituelles de la logique ou de la pesanteur. » (P. Lagarde, « J.
er
Giraudoux et le théâtre », Les Nouvelles Littéraires, 1 mai 1937, cité dans CJG n° 19, p. 214).
83
Outre les divers écrits théoriques que nous avons pu consulter en langue originale ou en traduction, nous tenons à signaler
notre dette à l’égard de plusieurs ouvrages de référence : ceux de M. Borie, M. de Rougemont, J. Scherer, Esthétique théâtrale,
textes de Platon à Brecht, Paris, SEDES, 1982, C. Hamon Siréjols, Le Constructivisme au théâtre, Paris, Editions du CNRS, 1991,
R. Abirached, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, collection « Tel », 1994, M.-C. Hubert, Les grandes
théories du théâtre, Paris, Armand Colin, 1998, J. de Jomaron, Le Théâtre en France, Paris, Armand Colin, La Pochothèque,1992.
84
Si les romantiques ont mis en cause la scène-miroir, ils n’en ont pas moins concédé au goût du public, Musset excepté,
un décor chargé, un plateau encombré, et des costumes historiques, comme en témoignent les didascalies des drames de Victor
Hugo. Cf. Histoire des spectacles, publié sous la direction de G. Dumur, Paris, Gallimard, « Encyclopédie de la Pléiade », 1965 ; J.
de Jomaron (dir.), Le Théâtre en France, op. cit.
85
86
« Reconstruire le réel ou suggérer l’indicible. », dans J. de Jomaron, Le Théâtre en France, op. cit., p. 715.
« Renoir : A huit ans on a mené mon père au Gymnase. Il y avait sur la scène un vrai piano. Il a hurlé de déception et on
a dû le sortir du théâtre. Il n’y est jamais retourné. » (IP, 1, p. 692).
24
Introduction
couchent, ils s’habillent, ils mangent, ils se chauffent, et il leur faut un mobilier complet. »
Comment ne pas retrouver dans ces mots le souci non seulement de reproduire la réalité
87
extra théâtrale, mais aussi de rivaliser avec la photographie ? En réponse aux critiques
« que fâche cette reproduction minutieuse [et pour qui] seuls les meubles ou les objets qui
servent comme accessoires devraient être réels [et selon lesquels] il faudrait peindre les
autres dans le décor », Zola écrit :
« Comment ne sent-on pas tout l’intérêt qu’un décor exact ajoute à l’action ?
Un décor exact, un salon par exemple, avec ses meubles, ses jardinières, ses
bibelots, pose tout de suite une situation, dit le monde où l’on est, raconte les
88
habitudes des personnages. » .
Cette citation montre à quel point le rôle confié au décor et aux objets par Zola est, en
effet, analogue à celui que jouent les descriptions dans les romans naturalistes : rien n’y
est décoratif, tout est porteur de sens, tout signifie le milieu social dans lequel évoluent
les personnages et dans l’exemple qu’il donne on reconnaît sans peine le salon bourgeois
à l’espace encombré. J.-P. Sarrazac souligne pour sa part l’aspect sémiologique de cette
esthétique en citant une phrase d’Antoine :
« Ce sont ces imperceptibles choses qui font le sens intime, le caractère profond
du milieu qu’on a voulu reconstituer. »
Il souligne la fonction dramatique de ces objets dont Antoine montre l’importance :
« Un crayon retourné, une tasse renversée seront aussi significatifs, d’un effet
aussi certain sur l’esprit du spectateur que les exagérations grandiloquentes du
89
théâtre romantique. » .
Cette remarque, outre qu’elle rend justice à un metteur en scène que Giraudoux admirait,
nous guide vers les fonctions des objets au théâtre.
Zola n’accepte la convention et la machinerie que pour la féerie qui en tire tout son
90
charme, mais se situe à l’opposé des ambitions théâtrales des naturalistes . A ce titre,
n’est-il pas plaisant de voir Giraudoux, dans une pièce consacrée au théâtre, cet Impromptu
de Paris que nous avons déjà cité, attaquer dès le début le naturalisme et finir par un emploi
91
facétieux de la machinerie avec la « gloire » dans laquelle s’élève Robineau ?
Ce rejet du théâtre naturaliste prend, dans les décennies qui nous intéressent, des
voies et des formes différentes.
« La constante de l’avant-garde en France […] est de réduire la part du texte au
profit de l’image, de l’objet, du geste et du jeu, de réduire la part du théâtre au
sens occidental du terme au profit du sensible, du concret, en somme des arts
92
plastiques. », écrit M. Corvin .
87
Technique pour laquelle Zola a manifesté le plus grand intérêt, au point de la pratiquer, et qu’il considère comme un moyen
scientifique d’enregistrement de la réalité.
88
E. Zola, Le Naturalisme au théâtre. Les théories et les exemples [Paris, Charpentier, 1883], Paris, Editions Complexe,
collection « Le théâtre en question », 2003, p. 88- 89.
89
Antoine, plaquette du Théâtre Libre, 1890, citée par J.-P. Sarrazac, op. cit., p. 716.
90
91
92
Cf. Zola, Le Naturalisme au théâtre, op. cit., p. 22.
IP, 4, p. 720.
M. Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, op. cit., p. 82.
25
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Cette remarque s’applique-t-elle à d’autres avant-gardes de la première moitié du vingtième
siècle ?
La stylisation est une des voies qu’emprunte le rejet du naturalisme, et ce, sous des
formes très différentes : les Symbolistes, Jarry, Appia, Craig et Schlemmer au Bauhaus
comme Kandinsky homme de théâtre en sont la preuve, certains d’entre eux vont plus
loin, .dressant l’objet contre le texte, tels Artaud, Appia ou Baty.
« Les symbolistes s’érigent contre la vulgarité du réalisme et réclament un
93
théâtre digne des poètes, un théâtre d’art. », écrit J.-F. Dusigne.
La fondation du Théâtre d’Art par Paul Fort en 1891 se réfère à Mallarmé et à une conception
de l’« œuvre d’art totale » (Gesamtkunstwerk) inspirée de Wagner, et selon laquelle les
arts réunis, peinture, musique, poésie, doivent contribuer à éloigner du réel tangible, d’où
une nouvelle idée de la représentation n’attachant qu’une « importance médiocre au côté
matériel dénommé théâtre. », ce qui se traduit par un très petit nombre d’accessoires et la
primauté du langage pictural aussi bien pour les décors que pour les costumes. R. Abirached
parle à ce propos d’« anti-dramaturgie », considérant que le Symbolisme « malmène la
mimésis […] beaucoup moins parce qu’il la subvertit que parce qu’il l’imite elle- même, en
confiant à l’imagination du spectateur le soin d’accomplir le verbe en figures construites dans
l’espace du rêve, ce qui revient à lui donner les prérogatives de l’acteur, sans les pouvoirs
94
qui y sont attachés. » . Giraudoux, pour sa part, a « souten[u] le théâtre symboliste de
95
Lugné-Poe contre le réalisme d’Antoine. » .
Tout autant marqué par Wagner, au point de mettre en scène la Tétralogie, Appia, dont
on a surtout retenu l’adoption des « plus récentes innovations en matière d’éclairage [a le]
96
goût de la nudité décorative. » , n’ignore pas pour autant les objets auxquels il souhaite
conférer à la fois une fonction esthétique, mais non décorative, et ludique, suggérant par
là le sens moderne du mot « objet » au théâtre, élément manié ou utilisé par l’acteur dans
le jeu théâtral. Il explicite en ces termes le rapport qu’il cherche à établir entre la lumière,
les objets et le corps de l’acteur :
« Un objet n’est plastique sous nos yeux que par la lumière qui le frappe, et sa
plasticité ne peut être mise artistiquement en valeur que par un emploi artistique
de la lumière, cela va de soi. […] Le mouvement du corps humain demande
des obstacles pour s’exprimer ; tous les artistes savent que la beauté des
mouvements du corps dépend de la variété des points d’appui que lui offrent le
sol et les objets. La mobilité de l’acteur ne saurait dons être mise artistiquement
97
en valeur que par une bonne conformation des objets et du sol. » .
La fonction esthétique de l’objet, nous la retrouverons, mais cette fois sur le mode ludique,
dans L’Apollon de Bellac de Giraudoux lorsqu’ Agnès associe au mouvement de l’Huissier
98
la corbeille de l’Office des Grands et Petits Inventeurs ; quant à la relation entre le corps
93
94
95
. F. Dusigne, Du théâtre d’Art à l’Art du théâtre, op. cit., p. 13.
R. Abirached, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, op. cit. , p. 184.
J. Body, Introduction au TC (Pl.) , p. XXIII.
96
97
Guy Dumur, « Echecs et réussites du théâtre contemporain », dans Histoire des spectacles, op. cit., p. 1310.
er
Appia, Adolphe, « Comment réformer notre mise en scène », La Revue, volume I, numéro 9, Paris, 1 juin 1904, p. 342,
dans Du théâtre d’Art à l’Art du théâtre, (op. cit., p. 22).
98
26
« Quand vous avez relevé la corbeille à papier, elle ne s’est pas penchée avec vous, votre silhouette ? » (Ap., 4, p. 926).
Introduction
de l’acteur et les points d’appui, ne nous vaut-elle pas, autant que la référence à l’antique,
le joli mouvement d’Hélène qui « rajuste sa sandale, prenant bien soin de croiser haut la
jambe. » (GT, I, 5, p. 494) ? Pour ce qui est de l’éclairage, Giraudoux en connaît la magie
comme en témoigne la première scène d’Amphitryon 38 :
« Jupiter : Tu vois la fenêtre éclairée, dont la brise remue le voile. Alcmène est
là ! […]. Dans quelques minutes, tu pourras peut- être voir passer son ombre. » (
99
Amph., I, 1, p. 115) .
Confrontons cette réplique à ce qu’écrit Appia :
« Seul l’espace de la scène attend toujours une nouvelle ordonnance […]. Il est
plus ou moins éclairé, les objets que l’on y placera attendront une lumière qui les
100
rende visibles. » .
Pour lui, la lumière modifie le rapport de l’acteur à l’espace scénique qui devient un espace
à trois dimensions et ce d’autant plus que la mobilité des sources lumineuses multiplie les
possibilités puisque, « par l’éclairage, tout est possible […] car il suggère à coup sûr et la
suggestion est la seule base où l’art de la mise en scène puisse s’étendre sans rencontrer
101
d’obstacles, la réalisation matérielle devenant alors secondaire. » . La lumière rend en
effet le décor inutile, dès lors, les praticables, escaliers, plans inclinés s’imposent. Giraudoux
s’en inspire-t-il pour la scénographie que proposent ses pièces « antiques » ? L’influence
99
L’extension de l’éclairage électrique, l’invention, en 1902, par Mariano Fortuny de la lumière réfléchie, l’utilisation des
arcs électriques, la mobilité des sources lumineuses qui met en valeur des volumes et le corps des acteurs, modifient
la perception du spectacle théâtral. Appia, Baty, Jouvet ont su en tirer parti. Giraudoux nous donne un aperçu des
exigences du « Patron » en la matière dans L’Impromptu de Paris : « Marquaire : Les casseroles sont prêtes, Monsieur
Jouvet. Jouvet : Donne- moi la bleue… Ca ne vous fait rien, Monsieur, d’être coloré en bleu une seconde ? Les projecteurs
sont tous dirigés sur M. Robineau. Robineau : Très flatté. Jouvet : La rouge, Marquaire. […]. Jouvet : Donne la jaune,
Marquaire. On va voir comment le jaune va à Monsieur […]. Jouvet : Un peu de mercure, maintenant, pour décomposer
complètement Monsieur. […]. » (IP, 3, p. 698). Laissons la régie lumière de l’Athénée, son technicien et l’argot de métier,
les « casseroles » essayées sur le député Robineau, le jaune faisant place aux couleurs de la République française,
avant que Jouvet ne teste le mercure : l’échantillonnage des gélatines colorées est déjà au point dans Amphitryon 38,
sur le mode poétique, à la demande de Mercure (Amph., II, 1, p. 140-141). La « fée électricité » permet aussi la rénovation
scénographique qu’entreprennent les metteurs en scène allemands, Piscator utilisant, comme le rappelle R. Abirached
(La Crise du personnage dans le théâtre moderne, op.cit..259), des treuils électriques, des escalators, des tapis roulants,
sur lesquels ironise Giraudoux dans sa conférence de 1931, « Le théâtre contemporain en Allemagne et en France »
qui attaque le « théâtre politique d’excitation directe » dudit Piscator (conférence reprise dans Or dans la nuit, op. cit.,
p. 132-184). En France, la machinerie complexe du Théâtre Pigalle où est créée Judith de Giraudoux en 1931 doit tout à
l’électricité. Jouvet emploie également des ascenseurs invisibles qui éblouissent la critique à la création d’Electre en1937.
« Grâce à des moyens techniques – quatre escaliers descendants, deux tampons et un escalier montant invisible – les
personnages, "à peine sortis, réapparaîtront sur les remparts" annonce […] André Franck enthousiaste, et, en descendant,
ils donneront l’impression de s’enfoncer sous la scène. », écrit C. Weil (Notice d’Electre, TC [Pl.], p. 1546). Mentionnons
encore les haut-parleurs, très vite utilisés dans le théâtre d’Agit’ Prop en Allemagne et en Russie, et auquel a recours
Apollinaire dans Les Mamelles de Tirésias, les « résonateurs et amplificateurs » auxquels fait allusion le Jardinier d’Electre
(El., Lamento, p. 642).
100
Appia, L’œuvre d’art vivant, 1921, réédition, Lausanne, L’Age d’homme, 1993, t. 1, cité dans M. Borie, M. de
Rougemont, J. Scherer, Esthétique théâtrale, op. cit., p. 269.
101
Appia, L’œuvre d’art vivant, 1921, cité dans M.-C. Hubert, Les grandes théories du théâtre, op. cit., p. 210.
27
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
d’Appia a été déterminante pour Copeau, maître de Jouvet, ne l’oublions pas, ainsi que pour
le constructivisme théâtral.
102
En revanche, il est clair que tout oppose Giraudoux à Craig pour qui le texte n’est
qu’une des composantes du spectacle théâtral et qui va jusqu’à considérer qu’on pourrait
s’en passer, attitude radicalisée par Artaud dans un même refus du théâtre « littéraire ».
Pourtant, une troublante définition de l’acteur se lit sous la plume de Giraudoux : l’acteur
trouve sa récompense « dans le rôle qui lui rend les modulations, les amplitudes, les silences
du vrai langage, et où il n’a plus qu’à être la statue à peine animée de la parole ! » explique
Bovério au député Robineau (IP, 3, p. 708). Cette expression paradoxale ferait-elle de
l’acteur l’équivalent de la marionnette ? Il faut replacer cette phrase dans le contexte d’une
103
défense du « théâtre littéraire » . Le hiératisme suggéré par le mot « statue » et l’image
quasi sacrée de l’acteur proférant le texte suggèrent un rapprochement entre Giraudoux
et Craig, à condition de ne pas oublier que ce dernier veut évacuer « l’émotion brute,
104
déclenchée par la présence charnelle de l’acteur » , ce qui n’est évidemment pas le cas du
théâtre de Giraudoux où la présence physique des personnages incarnés par les comédiens
105
est si importante . La marionnette, le masque ont pour Craig l’avantage d’écarter toute
représentation réaliste : l’idée de la « surmarionnette » lui vient dès 1905, date à laquelle il
écrit L’Art du théâtre. Cette préoccupation est celle de la plupart des avant-gardes autant que
d’auteurs comme Jarry ou Claudel, et plus tard Ghelderode. Qu’il s’agisse de la marionnette
ou de l’acteur transformé en marionnette, le but est identique, à savoir « libérer le théâtre
106
des conventions de type naturaliste et psychologisant » . Craig nous intéresse à un autre
titre parce qu’il a trouvé une solution scénographique originale : son souci de redonner au
théâtre « une scène architecturée », mais avec « des matériaux légers, souples, aisément
107
manipulables » , l’a conduit vers la solution des screens, paravents verticaux mobiles, qui
rendent l’espace scénique modulable et modifient le rapport du spectateur au spectacle.
108
« L’art du théâtre n’a rien à voir avec la représentation du réel. », proclame Craig . L’on
comprend dès lors qu’il recourre à un petit nombre d’accessoires, l’accent étant mis sur la
révélation de l’invisible, sur l’essence de la vie.
La scénographie constructiviste est une autre réponse au refus de l’imitation de la
réalité : objet construit et « machine à jouer », la structure, qui s’inscrit dans les trois
dimensions, reste toujours visible. Les plans inclinés, les passerelles, les rouages font
102
Jouvet, la « deuxième muse » de Giraudoux, a été l’élève de Copeau, or ce dernier, comme le rappelle M.-C. Hubert, a
introduit en France les idées de Craig. (M.-C. Hubert, Les grandes théories du théâtre, op. cit., p. 223). J. Body rappelle que Giraudoux
« eut connaissance directe des réalisations de Reinhardt et de Piscator, indirecte des théories de Stanislavski et de Gordon Craig » (TC
[Pl.], Introduction, p. XXIV).
103
Cf. J. Giraudoux, Littérature, [Paris, Grasset, 1941], Réédition, Paris, Gallimard, collection « Folio Essais », 1994. p. 204-206
et IP, 3, p. 706-707.
104
M.-C. Hubert, op. cit., p. 220. Et O. Schlemmer, Théâtre et abstraction, Lausanne, L’Age d’homme, 1978, pour la traduction
française.
105
106
Bovério parle ensuite du souffle en accord avec le « rythme de Racine » (ibid.).
B. Eruli, « La marionnette dans le théâtre contemporain et chez Ghelderode », in Michel de Ghelderode et le théâtre
contemporain, Actes du Congrès international de Gênes, Bruxelles, Société internationale des Etudes sur Michel de Ghelderode,
1980, p. 104.
107
108
M.-C. Hubert, Les grandes théories du théâtre, op. cit., p. 221.
G. Craig, « L’imagination » dans Le Théâtre en marche, traduit de l’anglais par M. Beerbbek, Paris, NRF, Editions Gallimard,
collection « Pratique du théâtre », 1964, p. 19.
28
Introduction
écho au machinisme et s’éloignent de toute représentation mimétique : nous citerons
pour mémoire la scénographie de Popova pour la mise en scène du Cocu magnifique de
109
Crommelynck par Meyerhold en 1922 . Pour les constructivistes, le fonctionnalisme de
l’objet est essentiel au théâtre comme dans les autres arts.
Parmi ceux qui ont mené le plus loin la réflexion sur l’objet au théâtre s’impose le
nom d’Oskar Schlemmer dont les essais, articles et conférences accompagnent le travail
110
théâtral, en particulier au Bauhaus, entre 1920 et 1929. La neue Sachlichkeit
rejette
l’objet ornemental ou esthétisant : « créons des objets positifs (sachlich), adaptés à des buts
précis », écrit-il dans son Journal en 1922. Le Ballet triadique fait des acteurs-danseurs des
sortes de « jouets mécaniques ». Pour induire un nouveau rapport à l’espace scénique et au
monde, Schlemmer propose « l’adjonction de formes, d’objets et d’accessoires à manipuler
[…]. Le fait de porter, de tenir en équilibre, de jeter, de construire, engendre une modification
durable de l’image optique et des situations spatiales. Accessoirement se dévoile ici aussi
la malice de l’objet. ». Mais les spectacles du Bauhaus mettent en scène la « mécanisation
de la vie » comme pour mieux résister au poids croissant de la technique, contrairement
à la majorité des avant-gardes européennes : le Ballet mécanique de Schmidt, Bogler et
Teltscher (1923) témoigne ainsi « de l’effet produit par la mécanisation du travail industriel »,
de même, le Cabinet des figures de Schlemmer donne à voir « la folie du machinisme ».
Notons encore que les spectacles du Bauhaus évacuent le texte au profit de figures et de
111
formes . Pour Schlemmer, comme pour Craig, « contre l’acteur naturaliste, la marionnette
112
reste [l]a référence majeure. » .
Il en va de même pour Artaud qui privilégie les signes non verbaux, et parmi eux les
objets. Dans le manifeste intitulé « Le Théâtre de la cruauté », il inverse les rapports entre
le visible et le non visible :
« Des mannequins, des masques énormes, des objets aux proportions
singulières apparaîtront au même titre que des images verbales, insisteront sur le
côté concret de toute image et de toute expression – avec pour contrepartie que
des choses qui exigent d’habitude leur figuration objective seront escamotées ou
113
dissimulées. » .
109
Cf. C. Hamon-Siréjols, Le Constructivisme au théâtre, Paris, Editions du CNRS, collection « Arts du spectacle. Spectacle,
histoire, société », 2004, p. 159-175.
110
La « Nouvelle Objectivité » se veut un nouveau réalisme, cf. catalogue Paris-Berlin. Rapports et contrastes France
Allemagne 1900-1933, Paris, Editions du Centre Georges Pompidou/ Editions Gallimard, 1992, p. 238-241. L’adjectif sachlich signifie
"concret", le mot est formé sur die Sache, la chose (le mot Gegenstand qui signifie "objet" veut dire étymologiquement "qui se tient
contre", à rapprocher de l’étymologie du mot français "objet" : "jeté contre").
111
Giraudoux a-t-il vu un spectacle du Bauhaus ? Il n’en parle pas (J. Body n’en dit rien non plus dans sa monumentale
biographie) mais mentionne Dessau dans Siegfried et le Limousin à propos du mobilier : « Gravés sur tout ce qui était bois […], je
retrouvais dans son bureau tous ces proverbes et résidus de la sagesse allemande dont le visiteur est abreuvé : "Assieds-toi sur
moi, je suis un loyal fauteuil de Dessau"… » (Siegfried et le Limousin, ORC, chap.III, p. 677). Les recherches les plus novatrices
pour le mobilier sont cependant postérieures à la rédaction du roman de Giraudoux : celles de Marcel Breuer « culminent en 1926
avec le fauteuil Wassily, fait de tubes cylindriques en métal nickelé sur lequel sont tendues des sangles de toile, véritable "machine à
s’asseoir" tout autant que construction placée dans l’espace, qui renouvelle totalement la notion de siège. » (Paris-Berlin, 1900-1933,
op. cit., p. 265).
112
113
M. Borie, M. de Rougemont, J. Scherer, Esthétique théâtrale, op. cit., p. 271.
er
A. Artaud, « Le Théâtre de la cruauté », Premier manifeste, Texte paru dans la NRF, n° 229, 1
octobre 1932, repris
dans Le Théâtre et son double, Paris, Editions Gallimard, collection « Idées », 1964, p. 148. Artaud va même jusqu’à
29
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
L’influence déterminante des spectacles de Bali avec les marionnettes, les masques se
conjugue au rejet de tout illusionnisme théâtral soutenu par le jeu des disproportions entre
les divers objets scéniques. Artaud souhaite que le théâtre « s’adresse d’abord aux sens au
114
lieu de s’adresser d’abord à l’esprit comme le langage de la parole. » , d’où l’importance
des « combinaisons de lignes, de formes, de couleurs, d’objets à l’état brut » et de la
115
pantomime . La primauté accordée au concret sur le texte est évidemment aux antipodes
des exigences littéraires de J. Giraudoux comme du souci didactique de Brecht.
Lorsque celui-ci fait le procès du naturalisme, c’est à la fois au nom d’une esthétique et
d’une idéologie, celles du « théâtre épique » et d’un réalisme qui s’oppose en tous points au
naturalisme : « Aujourd’hui, il importe davantage que les décors disent au spectateur qu’il est
au théâtre plutôt que de lui suggérer qu’il se trouve, par exemple, en Aulide. […]. Le mieux
est de montrer la machinerie, palans et cintres. », écrit-il avant d’affirmer que les décors
116
doivent « être pratiques » et qu’ils « doivent participer au jeu. » Ainsi, les mises en scène
du Berliner Ensemble, par l’emploi de rideaux nus et de faisceaux lumineux, créent-elles un
espace scénique non mimétique, la présence d’objets « vrais » renforçant la discontinuité
qui doit produire « l’effet de distanciation » (Verfremdunseffekt). La réflexion de Brecht sur
les objets scéniques est particulièrement intéressante puisqu’elle fonde l’idée, banale pour
nous, qu’un objet est ce qu’en fait le comédien :
« Doit-il fournir une chaise de grand prix, elle apparaîtra précieuse si les
comédiens l’apportent avec cérémonie et la disposent avec les plus grandes
117
précautions. » .
Contrairement aux avant-gardes, Brecht considère que l’art doit permettre de maîtriser le
monde et non de voir les choses ou les objets autrement, « car l’œuvre de l’artiste n’est pas
qu’un témoignage de beauté sur un objet réel… Ce n’est pas qu’un témoignage de beauté
sur la beauté de l’objet, c’est précisément et avant tout un témoignage sur ce qu’est l’objet,
118
une explication de l’objet. » . L’objet doit révéler les forces sociales en présence, et par là
119
servir la visée idéologique du théâtre épique .
Choix de l’auteur, choix du sujet, problématique.
imaginer « un être inventé, fait de bois et d’étoffe, créé de toutes pièces, ne répondant à rien, et cependant inquiétant par
nature, capable de réintroduire sur la scène un petit souffle de cette grande peur métaphysique qui est à la base de tout le
théâtre ancien. » (« La mise en scène et la métaphysique », Conférence du 10 décembre 1931 à la Sorbonne, repris dans Le
Théâtre et son double, op. cit., p. 63).
114
115
A. Artaud, « La mise en scène et la métaphysique », repris dans Le Théâtre et son double, op. cit., p. 54.
Ibid., p. 56-57.
116
B. Brecht, « Sur le déclin du vieux théâtre. Les décors. », dans Ecrits sur le théâtre, traduits par J. Tailleur et G. Delfel, B.
Perregaux et J. Jourdheuil, Paris, L’Arche, 1972, t. I, p. 82.
117
118
« Sur l’architecture scénique et la musique du théâtre épique », dans Ecrits sur le théâtre, op. cit., t. I, p. 427.
B. Brecht, « Observation de l’art et art de l’observation » (1939) dans Ecrits sur la littérature et sur l’art, traduction de J.-L. Lebrave
et J.-P. Lefebvre, Paris, L’Arche, 1970, p. 65.
119
« L’œuvre d’art réaliste socialiste met au jour les lois dialectiques du mouvement des rouages sociaux, dont la connaissance
facilite la maîtrise de la destinée humaine. », B. Brecht, Petit Organon pour le théâtre, dans Ecrits sur le théâtre, op. cit., t. II, p. 260.
30
Introduction
Face à l’incontestable « pouvoir des mots » dans le théâtre de Giraudoux, mis en lumière
120
par de multiples commentateurs de son œuvre , nous souhaitons faire état du pouvoir des
objets. Paradoxe sans doute s’agissant d’un auteur qui défend des « pièces littéraires » au
moment même où Artaud fustige « un théâtre qui soumet la mise en scène et sa réalisation,
c’est-à-dire tout ce qu’il y a en lui de spécifiquement théâtral, au texte », comme le rappelle
M. Lioure qui affirme que, chez Giraudoux, « les personnages – au nom de l’auteur –
éprouvent envers le langage une gourmandise où la saveur des termes, à la limite, importe
plus que leur contenu. ». Cette « gourmandise » conduit pourtant Giraudoux à inventer
des objets, tels « ramat » et « écoutière » dont les noms ne sont pas répertoriés dans les
dictionnaires de langue française, mais qui n’en acquièrent pas moins la réalité que leur
confère le discours du personnage et l’aplomb de l’auteur.
« Nommer les choses, c’est leur conférer, par la parole, une certaine existence,
ou, du moins, attester leur existence. La dénomination est le garant de leur "êtrelà" (Dasein). L’icône "nomme" visuellement ou linguistiquement l’objet qu’elle
121
représente ”, par exemple “ Marat dans sa baignoire. » .
Il nous apparaît que le théâtre de Giraudoux nous invite à reconsidérer les rapports
du littéraire et du théâtral : si, dès la création de ses pièces, les deux termes ont été
associés, plus souvent pour le blâme que pour l’éloge, les critiques n’ont pas manqué sur
sa « préciosité », ses « fleurs de rhétorique », propos que reprennent encore nombre de
nos contemporains pour écarter ce théâtre qui serait dépassé, alors que d’autres soulignent
sa modernité et que les nombreuses mises en scène de ses pièces, tant en France qu’à
l’étranger, témoignent de son inépuisable vitalité.
Notre questionnement est le suivant : comment ce théâtre, écrit pour l’essentiel dans
l’entre-deux-guerres, prend-il en compte un des éléments qui est au cœur de la « crise des
représentations » depuis la fin du dix-neuvième siècle, l’objet ? Comment le traitement de
l’objet dans ce théâtre peut-il nous parler, à nous qui avons lu Ponge, le Nouveau Roman,
qui avons vu l’essor des « installations » et du théâtre d’objets ?
Ces interrogations suggèrent plusieurs directions de recherche. Nous avons d’emblée
écarté l’étude de la réception de l’œuvre et l’analyse sémiologique de représentations. Mais
quelle voie choisir entre une critique strictement littéraire qui ferait fi de la spécificité du texte
de théâtre et la lecture sémiologique ? Sans renoncer aux apports de l’une et de l’autre, car
il est impossible de faire l’économie d’une réflexion sur le signe lorsque l’on prétend parler
des objets au théâtre, comme il est aussi peu imaginable de négliger l’étude stylistique, nous
avons opté pour une approche qui nous est familière, à savoir celle de l’histoire des arts qui
replace les œuvres dans leur époque, tant sur le plan historique qu’artistique, pour mieux
mettre en valeur leur originalité. La nécessaire élucidation du sens nous paraît devoir passer
par une contextualisation du théâtre de Giraudoux non dans le cadre trop général d’une
histoire du théâtre, mais dans celui de toute la réflexion conduite dans tous les domaines
de l’art sur l’objet, conséquence des transformations techniques et sociales.
120
Parmi lesquels J. Robichez, à qui nous empruntons l’expression (Le Théâtre de Giraudoux, Paris, CDU et SEDES, 1976, p. 71),
M. Lioure, « Ecriture et dramaturgie dans le théâtre de Jean Giraudoux », TLLITT, XIX, 2, Etudes littéraires, Strasbourg, Centre de
philologie et de Littératures romanes, 1981, p. 171-190), Y. Moraud, « Giraudoux et notre interrogation sur le pouvoir, le sens et le
discours », CJG n° 12, 1983, p. 20-37.
121
Selon la Sprachtheorie de Bühler, cité par P. Pavis, Problèmes de sémiologie théâtrale, Montréal, Presses
Universitaires du Québec, 1976, p. 57. Il n’est pas inutile de rappeler qu’Adam a conféré l’existence aux animaux en les
nommant (Gn, 2, 19-20).
31
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
122
Giraudoux considère qu’« il n’y a pas en France de théâtre d’avant-garde » . Ne seraitce pas aller un peu vite que d’en conclure qu’il s’inscrit en faux contre toute l’effervescence
artistique de son époque ? De là à le taxer d’auteur conventionnel, il n’y a qu’un pas.
Si, de surcroît, cet auteur affiche la revendication, déjà fort suspecte à son époque,
d’un théâtre littéraire, la cause est entendue. Pour peu qu’un spécialiste reconnu et fort
123
sérieux analyse le vocabulaire de Giraudoux et arrive à la conclusion, statistiquement
inattaquable, que l’abstrait l’emporte sur le concret, il devient périlleux de prétendre prouver
que l’imaginaire giralducien prend appui sur des objets.
Or notre ambition est précisément de montrer que le théâtre de Giraudoux accorde
aux objets une place qui fait vaciller les jugements à l’emporte-pièce et ce dans tous les
domaines, celui du style et de cette fameuse « préciosité », pont aux ânes de la critique
dramatique, celui de la dramaturgie dont les objets peuvent révéler la modernité, celui de
l’esthétique enfin, indissociable, comme l’a montré R. M. Albérès, de la morale, qu’il faut
entendre ici autant comme réflexion politique que philosophique. Qui, en outre, mieux que
le facétieux créateur d’une pendule qui « sonne 102 heures » permet de poser la question
des relations entre le ludique et le poétique ?
Méthode.
Du débat sur la prééminence à donner au texte ou au spectacle, nous ne retiendrons ici que
124
les éléments qui peuvent fonder une réflexion méthodologique .
En réaction contre la critique littéraire, comme la plupart des sémiologues, M. Corvin
suspecte la lecture du texte dramatique qui selon lui « mutile et dénature gravement
125
le théâtre dans sa définition spécifique » . Il n’en concède pas moins que « le texte
écrit a l’avantage de proposer des traces moins fugitives et moins subjectives que celles
qu’enregistrent l’œil et l’oreille ; il permet mieux, paradoxalement, de déceler des classes
126
de signes typiques et de dégager [.. ;] un schéma organisateur […]. » .
Aussi propose-t-il lui-même une « approche sémiologique d’un texte dramatique », en
l’occurrence de La Parodie d’Adamov. De sa lecture, nous retiendrons la mise en valeur
des jeux entre le signifiant et le signifié en ce qui concerne les objets, le plus ou moins
grand écart entre signe et référent renforçant un projet dramaturgique et une esthétique, en
127
l’espèce, la déréalisation .
Issacharoff, quant à lui, revendique une autre démarche : s’il privilégie le texte théâtral,
c’est « comme lieu d’inscription de la représentation virtuelle ». Pour lui, ce choix « n’implique
122
123
124
Jean Giraudoux, Or dans la nuit, Paris, Grasset, 1969, op. cit., p. 126.
E. Brunet, Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution, Genève, Slatkine, 1978.
Il nous paraît en effet urgent de revenir au texte, non dans une posture passéiste, voire réactionnaire, qui consisterait à affirmer
sa primauté absolue, posture qui ignorerait tout de l’effort du vingtième siècle pour s’en libérer, ainsi que la réflexion sémiologique,
mais dans la perspective d’une lecture attentive qui prenne en compte la spécificité du texte théâtral et sa qualité littéraire.
125
M. Corvin, « Approche sémiologique d’un texte dramatique. La Parodie d’Adamov », revue Littérature, n° 9, février 1973,
Larousse, 1973, p. 87-100.
126
127
32
M. Corvin, art.cit., p. 88.
Voir en particulier les commentaires sur « l’horloge sans aiguilles » et « la pancarte », art. cit., p. 95-97.
Introduction
128
nullement l’intention de faire abstraction de la représentation. » . Ses analyses nous
intéressent à plus d’un titre, car elles sont le point de départ d’une réflexion sur « le visible »
et « le non-visible », sur « l’espace mimétique » et sur « l’espace diégétique » dans lesquels
s’inscrivent les objets, ce qui fonde une dramaturgie.
« D’après certains créateurs, dont Giraudoux, par exemple, plus racinien
qu’artaudien, le visuel compromet le spectacle et il défend le principe, rétrograde
aux yeux de bon nombre de nos contemporains, d’un théâtre à dominante
129
logocentrique. » .
P. Pavis évoquant « les possibilités et les limites de l’analyse du texte théâtral en système
sémiologique » reprend la distinction entre « le signe iconique mimétique » qui est une
imitation de la réalité, « le signe à fonction indicielle » qui est en rapport avec l’action et « le
130
signe à fonction symbolique » .
Répartition tripartite que nuance A. Ubersfeld en proposant « de tenter une typologie
de l’objet dans le texte dramatique » : elle distingue alors « l’objet utilitaire ("S’il s’agit de
figurer un duel, deux épées ou deux pistolets s’imposeront"), l’objet référentiel iconique et
indiciel [qui] renvoie à l’histoire, à la peinture (au "pittoresque", au "réel") et enfin l’objet
symbolique qui “ apparaît comme la métonymie ou la métaphore detel ordre de réalité
[…]. ». Celui-ci, « que soit mis en œuvre un symbole culturel ou que s’y ajoutent les rapports
imaginaires institués par l’auteur », peut conduire à mettre à jour un « système signifiant »
131
de l’objet dans l’œuvre dramatique d’un auteur . Cette distinction permet de s’interroger
sur le fonctionnement des objets, mais, comme le fait remarquer P. Pavis, « L’objet n’est
pas réduit à un seul sens ou niveau d’appréhension. Le même objet est souvent utilitaire,
symbolique, ludique, selon les moments de la représentation et surtout selon la perspective
132
de l’appréhension esthétique. » . Quoique, une fois de plus, Pavis privilégie le spectacle,
il nous semble que cette remarque peut s’appliquer à l’objet dans le texte de théâtre, et tout
particulièrement à l’œuvre dramatique de Giraudoux.
Nous souhaitons inscrire notre démarche dans une double perspective. Considérant
que le texte de théâtre, s’il est une partition pour les gens de théâtre, c’est-à-dire un
objet à lire en vue d’une interprétation scénique, il l’est aussi, mais autrement, pour tout
lecteur, producteur et spectateur potentiel de ce que J.-P. Ryngaert appelle la « scène
133
imaginaire » .
La première difficulté, nous l’avons vu, tient à la définition même de l’objet. Nous nous
sommes ralliée à celle que propose A. Ubersfeld, quitte à la nuancer en cours d’analyse.
Notre entreprise exige que l’on se munisse d’une loupe pour établir un relevé exhaustif
des noms d’objets, l’ordinateur se révélant un auxiliaire peu sûr puisqu’il ne saurait distinguer
un meuble, le « buffet » évoqué par Aurélie dans La Folle de Chaillot du buffet de la gare de
Siegfried, et encore moins le « filet » d’un pêcheur dans Ondine de la métaphore construite
128
M. Issacharoff, Le Spectacle du discours, Librairie José Corti, 1985, p. 10. Comme M. Corvin, il insiste sur le « statut
de constante unique » du texte par rapport à des « souvenirs approximatifs de mise en scène qui risquent toujours de ne pas être
communs à tout le monde. » (ibid.).
129
130
M. Issacharoff, Le Spectacle du discours, op. cit., p. 141.
P. Pavis, Problèmes de sémiologie théâtrale, op. cit., p. 7.
131
132
133
A. Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., p. 196-197.
P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, op. cit., article « Objet », p. 234.
J.-P. Ryngaert, Introduction à l’analyse du théâtre, Paris, Bordas, 1991, p. 24.
33
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
sur le même substantif, ceci pour ne rien dire des « glaces à la framboise » de Pour Lucrèce
et de la « glace » d’Isabelle dans Intermezzo. Suivre ensuite les conseils méthodologiques
134
d’A. Ubersfeld et de quelques autres spécialistes pour établir une typologie des objets
rassure : l’on s’empresse de classer les objets dans des catégories qui, très vite, se révèlent
poreuses, comme chez n’importe quel auteur de théâtre. Pire, il est chez Giraudoux des
objets a priori inclassables pour la simple raison qu’ils n’existent pas ailleurs que dans ses
pièces, ou qu’il est fort difficile de les définir. A l’inverse, nombre d’entre eux sont pourvus
de caractérisations qui nous confortent dans l’idée qu’ils "existent" pleinement. Et que faire
des centaines de figures et d’images construites sur un nom d’objet ?
Nous avons eu la tentation de confronter les œuvres dramatiques de Giraudoux à
quelques pièces contemporaines pour mieux cerner la spécificité du traitement de l’objet
dans son théâtre. L’établissement d’un corpus, pour arbitraire qu’il soit, nous a permis de
nuancer certaines impressions de lecture, voire certaines analyses, et de situer Giraudoux
dans ce grand mouvement de rejet de la reproduction de la réalité qui commence avec
le théâtre symboliste. Il ne s’agira pas de confrontations systématiques, mais de mises
en perspective ponctuelles qui n’auront d’autre prétention que d’éclairer l’œuvre qui nous
135
occupe .
Pour ce qui est de la terminologie, nous retiendrons les termes de l’analyse structurale
qui se trouvent sous la plume d’A. Ubersfeld, en particulier en ce qui concerne l’action. En
revanche, il nous faudra redéfinir les termes "icône", "index" et "symbole" qui, selon les
auteurs, sont des valeurs ou des fonctions des objets.
Corpus.
Le corpus sur lequel nous travaillons est celui du Théâtre complet dans l’édition de la
136
Pléiade . Il comporte, outre les œuvres achevées et créées du vivant de l’auteur, La Folle
de Chaillot dont Giraudoux a « renvoyé les épreuves corrigées [à Grasset] une quinzaine de
137
jours seulement avant sa mort, en janvier 1944. » , Pour Lucrèce dont « à son habitude,
[il] retoucha encore [le] texte quelque peu, jusqu’en 1943. La pièce était complète, achevée
134
Girard, Gilles, Ouellet, Réal, Rigault, Claude, L’Univers du théâtre, Paris, PUF, collection « Littératures modernes », 1978 ;
J.-P. Ryngaert, op. cit.
135
Bien que la production dramatique de Giraudoux ne commence qu’en 1929 avec Siegfried, nous remontons au tournant du
siècle qui a vu la création d’un chef d’œuvre du théâtre symboliste, Pelléas et Mélisande de Maeterlinck et la pièce atypique de Jarry,
l’une et l’autre, par des choix très différents bien sûr, s’opposant radicalement au théâtre naturaliste. Nous ne nous interdirons pas
quelques ex cursus au-delà de 1944, du côté de Beckett et de Ionesco, mais nous avons tenu à garder la cohérence du demi siècle qui
a vu à la fois dans les théories et dans les œuvres des choix singuliers en matière d’objets. Corpus (par ordre chronologique) : Maurice
Maeterlinck, Pelléas etMélisande (création française1893) ; Alfred Jarry, Ubu roi(1896) ; Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de
Tirésias(1917) ; Ferdinand Crommelynck, (Le Cocu magnifique(1921) ; Henry Bernstein, Judith(1922) ; Jean Cocteau, Orphée(1926) ;
Roger Vitrac, Victor ou les enfants au pouvoir(1928) ; Marcel Achard, Jean de la lune(1929) ; Paul Claudel, Le Soulierde satin(1929) ;
Jules Romain, Donogoo(1930) ; Jean Cocteau, La Machine infernale (1934) ; Armand Salacrou, L’Inconnue d’Arras (1935) ; François
Mauriac, Asmodée(1937) ; Henry de Montherlant, La Reine morte (1943) ; Jean Anouilh, Antigone (1944) ; Jean-Paul Sartre, Huis
clos(1944). Pour ce corpus comme pour celui du Théâtre complet de Giraudoux, afin d’alléger les références des citations, nous avons
adopté des abréviations : nous renvoyons à notre liste d’abréviations en tête d’ouvrage.
136
137
34
J. Giraudoux, Théâtre complet, Paris, NRF., Editions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1982.
G. Teissier, Notice de La Folle de Chaillot dans TC (P.), p. 1253.
Introduction
138
lorsqu’il mourut. » . Il n’en va pas de même avec Les Gracques, que G. Teissier ne retient
pas dans son édition du théâtre complet, alors que, dans la Pléiade, L. Gauvin propose
une version du premier acte « à peu de choses près conforme à [celle] de l’édition originale
(posthume) des Gracques, publiée pour la première fois dans L’Express, le 22 mai 1958 »,
139
puis dans un volume des « Cahiers verts » chez Grasset avant l’édition séparée de 1969 .
Nous n’écarterons donc pas cet acte de nos analyses. Se pose également la question
de Fugues sur Siegfried, qui rassemblent Divertissement de Siegfried, Lamento et Fin de
Siegfried, versions différentes auxquelles Giraudoux était suffisamment attaché pour les
publier. J. Body et G. Teissier, dans leurs éditions respectives du Théâtre, les retiennent et, si
l’on en croit le témoignage de G. Neveux, Jouvet aurait regretté de ne pas avoir retenu pour
140
la création ce qu’il aurait considéré comme « la vraie fin de la pièce » . Outre que toutes
ces autorités réunies invitent à prendre en compte des textes élaborés et retravaillés par
Giraudoux, il nous a semblé intéressant de les confronter à l’œuvre que nous connaissons.
Reste le problème particulier de Tessa, adaptation directe de The constant Nymph, « trois
actes qu’en collaboration avec Basil Dean, vieux routier du Boulevard londonien, Margaret
141
Kennedy avait, en 1926, tirés de son roman, portés au théâtre et édités. » . Réécriture
plus que traduction, Tessa mérite pleinement de figurer dans notre corpus :
« Tessa n’est ni une œuvre en marge, étrangère à l’univers mythique de
142
Giraudoux, ni une œuvre contraire à son esthétique. », écrit J. Delort .
Ce texte nous conduira cependant à une démarche particulière : tandis que pour les
autres pièces, la consultation des variantes est utile, elle est ici indispensable pour mesurer
143
l’originalité de Giraudoux par rapport au modèle anglais .
138
139
G. Teissier, Notice de Pour Lucrèce, TC (P)., p. 1266.
« De toutes les pièces de Giraudoux, Les Gracques sont celle qu’il a le plus longuement méditée et qu’il a le plus reprise et
abandonnée, ne se résolvant pas à la terminer. » (L. Gauvin, Notice de la pièce, TC [Pl.], p. 1821).
140
141
142
143
TC. (Pl.), p. 1260.
J. Delort, Notice de Tessa, TC (Pl.)., p. 1472.
TC. (Pl.), p. 1473.
Pour simplifier, nous retiendrons les dénominations fréquemment employées de pièces « bibliques », « antiques » et « modernes ».
Les premières sont celles dont la fable et/ ou les personnages sont inspirés de la Bible. Nous n’ignorons pas que Le Livre de Judith
est apocryphe, mais le « sujet […] depuis le début du siècle connaissait un remarquable regain d’actualité » (G. Teissier, Notice de la
pièce, TC [Pl.], p. 1317). Giraudoux a renoncé à une adaptation moderne, « Judith au pays des Soviets » (expression de G. Teissier,
TC [P.], p. 1115). L’on ne saurait négliger la prégnance dans les années 20 de la figure de la femme fatale qui reprend à son compte
une mythologie qui s’élabore avec l’Hérodias de Flaubert, l’Hérodiade de Mallarmé, la peinture de G. Moreau, la Salomé de Wilde
et celle de R. Strauss. Figures bibliques ou pseudo bibliques comme Judith nourrissent de toute évidence un imaginaire renouvelé
d’Eros et de Thanatos au moment où le cinéma s’empare du personnage de la femme fatale, pensons à L’Inhumaine de M. L’Herbier, à
Metropolis de F. Lang. Quoique le titre reprenne celui d’un célèbre poème inséré dans la Bible, Cantique des cantiques ne nous paraît
pas devoir être rangé parmi les pièces « bibliques » : seules lesmétaphores employées par la Caissière sont une réécriture directe,
le palimpseste prend appui sur les comédies proverbes de Musset, sur l’œuvre romanesque de Giraudoux, en particulier Eglantine et
sur « le souvenir de Briand, "le pèlerin de la paix", grand artisan de la Société des Nations qui avait été dix fois président du Conseil »
et que Giraudoux « avait déjà évoqué dans Combat avec l’ange, sous le nom du président Brossard » (L. Gauvin, TC [Pl.], Notice
de la pièce, p. 1610). Ce « Proverbe des proverbes – car tel était le premier titre [de la pièce] montre en effet qu’on ne badine pas
avec l’amour, même si l’on n’en meurt plus. » (ibid.). Dans cette pièce, les objets renvoient au monde moderne, aussi la placeronsnous parmi les pièces modernes, aux côtés de La Folle de Chaillot et de Pour Lucrèce, pièces avec lesquelles elle partage un décor
familier à Giraudoux, celui des terrasses de cafés et de salons de thé. Pour Sodome et Gomorrhe, les déclarations de Giraudoux
désignent explicitement la source biblique : « A un moment, j’ai eu l’idée d’écrire une pièce sur Sodome et Gomorrhe, je la voyais sous
35
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Annonce du plan
Il nous a semblé nécessaire de consacrer notre première partie à l’étude du statut scriptural
des objets. Nous chercherons à déterminer comment Giraudoux, par les emplois qu’il fait du
mot « objet », en oriente le sens, ce qui nous conduira à en approfondir la définition. Nous
attachant aux modes d’apparition lexicaux et syntaxiques des objets dans le tissu textuel,
nous serons mieux en mesure d’évaluer l’intérêt de leur présence. Il s’agira donc de nous
demander ce qu’induisent ces choix sur le plan stylistique et s’ils ne permettent pas de battre
en brèche l’idée d’un auteur abstrait ; l’analyse de la virtuosité rhétorique de Giraudoux
devrait également nous amener à tordre définitivement le cou à l’épithète « précieux »
que l’on accole encore trop souvent à son style. Enfin, en dépit des affirmations et des
dénégations de l’auteur, nous voudrions montrer comment, grâce aux objets, il invente une
véritable écriture dramatique.
Dans notre seconde partie, nous nous interrogerons sur la place et le fonctionnement
des objets dans la dramaturgie pour soulever la question de la représentation et celle de
la mimésis dont nous avons vu qu’elle est au cœur de la problématique de l’objet dans
l’histoire des arts de la période que nous avons retenue. L’étude du cadre spatio-temporel
de l’action des pièces mettra en lumière les choix originaux de Giraudoux et son usage
des anachronismes, celle des personnages fera la part de l’innovation et de la tradition qui
subsiste dans ce théâtre, tandis que les fonctions dramatiques attribuées aux objets nous
montreront un auteur très soucieux de l’efficacité théâtrale de son œuvre.
Notre troisième partie s’attachera à définir une poétique de l’objet giralducien. Nous
réfléchirons à la manière dont l’objet est porteur d’un regard sur le monde et sur la vie. Pour
cela, nous prendrons en compte la façon dont s’articulent l’expression d’un certain nombre
de réflexions d’ordre métaphysique, politique, social et le caractère ludique et poétique de
ce théâtre : nous montrerons que les fonctions des objets que la clarté de l’exposé oblige à
aborder successivement sont indissociables, leur savant tissage assurant une grande part
de l’originalité de cette œuvre.
un angle tragique, normal et telle, en quelque sorte, que l’histoire est racontée dans la Bible. Mais ces cas spéciaux sont devenus
sujets de conversations banales et, d’un autre côté, ils me rappellent un peu trop la belle époque du théâtre réaliste de 1890 : c’est
bien vieux. » (Interview de Giraudoux par J. de Montalais parue dans Marianne le 3 mai 1939, citée par E. Brunet, Notice de la pièce,
TC [Pl.], p. 1666). L’actualité se charge d’assombrir le projet et la pièce achevée en 1941-1942 porte la marque de l’histoire. Selon L.
Gauvin, « en négligeant les "cas spéciaux", c’est-à-dire homosexuels, que le nom des villes maudites permet d’évoquer, Giraudoux
se distingue de Proust. » : soit, mais peut-être bien davantage de Cocteau et de Montherlant pour ce qui est du domaine théâtral.
Les pièces « antiques », à savoir Amphitryon 38, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Electre et Les Gracques, mettent en scène des
personnages issus de l’Antiquité ou de la mythologie, même si les hypotextes ne sont pas tous antiques. En dépit de son titre, du
motif du viol et du thème de la pureté qui le justifient, Pour Lucrèce appartient aux pièces « modernes » auxquelles peut être rattaché
Supplément au voyage de Cook. Ondine, enfin, constitue un cas à part.
36
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
Première partie. Les objets : le mot ou la
chose ?
La définition de l’objet théâtral donnée par A. Ubersfeld vise l’une et l’autre puisque le lexème
est un mot et qu’il désigne tout objet éventuellement présent sur scène ou représentable.
Voici donc posée d’emblée la question du signe et du référent. Lorsque Giraudoux emploie
le mot « objet », il semble a priori que ce ne soit qu’un signe, mais dès lors qu’une liste
d’objets vient compléter ce mot, ce sont des signes d’objets qui se joignent à lui. M. Foucault
144
analysant « l’écriture des choses » affirme que l’hébreu seul porte encore trace d’une
adéquation du mot à la chose, Babel ayant mis fin à « cette ressemblance aux choses qui
145
avait été la première raison d’être du langage. » . Pour Platon, les mots sont à l’imitation
des choses qu’ils désignent, si bien que la connaissance que nous avons des uns nous
assure la connaissance des autres, le signe et le référent étant indissociables.
Selon M. Foucault, le dix-septième siècle marque une rupture importante dans
l’appréhension de la relation entre le signe et le référent : dans Don Quichotte, « les
similitudes déçoivent, tournent à la dérision et au délire ; les choses demeurent obstinément
dans leur identité ironique : elles ne sont plus que ce qu’elles sont […]. La similitude n’est
146
plus la forme du savoir, mais plutôt l’occasion de l’erreur. » . En conséquence magie
147
et érudition sont vaines. Giraudoux n’est-il pas pourtant érudit et magicien, sémiologue
148
même, lui qui a écrit un texte intitulé Le Signe
?
« Giraudoux a la plus vive conscience que les mots ne ressemblent pas aux
choses, et son travail sur le langage consiste précisément à "rédimer" ce défaut.
En opposant, comme il le fait dans son entretien avec André Rousseaux, le
signe du langage littéraire à l’"indication" du langage ordinaire […], il apparaît à
Jules Brody plutôt comme un sémioticien avant la lettre que comme un cratylien
149
impénitent. », écrit P. d’Almeida .
144
Foucault, Michel, Les Mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines, Paris,Editions Gallimard, « Bibliothèque des
sciences humaines », 1966, p. 49.
145
Ibid., p. 51.
146
147
Ibid., p. 61.
T. Kowzan l’a montré (T. Kowzan, « Giraudoux et le signe ou Jean le sémiologue », dans Sur une note juste… 47 hommages
offerts à Jacques Body, Publications de l’Université de Tours, 1990, p. 331-336).
148
J. Giraudoux, Le Signe, Les Ecrits nouveaux, juillet 1922, p. 5-17. [Publié par Emile-Paul, Paris, 1929], repris dans La
France sentimentale, Paris, Grasset, 1955 (Œuvre Romanesque, t. 2, p. 341-467).
149
P. d’Almeida, « L’invention d’un langage », CJG n° 17, p. 66. Il cite Giraudoux : « Il faut en effet prendre garde à
l’importance du signe dans le langage littéraire. Il y a une grande différence entre le langage littéraire, qui est fait de
signes, et le langage ordinaire, qui est fait d’indications. Les indications sont analytiques et finissent par se perdre plus
ou moins dans la confusion et l’approximation. Le signe est synthétique, il ramasse le sens de tout ce qu’il porte en lui, et
le rend perceptible par une sorte de commotion. Le langage du signe a quelque chose de magique, quelque chose d’une
37
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
M. Foucault quant à lui rapproche les éléments de théâtralisation et le style quand il souligne
le fait que le début du dix-septième siècle, époque du baroque naissant, est « le temps
privilégié du trompe-l’œil, de l’illusion comique, du théâtre qui se dédouble et représente un
théâtre […]. » et que « c’est le temps où les métaphores, les comparaisons et les allégories
150
définissent l’espace poétique du langage. » . Or nous savons ce que Giraudoux doit au
théâtre baroque, dans le domaine de la dramaturgie et de la théâtralité, souvent étudié,
mais aussi dans celui du style.
Cette première partie qui s’attache à définir le statut scriptural des objets dans le théâtre
de Giraudoux part des signes, le mot « objet », les lexèmes d’objets. Mais dès lors que l’on
en vient à parler de caractérisations des objets, la multiplicité des signes ne tend-elle pas
à renvoyer du signe – le lexème « statue » par exemple – vers un référent précis, réel ou
imaginaire : « cariatides de stuc » du Théâtre de l’Athénée ou « statue de neige rouge »
151
d’Ondine ou « Apollon de Bellac » ? Ceci revient à constituer l’objet en objet théâtral,
visible ou invisible, et non pas uniquement en objet de langage. A partir de là, il est possible
de prendre en compte un élément fondamental de la définition qu’A. Ubersfeld donne de
152
l’objet, à savoir non animé et non doué de parole , quitte à la contester lorsque Giraudoux
inverse les attributs du sujet et de l’objet, parole et capacité à se mouvoir. La rhétorique, bien
évidemment, joue avec des signes de signes d’objets, parfois même pour désigner un objet
réel. Quant à l’écriture spécifiquement théâtrale, elle vise non seulement un discours sur
les objets comme sur les personnages et sur le monde mais la représentation : aussitôt se
compliquent les relations entre le lexème d’objet et l’objet qui sera à son tour signe d’autre
chose que de lui-même par ses fonctions dramaturgiques et esthétiques.
Dans un premier chapitre consacré au lexique, nous nous interrogerons sur les
différents sens que Giraudoux donne au mot « objet » qu’il emploie plus souvent dans
son théâtre que ses contemporains. L’analyse des divers emplois du mot au sens propre
et au sens figuré nous amènera à nuancer, voire à complexifier, les définitions de l’objet
proposées en introduction. Ensuite, nous réfléchirons à la composition du lexique des
objets, nous plaçant successivement d’un point de vue quantitatif, celui des fréquences,
et d’un point de vue qualitatif, celui de la richesse lexicale. Le second chapitre constituera
une mise au point morpho-syntaxique à partir de la définition qu’A. Ubersfeld donne du
lexème d’objet, d’une part pour l’infléchir et, d’autre part, pour réfléchir aux effets stylistiques
153
que Giraudoux tire de tel ou tel choix grammatical . Notre troisième chapitre sera plus
directement consacré à l’étude du style : nous verrons comment Giraudoux confère aux
154
objets une « concrétude » tout en les plaçant sous le regard des personnages qui en
opération de sorcellerie. » (Entretien de Giraudoux avec André Rousseaux, publié le 22 mars 1939 dans Candide, cité par
J. Brody dans « Jean Giraudoux et la modernité du roman », CJG n° 12, p. 82).
150
Ibid., p. 65.
151
152
153
Respectivement IP, 3, p. 704, Ond., III, 5, p. 845, Ap., 5, p. 928.
A. Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., p. 195-196.
Rappelons après L. Victor une évidence : « Examiner et décrire la langue d’un texte littéraire pour le lexique ou pour la
syntaxe, c’est déjà engager une analyse du "style" de ce texte. » (dans C. Veaux et L. Victor, La Guerre de Troie n’aura pas lieu et
Electre de Jean Giraudoux, Neuilly, Editions Atlande, 2002, p. 170).
154
Ce terme, selon le Grand Robert de la langue française, désigne en psychologie « un état mental » qui se caractérise « par
ème
l’impossibilité d’élaborer des idées sans recours à des données concrètes » (Le Grand Robert de la langue française, 2
édition par
A. Rey, Paris, Dictionnaire Le Robert, 2001). Ce n’est évidemment pas dans ce sens que nous l’employons ici : nous nous autorisons
de l’usage qu’en fait G. Durand lorsqu’il dit, à propos du symbole : « La moitié visible du symbole, "le signifiant", sera toujours chargée
38
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
parlent et nous montrerons comment les échanges grammaticaux entre sujet et objet sont
à la source de deux processus lourds de significations, la personnification des objets et
la réification des êtres humains. Nous nous intéresserons enfin au très grand nombre de
figures de style et d’images dont un nom d’objet est le support, et à cette concrétisation
aux antipodes de la préciosité qui est une des particularités du style de Giraudoux. Notre
quatrième chapitre s’inscrira en faux contre une assertion de Giraudoux selon laquelle
155
il n’y a pas un style particulier au théâtre . Notre argumentation s’appuiera sur le rôle
conféré aux métaphores et autres figures dans la conduite du dialogue, puis sur l’analyse
de la répartition des objets entre didascalies et répliques et sur l’étude des informations
didascaliques, éléments qui nous permettront d’aborder dans notre seconde partie la place
des objets dans la dramaturgie giralducienne.
Chapitre 1. Etude lexicale.
Que nous apprend le lexique des objets sur les objets ? Quels objets Giraudoux privilégiet-il ? Pour répondre à ces questions, nous prendrons d’abord en compte les occurrences
du mot « objet », mettant en regard sens propre et sens figurés pour mieux cerner les
valeurs que Giraudoux donne à ce terme ; nous nous intéresserons ensuite à la composition
du lexique des objets et à sa richesse. Mais comment faire l’économie d’une réflexion sur
le mot et l’objet, le signe et le référent, autrement dit sur le « cratylisme » de Giraudoux
dont P. d’Almeida écrit qu’il est « à reléguer au musée des monstres giralduciens […] avec
156
l’aristotélisme, la préciosité et le romantisme allemand. » ?
A) Les occurrences du mot "objet", sens propre/ sens figurés.
A la lecture du théâtre de Giraudoux, nous avons été frappée par la récurrence du mot
"objet" et par une manière singulière de le faire apparaître dans certaines répliques. Pour
157
ne pas en rester au stade de l’impression, nous avons relevé toutes les occurrences
du
mot, une soixantaine, la proportion étant de cinq sixièmes du total pour le sens propre alors
que les sens figurés sont attestés seulement dans cinq pièces, Amphitryon 38, Intermezzo,
Tessa, L’Apollon de Bellac et La Folle de Chaillot. Cela nous a permis de constater que le
sens matériel est présent dans toutes les œuvres, avec une fréquence élevée pour Sodome
du maximum de concrétude […]. », le mot ayant ici le sens de « caractère concret ». (G. Durand, L’Imagination symbolique, Paris,
PUF, collection « Quadrige », 1989, p. 13). La concrétisation (« fait de rendre concret, perceptible » selon le Grand Robert de la langue
française, op. cit.) désigne le processus, la « concrétude », le résultat de ce processus.
155
« Pour moi, il n’y a pas de texte particulier à la scène, pas de forme proprement théâtrale. Ce qui rend un texte théâtre, c’est
l’interprétation qu’en donnent les acteurs. », proclame Giraudoux dans une interview accordée à Roger Régent pour L’Intransigeant,
er
le 1 novembre 1931, citée dans CJG n° 14, p. 145-146. B. Dawson commente : « Giraudoux affirme même qu’il n’écrit jamais
directement pour la scène, et qu’il ne visualise jamais la représentation lorsqu’il se met à rédiger une œuvre dramatique, [qu’il] s’efforce
de dégager complètement son esprit de toute pensée de décors, d’accessoires ou de costumes, et considère la pièce en chantier
uniquement comme un texte littéraire. » (B. Dawson, « Théorie du langage dramatique et problèmes de mise en scène », CJG n°
10, p. 16).
156
P. d’Almeida, « L’invention du langage », dans CJG n° 17, p. 65. Nous tenterons de nous mesurer ici au premier « monstre »,
les autres auront leur tour.
157
Voir Annexe 2. Les occurrences du mot « objet ».
39
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
et Gomorrhe, Amphitryon 38 et Pour Lucrèce, moyenne dans La Guerre de Troie n’aura
pas lieu et dans La Folle de Chaillot, faible dans les autres pièces : autant dire que ne se
dessine aucune évolution chronologique. Il fallait, à partir de là, se demander si les choix
de Giraudoux permettent de mieux cerner la définition de l’objet, voire de l’orienter. Nous
exposerons d’abord la façon dont le sens propre s’affirme et le rôle que Giraudoux confère
dans ce cas au mot "objet" ; nous étudierons ensuite les trois sens figurés attestés dans
l’ensemble de l’œuvre dramatique et les jeux sur sens propre et sens figuré.
1) Le sens propre.
Il prend diverses valeurs selon le contexte : permettant de désigner le non-animé, il peut
contribuer à distinguer entre eux des objets, souligner l’opposition entre animé et non-animé
ou encore introduire ou résumer un ensemble d’objets.
a) Distinction entre mots désignant des non animés.
Dans une didascalie de Tessa, le mot prend le sensd’accessoires de décor et ajoute au
terme global un pluriel généralisant qui évite toute description réaliste, contrairement au
texte anglais, la notation d’atmosphère étant ici confiée à l’adjectif :
« Mobilier et objets sordides. » (T, I, p. 359).
Ce parti pris de traducteur va de pair avec les choix esthétiques de Giraudoux dont le rejet
du naturalisme est le plus connu. Le mot peut suggérer soit un élément du costume, soit
un objet personnel, ainsi dans la conclusion que tire Hector des explications de Pâris sur
l’enlèvement de la reine grecque :
« Pas un seul des vêtements d’Hélène, pas un seul de ses objets n’a été insulté.
Le corps seul a été souillé. » (GT, I, 4, p. 492).
La distinction surprenante entre les objets et le corps laisse penser que la vertu d’une femme
tient seulement aux apparences : serait-il plus grave de s’en prendre aux objets qu’à l’être ?
Sodome et Gomorrhe offre la possibilité de confronter deux sens du mot qui sont liés à
sa définition. Jean fait à l’Ange l’éloge de l’homme en ces termes :
« Et il est inventif, de chaque énigme que tu lui poses devant sa nourriture ou son
voyage, de ses mains sort l’objet voulu, le couteau, le mortier, la tasse. » (Sod., I,
2, p. 873-874).
Le mot « objet » désigne ici clairement le produit d’une activité humaine correspondant à la
nécessité de trouver des réponses concrètes aux sollicitations de la vie, les noms apposés
proposant des exemples particuliers d’objets utilitaires fabriqués par l’homme. En revanche,
Lia emploie le mot objet au sens de choses, d’éléments de la Création :
« Depuis que je suis enfant, je n’ai jamais aimé et touché que les objets de la terre
qui m’ont été présentés par les anges. » (Sod., I, 4, p. 884).
Notons que ces deux répliques, par les valeurs différentes données au mot « objet » et ce
qu’elles impliquent de rapports au monde, divisent le couple. Pourtant, Jean, peu avant la
destruction de Sodome, s’adressant à Jacques, use du même sens de "choses" lorsqu’à
son tour il emploie le mot « objet » pour désigner la Création :
« Regarde ces mouvements dans la plaine, ces arbres en marche. C’est que les
objets et les animaux de la création se distribuent enfin entre nous. » (Sod., II, 8,
p. 914).
40
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
La suite de sa tirade ne comporte que des noms de plantes et d’animaux, le terme « objet »
158
est donc ici encore à prendre au sens de ce qui s’offre à la vue .
Une évolution se dessine donc dans l’emploi que fait Giraudoux du terme « objet » pour
nommer des non-animés : du prosaïque au métaphysique, du matériel au spirituel.
b) Animé et non animé.
Conformément à sa définition, l’objet se pose comme tel dans son opposition au sujet. Le
mot, dans son sens concret, et employé au pluriel, se trouve à plusieurs reprises coordonné
au mot « êtres », le groupe binaire ainsi constitué permettant de distinguer les deux mots.
C’est le cas dans une réplique de Mercure qui fait comprendre à Alcmène que les dieux ne
sont pas dupes de ses proclamations de fidélité :
« Nous avons pu voir que certains spectacles dans la nature, que certains
parfums, que certaines formes vous irritent tendrement dans votre âme et dans
votre corps, et que souvent, même au bras d’Amphitryon, il naît en vous vis-à-vis
d’objets et d’êtres une tumultueuse appréhension. »(Amph., II, 5, p.162).
Les dieux sont investis de la clairvoyance qui échappe aux mortels quant à leurs sensations
et à leurs pulsions inconscientes. L’insistance de Mercure par le groupe ternaire construit
sur la répétition de l’adjectif indéfini « certains », plein de sous-entendus, met l’accent sur
les impressions et les sensations produites à l’insu d’Alcmène et qui la rendent déjà infidèle
à son mari par le trouble inconscient qui naît en elle. La même relation grammaticale de
coordination unit les deux mots dans des répliques de La Guerre de Troie n’aura pas lieu,
l’une d’Hélène : « Entreles objets et les êtres, certains sont colorés pour moi. Ceux-là, je
les vois . » (GT, I, 8, p. 506), l’autre d’Ulysse : « C’est là la difficulté de la vie de distinguer,
entre les objets et les êtres, celui qui est l’otage du destin. » (GT, II, 13, p. 547). Dans les
deux phrases, la préposition « entre » a le sens de « parmi ». Dans les deux cas, le « et »
d’addition qui relie les mots « objets » et « êtres » au lieu de contribuer à différencier l’animé
du non animé les réunit : la réplique d’Hélène laisse entendre que sa perception du monde et
d’autrui ne tient pas aux apparences, mais à une réalité plus subtile que par un étrange don
de voyance elle capte ; celle d’Ulysse suppose une même différence entre l’anodin et ce qui
fait signe, mais, pour lui, la faculté qui permet de trancher est humaine, c’est l’intelligence,
et il en donne une preuve par son analyse de ce qu’est Hélène au regard du destin.
Cette distinction peut se faire par le moyen de la coordination du mot « objet » à des
lexèmes désignant des êtres vivants, nous citerons une réplique de Clytemnestre évoquant
le cauchemar de sa vie auprès d’Agamemnon :
« Partout une méfiance qui gagnait jusqu’aux objets, jusqu’aux animaux,
jusqu’aux plantes. » (El., II, 5, p. 655).
Ce qui désigne ordinairement chez Giraudoux l’harmonie du monde, le rapprochement entre
les règnes et les espèces, devient ici un signe de déréliction.
c) Le mot « objet » dans son contexte linguistique immédiat.
Giraudoux use de deux procédés symétriques : tantôt le mot « objet » précède la nomination
d’objets précis, tantôt il résume une énumération d’objets, comme si l’identification des
158
Il n’est peut-être pas indifférent de constater que semblable usage du mot pour renvoyer à la Création se trouve sous la plume de
Claudel dans le grand dialogue de Doña Prouhèze et de Don Rodrigue du Soulier de satin : « Et si la perfection de l’œil n'est pasdans
sa propre géométrie mais dans la lumière qu’il voit et chaque objet qu’il montre/ Et la perfection de la main non pas dans ses doigts
mais dans l’ouvrage qu’elle génère […]. » (S, Troisième journée, 13, p. 275).
41
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
objets devait passer par l’abstraction pour mieux souligner la particularité de ceux qui sont
explicitement évoqués.
Introduction à la nomination d’objets.
Le mot « objet » se présente, tantôt au singulier, tantôt au pluriel, pour introduire des noms
d’objets précis. Siegfried nous en offre un exemple :
« Robineau place certains objets dans les rayons de la bibliothèque. » (Sieg., II, 1,
p. 25).
Cette didascalie est aussitôt complétée par une réplique du personnage qui n’est pas
exactement l’équivalent d’une didascalie interne dans la mesure où elle introduit un motif
fondamental de la scène, la substitution d’objets français aux objets allemands de la vie
de Siegfried :
« Deux livres français que je viens de trouver chez un libraire. », dit Robineau
(ibid.).
Dans un dialogue entre Mercure et Alcmène, le jeu sur le singulier et le pluriel du mot
« objet » conduit à la chute inattendue qui ramène les amours de Jupiter au prosaïsme du
théâtre de Boulevard :
« Alcmène : […]. Qu’il daigne choisir un objet parmi mes objets préférés !
Mercure : Il l’a choisi, et il viendra ce soir au coucher du soleil le demander luimême. Alcmène : Lequel ? Mercure : Votre lit. » (Amph., II, 5, p. 158).
L’humilité de la mortelle et le lyrisme du dieu messager s’effacent devant l’objet nommé
sans la moindre velléité de l’anoblir par un vocable plus prestigieux, la couche, par exemple,
qui ressortit au style élevé : Mercure va droit au but, et Giraudoux joue avec humour de la
dissonance des tons.
Lorsque le Contrôleur explique au Droguiste pourquoi les Petites Filles aiment bien la
leçon d’astronomie, il lui dit :
« C’est un ciel complètement moderne. Il est plein, non de héros, mais d’objets :
l’Horloge, le Triangle, la Balance, le Compas. On dirait un atelier. Les enfants
adorent les ateliers… » (Int., II, 1, p. 308).
Outre le fait que les constellations qu’il a retenues lui permettent de concrétiser un savoir
abstrait, elles sont présentées comme relevant exclusivement d’une science humaine et
non de la mythologie : « elles ont été baptisées par quelque astronome physicien ou francmaçon. » (ibid.), la remarque confirme un emploi du mot « objet » comme renvoyant toujours
à une activité humaine, ici celle de la nomination imagée d’astres. Le procédé qui consiste
à partir du mot générique pour égrener ensuite les noms d’objets est une pratique fréquente
sous la plume de Giraudoux, comme en témoigne telle réplique d’Isabelle dans laquelle
l’expression « objets familiers » se décline en deux lexies d’objets, « un ventre de potiche,
un bouton de tiroir » (Int., II, 6, p. 329).
Dans ce type d’énumération où le mot « objet » sert de commun dénominateur, en
quelque sorte, l’adjectif possessif peut aussi se rencontrer :
« Ce qu’Ondine préférait, dit le Roi des Ondins aux juges, c’était [sic] leurs objets
les plus vils, son escabeau, sa cuiller. » (Ond., III, 4, p. 837).
Ces objets renvoient implicitement à la cabane de pêcheurs du premier acte dans laquelle
pourtant aucune didascalie, externe ou interne, n’a attesté la présence scénique desdits
42
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
objets. Dans ces deux exemples, le qualificatif nous prépare à un certain type d’objets, ceux
du quotidien le plus humble auquel Giraudoux s’attache volontiers.
S’il est employé avec le partitif, le mot amène nécessairement le nom d’un objet, mais
comme si c’était le moyen de mettre l’accent sur l’altérité, à la fois celle de l’objet convoité
et celle de sa dénomination dans une langue étrangère :
« Rapporte un de ces objets que les Anglais appellent miroir. », dit Outourou à sa
fille. (SVC, 4, p. 574).
Ce procédé d’annonce d’une série d’objets est récurrent chez Giraudoux, concourant à la
mise en valeur des objets nommés précisément, et il est original : ses contemporains ne
159
l’emploient pas, exception faite de Cocteau dans La Machine infernale
.
Le mot « objet » comme résumé d’une liste d’objets.
Solution inverse, bien plus rare chez Giraudoux, le mot « objet » résume ce qui précède,
la plupart du temps pour insister sur un objet important aux yeux du personnage et déjà
suggérer son statut particulier.
Nous en avons un exemple avec la « photographie » remarquée dans le bureau de
Siegfried par Geneviève :
« C’est sans doute le seul objet commun à sa vie d’autrefois et à sa vie
d’aujourd'hui. » (Sieg., II, 1, p. 27).
Le statut temporel de l’objet détermine sa fonction dramatique. A propos de Jérôme qu’elle
va épouser, Florence dit au Président :
« Je ne dois pas lui apporter en dot les objets du passé. Je ne parle pas des
pensées, des sentiments. […]. Mais des objets. […]. Aussi tous les objets de mon
passé, je les écarte. Je les rends à ceux de qui ils me viennent… Les voilà… » (C.,
6, p. 744).
Si la première phrase suggère un ensemble indifférencié d’objets, il est clair que, dans la
suite, le terme objet ne désigne que les cadeaux du Président, et parmi ceux-ci, les « bijoux »
qu’elle lui restitue.
En revanche, Giraudoux n’a guère recours au mot « objet » pour éviter une répétition.
Un des rares exemples de ce procédé se trouve dans L’Impromptu de Paris, lorsque Boverio,
pour faire entendre à Robineau l’inutilité du verbe « comprendre » au théâtre, emploie une
comparaison :
« J’ai connu un enfant qui voulait comprendre le kaléidoscope. […]. Ses
camarades avec cet objet comprenaient qu’il y a le bleu, le rouge, les arcs-en-ciel
[…]. Lui ne comprenait rien, et cassa sa machine. » (IP, 3, p. 709).
Le mot « objet » est pris ici entre le nom précis « kaléidoscope » et le mot « machine », au
sens d’objet fabriqué : l’approche intellectuelle et scientifique des objets conduit à l’échec,
il en est de même pour le théâtre qui s’adresse aux sens et à l’imagination, comme les
multiples couleurs et images que produit le kaléidoscope.
159
Dans ce cas, le mot « objet » apparaît comme point de départ de l’attribution d’une fonction dramatique aux objets nommés.
Jocaste s’exclame : « Je suis entourée d’objets qui me détestent ! Tout le jour cette écharpe m’étrangle. […]. On met des gardes à
ma porte et on me laisse avec des objets qui me détestent, qui veulent ma mort. » (Mach., I, p. 26). Le délire de persécution de la
reine trouve dans les objets, encore plus que dans les êtres, matière à fantasmes. La malveillance des objets a valeur de prolepse
pour la destinée de Jocaste.
43
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Le mot « objet » valant par lui-même.
Lorsqu’il n’est ni sommaire ni résumé, le mot « objet » vaut pour lui-même.
« Apprends, dit Mr. Banks à Outourou, que chez nous chaque objet, chaque coin
de terre appartient uniquement à celui qui l’a gagné. » (SVC, 4, p. 571).
Il est clair pour Mr. Banks que rien n'échappe à la propriété, entendue comme la récompense
d’un travail. Egisthe évoque « les prix des objets de détail », mot qui peut s’entendre comme
synonyme d’articles au sens commercial (El., I, 3, p. 611). L’emploi le plus fréquent du mot
« objet[s] » dans son sens concret se trouve dans Sodome et Gomorrhe, et les personnages
qui l’utilisent, l’Archange, Lia, Jean et l’Ange ne lui confèrent pas la même valeur. L’Archange
le met en relation avec le mot « choses » et semble l’employer comme synonyme dans un
contexte strictement humain :
« C’est dans l’intimité et au milieu des choses sûres, des objets et des repas
quotidiens que doit se dérouler le débat du dernier couple. » (Sod., « Prélude », p.
859).
Or nous avons vu que parmi les critères de définition il fallait retenir l’opposition entre ce
qui est d’ordre naturel et ce qui suppose l’activité humaine : Giraudoux brouille la distinction
entre les deux termes. Lia emploie à des fins polémiques le lexème « objet » : il s’agit de
reprocher à Jean d’avoir mis ses sentiments partout, de telle sorte qu’ils se sont interposés
entre le monde, les objets et elle :
« C’est horrible de vivre avec un être qui cache un cœur dans chaque objet de sa
maison. » (Sod., I, 3, p. 878).
L’usage du mot « objet » au sens propre offre donc une grande diversité : Giraudoux joue
des différentes acceptions soit dans un propos globalisant qui fuit le réalisme, soit dans
une opposition entre nature et culture, « objet » rivalisant alors avec « chose », soit encore
pour différencier le non-animé du vivant. Les valeurs stylistiques attachées à ces emplois
révèlent l’originalité de Giraudoux qui, par l’utilisation du terme abstrait « objet », parvient à
mettre en relief les objets particuliers qu’il nomme.
2) Les sens figurés.
Les dictionnaires de langue française nous proposent plusieurs sens : « ce vers quoi tendent
les désirs, la volonté, l’effort et l’action ; ce en quoi consiste quelque chose ; l’être à qui
160
s’adresse un sentiment (objet de pitié, d’horreur, etc.). » .
a) Le sens figuré de but, projet.
Au sens figuré de but, projet, nous avons quatre occurrences du mot.
L’une d’elles est placée dans la proclamation que l’Inspecteur d’Intermezzo adresse au
Spectre :
« L'Humanité est une entreprise surhumaine. Les Petites Filles : Surhumaine !
L’Inspecteur : Qui a pour objet d’isoler l’homme de cette tourbe qu’est le
Cosmos… » (Int., III, 1, p. 336).
160
44
Robert I., art. objet.
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
Le but de l’humanité serait de protéger l’homme de l’univers, et, par voie de conséquence,
de ses manifestations les moins prévisibles : propos de rationaliste dont nous retrouvons la
161
teneur sous une autre forme dans le dialogue entre les Juges et Hans dans Ondine .
Dans La Folle de Chaillot, le mot est employé trois fois en quelques lignes par les
« mecs » :
« LeBaron : Et serait-ce une indiscrétion, Président, que demander l’objet de
notre société ? Le Président : Ce n’est pas une indiscrétion ; ce n’est pas non
plus un usage. […] Je vous pardonne d’autant plus volontiers que j’ignore encore
cet objet moi-même. […] Cher Baron, apprenez qu’à sa naissance, une société n’a
pas besoin d’un objet, mais d’un titre. » (FC, I, p. 954).
Ces répliques disent le peu de scrupules des « mecs » : les souscripteurs doivent être
appâtés par le nom de la société et non par un projet qui justifierait sa création. Giraudoux
reprend ici le motif des processus de l’escroquerie que J. Romains a brillamment dénoncés
162
dans Donogoo . L’objet est bien alors « ce vers quoi tendent les désirs, la volonté, l’effort et
l’action », comme le précise le dictionnaire Robert. Au deuxième acte, lorsque le Chiffonnier,
à la demande des Folles constituées en tribunal, joue le rôle d’un avocat des « mecs »s,
le mot « objet » se retrouve avec la même acception. A la Comtesse qui lui reproche les
spéculations boursières, il répond :
« Pour vous faire plaisir, Comtesse. C’est mon objet dans la vie. Plaire aux
dames. Pour débarrasser de l’argent ceux qui en ont. » (FC, II, p. 1013).
Cette fois-ci, le but est clairement énoncé, le discours du Chiffonnier permettant de dévoiler
les véritables motivations des capitalistes. Remarquons que Giraudoux attribue à des
personnages antipathiques le sens figuré de « projet » pour le mot « objet ».
163
Cet emploi est peu attesté dans le théâtre de la même époque
.
b) Ce en quoi consiste quelque chose.
Une autre signification apparaît à propos de l’amitié qu’Alcmène veut offrir à Jupiter qui en
ignore tout. Une interrogative elliptique, « Son objet ? », conduit Alcmène à préciser en quoi
elle consiste :
161
Hans : « Ce que je réclame ? […]. Je réclame le droit pour les hommes d’être un peu seuls sur la terre. […]. Ce que je demande,
c’est vivre sans sentir grouiller autour de nous, comme elles s’y acharnent, ces vies extra-humaines […]. Le premier juge : […]. Un
seul jour, j’ai senti le monde délivré de ces présences et de ces doubles infernaux. » (Ond., III, 4, p. 832-833).
162
Les escrocs organisent la publicité pour une ville qui n’existe pas , mais que Le Trouhadec a décrite dans sa Géographie de
l'Amérique du sud, Donogoo-Tonka, que Lamendin se charge de fonder. Or il lui faut des fonds, et le dialogue avec un des banquiers
porte sur le nom de la société : « Lamendin : Je cherche encore… J’avais pensé à quelque chose comme "Compagnie générale des
grands travaux de Donogoo-Tonka". […]. Le Banquier : […]. Pour la publicité courante, "Compagnie générale de Donogoo-Tonka",
ça peut aller. Pour la publicité technique et pour les statuts, il faut quelque chose de plus corsé. (Il essaie) "Compagnie générale
franco-américaine" ? Hein ? Lamendin : Oui, très bien. Le Banquier : "Pour…" Lamendin : "Pour l’embellissement et l’extension de
Donogoo-Tonka." Le banquier, qui écrit sous la dictée : C’est un peu couillon, mais ça a l’air honnête… Oui. Lamendin : "Et l’exploitation
intensive…" […] "de sa région aurifère" ! » (D, Septième tableau. « La septième banque », Paris, NRF., Gallimard, p. 80-81). La pièce
de J. Romains a été créée au Théâtre Pigalle le 25 octobre 1930, dans une mise en scène de Jouvet.
163
Montherlant est le seul à recourir à ce sens figuré du mot dans La Reine morte, lorsque qu’Egas Coelho essaie, dans une
réplique qui souligne son machiavélisme, de convaincre Ferrante de faire mettre à mort Inèsde Castro : « Les actes ne demeurent
pas autant qu’on le croit. Combien de vos actes, après avoir rempli l’objet que vous en attendiez, se sont desséchés, ont perdu leur
venin […]. » (RM, II, 1, p. 81).
45
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« Elle accouple les créatures les plus dissemblables et les rend égales. » (Amph.,
III, 5, p. 187).
Nous n’avons relevé aucune autre occurrence de cet emploi, qui n’est pas avéré chez les
auteurs contemporains de Giraudoux.
c) « Objet de ».
Nous retiendrons enfin la formulation « objet de mépris » employée par Florence dans une
phrase moralisatrice à l’intention de Tessa :
« Chez les gens propres, la femme qui poursuit ouvertement les hommes, et
surtout un homme qui ne l’aime pas particulièrement, est objet de mépris. » (T, II,
164
tableau IV, 7, p. 452) .
Les emplois du mot « objet » au sens figuré, au demeurant assez rares sous la plume de
Giraudoux, n’ont rien de singulier, si ce n’est la tendance que nous avons remarquée à les
attribuer à des personnages antipathiques.
3) Jeux sur les sens du mot « objet ».
Figure de la polysémie, la syllepse sémantique, définie par C. Fromilhague et A. Sancier
165
comme « l’emploi d’un terme unique en double sens », fonctionne à double entente .
Dans Amphitryon 38,quandSosie enjoint au Trompette de sonner pour sa proclamation,
les atermoiements du Trompette nous valent un jeu sémantique sur le mot « objet » :
« Le Trompette : C’est pour un objet perdu ? Sosie : Pour un objet retrouvé.
Sonne, te dis-je ! […]. Le Trompette : […]. Dis-moi donc de quel objet perdu il
s’agit, pour que je compose un air muet en conséquence. Sosie : Il s’agit de la
paix. » (Amph., I, 2, p. 119-120).
Le début de ce dialogue laisse penser que les personnages parlent d’un objet matériel, et
ce, en raison des épithètes antithétiques « perdu »/ « retrouvé », mais la dernière réplique
de Sosie, qui introduit un terme abstrait, « la paix », invite à considérer qu’il y a une syllepse
sur le mot « objet », le but étant de différer la teneur de la proclamation pour le lecteur ou le
spectateur, et de la faire surgir en ménageant un effet de surprise, alors que le personnage
Sosie est, lui, impatient de délivrer son message.
Nous avons trouvé un cas plus subtil de jeu sur les sens du mot « objet » dans la
deuxième scène de L’Apollon de Bellac : Agnès avoue au Monsieur de Bellac :
« J’ai peur des hommes… » (Ap., 2, p. 921).
164
Giraudoux suit de très près le texte anglais, traduisant « the woman […] is despised by everybody » (CN, p. 100-101)
par l’expression « objet de mépris ». C’est ici la seule occurrence d’un sens et d’une construction que nous retrouvons
sous la plume de Montherlant, à propos d’autres sentiments, dans La Reine morte, lorsque l’Infante ironise sur l’amour :
« Les gens affligés du dérangement amoureux ont la manie de se croire objet d’admiration et d’envie pour l’univers
entier. » (RM, I, 1, p. 15).
165
C. Fromilhague, A. Sancier, Introduction à l’analyse stylistique, Paris, Dunod, 1996 [Bordas, 1991], p. 83. J. Mazaleyrat et G.
Molinié nous proposent une définition complémentaire : « Variété de trope, telle qu’un signifiant a au moins deux signifiés, soit un
tropique et un non-tropique – cas général-, soit deux tropiques différents. » (J. Mazaleyrat, G. Molinié, Vocabulaire de la stylistique,
Paris, PUF, 1989, p. 345).
46
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
Et quand son interlocuteur essaie de comprendre, elle ne trouve pas de meilleure explication
qu’une métaphore filée construite à partir d’une comparaison dans laquelle prend place le
mot « objet » que, paradoxalement, elle n'arrive pas à définir :
« Agnès : Là où il y a un homme, je suis comme une voleuse dans un grand
magasin qui sent sur son cou le souffle de l’inspecteur. Le Monsieur de Bellac :
Voleuse de quoi ? Agnès : J’ai envie de me débarrasser à toute force de l’objet
volé et de lui lancer en criant : Laissez-moi fuir ! Le Monsieur de Bellac : Quel
objet ? Agnès : Je ne me le demande même pas. Je le recèle. J’ai peur. » (Ap., 2,
p. 921-922).
A partir de la première question du Monsieur de Bellac, l’enchaînement se fait sur les mots :
l’interrogatif « de quoi ? » amène le mot « objet » sur lequel rebondit la réplique du Monsieur
de Bellac ; le motif du vol passe du sujet, « voleuse », à l’objet, « volé », avant de réunir les
deux (« Je le recèle »). Tout ce vocabulaire donne l’impression qu’il s’agit d’un objet concret,
d’où l’hypothèse du Monsieur de Bellac :
« Leur costume sans doute vous impressionne ? Leurs chausses et leurs
grègues ? » (ibid.).
Hypothèse que la jeune fille écarte immédiatement :
« Je me suis trouvée avec des nageurs. Leurs grègues étaient à terre. L’objet me
pesait tout autant. » (ibid.).
L’incapacité à cerner consciemment ce qui lui fait peur et qui lui a suggéré cette image
de cauchemar de la midinette prise en flagrant délit de vol ne laisserait certainement pas
d’intéresser un psychanalyste : son attirance inavouée (inavouable ?) pour les hommes se
dit ensuite joliment par une litote après la formulation d’une hypothèse d’explication par son
interlocuteur :
« Le Monsieur de Bellac : Peut-être qu’ils vous déplaisent, tout simplement.
Agnès : Je ne crois pas. […]. Mais dès qu’ils me regardent ou me parlent, je
défaille. » (ibid.).
Comment mieux dire que son trouble vient du désir qu’elle lit dans les yeux des hommes,
qu’elle entend dans leurs paroles, et, derrière cela, son propre désir d’être désirée ? Ou
comment l’objet inconscient d’une quête peut amener un brouillage sémantique sur un mot
apparemment anodin, le mot « objet ».
L’utilisation du mot, au second acte de Siegfried, nous paraît instaurer une autre forme
d’ambivalence entre sens propre et sens figuré. Le contexte invite d’abord à prendre le mot
« objet » au sens propre : Siegfried est revenu vers Geneviève en « costume de voyage » :
« Siegfried : N’est-ce pas que j’ai l’air d’avoir oublié à dessein quelque chose,
comme ceux qui laissent leur parapluie pour pouvoir revenir ? Geneviève : Il
neige. Je ne connais pas d’objet contre la neige. » (Sieg., II, 5, p. 40).
A y regarder de plus près, l’on s’aperçoit que l’objet prétexte nommé par Siegfried dans le
cadre d’une comparaison, en l’espèce le « parapluie », pourrait conduire sur une voie que
la jeune femme refuse par une réponse qui écarte la syllepse sur l’objet pour ne retenir que
le sens matériel, celui d’un objet protecteur contre les intempéries. Mais n’est-ce pas aussi
l’auteur pris au piège du langage, lui qui, dans les œuvres postérieures, osera plus d’un
néologisme, et qui, dans une pièce où le « canadien français » de Robineau ne comporte pas
de mot spécifique pour désigner la neige, précisément, semble dénoncer en même temps
l’incapacité des hommes à répondre par des objets à la réalité du monde ? Mais pas plus
qu’il n’y a d’objet contre la neige, il n’y a de mot équivalent à « parapluie », sauf à le créer.
47
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
La syllepse sémantique semble bien avoir partie liée avec la fonction dramatique des
objets dans les trois exemples que nous venons d’étudier : sous une apparence anodine,
créant un effet de surprise, elle suscite notre curiosité : s’agira-t-il de la paix dans Amphitryon
38, de la relation d’Agnès aux hommes dans L’Apollon de Bellac ?
Les divers sens et emplois du mot « objet » par Giraudoux nous guident déjà vers
quelques pistes qui devront être confirmées ou infirmées par notre recherche, celle d’une
certaine abstraction, l’opposition marquée entre le non-animé et l’animé, opposition que
nous savons constitutive de la définition même de l’objet, enfin un rôle attribué aux objets
dans l’action.
B) Le lexique des objets.
Pour cette partie de notre étude, nous nous référerons aux travaux, qui font autorité en la
166
matière, d’E. Brunet et de D. Dugast concernant le vocabulaire de Giraudoux, et nous
nous permettrons seulement d’apporter à leurs statistiques les précisions sémantiques
ignorées de l’ordinateur pour lequel le « buffet », qu’il soit un meuble dans lequel la Folle
de Chaillot « trouve […] de la crème fraîche que personne n’y a mise. » (FC, II, p. 1005)
ou le buffet de la gare (Sieg., IV, 1, p. 63) est indistinctement comptabilisé, de même que la
167
« glace à la framboise » (Luc., I, 8, p. 1060) et la « glace » dans laquelle on se mire .
Rappelons que la richesse lexicale d’une œuvre tient à la fois au nombre d’occurrences
d’un mot et au nombre de vocables présents. Après une présentation des fréquences
significatives des lexèmes d’objets, nous aborderons la question des termes rares qui ont pu
valoir à Giraudoux les reproches de pédantisme et de préciosité. Enfin, nous présenterons
quelques objets fantômes qu’il nous paraît impossible d’écarter : objets non nommés, mais
suggérés par divers procédés et que nous avons appelés objets "en creux". Nous nous
intéresserons ensuite à la répartition des objets pour voir si se dessine une évolution
chronologique, si des regroupements par type de pièces, par sujets, par tons comme ceux
qu’a pu faire E. Brunet pour l’ensemble du vocabulaire sont possibles dans ce domaine.
1) Les fréquences significatives.
E. Brunet propose pour chaque pièce un « vocabulairesignificatif rangé par ordre
décroissant ». Nous nous sommes inspirée de ses travaux pour affiner les résultats dans
le domaine particulier qui nous occupe, celui des objets : nous proposerons donc deux
tableaux, le premier pour les fréquences supérieures à huit occurrences, le second pour ce
que nous appelons les fréquences moyennes. Si, pour les fréquences élevées, la répartition
est à peu de choses près équivalente pour les éléments de décor d’une part, les costumes
et accessoires d’autre part, il n’en va pas de même pour les fréquences plus basses où
dominent les accessoires. Par ailleurs, les fréquences élevées concernent un grand nombre
de pièces (plus de la moitié du corpus), alors que les fréquences moyennes se concentrent
dans les trois pièces « antiques » achevées et dans Siegfried. Est-ce la preuve de cette
166
E. Brunet, Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution, Genève, Slatkine, 1978 ; D. Dugast, Vocabulaire et stylistique.
Etudes de Lexicométrie Organisationnelle sur les théâtres de Corneille, Racine et Giraudoux […], Genève, Slatkine, 1979.
167
Quelques-uns de nos décomptes ne coïncident pas avec ceux d’E. Brunet, en particulier pour les fréquences supérieures à 8.
Comme il y a une syllepse sur le mot « gloire » dans une réplique du député Robineau, nous avons comptabilisé l’occurrence : « La
petite Véra : Tenez-vous seulement très droit, la tête haute. Robineau : Je sais. La gloire n’aime pas les dos voûtés. » (IP, 4, p. 720).
Nous excluons bien sûr ici des accessoires les « glaces à la framboise » de Pour Lucrèce, de faible fréquence, au bénéfice de la
glace au sens de miroir.
48
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
abstraction remarquée par E. Brunet ? Si elle semble avérée pour les pièces « bibliques »,
encore faudra-t-il nous demander à quoi elle tient, la réponse nous paraît infiniment plus
complexe pour les pièces « modernes ». Il faut enfin soulever la question des termes rares
dont la présence a souvent valu à Giraudoux des épithètes péjoratives, parmi lesquelles
celles de pédant.
a)Les fréquences élevées.
Le tableau qui suit appelle quelques commentaires. Les grandes fréquences, égales ou
supérieures à huit, désignent des éléments de décor ou des accessoires : des objets
scéniques donc, ce qui, pour un auteur réputé « abstrait » n’est pas si mal.
Fréquences
Objets/décor
29 29 20 19 porte(s) palais
11 11 11 10 palais lit
9 8
porte table
mur palais
tente portillon
Pièces
Fréquences
GT El. Amph.
SVC Int.
C FC GT Jud.
Sieg.
23 20 16 16
16 15 15 13
13 11 11 11
10 10 8 8 8
8 8 8 8
Objets/
costume ou
accessoires
épée truite
gloire bijoux
boa robe
manteau
tasse glace
[miroir]
poignard
bêche
168
Pièces
El. Ond. IP C
FC Jud Jud T
Luc.
Jud. SVC
Ap. Int. SVC
Jud. Int. SVC
Sod. FC FC
Luc.
silhouette
arme lunette
pomme
diapason
perles
lampe(s)
iris.
billet mouchoir
Parmi les éléments de décor, nous avons choisi de retenir ceux qu’A. Ubersfeld
considère comme « figurables », et qui, en outre, sont objets de la perception, au double
sens de vue et de vision, qu’en ont et qu’en donnent les personnages, l’exemple le plus
frappant étant bien sûr le palais des Atrides dans la première scène d’Electre qui totalise à
169
elle seule plus du quart des occurrences . La présence récurrente du palais, lieu obligé
par référence au théâtre antique et à celui de Racine, le désigne apparemment comme
constitutif des pièces « antiques », ce qui demandera à être confirmé par l’étude du statut
spatial des objets. L’on ne s’étonnera pas en revanche de trouver parmi les fréquences
élevées des éléments de décor essentiels à l’action, tels les « portes » de La Guerre de Troie
n’aura pas lieu ou le « mur » de La Folle de Chaillot, ou bien des objets en relation directe
169
Huit occurrences exactement. Nous ne comptabilisons évidemment pas parmi celles-ci le mot dans l’expression « Je suis
le jardinier du palais. » (El., I, 1, p. 599).
49
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
170
avec les enjeux de la pièce, entente et mésentente du couple pour les lits
au voyage Cook ou les tables de Cantique des cantiques.
de Supplément
Pour ce qui est des accessoires, la majorité d’entre eux participe aux enjeux
dramatiques et symboliques des pièces dans lesquelles ils sont nommés : E. Brunet parle à
propos de certains d’« objets vedettes, armes ou appâts, sur lesquels se cristallise l’action,
171
172
"bijoux" du Cantique des cantiques, […], "épée" d’Electre ou "poignard" de Judith. » .
Si le parcours de la« robe » et du « manteau » dans Judith et du « mouchoir » dans
Pour Lucrèce sont partiellement scéniques, ils n’en sont pas moins en relation directe avec
l’action. La « tasse » de Tessa constitue un cas particulier dans la mesure où le nombre
élevé de fréquences est essentiellement concentré dans un dialogue conflictuel au terme
173
duquel l’objet est cassé, le mot étant apparu une seule fois auparavant .
Plus inattendus sans doute sont les fréquences élevées d’accessoires apparemment
inclassables, « gloire », « boa », « bêche », « diapason » et « iris », qui ne sont pas
seulement incongrus : les personnages leur accordent une importance qui nous amènera à
nous interroger sur leurs fonctions : ainsi le « boa » nous conduira-t-il peut-être à considérer
174
qu’un des thèmes importants de La Folle de Chaillot est la vieillesse et ses marottes , la
fonction symbolique de cet accessoire de costume nous invitant à une autre lecture.
Reste, parmi les fréquences élevées, l’énigmatique « paillette d’or » dans l’œil de la
comtesse Violante qui fascine le vieux pêcheur dès que le Chevalier l’a mentionnée (Ond.,
I, 2, p. 767), et que le roi des ondins lui permet de voir au second acte (Ond., II, 8, p. 802).
175
De fréquence onze, cet objet insaisissable autant que réel, n’est-il pas à l’image du réel
théâtral, cet « or dans la nuit », mais également des paillettes du music hall ou bien du
cirque ?
b) Les fréquences moyennes.
170
Objets qui, avec les portes, sont essentiels dans le théâtre de Boulevard (Cf. H. Gidel, Le Théâtre de Feydeau, Paris,
Editions Klincksieck, 1979, en particulier p. 194-197 pour la porte et p. 199-200 pour le lit). Giraudoux fait subir d’étonnants traitements
dramaturgiques à ces objets.
171
Malgré la caution d’E. Brunet, l’on nous objectera peut-être que l’épée n’est pas vraiment un objet scénique tant qu’Oreste
ne l’a pas en main : il faudra effectivement nous interroger sur son statut dans la scène des Petites Euménides (El., I, 12, p. 636-638).
172
173
E. Brunet, Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution, op. cit., p 418.
Mrs Gregory évoquant, parmi les « traces » de Lewis les « tasses sales » (T, II, tabl. III, 4, p. 426). Ensuite, Tessa confie
à l’oncle Charles « J’ai acheté une tasse avec l’argent que Lewis m’a donné pour ma fête. […]. » (T, II, tabl. 4, sc. 1, p. 437). [Les
traductions, inédites, de Tessa sont de nous.].
174
Il faut appeler à notre secours l’article de T. Kowzan qui met en regard sémiologie et gérontologie pour que l’on ne croie
pas de notre part à une simple boutade. (T. Kowzan, « La Folle de Chaillot : gérontologie, écologie, sémiologie », dans La Guerre de
Troie a-t-elle eu lieu ? Jean Giraudoux : les dernières œuvres (1940-1944), colloque de Bursa, 1992, Istanbul, Les Editions Isis, en
co-édition avec Littérature et nation, Tours, 1992, p. 43-47).
175
50
Et pour cette raison ne figurant pas dans notre tableau, puisqu’il est aussi inclassable.
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
51
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Si nous considérons les fréquences égales ou supérieures à quatre, nous constatons
qu’elles se répartissent à peu près indifféremment entre les œuvres, soit entre quatre et six
lexèmes d’objets ; cependant trois œuvres sortent du lot : Siegfried, La Folle de Chaillot
et Pour Lucrèce, les deux premières par la fréquence élevée d’un nombre important de
vocables. Pour Lucrèce se rangeant parmi les pièces où le vocabulaire abstrait domine
largement, la faible proportion de lexèmes d’objets fréquents s’explique.
Il faut noter l’absence d’objets modernes parmi les fréquences élevées et parmi les
fréquences moyennes : ce refus du modernisme facile auquel cède volontiers le théâtre
176
de Boulevard
qui renvoie au public une image de son cadre de vie et de son goût
pour les nouveautés distingue également Giraudoux des auteurs d’avant-garde comme
176
Et même le « Boulevard littéraire » de M. Achard : dans Jean de la Lune, Jef place un disque sur le phonographe (JL,I,
3, p. 9), Marceline utilise le téléphone comme on le faisait à l’époque : « Allô ! Allô ! Passy 14-19, s’il vous plaît. […]. » (JL, II, 5, p.
18). Les personnages de Giraudoux, eux, ne passent pas par une standardiste : le téléphone n’est pas traité de façon mimétique
mais comme un objet de communication immédiate qui installe dans l’espace temps scénique un autre espace temps, extra-scénique
celui-là, et qui a une fonction dramatique importante.
52
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
Apollinaire qui, dans Les Mamelles de Tirésias, installe sur le plateau un « kiosque » et fait
177
utiliser par les personnages un « mégaphone » , ou encore de Cocteau qui se plaît à ce
lexique anachronique dans une pièce comme Orphée, attribuant à la Mort des « gants de
178
caoutchouc », « une blouse blanche » de chirurgien comme à ses aides, et tout un attirail .
Cela ne signifie pas pour autant l’absence d’objets modernes chez Giraudoux : sont en
effet attestés « automobile » dans Siegfried, « hublot » dans Ondine, « motocyclette » dans
179
Intermezzo et La Folle de Chaillot, « phonographe », « pneus » dans cette même pièce ,
« téléphone », mais avec de faibles fréquences, le téléphone constituant une exception
remarquable puisqu’il est un lexème de fréquence 7 dans Siegfried et de fréquence 3 dans
L’Apollon de Bellac. Ces objets ont en commun de n’être pas scéniques, téléphone mis à
part. Il nous faudra donc nous interroger sur les fonctions que leur confère Giraudoux.
c) Mots ou objets rares ?
A propos de la richesse lexicale, E. Brunet note que « Giraudoux s’amuse souvent à étonner
le lecteur par l’emploi de termes rares et l’étalage de connaissances très particulières
180
dans des domaines fort variés […]. » : les lexèmes d’objets nous en offrent quelques
spécimens. Nous ne dresserons pas ici une liste des hapax, catégorie de vocables de sous
181
fréquence 1 , mais nous retiendrons quelques lexèmes rares au double sens du mot,
c’est-à-dire n’apparaissant qu’une fois dans le corpus du Théâtre complet ou peu fréquents
dans la langue des années 30 et 40, la plupart étant encore plus rares à notre époque.
Archaïsmes, mots rares et objets précieux, allusions littéraires, termes techniques émaillent
les textes dramatiques de Giraudoux.
Objets rares ?
Pour deux d’entre eux, « binocle » et « haillon », la rareté tient davantage au choix du nombre
qu’aux objets eux-mêmes. Giraudoux emploie le premier au singulier dans une didascalie
de Siegfried, « Robineau, qui essuie son binocle. » (Sieg., I, 5, p. 12), et dans une réplique
de Mr. Banks : « Mon binocle de rechange, jamais ! « (SVC, 4, p. 571), alors que l’Inspecteur
d’Intermezzo parle de ses « binocles de rechange [qui] sont en morceaux » à la suite d’une
collision malheureuse avec un martinet (Int., II, 2, p. 313). Le singulier fait plus ancien, ce
qui se conçoit pour l’époque de Cook. En outre, en ce qu’il est un mot savant, « binocle »
182
a quelque chose de pédant qui s’accorde à ces trois personnages tous imbus de leur
science.
C’est dans une caricature du peuple juif qu’Holopherne utilise le mot « haillon » :
« Holopherne : Viens dans mes bras, Juive. Judith : Voici la Juive. Holopherne :
Ce mot n’est pas une injure pour toi ? Judith : Tout roi que tu es, il me fait ton
177
178
Apollinaire, MT, I, 1, p. 883, I, 8, p. 896, II, 5, p. 907.
Objets qui éloignent son personnage de la représentation allégorique qu’elle rappelle par ailleurs, « un squelette avec un
suaire et une faux » (Orphée,sc. 6, p. 56-57).
179
180
181
182
Respectivement Sieg., IV, 6, p. 74, Ond., III, 3, p. 831, Int., I, 4, p. 286, FC, II, p. 1002, FC, I, p. 953.
Ibid., p. 127, note 1.
Ibid., p. 125.
« Au pédant qui invente binocle, l’instinct heureux de l’ignorant répond par lorgnon », écrit R. de Gourmont (Esthétique de la
langue française, Paris, Pocket, 2000, p. 28).
53
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
égale. Holopherne : Il veut dire pourtant l’avarice, le haillon, les artères les plus
élastiques sous la peur ou l’appétit ! » (Jud., II, 7, p. 249).
L’objet réfère à l’avarice, c’est là « un de ces traits anti-juifs traditionnels », comme l’écrit A.
Job, d’un antisémitisme qui, chez Giraudoux, est « d’abord, à n’en pas douter, une façon
183
de ne pas résister au plaisir d’un bon mot, si malveillant soit-il. » , facilité que l’on ne peut
que regretter.
Les archaïsmes.
Certains archaïsmes ont une résonance médiévale, que le contexte soit ironique ou
poétique. Ainsi, le mot « oriflamme », cœur d’une métaphore, introduit-il une rupture de ton
dans une réplique d’Egon qui rejette les divertissements offerts par Sarah, la Juive passée
aux Assyriens :
« Nous les connaissons, tes spectacles gais. Douze femmes nues, sur le nombril
desquelles tu projettes en couleur l’oriflamme de leur nation. » (Jud., II, 1, p. 229).
Le terme, de tonalité épique, fait ressortir la vulgarité de l’aide de camp et la dérision doublée
d’un second anachronisme par la projection d’une image, allusion à un procédé moderne.
L’effet parodique se devine également dans une réplique d’Eclissé qui parle comme les
personnages de la tragédie classique lorsqu’elle dit de sa maîtresse :
« Elle est mollement étendue sur sa couche. » (Amph., II, 4, p. 154).
Dans un registre humoristique, le calembour sur les « oublies » s’accompagne peut-être
184
d’une allusion littéraire à la pâtisserie chère au cœur de Jean Jacques , perle de culture
qui ne peut être attribuée au personnage, Joseph ayant besoin de consulter le « dictionnaire
à l’office » pour rapporter à Marcellus la définition du « vice ». (Luc., I, 1, p. 1037, p. 1039).
Le goût des mots rares et des objets précieux.
Le goût des mots rares et des objets précieux rehausse le modeste cadre d’une cabane
de pêcheurs quand apparaît aux yeux émerveillés du Chevalier l’« aiguière » (Ond., I, 6, p.
774) ou, lorsque rêvant devant Hans dont la mort et l’oubli vont la séparer, Ondine imagine
son avenir au fond des eaux :
« Ce sera bien extraordinaire […] si je n’ai pas l’idée […] d’allumer le feu du Rhin
aux candélabres. » (Ond., III, 6, p. 849).
Le mot « candélabre » a été préféré par Giraudoux au mot "chandelier", moins prestigieux,
mais avec lui l’objet qui, comportant moins de branches, éclaire moins, et est en général
d’un métal plus ordinaire ; en outre, la matière sonore du mot est plus riche, puisqu’elle joue
sur une alternance entre une voyelle ouverte et une voyelle fermée : [an], [a], [e fermé] et
se termine par une vibration [br] qui prolonge l’écho, ce qui est important non seulement
pour la diction, mais aussi pour l’imaginaire de cet objet porteur de lumière au fond des
eaux, tandis que le mot écarté s’éteint peu à peu, passant du [an] au [e] et au [ié] fermés.
Nul doute que la beauté des objets, autant que celle des mots, motive un choix stylistique
associant au prestige du conte merveilleux celui d’un décor aristocratique.
Termes techniques.
183
A. Job, Giraudoux Narcisse. Genèse d’une écriture romanesque, Université de Toulouse Le Mirail, Presses Universitaires du
Mirail, 1998, p. 257-258.
184
54
J.-J. Rousseau, Les Rêveries d’un promeneur solitaire, « Neuvième promenade », Livre de poche, p. 145.
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
185
En matière de « détails spécifiques et techniques » ,Giraudoux nous surprend par la
précision qui suppose de réelles connaissances, mais il nous prend parfois au piège du
néologisme qui se fait passer pour un objet précis. Dans ses remarques sur le lexique
186
d’Electre, L. Victor analyse « quelques mots plus ou moins techniques, dont certains
viennent des langues de métier », au nombre desquels les « chromos » d’Hélène,
l’« embauchoir », et bien sûr « ramat » et « écoutière » de La Guerre de Troie n’aura
pas lieu, les seuls véritables néologismes en matière d’objets, les « étrivières »d’Electre.
Nous ne retiendrons ici que les deux premiers. Rappelons seulement que si le terme de
chromolithographie désigne un procédé technique et artistique de reproduction, l’abréviation
« chromo » est péjorative, et que c’est dans ce sens de « image, tableau de mauvais goût,
187
aux couleurs naïves et criardes » qu’Hector l’emploie et qu’Hélène le reprend .
Ces termes aux consonances rares contribuent davantage à un dépaysement sonore
qu’à un quelconque effet de réel. L’« embauchoir » (GT, I, 6, p. 500) désigne « la forme
dure en boisou en métal que l’on met dans une chaussure pour lui garder son volume », L.
Victor voit dans l’emploi de ce mot « l’intention [chez la servante] de faire une plaisanterie
188
grivoise sur Demokos. » .
Le plaisir des mots nous entraîne paradoxalement fort loin de la réalité qu’ils sont
censés évoquer concrètement, comme en témoigne une réplique d’Ida dans Divertissement
de Siegfried :
« C’est le timbre de la goupille qui obture le sillon du voltage. Il faut changer le fil
et le couler par la basque du virement. » (Div., 2, p. 79).
Qui osera contester le diagnostic d’Ida ? Certainement pas Muck, trop heureux de voir son
téléphone réparé, ni le lecteur, et encore moins le spectateur, étourdi par le vocabulaire
autant que par l’aplomb de l’ouvrier. Le personnage d’Ida n’y gagne pas forcément en
crédibilité dans son rôle d’électricien et l’objet « téléphone » s’en trouve déréalisé.
Il en va de même avec l’emploi d’un mot pris à l’argot de métier du régisseur, les
« casseroles », dont une didascalie donne, pour le lecteur, l’équivalent, tandis qu’à la
représentation, il vient de lui-même par l’usage de l’objet :
« Les casseroles sont prêtes, Monsieur Jouvet, dit Marquaire. […]. Les
projecteurs sont tous dirigés sur M. Robineau. »(IP, 3, p. 698).
Mais la palme du mot rare nous paraît revenir au « pyrogène » de La Folle de Chaillot
qu’aucune édition ne commente : laissé à la perplexité du lecteur, l’objet, même avec l’aide
de plusieurs dictionnaires, ne révèle qu’un usage, à savoir produire du feu, non son identité.
Le Trésor de la langue française permet de résoudre l’énigme :
185
E. Brunet emploie cette expression à propos de trois pièces modernes, Intermezzo, L’Apollon de Bellac et La Folle de Chaillot,
(E. Brunet, Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution, op. cit., p. 127).
186
187
C. Veaux et L. Victor, La Guerre de Troie n’aura pas lieu et Electre de Jean Giraudoux, Neuilly, Atlande, 2002, p. 176-179.
Respectivement dans GT, I, 9, p. 508 et GT, II, 8, p. 532.
188
C. Veaux et L. Victor, La Guerre de Troie n’aura pas lieu et Electre de Jean Giraudoux, op. cit., p. 177.
55
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« Pyrogène, substantif masculin vieilli : "Godet de forme et de décoration variées
contenant des allumettes et muni d’un frottoir." (Tabac, 1982). Synonyme :
189
pyrophore. » .
Le contexte d’apparition du mot et de l’objet nous déroute, Aurélie le brandissant comme
une arme contre le Prospecteur qui veut lui faire lâcher la main de Pierre rescapé de sa
tentative de suicide :
« Il veut prendre la main de la Folle. Elle lui assène un pyrogène. » (FC, I, p. 980).
Cet objet suppose donc que la comtesse fume ou a fumé, comme les femmes des Années
Folles, or les personnages qui fument le « cigare » ou la « cigarette » dans cette pièce sont
les « mecs » et leurs alliées. S’agit-il d’une association au motif du pétrole dont la prospection
se retourne au second acte contre ceux qui prétendent tout lui sacrifier, y compris la vie
humaine ? Ce serait alors un objet annonce du sort réservé aux « mecs » dans le souterrain.
190
Ou bien est-ce un geste de pure fantaisie et, de la part de l’auteur, un pur plaisir verbal ?
Tout cela à la fois peut-être.
Ces mots rares ont un caractère d’étrangeté lexicale au pouvoir suggestif, héritage
lointain du mot rare chez Mallarmé : ils ont alors une valeur poétique et témoignent d’un
goût des mots qui a valu à l’auteur et à son théâtre le qualificatif, toujours péjoratif, de
191
« précieux », alors qu’ils nous paraissent justement être le signe de sa valeur littéraire .
D’autres, en particulier les termes techniques, introduisent des dissonances, des ruptures
de ton là où on les attend le moins, le plus souvent dans un contexte tragique, et ils sont
192
l’un des procédés de la mise à distance aussi bien des mythes que de la tragédie, l’un
des éléments d’une esthétique du décalage.
2) L’objet en creux.
Nous voudrions attirer ici l’attention sur un cas particulier qui, si nous nous en tenons aux
définitions de l’objet proposées en introduction, ne devrait pas être pris en considération et
qu’il nous semble pourtant impossible d’écarter, à savoir ce que nous appelons l’objet en
creux : aucun objet n’est nommé et pourtant un objet est là, en filigrane dans l’échange de
répliques, ou bien le vocabulaire employé conduit à considérer un personnage comme un
objet, ou, plus subtil encore, un nom propre cache un nom d’objet ou bien un personnage
joue avec un objet inexistant.
189
P. Imbs, puis B. Quemada (dir.de), Trésor de la langue française, Dictionnaire de la langue du dix-neuvième et du
vingtième siècles,Paris,Gallimard, CNRS, 1990, t. 14, p. 82.Le Robert I ne donne que l’adjectif, attesté à partir de 1839, et
dont l’étymologie « produit par le feu » est à l’origine des trois acceptionsproposées.
190
La présence de l’adjectif « autogène » pour la soudure, terme technique spécialisé employé par le Chiffonnier, nous y autorise :
« Constance : […] je voudrais savoir comment on fait ressouder les boîtes de conserve vides. […]. Le Chiffonnier : Vous me les
donnerez. Je vous ferai ça à l’autogène. » (FC, II, p. 1015). Giraudoux se moque-t-il, à l’instar de R. de Gourmont, de ces termes
prétentieusement formés à partir de racines grecques ? L’ancien directeur du Mercure de France ironise sur le « grec industriel et
commercial », donnant, entre autres exemples, l’adjectif « skytogène » appliqué au « papier-cuir » (R. de Gourmont, Esthétique de
la langue française, Paris, Pocket, 2000, p. 32).
191
Comme l’écrit P. d’Almeida, pour inventer un langage, « Il ne s’agira pas de multiplier les néologismes, à la façon des
symbolistes, ni d’avoir recours, comme ce pauvre Lemançon, aux soixante mille mots des dictionnaires techniques. » (P. d’Almeida,
« L’invention d’un langage », CJG n° 17, p. 62).
192
« Ce pédantisme est cependant tempéré par l’humour. »,écrit E. Brunet (Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution,
ème
op. cit., p. 127), voir notre 3
partie, chap. 2.
56
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
a) Présence en filigrane d’un objet non nommé.
Il arrive qu’un objet ne soit pas nommé, alors que le contexte sémantique impose
saprésence en filigrane. L’exemple le plus probant est celui de la scène au cours de laquelle
Demokos arrête Hélène pour fixer l’image de son visage. (GT, II, 3, p. 515). J. Body écrit :
« Cettescène, inventée tardivement, pourrait être résumée comme celle du
193
"photographe sans appareil", double jeu d’anachronisme et d’illusionnisme. » .
En effet, l’objet n’est pas nommé, mais toutes les répliques de Demokos correspondent à
ce que peut dire un photographe à un modèle et, mieux encore, suggèrent un jeu qui mime
ses actions : il soulève le drap noir qui recouvre l’objectif, demande au modèle de mettre la
dernière main à sa présentation, puis de s’immobiliser pour permettre la prise du cliché. La
présence fictive de l’oiseau est, dans le déroulement de la séance de pose, le moyen, pour
le photographe, d’obtenir que le modèle focalise son attention sur un point précis :
« Et regarde-moi bien en face. J’ai dans la main un magnifique oiseau que je vais
lâcher… » (GT, II, 3, p. 515).
Levocabulaire qu’emploie Pâris pour la chevelure de sa compagne souligne
l’anachronisme :
« Je ne vois pas en quoi l’oiseau s’envolera mieux si les cheveux d’Hélène
bouffent. » (ibid.).
Quant à l’illusionnisme dont parle J. Body, il est évidemment dans cette présence irréelle
de l’« oiseau qui sait se rendre invisible », à l’inverse des objets que l’Illusionniste d’Ondine
fait surgir « sans matériel ». Pourquoi avoir recours à un tel procédé ? Le poète Demokos
affirme qu’il a besoin d’une image pour écrire son chant qui s’avère être, dans la scène
suivante, un chant de guerre : le visage d’Hélène, comme le dit alors Hécube, est celui
d’Hélène :
« La petite Polyxène : A quoi ressemble-t-elle, la guerre, maman ? Hécube : A ta
tante Hélène. » (GT, II, 4, p. 517).
L’usage de la photographie comme moyen moderne de propagande est sous-jacent. Cette
scène nous paraît offrir un bel exemple du traitement de la modernité par Giraudoux :
194
l’allusion préférée à la démonstration, le verbe à l’objet scénique . P. Alexandre-Bergues
y voit, pour sa part, une mise à distance du mythe :
« Si Hélène n’est qu’un cliché, ce que suggère peut-être la photo que prend
Demokos de la jeune femme […], le mythe dans son ensemble proclame sa
195
facticité, décrédibilisé qu’il est par le téléscopage des stéréotypes […]. » .
Tessa comporte également un objet en creux, mais dans une formulation qui, pour les
contemporains de Giraudoux, ne laissait aucun doute : au cours de la discussion sur la
musique de Lewis qu’ils viennent d’entendre au concert, les personnages échangent des
remarques désobligeantes pour le compositeur, en sa présence, et Mrs. Gregory, la sœur
de Lewis, ironise :
193
194
TC (Pl.), n. 1 de p. 515, p. 1513.
Ce qui est l’inverse de la démarche de Brecht : à « l’effet de distanciation », Giraudoux préfère le décalage pour dénoncer la
propagande belliciste.
195
P. Alexandre-Bergues, « "Si la pendule sonne 102 heures, ça commence à être du théâtre" : théâtre et mimesis dans
Electre et La Guerre de Troie n’aura pas lieu. », Revue Méthode !, Vallongues, 2002, p. 203.
57
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« A part celle des sirènes pour Zeppelin ça ne ressemble à aucune des musiques
que j’ai déjà entendues. » (T, III, tableau V, 8, p. 463).
G. Teissier signale que Giraudoux « a remplacé la comparaison originale avec les plombiers
par une allusion au ballon dirigeable allemand, construit par le comte von Zeppelin et
196
qui avait servi pendant la Première Guerre à bombarder Londres et Paris. » . Tandis
197
que le texte anglais, par la comparaison avec les plombiers , attribuée d’ailleurs à Sir
Barthelemy, le parrain de Florence, met l’accent sur les percussions, le texte français
insiste perfidement sur l’acidité des vents : à l’esprit pragmatique qui transparaît dans
l’humour anglais, Giraudoux préfère une allusion historique qui fonctionne aussi bien pour
le cadre supposé de l’action, Londres, que pour les spectateurs français et est encore plus
blessante, puisqu’elle suggère que la musique de Lewis est non seulement détestable, et est
assimilable à du bruit, ce qui, de tout temps, a été le reproche fait aux musiques modernes
qui choquaient les oreilles par leur nouveauté, et plus encore au début du vingtième siècle,
mais, dans un amalgame entre la mauvaise musique et la guerre, quelque chose de plus
grave : elle crée l’épouvante au lieu d’apporter l’apaisement.
b) Personnage traité comme un objet.
Un second cas se présente : il ne s’agit pas d’un objet, mais d’un personnage traité comme
tel par les verbes employés pour désigner les actions dont il est l’objet. C’est encore La
Guerre de Troie n’aura pas lieu qui nous en donne l’exemple. Andromaque, formulant son
projet pour éloigner la menace de guerre, a cette réplique extraordinaire :
« Cet envoyé des Grecs a raison. […]. On va bien lui envelopper sa petite Hélène,
et on la lui rendra. » (GT, I, 1, p. 483).
Le verbe et la familiarité du ton, inattendus chez un personnage noble, font de la princesse
grecque un simple objet, ce qui procède de la « dévaluation du référent causal de la guerre :
Hélène. La "femme-beauté" que tous les Troyens admirent et proclament, est réduite à une
toute petite chose, un tout petit cadeau qu’on rendra à son premier propriétaire. »,écrit J.
198
del Prado Biezma Dans le même article, J. del Prado rapproche l’autre métamorphose
qu’Hector fait subir à Hélène dans le même dessein :
« L’envoyé grec s’en charge… Il la repiquera lui-même dans la mer, comme le
piqueur de plantes d’eau, à l’endroit désigné. » (GT, I, 4, p. 492).
La volonté et la liberté des protagonistes, Pâris et Hélène, sont ainsi niées par un abus de
pouvoir qui est le fait du couple d’Andromaque et d’Hector, autrement dit d’une forme de la
démesure dont on sait qu’elle attire les foudres des dieux dans la tragédie grecque et qui
pourrait donner une explication supplémentaire à l’échec de ce couple dans son projet de
maintenir la paix à tout prix dans la pièce de Giraudoux.
J.-L. Fraisse qui commente lui aussi cette réplique d’Andromaque met en lumière le
décentrement que fait subir au mythe cette manière de traiter le personnage d’Hélène :
« Avant Anouilh et comme lui, Giraudoux fonde le jeu culturel sur une certaine
trivialité […]. Hélène est bien l’objet du conflit, objet dérobé et à livrer à son
propriétaire. Cause légendaire de la guerre, Hélène se verra progressivement
196
197
198
TC (P.), n. 1 de p. 450, p. 1150.
"Just like having the plumbers in, wasn’t it ?" (« Tout à fait comme si nous avions les plombiers ici, n’est-ce pas ? » (CN, p. 107).
J. del Prado Biezma, « Mots de femme : discours d'homme. », dans La poétique du détail : autour de Jean Giraudoux, CJG
n° 34, p. 128.
58
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
remise en question dans ce rôle de facteur déclenchant. C’est donc une matière à
199
réflexion qui est lancée ici, sur le mode de la dissonance stylistique » .
Dans Electre, les Euménides s’opposent aux intentions de l’héroïne :
« Pauvre fille ! Tu es simple ! Ainsi tu imaginais que nous allions laisser
Oreste errer autour de nous, une épée à la main. […]. Nous l’avons enchaîné et
bâillonné. » (El., II, 7, p. 668-669).
G. Teissier signale que « cet enchaînement d’Oreste – par les Euménides, selon Giraudoux
qui réinterprète une péripétie souvent utilisée par les épigones (Voltaire en particulier) –
retarde l’événement, et permet au peuple des mendiants de se déclarer aux côtés du fils
200
d’Agamemnon. » . La réunion d’un terme du registre noble en accord avec la tragédie
et d’un mot qui évoque les faits divers ou les films policiers crée de surcroît un effet de
décalage plaisant dans une situation grave.
Nous aurons d’autres exemples de cette réification de l’être humain, mais des noms
d’objets apparaîtront dans le contexte immédiat.
c) L’objet dissimulé dans un nom propre.
Autre type d’objet recélé, celui qui est enfermé dans un nom propre, celui d’Oiax et que
seule l’érudition permet d’identifier, en l’occurrence, celle de P. Brunel :
« Comme nom commun, le mot oiax désigne le gouvernail que tient la Fortune
(Tyché) dans l’Agamemnon d’Eschyle (v. 663). ».
Nous savons qu’Oiax est le chef « d’une des trirèmes grecques qui a accosté sans
permission et par traîtrise, qu’il est le plus brutal et le plus mauvais coucheur des
Grecs. » (GT., II, 5, p. 522). Ce personnage est donc associé à la marine grecque par
Busisris, mais la signification du nom commun nous fait comprendre que « ce sont les Oiax
201
qui dirigent le Destin là où l’on croit maîtres les Hector. » .
d) L’objet nommé, mais inexistant.
Dernière solution, dont nous n’avons trouvé qu’un exemple, l’objet est nommé et tout le jeu
se construit autour de lui comme s’il existait, alors qu’il n’est qu’un subterfuge. Nous faisons
ici allusion à une scène de Pour Lucrèce au cours de laquelle un personnage use de ce
moyen pour donner un avis à Lucile, scène dans laquelle l’objet inexistant impose un jeu à
l’acteur qui interprète le personnage du « gros homme » :
« Le gros homme : Aidez-moi à vous parler sans qu’on le voie, Mesdames. […].
Eugénie : Ayez l’air de chercher un napoléon. Le gros homme : Je vais chercher
un franc. De ma part, c’est plus naturel. […]. Parlez à Monsieur Armand, Madame
la Procureuse impériale. […]. Eugénie : Il ne serait pas ici, sous la table ? ».
199
J.-L. Fraisse, « A l’aube d’une civilisation et d’une poétique : la première scène de La Guerre de Troie n’aura pas
lieu. », Revue Méthode ! Vallongues, 2002, p. 237.
200
201
TC, (P.), n. 1 de p. 652, p. 1193.
P. Brunel, « Giraudoux et le modèle grec. », Revue Méthodes !, p. 216. Nous avouons être moins convaincue, non par la
référence à « l’Iliade où oiax, nom commun, est employé à propos de l’anneau par lequel passe le joug. » (Iliade, XXIV, 269), mais
par l’interprétation qu’en donne P. Brunel, qui rattache ce mot au cheval de Troie : « Ce sont eux (les Oiax et les Ulysse qui passent
le joug sous les naseaux du cheval de Troie ».(ibid., p. 216-217). Par ailleurs, P. Brunel rappelle qu’« Oiax était le fils de Nauplios et
[que] son nom apparaissait dans l’Oreste d’Euripide. » (ibid.).
59
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Une fois l’avertissement donné, le personnage conclut :
« J’aurais trois autres histoires semblables à vous conter. Mais j’ai les reins
cassés. Ce que c’est difficile à trouver un franc qu’on n’a pas perdu. Enfin, le
voilà… Grand merci, Mesdames ! » (Luc., I, 6, p. 1051-1052).
Le procédé qui consiste à feindre de chercher quelque chose pour s’adresser sans risque
à un personnage est une vieille recette de comédie avec laquelle Giraudoux s’amuse : la
distinction entre les deux pièces de monnaie a l’air de plaider pour la vraisemblance, le
napoléon valant vingt francs, un simple appariteur du Tribunal de commerce ne doit pas en
avoir plein ses poches, mais le personnage finit par avouer que l’objet n’existe pas, oubliant
la ruse dont il vient de convenir avec Eugénie.
Tous ces objets en creux ont en commun d’intervenir dans un contexte soit ironique,
c’est le cas pour l’allusion au « zeppelin » et pour Hélène traitée comme un colis encombrant,
soit franchement comique par le jeu, celui de Demokos ou celui du gros homme de Pour
Lucrèce, alors même que la teneur du propos n’est pas comique, qu’il s’agisse de la guerre
ou du danger qui menace Lucile. Quant au jeu sur le nom d’Oiax, il suppose une érudition
qui n’est pas le fait du spectateur moyen, et constitue par là un clin d’œil du normalien à
ses pairs.
Giraudoux tire, excepté dans ce cas, des effets de décalage de ces objets particuliers.
202
3) Répartition des lexèmes d’objets .
a) Présence des lexèmes d’objets dans la classe des substantifs.
De son étude des catégories grammaticales, E. Brunet conclut que les pièces modernes
sont celles qui comportent le plus grand nombre de substantifs, Intermezzo et La Folle de
Chaillot arrivant largement en tête, or ce sont également les deux œuvres qui se distinguent
203
pour le nombre de vocables de six lettres appartenant au domaine concret .
Nous avons voulu confronter à ces données le nombre de lexèmes d’objets par pièce
pour mieux rendre compte de la diversité du vocabulaire giralducien en la matière. Il nous a
paru utile de dépasser le stade des pourcentages généraux et de différencier les vocables
qui désignent des objets matériels, que ceux-ci soient ou non scéniques, des lexèmes
d’objets qui figurent dans des images ou des figures se style : si leur statut lexical est le
même, en revanche, les conclusions que nous pourrons tirer sur le degré d’abstraction ou
204
de concrétisation du vocabulaire de Giraudoux s’en trouveront affectées .
202
203
Voir Annexe 3. Répartition générale des objets.
E. Brunet, Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution, Structure et évolution, respectivement p. 288 et p. 186.
Curieusement, D. Dugast qui note que ces deux pièces comportent le plus de vocables rares, ne dit rien des lexèmes d’objets ; en
revanche, il s’interroge : « Giraudoux a, dans ces deux pièces, exprimé autre chose, au moment de leur écriture, que ce qu’il disait
dans ses autres pièces. Il reste à l’histoire littéraire de nous dire quoi et pourquoi. » (D. Dugast, Vocabulaire et stylistique, Genève,
Slatkine, 1979, p. 78). Nous proposerons quelques interprétations pour ce rapprochement : la jeune fille et la vieille femme sont toutes
deux des fées, l’une réduisant à quia les méchants, l’autre installant la petite ville dans un état de « délire poétique ». Pour les deux
personnages, il est un prix à payer : le risque de mort, frôlé dans l’étreinte avec le Spectre pour Isabelle, la folie sénile pour Aurélie.
Enfin, leurs noms renvoient à deux univers : celui de la commedia dell’arte, le Contrôleur étant « l’Amoureux », celui du fantastique
nervalien, Aurélie retrouvant le fantôme de son amour démultiplié en cortège des Adolphe Bertaut à la fin de la pièce.
204
Nous avons exclu du tableau qui suit les fragments qui constituent Fugues sur Siegfried, Les Gracques, pièce inachevée,
et Tessa dont trop peu des lexèmes d’objets appartiennent en propre à Giraudoux pour permettre une comparaison avec les autres
pièces.
60
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
205
REPARTITION DES LEXEMES D’OBJETS PARMI LES SUBSTANTIFS
206
Pièces
Nombre de Nombre
Nombre
%
Nombre
%
substantifs total de
de noms
de noms
lexèmes
d’objets
d’objets
d’objets
matériels
dans les
images
Sieg.
1371
165
12
131
9,5
34
Amph.
1245
45
3,6
21
1,7
24
Jud.
1313
56
4,2
30
2,3
26
Int.
1502
152
10,1
132
8,8
20
GT.
1157
46
4
27
2,3
19
SVC
81
73
8
El. .
1332
74
5,6
36
2,7
38
IP
80
69
11
C
661
68
10,3
63
9,5
5
Ond.
1320
137
10,4
128
9,7
9
Sod.
1222
79
6,5
34
2,8
45
Ap.
634
25
4
22
3,5
3
FC
1598
203
12,7
194
12,1
9
Luc.
1393
93
6,7
57
4
36
%
2,5
1,9
2
1,3
1,6
2,8
0,7
0,7
3,7
0,5
0,6
2,6
b) Distribution des lexèmes d’objets :
La plus grande variété de noms d’objets en pourcentage se rencontre dans les pièces
modernes, Pour Lucrèce exceptée, et ceci sans évolution chronologique, indépendamment
de toute référence générique et de la longueur des pièces, La Folle de Chaillot arrivant
largement en tête. Ondine est fort proche, en termes de variété dans le domaine des objets,
207
des pièces modernes or E. Brunet a remarqué la grande pauvreté lexicale de cette pièce ,
ce qui rend d’autant plus intéressante la très forte proportion de noms d’objets divers qu’il
faudra tenter d’expliquer. Eu égard à la relative pauvreté de L’Apollon de Bellac, Cantique
des cantiques et Supplément au voyage de Cook surprennent, et ce d’autant plus que ces
deux pièces en un acte comportent un nombre élevé de fréquences significatives.
La distribution des uns et des autres dans l’ensemble du théâtre conduit E. Brunet à
affirmer : « quand un texte appartient au théâtre, et que le sujet en est antique et le ton
tragique, le vocabulaire de Giraudoux perd en étendue et en variété – le cas limité étant
atteint par Electre dont le vocabulaire est enfermé dans le cercle étroit des hantises de
208
l’héroïne. » . Cette remarque sur le sujet et le ton s’avère valable pour les noms d’objets
matériels, dans les pièces antiques et bibliques, les plus faibles proportions revenant à
Amphitryon 38, Judith, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Electre, Sodome et Gomorrhe,
pièces pourtant riches en anachronismes matériels. Pour ce qui est d’une « évolution
209
chronologique où Giraudoux manifeste une tendance à la sobriété lexicale » , la tendance
est renversée par les fortes proportions d’objets matériels dans Ondine et La Folle de
Chaillot. Or ces deux pièces, l’une en raison de son caractère fantaisiste et l’autre à cause de
207
E. Brunet, Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution, Structure et évolution, op. cit., p. 553.
208
209
Ibid., p.35.
Ibid.
61
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
sa source légendaire, paraissent a priori devoir échapper à la réalité concrète et matérielle : il
nous faudra donc comprendre en quoi et pourquoi ces objets si nombreux sont nécessaires.
A partir des pourcentages d’images et de figures de style construites sur un nom d’objet
nous pouvons faire plusieurs remarques. Si l’on considère la longueur des œuvres, l’on
s’aperçoit que les pièces en un acte sont pauvres et que, de façon surprenante, Ondine
l’est autant. L’on pourrait invoquer une évolution chronologique si Sodome et Gomorrhe et
Pour Lucrèce ne venaient inverser cette tendance. Quelle explication fournir ? Les deux
œuvres riches en figures et images s’appuyant sur un nom d’objet ont en commun la
violence des débats entre les hommes et les femmes et l’exigence mortelle de la vérité
en conflit avec diverses formes de la fausseté ; Ondine concrétise systématiquement les
mêmes oppositions par des objets matériels, scéniques ou non, ce qui n’est pas le cas des
210
deux autres pièces . Les trois premières œuvres de Giraudoux illustrent par ailleurs le fait
qu’aucune distinction n’est repérable entre œuvres à sujets moderne, antique ou biblique.
c) Champs lexicaux et « profil thématique » des pièces.
L’étude des champs lexicaux révèle une distribution très différente selon le type de pièce :
ceux des armes et des éléments de costumes dominent dans les pièces « antiques » et
dans Judith. Si nous les mettons en relation avec « le profil thématique » des œuvres, la très
forte proportion d’armes nommées dans Judith s’explique aisément par le thème de la ville
assiégée, les mots « Juif », « sauver », « prophète », « peuple », « vaincu », « poignard »
appartenant au vocabulaire significatif de cette tragédie. Il en va de même pour La Guerre
de Troie n’aura pas lieu où « guerre », « grec », « troyen », « paix » disent assez l’enjeu de
l’action. En revanche, le lexique dominant d’Amphitryon 38, à savoir « dieu », « maîtresse »,
« chéri », « mari », est centré sur l’intrigue alors que le lexique des objets témoigne d’une
part de l’importance de la lutte, guerre avec Thèbes ou rivalité de Jupiter et d’Amphitryon
et, d’autre part, de l’importance des vêtements à mettre en relation avec le travesti du dieu,
élément de l’intrigue, ou avec l’image mondaine des personnages féminins de la pièce qui
les rapproche du public de l’époque de la création et qui est commun à Judith. Le profil
thématique d’Electre n’est pas aussi éloigné des objets dominants, puisque, en dehors des
noms « jardinier », « mendiant », « mère », « reine », il est marqué par la fréquence des mots
« épée » et « palais ». Pour ce qui est de la diversité, les éléments de costume sont plus
nombreux que les armes, mais, si l’on y regarde de près, ils concernent essentiellement les
personnages masculins, et, parmi eux, le Jardinier sous le regard de son chien, Agamemnon
et Oreste, vus par Electre et par la reine et, dans les récits du Mendiant, le « roi des rois »
et Egisthe : autrement dit ces objets apparaissent en situation et sont en relation avec les
divers conflits entre les personnages : ils ont donc une fonction dramatique.
Qu’en est-il pour les œuvres modernes ?
Le grand nombre d’objets nommés dans Siegfried s’explique par la réécriture du
roman Siegfried et le Limousin, qui donne à la pièce ce qu’ E. Brunet appelle son « profil
thématique » attesté par les trois termes significatifs « Allemand, » « pays », « patrie »,
et donc par l’opposition entre la vie de Jacques Forestier à Paris et celle de Siegfried
à Gotha, entre l’Allemagne et la France et entre deux conceptions de l’Allemagne. Plus
spécifiquement théâtrale, la présence de trois décors différents contribue à la variété des
noms d’objets dans cette œuvre.
210
Voir dans notre tableau le faible pourcentage d’objets matériels dans Sodome et Gomorrhe et Pour Lucrèce en regard de
leur forte proportion dans Ondine.
62
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
Dans ce premier chapitre, nous avons mis en évidence la fréquence du mot « objet »
et surtout la singularité des emplois qu’en fait Giraudoux au sens propre : d’une part, une
tendance à utiliser ce terme comme ouverture ou clôture d’une liste d’objets, d’autre part,
le maintien de l’opposition entre animé et non animé et donc entre objet et sujet. Outre le
plaisir des mots et le sens du mot juste qui conduisent parfois Giraudoux vers l’archaïsme
ou le néologisme, l’analyse lexicale a confirmé la présence d’objets « vedettes », bien plus
nombreux que ceux auxquels E. Brunet accorde cette mention. La récurrence de certains
dans l’ensemble du théâtre en termes de décor ou d’accessoires de jeu doit être mise en
relation avec les diverses fonctions de ces objets, élément d’interprétation esquissé par
E. Brunet. Le plaisir du mot rare et de l’invention verbale nous laisse parfois perplexes :
Giraudoux invente-t-il un objet ou s’amuse-t-il à nous faire douter de sa réalité ou de la
réalité ?
211
De là à affirmer comme J. Robichez que « le mot compte plus que la chose » , il y a un
pas que nombre de commentateurs franchissent sous prétexte que les héros de Giraudoux
se plaisent à définir les termes qu’ils emploient, ce que l’on ne saurait contester, excepté,
précisément, pour le domaine qui nous occupe : aucun personnage ne prend la peine de
définir un mot désignant un objet – l’on ne saurait en effet considérer comme une définition
du lustre la description qu’en donne Agnès dans L’Apollon de Bellac – et nous verrons qu’à
l’inverse des objets permettent de définir d’autres objets, voire des personnages et même
des mots. Or cela se fait par analogie et non par identification : il n’y a donc pas confusion
entre le signe et le référent, bien que la fonction référentielle subsiste en particulier grâce
212
aux caractérisations des objets .
213
Loin d’être vidés de leur substance par les adjectifs , les substantifs désignant des
objets s’en trouvent concrétisés, ce qui les fait échapper à l’abstraction du langage au profit
d’une appréhension sensible voire sensuelle du monde : « La nomination que Suzanne et
Giraudoux pratiquent avec délectation n’a pas pour principe la convenance des mots aux
choses : rien ne motive kirara ou ibili […]. C’est bien plutôt le pouvoir libérateur du langage
qui se manifeste ici : la langue poétique inventée par Suzanne ordonne le réel. », écrit P.
214
d’Almeida .
Chapitre 2. Etude morpho-syntaxique.
Ce chapitre a pour but de préciser les modes d’apparition des lexèmes d’objets ou de
leurs substituts dans le contexte linguistique immédiat, de prendre en considération leurs
fonctions grammaticales ainsi que les procédés grammaticaux de mise en valeur des noms
d’objets. Nous étudierons dans un premier temps les formes que prend le lexème d’objet
et, dans un second temps, la syntaxe de la lexie d’objet.
211
212
J. Robichez, Le Théâtre de Giraudoux, op. cit., p. 67.
Contrairement à ce que remarque P. d’Almeida pour les romans : « à partir d’Elpénor et de Suzanne, [il se produit] comme
une absorption des qualités sensibles des choses par le signe. » (P. d’Almeida, art. cit., p. 67).
213
« Par les adjectifs […], le nom se vide de sa substance qu’il a rassemblée en lui […] si bien qu’à la fin il redevient
abstrait. » (ibid.).
214
P. d’Almeida, art. cit., p. 66.
63
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
A) Morphologie du lexème ou de la lexie.
Après avoir étudié le cas du nom sans déterminant, nous nous intéresserons aux emplois
singuliers des déterminants du substantif, articles définis et indéfinis, adjectifs démonstratifs,
possessifs, indéfinis, interrogatifs et exclamatifs.
1) Le substantif sans déterminant.
Les didascalies de début d’actes étant, dans le théâtre de Giraudoux, généralement brèves,
on ne s’étonnera pas de trouver un petit nombre de lexèmes d’objets réduits au seul
substantif, dont l’aspect elliptique rejoint celui des notes de régie dans des indications de
costume par exemple : « Pourpoint de velours » pour le Spectre d’Intermezzo (Int., I, 8,
p. 303) ou, pour les quatre Folles : « Jupe de soie. Souliers Louis XIII. » (FC, I, p. 964),
« Charlotte blanche. » (FC, II, p. 1006). Ces notations rapides sont l’équivalent de croquis
ou de notes de régie.
Plus fréquemment apparaissent dans les répliques des syntagmes composés du seul
nom. Ce peut être pour des raisons prosodiques dans les chansons, dans le spectacle
donné par le Roi des Ondins dont les répliques sont versifiées pour distinguer la scène
intérieure de la scène qui se joue entre les protagonistes : « Croix et hochet témoins seront ».
(Ond., II, 13, p. 821) ou dans le poème de la Fille de vaisselle : « Posant couronne sur ma
tête. »(Ond., III, 4, p. 844).
Il peut s’agir d’une énumération d’objets comme dans la tirade de l’Inconnu de La Folle
de Chaillot qui dit s’être « lié avec tous les objets qui n[e] disposent pas non plus [de papiers],
allumettesbelges, dentelles et cocaïne. Livres spéciaux aussi. » (FC, I, p. 960) : l’absence
de déterminants donne l’impression d’un boniment de camelot et, de surcroît, montre bien
qu’importe peu pour le personnage la nature de l’objet qui lui a permis de s’enrichir par un
commerce illicite.
Parfois, l’absence de déterminant permet d’intégrer le nom d’un objet concret à une
série de noms abstraits, soulignant ainsi sa présence incongrue : l’Inspecteur dit, en
parlant de l’avenir des Petites Filles, « pour des niaises comme elles, c’est bavardage
etcocuage, casserole et vitriol. » (Int., I, 6, p. 300). Les mots s’appellent ici par une rime
intérieure en [age] et en [ol] qui renforce le parallélisme des deux groupes nominaux
coordonnés, en outre, un effet de chiasme consonantique [v], [k], [k], [v] assure l’intégration
du nom d’objet par la matière sonore des mots dans une belle cacophonie où se heurtent
les [a] et les [o] ouverts, le [i] et les consonnes dures, gutturales et dentales. Cette
réplique est particulièrement significative d’un personnage qui, bien avant Demokos,
coasse : le Droguiste ne parle-t-il pas, au second acte, de « sa voix discordante » et de
« dissonances » (Int., II, 5, p. 326) ? Elle est aussi la preuve du souci, dans l’écrit, chez un
auteur aussi littéraire que Giraudoux, du dit, c’est-à-dire du texte oralisé par les comédiens
et du plaisir qu’apportent la diction et la vivacité de l’expression. Bien entendu, au lieu de
servir l’argumentation de l’Inspecteur, cette irruption tonitruante d’une fausse poésie fait
rejaillir sur lui le ridicule.
2) Articles définis et articles indéfinis dans la lexie d’objet .
Ordinairement, l’article défini « individualise l’être ou l’objet nommé », alors que l’article
indéfini « indique que l’être ou l’objet désigné par le nom est présenté comme distinct
64
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
des autres êtres ou objets particuliers de l’espèce, mais dont l’individualisation reste
215
indéterminée », comme l’écrit M. Grévisse .
L’article indéfini apparaîtdans quelques didascalies descriptives ou narratives, ainsi,
« Un face à main pendu par une chaîne. Un camée. Un cabas. » complètent le portrait de
la Folle de Chaillot (FC, I, p. 964); « Une porte du fond s’ouvre. », permettant l’entrée des
personnages dans la chambre d’Isabelle (Int., III, 1, p. 333).
Bien entendu, comme dans la langue courante, l’article défini renvoie à un objet déjà
nommé :
« La fenêtre s’est ouverte brusquement. » (Ond., I, 1, p. 762).
En revanche, dans le dialogue, le nom d’objet apparaissant pour la première fois peut
être précédé de l’article défini, parce que l’on suppose qu’il est clairement identifié par les
personnages : ainsi, dans L’Impromptu de Paris, seul Robineau, ignorant le vocabulaire
technique du théâtre, peut s’étonner :
« Léon : La gloire est prête, Monsieur Jouvet ! Robineau : La gloire ? […].
Qu’appelez-vous la gloire au théâtre, Monsieur Renoir ? »(IP, 4, p. 719).
La correction grammaticale exigerait l’article indéfini, mais l’intervention d’Adam – « Mot
bien français, n’est-ce pas ? » – appelle la reprise de l’article défini par Robineau en raison
de l’ambiguïté qu’elle instaure sur le sens du mot par la syllepse sur le nom de l’objet et le
sens figuré de « renommée » que suggère la réplique d’Adam.
Les répliques privilégient souvent le singulier, le syntagme nominal désignant dans ce
cas des objets non scéniques ou noyaux d’une figure de style. Dans le cadre d’une relation
subjective du personnage à l’objet, perception ou maniement, l’article défini renvoie à un
objet immédiatement identifiable, ainsi dans la didascalie « Geneviève qui a décroché le
tableau » (Sieg., II, 1, p. 27).
A l’inverse, Ondine multiplie, pour les objets scéniques, l’article indéfini dans le
dialogue : il s’agit, au singulier comme au pluriel, de nommer des objets qui font leur première
apparition dans le discours et en scène, mais surtout qui suscitent la surprise et la perplexité
d’un personnage, puisque les mots « faux » et « quenouille » sont nommés trois fois avec
le même déterminant :
« Hans : C’est une faux qu’elle tient au côté ? Le Juge : Non. Une quenouille.
Grete : Une faux, une faux en or ! Un serviteur : Une quenouille. Le gardeur de
porcs : Une faux. […]. » (Ond. , III, 4, p. 844).
Il en va de même avec les lexèmes « un râtelier », « une bague », « un manteau », « une
robe », entre autres. Ce choix a pour conséquence de rendre l’objet sinon exceptionnel du
moins inattendu comme ce « râtelier » apparu dans la bouche du Chambellan par suite de
l’accélération du temps opérée par l’Illusionniste.
215
M. Grévisse, Le bon usage, Grammaire française avec des remarques sur la langue française d’aujourd’hui, Gembloux (Belgique),
ème
Editions J. Duculot, S. A., 9
édition revue, 1969, respectivement p. 255 et p. 268. Cette distinction est patente dans les échanges
entre Père Ubu et Mère Ubu : « Père Ubu : Si j’étais roi, je me ferais construire une grande capeline […].Mère Ubu : Tu pourrais aussi
te procurer un parapluie et un grand caban […]. » Comme il tergiverse pour l’assassinat du roi, Mère Ubu s’adresse à lui comme à un
enfant qui ferait un caprice : « Et la capeline ? et le parapluie ? et le grand caban ? » (UR, I, 1, p. 354). Un peu plus tard, l’accès à la
fonction royale grâce aux meurtres perpétrés, permet au rêve enfantin de devenir réalité : « On va m’apporter ma grande capeline »,
dit-il à sa femme (UR, III, 1, p. 369). Nous voyons comment le changement d’article, puis le passage à l’adjectif possessif accordent
à ces objets une importance capitale dans cette parodie de Macbeth où il s’agit de satisfaire des désirs immédiats. Giraudoux fait lui
aussi usage de ces glissements à seule fin de mettre en valeur certains objets.
65
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
L’article indéfini souligne quelquefois l’importance qu’a un objet aux yeux du
personnage locuteur, ainsi de cette « bague » sur laquelle Hans attire l’attention des juges
à l’acte III (Ond., III, 4, p. 834) ou des vêtements que réclame Ondine quand elle doit se
laisser embrasser par Bertram :
« Ne puis-je avoir un manteau, une robe ? » (Ond. , III, 4, p. 841).
Le passage d’un article à l’autre offre parfois l’occasion d’un jeu sur les mots : à propos du
manteau d’Holopherne qu’Egon revêt à l’instigation de Sarah, s’engage le dialogue suivant :
« Otta : Le manteau royal te va bien, d’ailleurs. Egon : Un manteau royal va
toujours bien. C’est le triomphe de la confection… » (Jud., II, 1, p. 232).
L’article défini renvoie à l’objet qui participe à la mystification organisée à l’encontre de
Judith tandis que l’article indéfini a une valeur de généralisation qui, associée au terme
anachronique de « confection », en fait un vêtement et non plus un costume au sens théâtral,
ce qui nous fait passer de la comédie que les officiers vont s’offrir à un souci de mode et
d’apparence qui les caractérise.
3) La présence d’adjectifs démonstratifs, possessifs, indéfinis, interrogatifs
ou exclamatifs dans la lexie d’objet.
Nous signalerons ici quelques exemples d’emplois de ces déterminants qui, à des titres
divers, contribuent à mettre en valeur certains objets.
a) Adjectifs démonstratifs.
Comme dans la langue non littéraire, la lexie comportant un adjectif démonstratif permet de
montrer, d’attirer le regard de l’interlocuteur, et, par voie de conséquence puisqu’il s’agit de
textes de théâtre, celui du spectateur et à tout le moins l’attention du lecteur, sur un objet
donné. L’objet est ainsi devant un sujet qui insiste sur sa présence concrète ou sur son
pouvoir évocateur : « ce carnet » désigne l’agenda d’Isabelle exhibé par les demoiselles
Mangebois (Int., I, 5, p. 291-292) et l’image de « ces étrivières que l’on passe aux jambes des
pouliches » doit faire comprendre à Clytemnestre quel lien retient Electre près de l’homme
qui n’est autre que son frère Oreste (El., I, 7, p. 627).
Par les valeurs affectives d’admiration ou de rejet, l’objet se trouve placé devant une
subjectivité qui en fait l’éloge comme Robineau de « ces charmants accessoires » (Sieg., II,
4, p. 24) ou le blâme comme Geneviève : « Rien de moi ne pactisera avec ces meubles »,
la nuance péjorative contrastant avec le ton emphatique de Robineau (ibid.). Par ailleurs,
l’importance d’un objet pour l’action peut ressortir de l’insistance à le présenter comme un
enjeu : « cette fenêtre », « cette porte » dans le conflit entre le Contrôleur et le Spectre (Int.,
III, 3, p. 345), « cette épée », objet clé d’Electre (El.., I, p. 637) ou encore « ces enveloppes »
qui inquiètent le Président dans La Folle de Chaillot au point qu’il s’écrie : « Ne touchez
pas ces enveloppes, Baron. Ce sourd-muet est de la police, qui prend de cette façon les
empreintes. » (FC, I, p. 955). Si fantaisiste que nous paraisse l’interprétation du personnage,
elle n’en prépare pas moins l’usage desdites enveloppes à des fins malveillantes à l’égard
des « mecs » puisqu’elles seront un des instruments de leur perte au second acte.
b) Adjectifs possessifs.
Dans Intermezzo, les possessifs marquent l’appartenance, aussi bien pour les diapasons
du Droguiste que pour les « Vénus en terre écaillée » du Maire : rien là que de très banal.
Cependant, dans La Folle de Chaillot, Aurélie parle d’elle tantôt à la première, tantôt à la
66
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
seconde personne, ce qui a pour effet une généralisation à partir de son cas particulier et
donne également l’impression qu’elle se dédouble en personnage locuteur et personnage
agissant : elle dit « mon boa » (FC, I, p. 965), mais « vos cheveux du jour » quand elle
évoque pour Pierre sa toilette du matin, ce qui est peut-être un moyen de mettre à distance
cette vieille femme qu’elle est devenue tout autant qu’un « vous » qui englobe l’interlocuteur
pour cette leçon de vie (FC, I, p. 976).
Bien entendu, la prise de possession d’un objet par un personnage se fait dans le
discours au moyen du changement de personne, ainsi dans Electre, « ton épée »/ « mon
216
épée »/ « son épée » , ou par le passage du possessif à l’article défini : à « quand il tenait
son sceptre » répond « prendre le sceptre à pleines mains » dans la tirade où Clytemnestre
exhale sa haine du roi des rois (El., II, 8, p. 678).
Mais l’adjectif possessif est parfois le moyen de mettre l’accent sur l’objet comme
signe distinctif d’un personnage, fût-ce de façon ironique comme lorsque Siegfried réplique
à Geneviève qui a prétendu avoir une ferme au Canada « ce sont là vos vêtements de
fermière » (Sieg., II, 2, p. 28) ou lorsque la Première Petite Fille dit aux autres :
« Laissons les tous deux devant leur façade gâteuse. » (El., I, 1, p. 602).
L’attachement sentimental aux objets se marque par le possessif. « O ma truite chérie,
toi qui depuis ta naissance nageais vers l’eau froide », se lamente Ondine sur le sort du
poisson cuit au bleu par Eugénie (Ond., I, 3, p. 769). Nommant les objets qui seront avec
elle dans le Rhin, elle dit « ma table », « ma fenêtre », « mes lustres », « ma pendule »,
mes meubles » (Ond., III, 6, p. 849).
c) Adjectifs indéfinis.
Cas fort rare, la présence d’adjectifs indéfinis est toujours significative dans la mesure où
elle s’oppose à l’emploi d’un autre déterminant, ce qui, rendant indistincts les objets, les
condamne : « qu’aucun meuble ne parle pendant ma leçon ! », s’exclame Geneviève (Sieg.,
II, 1, p. 27). Ailleurs, dans une métaphore, l’indéfini traduit l’absence de solution, l’inutilité
des recherches d’Electre :
« Toutes les clés, comme tu dis, je les ai essayées. Aucune n’ouvre encore. » (El.,
II, 5, p. 657).
d) Adjectifs interrogatifs et exclamatifs.
Leur emploi n’a rien de singulier : ils témoignent de la réaction d’une subjectivité, en
l’occurrence celle d’un personnage, à l’égard d’un objet. En réponse au cri de victoire
d’Electre après qu’Agathe a crié sa haine au Président, Clytemnestre trahit son angoisse
d’être découverte par la réplique « Quelle clé ? » (El., II, 7, p. 668). L’adjectif exclamatif
exprime l’étonnement et introduit un jugement de valeur, il attire donc l’attention sur l’objet
nommé : « Quelle superbe aiguière ! » s’étonne le Chevalier dans la cabane de pêcheurs
(Ond., I, 6, p. 774).
Hors l’usage conventionnel de ces déterminants, nous pouvons tirer de ces exemples
quelques remarques : la récurrence d’objets, matériels comme l’épée, ou métaphoriques
comme la clé, l’importance dramatique accordée à tel ou tel objet scénique, les relations
affectives qu’un personnage établit avec certains objets.
216
« Oreste : Où est mon épée ? Electre : […]. Prends ton épée. Prends ta haine. Prends ta force. » (El., II, 4, p. 651), « Electre :
Il a son épée ? » (El., II, 9, p. 682).
67
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
4) Les groupes nominaux prépositionnels.
Les groupes nominaux prépositionnels se structurent différemment selon leur fonction
grammaticale : notons seulement qu’ils offrent une grande diversité morphologique, que l’on
voit leur importance croître au fur et à mesure de la production dramatique de Giraudoux,
en particulier dans les pièces longues, ce qui est à mettre en relation avec l’introduction
d’une grande variété d’objets.
Avant d’étudier la syntaxe de l’objet, nous voudrions attirer l’attention sur le cas du
syntagme nominal introduit par la préposition « sans ».
Il paraît en effet difficile d’ignorer les syntagme nominaux comportant la préposition
« sans » qui induit l’absence ou la privation de l’objet nommé, bien que cette formule ne soit
attestée que dans cinq pièces, au début et à la fin de la production théâtrale giralducienne :
Siegfried, Judith, Cantique des cantiques, Sodome et Gomorrhe et L’Apollon de Bellac.
Pouvons-nous considérer comme un hasard le fait que la majorité de ces lexies soient en
relation avec l’image d’un corps sans protection, qu’il s’agisse d’une réalité concrète ou d’un
propos figuré ?
Dans deux cas, le manque indiqué par la préposition correspond à une faiblesse
physique, celle d’un blessé ou celle d’une jeune fille sans défense. Lorsque le baron von
Zelten ironise sur le projet Siegfried présenté au Parlement, il rappelle à Eva qu’il lui
« a plu […] de baptiser du nom de Siegfried un soldat ramassé sans vêtements, sans
connaissance », autrement dit un être à qui la guerre a fait perdre à la fois conscience
et identité. (Sieg., I, 2, p. 5). Quand Suzanne dit à Judith décidée à rejoindre le camp
d’Holopherne : « Vous n’allez pas partir ainsi,sans manteau ? » (Jud., I, 8, p. 226), cela
témoigne de son souci de protéger la jeune fille du froid de la nuit, comme elle a voulu la
protéger d’elle-même en proposant de la remplacer, par une autre expression de la fragilité
supposée : « Une fille sans forces, sans armes. » (Jud., I, 8, p. 224), image d’elle que récuse
Judith lorsqu’elle réclame à Suzanne son poignard. L’idée d’une faiblesse sous-tend aussi
une réplique de Jean dans Sodome et Gomorrhe : après que Lia a montré que les hommes
n’ont rien de mieux que leur corps pour dissimuler leur absence, la faim ou la fatigue les
éloignant de l’explication attendue par la femme, la question de Jean laisse entendre que
l’homme serait démuni devant la femme s’il ne se protégeait tandis que, selon Lia, le corps
de la femme n’est que vérité :
« Que serait-on devant toi, sans cuirasse ? », dit Jean. (Sod., I, 2, p. 869).
Dans la scène précédente, Ruth expliquant à Lia qu’elle n’aime plus Jacques parce que rien
de lui jamais ne bouge, ni ne change (Sod., I, 1, p. 864), en vient à évoquer la respiration
mécanique de son mari :
« Jamais je n’ai vécu avec un mari sans soufflet dans la gorge, unmari à thorax
d’or pur. » (ibid., p. 865).
La métaphore trahit l’exaspération de Ruth par l’opposition sous-jacente entre le bruit de la
forge et la splendeur de l’or natif, la dévalorisation de l’homme est ici patente.
Nous avons relevé dans deux pièces des périphrases de la nudité fondées sur l’emploi
de la préposition « sans ». A l’assertion de Joachim, « Tu es la plus belle. », Judith répond :
« Personne encore ne m’a vue sans vêtement. » (Jud., I, 5, p. 216). Dans son orgueil, la
jeune fille affirme qu’elle est la seule à connaître sa beauté, signe moins de sa chasteté
que de son narcissisme. Dans la longue comparaison que fait Florence, dans Cantique des
cantiques, de Jérôme et du Président, elle dit à ce dernier :
68
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
« Avec vous, j’étais toute à vous et je ne me sentais que faute. […]. Vous seul
existiez, et si une main dans le métro m’effleurait, j’étais sans force. Je peux
traverser sans voiles la place de la Concorde, maintenant… Je ne croiserai même
pas les bras… J’ouvre nue aux livreurs. » (C, 4, p. 739).
On ne peut comprendre cette impudeur sereine, marquée d’abord par une métaphore de
la nudité, à savoir « sans voiles », puis par son expression directe en fin de réplique, que
par cette indifférence à son corps toute nouvelle pour Florence qui l’explique par l’absence
de jalousie de son fiancé (ibid.).
L’Apollon de Bellac nous fournit deux exemples sans rapport avec les précédents :
l’extrême fantaisie nous vaut le « clou sans pointe » (Ap., 1, p. 920) et la trivialité, « le
froid sansbouillotte » (Ap., 8, p. 941). Du premier, nous ne retiendrons ici que son caractère
exceptionnel sur le plan formel : de part et d’autre de la préposition, nous avons deux
termes concrets, « clou » et « pointe », qui, normalement, vont ensemble, la préposition
217
introduit donc le non sens et l’humour . Quant au second, il apparaît dans une réplique
où Thérèse, la maîtresse en titre du Président, rageant de se voir préférer une jeune rivale,
menace son amant de toutes les calamités au quotidien. Parmi elles, réunis dans un groupe
ternaire, « Des jours d’entérite sans bismuth, de froid sans bouillotte, de moustiques sans
citronnelle… » (ibid.). La préposition « sans » prend ici tout son sens privatif : le précieux
accessoire pour réchauffer les lits glacés et la pharmacopée feront cruellement défaut au
malheureux Président. Cette privation rejoint, par la fragilisation du corps humain qu’elle
induit, celles que nous avons trouvées dans les autres pièces, mais elle s’en distingue par
le contexte comique.
Il semble donc bien, « clou sans pointe » mis à part – encore que, privé de l’élément
qui le rend pointu, et donc, à proprement parler désarmé –, le clou n’est-il pas, lui aussi,
fragilisé ?-, la formulation d’un état physique défaillant, défectueux ou inhabituel, passe chez
Giraudoux par cet usage du groupe prépositionnel que nous avons tenté de définir.
Que nous a appris l’analyse morphologique du lexème ou de la lexie d’objet ? Dans
le groupe nominal, le jeu sur les déterminants est essentiel, soit qu’il mette en valeur la
présence incongrue d’un objet ou son irruption dans l’espace scénique, soit qu’elle le place
sous le regard, perception ou jugement, d’un personnage. Pour ce qui est des groupes
nominaux prépositionnels, nous avons vu qu’ils sont de plus en plus nombreux à mesure
que l’on avance dans la production théâtrale de Giraudoux. Il s’agit surtout d’objets extra
scéniques : comme si le réalisme, chassé de la scène, faisait un retour en force de manière
allusive et parodique dans le hors scène ; il nous est apparu que ce pouvait être par ailleurs
le moyen de mettre en lumière la fragilité d’un personnage, ce qui est une façon originale
de le caractériser.
B) Syntaxe de l’objet.
Nous nous intéresserons aux fonctions grammaticales des lexies d’objets puis à l’emploi
fréquent du pronom personnel comme moyen de mettre en valeur certains lexèmes d’objets.
1) Fonctions grammaticales des lexies d’objets.
Conformément à la définition la plus simple de l’objet, la lexie d’objet appartient
communément au groupe verbal et a la fonction grammaticale de complément d’objet
direct d’un verbe d’action ou de pensée. Cependant, la majorité des lexies d’objets sont
217
Voir 3ème partie, chap. 2, Le saugrenu.
69
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
des groupes nominaux prépositionnels aux diverses fonctions grammaticales, les plus
fréquentes étant celles de compléments circonstanciels de lieu et de moyen, ce qui se
conçoit aisément dans un texte de théâtre qui propose des éléments de décor et des
accessoires de jeu. Ne sont pas à négliger certains compléments de noms qui traduisent
un souci de précision dans le détail. Enfin, et le renversement est d’importance, maint objet
se trouve dans ce théâtre en position de sujet grammatical, ce qui nous amènera à l’étude
stylistique.
a) Les syntagmes nominaux compléments d’objet directs.
Dans Siegfried, la plupart des lexies d’objets sont compléments d’objet directs de verbes
d’action, aussi bien dans les didascalies que dans les répliques et supposent un maniement
de l’objet. Ainsi, dans Intermezzo les objets dépendent de verbes transitifs directs qui ont
exclusivement pour sujets les personnages locuteurs qui disent ce qu’ils font, comme le
Contrôleur :
« Je verrouille cette porte, je ferme cette fenêtre, je baisse ce tablier de
cheminée. » (Int., III, 3, p. 345).
Dans Electre, un petit nombre d’objets scéniques se distinguent du fait qu’ils sont
compléments d’objet directs de verbes d’action : ce sont le « trône », « l’escabeau »,
« l’anneau », « l’épée », or nous avons déjà rencontré trois d’entre eux parmi les « objets
vedettes » sur le plan des fréquences lexicales, à savoir l’épée, le trône et l’escabeau : voilà
qui les signale de toute évidence à notre attention comme objets chargés de sens.
Dans Ondine, la fréquence élevée du verbe « prendre » a pour corollaire un nombre
important d’accessoires de jeu alors que dans La Folle de Chaillot nous trouvons une aussi
grande diversité de verbes d’action que d’objets maniés ou utilisés, en scène et hors scène.
Mais nous assistons dans cette pièce à un nouveau phénomène d’écriture dramatique
puisqu’un tiers des lexies d’objets amenées par un verbe transitif direct sont non dans les
répliques, mais dans les didascalies, liées soit à un déplacement du personnage, soit à un
mouvement. Ce qui était rare dans Intermezzo, Luce « lançant son béret en l’air » au lieu
218
d’obéir au Contrôleur (Int., II, 8, p. 333) et qui l’est encore dans Pour Lucrèce
devient
si fréquent dans La Folle de Chaillot qu’à la lecture nous visualisons les personnages, par
exemple la Folle qui « renverse le verre du Président sur son pantalon » (FC, I, p. 965)
ou « assène un pyrogène » (FC, I, p. 980) ou encore « frappe […] avec son timbre » le
Prospecteur (ibid.). Cette pièce esquisserait-elle une nouvelle dramaturgie ?
b) Les groupes nominaux prépositionnels.
Nombreux sont les compléments circonstanciels de lieu, mais que l’on ne s’attende pas à
trouver parmi eux une majorité de lieux scéniques, même si telle ou telle didascalie donne
des indications : bien au contraire la plupart d’entre eux correspondent à des lieux non
scéniques en rapport direct avec l’action :
« Des hordes de mendiants s’assemblent autour des halles, prêts à piller. » (El., II,
7, p. 663).
Dans Ondine, les compléments circonstanciels de lieu reprennent des éléments du décor
comme accessoires de jeu, à savoir « porte » et « fenêtre » dans les premières scènes,
tandis que d’autres sont liés à la reconstitution du passé de Bertha, tel ce « berceau de
218
Nous n’avons trouvé que deux exemples : « Porter un verre d’eau à ses lèvres » (Luc., I, 5, p. 1050), « part[ir] avec ses
pistolets » (Luc., III, 3, p. 1099).
70
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
roseaux » dans lequel est une petite fille, nouveau Moïse sauvé des eaux (Ond., II, 13, p.
820) ou à la mort de Hans :
« Sur la dalle qui s’est soulevée, Hans croise les mains en gisant. » (Ond., III, 7, p.
850).
Les groupes construits avec la préposition « en » se trouvent dans certaines didascalies
pour des notations de costumes, ainsi du jardinier « en costume de fête » (El., I, 1, p. 597),
de Constance « en robe blanche à volants » (FC., II, 993).
Le groupe nominal prépositionnel est parfois un complément de détermination par
laquelle est introduite une précision sociale comme ces « vendeurs de piles électriques
truquées » évoquées par l’un des « mecs » (FC, I, p. 953).
Il arrive également que soit indiqué par ce moyen l’état d’un objet : Le Gaulois du 7
octobre 1896 que s’obstine à lire Aurélie est « en loques » (FC, I, p. 977). Il peut signaler une
métamorphose, telle celle du bourreau « en statue de neige rouge » (Ond., III, 5, p. 845).
La Folle de Chaillot est de loin l’œuvre qui offre la plus grande diversité dans le statut
grammatical de l’objet : outre le fait que les compléments d’objet direct de verbes d’actions
sont plus nombreux que dans les autres pièces, un tiers des objets est présent dans les
didascalies, soit dans des indications de costumes, soit dans des notations concernant un
déplacement ou un mouvement d’un personnage. L’importance nouvelle accordée dans
l’écriture dramatique à ce qui est proprement « théâtre » nous semble le signe d’une voie
que Giraudoux a ouverte et qui reste sans lendemain dans sa production dramatique.
c) Les syntagmes nominaux sujets.
Que certains lexèmes d’objets soient sujets de verbes pronominaux, cela ne surprendrait
pas si le contexte n’invitait pas à prendre au pied de la lettre l’action énoncée, ainsi des
verbes « s’ouvrir » et « se fermer » qui, dans ce théâtre ont pour sujets des éléments du
décor.
219
La porte et ses avatars, fenêtre, mur , est l’objet le plus fréquemment sujet d’un verbe
220
pronominal exprimant un mouvement : employés absolument, les verbes « s’ouvrir » et
« se fermer » confèrent à la porte l’autonomie, quand ce n’est pas davantage. Au troisième
acte d’Intermezzo, les efforts du Contrôleur pour protéger Isabelle reçoivent un démenti
immédiat dans la didascalie :
« Le Contrôleur : Je verrouille cette porte. […]. La porte verrouillée s’ouvre. Le
Spectre paraît. » (Int., III, 3, p. 345).
La violence faite à l’univers humain par le surnaturel est parfois moins inquiétante, même si
elle reste aussi étrange. Dans Ondine, c’est la fenêtre qui « s’est ouverte brusquement »une
première fois, révélant la tête du « vieillard blanc [qui] fait froid dans ledos » à Auguste (Ond.,
I, 1, p. 762), là encore, la volonté humaine se heurte à plus fort qu’elle :
« Je ferme la fenêtre. Elle s’ouvre à nouveau brusquement. Une charmante tête de
naïade apparaît, éclairée. » (Ond., I, 1, p. 763).
219
Ces remarques grammaticales imposent bien sûr l’étude stylistique de la personnification, aussi ne donnons-nous dans
ce chapitre que peu d’exemples.
220
Ce procédé grammatical est la base de l’animation des objets dans les récits fantastiques. Ainsi, dans La Cafetière de T.
Gautier, pouvons-nous lire : « Les bougies s’allumèrent toutes seules, le soufflet, sans qu’aucun être visible lui imprimât le mouvement,
se prit à souffler le feu […]. Ensuite, une cafetière se jeta en bas d’une table où elle était posée, et se dirigea, clopin clopant, vers le
foyer, où elle se plaça entre les tisons. » (La Cafetière dans T. Gautier, Récits fantastiques, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 55-56).
71
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Fâché contre Ondine qui ne rentre pas, le pêcheur « tire le verrou »et triomphe :
« Voilà !… Nous voilà en paix pour le dîner. La porte s’ouvre toute grande.
Auguste et Eugénie se retournent au fracas. Un chevalier en armure est sur le
seuil. » (ibid.).
Cette troisième apparition se fait sur un mode identique aux précédentes, celui d'une
irruption brutale, si bien qu’avant de ne révéler qu’un être humain cherchant un abri contre
l’orage, elle fait croire à une nouvelle manifestation du surnaturel. L’effet comique lié à la
succession des fermetures et des ouvertures se double de mystère. Remarquons dans tous
ces exemples le jeu entre répliques et didascalies, les secondes apportant à chaque fois
une réponse ironique à la présomptueuse certitude des personnages, et constituant donc
des « gags » dont l’effet comique, à la représentation, est garanti.
2) Le pronom personnel comme procédé de mise en valeur du syntagme
nominal d’objet.
Nous voudrions, pour compléter ces analyses, souligner l’utilisation par Giraudoux du
pronom personnel comme moyen de mettre en valeur le syntagme nominal d’objet, procédé
grammatical et stylistique au service de l’écriture théâtrale : effet d’annonce, reprise ironique,
insistance sont les trois principales valeurs du pronom personnel objet et même, parfois,
sujet.
Intermezzo nous en offre un des meilleurs exemples :
« Le Droguiste : C’est que je viens de les retrouver, cher Maire. Le Maire :
Qu’avez-vous retrouvé ? Le Droguiste: Mes diapasons ! Le Maire : Il s’agit
bien de diapasons. Vous venez d’entendre, il s’agit de meurtre. Le Droguiste :
Regardez-les.[…]. Je les croyais perdus et je les avais sur moi […]. Nous voici
sauvés ! » (Int., II, 5, p. 325).
Les trois effets sont réunis : le verbe d’action « retrouver » crée une attente et le pronom
personnel annonce l’objet inconnu du Maire comme du lecteur ou du public ; la reprise
ironique du mot « diapasons » par le Maire est la seule occurrence supplémentaire du
lexème d’objet dans ce début de scène. Grâce aux pronoms personnels s’instaure un
échange discursif sur les objets dorénavant désignés par des substituts, préparant de cette
façon le retour en force et en signification du lexème, au singulier cette fois, à la fin de la
scène :
« Le Maire : Vous croyez vraiment que je peux partir, qu’Isabelle ne risque rien ?
Le Droguiste : Mon diapason vous en répond. » (ibid. ).
Nous avons l’impression que l’objet, une fois nommé, a un pouvoir puisqu’il devient sujet
d’un verbe qui suppose un sujet humain : l’objet anodin acquiert ainsi une importance et
une valeur inattendues. C’est ici que la remarque de P. Larthomas sur « un certain nombre
221
de procédés qui ressortissent à la fois au style et à ladramaturgie . » prend tout son sens.
Dans Cantique des cantiques, le jeu sur le pronom personnel objet, substitut du mot
« bijoux », induit tout un marivaudage : il est lié à la relation entre Florence et le Président,
tandis que le pronom personnel sujet accompagne, d’un personnage à l’autre, ces objets
que la jeune femme veut rendre et que son amant ne veut pas reprendre :
« Florence : […]. Aussi tous les objets de mon passé, je les écarte. Je les rends à
ceux de qui ils me viennent… Les voilà… Le Président : Voilà quoi ? Florence :
221
72
P. Larthomas, Le Langage dramatique, sa nature, ses procédés, Paris, PUF, 1980, p. 181.
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
Vos bijoux… Pardon… Mes bijoux. Le Président : Les bijoux que je vous ai
donnés ? » (C, 6, p. 744).
Ensuite, elle accepte de les garder pour s’en servir comme d’une arme défensive :
« Très bien. Je les reprends. Je les reprends tous. Je n’ai pas à les avaler, non
plus, pour qu’ils fassent davantage partie de moi-même ? Ils me protégeront
contre Jérôme. […]. Ils me protégeront aussi contre vous. Surtout contre vous. Ils
me diront comment vous me préférez mon jour de noces ». (C, 6, p. 749).
Ces deux fragments de dialogue nous permettent de voir que le recours à un procédé
grammatical banal, le pronom personnel employé comme substitut du groupe nominal, finit
par rendre abstrait l’objet concret, de telle manière qu’il ne soit plus que l’essence même du
don accepté / refusé, avant de redevenir concret par le retour du nom dans une didascalie
gestuelle :
« Elle a assemblé dans le petit sac tous les bijoux. » (C, 6, p. 750).
Nous avons pu remarquer combien Giraudoux varie la construction des lexies d’objets et
comment les fonctions grammaticales qu’il leur attribue sont en étroite relation avec le genre
théâtral : la nécessité dramatique de ces choix, à peine esquissée ici, demandera de plus
222
amples développements .
Chapitre 3. Rhétorique et stylistique.
L’objectif de ce chapitre est d’apporter des réponses à la question du concret et de l’abstrait,
223
maint critique affirmant que Giraudoux s’attache plus au mot qu’aux choses . Nous
ne pourrons pas éviter le débat sur la prétendue « préciosité » de l’auteur. Nous nous
attacherons dans un premier temps aux traits caractéristiques attribués aux objets puisqu’ils
sont l’un des moyens de les particulariser et donc de leur donner une réalité concrète.
Dans un second temps, nous verrons comment la distinction fondatrice de la définition de
l’objet, à savoir celle entre sujet et objet, animé et non animé, doué ou non de parole est
remise en cause dans ce théâtre par le double processus de personnification des objets
et de réification des personnages humains. Enfin, nous installant dans l’atelier rhétorique
224
de Giraudoux, nous tenterons de comprendre la manière dont, « jongleur » ou orfèvre, il
utilise les noms d’objets comme matrices ou comme moules de figures et d’images.
225
A) Les traits distinctifs des objets .
222
Bien que la répétition variation soit fondée sur les changements de déterminants et de nombre, nous en réservons l’étude à
l’écriture théâtrale car c’est un procédé qui se révèle fort efficace sur le plan dramatique.
223
224
Cf. Introduction, n. 118.
Ce terme péjoratif revient sous la plume de nombreux critiques dramatiques de son époques, avec la connotation méprisante
d’amuseur doué mais superficiel.
225
R.-M. Albérès fait, à propos de l’objet, une remarque qui justifie l’attention que nous portons à la manière dont les
objets sont particularisés : « L’objet reçoit […] un double caractère : 1) un caractère général, dans la mesure où, en son
instant de grâce, il prend une valeur supérieure à sa valeur apparente, et Giraudoux traduira l’assomption fugitive de
cette valeur universelle par l’allégorie ; 2) un caractère particulier parce que l’objet exprime alors au mieux son originalité
73
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Caractériser, selon le Petit Robert de la langue française, « c’est indiquer avec précision,
dépeindre les caractères distinctifs d’une personne ou d’une chose, ce qui permet de la
distinguer d’une autre [et] de reconnaître, de juger ». Que nous disent les stylisticiens ?
Pour C. Fromilhague et A. Sancier, la caractérisation est « l’expression de qualités ou de
226
propriétés assignées au référent. » . Nous conviendrons ici que le référent, un lexème
d’objet, peut être accompagné de toutes sortes de caractérisants - adjectifs évaluatifs ou
affectifs, groupes nominaux apposés, groupes nominaux prépositionnels de qualité, de
manière, de caractérisation au sens strict du terme, de subordonnées relatives apportant
227
une précision d’ordre descriptif ou explicatif , de comparaisons. Giraudoux, qui a recours
à tous ces moyens, joue de surcroît sur la place des caractérisations pour renforcer soit
l’objectivité, soit la subjectivité.
Etayées par des relevés exhaustifs dans les œuvres dramatiques, les considérations
d’E. Brunet sur le caractère abstrait du vocabulaire giralducien semblent inattaquables. Si
l’on ne peut que constater la faible proportion de substantifs concrets en regard des noms
abstraits, comment ne pas remarquer le nombre important de caractérisations qui font appel
à un imaginaire de la perception, des sensations et à des modalisations évaluatives ou
affectives ? Nous voudrions montrer que l’objet n’est pas un simple concept : sa nature,
ses qualités intrinsèques, ses constituants, son aspect, son état, sa matière, sa forme,
son volume, sa taille, sa couleur, le définissent de façon objective, aussi bien dans des
répliques que dans les didascalies ; les modalisations sont la marque de la subjectivité de
personnages dont le regard oriente notre appréhension des objets et, par là, de la réalité.
La multiplication des points de vue sur un objet, dans certains dialogues, place le lecteur ou
le spectateur dans une attitude de réception active, à l’inverse du théâtre naturaliste dans
228
lequel les caractérisations sont données comme inhérentes à l’objet . Par ailleurs, nous
avons pu constater que Giraudoux multiplie les caractérisations d’objets dans les figures
de style et dans les images.
Des constantes se dégagent-elles quant à la manière de préciser la spécificité, de
mettre en valeur les particularités d’un objet ? Du fait qu’ils se voient attribuer, de pièce
en pièce, des caractérisations, certains objets ne sont-ils pas désignés à notre attention ?
S’agit-il de réalisme ou d’humour ? Les caractérisations subjectives nous éclairent-elles sur
les personnages qui les emploient, sur leur rapport à la réalité concrète ?
1) Définition objective par les caractérisations.
a) La nature des objets.
Nous avons relevé peu d’exemples d’une précision quant à la nature des objets.
Sarah, dans Judith, à la question d’Egon sur le statut social de « la Juive », répond :
« Non, la haute banque. Ne devines-tu pas, autour de cette simplicité, les voitures
à ressort, les bijoux à chaînette de sûreté ? » (Jud., II, 2, p. 234).
propre, et cet aspect se traduit dans la recherche des caractéristiques originales. » (R.-M. Albérès, Esthétique et morale ,
op. cit., p. 221-222).
226
227
C. Fromilhague, A. Sancier, Introduction à l’analyse stylistique, Paris, Dunod, 1996, p. 215.
Ibid., p. 217.
228
Ce choix esthétique résolument moderne serait à rapprocher des tentatives du cubisme qui, dans la représentation d’un
objet, fait coexister des points de vue différents.
74
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
Les deux compléments de détermination introduits par la préposition « à » situent
délibérément les objets nommés dans l’époque de l’écriture de la pièce, et l’anachronisme
rapproche la fable du temps historique, la réplique relevant des lieux communs de
l’antisémitisme des années 30, la richesse des banquiers juifs.
Il faut ici faire mention de caractérisations que Giraudoux a abandonnées : dans les
plans de Siegfried, elles insistaient sur les substitutions opérées par Robineau parmi les
objets de la vie quotidienne du héros : ces répétitions, déjà peu élégantes à la lecture,
alourdissaient le texte promis à la scène, elles sont supprimées dans la version définitive au
profit d’un échange dialogué entre Geneviève et Robineau sur le « système » de ce dernier
qui consiste à remplacer chaque objet de Siegfried par un objet de Jacques, le qualificatif
« français » n’apparaissant plus qu’une fois (Sieg., II, 2, p. 26).
b) Qualité intrinsèque à l’objet.
« Mercure : Vous avez des vêtements éternels. Je suis sûr qu’ils sont
imperméables. » (Amph., I, 5, p. 132).
Le dieu valet souligne à quel point la métamorphose de Jupiter en Amphitryon est
imparfaite : tout, en lui, trahit le dieu, ce que marque la première épithète, la seconde étant
un moyen irrévérencieux et humoristique d’exprimer la nature divine de Jupiter, le dieu de
la foudre et des orages, indirectement donc, des averses.
Une semblable modernité dans le choix des qualificatifs anachroniques vient, dans une
tirade de Lia, donner une possible réécriture de la fin du monde telle qu’elle n’aura pas lieu :
les femmes ne devront pas leur vie aux hommes, présentés comme des sauveteurs des
temps modernes, elles n’échapperont ni aux flammes ni au sol bouillant de Sodome :
« Quel soulagement qu’ils ne soient pas là à nous passer des vêtements
ininflammables, des souliers étanches ! », dit-elle à Ruth. (Sod., II, 8, p. 913).
L’étrangeté d’un objet peut être mise en évidence par une proposition relative qui énonce sa
propriété surprenante : « le livre qui se litlui-même» (Ap., 5, p. 930) est une des inventions
que le Secrétaire général donne comme réelle, or tout la désigne comme un objet de récit
fantastique.
c) Constituants d’objets.
Nous ne proposerons ici qu’un exemple de caractérisations qui énoncent les constituants
d’un objet, le procédé étant rare chez Giraudoux.Dans Siegfried, l’architecture du burg est
ainsi évoquée de façon redondante par trois termes qui en soulignent le caractère médiéval :
« un burg avec des échauguettes, des bannières, des ponts-levis. » (Sieg., I, 5, p. 11). Fautil lire dans ce groupe ternaire un souci linguistique d’élucidation du substantif pour un public
non germaniste ou peu familier des dessins de V. Hugo, ou bien une surenchère qui vise à
la parodie d’un cliché du romantisme, le style troubadour ? Le réalisme descriptif servirait la
couleur locale, mais l’ironie qui sous-tend les répliques de Geneviève dans le dialogue sur
les monuments de Gotha nous fait privilégier l’humour de Giraudoux à l’égard d’un cliché.
Il en va de même pour le « palais florentin à fresques et arcades »(ibid.) dont l’épithète
dénonce l’imitation de l’architecture du Quattrocento.
d) L’aspect d’un objet.
75
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Une phrase de Siegfried résume de manière concrète la pensée des généraux Ledinger et
Waldorf qui souhaitent annoncer non la démission et le départ, mais la disparition, la mort
de l'homme d’Etat :
« Un monument en pied à Munich pour Siegfried, une colonne brisée à Paris pour
Forestier. »(Sieg., IV, 3, p. 68).
Le premier objet correspond à une image glorieuse de l’homme politique allemand, tandis
que le second, par le qualificatif, suggère métaphoriquement une vie brisée par la guerre,
celle du journaliste français porté disparu.
Une didascalie d’Intermezzo nous donne rétrospectivement une image visuelle du
Spectre qui est apparu après les coups de feu des Bourreaux :
« [Luce] s’amuse à mimer son balancement, les bras tombants, les jambes en
laine. » (Int., II, 8, p. 333).
On croit voir un pantin désarticulé, cette impression est renforcée par la substitution du
complément « en laine » à l’expression figée « en coton », c’est-à-dire sans forces,
donnant au personnage un caractère inoffensif, fragile, à l’opposé du fantôme qui terrorisait
l’Inspecteur et les Bourreaux.
C’est par une antithèse que Mr. Banks essaie de faire imaginer à Outourou le vêtement
d’un mineur anglais :
« Ils ne vont pas vêtus de vos étoffes éclatantes. Un droguet les couvre, puantet
taché. » (SVC, 4, p. 569).
Les deux épithètes dévalorisantes s’inscrivent dans une peinture quasi naturaliste de la
vie des mineurs, vie qui s’oppose en tous points à l’oisiveté et à la beauté tahitiennes ;
les sonorités contribuent d'ailleurs à cette antithèse : l’allitération en [v] de la première
phrase s’oppose à la dominante consonantique dure de la deuxième avec les dentales et
les gutturales.
e) L'état des objets.
Il nous est quelquefois précisé : ainsi, avant d'annoncer à Sosie l’attaque des Athéniens, le
Guerrier s’enquiert-il du général thébain : « Ses armes sont-elles en état ? » demande-t-il
au serviteur qui a cette réponse étonnante :
« Un peu rouillées, accrochées du moins à des clous neufs ». (Amph., I, 2, p. 122).
La paix, cet « intervalle entre deux guerres », selon la définition de Sosie, aurait-elle pour
conséquence que soit négligé l’entretien du fourniment du général, entretien qui, en bonne
logique, à défaut d’aide de camp, revient au seul Sosie ?
Par deux fois, Giraudoux emploie des épithètes pour exprimer un désordre
vestimentaire, lui-même signe d’une faute : dans Amphitryon 38, c’est sur le mode de
la plaisanterie qu’Alcmène donne le tableau de la fuite de son « petit ami » supposé,
« maugréant et jurant, car il a pris sa tunique déroulée dans ses jambes nues… » (Amph.,
I, 6, p. 138) ; un motif semblable se retrouve dans Electre, cette fois dénoncé par le Jeune
Homme qui reproche à Agathe d’avoir un autre amant :
« Un soir, il se hâtait, son écharpe mal mise, sa tunique entrouverte. » (El., III, 2, p.
646).
Inversement, la pureté d’Alcmène transparaît lorsqu’elle donne à Jupiter ses raisons de ne
pas vouloir d’amant :
« Parce que j’aime les fenêtres ouvertes et les draps frais. » (Amph., I, 6, p. 137).
76
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
Cette réplique, outre la sensualité qui s’en dégage, prend tout son sens si nous la
rapprochons de la mention « des draps propres [qu]'il va falloir salir un petit peu » pour
compromettre la pureté de Lucile, dans Pour Lucrèce. (Luc., I, 10, p. 1066).
f) La forme, le volume, la taille des objets.
Ils sont rarement indiqués, leur mention n'en revêt que plus d’importance.
Eclissé invente un tableau d’Alcmène attendant le dieu :
« Ses regards distraits caressent une énorme sphère d’or qui soudain pend du
plafond. » (Amph., II, 4, p. 154).
L’antéposition de l’épithète confirme l’intention hyperbolique et l’emphase introduit une
distance de l’auteur à l’égard du propos de la nourrice. De surcroît, l’objet évoque ces
« lustres boucliers » Art déco contemporains de l’écriture de la pièce.
La postposition d’un adjectif de sens superlatif peut avoir la même valeur stylistique.
Busiris, justifiant, à la demande expresse d’Hector, la formation de face adoptée par la flotte
grecque, ajoute :
« D’autant plus que les Grecs ont à leur proue des nymphes sculptées
gigantesques. » (GT, II, 5, p. 524).
Le qualificatif ouvre la voie à une interprétation favorable aux Troyens, « la nymphe en tant
que symbole fécondant s’offre… » (ibid.). Nous voyons dans ces deux exemples la limite
de l’objectivité dans le choix des caractérisants.
Présente dans une didascalie, la notation de taille est purement objective : « On voit
une grande écharpe se former dans le ciel. », celle d’Iris (GT, II, 12, p. 543). L’extrême
précision jointe au vocabulaire technique du plateau se trouve cependant dans une réplique
de L’Impromptu de Paris et nous donne une idée de la plantation d'un décor :
« Léon : Dix colonnes de douze mètres à la cour, et l’arc de triomphe au jardin.
[…]. » (IP, 3, p. 696).
Nous verrons plus loin que les épithètes successives et contradictoires qu’Agnès utilise pour
le lustre auquel elle s’adresse dans L’Apollon de Bellac, « mon petit, mon grand lustre », ne
se justifient pas par des données objectives de dimensions. (Ap., 4, p. 929).
g) Matières et matériaux.
Matériaux précieux.
Parmi les matières, les métaux précieux sont les plus fréquents.
L’or est le privilège des puissants de ce monde : métal inaltérable, il est signe de
suprématie et est ordinairement attaché à la dignité royale. Amphitryon décrit un beau
travail d’orfèvre, la tête de Méduse de son bouclier : « Ce sont des serpents taillés en plein
or. » (Amph., I, 3, p. 125), et Giraudoux s’amuse d’un souvenir érudit : Athéna a placé sur
son bouclier la tête terrifiante de la Gorgone que lui a donnée Persée après l’avoir vaincue
229
grâce au bouclier poli comme un miroir dont la déesse lui avait fait cadeau .
Les Troyens « seron[t] tous en cuirasse d’or » et l’ambassadeur grec portera un casque
d’argent, tel est du moins le tableau que brosse Hector de la restitution d’Hélène aux Grecs
229
Cf. Ovide, Les Métamorphoses, L. IV, 630-660, Traduction de Georges Lafaye, Editions Gallimard, 1992, p. 156 ; R. Graves,
Les Mythes grecs, Paris, Fayard, collection « Pluriel », 1967, p. 257-260.
77
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
230
non sans quelque souvenir de l’Iliade
maisne peut-on s’étonner de voir tous les guerriers
troyens revêtus d’or comme s’ils étaient tous de sang royal, ou faut-il comprendre que ce
sont les fils de Priam ?
L’or est aussi, comme l’argent, le moyen d’une distinction sociale, de l’affirmation des
privilèges dans l’étiquette de cour :
« Le Chevalier : J’ai droit au troisième rang après le roi, et à la fourchette
d’argent. Le Chambellan : Vous l’aviez. Et même au premier, et même à la
fourchette d’or, si certain projet avait pris corps. » (Ond., II, 9, p. 807).
Le sous-entendu vise le mariage du chevalier avec Bertha, la fille adoptive du roi. Cette
querelle de préséance autour des objets n’est pas sans rappeler le« couvert magnifique,
avec un étui d’or massif » placé devant chacune des sept fées au festin du baptême, et le
simple couvert donné à la vieille fée qu’on n’attendait pas, dans La Belle au bois dormant
231
de C. Perrault . Mais, dans Ondine, l’or est bien plus souvent un signe du surnaturel :
Auguste continue à s’étonner des « assiettes d’or » (Ond., I, 1, p. 762) et Ondine propose
à Hans un miroir, « unmiroir d’or » (Ond., I, 6, p. 774).
L’or est aussi le métal d’un outil de travail promu au rang d’objet surnaturel, la « faux
en or »de la Fille de vaisselle : le merveilleux des contes se superpose à l’allégorie (Ond.,
III, 5, p. 844).
Autres matériaux.
Tandis que nous ignorons la nature des matériaux de construction des multiples monuments
de Gotha dans Siegfried et du palais de Priam dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu
qui restent des noms plus que des monuments ou des édifices concrets, la première scène
d’Electre nous laisse perplexes devant la description du palais d’Agamemnon :
« […] le corps de droite est construit en pierres gauloises […]. Et le corps de
gauche est en marbre d’Argos. » (El., I, 1, p.,598).
La différence de matériaux pourrait correspondre à divers moments de la construction de
l’édifice, or il n’en est rien :
« Leur origine, écrit G. Teissier, souligne la version française de la légende
grecque et évoque la gaieté et même la grivoiserie introduites dans la tragédie
232
par des personnages de vaudeville » .
Certes, mais les deux matériaux sont nobles, le second connotant une plus grande richesse
et tout le prestige de l’antique. Cependant n’y a-t-il pas également un plaisir des mots qui
s’appellent par le son, et par là un sens très sûr du pouvoir des mots au théâtre ? Le [r]
assure la cohésion de l’édifice, puisqu’il est la dominante, une modulation vocalique sur le
[o] ouvert parcourt les deux membres de la description, tandis que les voyelles fermées [e],
[ui], [i] s’opposent au [a] éclatant. Or ce contraste sonore correspond au sens attribué aux
signes par le Jardinier : « le palais pleure » par « les pierres gauloises qui suintent à certaines
époques de l’année », signe du deuil, de la tristesse, qu’expriment les voyelles fermées
ainsi que l’allitération en [p], et il « rit » grâce au « marbre d’Argos, lequel, […] s’ensoleille
230
Dans l’Iliade, Ulysse est « casqué de bronze flamboyant » (Il., chant IV, op. cit., p. 84), Hector, quant à lui, a pour épithète
de nature « au casque scintillant » (Il., chant VI, op. cit., p. 117).
231
C. Perrault, Contes, Paris, Editions Garnier Frères, 1967, p. 97. Et d’autres objets sont caractérisés avec des matériaux connotant
le même luxe, « Les vases de cristal et d’agate/ Où l’or en mille endroits éclate. » de Grisélidis (op. cit., p. 24).
232
78
TC (P.), n. 1 de p. 586, p. 1189.
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
soudain. », illumination prometteuse du triomphe de la lumière et des êtres solaires que
sont Electre et Oreste dans l’éclat des [e] et des[o] ouverts.
Dans un registre plus léger, les notations précises contribuent autant à concrétiser
les objets qu’à dépeindre une bien peu innocente manie chez le Maire d’Intermezzo
qui paraît en effet peu respectueux de l’ordre moral quand il avoue « collectionner les
faïences provençales à sujets licencieux », qu’il dénomme également ses « Vénus en terre
écaillée » (Int., III, 1, p.335) : par un chiasme, les faïences sont dégradées en « terre
écaillée » et, inversement, les « sujets licencieux sont promus à une certaine grandeur par
le nom de la déesse de l’amour que le matériau et son état dévalorisent, trait d’humour d’un
Giraudoux lui-même amateur d’antiquailles.
Un matériau fragile est par deux fois nommé dans ce théâtre, le cristal. Nous le trouvons
d’abord sous les yeux du Contrôleur qui énumère les objets de la chambre d’Isabelle et
s’attarde complaisamment sur « ce porte-liqueurs où l’eau de coing impatiente attend l’heure
du dimanche qui la portera à ses lèvres… Du vrai baccarat… Du vrai coing… Car tout est
vrai chez elle, et sans mélange. » (Int., III, 3, p. 340). Par un glissement du contenant au
contenu, puis à une caractérisation commune à l’un et à l’autre, exprimée par la répétition
de l’épithète « vrai », s’opère un rapprochement entre vérité et pureté, donnant ainsi la clef
du personnage de la jeune fille telle que Giraudoux la conçoit. Les réalités matérielles sont
le reflet ou l’expression de données d’ordre spirituel. Au contraire, le « lustre » de L’Apollon
de Bellac semble le triomphe de l’artifice puisque « sesbobèches sont en faux baccarat des
Vosges. » (Ap., 4, p. 929) et que toute la magie du langage consiste à faire de lui un bel
objet pour s’entraîner à dire aux hommes les plus laids qu’ils sont beaux : la jeune fille, à
ce jeu, perd son innocence.
Les tissus.
Giraudoux se plaît souvent à nous donner la nature des tissus, avec une prédilection pour
233
ceux qui sont doux au toucher et agréables au regard, le velours, le satin . Le Contrôleur
fait un éloge sensuel du « corsage tendrement moulé de satin ou d’organdi [qui] aimante
dans chaque petite ville aux diverses heures du jour l’itinéraire du sous-préfet, des lycéens et
de toute la garnison ! » (Int., I, 5, p. 290). Le regard masculin erre avec délices à la surface du
corps féminin et le caresse avec une sensualité gourmande qui transparaît dans le choix de
tissus légers et brillants qui attirent l’œil et éveillent le désir. Le Spectre porte un « pourpoint
de velours » séduisant par un rien de nostalgie romantique ou shakespearienne (Int., I, 8, p.
234
303) . Curieusement, à la fin de la pièce, c’est Armande, une des vieilles filles, qui pense
« doubleren velours « sa cape, en « velours de soie », le plus seyant, contrairement au
« crêpe de Chine » qui convient mieux à son statut de vieille fille (Int., III, 6, p. 355), comme
si le tissu qui a d’abord contribué à l’attirance mortifère d’Isabelle pour le Spectre changeait
233
J.-P. Richard rapproche Proust et Giraudoux, rappelant l’éloge que Giraudoux fait de Proust : l’auteur de La Recherche du temps
perdu est loué pour avoir « mis à jour » et « épousseté […] toutes ces vieilles étoffes, velours, panne, moleskine, étoffes de nos mères
qui sont la doublure de nos âmes. » (J. Giraudoux, Or dans la nuit, Paris, Grasset, 1969, p. 22, cité dans J.-P. Richard, Proust et le
monde sensible, Paris, Editions du Seuil, 1974, p. 63).
234
Ce costume peut évoquer Roméo ou quelque personnage du théâtre romantique, Lorenzaccio ou Ruy Blas, ou encore le Portrait
de Delacroix en Hamlet (1824, musée du Louvre) ou Hamlet dans la suite lithographique deDelacroix pour le drame de Shakespeare,
entre autres, la scène de rencontre du « fantôme sur la terrasse » et celle des fossoyeurs dans lesquels le héros shakespearien
porte chausses, pourpoint et cape (lithographiesreproduites dans A. Sérullaz, Y. Bonnefoy, Delacroix et Hamlet,Paris, Editions de la
Réunion des muséesnationaux, 1993, p. 31, 42).
79
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
de valeur, ce que laisse imaginer la réplique de la jeune fille dans laquelle s’exprime toute
l’ambivalence du tissu :
« Pour doubler la vie, du velours de soie… pour doubler la mort… Mais qu’est-ce
que je dis? » (ibid.).
L’envers et l’endroit, la vie et la mort, la cape et sa doublure, la vieille fille et le Spectre :
autrement dit, et tellement plus poétiquement, une oscillation entre la réalité et le rêve
d’absolu.
Dans L’Apollon de Bellac, une autre jeune fille est associée à la douceur du velours :
l’humour de Giraudoux oppose ici malicieusement deux personnages féminins par le biais
des caractérisations de leurs chaises :
« Le Président : […]. Jusqu’à tes chaises Directoire à dessus de crin qui disaient
à mon derrière que je suis laid, et en le grattant. […]. Comment est-ce chez vous,
Agnès ? Agnès : Mes chaises ? Elles sont en velours. Le Président : Merci,
velours. » (Ap., 8,p. 940).
L’analogie est plus qu’évidente entre la rudesse du crin et le caractère revêche de Thérèse
d’une part et, d’autre part, la douceur du velours et l’aménité d’Agnès. Conformément au
rôle que lui attribue le Monsieur de Bellac, la jeune fille métamorphose les hommes par la
formule magique « que vous êtes beau », mais, plus prosaïquement, nous la voyons donner
des conseils vestimentaires au Secrétaire général : elle le fait renoncer à son « ignoble
jaquette » au profit d’« un complet en tussor beige » dont il se rappelle opportunément
l’existence. (Ap., 5, p. 932). La préférence pour l’étoffe légère d’un costume d’été est le
signe d’un soin apporté à son apparence et elle atteste un souci de l’élégance vestimentaire
235
et de la mode chez Giraudoux .
Les didascalies de La Folle de Chaillot nous offrent de véritables images de mode,
nous l’avons vu précédemment : Aurélie porte une « jupe de soie » (FC., I, p. 964) et se
désespère d’avoir perdu un « boa en plumes mordorées, de trois mètres de long », vestige
de la Belle Epoque et de sa jeunesse (FC.., I, p. 965). Le « voile de lin » qu’Alcmène
préfère au « grand voile rouge » proposé par Eclissé souligne la simplicité avec laquelle
elle veut recevoir Jupiter, le rouge ayant quelque chose de royal, d’officiel (Amph., II, 4, p.
236
153) . Mais une autre symbolique des couleurs n’affleure-t-elle pas ? Le lin, blanc, peut
être symbole de pureté et le rouge prendre une connotation érotique, ce qui expliquerait
aussi le refus d’Alcmène.
h) Couleurs.
Les nombreuses notations de couleurs nous permettent d’imaginer costumes et accessoires
et certains objets non scéniques. Le souci d’élégance apparaît dans la précision des
235
Souci dont nous trouvons l’écho dans un roman avec la caricature de Lemançon : « Juliette évidemment ne s’attendait pas à ce
qu’il vînt nu, ni à ce qu’il portât un péplum ou des braies, mais les vêtements de Lemançon semblaient avoir subi démesurément les
opérations de la coupe. Partout et en tous sens couraient d’énormes coutures, comme sur le moulage en plâtre d’une statue. Si bien que
Juliette eut, par de faux indices, l’impression de la vérité, et soupçonna que Lemançon était un faux, un moulage d’écrivain. » (Juliette
au pays des hommes, ORC, chap. V, p. 832-833). Les vêtements sont déjà en relation avec la dialectique du vrai et du faux, à laquelle
nous les trouvons fréquemment associés au théâtre.
236
Ce rouge n’est pas sans rappeler la pourpre et les broderies déroulées sur l’ordre de Clytemnestre pour le retour
d’Agamemnon dans la tragédie d’Eschyle, luxe et couleur des étoffes dans lesquels le roi des rois voit une preuve de démesure,
Eschyle, Agamemnon, 923-927 et 946 (Tragiques grecs, Eschyle, Sophocle, traduction par Jean Grosjean, Paris, NRF, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », p. 291 et p. 293). Alcmène, la très humaine, en écartant le rouge, se distingue ainsi des héros tragiques.
80
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
nuances remarquées par Siegfried et Geneviève lors de la « leçon de français »et dont ils
se font la mutuelle confidence au dernier acte : au « mouchoir saumon et vert » de Siegfried
répondait le « chapeau gris perle avec un ruban gris souris » de Geneviève (Sieg., IV, 6, p.
237
75-76). Tandis que Siegfried cultive la subtilité des nuances et des contrastes, Geneviève
paraît s’être réfugiée dans les demi-teintes. Signe du demi-deuil qu’elle porte encore, sept
ans après la disparition de Jacques, conformément au code social de l’époque, ce gris ne
symbolise-t-il pas également la mélancolie et cet état d’entre deux qui met le personnage de
Geneviève entre le blanc de la neige qui recouvre Gotha et les vêtements noirs que choisit
Siegfried pour quitter l’Allemagne, entre le noir de l’uniforme des hussards de la mort que
porte Fontgeloy et Blancmesnil, le village français aperçu à l’acte IV ?
Certains accessoires de costume sont au contraire vivement colorés, comme ces
écharpes qui sont offertes à la Comtesse pour remplacer son boa :
« Le Chasseur : Prenez une de ces écharpes. […]. La bleue est très gentille. La
Folle : Avec le col de corsage rose et le voile vert du chapeau ? Tu veux rire.
Donne-moi la jaune. » (FC, I, p. 965).
L’excentricité du personnage se révèle dans l’association de ces couleurs franches qui fait
penser aux toiles de Bonnard qu’appréciait Giraudoux. La riche palette colorée que déploie
Hector pour qu’Hélène « voie » son départ fait penser, par la violence des tons et des
contrastes entre des couleurs complémentaires juxtaposées, le violet et l’ocre, le rouge et
le vert, à quelque toile fauve autant qu’aux « chromos » qui utilisent des couleurs franches
violemment contrastées :
« Nous allons vous remettre aux Grecs en plein midi […], entre la mer violette et
le mur ocre. Nous serons tous en cuirasse d’or à jupe rouge, […] mes sœurs en
peplum vert vous remettront nue à l’ambassadeur grec, dont je devine, au-dessus
du casque d’argent, le plumet amarante. » (GT, I, 9,p. 508).
Remarquons l’archaïsme de l’adjectif « amarante » qui clôt la phrase non seulement sur le
rouge pourpre, mais sur un écho de la langue du dix-septième siècle. Giraudoux parodiant
Giraudoux romancier et son goût des descriptions et des qualificatifs ? Nous sommes tentée
de le supposer avec cette chute sur un adjectif rendu célèbre par le sonnet de Trissotin dans
238
Les femmes savantes de Molière : Giraudoux « précieux » se moquant de lui-même .
Ce déploiement coloré suffirait-il à conjurer le destin ? Dans Electre, la querelle entre
mère et fille à propos du « poussé ou pas poussé » se double d'une contestation sur la
couleur de la tunique du petit Oreste : Electre prétend avoir retenu son frère « Par sa petite
tunique bleue. », Clytemnestre corrige : « Entre nous, la tunique était mauve. », s’attirant
cette réplique d’Electre :
« Elle était bleue ! Je la connais la tunique d’Oreste. Quand on la séchait, on ne la
voyait pas sur le ciel. » (El., I,4, p. 620).
237
La pièce nous épargne la longue description du costume de Siegfried et abandonne l’association de couleurs criardes qui sera
réservée à la Folle de Chaillot comme signe d’excentricité. Qu’on en juge plutôt : « Lui, qui ne portait que du linge blanc, s’enveloppa
d’un tricot mauve, d’un caleçon rose, de genouillères vert Véronèse, s’armant pour je ne sais quel tournoi avec l’arc-en-ciel. » (Siegfried
et le Limousin, ORC, p. 669). Ce déplacement nous paraît doublement intéressant : dans Siegfried, les rares couleurs nommées
sont associées à l’élégance et au désir de plaire d’un personnage masculin tandis que, dans La Folle de Chaillot, elles proclament
l’indifférence de l’héroïne au goût du jour et rejoignent les couleurs de la vie et de l’enfance mises en valeur par Isabelle et condamnées
par l’Inspecteur dans Intermezzo.
238
Concédons également à ceux qu’agace sa préciosité l’un des concetti « précieux » d’ Amphitryon 38 : à la question d’Alcmène :
« Quelle tunique portes-tu sous ta cuirasse ? », son époux répond : « L’églantine, avec les galons noirs. » (Amph., I, 3, p. 126).
81
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
La querelle est-elle si dérisoire qu’il y paraît ? Electre revendique-t-elle pour son frère la
couleur destinée aux garçons, selon un cliché social en vigueur à l’époque d’écriture de la
239
pièce, ou la couleur de l’azur, pour un héros qui semble un double solaire d’Agamemnon ?
Le noir, associé en Occident au deuil, à la mort, est imposé par l’Inspecteur d’Intermezzo
aux fillettes comme au tableau, dans la meilleure tradition de la Troisième République. Les
couleurs sont en effet pour lui synonymes de fantaisie, et donc de désordre, alors qu’elles
sont celles de l’enfance dans les choix d’Isabelle :
« Que le tableau bleu reste ici ! Qu’il reste avec la craie dorée, l’encre rose et le
crayon caca d’oie. Vous aurez un tableau noir, désormais ! Et de l’encre noire ! Et
des vêtements noirs ! »(Int. , I, 6, p. 301).
Les qualificatifs choisis par l’Inspecteur pour leur puérilité, le troisième étant particulièrement
méprisant dans sa bouche, sont, à bien y regarder, des variations de nuances sur les
trois tons retenus plus tard par la Folle de Chaillot : jaune, rose et vert, triade qui revient
régulièrement sous la plume de Giraudoux.
Le changement de couleur trahit une autre forme de mort, symbolique, celle-là, dans
L’Impromptu de Paris :
« Le sang s’est retiré de l’immeuble entier ; en regardant le rideaurouge, vous
verriez que c’est un rideau blanc. »(IP, 4, p. 715).
Giraudoux fait évoquer par Jouvet, non sans humour, son théâtre le soir de l’échec d’une
pièce, comme si le bâtiment, le rideau de scène prenaient part à la déconvenue de l’auteur
au point d’en être mourants.
Nous retiendrons l’attention portée par Giraudoux aux matières et aux matériaux qui
semble devoir être mise en relation avec l’œil du collectionneur amateur de beaux objets. Sa
prédilection pour les tissus est un écho de son intérêt pour la mode et d’un souci d’élégance
vestimentaire. Les objets nous sont connus par identification répétitive grâce aux notations
de couleurs, de tissus, de matériaux qui les rapprochent d’une pièce à l’autre, d’autres se
distinguent au contraire par leur originalité et leur rareté.
D’autres caractérisations semblent devoir davantage être mises en relation avec les
personnages qui expriment par ce biais leur rapport aux objets ou à des réalités que ceuxci permettent d’évoquer indirectement.
2) Les caractérisations subjectives.
Elles sont la preuve d’un regard du personnage sur les objets, regard dans lequel se devine
une relation affective ou s’exprime un jugement esthétique.
a) Modalités évaluatives.
Les jugements esthétiques sur des objets.
Ils passent la plupart du temps par des adjectifs épithètes antéposés, ce qui, en français,
contribue à mettre en valeur la qualité.
Giraudoux aime bien l’adjectif « superbe » dont le sens est superlatif et qui dénote
toujours une certaine emphase. « Quelle superbe aiguière ! » s’exclame Hans dans la
239
Les véritables couleurs de la tragédie sont ailleurs : « Le Mendiant : Cela ne va pas te suffire que les visages des menteurs soient
éclatants de soleil ? Electre : Non. Je veux que leur visage soit noir en plein midi, leurs mains rouges. C’est cela la lumière. » (El., II,
1, p. 643), le noir du crime, le rouge du sang répandu par les assassins d’Agamemnon et la lumière de la vérité.
82
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
chaumière d’Auguste et d’Eugénie, ébloui par l’apparition d’un objet aristocratique dans ce
cadre (Ond., I, 6, p. 774). Le Monsieur de Bellac rappelle que Bernard Palissy a dû sacrifier
« ses superbes meubles Henri II » à sa passion artistique (Ap., 1, p. 921) et Alcmène
remarque les « superbes bagages » des étrangères qui la rendent jalouse (Amph., I, 3, p.
129) : dans ces deux cas, l’admiration est suspecte et voile l’ironie ou le dépit.
Le représentant de l’Etat, dans L’Impromptu de Paris, s’extasie sur le rosier de L’Ecole
des femmes : « Charmant accessoire ! » alors qu’il vient de s’accrocher à cet élément de
décor. Faut-il entendre de sa part, ou de celle de l’auteur, de l’ironie par antiphrase ou une
façon de réparer sa maladresse aux yeux des comédiens ? Faisant l’éloge du lustre, Agnès
multiplie les qualificatifs valorisants pour des matériaux tout à fait ordinaires réunis dans un
groupe ternaire, signe d’une emphase lyrique : les épithètes doivent persuader le lustre de
sa beauté, aussi le discours de la jeune fille en fait-il ce monument de « merveilleux laiton,
de splendide carton huilé, de bobèches en faux baccarat des Vosges ». (Ap., 4, p. 929). Or,
à y regarder de près, les matériaux reçoivent ici des caractérisations non pertinentes : rien
qui puisse émerveiller dans un alliage bon marché comme le « laiton », rien de lumineux
dans le « carton huilé », et le seul matériau noble, le « cristal de Baccarat », est dévalorisé
par l’épithète « faux ». Tout désigne ce « lustre » comme un objet banal, identique peut-être
aux lampes du modeste logis d’Agnès, aussi bien que probable dans la salle d’attente d’une
administration miteuse. Devons-nous déceler dans ce choix l’ironie de Giraudoux à l’égard
de son personnage dont le lyrisme maladroit trahit la débutante ? L’éloge du « lustre »,
parodie du style oratoire d’une Agnès qui s’exerce à l’éloge, est aussi un bel exemple de
métamorphose des objets par le langage : les matériaux les plus vils accèdent à la beauté,
comme les hommes les plus laids, et l’illumination du lustre serait alors le signe de sa
gratitude, annonçant celle du Président et des membres du Conseil, tous plus laids les uns
que les autres, auxquels elle aura dit qu’ils sont beaux. L’ambiguïté giralducienne est toute
dans ce mélange d’ironie à l’égard du personnage et dans le pouvoir accordé aux mots.
Les jugements esthétiques nous paraissent être souvent de nature à apprivoiser la
réalité, à se la rendre, sinon favorable, du moins inoffensive, comme si le langage, par
l’éloge, souvent immérité, de l’objet, pouvait neutraliser son éventuelle malignité ou sa
laideur.
Les jugements moraux.
Dans ce théâtre, les jugements moraux sont rares, mais toujours négatifs.
Pour désigner l’apparence humaine qu’il a prise à seule fin de séduire Alcmène, Jupiter
emploie une périphrase dans laquelle l’épithète antéposée traduit son désappointement :
« Et je suis las de cette humiliante livrée. Je viendrai en dieu. » (Amph., II, 3, p.
152).
La métaphore est doublement dépréciative, puisque le substantif désigne le vêtement
imposé à un domestique par son maître, or Jupiter est le maître des dieux, et que le
qualificatif dit non seulement ce qu’une telle apparence peut avoir de vil, mais peut-être, si
l’on considère qu'il s'agit d’un hypallage, l’humiliation que le dieu a subie de ne pas avoir
été reconnu pour ce qu’il est réellement par Alcmène.
Hécube, pour exprimer l’horreur que lui inspire la guerre, la compare à « une guenon
dont le fondement rouge [est] ceint d’une perruque immonde. » (GT., II, 5, p. 527), or
si la perruque est ordinairement censée cacher une faiblesse, calvitie ou maladie, dans
la réplique d’Hécube, le qualificatif en retourne la valeur, puisque l’objet lui-même est
83
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
repoussant : l’immoralité de la guerre, son aspect profondément répugnant, sont ainsi
rendus concrètement par un vocabulaire à la fois visuel et moral.
D’Agathe qui, dans la « chanson des épouses », donne un aperçu de leur servilité à
l’égard des maris, nous retiendrons ce cri de révolte :
« Et s’ils fument, il nous faut allumer leur ignoble cigare avec la flamme de notre
cœur. » (El., II, 6; p. 658).
L’antithèse entre la métaphore traditionnelle de l’amour, « la flamme » et l’adjectif « ignoble »
invite à considérer l’épithète caractérisant le cigare comme un hypallage, le jugement
s’appliquant alors aux maris qui sont abjects, alors que la femme ne serait qu’amour.
Nous voyons par ces quelques exemples que les jugements moraux sur les objets ,
qu’ils aient trait à la condition humaine, à la guerre, ou au couple, permettent par l’emploi
de lexèmes d’objets dans des images, de dévaloriser ce que réprouve le personnage. Nous
nous apercevons que les jugements moraux portés par les personnages sont imprégnés
de réactions affectives, déception ou révolte.
b) Modalités affectives.
Elles sont l’expression d’une relation privilégiée entre un personnage et un objet.
Dans une tonalité lyrique, nous avons l’exclamation de Geneviève devant la
reproduction d’une œuvre de Vermeer de Delft : « Cher portrait ! » (Sieg., II, 1, p. 27). Dans ce
cas encore, l’épithète concerne moins l’objet, la reproduction de la « femme de Vermeer »,
que la relation de ce portrait à Jacques Forestier qui le possédait et que Geneviève retrouve
chez Siegfried.
Dans L’Apollon de Bellac, l’utilisation d’un hypocoristique par Agnès établit entre elle et
le « téléphone », puis le « lustre », un rapport affectif :
« Comme tu es beau, mon petit téléphone… […]. Comme tu es beau, mon petit,
mon grand lustre ! » (Ap., sc. 4, p. 929).
Notons que la contradiction entre les deux épithètes s’efface si l’on considère que la seconde
corrige ce que la première pouvait avoir de « déjà dit » à un autre, Agnès est obligée
d’inventer une formule qui assure au « lustre » la supériorité car dire au « téléphone » qu’il
est beau en ajoutant seulement un hypocoristique est inopérant : le « téléphone » ne répond
pas ; pour que le lustre réagisse, il faut donc proférer des mots pour leur charge affective et
non pour leur sens avant l’instauration d’un véritable dialogue avec l’objet.
L’emploi, fréquent dans la langue, de l’adjectif « pauvre » antéposé pour exprimer
ou provoquer la compassion, se trouve sous la plume de Giraudoux, qu’il s’agisse pour
Alcmène de souligner la part modeste qu’est la sienne dans l’humanité, « pauvre maillon
présentement isoléde la chaîne humaine ! »(Amph., III, 6, p. 139), de la pitié d’Andromaque
pour l’ennemi tué par un guerrier : « Et l’on se penche en dieu sur ce pauvre corps, mais
on n’est pas dieu, on ne rend pas la vie . » (GT, I, 3, p. 488), ou encore de l’apitoiement de
Lia sur le sort des deux couples de Sodome devenus des objets dans les mains de Dieu,
« ces quatre pauvres dés colorés » (Sod., I, 2, p. 875).
Les caractérisations subjectives, pour rares qu’elles soient, n’en sont pas moins le signe
d’un rapport des personnages aux objets, et des objets au langage. L’éloge et le blâme y
trouvent matière à s’exprimer sur un élément concret et vise souvent, au-delà de l’objet, la
relation du personnage à la réalité. Le langage apparaît ainsi comme un possible correctif à
la laideur des hommes et du monde tels qu’ils le font et, à défaut, comme l’expression d’une
affectivité, ce qui confère au personnage une certaine intériorité.
84
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
3) Caractérisations multiples pour un objet.
Il nous faut, pour terminer, dire quelques mots de l’accumulation de caractérisations
pertinentes pour un seul objet, procédé qui peut être inclus dans celui du « cumul » que P.
240
Hamon considère comme relevant de l’ironie .
La prolifération d’adjectifs évaluatifs et descriptifs pour le village de Blancmesnil
dessine, à l’acte IV de Siegfried, la carte postale d’un village français stéréotypé :
« Siegfried : La belle église ! La jolie maison blanche ! […]. Geneviève : Et à miflanc de la colline, ce chalet de briques entre des ifs avec marquise et véranda,
c’est le château. » (Sieg., IV, 5, p. 70-71).
Cependant, il s’agit là d’un duo dans lequel les protagonistes, nommant tour à tour ce qu’ils
voient, s’unissent dans la pensée d’une France retrouvée en même temps que l’amour : le
lyrisme de la scène tempère ce que l’écriture peut comporter d’humour.
En revanche, dans les autres exemples de caractérisations multiples que nous avons
relevés, l’intention caricaturale ou parodique nous semble évidente. Dans Intermezzo,
l’Inspecteur donne du Spectre une description conforme à l’esprit d’Halloween et aux
clichés, ce que souligne l’adverbe : « recouvert d’un suaire, évidemment, la tête faite d’une
citrouille vidée et ajourée où l’on installe une lampe électrique. » (Int., I, 5, p. 288). La
précision matérialiste et le ton ironique sont ici la preuve de la négation de toute spiritualité,
et donc du surnaturel dont l’Inspecteur nie l’existence, mais le lieu commun fait rejaillir le
ridicule sur l’Inspecteur. Dans Cantique des cantiques, c’est le fiancé de Florence que nous
voyons s’appesantir, à grand renfort de qualificatifs, sur le cadeau qu’il lui apporte après
avoir découvert que c’est le jour de sa fête :
« Jérôme : c’est un zirkon. Il n’est pas gros. Même il est minuscule. Mais comme
il est faux, ça n’a pas d’importance. Au contraire […]. Te donner un gros zirkon
reconstitué, c’était une espèce de plaisanterie. […]. Le Président : L’intention
est tout. Jérôme : Intention est le mot. C’est une intention vraie avec un zirkon
faux. » (C, 8, p. 752-753).
La maladresse du jeune homme s’expose dans ces indépendantes juxtaposées, d’abord
construites sur un seul modèle avec un adjectif attribut, qui conduisent à la double
caractérisation qui encadre le nom de la pierre, la seconde épithète, « reconstitué » insistant
sur sa nature artificielle. La remarque ironique du Président amène la pointe, exprimée sous
la forme d’un brillant paradoxe, artifice et vérité se trouvant réunis par un procédé littéraire
qui est lui-même le comble de l’artifice.
Ne voyons-nous pas quelquefois poindre dans la surcaractérisation la « préciosité » si
souvent reprochée à Giraudoux ? Eclissé s’adressant aux vierges qui montent vers le palais
d’Amphitryon, leur décrit le costume de sa maîtresse :
« Une tunique de linge inconnu qu’on appelle la soie, soulignée d’un
rouge nouveau, appelé la garance […]. Sa ceinture est de platine et de jais
vert. » (Amph., II, 4, p. 155).
Dans cette phrase, Giraudoux joue ostensiblement avec le langage, faisant passer pour
des néologismes « soie » et « garance », or si la soie était inconnue des Grecs anciens,
240
« […] l’énumération, procédé quantitatif par excellence, donc voyant, est un signal privilégié et efficace de l’ironie. » (P. Hamon,
L’Ironie littéraire, Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette Université, collection « Recherches universitaires », 1996,
p. 90).
85
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
241
la garance fait partie des pigments qui étaient utilisés en peinture . Les deux mots sont
amenés par un verbe de nomination qui attire l’attention sur leur rareté : c’est un jeu d’esprit,
puisque pour le lecteur ou le spectateur du vingtième siècle, tissu et couleur appartiennent
à la réalité. Le second objet, la ceinture, devient un objet précieux par le métal utilisé en
joaillerie, et à la mode dans les années Art déco, celles de la création de la pièce. Objet de
242
prix, certes, mais impossible quant à sa couleur, le jais étant d’un noir luisant . La nourrice
s’enivre de mots dans une sorte de délire poétique que l’on peut supposer provoqué par la
présence diffuse du dieu, bien que ce ne soit pas Apollon, et Giraudoux s’abandonne avec
243
humour à son propre goût des mots , entre clin d’œil aux spectatrices des années 30 et
déréalisation des objets.
L’importance, aussi bien quantitative que qualitative des traits distinctifs attribués
aux objets permet déjà de battre en brèche l’idée d’un théâtre abstrait : les objets, par
les caractérisations qui leur sont attribuées, sont concrétisés. Matières et couleurs, tout
particulièrement, nous les rendent visibles. Il nous semble que cela prouve un intérêt réel
de Giraudoux pour les objets, aussi divers soient-ils. Le fait que les personnages expriment
jugements ou sentiments à leur égard leur confère une autre forme de réalité, subjective.
Ils sont souvent le lieu privilégié d’un regard amusé , ironie et humour ayant la part belle
dans ces choix.
B) Réification et personnification.
L’étude morpho-syntaxique nous a amenée à constater une anomalie : la position de sujet
grammatical du lexème, ou de la lexie d’objet. Elle a pour corollaire une figure de style
dûment répertoriée, la personnification. Si nous avons choisi de la traiter à part, c’est
qu’elle est, dans le théâtre de Giraudoux, symétrique d’une autre particularité, tout aussi
féconde sur le plan dramaturgique et idéologique, la réification de personnages. Cette
double métamorphose, de l’objet en sujet et du sujet en objet, remet-elle en question la
définition de l’objet que nous avons tenté d’établir ?
1) La personnification d’un objet.
Tendant à faire d’un non animé un être humain, la personnification n’est pas seulement,
dans le théâtre de Giraudoux une figure de style : elle participe du brouillage des frontières
entre le sujet et l’objet. Parmi les objets personnifiés, nous avons des éléments de décor,
des accessoires de costume ou de jeu et quelques objets hors scène.
a) Eléments du décor.
241
Avec le rouge de cinabre et les ocres, la laque de garance est un autre rouge qui se trouve par exemple sur les stèles d’Alexandrie.
La garance venait de l’Inde, et l’on pense que ce sont les contacts au temps d’Alexandre de Macédoine qui en ont répandu l’usage
en Grèce. Mais pas plus qu’Amphitryon , Eclissé n’appartient à l’époque historique.
242
Le vert est-il attiré par sa complémentaire, le rouge garance ? C’est une couleur liée ordinairement au doré chez Giraudoux :
Alcmène parle de ses couleurs préférées, le « mordoré, [le] pourpre, [le] vert lézard » (Amph., II, 2, p. 144) et la « petite mercerie »
de la Folle de Chaillot est « en carton vert, avec bordure d’or » (FC, II, p. 1027).
243
A titre de comparaison, nous citerons une description qui abuse des caractérisations, mais dans une tonalité nettement ironique,
il s’agit de Suzanne, qui cherche à « flatter Naki » : « son épingle de cravate, si affreuse et dont il était fier, cette perle rocaille tenue
par un serpent d’or, tenu lui-même par une main, une main debout sur une tortue d’émeraude, je lui criai combien elle était simple
[…]. » (Suzanne et le Pacifique, chap. 3, ORC, p. 505).
86
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
L’animation des éléments du décor se fait par l’intermédiaire de didascalies précises et
nombreuses, phénomène assez rare chez Giraudoux pour qu’il soir remarqué, et s’appuie,
comme nous l’avons remarqué précédemment, sur l’usage grammatical et stylistique de
244
verbes pronominaux .
A l’acte II d’Ondine, à chaque dénégation du Chambellan répond le surgissement
immédiat des objets les plus inattendus venus du ciel astronomique aussi bien que des
légendes ou de l’histoire :
« Le Chambellan : […]. On ne fait point passer de comètes avec leur queue, on
ne fait point monter des eaux la ville d’Ys […]. L’Illusionniste : Si. Une comète
passe. La ville d’Ys émerge. Le Chambellan : […]. On ne fait point entrer le cheval
de Troie […], on ne dresse point les Pyramides […]. Le cheval de Troie entre. Les
Pyramides se dressent. »(Ond., II, 1, p. 792).
Qu’il s’agisse d’un mouvement vertical, dessiné par les verbes « se dresser », « émerger »,
ou d’un mouvement horizontal esquissé par les verbes « passer », « entrer », les uns et
les autres sont un défi aux lois de la pesanteur autant qu’à la définition de l’objet comme
non animé, d’autant qu’aucune machinerie ne semble présider à ces déplacements puisque
les didascalies n’énoncent rien de plus qu’une sorte de réponse ironique par les faits à
l’incrédulité du Chambellan : Giraudoux joue ici délibérément la carte de l’étrange et du
surnaturel, laissant au metteur en scène le choix des moyens techniques.
Un procédé différent est utilisé dans La Folle de Chaillot : à l’acte II, l’Egoutier révèle
à la Comtesse le secret du souterrain et une didascalie dissipe pour nous le mystère du
mouvement :
« Il appuie sur un coin de la plinthe. Un pan de mur pivote. » (FC, II, p. 992).
S’il paraît bien peu probable, dans la réalité, que tout un pan de mur puisse, sans risque
d’effondrement, se mouvoir ainsi, il est possible d’imaginer une explication tenant aux
possibilités techniques du plateau, ce que ne confirme aucune didascalie, Giraudoux ayant
une fois de plus confié à Jouvet le soin de trouver une solution. Lorsqu’ Aurélie applique
elle-même le procédé, deux signes tendent à en faire une opération magique :
« La Folle appuie trois fois sur la plinthe et le pan du mur s’ouvre. » (FC, II, p.
1022).
Le chiffre trois et le verbe suggèrent une réponse positive de l’objet à une sollicitation rituelle
de nature irrationnelle.
Les « portes de la guerre » changent de statut grammatical plusieurs fois dans
La Guerre de Troie n’aura pas lieu, ce qui a pour conséquence de leur conférer une
fonction dramatique et une fonction symbolique essentielles : nous nous contenterons ici de
confronter deux répliques, celle d’Andromaque : « Ferme-les. Mais elles s’ouvriront. » (GT,
I, 3, p. 486) et celle de la Petite Polyxène : « Les portes se ferment, maman ! » (GT, II, 5,
p. 526). Dans les deux phrases, un verbe pronominal de sens actif attribue aux portes une
liberté de décision et de mouvement ; pourtant, les répliques de la Petite Polyxène laissent
planer un doute : le surnaturel s’en mêlerait-il ? « Ce sont les morts qui les poussent ? »
demande-t-elle à Hécube, avant de remarquer, en enfant malicieuse à qui rien n’échappe :
« Ilsaident bien, surtout à droite »(ibid.). A la fin de la pièce, « Les portes de la guerre
s’ouvrent lentement. » (GT, II, 14, p. 551). Cette lenteur qui pourrait connoter la solennité
est en fait un artifice de mise en scène pour dévoiler l’absurdité de cette guerre :
« Elles découvrent Hélène qui embrasse Troïlus. » (ibid.).
244
Nous ne reviendrons pas sur les portes et les fenêtres évoquées à propos de la fonction grammaticale de sujet.
87
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Le fait que la personnification des « portes de la guerre » alterne avec leur statut d’objet non
animé, manipulé par les hommes, peut signifier soit qu’ils sont les seuls responsables de la
guerre, soit, au contraire, que les portes sont les instruments du destin auquel ils ne peuvent
échapper : Giraudoux, comme Iris dans la scène où elle transmet aux hommes les volontés
contradictoires des dieux (GT, II, 12, p. 542-543), nous laisse libres de l’interprétation.
b) Accessoires.
Outre les éléments du décor, les accessoires peuvent sortir de leur statut d’objet, s’animer
et même penser, comme en témoigne l’épée d’Oreste dans le dialogue des Euménides qui
245
jouent les rôles d’Oreste et de Clytemnestre. Selon A. M. Monluçon , il faut reconnaître
246
dans cette scène « la parodie de l’apparition du poignard » dans Macbeth (II, 1) . Mais
l’épée que les petites Euménides – au nombre de trois, comme les sorcières de Macbeth –
voient bouger toute seule n’est plus une terrifiante manifestation du surnaturel. L’outrance
de la formule « C’est une épée qui pense… » dénonce l’invraisemblance de la dramaturgie
247
shakespearienne. ” . L’objet n’a-t-il ici qu’une fonction « métalittéraire » ? Pour juger sur
pièces, relisons ce dialogue que l’on nous pardonnera d’élaguer, non seulement pour alléger
la lecture, mais pour centrer l’attention sur l’objet :
« Première Euménide : Je n’ai aucune arrière-pensée. Je ne veux pas
t’influencer… Mais si une épée comme celle-là tuait ta sœur, nous serions bien
tranquilles ! Deuxième Euménide : Tu veux que je tue ma sœur ? Première
Euménide : Jamais. […]. L’idéal serait que l’épée la tue toute seule. Qu’elle sorte
du fourreau, comme cela, et qu’elle la tue toute seule. […] Tu serais le roi Oreste.
Deuxième Euménide : Une épée ne tue pas toute seule. Il faut un assassin.
Première Euménide : Evidemment. Je devrais le savoir. Mais je parle pour le cas
où les épées tueraient toutes seules. […]. Il y a une belle occasion en ce moment
pour une épée qui penserait toute seule, qui se promènerait toute seule, qui
tuerait toute seule. […]. Troisième Euménide : […] enlève ta main de la poignée
de ton épée, Oreste, pour voir ce qu’elle aura l’intelligence de faire toute seule !
Première Euménide : C’est cela, enlève… Elle bouge, mes amies, Elle bouge !
Deuxième Euménide : Il n’y a pas de doute. C’est une épée qui pense… Elle
pense tellement qu’elle est à demi sortie ! » (El., I, 12, p. 637-638).
A la différence du « poignard » que Macbeth apostrophe par les termes de « vision fatale »,
et qui ne se laisse pas confondre avec l’arme qu’il porte, mais qui lui paraît aussi réel
qu’elle, dans Electre, l’objet n’a pas à apparaître : il est un objet scénique, comme le
suppose la formulation de l’hypothèse « Si une épée comme celle-là… ». Là où Macbeth
part de la vision pour aller vers la réalité – « celui qu’[il] tire ici même de sa gaine »,
245
A. M. Monluçon, « Anachronisme et actualité dans Electre de Jean Giraudoux et Les Mouches de Jean-Paul Sartre », TM, 53e
année, octobre-novembre 1998, n° 601, p. 76-108.
246
« Macbeth : Est-ce un poignard que je vois devant moi, la garde vers ma main ? Viens, que je te saisisse ! Je ne te tiens pas
et pourtant je te vois toujours… N’es-tu pas, vision fatale, perceptible au toucher, comme à la vue ? ou n’es-tu qu’un poignard de la
pensée, fallacieuse création d’une tête accablée de fièvre ? Je te vois cependant aussi palpable que celui que je tire ici même de sa
gaine… […]. Je te vois toujours, et, sur ta lame, et sur ton manche, des gouttes de sang qui ne s'y trouvaient pas... Mais tu n'existes
point !… C’est le sanglant projet qui prend corps à mes yeux… » (Shakespeare, La tragédie de Macbeth, II, 1, traduction de Maurice
Maeterlinck, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, p. 968).
247
A. M. Monluçon, « Anachronisme et actualité dans Electre de Jean Giraudoux et Les Mouches de Jean-Paul Sartre », art. cit.,
p. 101.
88
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
le dialogue des Euménides, à l’inverse, prend appui sur l’objet scénique pour aller vers
l’irréel, irréel grammatical qui ne conduit aucunement au fantastique. En outre, la situation
d’énonciation est radicalement différente : au monologue halluciné du héros shakespearien
ponctué d’interrogatives et d’exclamatives s’oppose un dialogue dans lequel deux des trois
voix discutent du devenir de l’épée, et, à travers lui, de l’avenir d’Oreste, la troisième voix
se contentant d’une injonction au dormeur pour que soit assurée l’autonomie de l’objet
scénique, tandis que les deux autres ont débattu d’épées potentielles dans un échange
d’interrogatives et de phrases déclaratives. En effet, d’abord énoncées à l’irréel du présent,
actions et pensée se manifestent ensuite dans le présent scénique. Les répliques de la
Première Euménide sont construites sur un rythme ternaire, comme celui d’une incantation
magique qui peut rappeler les sorcières de Macbeth : la répétition des verbes de pensée et
d’action ne peut-elle en effet être considérée comme un moyen d’imposer à Oreste, dans
son sommeil, un désir qui lui est étranger ? Le souhait de le voir tuer sa sœur met en lumière
le désir inavoué de Clytemnestre, mais peut-être également le désir des Euménides de voir
Electre échapper à son destin de criminelle en puissance, ou, plus trouble encore, le désir
d’Oreste d’écarter Electre et de partager le pouvoir avec Clytemnestre dont il serait alors
l’époux, comme Œdipe celui de Jocaste dans La Machine infernale de Cocteau. L’objet
scénique finit par réellement se substituer à la volonté humaine ou aux désirs inconscients
énoncés par les Euménides.
c). Objets doués de parole.
D’autres objets, dans Electre, sont doués de parole, et d’une parole dénonciatrice. Au lieu
de nous livrer les mots du mort apparu en songe à Electre, Giraudoux confie aux objets le
soin de l’accusation :
« Et il y avait sur le soulier une boucle qui répétait : je ne suis pas laboucle de
l’accident, mais la boucle du crime. » (El., II, 3, p. 650).
Par l’emploi d’un verbe de parole pour l’objet, l’auteur évite les lieux communs de la pièce
policière, l’indice révélateur, tout comme celui du drame, le personnage délateur, spectre
ou traître.
Le contexte de la personnification peut entraîner sa dévalorisation. Dans Siegfried, à
des objets sont attribuées pensée et parole :
« Robineau : C’est la mode en Allemagne de broder des proverbes. (Il s'approche
pour lire la devise.). C’est le coussin qui parle ! Un rêve dans la nuit,/ Un coussin
248
dans le jour ». (Sieg., II, 1, p. 24) .
Par un jeu sur les sens du verbe « parler », Robineau se désolidarise de l’objet et de son
propos soi-disant poétique. L’exaspération de Geneviève à l’égard de « ces vieux résidus
de la routine humaine » se traduit quant à elle d’abord par deux métaphores animales, à
savoir, « ce ramage des tabourets », « ce gazouillis des étagères », avant qu’elle ne passe
par une référence au fantastique et à un maître du genre :
248
Le roman multiplie les citations de proverbes, tandis que la pièce n’en propose qu’un, différent : « Gravés sur tout
ce qui était bois, brodés sur tout ce qui était étoffe, je retrouvais dans son bureau tous ces proverbes et résidus de la
sagesse allemande dont le visiteur est abreuvé : "Qui parle le matin se tait le soir… Qui aime son prochain aura des fleurs
au printemps… Assieds-toi sur moi, je suis un loyal fauteuil de Dessau… L’heure du matin a de l’or dans la bouche…" ».
(Siegfried et le Limousin., ORC, chap.III, p. 677). Comme en d’autres occasions, Giraudoux a compris que si le lecteur de
roman accepte la profusion, il n’en va pas de même pour le spectateur de théâtre.
89
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« […] ou alors qu'ils parlent vraiment, ces meubles, comme dans Hoffmann ! Que
le buffet chante des tyroliennes, que le coussin exprime son avis sur le derrière
des gens ! »(Sieg., II, 1, pp. 24-25).
Grâce à l’humour et à la fantaisie, voici les objets promus au rang de sujets et non de simples
truchements de la parole moralisatrice ou édifiante des hommes. C’est en revanche sur le
mode lyrique que Geneviève attribue à des objets ayant appartenu à Jacques Forestier des
sentiments :
« Ta lampe t’attend, les initiales de ton papier à lettres t’attendent […] et les
costumes démodés que je préservais des mites. » (Sieg., III, 5, p. 58).
Des objets hors scène peuvent également être doués de parole, et ce pour exprimer leur
avis. Selon le Président de L’Apollon de Bellac chez Thérèse, tous les objets lui disaient
qu’il était laid. :
« Et ta pendule en onyx des Alpes me le répétait chaque seconde. Et ton Gaulois
mourant sur la cheminée ! […] ton Gaulois mourant me répétait dans son râle que
j’étais laid. […]. Jusqu’à tes chaises Directoire à dessus de crin qui disaient à
mon derrière que je suis laid, et en le grattant ! »(Ap., 8, p. 939-940).
Par la récurrence des verbes « dire » et « répéter », la laideur est imposée au personnage
comme une vérité inéluctable par les bibelots et par le mobilier, résolument malveillants.
Il apparaît donc que la personnification des objets n’est jamais un simple ornement
rhétorique : elle accorde aux objets des fonctions, dramatique, symbolique, poétique, ce
249
qui est assez peu fréquent chez les contemporains . Dans le théâtre de Giraudoux,
la personnification est à l’origine d’effets dramatiques, souvent liés à l’étrange, voire au
fantastique, ou bien à la polémique et à l’ironie.
2) La réification.
La réification telle que nous la trouvons dans le théâtre de Giraudoux doit être replacée
dans un contexte général de mécanisation croissante du monde moderne qui conduit,
dès le mouvement Dada, à la création d’êtres hybrides, mi-humains, mi-mécaniques,
comme ceux que l’on voit sur les toiles de Chirico. Or cette « marionnettisation » de l’être
humain rencontre la découverte, par l’Europe occidentale, des marionnettes du bunraku,
essentielle, on le sait, pour Claudel, et induit toute une réflexion amenant Craig à l’idée
249
Cocteau, nous l’avons vu dans notre premier chapitre, fait de l’animation des objets un enjeu dramatique et psychologique :
l’on peut penser que la reine Jocaste reporte sur les objets son sentiment de culpabilité. Apollinaire va plus loin dans la fantaisie : les
objets jetés dans le berceau vide par le Mari, à savoir « journaux déchirés », « porte-plume » et « ciseaux », associés à « l’encre » et à
la « colle », se métamorphosent en un nouveau-né journaliste et maître chanteur, « le Fils ! » (MT, II, 3, p. 904). Quant à Crommelynck,
il va jusqu’au bout d’une image esthétisante de l’être aimé, à la fois objet de désir et de contemplation avide. De retour de la ville, Bruno
dit à Stella : « Que tu me l’as donc fait destristes, mon stradivarie ! » (CM, I, p. 30) : l’analogie entre le violon du prestigieux luthier
de Crémone dont on peut tirer des sons magiques et le corps de la femme aimée proclame le désir amoureux. En revanche, c’est un
photographe de la Belle Epoque connu pour ses clichés attentifs au moindre détail des décors parisiens, extérieurs ou intérieurs, E.
Atget, qui pratique à sa manière la personnification des objets : un de ses clichés de devanture, Boulevard de Strasbourg, Corsets de
1912, outre qu’il témoigne de sa fascination pour les mannequins de vitrines, « offre un bon exemple de la façon dont le photographe,
en plaçant subtilement son objectif de biais, anime visuellement le cadre, créant ainsi l’illusion d’animer les objets inanimés. » (G.
Badger, Eugène Atget, Paris, Phaidon, 2001, p. 64-65). Cette vision subjective nous semble celle que pratique Giraudoux dans les
personnifications des objets qui ne sont pas simplement de l’ordre du décor et de nature grammaticale puisque c’est toujours par le
biais d’un personnage, de son regard et de son discours sur l’objet que s’opère la personnification.
90
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
250
de la « surmarionnette » dès 1905 et Oskar Schlemmer au Bauhaus à faire travailler
251
les étudiants de telle façon qu’ils se rapprochent des automates . Chacun se souvient de
l’image burlesque de la taylorisation dans Les Temps modernes de 1936 avec ce Charlie
Chaplin que Giraudoux admirait et des images effrayantes des souterrains de Metropolis
de Fritz Lang , film de 1926, où les travailleurs sont devenus des automates disciplinés.
a) La réification d’un être humain.
Elle peut être, dans le théâtre de Giraudoux, comme dans la langue courante, le résultat
d’un processus, et d’abord celui d’une violence subie, ou de la mort : en cela, rien de bien
original. Mais cette obsession du corps mort que l’on peut lier à l’expérience traumatisante
de la Première Guerre mondiale se lit dans toutes les pièces qui ont trait, de près ou de loin,
à la guerre. Dans Siegfried, le baron von Zelten impose cette réification du soldat blessé
par l’emploi d’un participe passé passif et l’insistance sur le caractère inerte du corps : « un
soldat ramassé sans vêtements, sans connaissance. » (Sieg., I, 2, p. 5). Dans Judith, le
tableau que Jean brosse du champ de bataille en souligne l’horreur, les morts devenus
objets et les blessés en voie de le devenir sont inextricablement mêlés dans sa phrase
comme dans la réalité :
« Tous les dix ou quinze pas, tu heurteras des sacs étendus, froids ou encore
tièdes, muets ou vagissants, mais tous pleins. » (Jud., I, 6, p. 219).
Giraudoux maintient l’ambiguïté entre le non-animé et l’animé en plaçant aux deux
extrémités de la phrase les termes qui désignent des objets : « des sacs […] tous pleins » et
en rapprochant du lexème d’objet une épithète – « étendus » – qui ne peut s’appliquer qu’à
des êtres humains. Il instaure ainsi l’incertitude entre le mort et le vivant. Les qualificatifs
mis en apposition semblent alors fonctionner par couples antithétiques dans une symétrie
binaire : le premier adjectif de chaque alternative – « froids », « muets » – impose la
réalité des cadavres, et l’on pourrait croire que la symétrie fait des deux autres qualificatifs
l’expression de la vie, or la formulation « encore tièdes » s’applique à des corps morts et
l’adjectif verbal vagissants suggère un reste de vie qui s’exhale dans la plainte. Cet entredeux de la mort et de la vie, du sujet et de l’objet, dit très concrètement toute l’horreur de
la guerre. G. Teissier écrit à ce propos :
« Venue directement de Lectures pour une ombre, l’évocation du siège
suscite des effets pathétiques et un sentiment d’horreur que Giraudoux avait
252
pudiquement gommés de "sa" guerre. »
Par deux fois, dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, le cadavre est désigné par une
périphrase à valeur d’euphémisme : « ce pauvre corps », dit Andromaque à propos de
l’adversaire tué dans un combat (GT, I, 3, p. 488) et Hector qui a demandé à Hélène : « Vous
voyez lecadavre de Pâris traîné derrière un char ? » l’interroge ensuite de manière plus
pressante avec une périphrase qui met à distance sa propre angoisse : « Il y aun fils entre
la mère qui pleure et le père étendu ? » (GT, I, 9, p. 509).
Ce n’est pas sans cruauté que Clytemnestre dénie à Electre la connaissance de son
père vivant :
250
251
252
M -C. Hubert, Les grandes Théories du théâtre, op. cit., p. 219.
Ibid., p. 225.
Notice de Judith, TC (P.), p. 1318.
91
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« Clytemnestre : Tu as touché un cadavre, une glace qui avait été ton père. Ton
père, non ! […] Electre : Moi, je n’ai pas embrassé mon père ! Clytemnestre : Le
corps déjà froid de ton père, si tu veux. Ton père, non. » (El., II, 8, p. 670-671).
L’insistance macabre sur le froid et l’emploi du plus-que-parfait dans la première réplique
de la reine contribuent à distinguer le corps triomphant du corps tué, l’insensibilité et même
la haine de Clytemnestre s’exprimant dans cette obstination à ne garder d’Agamemnon
que cette image. Le Mendiant, dans son récit, montre bien que les deux assassins se sont
acharnés sur leur victime dont le verbe « retourner » fait un objet :
« Chacun d’eux par un bras l’avait retourné contre le sol. […]. Et puis […], ils le
253
retournèrent à nouveau. » (El., II, 9, p. 681) .
Dans ce théâtre, le processus de réification peut n’être que verbal et consister en la
déshumanisation d’un personnage par un autre. Le Prospecteur, dans La Folle de Chaillot,
fait peu de cas de la vie humaine :
« C’est Pierre! Que s’est-il passé… Vous, qu’apportez-vous là ? Le Sauveteur :
Un noyé. Mon premier noyé. Je suis le nouveau sauveteur du pont de
l’Alma. »(FC, I, p. 969).
Passant du prénom, « Pierre », à un pronom interrogatif objet, « qu’ », le Prospecteur
trahit le peu de cas qu’il fait de la vie humaine, le fond de sa pensée apparaissant lorsqu’il
conseille ensuite au naïf sauveteur de noyer pour de bon cet encombrant objet. De la part
de ces hommes sans scrupules, le projet n’a rien de surprenant. Nous ne nous étonnons
pas davantage de voir Paola transformer Lucile, objet de sa haine, endormie par ses soins,
en objet :
« Nous l’emporterons dans ma voiture. » (Luc., I, 10, p. 1066).
En outre, elle projette dans l’avenir, par une métaphore filée, celle de la « clef », sa
vengeance :
253
Cette réification tragique mérite d’être opposée à l’usage ludique que font Jarry, Apollinaire et Cocteau du même
processus. Dans Ubu Roi, les Nobles passent du statut de personnages à celui d’objets par l’emploi de verbes d’action qui
les chosifient puisque les personnages se retrouvent dans la fonction grammaticale de compléments d’objets directs :
Ubu « prend [le comte de Vitepsk] avec le crochet et le pousse dans le trou ». (UR., III, 2, p. 370), et « On empile les Nobles
dans la trappe. » (UR, III, 2, p. 371). Réduits à l’état de pantins, les personnages n’ont plus riend’humain, ce qui éloigne
tout pathétique au profit d’un effet burlesque. Quant aux corps de Presto et Lacouf, dans Les Mamelles de Tirésias, morts
tous deux au cours du duel au revolver, ils changent fort prestement de statut : « Le gendarme à cheval caracole, tire
un mort de la coulisse […], agit de même avec l’autre mort. » (MT, I, 5, p. 891), un peu plus tard, les deux comparses
reviennent, vivants, avant de redevenir cadavres. Dans Ubu roi, la réification a quelque chose de mécanique qui est à la
fois terrifiant et comique, par la violence, la répétition des actions et la nature des objets qui fait des personnages ainsi
traités des pièces de boucherie : nous sommes dans le grotesque. Chez Apollinaire, il s’agit d’un numéro de clown :
lecirque est à l’honneur dans les avant-garde artistiques et chez « l’ami Picasso ». Dans Les Mariés de la Tour Eiffel de
Cocteau, des phonographes qui sont en réalité des comédiens chosifiés « renvoient à une convention théâtrale », le
chœur (cf. M. Issacharoff, Le Spectacle du discours, Paris, Librairie José Corti, 1985, p. 63). La réification n’a jamais, chez
Giraudoux,de ces fonctions ni de tels accents : c’est l’un des rares domaines d’où soient absents humour et désinvolture,
probablement parce qu’il est lié à de profondes angoisses, l’une associée à la guerre, nourrie du passé et des inquiétudes
à l’égard de l’avenir, l’autre à cette mécanisation du monde en laquelle il voit à juste titre unemenace pour l’homme. Voir
ème
notre 3
partie, chap. 1. L’uniformisation.
92
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
« Pas une de tes moulures, pas une de tes encoches qui n’indique que ce sera un
scandale de choix. » (Luc., I, 10, p. 1065).
Son dessein expliqué à Barbette, il restera à celle-ci le soin de traiter Lucile comme une
sorte de mannequin dont on fait ce que l’on veut, et c’est comme objet de honte que Lucile,
sujet regardant, découvrira son corps, objet regardé, dans le miroir disposé à cet effet.
Il nous semble, à cette étape de notre argumentation, intéressant de confronter cette
réification aux modes de chosification d’un personnage par un autre que nous offre la
cinquième scène de Huis clos de Sartre : Inès se fait miroir pour Estelle qui n’a pas de glace
où se regarder, et, par glissements dans les répliques, Inès amène Estelle à comprendre
qu’elle n’existe plus comme sujet regardant, ni même comme objet regardé par elle-même,
le « pour soi », mais seulement comme objet du regard d’Inès, le « pour autrui » :
« Inès : Voulez-vous que je vous serve de miroir ? […] Regarde dans mes yeux :
est-ce que tu t’y vois ? Estelle : Je suis toute petite. Je me vois très mal. Inès :
Je te vois, moi. Tout entière. Pose-moi des questions. Aucun miroir ne te sera
plus fidèle. […]. Hein ? Si le miroir se mettait à mentir ? Ou si je fermais les yeux,
254
si je refusais de te regarder, que ferais-tu de toute cette beauté ? » .
Le passage du voussoiement au tutoiement, outre qu’il nie la distance sociale et exprime le
désir d’Inès, abolit la distance entre l’objet regardant, l’objet regardé et le miroir. La réification
de l’autre accompagne un désir de possession qui s’assouvit d’abord dans la parole d’Inès
adressée à l’objet de son désir tandis que Paola chez Giraudoux met à sa merci Lucile par
un procédé de mélodrame, le narcotique.
b) Le moment de la réification.
Nous avons parfois dans le texte l’instant de la métamorphose d’un personnage en objet. Il
arrive qu’elle soit l’équivalent d’une mort esthétisée à laquelle nous assistons par le moyen
d’une didascalie :
« Le roi des ondins, d’un geste, a changé le bourreau en statue de neige
rouge. » (Ond., III, 5, p. 845).
Dans ce cas, l’immobilité que suggère le mot « statue » transforme le personnage en non
animé selon un modèle attesté aussi bien dans la Bible avec la femme de Loth transformée
255
en statue de sel que dans la mythologie gréco-latine avec Niobé. De même que cette
256
dernière, changée en un bloc de marbre pleure encore , alliant deux éléments de façon
254
HC, p.45-46. Pour A. Ubersfeld, celui qui va le plus loin dans cette chosification est sans conteste Salacrou dans
L'Inconnue d'Arras : « Le mythe se congèle, se durcit en objet », écrit-elle à propos de la « matérialisation des dieux
devenus objets » (A. Ubersfeld, Armand Salacrou, Paris, Seghers, collection « Théâtre de tous le temps », 1970, p. 114. Le
dialogue entre Ulysse et son domestique est révélateur : « Nicolas : Mais, monsieur, les dieux sont là depuis longtemps.
[…]. Ulysse : Ah ! ce sont mes dieux ! Ils sont tombés comme mes premières dents, - tu peux les brûler. » (IA, II, p. 193).
La comparaison avec les dents de lait peut suggérer que les dieux appartiennent à l’enfance de l'humanité, à une phase
dépassée par l’homme qui vit après le « Dieu est mort » de Nietzsche, et donc que ces dieux objets témoignent de la
ème
disparition de toute transcendance, ce qui n’est pas sans rappeler Lucien. Voir 3
partie, chap. 1, La métaphysique.
255
256
Gn 19, 1-29.
Cf. Ovide, Métamorphoses, VI, 146-312, op. cit., p. 163.
93
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
257
contradictoire, le Bourreau conserve la couleur de la vie, le rouge du sang en même temps
que le froid de la mort est connoté par la neige, métamorphose poétique et dramatique à la
fois qui est un beau défi pour les metteurs en scène. Hans, dans la dernière scène « croise
les mains en gisant », prenant lui-même la position traditionnelle dans les représentations
plastiques des chevaliers et des rois : la réification est ici valorisante en même temps qu’elle
est pétrifiante, et donc signe de mort. (Ond., III, 7, p. 850).
c) Vocabulaire péjoratif de la chosification.
Nous le trouvons, dans ce théâtre, par des mots qui supposent que l’être humain a perdu
non la faculté de se mouvoir, mais celle de penser et de maîtriser son destin : les termes
« marionnette », « pantin », « automate », fréquents sous la plume de Giraudoux, sont
synonymes d’une déshumanisation.
Ils s’appliquent ainsi aux acteurs d’un théâtre commercial auquel les critiques assurent
le succès au détriment des grandes œuvres, celles de Becque ou de Claudel :
« La scène françaisependant des décades a été un asile de marionnettes et de
poncifs. » (IP, 3, p. 700).
Dans cette réplique de Jouvet, le mot semble bien viser le jeu convenu et stéréotypé
des acteurs du théâtre de Boulevard. De la même façon, lorsqu’une pièce « flanche »,les
comédiens ne sont plus que « des pantins », alors que le succès « rend leur réalité aux
choses et aux gens » (IP, 4, p. 714).
Giraudoux est donc de ceux que la mécanisation du monde et le risque corollaire de
réification de l’être humain inquiètent alors que la plupart des avant-gardes chantent les
louanges de la machine.
Il faut mettre ces termes en regard de celui d’« automate » désignant un objet qui imite
l’être animé mais n’est pas doué de pensée dans une image qu’emploie Jouvet pour faire
comprendre au député Robineau la tâche difficile qui incombe aux gens de théâtre : rendre la
vie à un public que la vie quotidienne et l’Etat épuisent, comme en témoignent les participes
« énervé », à prendre au sens étymologique, et « usé » :
« Tu nous fais les grèves, tu nous fais les faillites, tu nous fais les crises.
[…]. Tu amènes le soir à mes guichets un peuple énervé, usé par ses luttes
de la journée […]. Et nous, en échange, que faisons-nous de lui ? […]. Nous
donnons à cet automate un cœur de chair […]. Nous le rendons sensible, beau,
omnipotent. » (IP, 4, p. 721).
Par la magie de l’art théâtral, la réification est réversible, le public retrouve une âme, des
sentiments et un pouvoir qui lui est dénié dans la réalité quotidienne : aux groupes ternaires
qui évoquent ce qui écrase le public et ce, en prise directe sur l’actualité, celle de l’après
crise de 1929, s’opposent les mots qui lui rendent sa dignité, ses sentiments, autrement dit
son humanité. C’est une des missions attribuées au théâtre par Giraudoux.
Notons que dans Sodome et Gomorrhe et dans Pour Lucrèce, les termes d’
« automate », de« mannequin », aggravation du précédent dans sa fixité d’objet inanimé,
mais proche par l’idéed’une apparence trompeuse, sont fréquemment employés par les
personnages masculins et féminins comme armes contre l’adversaire de l’autre sexe. En
outre, laréification paraît, dans Sodome et Gomorrhe, le fait de Dieu, si l’on en croit Lia qui
l’accuse d’avoir fait de ses créatures des jouets : les « poupées de Dieu » (Sod., I, 3, p. 880),
257
Non sans ambiguïté d’ailleurs, le sang pouvant être le sien qui se fige ou celui des condamnés qu’il a exécutés, le rouge étant
également la couleur de la casaque des bourreaux.
94
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
cette impression est exprimée également par l’image des « quatre pauvres dés colorés »
que sont les couples de Jean et Lia, Ruth et Jacques, dans les mains de Dieu et des anges
258
(Sod., I, 2, p. 875). Dieu n’aurait ainsi laissé aucune liberté à la créature .
Il est donc bien rare de voir Giraudoux attribuer une valeur positive, ou du moins légère,
ludique, à la réification, l’esthétisation à l’œuvre dans Ondine étant une exception qui peut
fort bien s’expliquer par le fait que la pièce est un conte, comme le répète Ondine. La réalité,
physique, sociale ou métaphysique, de la réification est toujours la déshumanisation, la
perte de la liberté humaine.
Si la personnification des objets relève, de façon relativement conventionnelle, du
merveilleux ou du fantastique, elle entretient la plupart du temps un rapport évident avec la
théâtralité. En revanche, la réification est porteuse d’une réflexion sur la guerre, sur la mort,
sur la déshumanisation, sujets qui préoccupent Giraudoux.
C) Les objets et la rhétorique.
Giraudoux écrivait dans son Discours sur le théâtre :
« Notre époque ne demande plus à l’homme de lettres des œuvres – la rue et la
259
cour sont pleines de ce mobilier désaffecté – elle lui réclame un langage. » .
Cette phrase qui proclame la nécessité d’un théâtre littéraire propose dans sa formulation
même l’un des éléments de ce langage, le recours à un vocabulaire concret employé
métaphoriquement, ici un ensemble d’objets réunis dans le mot « mobilier ». Ce type de
métaphores se rencontre si fréquemment sous la plume de Giraudoux qu’il a retenu notre
attention. Une étude des lexies d’objets serait en effet incomplète si elle ne tenait pas compte
de ceux qui constituent le noyau d’une figure de style ou le support d’une image. Dans
une étude consacrée aux romans de Giraudoux, Morton M. Celler a mis l’accent sur cette
particularité, et il affirme que « la qualité la plus évidente de son style métaphorique est la
260
concrétisation constante. » .
Ce qui vaut pour les romans, et pour la métaphore, se vérifie-t-il pour le théâtre et
pour d’autres figures ? Quels rapports figures et images instaurent-elles entre le concret
et l’abstrait, entre la réalité et l’imaginaire ? Devons-nous considérer avec de nombreux
critiques que les fleurs de la rhétorique giralducienne font mériter à son style le qualificatif,
toujours péjoratif dans ce cas, de « précieux » ? Ou bien, retournant le blâme en éloge,
261
prendre pour une valeur positive cette préciosité du style ?
258
F. Torres Monreal voit dans « l’accentuation [du destinateur] ce qui conduirait à la "marionnettisation" du reste des
personnages », ce qu’il considère comme « preuve de [la] modernité de Giraudoux qui le range, selon lui, à côté de Craig, de Jarry
et des futuristes, sans pour autant le confondre avec eux. ». Il rattache cette affirmation à la conception antique du destin : « car
la marionnette, la grande marionnette du théâtre du XXe siècle […] vient en réalité des Grecs, chez lesquels le Destin tirait les fils
des personnages. » (F. Torres Monreal, « Poétique de la ville assiégée dans le théâtre de Giraudoux », CJG n° 34, p. 174). Pour
intéressante que soit cette interprétation pour ce qui est de la transcendance, elle nous semble faire l’économie d’une réflexion sur la
« marionnettisation » à l’œuvre dans la société, qui, elle, est le fait des hommes (cf. la relation du peuple et de l’Etat pour l’exemple
du public dans IP).
259
260
J. Giraudoux, Discours sur le théâtre, repris dans Littérature, op. cit., p. 205.
Morton M. Celler, Giraudoux et la métaphore : une étude des images dans ses romans, Monton, The Hague, Paris, 1974.
261
Comme l’a fait C.-E. Magny dans Précieux Giraudoux, Paris, Editions du Seuil, 1945, et plus récemment un colloque de la
S.I.E.G. consacré à « la poétique du détail » chez Giraudoux, cf. CJG n° 33 & n° 34.
95
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
D’après J.-C. Ranger, « à la différence des Précieuses du XVIIème siècle, Giraudoux
n’use pas des figures pour s’écarter du réel et du commun ou pour en écarter le peuple – le
Jouvet de L’Impromptu de Paris ne proclame-t-il pas en vrai classique : "Nous lui donnons
l’égalité, la vraie, celle devant les larmes et devant le rire" ? Il en use pour écarter les clichés
262
en lesquels les vérités générales dégénèrent et pour serrer de plus près la vérité. » .
Que cherchent en effet les Précieuses si ce n’est à bannir du langage les mots vils, ceux
qui, de près ou de loin, ont un rapport avec le corps ? Attitude aristocratique également,
celle d’un mépris de la réalité. A l’inverse, Giraudoux attache au corps et aux objets une
réelle importance. Le fait qu’il emprunte nombre de substantifs désignant des objets pour
construire des figures et des images nous paraît un signe indubitable d’une attitude aux
antipodes de la préciosité.
Un rapide inventaire descriptif permettra de cerner la place des objets dans l’élaboration
de ces métaphores. Pour apporter, à partir du champ d’investigation qui est le nôtre, une
modeste contribution au débat sur le style de Giraudoux, nous concéderons d’abord à ses
détracteurs l’emploi de ces figures pour l’esprit et nous montrerons comment la virtuosité
rhétorique est rarement gratuite en nous interrogeant sur les effets produits et les choix
esthétiques qui les sous-tendent.
L’inventaire quantitatif des figures met en lumière la richesse métaphorique du théâtre
qui compte plus de trois cents métaphores construites sur un nom d’objet contre une
trentaine de comparaisons, élément statistique auquel il faut apporter un correctif, celui
du nombre important de métaphores in praesentia, proches de la comparaison. Nous
verrons en revanche que bien des comparaisons introduisent des métaphores filées ou
même tendent à l’image. Les autres figures ayant pour support un nom d’objet sont peu
représentées. Les plus fréquentes, à savoir alliances de mots, zeugmes lexicaux, oxymores,
participent souvent à la création d’images, alors que d’autres, métonymies, synecdoques,
chiasmes, syllepses et jeux de mots, relèvent davantage de l’esprit, établissant des relations
de type intellectuel entre les lexèmes d’objets et ce qu’ils permettent d’exprimer de façon
figurée. Ne prétendant pas à l’exhaustivité, dans ce chapitre, nous centrerons notre
étude sur les métaphores construites à partir d’un lexème d’objet sans nous interdire de
commenter d’autres figures et des images à d’autres moments de notre parcours.
1) Typologie des métaphores.
Les métaphores étant, de loin, les plus nombreuses, il nous semble nécessaire de tenter
263
une typologie
en prenant en considération les domaines d’emprunt et les diverses
constructions de ces métaphores avant de réfléchir au rôle qu’elles peuvent avoir dans le
dialogue.
Deux remarques s’imposent : l’absence de toute évolution chronologique alors que l’on
pourrait penser qu’au début de sa production dramatique, Giraudoux garde ses habitudes
262
J.-C. Ranger, « Le théâtre de Giraudoux ou le classicisme de la préciosité », dans La poétique du détail : autour de Jean
Giraudoux, CJG n° 33, p. 98. D’autres interventions, au cours de ce même colloque, ont fait la litière de ce reproche de « préciosité »,
cf. CJG n° 33 & 34.
263
Dans sa thèse, M.-E. Galani propose une répartition des champs sémantiques en relation avec ce qu’elle appelle des « réseaux
métaphoriques » positifs ou négatifs selon qu’ils ont une influence favorable ou défavorable dans l’intrigue et dans leur relation aux
personnages ; nous renvoyons à son travail, quoiqu’elle ne prenne guère en considération des objets que dans une annexe où elle
mêle images et objets concrets sous des rubriques comme « objets quotidiens », « technique » (Annexe II). [M.-E. Galani, Entre
l’analyse psychologique et l’analyse littéraire, la recherche d’un noyau dur du texte théâtral. Un exemple : la dramaturgie de Jean
Giraudoux, Thèse en lettres et Arts, dir. par Jean Verdeil, Université Lumière, Lyon 2, 2001, thèse en ligne].
96
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
264
de romancier, à savoir un style métaphorique qui lui a valu l’épithète de « précieux »,
l’impossibilité d’établir une distribution par catégories de pièces, que l’on entende par là une
distinction peu opérationnelle pour ce théâtre entre drames, tragédies et comédies, ou la
classification que nous utiliserons souvent, avec toutes les précautions d’usage quant à ces
dénominations, entre pièces « bibliques », « antiques » et « modernes ». Les œuvres les
plus riches en métaphores sont, par ordre décroissant, Sodome et Gomorrhe, Pour Lucrèce,
Siegfried, Judith et La Guerre de Troie n’aura pas lieu et les plus pauvres en la matière,
Supplément au voyage de Cook, Amphitryon 38, La Folle de Chaillot et Ondine, auxquelles
nous ajouterons, quoiqu’elles constituent des cas particuliers, Tessa et Les Gracques, l’une
parce qu’inachevée, l’autre, parce qu’adaptée d’une pièce étrangère.
L’inventaire des différents types de métaphores, in absentia, in praesentia, filées,
permet de distinguer deux œuvres pour la répartition équilibrée entre les trois catégories,
Judith et Sodome et Gomorrhe, et, à l’inverse, un déséquilibre net au profit des métaphores
filées dans Siegfried et dans Intermezzo. Dans l’ensemble, cependant, dominent les
métaphores in praesentia, proches de la comparaison comme le souligne P. d’Almeida :
« Dans les métaphores giralduciennes qui pourtant sont en réalité souvent des
comparaisons ou du moins des métaphores in praesentia, des "identifications",
pour reprendre le vocabulaire de Genette, toutes les qualités du comparé sont
transférées au comparant, et non pas seulement celle qui motive l’analogie. […].
265
Giraudoux "file" les métaphores. » .
a) Les domaines d’emprunt.
Qu’en est-il des domaines d’emprunt ? Alors que, pour les comparaisons viennent en
tête les arts, la vie quotidienne et les armes, l’essentiel des métaphores provient de la
vie quotidienne, des vêtements et des arts, une moindre proportion de la technique et
266
des armes . Aucune évolution chronologique ne se manifeste dans ces choix, mais on
remarque la prépondérance des cinq grands domaines d’emprunt dans les deux pièces
d’inspiration bibliques situées aux deux extrêmes de la production théâtrale giralducienne,
à savoir Judith et Sodome et Gomorrhe. On notera les constantes qui nous guident vers
une bipolarité qui demandera à être confirmée entre les objets les plus simples, les plus
modestes, d’une part, et, d’autre part, ceux qui sont le fruit de l’art. L. Le Sage parle de la
modernité de Giraudoux pour les domaines d’emprunt des métaphores dans les œuvres
267
non théâtrales : cela demande à être vérifié pour le théâtre.
Les objets anachroniques ne sont pas très nombreux, mais ils sont concentrés dans les
pièces d’inspiration « biblique » et dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu. Ils appartiennent,
pour la plupart, à la vie quotidienne, tels le « réveille-matin » de Siegfried, l’ « aspirateur » de
Judith, la « lampe sans mazout » d’Electre, « loupe » et « bocal » dans Sodome et Gomorrhe
268
. Ces objets introduisent, outre le décalage temporel constitutif de l’anachronisme, des
264
E. Brunet souligne que « la chasse aux adjectifs a développé un produit de remplacement : la métaphore. » (E. Brunet, Le
Vocabulaire de Jean Giraudoux et son évolution, op. cit., p. 297, note 1).
265
266
P. d’Almeida, art. cit., p. 69.
La distribution des métaphores en fonction des domaines d’emprunt s’établit comme suit : 1/ 5ème provient de la vie quotidienne,
1/ 6ème des vêtements, 1/ 6ème des arts, 1/ 10ème de la technique, 1/ 10ème des armes et pièges.
267
L. Le Sage, Metaphor in the on dramatic works of Jean Giraudoux, University of Oregon, The University press, 1952, p. 34.
268
Respectivement Sieg., I, 2, p. 6 et III, 5, p. 59 ; Jud., II, 4, p. 245 ; El., I, 13, p. 639, Sod., I, 1, p. 864, II, 2, p. 889.
97
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
ruptures de ton auxquelles contribuent également les emprunts à la technique qui sont tous
la base de métaphores, la plupart du temps dans des répliques au ton emphatique, plus
269
rarement ironique : dans Judith, « engrenages », « machine », « rivet et cheville » , dans
270
La Guerre de Troie n’aura pas lieu, « baromètre » et « anémomètre », « lentille » et, dans
271
Sodome et Gomorrhe,« carcans » et « cadenas », « sextant » et « boussole » .
Les arts nous valent les métaphores attribuées à Hector, et, en écho, à Hélène :
272
« chromos », « gravures », « tableau », « carton » dans La Guerre de Troie n’aura pas
lieu. Ces métaphores apparaissent presque toujours dans un contexte ironique : l’art sert
ici un processus de dévalorisation.
b) Les divers modes de construction des métaphores
Les métaphores in praesentia.
Sur le plan syntaxique, nous trouvons les trois solutions répertoriées par C. Fromilhague et
A. Sancier (op. cit., p. 133). Dans toutes les pièces, la « construction la plus canonique »
reliant par un « est » d’équivalence comparant et comparé ; fréquente aussi est la structure
« substantif + de + substantif », associant systématiquement chez Giraudoux un nom
concret, le comparant, à un nom abstrait, le comparé ; enfin, nous avons l’apposition.
La structure attributive peut être le fait d’un personnage locuteur qui cherche à se définir
dans un élan introspectif , tel Siegfried :
« Je ne suis guère qu’une machine à questions. » (Sieg., II, 2, p. 29).
Le processus producteur suggéré par le mot « machine » est réduit à néant par le terme
voisin, qui montre que rien, pour le personnage, n’apporte de réponse. La même structure
permet à un personnage d’en définir un autre, présent ou non : le Président du tribunal
affirme l’adéquation parfaite de l’assassin à la nuit, pour mieux lui opposer Electre :
« L’assassin était le noyau qu’on a retiré du fruit, et qui ne risque plus […] de
vous casser les dents. » (El., I, 2, p. 605).
C’est une manière imagée de dire que le criminel est clairement identifié comme tel, et
donc ne présente plus de danger pour la société, à l’inverse d’Electre qui est une menace
permanente, mais le recours au vocabulaire trivial a pour effet, outre la dépoétisation
de la tirade du Président Théocathoclès, de nous éloigner du ton tragique. Enfin, cette
construction s’applique également à un objet métaphorisé par un autre, ainsi de l’épée par
l’os :
« Quand on retrouve dans le sol une ossature humaine, il y a toujours une épée
près d’elle. C’est un os de la terre.[…]. » (GT, I,6, p. 502).
L’image associant le squelette et l’arme dans une proximité que l’épopée inviterait à
considérer comme glorieuse est ici l’outil de la dénonciation de la guerre par Andromaque.
De la seconde structure possible, nous avons plusieurs exemples dans Siegfried. Ainsi
Geneviève confie-t-elle :
269
270
271
272
98
Respectivement Jud., I, 2, p. 203, Jud., III, 7, p. 272.
GT, I, 6, p. 497, GT, I, 9, p. 509.
Sod., II, 5, p. 899, Sod., I, 2, p. 873.
GT, I, 9, p. 508,
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
« C’est seulement par le silence de toute mon enfance […], par des télégrammes
ininterrompus de silence que j’ai appris mon état d’orpheline. » (Sieg., I, 5, p.
273
13) .
La métaphore est motivée par le contexte : Zelten a envoyé à Robineau des « télégrammes »
pour qu’il amène son amie à Gotha. Lors de sa seconde entrevue avec Siegfried, la fausse
institutrice canadienne dit au héros, empruntant l’image au contexte de la leçon de français :
« Je me refuse à continuer ma leçon dans ce manuel de la désolation. » (Sieg., II,
2, p. 30).
Enfin, l’apposition du comparé et du comparant existe sous la forme simple, comme dans
cette réplique du Gabier :
« Quand j’aurais dû voir la tranche d’un seul corps, toute la journée, j’ai vu
la tranche de deux, un pain de seigle sur un pain de blé […]. Des pains qui
cuisaient, qui levaient. » (GT, II, 12, p. 540).
Belle image sensuelle et gourmande de l’érotisme des corps des amants, Pâris et d’Hélène,
venue à un marin voyeur mais aussi poète.
La métaphore peut se trouver isolée en fin de phrase par l’emploi d’un pronom
personnel qui en diffère l’apparition :
« Ose parler de ce jardin ! Tout y est sec, je l’ai vu de la route, un crâne
pelé ! » (El., I4, p. 622).
L’exclamative méprisante de Clytemnestre réserve pour la fin le coup de grâce : l’image
ajoute peut-être à la stérilité de la terre la laideur de l’homme déjà moquée par les
Euménides dès la première scène.
Quand l’apposition glisse d’une réplique à l’autre, elle crée un effet de surprise par la
distorsion syntaxique qui révèle un objet anachronique :
« La petite Polyxène : Les portes se ferment, maman ! […]. Hector : C’est fait ?
Le Garde : Un coffre-fort. » (GT, II, 5, p. 526).
Ce type de construction syntaxique fait de l’image un condensé de la pensée du personnage,
donnant au dialogue la vivacité de l’échange oral.
Pour renforcer une image, Giraudoux associe les structures. Ainsi, Eclissé, persuadée
de voir arriver Jupiter, nous en fait une surprenante description :
« C’est un bloc de lumière avec une ombre d’homme. » (Amph., II, 6, p. 169).
Scientifiquement aberrante, car la lumière ne saurait avoir une ombre, la métaphore
fonctionne si l’on voit les deux objets juxtaposés dans l’espace, le premier désignant la
nature divine de Jupiter par le complément « lumière », le second renvoyant à l’apparence
humaine qu’il prend pour visiter Alcmène : ombre et lumière ne sont plus antithétiques,
en dépit de l’opposition entre le solide, le « bloc » et l’insaisissable, l’« ombre », mais
complémentaires et l’alliance de mots se résout en image.
P. D’Almeida souligne la particularité de ces figures chez Giraudoux :
« Dans les métaphores giralduciennes (qui pourtant sont en réalité souvent des
comparaisons, ou du moins des métaphores in praesentia, des "identifications"
pour reprendre levocabulaire de Genette, toutes les qualités du comparé sont
273
G.Teissier souligne que « comme l’Isabelle d’Intermezzo, l’Agnès de L’Apollon de Bellac (et, dans les romans,
Suzanne, Juliette, Eglantine), Geneviève est orpheline. » (TC [P.], n. 1 de p. 20, p. 1093).
99
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
transférées au comparant, et non pas seulement celle qui motive l’analogie ;
274
comme on disait naguère, Giraudoux file les métaphores. » .
Les métaphores filées.
Elles offrent, quant à la place du lexème d’objet, deux solutions : elles sont un point de
départ ou d’aboutissement. Dans La Folle de Chaillot, une comparaison inspirée au Baron
par leur voisin de table amorce la métaphore :
« Le Baron : […]. On dirait une borne ! Le Président : Vous l’avez dit, une des
bornes de la ruse humaine, de l’avidité, de l’obstination humaine. Elles sont
plantées le long de toutes les routes du jeu, de l’acier, de la luxure, du phosphate.
Elles jalonnent la réussite, le crime, le bagne et le pouvoir. » (FC, I, p. 954).
Un visage peu expressif est assimilé par le Baron à un objet en raison de son immobilité et
de son caractère inexpressif. Le Président, loin de voir là un signe de bêtise, celle d’un être
borné, y voit au contraire un signe qu’il s’agit de capter et d’interpréter, ce à quoi il se livre
dans la suite de sa réplique : l’inconnu est bien l’associé espéré, puisqu’il possède les trois
qualités indispensables aux escrocs, « la ruse, l’avidité et l’obstination. ». La métaphore filée
de la « borne » prend à l’expression usuelle « rester planté comme une borne », variante
de l’expression figée "rester planté comme un piquet", le participe « plantées » qui amène
l’image des routes et le verbe « jalonner ». Par une syllepse sur ce verbe, nous arrivons aux
domaines dans lesquels s’exercent les qualités de qui veut réussir : jeux d’argent, produits
industriels cotés en Bourse comme « l’acier » et le « phosphate », proxénétisme suggéré
par le mot « luxure ». A ces quatre termes répondent les quatre suivants qui expriment soit
le succès soit l’échec. Cette métaphore permet à Giraudoux, qui dénonce régulièrement la
collusion entre le monde des affaires et le pouvoir, de condamner, en le faisant exprimer
avec cynisme par un personnage, l’enrichissement éhonté d’êtres sans scrupules. Le fait
que l’image soit première éveille notre curiosité, et son développement nous en donne la clé.
Second cas de figure, la métaphore se développe et s’achève sur un lexème d’objet.
Siegfried, qui va quitter l’Allemagne en dépit des efforts de Waldorf et de Ledinger pour le
retenir, répond à ce dernier par une image qui exprime la difficile conciliation qu’il va tenter
entre ses deux passés, ses deux personnalités :
« Il n’est pas de souffrances si contraires, d’expériences si ennemies qu’elles ne
puissent se fondre en une seule vie car le cœur de l’homme est le plus puissant
creuset. » (Sieg., IV, 3, p. 68).
L’image suggère une sorte d’alchimie, une mutation profonde de l’être et, placée en fin de
phrase, elle suppose une certaine assurance du personnage quant à sa capacité à dépasser
l’opposition entre son passé français et son passé allemand, justifiant son nom désormais
non par la référence au héros wagnérien amnésique comme lui, mais par le sens même
des mots qui constituent ce nom : la paix de la victoire, victoire sur soi qui suppose une
confiance en l’homme.
275
La virtuosité rhétorique sert donc l’expressivité
des transferts opérées dans les métaphores.
grâce à la richesse ou à la complexité
2) Les figures pour l’esprit.
274
P. d’Almeida, « Giraudoux et la littérature », CJG n° 17, p. 69.
275
Il en va ainsi chez tous les grands écrivains et tous les grands artistes, cf. V. Jankélévitch, Liszt et la rhapsodie, Essai
sur la virtuosité, Paris, Plon, 1979.
100
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
Parmi les figures pour l’esprit, nous retiendrons d’abord les figures figées et les figures
réactivées, puis nous étudierons ce que Morton M. Celler appelle des « images
276
d’éclaircissement » , ensuite, nous évoquerons quelques unes des images que Giraudoux
277
emprunte « à la vie sociale moderne » .
a) Les figures lexicalisées.
Giraudoux, en dépit de son exigence quant à un théâtre littéraire, ne renonce pas aux figures
lexicalisées : nous sommes tentée de voir dans cette manière de rapprocher son style de la
langue courante, non une concession à cette médiocrité qu’il dénonce, mais la recherche
d’un langage dramatique qui exploite le plus large éventail de possibilités stylistiques. En
effet, en dehors des cas où ces figures permettent des jeux d’esprit, elles disent les enjeux
de l’action dans des dialogues.
Les expressions figées prises à la langue parlée, voire populaire, sont rares sous la
plume de Giraudoux : leur présence n’en est que plus significative. Serait-elle le signe d’une
caractérisation sociale des personnages ? J. Robichez, dans le chapitre qu’il leur consacre,
remarque justement que « le langage, à deux ou trois exemples près, ne les caractérise
278
pas. » .
La synecdoque « boire un verre » est employée par une femme de pêcheur, Eugénie,
pour excuser le récit invraisemblable qu’Auguste, son mari, vient de faire au Chevalier à
propos d’Ondine : « Chaque fois qu’il boit un verre, il bat la campagne ! » (Ond., I, 7, p.
781), mais c’est une concession bien mince en regard des parlures et idiolectes attribués
aux personnages du théâtre naturaliste, ou même des paysans de Molière. La variante plus
populaire « se payer un verre » paraît convenir au Chiffonnier de La Folle de Chaillot, à ceci
près que l’auteur la lui fait prononcer lorsqu’il est censé jouer le rôle d’un président dans
le procès que les Folles intentent aux puissants de ce monde : est-ce une expression de
son langage habituel qui échappe à cet homme du peuple, ce qui serait pour Giraudoux
le moyen de nous rappeler que le Chiffonnier joue un rôle, ou faut-il y voir une caricature
des prétentions au beau langage des « mecs » par l’introduction d’une dissonance ? (FC,
II, p. 1017). Dans le reste de la pièce en effet, le langage du Chiffonnier ne diffère guère de
celui des autres personnages. Giraudoux ne cherche donc pas à imiter la réalité sociale, à
copier le parler d’un marginal, mais à tirer parti d’un double décalage humoristique entre la
situation sociale du Chiffonnier et le rôle que lui font jouer les Folles pour leur tribunal : il
est alors un président qui parle comme un homme de la rue, ce qui le déclasse et, partant,
entame le prestige illusoire des mecs qu’il représente tout comme celui des lieux huppés
qu’ils fréquentent : « Si j’avais su, je me serais payé un verre chez Maxim’s. », dit celui
qui n’en connaît que l’enseigne. Un personnage antipathique et désigné comme tel, le Sale
Monsieur, non content de forcer la porte du sous-sol d’Aurélie, la menace :
« Ah, vous voilà ! […]. J’ai à vous notifier que vos chats du quai Debilly auront
passé l’arme à gauche ce soir. » (FC, II, p. 1027).
Là encore, le rapprochement est plaisant entre la violence de la périphrase expressive prise
au langage familier, l’objet du délit qui, précisément, erre, à savoir les chats nourris par la
Folle de Chaillot, et le verbe « notifier » : tandis que le début de la phrase résonne comme
une parodie du langage administratif ou juridique, la seconde révèle la véritable personnalité
276
277
Morton M. Celler, Giraudoux et la métaphore : une étude des images dans ses romans, op. cit. ,p. 127.
Nous réservons à notre troisième partie une analyse approfondie des jeux de l’humour et des diverses formes du comique.
278
J. Robichez, Le Théâtre de Giraudoux, op. cit., p. 144.
101
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
du locuteur, la violence de l’expression correspondant à l’agressivité du personnage. C’est
aussi la colère qui inspire au comédien Dasté une réplique polémique qui fait appel à une
image populaire :
« Avec leurs histoires de mises en scène, on te fait prendredes vessies pour des
lanternes. Tu n’ycomprends plus rien ! » (IP, 1, p. 691).
Qui est ce « on » qui leurre les comédiens et le public ? La conférence intitulée « Le metteur
en scène », prononcée par Giraudoux en 1931 et reprise dans Littérature, nous en donne
la clef : elle met en cause l’autocratie du metteur en scène en Allemagne, sa prétention à
être le seul détenteur du sens de la pièce qu’il monte :
« Sur les affiches, la simple indication du régisseur attire le public autant que
celle du nom de l’auteur. Le public tient autant à voir de quelle façon le régisseur
a compris cette pièce que de voir la pièce elle-même ; la pièce devient l’étoffe
avec laquelle le couturier bâtit sa robe […]. » (op. cit., p. 213).
Dans le feu du dialogue théâtral, Giraudoux a préféré à la formulation intellectuelle la saveur
de l’expression populaire qui suggère la volonté délibérée de tromper le public, attitude
tout à l’opposé, bien sûr, de celle de Jouvet qui se mettait au service des auteurs et des
textes qu’il défendait, tandis que dans la conférence, c’est par une métaphore empruntée
au domaine de la mode et du vêtement que s’exprime la condamnation de cette mainmise
autoritaire sur le texte.
Ces exemples nous ont permis de voir que l’emprunt de figures figées du langage
familier ne correspond pas chez Giraudoux au souci réaliste de faire correspondre le
langage d’un personnage à son milieu social, ce qui ne saurait nous étonner, et qu’en
revanche, il est un procédé révélateur d’un état d’esprit du personnage et d’une intention
humoristique ou satirique de l’auteur.
Intermezzo nous offre d’autres exemples de métaphores lexicalisées, comme la
« flèche du Parthe » dans une réplique de l’Inspecteur qui lui permet de faire acte de culture
(Int., I, 5, p. 294). Le Spectre, quant à lui, lors de sa visite à Isabelle, consent enfin à lui
livrer le secret des morts : « Je t’apporte la clef de l’énigme, Isabelle ! » (Int., III, 4, p. 346),
mais cette clef, à en croire le Contrôleur, ne peut qu’ouvrir la porte au malheur. Dans le
débat sur la vérité du couple, Lia reproche à Jean de se servir d’un prétexte, la menace de
la destruction de Sodome, pour rester dans l’hypocrisie et le mensonge :
« La catastrophe t’a redonné confiance. A sa faveur, tu veux jeter un voile sur
notre discorde. » (Sod., II, 8, p. 909).
La finalité de cette attitude est bien entendu de donner le change à Dieu sur l’harmonie du
couple, en dissimulant la vérité, ce que refuse Lia.
Prises à la langue courante, les métaphores lexicalisées construites sur les noms
« arme », « appât » « piège », « clé », « fil » sont fréquentes : outre leur fonction dramatique,
elles ont une fonction symbolique à laquelle il nous faudra réfléchir.
b) La réactivation de clichés.
Morton M. Celler a mis en évidence à propos des romans de Giraudoux ce qu’il appelle
le « rajeunissement » d’une figure et qui permet soit l’évasion poétique soit les jeux de
279
l’humour .
279
102
Morton M. Celler, Giraudoux et la métaphore. Une étude des images dans ses romans, op. cit. , p. 127.
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
Selon le contexte dans lequel elle apparaît, une figure réactivée produit humour ou
280
ironie .
« Le Président : C’est à se tuer ! A se jeter la tête contre le mur ! Agathe : Ne te
gêne pas pour moi. Le mur mycénien est solide. » (El., II, 6, p. 660).
La scène de ménage, classique dans le théâtre de Boulevard, a recours au langage familier,
volontiers imagé, mais le cliché est réactivé par la syllepse sur le mot « mur » et l’allusion
culturelle à Mycènes : l’effet comique est garanti. Dans une scène aussi orageuse entre les
époux Banks, l’expression « ramener sur le tapis » s’adjoint le drap du lit :
« Mr. Banks : Evelyn, voilà onze mille nuits […] que nous passons ensemble, et
il n’en est point une où vous n’ayez trouvé prétexte à ramener sur le tapis ou le
drap Miss Sally Thomson. » (SVC, 7, p. 579).
La formulation de Mr. Banks ne le trahit-elle pas ? Il fait de l’humour, certes, mais le dérapage
qu’introduit le mot « drap » amène Miss Thomson elle-même dans le lit par le rapprochement
inattendu de son nom et du substantif qui permet la réactualisation du cliché. Humour
anglais ? humour giralducien ? Cette façon de prendre une expression au pied de la lettre
dont H. Baudin signale la fréquence dans le théâtre de Giraudoux, joue, selon lui « sur
281
l’inattendu pour manifester quelque saugrenu ou servir d’arme ou de piège. » .
De cette seconde valeur, voyons quelques exemples. Dans Electre, le jeu sur
l’expression « perdre le fil » prouve-t-il seulement que le Mendiant n’a pas les idées claires
? Il se perd, ou feint de se perdre, dans ses histoires de hérissons :
« Qu’est-ce que diable je voulais dire ? J’ai perdu mon fil… Continuez… Cela me
reviendra… » (El., I, 3, p. 610).
L’utilisation de l’adjectif possessif donne à la figure une saveur populaire et la défige
partiellement : la syllepse n’est pas loin, et l’ambiguïté s’installe dans le dialogue avec
Egisthe :
« Le Mendiant : Voilà ! J’ai retrouvé ! Egisthe : Vous avez retrouvé quoi ?
Le Mendiant : Mon histoire, le fil de mon histoire… Je parlais de la mort des
hérissons… » (ibid., p. 611).
Le jeu sur les verbes « perdre » et « retrouver » associé à l’emploi du pronom interrogatif
neutre dans une formulation familière peu en accord avec la dignité attachée à la fonction
du régent, appelle le sens concret aussitôt démenti par le retour de l’expression figée « le
fil de mon histoire ». Est-ce la maladresse ou l’extrême habileté d’un personnage qui, dieu
ou mendiant, ivrogne ou non, embrouille les fils, infléchit le cours du dialogue par ses
digressions, risquant bien de faire perdre le fil de leur discours aux puissants, et enserre
Egisthe dans une sorte de filet d’où surgit la vérité cachée de ses intentions réelles à l’égard
d’Electre ?
c) Les « images d’éclaircissement ».
282
Cette expression de Morton M. Celler
désigne les images à fonction didactique qui
« aident l’imagination du lecteur en expliquant une abstraction, une apparence ou une
283
action. » : par le biais de la concrétisation, elles explicitent parfois une notion.
280
281
Voir 3
ème
partie, chap. 2, Une distiction difficile.
H. Baudin, La Métamorphose du comique et le renouvellement littéraire du théâtre français de Jarry à Giraudoux, 1896-1944,
thèse Paris IV, 1974, Atelier de reproduction des thèses, Lille III, 1981, p. 514.
282
Morton M. Celler, Jean Giraudoux. Une étude des images dans ses romans, op. cit., p. 127.
103
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Parlant des dieux, Egisthe en donne une définition abstraite qu’il complète par une
métaphore filée de la pierre précieuse :
« C’est une inconscience fulgurante, omnisciente, taillée à mille faces, et à leur
état normal de diamants, atones et sourds, ils ne répondent qu’aux lumières,
qu’aux signes, et sans les comprendre. » (El., I, 3, p. 609).
Mettant l’accent sur les abstractions, C. Weil commente
« Inconscience […] omniscience : alliance de mots proche de l’oxymore. »
284
Il nous semble que l’adjectif « fulgurante » qu’elle rapporte à son sens étymologique (« Zeus
lanceur de foudre ») enclenche, par le motif de la lumière, la métaphore des diamants
qui suggère à la fois la perfection divine et, par une des qualités intrinsèques du diamant,
l’insensibilité des dieux. Notons que les adjectifs apposés « atones et sourds », et la fin de
la phrase, sont en accord avec l’image d’objets dépourvus de toute subjectivité et de toute
intelligence. La réponse des dieux aux signes devient une simple réaction assimilable à celle
d’un corps minéral qui renvoie les rayons qui l’atteignent : elle n’en est que plus imprévisible.
D’autres personnages ont recours à ce type de métaphores pour rendre leur pensée
plus claire. Témoin de cet usage, une réplique de Joachim pour définir le rôle que doit
jouer Judith pour les Juifs, et qui nous vaut, par la métaphore filée de l’industrie, un bel
anachronisme :
« Quand les plus terribles engrenages semblent vouloir se mordre pour toujours,
seul un doigt d’enfant ou de femme peut se glisser entre eux et stopper la
machine, le doigt de David, le doigt de Jahel, le doigt de Judith… » (Jud., I, 2, p.
203).
Le vocabulaire technique qui semble tout droit sorti des Temps modernes de Charlie Chaplin
se mêle à l’évocation de grandes figures bibliques qui ont en commun d’avoir sauvé à un
moment de son histoire le peuple juif, qu’il s’agisse de David vainqueur de Goliath, de Jahel
285
qui tua le chef de l’armée du roi de Canaan , préfiguration directe du rôle qu’on entend
faire jouer à Judith contre Holopherne, ou de Judith elle-même. Ainsi se trouvent mises
à distance les grandes figure mythiques, y compris celle de Judith dont Giraudoux réécrit
l’histoire par des images « empruntées à la vie sociale moderne et à la technique ».
d) Les figures « empruntées à la vie sociale moderne et à la technique ».
Nous reprenons cette expression à H. Sœrensen qui les commente ainsi : « Dans la plupart
des cas, les métaphores tirées de la vie sociale moderne ne se laissent que difficilement
exploiter à des fins poétiques. Nous devons plutôt nous attendre à voir [Giraudoux] tirer de
286
cette sorte d’images des effets purement intellectuels. » .
L’exemple suivant nous semble très significatif de cette tendance à parler par
métaphores techniciennes. Paola, dans Pour Lucrèce, pour ironiser sur la pureté de Lucile,
283
Ibid.
284
TC. (Pl.), n. 4 de p. 609, p. 1571.
285
286
Pour David, Premier Livre de Samuel, 1 S, 17, 50 ; pour Jahel, Livre des Juges, Jg, 4, 21.
H. Soerensen, Le Théâtre de Jean Giraudoux. Technique et style, Kopenhague, Universitetsverlaget, 1950, p. 246-247. Ce genre
de métaphore vient d’ailleurs à Giraudoux facilement, puisque l’on en trouve des exemples dans sa correspondance. Nous citerons
une lettre à P. Morand, adressée à celui-ci à propos d’un recueil de poèmes : « Tu es un réchaud à exotisme. Tu es un poêle à gaz
anglais importé en France. » (Lettre à P. Morand, 29 octobre 1919, citée dans Jean Giraudoux. Du réel à l’imaginaire, Paris, B. N.,
1982, p. 26).
104
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
a recours au domaine de la photographie ce qui a pour conséquence l’introduction, par le
biais d’une métaphore, d’un terme archaïque, mais en prise directe sur l’époque de la fable,
le « daguerréotype » :
« La pureté se serait moquée de notre farce. Madame Blanchard a cru tout ce
qu’on lui contait […]. Nous lui aurions montré les daguerréotypes du spectacle
qu’elle n’aurait pas été plus vite convaincue. Les daguerréotypes étaient dans sa
mémoire, tirés par elle. Ils y sont… » (Luc., III, 4, p. 1107).
Notons que dans cette réplique, le mot désigne non le procédé technique mais les clichés :
l’imagination désirante de Lucile lui a fait voir un viol là où il n’y avait que savante mise en
scène.
Effet intellectuel également, les termes techniques dont le Garde émaille ses répliques,
à savoir « pilon, » « étau », « cheville », « rivet » (Jud., III, 7, p. 271-272). L’on peut cependant
se demander si ce n’est pas avant tout pour faire oublier qu’il est un ange. De même, Dieu
et les anges deviennent les passagers d’un avion qui survole les villes maudites de Sodome
et Gomorrhe, tandis que sur terre le Jardinier sera un témoin privilégié :
« Tous les hublots du ciel et l’œil du jardinier, c’est plus que suffisant pour voir la
fin du monde. » (Sod., I, "Prélude", p. 859).
Comment ne pas voir là une allusion à l’actualité de la Seconde Guerre mondiale ?
287
Nous retrouvons, empruntée textuellement au roman Siegfried et le Limousin
,
l’image des « tickets d’entrée » que sont les « photographies de leur enfant » produites
par les parents putatifs auprès de Muck : ces objets leur donnent accès à la résidence du
Conseiller d’Etat et à sa personne (Sieg., I, 1, p. 4) à défaut de leur rendre leur enfant.
Comment ne pas sentir l’aspect dérisoire de ces pauvres souvenirs après un guerre qui a
fait tant de « disparus » ?
Par ailleurs, le goût pour les rapprochements sonores amène Giraudoux à écrire des
rimes intérieures qui associent des termes techniques au personnage qui les nomme. Ainsi,
le Géomètre disant d’Hélène : « Elle est notre baromètre, notre anémomètre ! » (GT, I, 6, p.
497), désigne des instruments de mesure de la pression atmosphérique, de la force et de
la direction du vent, après avoir dit « L’air de son passage est la mesure des vents. » (ibid.).
L’anachronisme burlesque semble relever du jeu d’esprit, mais G. Teissier, après R. M.
Albérès, insiste sur les « correspondances » entre l’homme et le cosmos qui sous-tendent
288
ce genre de réplique . En outre, replacées dans l’histoire de la guerre de Troie, ces
métaphores trouvent tout leur sens : comment ne pas penser à la flotte grecque immobilisée
à Aulis parce que les vents ne se lèvent pas ? Comment ne pas faire le lien avec la passe
289
d’armes entre Ulysse et « Des voix » sur la rapidité des vaisseaux grecs et troyens ?
Ce qui paraît pure fantaisie d’un esprit fantasque, celui du Géomètre, troublé par la beauté
d’Hélène, est également la mise à distance humoristique d’un motif légendaire par l’auteur.
L’électricité offre à Giraudoux plus que l’occasion d’un procédé de style, la possibilité
290
d’un jeu sur le nom d’une héroïne : en 1937, date de l’Exposition internationale, coïncident
287
« […] chacun tenait dans la main, comme un ticket d’entrée, une photographie […]. » (Siegfried et le Limousin, ORC, p.
698). L’on notera que la comparaison du roman s’est muée dans la pièce en métaphore appositive.
288
289
290
G. Teissier, TC (P.), n. 1 de p. 487, p. 1164 et R. M. Albérès, Esthétique et morale chez Jean Giraudoux, op. cit., p. 93.
GT, II, 12, p. 538.
« Le jeu de mots un peu facile entre le nom de l’héroïne et l’électricité […] trouve ici tout son sens : lumière pure, à l’éclat
aveuglant, Electre devient pour Giraudoux le mythe même de la Vérité,- ce que, certes, elle n’était pas chez les Tragiques grecs. »,
105
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
291
une commande de l’Etat à Dufy, à savoir une fresque à la gloire de la Fée Electricité et
un « Spectacle créé en vue de l’exposition » dans le cadre des « manifestations théâtrales.
Groupe du théâtre du Cartel », Electre de Jean Giraudoux. Qu’il ait commencé à rédiger la
pièce bien avant ne nous interdit pas de mettre en relation le nom de l’héroïne éponyme et
l’électricité. Si alektra signifie celle qui n’a pas connu la couche nuptiale, la vierge, elektra
292
est la brillante, celle qui éclaire et s’inscrit dans le mythe solaire des Atrides . Ecoutons
le Mendiant :
« Elle est la vérité sans résidu, la lampe sans mazout, la lumière sans
mèche. »(El., I, 13, p. 639).
Ces images jouent sur l’étymologie du nom de l’héroïne Elektra, la lumineuse, par des
périphrases qui désignent la lumière électrique par défaut grâce à l’emploi de la préposition
de sens privatif « sans », élaborant une vision de l’objet par différence avec ceux qui existent.
Elles signifient en même temps la clarté que va répandre dans cet univers de mensonges
293
et de faux-semblants la jeune fille qui est « la ménagère de la vérité »(ibid.) .
e) Les paradoxes.
Parmi les procédés rhétoriques qui ont valu à Giraudoux des étiquettes péjoratives, au
294
nombre desquelles celle de « précieux », qualificatif qu’E. Magny a retourné en éloge, les
paradoxes ne sont pas les moins brocardés et rares sont les voix qui, comme celle de R.
295
Kemp, osent parler de « paradoxes délectables » .
Les paradoxes giralduciens ne sont pas toujours l’expression abstraite d’une « opinion
contraire à l’opinion commune », selon l’étymologie du mot : ils reposent souvent sur des
images ou s’appuient sur des formulations oxymoriques. L. Gauvin a souligné combien « le
destin tragique des personnages et des pièces de Giraudoux est lié au système de figures
mises en jeu, soit plus précisément à la présence ou à l’absence de la forme la plus forte
296
de la contradiction, l’oxymore […]. » . Cette « conjonction des contraires » a des effets
différents selon le contexte dans lequel elle apparaît, cependant, il nous semble difficile de
souscrire, pour les exemples que nous avons retenus, à l’opinion selon laquelle il y aurait
« une contradiction tragiquement proclamée pour l’antithèse, paradisiaquement assumée
297
pour l’oxymore. » .
commentent P. d’Almeida et L. Himy-Pieri (P. d’Almeida et L. Himy-Pieri, Electre, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Paris, A. Colin,
2002, p. 33).
291
292
293
Aujourd’hui au musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
Cf. TC (Pl.), p. 1550.
Ou comment Giraudoux confère une fonction dramatique, poétique et symbolique à l’emprunt qu’il fait à la modernité pour
actualiser un mythe, ce qu’il appelle « épousset[er] le buste d’Electre » dans une déclaration à André Warnod, mai 1937, citée par
C. Weil, Notice d’Electre, TC (Pl.), p. 1549.
294
295
C. E. Magny, Précieux Giraudoux, Paris, Editions du Seuil, 1945.
R. Kemp, Lectures dramatiques. Chronique théâtrale. (D’Eschyle à Giraudoux), Paris, La Renaissance du Livre1947, p. 210.
296
L. Gauvin, « L’idée de bonheur dans les dernières pièces de Giraudoux : figures, figurants, fréquences », dans La Guerre
de Troie a-t-elle eu lieu ? Jean Giraudoux : les dernières œuvres (1940-1944), Istanbul, Les Editions Isis, en co-édition avec Littérature
et nation, Tours, 1992. p. 1. Pour lesdiverses définitions de l’oxymore, nous renvoyons aux ouvrages de H. Morier, P. Fontanier, L.
Cellier, du groupe μ et à l’article de J. Cohen que L. Gauvin mentionne en note, op. cit., n. 4, p. 2.
297
106
Rhétorique générale, Paris, Larousse, 1970, p. 120, cité par L. Gauvin, op. cit., n. 4, p. 2.
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
Le paradoxe peut être plaisant, comme lorsque Samson s’extasie sur les armes de
Jean :
« Les massues surtout sont magnifiques. Légères comme des plumes. » (Sod., II,
4, p. 895).
Les armes reçoivent une caractérisation non pertinente, légèrement décalée par rapport au
nom d’objet grâce à la pause que marque le point, caractérisation à laquelle la comparaison
ajoute l’exagération qui renforce le paradoxe, et la mention des plumes y met une pointe
d’humour, les anges laissant ici et là un peu d’eux-mêmes, puisque Lia a mis des plumes
d’anges dans un vase comme on y disposerait des fleurs : « Regarde, dans ce vase ; ce sont
des plumes que je leur ai arrachées. », dit-elle à Ruth, évoquant ses luttes passées contre
le ciel (Sod., I, 1, p. 861). C’est Sodome et Gomorrhe qui nous offre le plus grand nombre
298
de ces paradoxes qui, grâce à des oxymores, opèrent de véritables retournements , et
il s’agit à chaque fois pour Jean de définir la femme, être insaisissable et indéfinissable
autrement que par les contraires. Dans une des ses tirades de l’acte I, Jean multiplie les
paradoxes en opposant aux termes abstraits réunis en groupes binaires, dans la première
phrase, une image développée par une relative, dans la seconde, deux images, les unes et
les autres fonctionnant de façon antithétique avec les abstractions :
« Tout en elles est tapage, distraction, et elles contiennent la cage de silence où
le moindre grincement et la moindre palpitation du monde sont perçus. Tout en
elles est égoïsme, chair, et elles sont le sextant de l’innocence, la boussole de
pureté. » (Sod., I, 2, p. 873).
La double antithèse tapage/ silence, chair/ innocence, pureté passe par des alliances de
mots entre un substantif concret et un mot abstrait. L’on remarquera que la femme (ou
les femmes, puisque Jean est passé dans sa tirade du singulier au pluriel) est considérée
comme une sorte de capteur de l’univers par l’image de la « cage de silence » : l’idée
est fréquemment exprimée par Giraudoux de cette capacité de la femme à être en étroite
relation avec le cosmos. Par ailleurs, les termes techniques, au lieu d’être risibles comme
ceux qu’emploie le Géomètre dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, poétisent la femme,
et donc l’idéalisent, tandis que les lieux communs de la misogynie sont repris dans la
première partie de chaque phrase.
Cet exemple nous montre bien que « l’attribution à un même sujet de prédicats
299
contraires rend […] impossible toute définition univoque », comme l’écrit L. Gauvin . Il
semble bien que, dans cette pièce, la femme soir par excellence le sujet qu’il est impossible
de définir autrement que par l’union des contraires : au second acte, Jean énonce de
nouvelles variations paradoxales au moment où il dit à Jacques que les femmes sont
dorénavant « hors d’atteinte » :
298
Parfois, « le paradoxe peut aller jusqu’au retournement complet », écrit D. Noguez qui cite ceux du « Lamento » du Jardinier dans
Electre, exemples que nous ne retiendrons pas, puisqu’ils ne comportent aucun lexème d’objet. Nous mentionnerons pour mémoire
une rédaction primitive de l’acte IV de Siegfried et de la diatribe du douanier Pietri contre les voyageurs indélicats qui passent des
marchandises de contrebande : « Les militaires organisent la guerre entre les hommes, les douaniers la guerre entre les objets. […].
La guerre des objets, c’est la paix. ». L’on attendrait que les douaniers fassent la guerre aux objets de contrebande, la formulation
surprenante permet ainsi d’opposer non seulement les douaniers et les militaires, mais la guerre et la paix : l’on voit ici que le paradoxe
n’est qu’apparent, puisque la véritable guerre est celle des hommes.
299
L. Gauvin, « L’idée de bonheur dans les dernières pièces de Giraudoux : figures, figurants, fréquences », art. cit., op. cit., p. 3.
107
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« Il n’y aura plus dans notre maison la statue volubile du silence, le portrait
aux yeux loyaux de la perfidie, ou dans notre lit le corps insensible de la
volupté. » (Sod., II, 8, p. 913).
A la fois alliance de mots et oxymore, « la statue volubile du silence » réunit le non parlant
et le bavard, le loquace et le silencieux, l’objet et l’être ; la seconde expression rapproche
les antonymes, « loyauté » et « perfidie », par le biais d’une image, celle du portrait, objet
incarnant la duplicité de la femme : au cours de la phrase, nous passons par les images
de la statue au portrait et au corps, autrement dit de l’inanimé à l’animé, par la dialectique
du vrai et du faux.
Ce feu d’artifice des figures qui se superposent est-il aussi gratuit qu’il y paraît ? Des
questions essentielles s’y expriment, celles de la femme, de l’apparence et de la réalité, de
la vérité et du mensonge, posées par un personnage masculin dont le nom est le prénom
de l’auteur, faut-il le rappeler ?
Nous citerons encore D. Noguez :
« […]une certaine gravité, un grand zeste de sagesse atténue ici le côté
mécanique de la jonglerie, nimbe tout d’un sourire crépusculaire. » (op. cit., p.
200).
300
Métaphores et autres figures ne contribuent-t-elles pas à une « poétique du détail » ?
Si l’esprit normalien et le théâtre de Boulevard soufflent à Giraudoux certains jeux d’esprit,
le souci d’explicitation de notions abstraites par des figures comportant un nom d’objet ne
rejoint-il pas le désir d’écrire un théâtre qui ne soit pas réservé à une élite intellectuelle, qui
301
parle autant à l’imagination qu’à l’intelligence ? En ce sens, les objets, par la concrétisation
qu’ils apportent, jouent un rôle essentiel. R. Bray, quant à lui, y voit une attitude par rapport
au monde :
« La préciosité, ce serait donc l’usage de ces figures par lesquelles nous
302
apprivoisons le réel et lui donnons un style. » .
Ne contribuent-ils pas, en effet, dans une plus large mesure, à la création d’un univers
poétique ?
3) La poétisation par les métaphores.
R. M. Albérès souligne l’importance, pour l’écriture poétique de Giraudoux, de deux
événements majeurs, son séjour en Allemagne et la découverte de Claudel :
« […] la rhétorique prend un sens qui la justifie : elle donne un plus grand
pouvoir, un plus grand angle au langage. […]. La métaphore […] est donnée
303
comme le moyen de procurer des ailes aux termes communs et utilitaires. » .
300
Nous empruntons l’expression à un article de S. Coyault, « "Le battement de cils d’Andromaque" ou la Poétique du détail chez
Giraudoux », CJG n° 33, p. 39-52.
301
Cf. CJG n° 33 & n° 34, La Poétique du détail : autour de Jean Giraudoux .
302
R. Bray, La Préciosité et les Précieux de Thibaut de Champagne à Jean Giraudoux, Paris, Albin Michel, 1948, p. 384.
303
R. M. Albérès, Esthétique et morale dans l’œuvre de Jean Giraudoux, op. cit., p. 113.
108
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
304
La poétisation du réel provient d’images aux multiples résonances . La paroi, la vitre
mêlent ou opposent transparence et opacité, ainsi de la métamorphose des jeunes filles
« quand l’homme arrive », selon le Spectre :
« Toutes les parois de la réalité dans lesquelles transparaissaient, pour elles,
mille filigranes et mille blasons, deviennent opaques, et c’est fini. »(Int., III, 4, p.
349).
L’homme est celui qui s’interpose entre la femme et le monde, qui fait écran, qui veut se
prémunir contre tout ce qui n’est pas la réalité tangible : le Contrôleur en donne la preuve
avec son image de « la cloche à plongeurs que doit être toute maison humaine » (Int., III, 3,
p. 345), autrement dit un espace préservé dans un milieu hostile. Au contraire, le Spectre,
qui a la faculté de traverser les obstacles matériels comme il le prouve au début de la scène,
conçoit la réalité comme le lieu de tous les possibles : le « filigrane » suppose la capacité à
voir au-delà des limites que nous impose notre condition d’êtres humains, par une faculté
de déchiffrement des signes que suggère également le mot « blason ».
Lia emploie l’image de la « vitre » pour dire l’impossibilité de communiquer avec Jean :
« Dieu sait si j’ai frotté la vitre, et tapé à la vitre, et gratté la vitre de Jean. Elle est
intacte. Comme le sera la vitre de Jacques. » (Sod., I, 4, p. 884).
Le rythme ternaire et le « et » de relance, loin de chanter l’entente du couple, souligne les
vains efforts de la femme pour atteindre l’Autre, l’homme, Jacques ou Jean, peu importe.
305
La vitre étant à la fois « transparente et infranchissable », comme l’écrit J.-P. Richard ,
elle « interdi[t] aussitôt de toute sa surface interposée l’accès immédiat de l’objet. ». La vitre
giralducienne ajoute au motif de la surface celui de son caractère indestructible et donc
irréversibilité de la séparation du couple. Pour exprimer la séparation irréversible du couple,
Lia dit aussi :
« L’univers ne s’est pas rétréci pour moi, mais on y a découpé une silhouette de
ta forme […]. Devant toi, maintenant, je ne te vois pas. Je vois une fenêtre de ta
forme sur le néant. » (Sod., I, 3, p. 879).
Cette image du double, fréquente sous la plume de Giraudoux et qu’il hérite, selon E. Brunet,
306
du symbolisme , est ici tout négative, puisqu’elle souligne encore l’irréalité fondamentale
de l’Autre et, par conséquent, l’impossibilité d’entrer en contact avec lui, mais la seconde
image est presque surréaliste qui dessine un contour et une forme vide.
S’il est indéniable que Giraudoux cède parfois au plaisir de cultiver les fleurs de la
rhétorique, nous avons vu que dans sa production théâtrale les figures sont rarement
gratuites. Elles ont pour effet une concrétisation des propos des personnages et laissent
deviner, outre le plaisir d’éblouir qui est le corollaire de la virtuosité, les intentions
profondes de l’auteur. Giraudoux privilégie les métaphores parce qu’elles permettent une
communication rapide et efficace de la pensée ou du sentiment qui ne s’embarrasse pas
de développements, qui atteint d’autant plus sûrement son but, que celui-ci soit de l’ordre
de l’esprit ou de la sensibilité, ce qui est encore plus important au théâtre que dans le
roman, l’impact des mots devant être immédiat pour le spectateur. Nous serions tentée de
rapprocher l’usage que fait Giraudoux de ces métaphores en prise directe sur l’action de
celles de Racine dont il fait l’éloge dans Littérature :
304
ème
Nous ne donnerons dans les lignes qui suivent qu’un échantillon de ces images, réservant à notre 3
partie un développement
sur la fonction poétique des objets (chap. 3).
305
306
J.-P. Richard, Poésie et profondeur, Paris, p. 111-112.
E. Brunet, Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution, Structure et évolution, op. cit., p. 539.
109
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« Lorsque des images ou des métaphores se présentent, leur effet est prodigieux,
car elles ne sont pas les granulations poétiques d’un esprit inspiré, mais la parole
même d’un héros, mais le reflet, l’éclat, le crépitement causés par la fable en
heurtant sa peau divine à notre atmosphère. La métaphore n’est pas comme chez
ses devanciers un paraphe, une provocation poétique, un léger accès d’oubli
de la réalité, ou un épanouissement, mais le moment où le langage humain se
change, en raison de l’élévation de l’acoustique et de la tension poétique, en le
langage de la poésie même. Cela est si vrai que les plus belles métaphores de
Racine ne sont pas réservées aux rôles principaux, mais à des comparses, à
307
Pharnace, à des confidents ou des valets. » .
Chapitre 4. L’écriture théâtrale.
308
Dans un article consacré à l’énonciation dans les pièces de Giraudoux, M. Parent
la question de l’écriture théâtrale de Giraudoux :
soulève
« S’il vaut par son écriture, rien ne dit que cette écriture n’ait pas reçu les
caractères du langage parlé, vivant. Tout le succès de ce théâtre nous porte
au contraire à penser que Giraudoux a su faire œuvre d’auteur dramatique :
il a su imaginer son texte dit et joué ; il l’a écrit pour qu’il soit dit et joué ;
mieux, Giraudoux l’a vu répéter et jouer, il l’a entendu, il l’a critiqué et corrigé
pendant les répétitions […], ce dont [les acteurs de la troupe de Jouvet] peuvent
309
témoigner, comme le fait […] madame Marthe Besson[Herlin] . ».
Quels sont donc les éléments de cette écriture ? Il vient d’abord à l’esprit, comme pour
n’importe quelle œuvre dramatique, le tissage des didascalies et des répliques, et donc
la présence des objets dans les unes et les autres. Mais ce serait un erreur que de ne
considérer les métaphores, et plus généralement les figures, que dans leur relation à la
rhétorique : la contribution qu’elles apportent à l’expressivité prouve qu’elles elles participent
pleinement à l’élaboration du dialogue théâtral giralducien. Il en va de même avec un
procédé stylistique récurrent dans le théâtre de Giraudoux, la répétition variation sur un
lexème d’objet. Aussi les prendrons-nous d’abord en compte. Dans un second temps nous
ferons état de la distribution des objets entre didascalies et répliques dans chaque pièce,
conservant ici l’ordre chronologique pour nous interroger sur une éventuelle évolution de
l’écriture théâtrale giralducienne dans ce domaine. Les réflexions de M. Issacharoff sur
310
l’énoncé didascalique
nous seront utiles et nous reprendrons à S. Golopentia et M.
311
Martinez la réflexion sur la « textualité didascalique » leur adjoignant d’autres définitions
et mises au point sur le « prélude didascalique », les « didascalies descriptives », les
« didascalies gestuelles » et le « postlude didascalique ». Ensuite, nous verrons la place
des objets dans les répliques, nous attachant d’abord à ce que l’on appelle communément
307
Littérature, op. cit., p. 48-49.
308
M. Parent, « La valeur dramatique de l’énonciation dans quelques pièces de Giraudoux », CJG n° 9, p. 79-87.
309
« Secrétaire de Jouvet, présente au colloque. » (M. Parent, art. cit., p. 80).
310
311
M. Issacharoff, Le Spectacle du discours, Paris, Librairie José Corti, 1985.
S. Golopentia, M. Martinez Thomas, Voir les didascalies, CRIC, Université de Toulouse- Le Mirail, & Ophrys, Paris, 1994.
110
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
didascalies internes ou implicites pour les objets scéniques, avant de nous interroger sur la
présence des objets extra scéniques dans les répliques.
A) Les objets dans la conduite du dialogue.
1) Les métaphores et autres figures dans la conduite du dialogue.
De sa connaissance très sûre du dialogue de théâtre qui lui vient de son admiration pour des
auteurs aussi différents que Racine, Marivaux, Musset ou Claudel et de sa fréquentation
des théâtres dans ses jeunes années, Giraudoux a pu prendre conscience des pouvoirs
de la rhétorique dans le dialogue de théâtre. Nous mettrons donc en lumière la fonction
épidictique des métaphores construites sur des lexèmes d’objets et nous souleverons la
question de l’expression d’une possible intériorité des personnages par l’emploi des figures.
a) Fonction épidictique.
L’éloge.
A deux reprises, dans la même pièce, l’éloge passe par une image empruntée au domaine
de l’art. Ainsi, l’image de la statue glorifie la beauté de Léda et son prestige :
« Il suffit de vous voir pour comprendre, lui dit Alcmène, que vous êtes moins
une femme qu’une de ces statues vivantes dont la progéniture de marbre ornera
un jour tous les beaux coins du monde. »(Amph., II, 6, p. 166).
L’oxymore « statues vivantes » écarte tout risque de déshumanisation et même de réification
de Léda : sa beauté est telle qu’elle peut se comparer à une œuvre d’art. Une alliance de
mots, la « progéniture de marbre » reprend en les inversant les termes de la vie et de l’art,
la descendance réelle de Léda, fruit de ses amours avec Jupiter, est effacée au profit des
représentations plastiques de son corps par les sculpteurs dans le matériau le plus noble,
le « marbre », habituellement réservé aux dieux.
A l’inverse, Jupiter fait l’éloge du couple humain d’Alcmène et d’Amphitryon par une
comparaison prise au domaine de la sculpture :
« J’aime votre couple. J’aime, au début des ères humaines, ces deux grands et
beaux corps sculptés à l’avant de l’humanité comme des proues. » (Amph., III, 4,
p. 184).
L'image du navire et des figures de proue sert l’argumentation du dieu qui prétend ne pas
vouloir séparer les deux époux, mais sa mauvaise foi ne transparaît-elle pas dans l’emploi
d’un pluriel, puisqu’il il n’y a qu’une proue par navire ?
Bien rares sont les éloges, en regard du nombre impressionnant de métaphores qui
ressortissent au blâme.
Le blâme.
La plupart du temps employées de façon ironique, les métaphores servent à atteindre un
point d’impact avec l’interlocuteur.
Sans doute n’est-il pas inutile de rappeler que la notion d’agressivité est l’un des
éléments constitutifs de l’ironie, comme l’écrit C. Kerbrat-Orecchiani qui met l’accent sur
111
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
312
cette composante actantielle de l’ironie . Dans le théâtre de Giraudoux, l’ironie fait feu de
tout bois, et tout particulièrement des métaphores dans lesquelles l’objet fait mouche.
Le Spectre semble avoir entendu la scène de la demande en mariage au cours de
laquelle le Contrôleur a vanté les charmes de la vie de fonctionnaire qui tient à l’oscillation
entre les deux villes de ses futurs postes : lorsqu’il prend congé d’Isabelle, il ironise sur ce
balancement :
« Je te laisse sur l’escarpolette où la main de ton fiancé te balancera pour le
plaisir de ses yeux entre tes deux idées de la mort […]. » (Int., III, 4, p. 350).
Tandis que dans Véronique de Messager, l’escarpolette est liée à l’amour, comme dans telle
313
toile de Renoir , l’objet cristallise ici le motif de l’incertitude par le va-et-vient entre deux
vérités dont Isabelle ne saura jamais si l’une ou l’autre correspond à la mort. Le Spectre
retourne donc la valeur de l’objet pour déstabiliser Isabelle.
Parfois, un personnage emprunte les termes ironiques au contexte thématique de la
pièce. Ainsi, pour dévaloriser la poésie belliciste de Demokos, Hécube prend-elle à la guerre
l’instrument de musique, anachronique d’ailleurs, qui conduit les armées au combat, le
« tambour », dans un alexandrin blanc, autrement dit un mètre faussement épique (3/ 4 /
5) dans lequel le [r] crée une harmonie imitative :
« La rime, c’est encore le meilleur tambour. » (GT, II, 4, p. 517).
A l’acte I, Hector a une image plus triviale pour se moquer du poème que Demokos vient
d’improviser :
« Tu as fini de terminer tes vers avec ces coups de marteau qui nous enfoncent le
crâne ? » (GT, I, 6, p. 504).
La réplique d’Hector comporte une allitération en [t] et en [k] elle aussi imitative du bruit de
l’outil nommé dans l’image ; de plus, son matériau sonore fait écho à celui de la strophe de
314
Demokos car l’on y retrouve la dentale [d] et la gutturale [g] : le signifiant est pastiché au
détriment du signifié. Giraudoux ne fait pas autre chose, lui qui, pour ce poème de Demokos,
« pastiche les poètes de la Pléiade » par « la forme du vers, l’archaïsme des mots à la
315
rime » . C’est également par deux images péjoratives qu’Hector, dans une réplique où
la violence le dispute à l’ironie, se moque des « scènes colorées » dont vient de lui parler
Hélène :
« Vous doutez-vous que votre album de chromos est la dérision du
monde ? » (GT, I, 9, p. 508).
Les visions colorées d’Hélène sont réduites à cet objet anachronique que l’on feuillette en
famille, en temps de paix, l’album de photographies, mais le terme péjoratif « chromos »
indiquant la mauvaise qualité des clichés, laisse affleurer le peu de crédit qu’Hector accorde
312
La complicité avec un tiers, lecteur ou public, ou autre personnage, existe, dans l’ironie, aux dépens d’un adversaire.
Fontanier la définit comme une raillerie qui repose essentiellement sur l’antiphrase : elle « dit le contraire de ce que le locuteur pense
ou veut faire penser. » (P. Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1968, collection « Science », p. 145). Or cette
définition ne rend pas compte de procédés tels que l’allusion plus ou moins perfide, l’emploi d’un vocabulaire péjoratif ou d’images
dévalorisantes, moyens par lesquels maint personnage de Giraudoux attaque un adversaire.
313
André Messager, Véronique, opéra-comique en 3 actes, sur un livret d’A. Vanloo et G.Duval, Paris, Bouffes Parisiens, 1898. Le
duo « Poussez, poussez l’escarpolette » est resté célèbre.
314
« Belle Hélène, Hélène de Sparte, / A gorge douce, à noble chef, / Les dieux nous gardent que tu partes, / Vers ton Ménélas
derechef ! » (GT, I, 6, p. 504).
315
112
G.Teissier, TC (P.), n. 1 de p. 493, p. 1164.
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
à ces images de l’avenir. A la fin de sa réplique, il reprend la métaphore avec une autre
forme d’art :
« Vous êtes là à feuilleter vos gravures prêtes de toute éternité. » (ibid.).
L’image visuelle, le « chromo », est reprise par celle des « gravures » qui suppose la
reproduction de ces mêmes images : Hector y voit une manière de se moquer du monde
alors qu’il exprime la vérité de ces images en disant qu’elles sont « prêtes de toute éternité »,
c’est-à-dire, non comme il l’entend, des artifices pour esquiver les questions sérieuses, en
316
l’occurrence l’amour pour Pâris et la guerre, mais l’écriture du destin . L’expression relève
de l’ironie tragique : le personnage, dans le même temps où il dénietoute valeur aux visions
d’Hélène, affirme que le destin les a gravées.
L’attaque ad hominem associée à une image est le procédé qu’emploie Paola pour
désigner à Armand ce qu’elle tient comme le crime de Lucile : elle « brasse en cette minute
son mari, Marcellus et toi dans un pot-au-feu de pensionnaire et de sorcière. » (Luc., III, 4, p.
1104). L’objet « pot-au-feu » induit tout un jeu sémantique : en tant que marmite, il devient le
chaudron de sorcière qu’appelle le verbe « brasse » et dans lequel, selon Paola, Lucile a mis
les trois hommes auxquels elle est liée, le premier par le mariage, le second par la séduction
supposée et le troisième par un amour qu’elle ne s’avoue pas. Mais la réunion des termes
« pot-au-feu » et « pensionnaire » suggère une autre perfidie : l’expression figée « être potau-feu » qui qualifie une femme attachée au ménage convient parfaitement à Lucile que
nous avons vue dès le premier acte en femme d’intérieur popote qui confiait à Eugénie :
« J’ai à la fois confiture et lessives, j’ai à écrire à mon mari que je fais les
confitures et surveille la lessive. » (Luc., I, 6, p. 1052).
L’ironie de Paola fait coup double, puisqu’elle dénonce à la fois ce qu’elle regarde comme
la perversité de sa rivale et sa naïveté ainsi qu’une certaine conception de la femme.
De même, une réplique pleine de fiel de Clytemnestre laisse transparaître tout le mépris
qu’elle a pour le Jardinier par le biais d’une attaque contre son jardin :
Ose parler de ce jardin ! […]. Je l’ai vu de la route : un crâne pelé ! » (El., I, 4, p.
622).
La métaphore détruit brutalement l’éloge que vient d’en faire le Jardinier par une image de
mort et de stérilité, dans laquelle il est aisé de lire une attaque ad hominem, la laideur du
Jardinier ayant déjà été suggérée par les petites Euménides dans la première scène.
Dans tous ces exemples, le blâme vise directement l’interlocuteur. Il arrive que le
procédé s’inscrive dans une offensive plus large contre le sexe opposé.
Ainsi Electre fustige-t-elle la facilité avec laquelle les hommes oublient la vérité et ses
exigences :
« Et les hommes n’eussent-ils dormi que cinq minutes, ils ont repris l’armure du
bonheur : la satisfaction, l’indifférence, la générosité, l’appétit. » (El., II, 3, p. 651).
« L’armure du bonheur » est ce qui les protège de la « haine de l’injustice » et donc
de la nécessité de l’action au nom d’une valeur qui les dépasse et dont la femme est la
championne, ils s’enferment dans un repli égoïste sur eux-mêmes. Cette attaque d’Electre
vise certes son frère qui, un peu plus haut, avait affirmé : « Je suis dans un de ces moments
où je vois si nette la piste de ce gibier qui s’appelle le bonheur. » et qui lui proposait d’aller
en Thessalie voir sa « maison, perdue dans les roses et les jasmins. » (ibid., p. 648).
Electre veut lui faire prendre la piste d’un autre gibier, celle des criminels ; cependant la
316
Hélène étant, selon Ulysse, « l’otage du destin ». (GT, II, 13, p. 547).
113
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
généralisation a une double visée : d’une part, blesser Oreste en l’assimilant au commun
des hommes, pour le faire réagir, d’autre part, atteindre le public masculin dans un propos
qui préfigure ceux de Lia dans Sodome et Gomorrhe. Dans le duel qui l’oppose à Jean,
Lia a recours à l’image du « tapis volant » pour stigmatiser l’indifférence de l’homme : cet
objet magique de conte merveilleux voit sa valeur inversée dans une métaphore péjorative
suggérant la manière dont l’homme s’évade sans cesse du couple. Lorsque Jean accuse
la femme de fausseté, Lia contre-attaque ironiquement :
« Et l’homme, lui, garde toutes ces cocardes qu’il s’est attachées lui-même ? Il
est bon. Il est courageux. Il est fidèle. » (Sod., II, 8, p. 911).
Cette réplique donne de l’homme l’image d’un être qui se pare des qualités qu’il s’attribue
317
comme insignes de sa valeur dans une autosatisfaction présomptueuse . L’Ange a déjà
utilisé le même moyen pour blâmer la duplicité de la femme, lui reprochant de ne jamais
donner ou se donner sans arrière pensée, il dit à Lia :
« Tout ton dévouement est appât, ton offre avidité. » (Sod., I, 4, p. 885).
Le parallélisme de construction souligne l’hypocrisie, les dentales martèlent le blâme, mais
la métaphore permet d’introduire la dissymétrie et donc la variété : ce qui, en elle, paraît de
l’ordre du don est toujours un piège pour attirer l’autre, fût-il un ange.
Or la duplicité n’est pas le fait que de la femme. Dans Pour Lucrèce, Lucile fait l’amère
découverte de l’étrangeté fondamentale de l’autre, de ce mari qu’elle aimait et à qui elle
a essayé de faire comprendre son « mariage d’une autre terre, d’un autre temps » avec
Marcellus ; confiant à Armand sa désillusion, elle multiplie les images dévalorisantes, au
nombre desquelles celle du « pantin égoïste ». Une double antithèse prise au domaine du
vêtement et à celui du corps souligne le divorce entre l’être et le paraître par des termes
péjoratifs :
« Sa robe de vertu, dont il était fier, dont j’étais si fière, ce n’est plus qu’une
loque, sa peau de vertu, une écaille. » (Luc., II, 3, p. 1101).
Tous ces exemples nous prouvent que l’emploi ironique de métaphores est l’une des armes
de prédilection de personnages qui cherchent à blesser le plus sûrement possible un
adversaire et ceci dans le cadre d’une lutte dont l’enjeu est une conception de la vie, du
couple, du destin. Le vitriol nous semble bien une image de ce qui peut rapprocher certains
personnages féminins du théâtre de Giraudoux : Lia, Paola et Clytemnestre, pour ne rien
dire d’Electre ou d’Agathe, les unes lancées dans une guerre impitoyable contre l’autre
sexe, telles Lia, Clytemnestre et Agathe, ou bien contre celles qui refusent le leur telles
318
Clytemnestre ou Paola contre Electre ou Lucile .
Par leur fonction épidictique, les métaphores apparaissent comme l’un des éléments
du dialogue conflictuel, mais ne sont-elles pas, dans la mesure où s’expriment par elles
les jugements d’un personnage, un moyen de nous faire connaître ses idées ou ses
sentiments ?
b) Affleurement de l’intériorité par les métaphores.
317
L’emploi de la métaphore de la « cocarde » par Hector dans le discours aux morts a une tout autre résonance : Hector ne reconnaît
à la cocarde comme insigne de la valeur guerrière (allusion transparente aux médailles de la Grande Guerre) aucune valeur : seule
vaut « la vraie cocarde, la double cocarde », les « deux yeux » des vivants (GT, II, 5, p. 525).
318
Agathe dans Electre et Thérèse dans L’Apollon de Bellac échappent à notre liste car elles n’emploient pas de métaphores
ironiques, mais des allusions blessantes à des réalités concrètes de la vie quotidienne du couple.
114
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
Le dialogue de théâtre n’a pas pour seul objectif l’action sur autrui, il est aussi « explicitant »,
319
selon E. Souriau : il laisse affleurer la subjectivité de certains personnages, nous l’avons
vu avec l’image du « creuset » employée par Siegfried.
La métaphore peut signaler une absence de profondeur qui fait de certains
personnages des fantoches. La grandiloquence des métaphores scientifiques ou
techniques couvre de ridicule l’Inspecteur d’Intermezzo :
« Dès qu’on laisse un peu de liberté à ces fourmis dans l’édifice social, toutes les
poutres en sont rongées en un clin d’œil ». (Int., I, 5, p. 292).
Outre qu’il confond fourmis et termites, l’Inspecteur voit les femmes comme des êtres non
seulement malfaisants, mais d’une redoutable efficacité dans la ruine de la société : la
disproportion entre « un peu deliberté » et l’hyperbole « toutes les poutres », associée à
l’accélération diabolique du temps, « en un clin d’œil », produit évidemment l’effet inverse
de celui qui est escompté par le personnage, le sérieux dont son propos se veut pénétré
tourne au franc comique. A l’acte III, pour faire revenir Isabelle de son évanouissement, il
tient un discours purement scientifique dont il constate complaisamment le résultat :
« Voilà… Elle rosit. La science est encore le meilleur flacon de sels. Passez les
atomes et les ions sous le nez d’une jeune institutrice évanouie, et elle renaît
aussitôt. » (Int., III, 5, p. 351).
La métaphore aboutit à une dépoétisation et est une des composantes de l’humour qui
rejaillit sur le personnage : le cliché de la femme évanouie respirant des sels fournit la
métaphore, le nom des particules arrive dans la phrase suivante pour remplacer les sels et
pour exprimer le triomphe de la science à l’époque moderne, victoire toute relative : Isabelle
n’échappe pas à l’évanouissement.
Nous n’avons guère trouvé de métaphores qui soient le signe d’une quelconque
psychologie des personnages : elles sont toujours en relation avec les idées qu’ils défendent
ou qu’ils battent en brèche, autrement dit, elles s’inscrivent dans la dimension conflictuelle
du théâtre. En revanche, il arrive fréquemment qu’un changement de registre se fasse par
l’intermédiaire d’une métaphore.
c) Registre conféré par la métaphore à une réplique ou à une scène.
La métaphore peut conférer un registre à une réplique, à une scène. En dehors du registre
ironique présent dans le blâme, nous retiendrons l’image du « linceul » qui se superpose
au spectacle du paysage enneigé dans Siegfried :
« C’est pourtant l’adieu qui m’a le plus coûté. […]. Sur toute cette étendue, où
les morts et les vivants étaient pareillement couchés et dont seules les statues
trouaient le linceul, il régnait une allure des vents, une ronde des reflets, une
conscience nocturne dont je ne pouvais me détacher. » (Sieg., IV, 6, p. 72).
Le héros poétise l’univers nocturne tel qu’il s’est offert à lui après la révélation de son identité,
poétisation qui passe par l’image funèbre du « linceul » qui n’enveloppe pas seulement le
paysage, mais également la part de lui-même qu’il doit abandonner en quittant l’Allemagne,
part qui apparaît ainsi comme le cadavre de son passé de sept années. Mais le même
Siegfried est capable d’humour à l’égard de lui-même et de sa situation :
319
Le dialogue de théâtre est « explicitant : ce second facteur de la théâtralité dans le dialogue indique qu’il s’agit d’expliciter une
intériorité. En effet, chaque personnage pris isolément et non plus dans le conflit verbal agit par la parole, même si la parole n’est
pas action sur autrui. La parole alorsdevient l’acte par lequel affleurel’intériorité. » (E. Souriau, Les grands Problèmes de l’esthétique
théâtrale, Paris, CDU, 1960, p. 39).
115
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« C’est par inadvertance que Dieu permet des accrocs dans son livre de comptes
[…]. Il fera un beau vacarme quand il s’apercevra qu’il y a deux dossiers pour le
même Siegfried ». (Sieg., II, 2, p. 31).
Les deux images qui font de Dieu un bureaucrate, un rond de cuir outré par le désordre
administratif viennent à Siegfried de sa fonction d’administrateur du pays : par ce biais, il
met à distance ce qui peut être cause de souffrance, la découverte de sa double identité,
de sa double nationalité.
Métaphore de l’instant tragique que celle du « guichet » de prison qu’Electre,
impitoyable, utilise pour hâter la scène entre Clytemnestre et Oreste :
« Puisqu’au milieu de la nuit, des haines, des menaces, s’est ouvert une minute
ce guichet qui permet à la mère et au fils de s’entrevoir tels qu’ils ne sont pas,
profitez-en et refermez-le. La minute est écoulée. » (El., I, 11, p. 635-636).
Electre prend ici le rôle du gardien de prison insensible aux épanchements de la sensibilité,
et elle enferme les deux autres personnages dans la souricière tragique : cette minute
d’amour filial accordée à sa mère constitue la scène dont cette réplique amène la conclusion.
Electre vit dans l’impatience de la vérité et dans l’urgence de l’action, ce que marque la
répétition de la mesure du temps de part et d’autre de la métaphore du « guichet ».
Les métaphores que nous venons d’étudier sont en relation étroite avec la nécessité
théâtrale puisqu’elles expriment les réactions des personnages et nous invitent à considérer
les diverses fonctions allouées aux objets dans ce théâtre. Plus inattendu sans doute est le
rôle attribué à ces métaphores dans la conduite du dialogue et dans la caractérisation des
personnages, ce qui constitue un élément important de l’écriture théâtrale.
2) Répétitions et variations sur des lexèmes d’objets.
Relevant à la fois du lexique puisqu’elle assure une fréquence élevée de certains lexèmes
d’objets et de la morpho-syntaxe en ce que l’emploi de déterminants différents est essentiel,
le procédé que nous appelons répétition et variations est une des marques singulières de
l’écriture théâtrale giralducienne.
Le jeu sur différentsdéterminants du lexème d’objet, bien plus complexe que ceux que
nous avons évoqués dans notre étude morpho-syntaxique, associé à des changements
de nombre, est une constante de l’écriture théâtrale giralducienne : nous en avons des
exemples aussi bien pour des objets scéniques ou hors scène que pour les objets supports
de figures de style.
Le passage d’un déterminant à l’autre pour un même objet attire évidemment l’attention
sur lui et sur la relation que les personnages établissent, par leur discours, avec cet objet.
Les deux exemples les plus probants sont les variations autour du mot « porte[s] » dans
La Guerre de Troie n’aura pas lieu et celles sur le mot « bêche » dans Supplément au
voyage de Cook : la différence de registre entre les deux pièces laisse penser que Giraudoux
trouve dans un tel procédé grammatical le moyen de mettre en valeur un objet scénique aux
multiples fonctions, mais d’autres variations nous sont offertes dans Supplément au voyage
de Cook, Amphitryon 38 et Tessa.
a) Répétitions et variations sur le mot « portes » dans La Guerre de Troie
n’aura pas lieu.
Des scènes 4 et 5 du second acte de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, nous ne
reprendrons au fur et à mesure de notre analyse que les répliques où apparaît le syntagme
116
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
nominal d’objet. Dans la scène 4, l’adjectif démonstratif présent dans l’attaque du dialogue
désigne d’entrée de jeu l’objet concret du débat – « Hécube : Enfin, vous allez nous la
fermer, cette porte ? » – laisse la place à l’article défini employé par Polyxène :
« Où mène-t-elle, la porte, maman ? » (GT, II, 4, p. 515).
L’emploi du singulier fait des portes monumentales un objet ordinaire, ce qui peut être, pour
le personnage locuteur, Hécube, un moyen de dédramatiser leur importance symbolique
et dramatique, la petite Polyxène enchaînant dans sa logique enfantine sur ce singulier,
mais il peut aussi s’agir de la valeur particularisante du singulier, fréquente chez Giraudoux,
320
comme le fait remarquer S. Coyault . Ensuite, le lexème se retrouve au pluriel : « Hécube :
C’est bien ce que je dis, les dieux ne savent pas fermer leurs portes. », phrase ironique
qui fait des dieux des malappris, manière de désamorcer à nouveau la gravité de l’instant,
tout en traitant les dieux de manière burlesque. A la fin de cette scène, dans le bouclage
du dialogue par Hécube, reviennent le singulier et l’article défini, ce qui nous ramène à la
particularisation : « Je te le dirai quand la porte sera fermée. » (GT, II, 4, p. 515-519).
Dans la scène suivante, s’adressant à Hector, Priam reprend le démonstratif qui
désigne à la fois l’objet concret et l’objet du discours des personnages :
« Si tu fermes cette porte, il va peut-êtrefalloir la rouvrir dans une minute. ».
Hector, après toute uneargumentation, en arrive à un premier bouclage du dialogue :
« Fermons les portes. » (GT, II, 5, p. 520).
Le pluriel s’impose désormais, restituant aux portes leur valeur symbolique non sans
changement de déterminant : l’article défini de la réplique de Priam « Le général victorieux
doit rendre hommage aux mortsquand les portes se ferment. », renvoie aux « portes de
la guerre », avec la valeur généralisante et symbolique qui leur est attachée, sans erreur
possible pour ceux qui écoutent le vieux roi, alors que le démonstratif dont use Hector
a également une valeur déictique (GT, II, 5, p. 524). La petite Polyxène qui écoute bien
les adultes leur reprend cette fois le pluriel et l’article défini dans une réplique à valeur
de didascalie interne qui prend cependant en charge l’excitation enfantine par la modalité
exclamative :
« Les portes se ferment,maman ! » (GT, II, 5, p. 526).
La mise en perspective, visuelle et morale, des « portes de la guerre » par les différents
personnages place ainsi le lecteur ou le spectateur devant un faisceau d’éclairages
subjectifs qui le conduit à se situer dans le débat dont les « portes » concrétisent l’enjeu
si bien que la fonction idéologique, une réflexion sur la guerre et la paix, et le parti pris
esthétique, une forme de distanciation, sont indissociables d’un mode d’écriture théâtrale
particulier.
b) Répétitions et variations sur le mot « bêche » dans Supplément au voyage
de Cook.
Giraudoux peut user du même procédé de répétition variation à des fins ludiques et
idéologiques à la fois, tel est le cas dans Supplément au voyage de Cook pour l’objet
emblématique du travail, la bêche :
« Mr. Banks : […]. Sullivan, tu as les bêches et les râteaux. Donne une bêche à ce
jeune homme… Outourou : Que va-t-il en faire ? Mr. Banks : Ce qu’il voudra. Peu
importe. C’est son insigne. Outourou : Ces bêches ressemblent à des avirons. Il
320
S. Coyault, « Le battement de cil d’Andromaque ou la Poétique du détail chez Giraudoux », in La Poétique du détail : autour
de Jean Giraudoux, CJG n° 33, p. 43.
117
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
pourrait peut-être ramer, avec sa bêche ? Mr. Banks : Excellente idée, qu’il bêche
la mer ! […]. Valao s’en va, avec sa bêche, en titubant. Outourou : Entendu,
Mr. Banks. Tous mes camarades auront demain des bêches ou des râteaux pour
recevoir les marins. […].» (SVC, 4, p. 569-570).
L’article défini « les » ou l’article défini contracté « des » réunit d’abord les deux outils de
travail avant que l’article indéfini ne particularise l’un des deux, « une bêche » ; l’adjectif
démonstratif de la réplique d’Outourou souligne l’étrangeté de l’objet, aussitôt ramené au
monde connu par la comparaison aux « avirons ». L’adjectif possessif « sa » répond ensuite
à celui qu’a employé Mr. Banks « son insigne », passe dans la didascalie où il n’est pas
signe de propriété mais attribut obligé du jeune Tahitien converti au travail à son corps
défendant. Outourou revient alors aux deux outils, au pluriel, bouclant de cette façon la
séquence de la bêche ouverte par son interlocuteur. Mais ce qui paraît simple attraction,
une sorte de numéro de la bêche, est habilement repris par Giraudoux dans la grande tirade
d’Outourou à la fin de la pièce, avec un autre jeu sur les déterminants et sur le nombre qui
nous montre avec humour un Tahitien maître du jeu autant que des subtilités de la langue
lorsqu’il s’adresse à ses compatriotes :
« […] n’oubliez pas que vous êtes des travailleurs, ayez toujours chacun une
bêche avec vous, éventez-vous avec vos bêches, protégez-vous du soleil avec
vos bêches, dansez la danse de la bêche, quand vous dormez, dormez le sommeil
de la bêche. Et ne vous en servez sous aucun prétexte, il faudra les rendre au
départ. » (SVC, 11, p. 591).
Aux marques distributives, à savoir le pronom indéfini « chacun » et l’article indéfini
« une », que l’on peut aussi considérer ici comme un numéral, succèdent les adjectifs
possessifs dans des groupes nominaux prépositionnels associés de façon non pertinente,
et implicitement contestataire, à des verbes d’action qui détournent l’outil de travail de sa
fonction utilitaire pour en faire le substitut d’autres objets – éventail, parasol –, le nom d’objet
finissant par être complètement déréalisé lorsqu’il est précédé de l’article défini, au point
de n’être plus qu’une lexie « la bêche » complément des verbes « danser », « dormir »,
liés à la vie tahitienne dans sa permanence, vie que n’aura pas réussi à troubler l’incursion
des Anglais sur l’île, au point d’ailleurs que le substantif s’efface à son tour au profit des
pronoms personnels de substitution « en », « les » comme les objets qui disparaîtront avec
les Européens.
c) Variation sur quelques objets européens et indigènes dans Supplément au
voyage de Cook.
Parmi les notions sommaires des « trois devoirs de l’homme » que Mr. Banks est chargé
d’inculquer aux Tahitiens, à savoir le « travail », la « propriété » et la « moralité », le discours
sur "le tien" et "le mien" prend appui sur des objets scéniques. L’échange de répliques
simule le troc, mais dans ce croisement des désirs respectifs du Tahitien et de l’Anglais, la
répétition des noms d’objets, matière de l’échange verbal qui précède le troc, est pervertie.
Or, la mauvaise foi de Mr. Banks tient au maniement de la langue : les deux instruments qui
faussent l’échange sont en effet de nature grammaticale et stylistique. La capacité de Mr.
Banks à déposséder Outourou de ce qui lui appartient, et de lui donner le change avec un
autre objet, passe, certes, par un usage complexe des modes et des temps verbaux que
nous étudierons dans le cadre du statut temporel des objets, mais l’esquive et la contreattaque qui structurent ce fragment de dialogue s’appuient également sur cet art de la
répétition dont nous tentons ici de mettre à jour les mécanismes. Pour notre analyse, il nous
118
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
paraît indispensable de citer la presque totalité du fragment retenu : le fait qu’Outourou
321
apparaisse totalement dénué du sens de la propriété, à l’instar des Tahitiens de Diderot ,
étonne son interlocuteur, d’où les interrogatives qui lancent ce passage :
« Mr. Banks : En es-tu sûr ? Je peux te prendre ce collier ? Outourou : Si vous
voulez. Ce sont des perles. Sullivan : Et moi ces bracelets ? Outourou : Bien sûr,
ce sont des diamants. […]. Ces boucles d’oreilles aussi, si tu veux, ce sont des
rubis... […]. Mr. Banks : […]. Les perles et les diamants nous suffiront. Tu nous
les donnes ? Outourou : De grand cœur. De même que vous allez me donner cet
instrument bizarre qui pend à votre cou. Mr. Banks : Mon binocle de rechange,
jamais ! Outourou : Ou ce tube qui est à votre côté ? Mr. Banks : Ma lunette
d’approche ? [.. ;]. Non. […]. Nous allons te donner de vrais trésors. Sullivan
[…] apporte les tire-bouchons. […]. Et si tu peux m’avoir trois autres colliers,
Outourou, tu auras trois autres tire-bouchons ! Outourou : Je ne veux pas de
tire-bouchons. Je veux votre lunette. Je veux plonger avec votre lunette. […].
Mr. Banks : Tu as tort. Tu abîmeras ma lunette. Tandis que tu peux plonger avec
nos tire-bouchons. […]. Outourou : Ce n’est vraiment pas juste que mes perles
t’appartiennent, et que ta lunette ne m’appartienne pas ! » (SVC, 4, p. 570-571).
L’Anglais nomme les objets de parure du Tahitien au moyen d’adjectifs démonstratifs, ce qui,
d’une part, est l’équivalent d’un regard ou d’un geste, et, d’autre part, déjà, une dénégation
de la possession. Pour Outourou, « perles » et « diamants » sont de simples matériaux
naturels, d’où l’article indéfini, tandis que Mr. Banks, en faisant précéder le substantif de
l’article défini se réfère implicitement aux objets « collier » et « bracelets ». Le tournant
du dialogue, marqué par « de même que », conduit le notable tahitien à une démarche
identique : désignation de l’objet convoité à l’aide d’un adjectif démonstratif, puis expression
de la propriété incessible par les adjectifs possessifs, ce que renforce l’expression réitérée
du refus par Mr. Banks. La manœuvre de diversion par un objet non encore apparu dans le
dialogue, les « tire-bouchons » proposés comme monnaie d’échange, échouant, la lutte se
durcit autour de l’objet désiré par Outourou, la « lunette d’approche ». A partir de ce moment,
les deux adversaires emploient des adjectifs possessifs « votre lunette/ ma lunette » et la
dernière tentative de Mr. Banks pour imposer les « tire-bouchons » amène une radicalisation
des positions : de « ma lunette »/ « nos tire-bouchons », on passe à « mes perles »/ « ta
lunette ». Le chiasme montre qu’Outourou n’est pas naïf : au centre du chiasme, l’objet de
valeur répond à l’objet dénué de valeur ; de surcroît, la répétition du mot « lunette » de part et
d’autre se fait avec une variation d’importance : le Tahitien abandonne le voussoiement pour
le tutoiement, marquant par là une mise en cause de l’infériorité dans laquelle les Anglais
prétendent le placer et une dénonciation du marché de dupes. Ainsi les fonctions ludique
et idéologique des objets sont-elles mêlées dans une réécriture où la fausse naïveté du
« sauvage » permet de dénoncer avec peut-être plus d’alacrité que d’ironie le cynisme des
Européens à l’égard de ceux qu’ils considèrent comme de grands enfants.
Nous voyons dans ces exemples qui concernent des objets scéniques ou extra
scéniques tout le parti que Giraudoux tire dans le dialogue de la diversité des déterminants
du substantif. Le fait que nous retrouvions semblable procédé pour le mot « arme » pris au
sens figuré dans Amphitryon 38 et dans Sodome et Gomorrhe semble confirmer le choix
d’une certaine pratique de ce que nous avons appelé la répétition variation.
321
Cf. Le discours du Vieillard à Bougainville : « Ici tout est à tous, et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du
mien. » (Diderot, Supplément au voyage de Bougainville,Le Livre de poche, collection « Les Classiques d’aujourd’hui », 2002, p. 41).
119
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
d) Répétitions et variations sur le mot « armes » dans Amphitryon 38.
Dans la scène qui oppose Amphitryon à Jupiter, la métaphore filée de la bataille, initiée par
le dieu, « Tu tiens à engager la bataille avec moi ? » dans un dialogue conflictuel amène
la répétition du mot « arme [s] » :
« Jupiter : Je pense que tu es un général suffisamment intelligent pour ne t’y
hasarder qu’avec des armes égales aux miennes. […]. Amphitryon : J’ai ces
armes. Jupiter : Quelles armes ? Amphitryon : J’ai Alcmène. Jupiter : […]. Je les
attends de pied ferme, tes armes. Je te prie même de me laisser seul avec elles.
Viens ici, Alcmène […]. » (Amph., III, 4, p. 185).
L’adjectif démonstratif employé par le général thébain, au lieu de faire référence, comme
l’on s’y attend, à un objet, renvoie à l’idée qui sous-tend la réplique précédente du dieu,
combattre d’égal à égal. L’enchaînement du dialogue par simple reprise de termes « ces
armes »/ « Quelles armes ? », procédé fréquent dans le langage dramatique, amène ici le
nom de celle qui n’est pas seulement l’enjeu du conflit, mais la meilleure alliée d’Amphitryon,
du moins les époux le croient-ils sincèrement l’un et l’autre. Jupiter laisse alors libre cours
à son ironie : le jeu sur le pronom personnel annonce, suivi du lexème d’objet que précède
le possessif,
aboutit au pronom personnel complément d’objet direct, le dieu ayant entretenu la
confusion grammaticale en jouant sur le pluriel : le premier engagement du conflit, sorte de
passe d’armes verbale, tourne à l’avantage de Jupiter.
e) Répétitions et variations dans Tessa.
322
Dans l’adaptation de The constant Nymph que Giraudoux appelle un « exercice théâtral »
nous reconnaissons certains de ces procédés dans deux scènes conflictuelles. Nous
passerons rapidement sur le premier exemple, qui prouve une fois de plus que Giraudoux,
qui connaît bien ses classiques, sait la valeur de la répétition comme moyen d’enchaînement
dans le dialogue.
Le « nécesssaire » de toilette.
Là où l’original anglais n’emploie le nom que deux fois, lui préférant ensuite des pronoms
de substitution – that, it – l’auteur français reprend le nom de l’objet qui cristallise la haine
de deux femmes, Linda et Antonia, dite Tony :
« Tony : Vous n’allez pas emporter ce nécessaire, il est à moi. Linda : A vous ? Il
est à moi depuis cinq ans ! Tony, le prenant et le passant à Jacob : Il est à moi, il
était à ma mère. […]. Linda : Mon nécessaire aura les initiales qu’il voudra, mais
je ne quitte pas la maison sans lui. […]. Lewis, lui lançant le nécessaire : Allez,
filez, vous allez manquer le train. » (T, I, tabl. II, 12, p. 405-406).
Attaques et contre-attaques se font sur le lexème d’objet, le désignant clairement comme
l’enjeu d’un rapport privilégié à Sanger dont Linda est la dernière maîtresse, alors que Tony
revendique une filiation, renvoyant Linda au statut d’étrangère au clan Sanger.
322
« Quand Jouvet m'a demandé d’adapter Tessa, je venais justement de refuser à Barnowsky d’adapter une certaine pièce de
Shakespeare. Adapter un texte aussi consacré, aussi "intouchable" que celui de Shakespeare m’eût semblé un simple exercice
littéraire, tandis que l’adaptation de Tessa a été un exercice théâtral où j’ai pu mettre beaucoup plus de moi-même. », propos rapporté
par Benjamin Crémieux dans « Conversations sur le théâtre », Programme de l’Athénée pour Tessa. Tessa et Jean Giraudoux., cité
par J. Delort (TC [Pl.], p. 1473).
120
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
La tasse de Tessa.
Bien plus intéressant pour nous est l’épisode de la « tasse » que Giraudoux a entièrement
écrit, en prenant le motif au roman de M. Kennedy, le développant avec un sens très sûr
du dialogue de théâtre, épisode qu’il a soigneusement préparé par la confidence de Tessa
à l’oncle Charles :
« J’ai acheté une tasse avec l’argent que Lewis m’a donné pour ma fête. […] :
c’est la première chose que je possède. » (T, II, tabl. IV, 1, p. 437).
La virtuosité verbale sert ici, avec une efficacité dramatique très sûre, toute la symbolique
de l’objet. Que l’on nous pardonne cette très longue citation, nécessaire au commentaire :
« Roberto : Voici la tasse de Tessa. Un chef d’œuvre ! Un Léonard ! Tessa :
Comment la trouves-tu, Lewis ? Lewis : Quoi ? Florence : La tasse que Tessa
s’est achetée avec ton argent ? Charles : Ravissante. Je te félicite, Tessa.
Lewis : Pourquoi as-tu besoin d’une tasse ? Tessa : Elle m’a plu. J’ai eu envie
d’elle. Lewis : Tu as l’instinct du propriétaire maintenant ? Tessa : Je la regarde
toute la journée. Je lui appartiens plus qu’elle ne m’appartient. Lewis : Ne mens
pas. Tu as voulu avoir une tasse à toi. Charles : Pourquoi Tessa n’aurait-elle
pas de tasse à elle ? Florence : C’est un objet délicieux. Lewis : Elle n’a pas de
maison. Les gens qui n’ont pas de maison n’ont pas à avoir de tasse. Tessa :
Prends garde, Lewis, tu vas la casser. Lewis : Les tasses mènent directement
aux maisons. Les maisons ont été créées spécialement pour qu’on y loge des
tasses. Si tu as une première tasse, tu vas avoir une douzaine de couteaux, un
frigidaire et une pendule. C’est ton premier pas vers la servitude, et il n’y a que
le premier pas qui coûte ! Oh ! mon Dieu, Tessa, j’ai cassé ton objet délicieux…
[…]. Tessa, contemplant toute pâle les débris : Il n’y a plus rien à faire pour
elle, je crois ? Roberto : Je la remporte, Tessa ? Tessa : Oui, l’épisode de ma
première tasse est terminé. Lewis : De ta seule tasse, j’espère. » (T, II, tabl. IV, 3,
p. 440-441).
Giraudoux n’a pas résisté au jeu phonique facile, permis par la langue française, entre
« tasse » et « Tessa » dans la réplique de Roberto dont le lyrisme emphatique fait sourire
avant que ne s’engage vraiment le dialogue sur l’objet. La question initiale de la jeune
fille montre tout le prix qu’elle attache aux jugements de Lewis, tandis que la muflerie du
personnage masculin éclate dans ce pronom interrogatif monosyllabique qui contraste avec
les répliques environnantes. L’intervention de Florence, qui répond à la question de Lewis
dont elle n’a pas décodé le sens, puis celle de l’oncle Charles qui répond, lui, avec tact à
la question de Tessa, enclenche un dialogue croisé que rompt brusquement l’attaque de
Lewis : « Pourquoi as-tu besoin d’une tasse ? ». L’objet est précieux aux yeux de Tessa
qui confesse un désir très enfantin d’avoir un bel objet à elle, mais qui, jeune fille déjà,
avoue à demi mots un autre désir : le verbe « appartenir » s’entend au sens amoureux
aussi bien qu’au sens de la possession matérielle. La tasse, achetée avec l’argent de Lewis
– Florence le dit, Tessa l’a dit précédemment à Charles –, est un substitut de Lewis qui,
dans sa violence, va jusqu’à dénier à Tessa le droit d’avoir quelque chose à elle et qu’elle
aime. L’entreprise destructrice à laquelle il se livre par le discours l’atteint en fait lui-même à
travers Tessa : n’a-t-il pas longtemps fait partie des gens sans maison lorsqu’il vivait dans le
« cirque Sanger » et, en épousant Florence, n’a-t- il pas accepté d’avoir une maison et tout
ce qu’elle renferme de confort et de signes de la respectabilité bourgeoise ? La « tasse »
entraîne avec elle des objets qui dénotent tous le point de départ d’un embourgeoisement :
121
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« la douzaine de couteaux » est la base d’un service de table, le « frigidaire », objet moderne,
est synonyme à l’époque d’un certain niveau de vie et la « pendule » l’objet indispensable
323
à tout salon bourgeois . La hargne de Lewis s’explique aussi du fait de la présence et des
interventions de Florence : en cassant la tasse, il se libère comme il l’a fait en chantant la
« chanson du pourceau », mais il brise aussi un rêve d’amour, la pâleur de Tessa semble
l’attester. L’ironie de Lewis à l’égard de la tasse est à la fois le signe d’une rancœur et
celui de sa propre servitude, autant que la preuve d’un égoïsme monstrueux qui le fait jouer
avec la souffrance qu’il inflige. Le persiflage vise également Florence : la reprise ironique de
l’expression « objet délicieux » dénonce son langage mondain. Le bouclage de cette partie
de dialogue est une réflexion désabusée de Tessa qui s’applique à la tasse, mais aussi,
symboliquement, à son premier amour tandis que la réplique de Lewis montre l’emprise
qu’il veut garder sur Tessa en la soustrayant à une destinée de femme rangée et installée,
or c’est lui qui, à l’acte I, lorsqu’il a cherché à la convaincre d’aller en pension, proposait
l’image de la femme parfaite qu’elle deviendrait, reniant les amis encombrants :
« "Evitons ce Lewis", te diras-tu ! "Si grâce au ciel j’ai pu m’enfuir des bas-fonds
de ma jeunesse, si j’ai un chef et un frigidaire […] ce n’est pas pour saluer dans la
rue un individu sans cravate […]". » (T., Tabl. 1, 17, p. 387).
Nous voyons que le Lewis enfermé dans « la porcherie d’argent » rejette violemment ce
qu’il présentait alors à Tessa, de façon provocatrice et non sans humour, comme un avenir
raisonnable. Par l’emploi du mot « épisode », Giraudoux attire également notre attention
sur l’écriture de ce passage : le terme renvoie à l’hypotexte des deux pièces, le roman de
M. Kennedy, et à l’action dramatique car cet incident concernant un accessoire est aussi
une action accessoire, mais qui n’en demeure pas moins révélatrice des rapports de Lewis
aux femmes et à la société et qui est en outre comme un condensé de l’action principale.
Lewis, incapable de comprendre, ou comprenant trop tard, comme Hans dans Ondine,
brise la vie de Tessa et la sienne. Par ailleurs, le mot « épisode », terme littéraire, nous
invite à relire le dialogue d’un autre point de vue, celui de l’enchaînement des mots et des
phrases à l’intérieur d’une réplique. A ce titre, le raisonnement de Lewis dans lequel les
objets s’appellent les uns les autres nous paraît intéressant : « tasses » et « maisons » y
sont réunies par un chiasme qui souligne leur caractère indissociable et l’enchaînement des
deux assertions rappelle étrangement les raisonnements absurdes du Pangloss de Voltaire :
« Les tasses mènent directement aux maisons. Les maisons ont été créées spécialement
324
pour qu’on y loge des tasses. », comme les nez ont été faits pour porter des lunettes . Le
pastiche fait sourire à un moment de grande tension dramatique. La suite relève encore de
la théorie leibnitzienne selon laquelle il n’y a pas d’effet sans cause, mais si Giraudoux a lu
Voltaire, la prolifération d’objets à partir d’un seul évoque la malle du Locataire diabolique
de Méliès et préfigure le théâtre de Ionesco d’autant mieux qu’il n’existe aucun lien logique
entre les quatre sortes d’objets : la relation est, nous l’avons vu, de type sociologique.
323
Dans Suzanne et le pacifique, roman des années 20, Giraudoux dissocie également l’amour de la vie embourgeoisée d’un couple,
et ce par l’alternance des phrases sentimentales et des phrases nominales marquant l’absence des objets connotant une existence
aisée. Ainsi transparaît l’ironie de la naufragée à l’égard de la vie qui l’attendait en Europe, et celle de l’auteur : « Je rêvai d’un homme.
Pas de raviers, pas de porte-couteaux. Un homme qui pleurait. Pas de couvert à salade, pas de compotier. Un grand jeune homme
blond avec de grands yeux noirs. Pas de fourchettes à huîtres. Un homme qui m’avouait tout. Il me tenait dans ses bras. […]. Pas de
petits coins de verre pour glisser sous les assiettes les jours d’asperges ou d’artichauts, pas de bols. Mais un homme qui m’étreignait…
Pas de cuillers en vermeil, de surtout en or. » (J. Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, ORC, chap. 7, p. 548).
324
Voltaire, Candide ou l’optimisme, chapitre 1. Dans quelle mesure l’ironie de Lewis n’est-elle pas doublée par celle de Giraudoux
à l’encontre de son personnage par ce jeu parodique ?
122
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
Loin de faire des gammes, Giraudoux expérimente ici la superposition des registres, et
non leur succession ou leur mélange comme le théâtre romantique ; il reprend à son compte
un des éléments fondamentaux du langage dramatique, l’enchaînement des répliques, pour
en tirer toutes les harmoniques possibles aussi bien sur le plan littéraire que sur le plan
théâtral.
Que dans cinq pièces aussi différentes et éloignées dans le temps, Giraudoux use du
même procédé est bien le signe qu’il a trouvé là un moyen très sûr de focaliser l’attention
sur un objet. Que celui-ci soit ou non lié à l’action principale comme dans La Guerre de Troie
n’aura pas lieu ou Amphitryon 38, il cristallise toujours un débat, qu’il s’agisse de la guerre
et de la paix, du couple, des « sauvages » et des Européens : nous pouvons donc affirmer
que Giraudoux ne reste pas dans l’abstrait et que, bien au contraire, il a le souci d’appuyer
des conflits d’idées sur des éléments concrets qui en matérialisent les enjeux.
L’emploi des métaphores et de la répétition variation prouve, s’il en est besoin, que
Giraudoux pratique bien un « style particulier au théâtre » en dépit de ce qu’il affirme.
D’ailleurs n’a-t-il pas usé d’une belle métaphore technique pour répondre à P. Achard qui
lui demandait : « Et le dialogue de théâtre vous intéresse ? » : « Beaucoup : deux rouages
325
qui mordent l’un sur l’autre. » ? Comment mieux définir l’intrication des répliques ?
B) Distribution des objets entre didascalies et répliques.
Il est temps d’en venir à une autre question qui nous conduira vers l’étude de la dramaturgie :
la répartition des objets entre les didascalies et les répliques. Après le rappel de quelques
définitions, nous présenterons la répartition chiffrée des objets dans les didascalies et les
répliques, puis leur fonctionnement et les informations qu’elles nous apportent.
1) Quelques définitions et mises au point.
Si le scripteur, en l’occurrence, l’auteur, est l’énonciateur des didascalies, le destinataire est
« le praticien (ou le lecteur, praticien virtuel) » : il s’agit de « lui enjoindre de construire tel ou
tel ensemble de conditions d’énonciation spatiale » ainsi que le « mode d’investissement
de l’espace par les personnages (occupation du lieu, mouvement, gestuelle) », du moins en
est-il ainsi pour les « didascalies explicites », les didascalies internes « prennent en compte
326
tout l’univers spatial de la fiction, y compris ce qui n’a pas vocation à être représenté. » .
Cette distinction, indispensable sur le plan théorique et pour le passage à la
représentation, ne présente pas a priori un grand intérêt pour qui se situe, comme nous,
du côté du texte, pourtant, elle peut permettre de déceler des modes d’écriture théâtrale et
327
révéler à travers eux une conception du théâtre .
325
er
1
326
Paul Achar, « Du roman à la scène. M. Jean Giraudoux débute demain à la Comédie des Champs-Elysées », Paris-Midi,
mai 1928, cité dans CJG n° 14, p. 82-83.
A. Helbo, sous la direction de, Théâtre, modes d’approche, Klincksieck, « Méridiens », 1987, p. 173.
327
Pour ce qui est de la pratique scripturale de Giraudoux en matière de didascalies, E. Brunet propose une synthèse à partir
de son étude de la ponctuation : « les parenthèses n’interviennent guère dans les pièces de Giraudoux que pour glisser des indications
scéniques moins directement destinées au spectateur qu’au metteur en scène et au lecteur. Encore Giraudoux a-t-il varié sur ce point.
Après Intermezzo il n’éprouve plus la nécessité d’expliciter le détail de la mise en scène, et les parenthèses disparaissent presque
entièrement avec une très légère reprise au niveau d’Ondine et de L’Apollon de Bellac. Sans doute Giraudoux fait-il confiance à son
propre texte et à la sensibilité de son interprète. Il est vrai qu’assistant aux répétitions il garde un ultime recours. » (E. Brunet, Le
Vocabulaire de Jean Giraudoux et son évolution, op. cit., p. 235). Ces affirmations demandent à être nuancées du fait que nombre
123
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
En outre, selon M. Ezquerro, « le dialogue théâtral ne saurait être lu en dehors du cadre
de signification que constitue l’ensemble didascalique […]. Car le texte didascalique n’est
pas destiné seulement à la lecture du metteur en scène, mais à celle d’un nombre croissant
de lecteurs "non-professionnels", et il a pour fonction, en tant que tel, tout simplement de
"faire surgir dans l’imagination de son lecteur des images précises et complexes qui ne sont
328
pas inévitablement induites par ce que disent les personnages". » .
2) Répartition des lexèmes et lexies d’objets entre didascalies et répliques
.
Pièces
Nombres de
pages
Sieg.
Amph.
Jud.
Int.
T
GT
SVC
El.
IP
C
Ond.
Sod.
Ap.
FC.
Luc.
73
81
78
77
122
69
37
88
36
29
90
61
28
80
82
Dans les
didascalies
(avec
répétitions)
43
9
27
27
152
12
8
11
11
6
34
5
5
59
16
329
Dans les
répliques
(avec
répétitions)
268
136
138
226
171
87
143
250
51
131
225
66
119
307
199
Les œuvres dans lesquelles la présence des objets dans les didascalies est la plus
importante sont, pour les pièces en deux ou trois actes La Folle de Chaillot, Siegfried,
Ondine, Judith, pour les pièces en un acte : Supplément au voyage de Cook, L’Impromptu
de Paris.
Pour ce qui est de la présence des objets dans les répliques, nous avons, en ordre
décroissant, pour les pièces en deux ou trois actes, La Folle de Chaillot, Siegfried, Electre,
Intermezzo, Ondine et pour les pièces en un acte Supplément au voyage de Cook et
L’Apollon de Bellac.
d’indications scéniques ne figurent pas entre parenthèses, qu’il s’agisse des entrées et sorties de personnages, de mouvements au
cours d’une scène (éléments qui ne concernent pas notre sujet), ou de jeu avec un accessoire. Il suffit de relire Supplément au voyage
de Cook ou Electre pour s’en convaincre.
328
329
S. Golopentia, M. Martinez Thomas, Voir les didascalies, op. cit., p. 12.
Nous avons exclu de ce tableau Fugues sur Siegfried qui sont des fragments et Les Gracques, acte inachevé. A la
différence du décompte des lexèmes d’objets pour les fréquences, nous prenons en compte dans ce tableau toutes les
occurrences d’un lexème.
124
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
Une constante se dégage donc pour les pièces longues : La Folle de Chaillot et
Siegfried, aux deux extrêmes de la production dramatique de Giraudoux, sont comparables,
et il faut leur adjoindre Ondine : il s’agit de pièces « modernes » qui ont en commun les
motifs de la mémoire et de l’oubli, et celui du double qui apparaissent sous les formes de
Siegfried/ Forestier, d’Aurélie et de son image dans la glace, de la comtesse et de la vieille
folle, d’Aurélie par rapport aux trois autres Folles, Ondine étant quant à elle redoublée par
Bertha. Parmi les œuvres brèves, Supplément au voyage de Cook tient une place à part
puisque les objets nommés et ceux avec lesquels les personnages jouent ou ceux qu’ils
utilisent en scène sont très nombreux.
Tessa constitue un cas particulier dans la mesure où Giraudoux suit le modèle anglais
qu’il adapte : le texte de M. Kennedy et B. Dean, The constant Nymph, comporte de
nombreuses didascalies descriptives ou prescriptives et le dialogue est truffé de lexèmes
d’objets ; Giraudoux en a ajouté quelques uns, comme la tasse de Tessa ou la cale de la
fenêtre au dénouement, ceci pour des raisons dramatiques.
3) Les objets dans les didascalies.
Nous prendrons successivement en considération l’absence de lexèmes d’objets dans
les titres des oeuvres, le prélude didascalique, les microdidascalies descriptives, les
microdidascalies gestuelles et le postlude didascalique.
a) Dans le titre des œuvres.
Aucun titre de pièce de Giraudoux ne comporte de nom d’objet, contrairement à des œuvres
de la même époque comme La Machine à écrire de Cocteau ou Le Soulier de satin de
330
Claudel .
Un intitulé peut cependant nous laisser dans le doute : celui de L’Apollon de Bellac.
En effet, la structure morphologique de ce titre le rapproche de sculptures telles que la
331
Victoire de Samothrace, la Vénus de Milo, l’Apollon du Belvédère
. Si nous suivons
cette piste, le titre désignerait une statue à propos de laquelle nous pouvons formuler trois
hypothèses. Serait-ce une sculpture trouvée ? C’est un des sens du mot « inventé » que
celui de découvert par quelqu’un, fût-il jardinier ou inventeur du « légume unique », laboureur
ou archéologue. L’assertion « C’est moi qui l’extrais en ce moment à votre usage du terreau
et du soleil antiques. » (Ap., 4, p. 928) peut se lire comme la découverte d’une statue.
Les deux autres hypothèses supposent un jeu humoristique avec le pays natal : ce serait
une statue érigée à Bellac, Haute-Vienne, patrie d’un certain Jean Giraudoux, ou encore
remisée dans un petit musée de cette sous-préfecture qui, à notre connaissance, n'en
possédait pas à l’époque de l’écriture de la pièce. Un objet donc qui donnerait apparence
sensible, palpable, à une divinité, Apollon, dieu solaire, dieu de la beauté et des arts, dans
un lieu invraisemblable autant que réel, cet « Office des Grands et Petits Inventeurs » sis
330
Et à bien d’autres encore, L’Eventail de Goldoni, Un Chapeau de paille d’Italie de Labiche ou L’Eventail de lady Windemere d’O.
Wilde, Les Chaises de Ionesco ou La dernière Bande de Beckett, pour n’en citer que quelques unes avant et après Giraudoux.
331
Cf. A.-M. Prévost, « Le titre de l’œuvre suscite d’emblée l’étonnement : le groupe nominal associant un dieu […] et une ville
du Limousin, chère à Giraudoux, s’inscrit dans un clin d’œil complice, certes, mais déstabilisant : un homme passant pour le plus beau
de Bellac ? Une parodie de noms de chefs d’œuvre ? Apollon du Belvédère, Apollon de Cyrène, Apollon de Tralles… L’écart entre une
représentation sublime et son appropriation provinciale étonne et en même temps s’impose à nous par la grammaire de ce syntagme
qui crée un lien indissoluble entre un dieu et un lieu, mais aussi, entre une œuvre et son créateur, à l’instar de sculptures célèbres
sollicitées dans l’œuvre : Le Penseur de Rodin, L’Esclave de Michel-Ange. », dans « Le lecteur et l’hétérogénéité de l’œuvre », CJG
n° 35, p. 142.
125
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
à Paris ? à Bellac ? et dans lequel se déroule cet acte unique, réunion de la grécité et
de la francité. Titre déceptif cependant si nous attendons une œuvre d’art, ou même une
copie d’antique : si la Cantatrice chauve de Ionesco demeure invisible, nous ne verrons
jamais d’autre sculpture dans la pièce de Giraudoux que le « buste » sur lequel Agnès doit
s’entraîner à dire aux hommes qu’ils sont beaux (Ap., 3, p. 924). Est-ce faute de magicien ?
L’Illusionniste d’Ondine fait bien surgir cheval de Troie et pyramides… En revanche, dans
L’Apollon de Bellac, il est bien question du Penseur de Rodin, de la Vénus de Milo et de
l’Esclave de Michel-Ange, or c’est dans la scène où ces œuvres sont nommées qu’en écho
au titre de la pièce, l’injonction : « Dites l’Apollon de Bellac. »accompagne la référence à
Michel-Ange (Ap., 4, p. 928), elle semble donc confirmer l’hypothèse d’une statue. Mais
la scène n’étant explicitement ni à Bellac, ni dans un quelconque musée où elle aurait pu
échouer, son absence scénique se trouve rationnellement justifiée, ce qui n’éclaircit pas
pour autant le mystère. En outre, Apollon apparaît bien sur scène, un peu plus tard, ayant
pris forme humaine, ou le Monsieur de Bellac s’étant métamorphosé en Apollon, ou son
discours tenant lieu de la métamorphose physique. En somme, comment un lexème d’objet
peut cacher un personnage, à moins que ce ne soit l’inverse puisque l’image qu’Apollon
donne de lui-même à Agnès semble l’ekphrasis de quelque statue de temple :
« Les yeux de la beauté sont implacables. Mes yeux sont d’or blanc et mes
prunelles de graphite. » (Ap., 9, p.944).
Faut-il inférer de l’absence de nom d’objet dans le titre des pièces de Giraudoux qu’aucun
d’eux n’a une grande importance dramatique et symbolique ? Si un objet attire l’attention
dans les titres des diverses œuvres que nous avons citées, l’érigeant en véritable
personnage par ce choix, il en va différemment dans le théâtre de Giraudoux qui privilégie
d’autres modes d’intitulés, tout comme Shakespeare qui peut intituler Othello une tragédie
dans laquelle un mouchoir joue pourtant un rôle de premier plan tant au niveau dramatique
que symbolique.
b) Le « prélude didascalique ».
Des composantes du « prélude didascalique » tel que le définit S. Golopentia, nous
ne retiendrons pour notre propos que les « stipulations (existentielles, temporelle et
332
spatiale) » .
A l’instar de la plupart de ses contemporains et contrairement à ce qui était la pratique
courante du théâtre classique, Giraudoux ne rédige aucune macrodidascalie après la
liste des personnages pour préciser le lieu de l’action, ou le moment, exception faite,
évidemment, des pièces en un acte, mais les macrodidascalies de celles-ci ne comportent
333
aucun nom d’objet .
Ce sont donc les didascalies liminaires de chaque acte qui remplissent la même fonction
pragmatique pour le lecteur, et pour le metteur en scène, équivalant à une disposition
directive pour le metteur en scène : il s’agit pour lui d’imaginer un lieu, parfois un décor,
332
« […] les macrodidascalies ouvrent des espaces mentaux, peuplés par des êtres humains (ou non-humains) imaginaires – ce sont
les personnages – que l’action de la pièce aura ensuite à mettre en rapport avec le temps et l’espace réels des lecteurs et spectateurs
contemporains. » (S. Golopentia, M. Martinez Thomas, Voir les didascalies, op. cit., p. 50, 51-52).
333
Dans une des versions primitives de Siegfried, une indication temporelle s’appuie sur un objet : « on allume les becs de
gaz » (fr. 6, ms. 2, dactyl. 1 et 2, cité dans TC (Pl.), Notes et variantes, n. 3 de p. 3, p. 1240. Dans aucune de ses pièces, Giraudoux
n’utilise un tel moyen de préciser le moment de l’action.
126
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
grâce à la nomination d’objets, de construire ce que J.-P. Ryngaert appelle « la scène
334
imaginaire » .
Nous avons identifié trois pratiques d’écriture des ces débuts d’actes : des didascalies
réduites au lieu de l’action, renouant avec une pratique qui est celle de la tragédie
classique française, ceci pour Judith, les deux premiers actes d’Intermezzo, Ondine, le
premier acte de La Folle de Chaillot, les actes I et II de Pour Lucrèce ; des didascalies
descriptives comportant la mention d’un ou de plusieurs objets d’un décor, ainsi dans
Siegfried, Amphitryon 38, Tessa, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Electre et les actes II de
La Folle de Chaillot et III de Pour Lucrèce ; enfin, le cas particulier de Sodome et Gomorrhe
dont le cadre spatio-temporel n'est fixé par aucune indication liminaire. Encore faut-il parfois
prendre avec précaution ces informations liminaires : pour les quatre actes de Siegfried,
nous avons dans les éditions récentes de la pièce des didascalies descriptives très précises,
d’une rare précision chez Giraudoux, or J. Body note que « les indications concernant le
décor, la sculpture et les costumes sont tirées du livre de bord de la Compagnie des Champs
335
Elysées (fonds Jouvet) et qu’elles ne figurent dans aucune édition » . Ceci corroborerait
l’idée selon laquelle Jouvet aurait amené le sens du concret, du visible, chez Giraudoux,
comme le rappelle J. Body à propos de Siegfried :
« Jouvet lui-mêmeaurait objecté : "Le secret du théâtre, depuis le siècle d’or
espagnol, c’est le changement à vue, des décors et de personnages. Votre
336
dénouement comporte trop de changements invisibles." » .
Tessa, adaptation française de The constant Nymph de M. Kennedy et B. Dean, d’après le
roman de M. Kennedy, nous permettra de mesurer l’originalité de Giraudoux, puisque nous
337
y trouvons des pratiques d’écriture qui lui appartiennent en propre .
c) Microdidascalies descriptives.
Elles sont fort rares dans le théâtre de Giraudoux, contrairement à toute la tradition théâtrale
qui s’est instaurée à partir du dix-huitième siècle et de l’esthétique du drame bourgeois,
puis confortée avec le théâtre de V. Hugo, et qui s’est épanouie dans le théâtre naturaliste.
En cela, il est plutôt le continuateur de Racine, de Marivaux et de Musset dont il admirait
les œuvres.
Pour le décor.
Ce qui nous semble intéressant dans l’écriture théâtrale de Giraudoux, c’est que la
construction d’un décor s’élabore bien davantage au fur et à mesure de l’action, et bien
souvent grâce au déplacement d’un personnage dans l’espace scénique, que par le recours
à des « didascalies internes ». Si le procédé est banal pour les entrées et les sorties qui font
exister des portes dont nous n’avons eu nulle mention auparavant, comme dans Judith ou
Intermezzo, il nous paraît plus original dans quelques exemples que nous avons retenus.
Les architectures, souvent données d’entrée, nous y reviendrons, comme décor, se
complexifient au cours des pièces. Au début d’Amphitryon 38,la rédaction didascalique
334
335
336
337
J.-P. Ryngaert, Introduction à l’analyse du théâtre, op. cit., p.24.
TC(Pl.) p.1239.
TC (Pl.), p. 1150.
Nous réservons à notre seconde partie consacrée au statut des objets dans la dramaturgie l’analyse des renseignements fournis
par ces didascalies.
127
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
entretient le suspense de l’apparition du Guerrier en la différant par les descriptions
d’un mouvement ascendant, ce qui, à la lecture, donne au praticable, l’escalier, toute sa
dimension dramaturgique, ce que ne ferait pas une simple mention en début d’acte ou de
scène :
« Dans le dos même de Sosie, gravissant degré par degré l’escalier qui mène à la
terrasse, surgit et grandit un guerrier géant, en armes. » (Amph., I, 2, p. 121).
Semblable procédé est employé dans Electre avec une formulation qui fait penser à un
338
scénario de film , les sons précédant l’image :
« Trompettes. Rumeurs. Apparitions aux fenêtres. D’une galerie, Egisthe se
penche. » (El., I, 9, p. 633).
Ces deux exemples renvoient également au théâtre élisabéthain, le premier à Hamlet,
le second à l’usage qui était fait de la musique dans les spectacles, soit pour marquer
le commencement de la pièce, soit pour annoncer l’entrée d’un personnage important,
et à l’emploi de l’« upper stage », la galerie. C’est encore en situation qu’est nommé
l’élément architectural, mettant en valeur, pendant une scène de querelle entre Electre et
Clytemnestre, l’apparition d’Egisthe qui vient annoncer l’arrivée d’Oreste dans Argos ; la
position apparemment dominante du régent n’est qu’un leurre puisque celui qu’il redoute est
présent dans la cour du palais. Il faut souligner dans les deux didascalies une construction
qui fait pleinement exister un dispositif scénique : sommes-nous si loin de l’idée qu’il doit
être non un décor, mais une « machine à jouer », idée défendue par les Constructivistes ?
La différence essentielle est que les dispositifs scéniques constructivistes se donnaient à
lire comme tels, ne dissimulant rien de la construction et ne cherchant en aucune manière
à figurer un décor, alors que nous savons que Jouvet, pour Electre, précisément, a mis
en place, derrière le décor, des escaliers et des tambours qui permettaient aux acteurs
d’apparaître soudainement aux yeux du public, mais en préservant l’illusion théâtrale.
Le souci de l’efficacité dramatique est premier chez Giraudoux et il s’accompagne
parfois d’une évidente théâtralisation, « Le rideau du fond s’écarte. Holopherne
339
paraît. » (Jud., II, 2, p. 240), voire de ce que T. Kowzan appelle la « surthéâtralisation » :
« Dalila et Lia apparaissent sur le péristyle de la villa, comme sur une scène dans
la scène. » (Sod., II, 3, p. 892).
Cet exemple est d’autant plus significatif qu’aucune indication, nous l’avons remarqué,
ne nous est donnée en début d’acte dans la version définitive de la pièce, contrairement
à la première rédaction : l’architecture surgit de nulle part, s’énonçant et se dénonçant
ostensiblement comme théâtre. Il nous semble intéressant de citer une variante, à savoir le
premier état du texte pour le début du « Prélude » :
« La scène représente la terrasse d’une villa d’où l’on voit dans le lointain deux
villes : Sodome et Gomorrhe. Le jardinier travaille à un massif. Dans un nimbe
d’or et de feu, l’archange apparaît. » (Sod., « Prélude », TC Pl., p. 1691).
La formulation même de cette didascalie abandonnée met l’accent sur sa dimension
prescriptive et, par l’emploi d’un verbe de perception, suppose l’œil d’un spectateur ; quant
à l’apparition de l’archange, elle est préparée par une notation picturale qui renvoie à
des représentations des anges dans la peinture occidentale et entre en contraste avec le
personnage du jardinier, associé à la terre et au travail : de cette façon, l’anachronisme
338
Faut-il rappeler l’intérêt de Giraudoux pour le septième art, intérêt qui le conduisit à écrire des scénarios de films ?
339
T. Kowzan, « Vers la surthéâtralisation dans l’œuvre dramatique de Jean Giraudoux », Paris, Grasset, CJG n°12, 1983,
p. 100-112. Voir 3ème partie, chap. 2.
128
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
du lieu se heurte à toutes les références bibliques implicites ou explicites. Dans la version
définitive, Giraudoux a fait le choix de la sobriété, reportant la mention de la villa au
second acte, en situation, c’est-à-dire au moment de l’entrée de deux personnages. La
conséquence immédiate nous paraît être la modification du statut de l’espace scénique et
de sa perception par le lecteur : il devient un espace « vide », pour employer l’expression
340
de P. Brook , espace dans lequel la tragédie du couple se joue « à nu » comme dans une
341
tragédie de Racine. Il rejoint aussi l’idéal du « plateau nu » de Copeau , un lieu de partout
et de nulle part qui peut fonctionner comme métaphore du théâtre, à partir de la première
réplique du Jardinier :
« Voici le plus beau lever de rideau qu’auront jamais les spectateurs […]. Les
prophètes l’annoncent. C’est la fin du monde. » (Sod., I, 1, « Prélude », p. 855).
Et lorsque la didascalie intervient à l’acte II, elle joue pleinement son rôle de décalage
entre les noms à consonance biblique des personnages, celui de Lia excepté, et les
342
anachronismes qui mettent à distance les références bibliques .
Ces exemples confirment l’éloignement de Giraudoux pour les didascalies descriptives.
L’adaptation française de The constant Nymph nous offre une preuve supplémentaire de
ce refus, qui va de pair avec le rejet du naturalisme. Si nous confrontons les didascalies
liminaires de la pièce anglaise et celles de Giraudoux, nous avons d’une part des
descriptions réalistes multipliant noms d’objets et caractérisations et de l’autre le laconisme
auquel nous sommes habitués chez l’auteur français : « Mobilier et objets sordides. » pour
le chalet Sanger du premier tableau (T., I, p. 360), « Décoration charmante et compassée. »
pour l’appartement londonien de Florence et Lewis au deuxième acte (T, II, p. 414). Pour le
troisième acte, Giraudoux ne retient du Foyer des artistes que les « portes », nécessaires à
l’action, et pour le dernier tableau, il abrège, selon son habitude, allant à l’essentiel, tandis
que le texte anglais se complaît dans un misérabilisme qui évoque les décors naturalistes :
« a sash window on L. with a broken roller blind and some dirty lace curtains. The
343
panes of glass are so dirty that they obscure the view. » (CN, p. 119)
donne, sous la plume de Giraudoux :
« Fenêtre par laquelle on voit des toits. Mobilier misérable. Au pied du lit un
mauvais fauteuil. » (T, III, tabl. VI, p. 470).
La juxtaposition sèche de quelques notations évite l’écueil du tableau : l’épure laisse toute
latitude au metteur en scène, certes, mais, à la lecture, ceci a pour effet de boucler le cercle
du « cirque Sanger » et donc de contribuer à la clôture du texte, le cercle étant à la fois figure
de la répétition et figure de l’enfermement. Ce « mobilier misérable » fait écho au « mobilier
et objets sordides » du premier tableau, ce que souligne le dialogue avec les propos de
Tessa sur les « endroits où la famille Sanger est chez elle. » (T, III, tabl. VI, 2, p. 472), or ici,
comme la jeune fille le fait remarquer à Lewis, point de montagnes où s’échapper : répétition
et fermeture ne peuvent conduire qu’à la mort, Tessa reproduisant le destin de sa mère.
340
341
342
P. Brook, L'Espace vide, Paris, Editions du Seuil, 1977.
La filiation de Jouvet avec Copeau est connue.
En outre, l’absence de didascalie prescriptive laisse toute liberté au metteur en scène, Giraudoux faisant entièrement confiance
à sa « deuxième Muse », Jouvet.
343
« Une fenêtre à guillotine sur la gauche avec un store roulant cassé et des rideaux de dentelles sales. Les vitres sont
si sales qu’elles obscurcissent la vue ».
129
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Il ressort de ces analyses que, à l’opposé de Claudel qui, d’abord indifférent à la réalité
344
du plateau, a fini par se substituer de plus en plus au metteur en scène et au décorateur ,
Giraudoux, quoique présent à bien des répétitions, a toujours fait confiance à Jouvet pour la
réalisation scénique et qu’il pratique un mode d’écriture didascalique tantôt aussi classique
que possible, c’est-à-dire essentiellement abstrait, tantôt proche des pratiques du théâtre
345
élisabéthain .
Pour les costumes.
« Les didascalies vestimentaires contribuent, bien entendu, dans le théâtre
346
traditionnel, à la caractérisation [des personnages]. », écrit M. Issacharoff .
Nous ne trouvons aucune didascalie pour les costumes de chaque personnage, ni en
début d’œuvre comme chez Beaumarchais, ni dans le corps des pièces, exception faite de
Siegfried et de La Folle de Chaillot, mais n’est-ce pas une tendance avérée chez la plupart
347
des auteurs dramatiques contemporains de Giraudoux ? .
Le peu d’intérêt de celui-ci pour des didascalies mimétiques se confirme avec
l’élimination d’objets nommés dans la version primitive de la deuxième scène de
l’acte I concernant le costume de Muck qui était décrit comme « un personnage en
vêtements bizarres, uniforme d’église usagé », interprété par Zelten comme un « vêtement
348
d’espion » .
Lorsqu’elles existent dans la version définitive, les microdidascalies sont laconiques :
« Entrent le général von Waldorf et le général Ledinger. Grands
manteaux. » (Sieg., II, 3, p. 37). Dans ce cas, le costume est lié à la fable et,
comme à la représentation, il peut suggérer un événement particulier : le
Jardinier d’Electre est « en costume de fête ». (El., I, 1, p. 597). Le Contrôleur
d’Intermezzo, qu’une didascalie nous présente en tenue de jeune premier le
jour de la demande en mariage (Int., III, 3, p. 340), reprend à son compte dans
344
Claudel étant l’un des rares à rédiger des didascalies d’une extrême précision Nous renvoyons aux exemples donnés
par M. Lioure, le décor du troisième acte de Partage de midi, celui de L’Otage, « l’architecture, le mobilier de la bibliothèque [étant]
décrits avec précision dans les didascalies » : « à défaut d’un réalisme illusoire, il désirait un décor concret », écrit M. Lioure : loin
du décor « de convention » tel que l’esquissent les didascalies giralduciennes (M. Lioure, L’Esthétique dramatique de Paul Claudel,
Paris, Armand Colin, 1971, p. 286-305). Il faudra cependant nuancer ces propos concernant les deux auteurs dramatiques lorsque
nous aborderons l’étude du statut spatial des objets dans le cadre d’une réflexion sur la mimésis.
345
Non des textes manuscrits des auteurs élisabéthains et jacobéens qui ne comportent pas de didascalies, celles que nous
connaissons pour Shakespeare étant le fait des éditeurs.
346
347
M. Issacharoff, Le Spectacle du discours, op. cit., p. 39.
Là encore, Claudel donne dans la précision. Nous citerons l’exemple de L’Echange donné par M. Lioure : « dans l’acte III, le
personnage principal est le chapeau haut de forme de Thomas [Pollock] qui doit être de dimensions considérables et ne pas bouger
de sa tête. » (M. Lioure, L’Esthétique dramatique de Paul Claudel, Armand Colin, 1971, p. 152). Il nous semble en revanche que les
indications du Soulier de satin, pour précises qu’elles soient, par exemple par la référence picturale, n’en comportent pas moins une
mise à distance par la formulation même de cette référence. L’on sait que Montherlant attachait de l’importance aux costumes, mais
ses exigences ne passent pas par des didascalies.
348
TC (Pl.), Notes et variantes, p. 1201. J. Body ajoute que « toute la réplique de Muck sur Siegfried est parsemée de détails
concrets qui relèvent davantage de l’écriture romanesque par le souci de précision dont ils témoignent, et que les versions successives
vont trier pour ne garder que quelques détails significatifs. » (ibid.). Autrement dit Giraudoux s’aperçoit par la pratique qu’il y a un
« style particulier à la scène », contrairement à ce qu’il affirme.
130
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
le dialogue le détail de son costume (Int., III, 3, p.341) : la redondance n’est
qu’apparente puisque le statut temporel des différentes pièces de ce costume
est différent. Exceptions notoires, les didascalies décrivant le costume de
chacune des quatre Folles avant leur entrée en scène : pour le lecteur, elles sont
le portrait en pied de ces personnages extravagants. Nous avons évoqué les
caractérisations nombreuses de certains éléments de ces costumes : comme
Giraudoux n’est pas coutumier de ce genre de précision didascalique, il est
évident que nous avons affaire à ce « réalisme de la fantaisie » qui, à ses yeux,
349
est bien plus intéressant que le réalisme ordinaire .
Il est un mode d’écriture didascalique proche de la caricature dans La Folle de Chaillot,
celui qui concerne les « mecs », ces derniers apparaissant par groupes, et avec des signes
distinctifs récurrents, « moustaches » et « cigares », le trait allant jusqu’à l’amplification
comique d’un groupe à l’autre dans des séries qui correspondent aux groupes qui font leur
entrée : phrases nominales brèves, puis phrases réduites à des adjectifs avant la phrase
qui amplifie les précédentes et de laquelle l’objet « cigares » a disparu, ce qui équivaut
au trait incisif du caricaturiste : « Moustaches en virgules. Complets prince de Galles.
Cigares. » (FC, II, p. 1022), « Tenues bigarrées. Cigares. » (FC, II, p. 1023), « Barbus.
Ventrus. Moustachus. Surtout familiers. Cigares. » (FC., II, p 1024), « Ils sont de plus en
plus barbus, moustachus, familiers, ventrus. » (ibid.), et, pour leurs compagnes : « Tenue
nette. Cigarettes. » (FC, II, p. 1026). Cette écriture excède notre propos sur les objets qu’elle
incorpore pourtant : costumes et accessoires sont déclinés au masculin et au féminin dans
un registre clairement satirique, l’uniformisation prônée par les « mecs » comme garant de
l’ordre social leur est appliquée, dans une sorte de comique de « l’arroseur arrosé ».
La didascalie peut proposer un cliché que le terme de « costume » tire vers la
théâtralisation : il en va ainsi des « deux diseuses de bonne aventure en costume
romanichel » de Cantique des cantiques (C, 4, p. 741).
Ainsi, non seulement la place, mais l’écriture des didascalies descriptives, les éloigne
aussi bien de l’actualisation que du pittoresque, exception faite de la caricature.
d) Didascalies gestuelles.
Outre ces didascalies descriptives, Giraudoux a recours à des didascalies gestuelles, ce
qui, en matière de décor, a l’avantage de le compléter en situation comme nous l’avons
déjà noté pour les portes et les fenêtres ; de plus, cela rejoint l’idée de maints théoriciens
du vingtième siècle selon lesquels les éléments du décor sont des objets avec lesquels
joue le comédien et non un décor devant lequel il joue. Nous avons cependant remarqué
une moindre fréquence de ce type de didascalie à mesure qu’on avance dans la production
théâtrale de Giraudoux. Faut-il y voir un retour à un certain classicisme, La Folle de Chaillot
constituant une exception dans cette évolution chronologique, exception qui s’explique fort
bien par le règne de la fantaisie dans cette œuvre ?
Siegfried est, de loin, la pièce dans laquelle les objets du décor existent le plus par les
actes des personnages. La présence du domestique se trouve ainsi justifiée dès la première
scène :
« Il met en ordre les fauteuils et les portières. » (Sieg., I, 1, p. 4).
349
« Il y a un réalisme dans la littérature fantaisiste et autrement difficile à saisir et à tenir que dans la littérature des
naturalistes. » (Note copiée par C. Weil dans le cartonnier 10 des papiers Giraudoux conservés par son fils, note dont l’on
ignore la date, citée par J. Body dans ORC, p. XXVIII).
131
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
De même, à l’acte IV, est-ce le moyen d’introduire au dialogue entre les deux douaniers :
« Le douanier allemand entre et époussette hâtivement une banquette de
350
cuir. » (Sieg., IV, 1, p. 62).
Electre offre un bel exemple de construction d’un décor efficace sur le plan dramaturgique
avec le jeu sur le « trône » et l’« escabeau », objets qui l’un et l’autre s’inscrivent dans
le décor planté de façon vague par la didascalie initiale du premier acte, et ce de façon
apparemment très logique :
« Egisthe entre, sous les vivats des invités, cependant que des serviteurs
installent son trône et appliquent contre une colonne un escabeau. » (El., I, 2, p.
607).
La simultanéité des actes, l’entrée du régent et l’installation des objets, met en relation
Egisthe avec deux objets, le premier, le « trône », attendu, l’adjectif possessif désignant
clairement Egisthe et excluant ipso facto la reine, le second complètement incongru. Il faut le
dialogue de la scène suivante pour justifier sa présence : « C’est pour le mendiant. », dit un
serviteur, et surtout les microdidascalies qui donnent une telle importance à l’objet vil et au
jeu du Mendiant que le « trône » s’en trouve éclipsé avant même que la parole du Mendiant
ne concurrence celle du pouvoir. La première didascalie montre bien que ce personnage
dispute la vedette à celui qui est entré sous les acclamations. La question métaphysique
posée au Président par Egisthe : « Tu crois aux dieux, Président ? » trouve, à la lecture,
une réponse ironique, l’accent étant mis de nouveau sur la simultanéité qui produit un effet
burlesque :
« Cependant le mendiant est entré […] et, avec des saluts empressés, s’installe
peu à peu sur l’escabeau. » (El., I, 3, p.609).
L’adverbe « cependant » signifiant ici « pendant ce temps », les mots « dieux » et mendiant »
se répondent.
Dans un tout autre contexte, une microdidascalie dont l’humour n’est appréciable qu’à
la lecture vient perturber le dialogue entre le Président et Victor, le garçon de café, de
Cantique des cantiques, par une gestuelle caricaturale qui met en valeur l’objet autant que
la cocasserie de la comparaison :
« La caissière, qui entre temps a gravi un haut comptoir avec les précautions
d’un cocher d’omnibus […]. » (C, 1, p. 728).
Semblable effet, perceptible davantage à la lecture, se trouve dans La Folle de Chaillot,
Giraudoux jouant sur la polysémie du mot « chasseur » qui désigne, dans le contexte du
café Francis, un domestique en livrée et, en raison des fourrures nommées par les deux
personnages, celui qui pratique la chasse :
« Le Chasseur : Je ne l’ai pas retrouvé, Comtesse.Mais on m’a laissé un collet
en hermine ! La Folle : […]. De la vraie hermine ? Le Chasseur : On le dirait. La
Folle : Apporte-le. […]. En route. (Le chasseur lui met le collet.) Merci,chasseur.
C’est du lapin… » (FC, I, p. 988).
L’isotopie de la chasse, outre « hermine » et « lapin » que le domestique, piètre chasseur
d’objets – il n’a toujours pas remis la main sur le boa de la comtesse – confond, est
complétée par un jeu sur le mot « collet » qui désigne un piège et une pièce du vêtement
qui entoure le cou et peut donc remplacer le boa. Ainsi, la Folle est-elle affublée d’un objet
350
Nous traiterons d’autres objets ainsi présents dans des didascalies gestuelles lorsque nous étudierons leur statut et
leur fonction dramatique, le « portrait » de l’acte II et le « téléphone » des actes II et III.
132
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
de peu de prix, résultat d’un braconnage peu efficace dans les vestiaires du célèbre café.
S’y ajoute une subtile variation sur le vrai et le faux qui fait écho à la préparation des rets
dans lesquels elle prétend prendre les « mecs », mais la Folle, elle, évente le piège dès
sa première question, « De la vraie hermine ? ». Le ton dubitatif, la phrase suspensive
« C’est du lapin… » prouve que, si elle accepte d’être prise au piège de l’objet vil, c’est
351
sans illusion .
Excepté dans la première pièce de Giraudoux, les didascalies gestuelles, pour
prescriptives qu’elles soient, sont essentiellement l’occasion de produire pour le lecteur
des effets de décalage qui le dédommagent peut-être du comique gestuel qu’introduit à la
représentation le jeu des comédiens, mais qui attestent surtout chez l’auteur un goût des
mots et un évident plaisir à jouer avec eux.
e) Le « postlude didascalique ».
« Le postlude didascalique inclut le plus souvent l’un des deux sousensembles de macrodidascalies qui suivent (ou les deux ensemble) : (a) les
macrodidascalies de la clôture du spectacle et (b) les macrodidascalies de la
352
clôture textuelle. », écrit S. Golopentia .
Nous nous inspirons ici des analyses qu’elle conduit pour plusieurs œuvres du vingtième
siècle, parmi lesquelles Intermezzo et Amphitryon 38 : dans ces deux pièces, la
macrodidascalie de clôture du spectacle apparaît « après une réplique qui dit la fin du
353
spectacle. », ajoute-t-elle. Jupiter demande « métaphoriquement aux rideauxde la nuit
(qui préfigurent les rideaux du théâtre) de retomber (ibid.) : "Jupiter : […] et sur ce couple,
[…] pour clore de velours cette clairière de fidélité, vous là-haut, rideaux de la nuit quivous
354
contenez depuis une heure, retombez.". » (Amph., III, 6, p. 195) . Giraudoux, qui n’utilise
pas, comme Molière, la machinerie et le char de la Nuit, livre ici une image poétique : le
mot « velours » s’entend aussi bien avec les connotations habituelles de douceur et de
sensualité qu’il a sous sa plume que concrètement comme le tissu lourd et mat, épais
comme l’obscurité qui va se faire. L’accent est mis de façon encore plus nette sur la
théâtralité dans L'Impromptu de Paris où le jeu sur un élément de la machinerie, la « gloire »,
précisé par des indications de régie, accompagne la clôture textuelle :
« La gloire, au lieu de descendre, se met à remonter. Jouvet : Qu’est-ce que
tu fiches, Léon, tu m’as compris ? Léon : Lemouvements’est détraqué. Je n’ai
plus de commandes ! Robineau : Ne vous affolez pas,Messieurs. Quelle que
soit l’issue par où je sors de cette scène, l’Etat connaîtra vos désirs ! La Petite
Véra, criant : Restez droit, calme. Robineau : Je reste droit, calme… Raymone :
351
Avec cet exemple nous ne sommes pas loin de ce que M. Issacharoff appelle des didascalies « autonomes », parmi lesquelles
celles qui « sont explicitement destinées à la lecture » (M. Issacharoff, Le Spectacle du discours, op. cit., p. 31), ce qui n’est que
partiellement le cas ici.
352
353
354
S. Golopentia, M. Martinez Thomas, Voir les didascalies, op. cit., p. 83.
Ibid., p. 87.
La belle image des « rideaux de la nuit » transfère de la déesse de la Nuit, encore présente chez Molière, au régisseur le
pouvoir sur le temps. Faut-il voir dans l’association du velours et des rideaux, outre le rideau de scène, une allusion à une métaphore
shakespearienne dans Roméo et Juliette : « Déploie ton épais rideau, nuit qui accomplis les amours » (monologue de Juliette, Roméo
et Juliette, III, 2, dans Shakespeare, Théâtre complet, traduction de Pierre-Jean Jouve et Georges Pitoëff, p 504) ?
133
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Voilà qu’il monte au ciel ! Robineau, montant : Tant mieux !… C’est du théâtre ! Il
disparaît. Rideau. »(IP, 4, p. 724).
La clôture du spectacle, légèrement différée par les caprices de la « gloire », permet à
la clôture textuelle de se faire sur deux plans. Le premier est celui du départ du député,
clôture d’une fable qui le place à l’origine dans la position du fâcheux qui vient perturber une
répétition, clin d’œil évident à Molière, et celui du discours sur les politiques culturelles dans
le domaine du théâtre qui est, lui, d’une brûlante actualité et renvoie aux préoccupations de
Giraudoux autant qu’à celles de Jouvet metteur en scène du Cartel. En outre, cette clôture
parodie les interventions de deus ex machina, ce que souligne plaisamment la réplique de
Raymone : ayant écouté les doléances humaines, professionnelles et artistiques de Jouvet,
le député peut remonter dans les sphères supérieures, comme les dieux qui ont réglé
quelque affaire humaine. Dès lors, le mot « rideau », qui indique de manière conventionnelle
la fin, reprend sa dimension théâtrale. Mieux encore, la phrase de Robineau, « C’est
du théâtre ! » met en valeur l’utilisation de la machinerie et le plaisir qu’elle procure au
spectateur en même temps qu’elle constitue une mise en abyme.
La fin de La Guerre de Troie n’aura pas lieu présente une écriture encore plus complexe
du postlude didascalique. A la suite d’une indication sur le jeu d’Hector et d’Andromaque,
« (Il essaie de détacher les mains d’Andromaque qui résiste, les yeux fixés sur Demokos.) »
et après la réplique triomphante d’Hector, « La guerre n’aura pas lieu, Andromaque ! »,
écho du titre de la pièce, nous avons une fausse clôture textuelle par un jeu sur les temps
verbaux : « Le rideau qui avait commencé à tomber se relève peu à peu. », signifiant par là
l’erreur d’Hector, le véritable dénouement lui échappant complètement. La véritable clôture
textuelle vient après les cris de Demokos et le lynchage d’Oiax :
« Hector : Elle aura lieu. » (ibid.).
Cette réponse au titre et aux illusions pacifistes se matérialise alors par une didascalie :
« Les portes de la guerre s’ouvrent lentement. Elles découvrent Hélène qui
embrasse Troïlus. » (ibid.).
Cet arrêt sur image parodique de plus d’un happy end cinématographique apporte un
démenti ironique au souhait qu’avait exprimé Andromaque (GT., II, 8, p. 530), à savoir
que cette guerre ait un sens : les objets non seulement donnent raison au camp des
bellicistes, mais dénient à la guerre toute justification puisqu’il ne s’agira pas de se battre
pour une cause noble, celle de l’amour, mais seulement à cause d’un ivrogne, Oiax et d’un
vieillard irresponsable, Demokos. Mais Giraudoux retarde encore la clôture textuelle qu’il
confie à Cassandre : « Le poète troyen est mort… La parole est au poète grec. » avant la
macrodidascalie finale que distingue la typographie :
« LE RIDEAU TOMBE DEFINITIVEMENT. » (GT, II, 14, p. 550-551)
355
.
Cette manière de différer la chute du rideau instaure une atmosphère pesante,
l’étirement du temps jouant contre les hommes, or la réplique de Cassandre qui donne
comme prophétie ce qui est du passé, celui des hypotextes littéraires, justifie à son tour la
clôture définitive. Le rideau contribue non seulement à suspendre le temps et à jouer du
temps de la fable et de celui de la représentation, mais encore à orienter la signification
de l’œuvre.
Plus surprenant est le postlude didascalique de Sodome et Gomorrhe :
« Jean : Tais-toi, menteuse ! O quelles ténèbres ! Lia : Quel soleil ! L’Ange :
Ciel ! Allez ! Et c’est la fin du monde. Tous sont foudroyés. Les groupes ne sont
355
134
« Le double baisser derideau est un effet de théâtre. », écrit J. Body (TC [Pl.], n. 1 de p. 550, p. 1525).
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
plus que des amas de cendres. La voix de Jean :Pardon, ciel ! Quelle nuit !
Lia : Merci, ciel ! Quelle aurore ! L’archange des archanges apparaissant.
L’Archange :Vont-ils enfin se taire ! Vont-ils enfinmourir ! L’Ange : Ils sont morts.
L’Archange : Qui parle, alors ? L’Ange : Eux. La mort n’apas suffi. La scène
continue. Le monde disparaît. Le rideau tombe. » (Sod., II, 8, p. 915).
Les personnages humains réifiés, puisqu’ils sont devenus des « amas de cendres »,
reprennent la parole, et il faut une autre didascalie de clôture de la fable – « Le monde
disparaît. » – pour que la clôture du spectacle soit enfin possible, mais, entre temps, la
réplique de l’Ange – « La scènecontinue. » – peut faire penser que, tant qu’il y aura des
hommes et des femmes, l’histoire du couple continuera de s’écrire, mais hors de la fiction
théâtrale, ce qui est une manière de ramener le lecteur ou le spectateur à la réalité extra
théâtrale après lui avoir fait quitter le réel théâtral. Il nous semble que ce postlude doit
beaucoup au cinéma : nous avons comme un long plan fixe sur le groupe des hommes et
sur celui des femmes puis un plan rapproché sur l’Archange des archanges et sur l’Ange,
356
le dernier plan arrive par un montage cut
tandis que le mot « rideau » nous ramène au
théâtre.
Tessa nous offre la preuve d’un choix délibéré d’écriture théâtrale en matière de
postlude : au lieu de traduire, Giraudoux adapte ici avec un sens très sûr de l’efficacité
dramatique. S’emparant de l’objet que les auteurs anglais cantonnent dans les didascalies,
la « fenêtre », il en fait le pôle physique et concret de l’agonie de Tessa, au lieu de la
lumière réclamée de façon plus conventionnelle par l’héroïne anglaise. Le jeu de Lewis
avec la fenêtre, amplifié dans la didascalie giralducienne, devient un véritable combat dont
l’issue tragique est inéluctable, tandis que dans The constant Nymph les efforts de Lewis
interviennent avec un temps de retard sur la mort. Le sens en est évidemment affecté :
chez Giraudoux, le personnage masculin agit enfin en répondant à l’injonction désespérée
de Tessa qui elle-même a été vaincue dans sa lutte contre l’objet. La deuxième didascalie
reprise du texte anglais est réécrite par Giraudoux dans le sens d’un écrasement de l’être
humain par l'inertie des choses, l’objet se refusant au projet, au dessein de la jeune fille,
comme en témoigne une intervention d’auteur par un modalisateur, l’adverbe « toujours »
là où la formulation d’origine est purement objective, indiquant la succession dans le temps
des divers éléments :
« After another attempt at the window, she sinks down on the floor with a little sigh.
357
» (CN, p. 128) est devenu « Tessa est tombée évanouie au pied de la fenêtre toujours
fermée. » (T, II, tabl. VI, 4, p. 480). L’on nous objectera peut-être que cela n’a d’importance
qu’à la lecture : pourtant, un metteur en scène qui lirait de près cette imbrication du dialogue
et des didascalies n’aurait-il pas une piste quant au jeu des deux acteurs, bien plus violent et
désespéré chez les personnages de Giraudoux ? Cet aspect mélodramatique se confirme
dans la suite : en effet, à partir de là, Giraudoux réintroduisant avec Mme Maes sa fille
Gabrielle tire parti de la présence des deux personnages pour boucler la séquence de
la pension Maes ouverte au début du tableau par une allusion à cette fille naturelle de
358
Sanger , ceci pour réécrire la fin à partir de la réplique de Mme Maes fidèlement traduite
à un objet près :
« Qu’est-ce que tu fais là, avec ma cale ? » (T, III, tabl. VI, 4, p. 480).
356
Cela fait penser aux dernières images d’un film d’O. Welles très postérieur, The Trial, [Le Procès], d’après Kafka (1962).
357
358
« Après une autre tentative avec la fenêtre, elle s’affaisse sur le plancher avec un léger soupir. »
T, III, , tabl. VI, 1, p. 470.
135
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Les personnages de Giraudoux sont décidément attentifs au moindre petit rien : cette
« cale » qui a bloqué la fenêtre, précipitant la mort de Tessa, est ici prétexte à un réflexe
mesquin de propriétaire qui ajoute une touche réaliste au portrait de la tenancière de la
pension, plus soucieuse de sa maison que de ses pensionnaires. A ce moment-là, au lieu
359
du simple constat de Lewis – « Tessa’ s got away. She’ s safe. She’ s dead. » (CN, p. 128)
– Giraudoux tresse des phrases d’une platitude qui fait penser au théâtre du quotidien de la
deuxième moitié du vingtième siècle et qui renforcent la tonalité tragique de la scène par le
décalage. Il introduit ensuite le silence dans les répliques de Lewis avant la clôture textuelle,
dramatique et métatextuelle :
« Qu’est-ce que tu fais là, avec macale ? Lewis, montrant le lit, Regardez !
Gabrielle : Elle est évanouie, la petite ? Mme Maes : Je te disais bien qu’elle était
malade. Lewis : Elle est guérie… Elle est guérie de tout… Gabrielle : Tu n’as pas
fini d’en voir avec cette petite Tessa, crois-moi, Lewis… Lewis : Avec cette petite
Tessa ? Si, j’ai fini… Rideau » (ibid. ).
Le « lit », matière à sous-entendus grivois dans les répliques de Mme Maes au début du
tableau, devient une couche funèbre dans une atmosphère qui évoque le dénouement de
La Bohême de Puccini, ainsi un art tout classique de la litote voisine-t-il avec le prosaïsme
du mélodrame ; en outre, la dernière réplique de Lewis peut se lire comme une phrase
d’auteur qui en a fini avec l’adaptation de la pièce anglaise, interprétation qui n’est peut-être
pas à écarter puisque déjà le Droguiste d’Intermezzo conclut : « Et fini l’intermède ! » (Int. ,
III, 6, p. 356).
4) Les objets dans les répliques.
a) Didascalies internes pour le costume des personnages.
Giraudoux confie très rarement aux répliques le soin de nous donner des indications sur le
costume des personnages ; quand il le fait, est-ce vraiment pour nous renseigner en lieu
et place de didascalie ou pour attirer notre attention sur un objet signe ? Dans L’Impromptu
de Paris, les entrées successives des comédiens récitant L’Impromptu de Versailles sont
truffées de commentaires par leurs camarades, le souci d’élégance de l’un d’entre eux est
ainsi souligné :
« Félicitations pour le foulard, Adam ! » (IP, 1, p. 690).
Simple moyen, ici, de donner à ce ballet un air de réalité. Le détail vestimentaire peut ailleurs
amener un effet comique : à la fin d’une scène où il a essayé d’imposer son autorité aux
Petites Filles, l’Inspecteur d’Intermezzo s’écrie :
« Où est mon chapeau ? Qui a mis un hérisson à la place de mon chapeau ? ».
S’ensuit une reprise du chœur des fillettes qui nie sa supériorité :
« C’est Arthur, Monsieur l’Inspecteur ! C’est Arthur ! »(Int., I, 6, p. 301).
Nous voyons déjà par cet exemple que la disparition du chapeau signe de respectabilité,
outre qu’elle est prétexte à faire rire aux dépens de celui qui le réclame, conclut une
séquence, celle de l’Inspecteur, comme elle a commencé, par un démenti infligé à
l’incrédulité du personnage, précisément avec le même objet. En effet, après son défi aux
esprits, une didascalie et une réplique exprimaient sa première défaite :
« (Son chapeau s’envole). Dieu, quel vent ! » (Int., I, 4, p. 284).
359
136
« Tessa est partie. Elle est guérie. Elle est morte. »
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
On voit bien que le « chapeau » est là pour concrétiser le discours des uns et des autres
sur les êtres surnaturels.
Dans Judith, le jeu de substitution auquel se prête Egon a pour appui le costume du
chef assyrien :
« Sarah : […]. Otta, le manteau. Egon : Le manteau d’Holopherne ? Tu veux
qu’elle me prenne pour Holopherne ? […]. Otta : Le manteau royal te va bien,
d’ailleurs. » (Jud., II, 1, p. 231).
Signe et support du déguisement, le « manteau » dont se revêt l’aide de camp prépare la
comédie que les officiers vont se donner aux dépens de Judith. Dans ces deux exemples,
l’absence de caractérisation des objets les réduit à leur seule fonction de signes.
b) Les accessoires de jeu présents dans les répliques.
Lorsqu’il s’agit pour un personnage de montrer un objet, les formulations du type « voici » ou
« voilà » en tête de réplique le mettent en valeur. Dans Intermezzo, la préposition « voici »
déclenche une méprise comique :
« L’Inspecteur : Affaire urgente, Messieurs, voici la lettre que, par courrier
spécial, m’expédie le gouvernement. Lisez, Monsieur le Maire. […].
L’Inspecteur : Pardon, j’ai confondu. Voici la vraie lettre. J’exige votre sérieux,
Messieurs. » (Int., II, 2, p. 310-311).
D’un « voici » à l’autre, la crédibilité de l’Inspecteur a quelque peu souffert. C’est par la
même manière de présenter un objet que la femme d’Auguste déchaîne la colère d’Ondine :
« Eugénie revient avec son plat. Eugénie : Voici votre truite au bleu, seigneur.
[…]. Ondine : Sa truite au bleu ! Le Chevalier : Elle est magnifique ! Ondine : Tu
as osé faire une truite au bleu, mère !… Eugénie : Tais-toi. En tout cas, elle est
cuite… » (Ond., I, 3, p. 769).
Une innocente préposition serait-elle associée chez Giraudoux à des situations de crise,
fussent-elles traitées, comme nous l’avons vu, sur le mode comique ? Nous serions tentée
de le croire puisque c’est dans Electre qu’une autre occurrence du « voici » introduit un objet
qui scelle la destinée de tous les personnages, alors même que l’objet, signe de l’alliance
entre Electre et la famille des Théocathoclès, est censé écarter la menace du destin par le
mariage d’Electre avec le Jardinier :
« Egisthe : Je l’ordonne. Et voici les anneaux. Prends ta femme. » (El., I, 4, p. 622).
Exception rassurante, le « voici » du Droguiste lié à une injonction adressée à M. Adrien
et au Père Tellier insère dans le tissu du « chœur provincial » qui doit ramener Isabelle à
la vie, un jeu de cartes :
« Voici des cartes. Dès que je vous l’ordonnerai, jouez la manille. La
manilleparlée ». (Int., III, 6, p. 351).
Cette fois, la préposition introduit un objet qui va contribuer à dénouer une crise,
contrairement à ceux que nous avons rencontrés jusque là.
Giraudoux utilise peu le présentatif « c’est » qui tend davantage à préciser la nature
d’un objet :
« Outourou : […]. Que vois-je ? C’est mon chien ? Mrs. Banks : C’est votre chien,
Outourou, prenez-le. » (SVC, 8, p. 581).
137
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Le « chien rayé » du notable tahitien, tué par un soldat et empaillé par les soins de Mr.
Banks, n’est plus qu’un objet inanimé que son maître a de la peine à reconnaître. Dans
L’Apollon de Bellac, lorsqu’ Agnès refuse de s’exercer à dire tout de suite aux hommes qu’ils
sont beaux, le Monsieur de Bellac lui impose le premier objet qui se trouve là comme moyen
de s’entraîner :
« Très bien, commencez par ce buste ! Agnès : C’est le bustede qui ?
Le Monsieur de Bellac : Peu importe. C’est un buste d’homme. Il est tout
oreilles. » (Ap., 2, p. 924).
La jeune fille a vainement essayé de gagner du temps en posant une question sur l’identité
du personnage représenté : pour son mentor, l’essentiel est que ce soit une figure masculine,
sorte de mannequin sur lequel s’exercer.
Parfois, Giraudoux associe dans une ou deux répliques consécutives le lexème d’objet
comportant un démonstratif et le présentatif « c’est », l’objet devient alors l’enjeu du
dialogue. Ainsi dans Cantique des cantiques à propos des bijoux offerts à Florence :
« Le Président : Prenez cetteagrafe. C’est un diamant ». (C, 6, p. 746).
Après le démonstratif d’ostention, le présentatif permet de préciser la nature de l’objet. A
cela fait écho, un peu plus loin, une réplique du fiancé :
« Jérôme : Florence, c’est aujourd'hui ta fête. J’ai filé jusqu’à Saint-Cloud. J’ai
trouvé cette bague. Florence : Une bague ? Jérôme : C’est un zirkon. » (C, 7, p.
752).
Le parallélisme met en évidence autant la rivalité entre deux hommes que les bijoux euxmêmes et ce qu’ils connotent quant à la richesse et au goût des deux personnages, le
« zirkon » étant faux.
En outre, nous avons déjà constaté, dans l’étude morpho-syntaxique du lexème d’objet,
que Giraudoux emploie rarement l’adjectif démonstratif dans le seul but de montrer ou de
désigner un objet. Nous en voulons pour preuve une réplique du Contrôleur d’Intermezzo
vers la fin de la pièce et dans laquelle la reprise du démonstratif accompagne des gestes
empreints d’une volonté affirmée et qui aboutissent à la clôture de l’espace scénique par le
personnage qui prétend s’en rendre maître :
« Le Contrôleur : Je verrouille cette porte. Je ferme cette fenêtre. Je baisse ce
tablier de cheminée. » (Int., III, 3, p. 345).
Une telle insistance et un tel volontarisme, par leur excès même, ne préparent-ils pas au
démenti infligé au jeune homme peu après par le Spectre ?
Quelques répliques introduisent un nouvel élément de décor ou un détail vestimentaire
par le biais d’une injonction : « Attends là, sous la voûte. », dit Electre à son frère à l’issue
de la confrontation avec Clytemnestre (El., II, 4, p. 653). L’architecture du palais des Atrides
est complétée en situation. Il en va de même pour le costume d’Aurélie, la Folle de Chaillot,
grâce à l'intervention du Chasseur :
« Prenez une de ces écharpes. Personne ne les réclame. » (FC, I, p. 965).
Nous n’insisterons pas davantage sur ce genre de formulations qui permettent de glisser,
de la façon la moins artificielle possible, une information qui, souvent, est en relation avec
l’action : il s’agit, pour Oreste d’être là, prêt pour la vengeance, ou de combler le vide laissé
par la disparition du « boa » d’Aurélie.
5) Didascalies et répliques : un jeu sur les temps.
138
Première partie. Les objets : le mot ou la chose ?
Nous voudrions en revanche nous attarder sur un mode d’écriture didascalique proche
de l’écriture romanesque, tout à fait inattendu au théâtre : l’information, concernant un
déplacement, un geste, ou, plus largement le jeu, au lieu d’être formulée au présent, l’est
à un temps du passé, le passé composé la plupart du temps, dans une phrase narrative.
Giraudoux évoque ainsi une action qui s’est inscrite dans la durée :
« Solander qui a monté le lit de camp pendant la scène précédente : Votre lit est
prêt, Mr. Banks. » (SVC, sc. 7, p. 578).
L’énoncé du processus et son résultat sont rapprochés, alors qu’ils sont forcément dissociés
à la représentation, et cela induit un jeu sur le statut temporel de l’objet que nous étudierons
dans notre seconde partie.
Quelquefois, l’énoncé rétrospectif permet au dialogue de se dérouler sans à coups pour
le lecteur, la question ne se posant pas à la représentation où la simultanéité du geste et de
la parole ne soulève bien sûr aucun problème, mais Giraudoux en tire toujours un effet. Nous
en donnerons quelques exemples. Lorsque la Folle de Chaillot entreprend de redonner à
Pierre le noyé du pont de l’Alma, le goût de vivre, en lui démontrant le prix inestimable de
la vie, un bref intermède humoristique précède ses grandes tirades :
« Un sergent de ville, qui passe, au sergent de ville qui s’est assis et auquel le
garçon a servi un bock : Je fais ta relève. Ne te dérange pas. » (FC, I, p. 977).
La didascalie prouve que le sergent de ville s'est désintéressé du dialogue depuis que la
Folle l’a rabroué huit répliques plus haut et sa réponse au collègue s’en trouve désamorcée.
L’emploi du passé est plus étonnant dans une scène de Cantique des cantiques où une
réplique à l’impératif est immédiatement suivie d’une didascalie au passé composé :
« Florence : Enlevons notre armure. Elle a assemblé dans le petit sac tous les
bijoux. » (C, sc. 6, p. 750).
Logiquement, ce devrait être le présent du geste qui réponde à l’injonction que s’adresse le
personnage, alors qu’on a l’impression que le geste a été accompli aussi rapidement que
l’idée en a été formulée, comme si Florence renonçait instantanément au projet énoncé
précédemment de se protéger de Jérôme comme du Président en gardant tous les bijoux :
inconséquence, revirement, force de l’amour qui lui fait inconsciemment abandonner ce
qu’elle appelle, par une métaphore guerrière, son « armure » ? La suite du dialogue ne nous
permet pas de privilégier une hypothèse.
Le jeu sur les temps entre didascalie et réplique s’avère parfois être un jeu sur le temps.
Ainsi, dans Judith, les verbes des didascalies gestuelles sont au passé, le premier au plusque-parfait, le second au passé composé, tandis que tous les verbes qui désignent les
déplacements successifs de Jean, à savoir « disparaître », « revenir », « se précipiter »,
sont au présent :
« Jean, qui avait tiré son épée, disparaît vers la chambre d’Holopherne. […]. Jean
revient aussitôt transfiguré. Il se jette aux pieds de Judith. […]. Il se précipite à
nouveau vers la chambre, Suzanne s’est jetée aux genoux de Judith. » (Jud., III, 2
et 3, p. 258-259).
Ceci nous paraît contribuer à suggérer le mouvement, c'est-à-dire un élément de nature
spatiale, par un élément de nature temporelle : en somme l'inverse de ce qui se passe sur
un plateau où l’espace peut exprimer le temps. A l’inverse, l’emploi du passé peut donner
l’impression d'un ralenti s’il intervient après des didascalies au présent : dans La Guerre
de Troie n’aura pas lieu, aux retrouvailles d’Hector et d’Andromaque exprimées par des
exclamatives puis par le jeu « (Ils s’étreignent) », succède comme un alanguissement par le
139
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
rythme ternaire descendant (7/ 7/ 6) et les pauses marquées par la ponctuation suggérant la
lenteur du rythme que l’on peut lire comme l’équivalent littéraire d’un jeu empreint de gravité
et de tendresse, Cassandre venant d’annoncer qu’Andromaque attend un enfant :
« Il l’a prise dans ses bras, l’a amenée au banc de pierre, s’est assis près d’elle.
Court silence. » (GT, I, 3, p. 486).
Ces exemples tendent à prouver que Giraudoux, dans ces didascalies narratives, ne cède
pas seulement à une habitude de romancier mais qu’il a le souci de rendre perceptible au
lecteur, par un artifice d’écriture, ce qui est une donnée immédiate pour un spectateur :
l’enchaînement des répliques et du jeu ou leur simultanéité, peut-être encore davantage
ce qui relève vraiment de la mise en scène, le rythme des actes et des paroles. De cette
pratique d’écriture, nous n’avons pas trouvé d’exemple chez ses contemporains.
L’écriture didascalique induit des choix dramaturgiques : la pauvreté ou la sobriété des
didascalies externes signifient-elles une rupture avec la représentation mimétique ? Nous
avons vu qu’en matière d’espace temps, elles pouvaient renvoyer à des modèles aussi
différents que le théâtre classique français ou le théâtre élisabéthain. Il nous faudra donc
affiner ces remarques par l’analyse du rôle des objets dans l’élaboration du cadre spatiotemporel de l’action.
Il nous semble important de souligner par ailleurs que les objets nommés dans
les répliques fonctionnent rarement comme éléments de didascalies internes : ils
participent souvent aux modalités évaluatives dans lesquelles se révèle la subjectivité des
personnages ; en outre, la plupart des objets nommés sont extra scéniques, ce qui pose
de nouveau, mais autrement, la question de la représentation mimétique, celle d’un univers
hors scène cette fois.
A l’issue de cette première partie, nous nous apercevons que la définition du mot
« objet », confortée dans son opposition au sujet par l’emploi que Giraudoux fait du terme
« objet » est en fait mise à mal parce qu’il brouille les frontières de l’animé et du non animé
dans le déroulement de l’action et dans le dialogue, le plus souvent dans la perspective
d’une réflexion sur l’homme et sur le monde qui va à contre courant de la plupart des
mouvements artistiques de son époque en affirmant une inquiétude humaniste à laquelle
l’histoire a donné raison.
La préciosité qu’on a si légèrement accolée à son nom est tout le contraire de l’attitude
précieuse, même si l’on constate le goût du mot rare, qui n’est pas si fréquent au demeurant :
nul mépris, chez lui, de la réalité matérielle qui, au contraire, lui fournit plus d’une fois la
matière de son style comme le prouvent ces nombreux objets supports de figures dont nous
devons concéder, au sein d’une réelle virtuosité au service de l’intelligence du texte et des
plaisirs de l’esprit, l’aspect non clinquant, mais éblouissant.
Enfin, et en dépit de ses dénégations, son œuvre témoigne d’une grande attention
portée à l’écriture dramatique. Sa dette est patente à l’égard du théâtre classique français,
360
dit-on, certes, mais aussi du théâtre élisabéthain, et, plus largement, du théâtre baroque ,
ce qui ne l’empêche pas d’inventer de nouveaux rapports entre le dialogue et les didascalies,
particulièrement remarquables dans les préludes et les postludes qui fonctionnent comme
des ouvertures d’opéras ou assurent de façon très visuelle et moderne la clôture de ses
pièces.
360
Giraudoux mentionne le théâtre du Siècle d’or espagnol dans Littérature (op. cit., p. 212), et l’on sait que Jouvet a monté
L’Illusion comique de Corneille.
140
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
Deuxième partie. Les objets dans la
dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
Le terme « dramaturgie » désigne, selon M. Corvin, un « concept flou, de contours et de
portée variables » : ayant rappelé la définition du Littré, « l’art de la composition des pièces
de théâtre », il évoque Lessing, qui, dans sa Dramaturgie de Hambourg considère que l’objet
de la dramaturgie est le spectacle autant que le texte, et le sens qui s’est imposé à la fin
361
du dix-neuvième siècle, de mise en scène .
Pour P. Pavis, « Examiner l’articulation du monde et de la scène, c’est-à-dire de
362
l’idéologie et de l’esthétique, telle est en somme la tâche principale de la dramaturgie. »
. Ceci devrait nous dissuader d’employer le mot « dramaturgie » pour le texte de théâtre,
mais P. Pavis lui-même suggère pour l’analyse dramaturgique de pratiquer un « travail sur
la constitution du sens du texte ou de la mise en scène » et de répondre aux questions
363
sur la temporalité, l’espace, les types de personnages . R. Monod, quant à lui, justifie la
possibilité d’entreprendre l’étude dramaturgique d’un texte par les exemples qu’il analyse
et par une réflexion théorique que nous reprendrons à notre compte :
« J’ai énoncé plusieurs fois l’idée qu’un texte de théâtre dessine une dramaturgie.
Il la propose, il ne la réalise pas, puisque la dramaturgie ne se réalise que dans le
364
rapport scène/ salle. », écrit-il encore .
En revanche, nous écarterons ce qu’il appelle les problèmes « d’action sur l’intelligence et
365
la sensibilité du public »
qui nous paraissent relever d’une poétique, mais les questions
retenues par Pavis sur le « lien de l’œuvre avec l’époque de sa création, l’époque qu’elle
366
représente et notre actualité » , autrement dit sur des historicités différentes trouveront
367
leur place dans les analyses sur le statut temporel des objets .
Comment situer le théâtre de Giraudoux entre les « deux pôles extrêmes de la
dramaturgie, qui n’existent à l’état pur ni l’un ni l’autre, mais entre lesquels toute
représentation opère des choix : – une dramaturgie de l’illusion, qui consiste à nous faire
368
oublier que nous sommes au théâtre […] ; – une dramaturgie de l’allusion » , par laquelle
au contraire tout nous le rappelle ? Quelle est sa place entre une dramaturgie de type
aristotélicien et une dramaturgie de type brechtien ? Nous montrerons que l’analyse du
361
M. Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1995, t. 1, p. 285-286.
362
363
364
365
366
367
P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, A. Colin, 2004, p. 106-107.
P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, op. cit., p. 108.
R. Monod, Les Textes de théâtre, op. cit., p. 139.
Ibid., p. 48.
P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, op. cit., p. 108.
ème
Notre 3
partie abordera la dimension idéologique de ces historicités.
368
R. Monod, Les Textes de théâtre, op. cit., p. 113.
141
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
fonctionnement dramaturgique des objets peut apporter une contribution importante à cette
réflexion.
Notre premier chapitre sera consacré aux objets qui renvoient au cadre spatio-temporel
de l’action, un second chapitre abordera la fonction dramatique des objets et le troisième
replacera les rapports entre les personnages et les objets dans le cadre plus général de
369
la « crise du personnage dans le théâtre moderne » pour mieux cerner la singularité du
théâtre de Giraudoux.
Chapitre 1. Les objets et le cadre spatio-temporel de
l’action.
En préambule à ce chapitre, nous établirons la nécessaire distinction entre « objets
scéniques » et « objets extra scéniques », en nous appuyant sur les ouvrages d’A. Ubersfeld,
370
de R. Monod et de J.-P. Ryngaert , puis nous rappellerons les idées de Giraudoux sur
le décor au théâtre. Nous nous intéresserons ensuite au statut spatial des objets avant de
poser la question de la couleur locale et des anachronismes, enfin nous étudierons leur
statut temporel.
A) Préambule.
« Palliant les ellipses du texte théâtral, l’objet peut […] représenter un moyen commode
371
pour situer synecdochiquement le cadre de l’action », écrit M. Vuillermoz qui souligneque
cessignes sont souvent destinés à la fois aux spectateurs et aux personnages. Comment
situer le théâtre de Giraudoux, entre déploiement d’objets et distribution parcimonieuse ?
1) Objets scéniques et objets hors scène.
Il est indispensable, au préalable, de différencier, dans le texte, le « en scène », c’est-àdire « le[s] lieu[x] où se passe, très matériellement, chacune d[es] scène[s] », selon J.-P.
Ryngaert et le hors-scène, « espace qui intervient dans la fable pour des scènes qui n’ont
372
pas lieu, mais qui sont évoquées ou racontées par les personnages. » . Aussi étudieronsnous les objets constitutifs de l’espace intra fictionnel, « scéniques » ou « non-scéniques »,
373
selon la terminologie d’A. Ubersfeld . Les premiers relèvent des choix de mise en scène,
369
Nous empruntons cette expression à l’ouvrage de R. Abirached, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris,
B. Grasset, 1978, pour la première édition, Gallimard, collection « Tel », 1994.
370
A. Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, Editions sociales, « Classiques du peuple », 1978, R. Monod, Les Textes de théâtre, op. cit. ;
J.-P. Ryngaert Introduction à l’analyse du théâtre, Paris, Bordas, 1991.
371
M. Vuillermoz, Le Système des objets dans le théâtre français des années 1625-1650, op. cit., p. 79. Il citecomme exemples « les
tableaux et l’ameublement somptueux […] qui [dans L’Heureux Naufrage] signalent un intérieur princier ». De même, « Pour camper
le décor de la galerie du Palais dans la pièce éponyme, Corneille a recours à de nombreux objets particularisants : les articles et le
matériel des marchands. » (op. cit., p. 80).
372
373
142
J.-P. Ryngaert Introduction à l’analyse du théâtre, op. cit., p. 76.
A. Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., p.195.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
374
à savoir, éléments de décor , costumes, accessoires de jeu, les seconds suggèrent, selon
J.-P. Ryngaert, « […] un espace qui n’est pas, en principe, destiné à la représentation, mais
qui intervient dans la fable ». De plus, poursuit-il, « ces espaces absents mais littéralement
présents dans la coulisse existent hors texte comme ils existent hors scène et parfois ils
pèsent assez fort sur le texte ou sur la scène pour qu’on s’y arrête. » (ibid.).
R. Monod, quant à lui, ajoute un troisième terme, le « off », pour désigner ces espaces
« dans la coulisse », réservant au hors-scène « tous les éléments de la fable qui sont
seulement l’objet d’informations, qui ne sont pas représentés ». Dès lors « sont "off" les
actions qui se déroulent dramatiquement dans le temps du fragment, mais non dans son
espace : actions perçues par les personnages en scène (auditivement et/ou visuellement)
comme se passant là, tout près, mais hors de la vue du spectateur. Alors que le "horsscène" tend parfois vers l’épique, le "off" réalise au profit (ou aux dépens) du spectateur
une extension de l’effet dramatique. Derrière cette porte, il n’y a plus la coulisse, mais une
autre salle où se joue, en ce moment, le cours des événements… […]. Beaumarchais use
375
et abuse du "off". » . Cette distinction nous semble importante et féconde pour le théâtre
de Giraudoux, aussi la retiendrons-nous pour rendre compte des nombreux objets qui ne
sont pas dans le « en scène ».
Issacharrof, lui, distingue ce qu’il appelle le « visible » et le « non visible », termes
auxquels il substitue en cours d’analyse ceux de « mimétique » et de « diégétique ».
« Qu’est-ce que le visible au théâtre ? ce qu’on voit sur scène, évidemment. Mais on, c’est
376
qui ? […]. Le visible signifie […] du point de vue du public et non des personnages. » , ainsi
la dague que Macbeth voit devant lui n’a pas d’existence concrète pour les spectateurs. Ce
qu’Issacharoff dit du « non visible », à partir d’exemples pris à Racine, la mort d’Hipppolyte
ou les portes de Trézène, nous semble plus intéressant : « le non-visible doit se situer soit
dans le passé (dans l’avenir s’il s’agit d’un élément à visualiser ultérieurement), soit dans
la coulisse, bref en dehors du microcosme scénique », si bien qu’une « séparation (spatio377
temporelle) s’impose entre le visible scénique et le non-visible extra-scénique. » . Cette
remarque justifie l’analyse du statut spatio-temporel des objets que nous entreprenons ici :
si le « visible » est de l’ordre du présent (de l’énonciation) et de la présence, le « nonvisible » impose l’étude du rapport au passé et à l’avenir, c’est-à-dire des relations que les
objets entretiennent avec l’histoire ou/ et la fable. Ce qu’Issacharoff appelle également le
« perceptible » est l’espace mimétique, tandis que le non perceptible est l’espace diégétique,
378
espace qui nécessite la médiation verbale du dialogue . Cependant, il existe un « cas
intermédiaire […] celui où un personnage sur scène parle du perceptible, se référant donc
379
expressément au décor, au mobilier, aux accessoires. » comme dans Huis clos ou dans
374
Il faut encore citer A. Ubersfeld à ce propos : « l’objet-décor peut être référentiel ; iconique et indiciel, il renvoie à l’histoire, à
la peinture (au "pittoresque", au "réel") […] le mise en scène romantique a pour but l’"exactitude historique" […], l’objet naturaliste
dénote un cadre de "vie quotidienne" ». (A. Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., p. 197). Nous renonçons à l’emploi des termes icône
et indice qui nous paraissent peu opérationnels pour le texte de théâtre.
375
376
377
378
R. Monod, Les Textes de théâtre, op. cit., p. 142.
M. Issacharoff, Le Spectacle du discours, Paris, Librairie José Corti, 1985, p. 19.
Ibid.
L’espace diégétique ne nécessite pas obligatoirement la médiation du dialogue : pensons aux bruitages, aux cris, etc.
L’introduction du troisième terme proposé par R. Monod, le « off », s’impose donc.
379
M. Issacharoff, Le Spectacle du discours, op. cit., p. 69.
143
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Siegfried, où Geneviève et Robineau jugent les objets, à l’acte III d’Intermezzo, où le
Contrôleur décrit le mobilier de la chambre d’Isabelle.
L’étude du statut spatial des objets passe donc nécessairement par une analyse
détaillée des rapports entre les objets et l’espace scénique d’une part, entre les objets extrascéniques et les lieux hors scène d’autre part : ceci justifiera les deux volets de notre exposé
pour chaque pièce.
Si la présentation pièce par pièce a l’avantage de conserver la cohérence textuelle,
il est indispensable de regrouper certaines œuvres, non point seulement parce qu’elles
empruntent leur matériau à de grands modèles littéraires et à des domaines que nous
continuerons d’appeler, pour simplifier, « biblique », « antique » et « moderne », mais
parce que certaines constantes se dégagent des pièces appartenant au même domaine
d’inspiration.
Par ailleurs, nous distinguerons différentes sortes d’espaces, en fonction de leur plus
ou moins grande proximité par rapport à l’espace scénique : l’espace contigu (une autre
380
pièce de la maison, par exemple), l’espace élargi (la ville), l’espace plus lointain (le pays) .
Nous aurons en outre à régler le sort d’objets extra fictionnels qui suggèrent un espace non
humain, surnaturel ou mythique. Certains objets peuvent bien entendu transiter d’un espace
à un autre, mais cela concerne moins leur statut spatial que leur fonction dramatique.
Il nous semble par ailleurs nécessaire de différencier les types d’espaces que les objets
contribuent à constituer ou à désigner : il est important aussi de distinguer « intérieur »
381
et « extérieur » et l’on sait, depuis que R. Barthes, étudiant le théâtre de Racine ,
a mis l’accent sur « l’espace clos » et sur « l’espace ouvert », combien l’action et le
sort des personnages en dépendent. Nous ajouterons, lorsqu’elle se révélera pertinente,
l’opposition entre espace public et espace privé, qui, chez Giraudoux, complexifie souvent
382
les distinctions précédemment évoquées .
2) Les idées de Giraudoux sur le décor.
Il nous paraît nécessaire d’évoquer la conception giralducienne du décor. Bien que nous
ayons pris le parti du texte et non celui de la représentation théâtrale, nous ne saurions
passer sous silence les idées de l’auteur lui-même sur le décor de théâtre : elles nous
semblent de nature à éclairer la valeur indicielle des objets par rapport au cadre de l’action.
Giraudoux pose clairement la question de la représentation mimétique de la réalité : en cela,
il s’inscrit dans la réflexion menée depuis les années 1880, tant par des auteurs dramatiques
383
que par les metteurs en scène . C’est précisément dans un propos centré sur « Lemetteur
380
381
382
Voir Annexe 4. Statut spatial des objets.
R. Barthes, Sur Racine, Paris, Editions du Seuil, 1963.
Pour accompagner cette étude, nous proposons en annexe pour chaque pièce un tableau dans lequel l’espace scénique
est confronté à la multiplicité des espaces hors scène.
383
Il faut rappeler ici que les choix esthétiques des metteurs en scène du Cartel qui vont vers une sobriété du décor ne sont pas
indépendants des contraintes économiques de l’après Première Guerre mondiale, les décors représentant une charge financière très
lourde pour les théâtres, même si plane l’ombre de Copeau et sa théorie du « tréteau nu ». Celui-ci écrit en effet « qu’à l’heure actuelle,
dans l’Europe entière, tous les artistes du théâtre se rencontrent sur un point : condamnation du décor réaliste qui tend à donner
l’illusion des choses mêmes, exaltation d’un décor schématique ou synthétique qui vise à les suggérer. » (J. Copeau, « Un essai de
rénovation dramatique », NRF, septembre 1913, reproduit dans Du théâtre d’art à l’art du théâtre. Anthologie des tetxes fondateurs
réunis et présentés par J.-F. Dusigne, Paris, Editions théâtrales, 1997, p. 45).
144
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
en scène » et repris dans Littérature, qu’il aborde le problème du décor. Parlant du public
français, il écrit :
« Sur la scène, le décor vrai lui paraît faux, et à juste titre, puisqu’il n’est qu’une
384
imitation. » .
Nous retrouvons ici le rejet de la conception naturaliste d’un décor illusionniste, parce qu’il
n’est qu’un simulacre. C’est justement cette exactitude, cette présence de vrais objets d’un
décor réclamés par Antoine qui, si l’on en croit l’acteur Renoir de L’Impromptu de Paris,
déçoit :
« A huit ans on a mené monpère au Gymnase. Il y avait sur la scène un vrai piano.
Il a hurlé de déception et on a dû le sortir du théâtre. » (IP., 1, p. 692).
L’on peut supposer que l’enfant espérait un décor de rêve ou de féerie, or, au nom
de la même exigence de vérité, Giraudoux récuse aussi « le décorvolontairement
385
et grandiosement irréel. »
. Cetteexpression pourrait nous faire penser au théâtre
symbolistedont les décors témoignent souvent de la primauté accordée aulangage
386
picturalqui suggère au lieu de représenter, selon l’esthétique mallarméenne .
Dans le contexte polémique de la conférence sur le metteur en scène, il semble bien
qu’il fasse davantage allusion, par les termes de « décor […] irréel », aux batailles livrées en
Allemagne et en Russie pour la découverte du « décor imaginaire »(Littérature, p. 222), ce
qui concerne alors Piscator et Meyerhold, pour ne citer que les plus grands novateurs en la
matière. Giraudoux récuse également dans ces choix scénographiques la « prépondérance
387
du visuel, du spectaculaire », comme le noteB. Dawson .
Ces deux solutions sont donc également à bannir selon Giraudoux qui s’appuie sur
l’argument de la nécessaire cohérence entre le texte et le décor, pour prôner une troisième
solution, « le décor de convention. » Pour clarifier sa pensée, il donne deux exemples de
décors conventionnels qui ont fait la preuve de leur efficacité dramatique :
« Il s’est agi de trouver pour l’époque des avions et des meubles Ruhlmann
l’équivalent de ce qu’avait été pendant deux cents ans, de Voltaire à Emile Augier,
la perfection de ce salon Louis XV à pans coupés et à trois portes, et de la forêt
avec ses deux arbres de premier plan, celui de droite incliné, celui de gauche
avec fourche et nid de pie. » (op. cit., p. 222).
Cette affirmation, outre qu’elle témoigne de l’intérêt de Giraudoux pour la modernité,
comporte deux objets qui proposent de nouvelles formes et s’inscrivent dans de nouvelles
conceptions de l’espace : « l’avion », un des premiers objets de la modernité à être entré
384
J. Giraudoux, « Le metteur en scène », conférence prononcée le 4 mars 1931, reprise dans Littérature, Paris, B.
Grasset, 1941, Gallimard, collection « Idées », 1967, p. 221.
385
386
J. Giraudoux, Littérature, op. cit., p. 241.
R. Abirached souligne que les choix du théâtre symboliste empêchent « le surgissement d’une autre dramaturgie » : selon lui,
« si le théâtre mental malmène la mimésis, c’est beaucoup moins parce qu’il la subvertit que parce qu’il l’imite elle-même, en confiant
à l’imagination du spectateur le soin d’accomplir le verbe en figures construites dans l’espace du rêve, ce qui revient à lui donner les
prérogatives de l’acteur, sans les pouvoirs qui y sont attachés. » (R. Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne,
op. cit., p. 184).
387
B. Dawson, « Théorie du langage dramatique et problèmes de mise en scène », CJG n° 10, p. 22.
145
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
388
en poésie grâce aux futuristes et à Apollinaire , le mobilier, une constante des références
giralduciennes, avec la mention d’un des principaux concepteurs du mobilier Art déco,
Ruhlmann.
389
Giraudoux n’opte pas pour la solution radicale prônée par Jarry dans une conférence
et dans une lettre à Lugné-Poe :
« Adoption d’un seul décor, ou mieux, d’un fond uni […]. Un personnage
viendrait, comme dans les guignols, accrocher une pancarte signifiant le lieu de
la scène. (Notez que je suis certain de la supériorité "suggestive" de la pancarte
390
sur le décor). » .
Le « décor de convention » giralducien ne met pas en cause l’illusionnisme théâtral,
contrairement à l’option extrémiste de Jarry selon laquelle le rejet du naturalisme pour le
391
décor et la revendication de l’irréalisme vont de pair avec l’affirmation de la théâtralité , ce
que nous retrouvons chez Brecht avec l’usage des pancartes et des rideaux qui délimitent
des aires de jeu dans l’espace scénique. Par une toute autre voie, Claudel dénonce la
mimésis par ses didascalies qui nous rappellent que le lieu n’est que l’espace du théâtre.
Ainsi, dans Le Soulier de satin, présentant avec humour ce qu’il appelle « quelques
indications scéniques », écarte-t-il tout illusionnisme : « Dans le fond la toile la plus
négligemment barbouillée, ou aucune, suffit. » (S., p. 11). Claudel reprend à Jarry l’idée
que le décor doir être perçu comme théâtre, et à plusieurs reprises les didascalies mettent
392
l’accent sur cet aspect essentiel de la dramaturgie .
Giraudoux, rejetant le modèle brechtien pour des raisons autant idéologiques
qu’esthétiques, les deux étant inséparables, ne suit pas davantage Claudel qu’il admire. Or
dans la nuit complète ses réflexions : « le décor, c’est une atmosphère, unecouleur poétique
donnée à toute la pièce. » (op. cit ., p. 183).
Cette nécessaire invention que Giraudoux réclame pour la scène est-elle totalement
étrangère au traitement spatial des objets dans le texte théâtral ? La question semble
invalidée par l’auteur lui-même lorsqu’il dit ne jamais penser au décor quand il écrit.
Cependant, le statut spatial des objets semble bien induire les choix de Giraudoux
en matière de représentation. Celle-ci est-elle mimétique ? Esquisse-t-il ce « décor
388
Pensons aux « hangars de port-aviation » dans « Zone » (Apollinaire, Alcools, dans Œuvres poétiques, Paris, Editions Gallimard,
NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 39-44).
389
A. Jarry, « De l’inutilité du théâtre au théâtre », Théâtre complet, Paris, Gallimard, NRF, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1972, p. 405 et suivantes.
390
A. Jarry, Lettre à Lugné-Poe, 8 janvier 1896, citée dansA. Jarry, Théâtre complet, op. cit., p. 1043.
391
ème
La question de la théâtralité sera abordée dans notre 3
partie, dans le chap. 2, Un théâtre ludique.
392
M. Lioure a consacré à cette dramaturgie un article intitulé « Le théâtre à l’état naissant », RHLF, novembre-décembre 1977, p.
916-931. Le sens du théâtre et le refus de l’illusionnisme inspirent à Claudel une solution dramaturgique intéressante, l’emploi d’un
objet comme signe d’un autre : « Un vieux bateau élabré et rapiécé […]. Si c’est trop compliqué à représenter, une simple bouteille
ème
dans la main de Diego Rodriguez contenant un bateau à voiles fera l’affaire. » (S., 4
journée, 7, p. 345). L’on ne saurait mieux
ruiner toute prétention mimétique. Et le « théâtre d’objet » est déjà présent dans cette proposition. Nous savons que Claudel, qui
avait souhaité rencontrer Piscator, va jusqu’à suggérer dans les didascalies l’emploi d’un écran et d’une projection cinématographique
ème
ème
lorsqu’apparaît « l’Ombre double » (S., 2
journée, 13, p. 167), puis « une palme » (S., 2
journée, 14, p. 169) ainsi que pour
« l’image bleuâtre » du Globe terrestre et pour la terre qui « se rétrécit et devient pas plus grosse qu’une tête d’épingle » avant que
ème
l’écran ne soit « rempli par le ciel fourmillant » (S., 3
journée, fin 8, p. 238).
146
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
deconvention » dont il rêve pour le théâtre moderne ? Le hors-scène fonctionne-t-il avec les
mêmes partis pris esthétiques que le en scène ?
B) Statut spatial des objets.
Nous considérerons dans un premier temps les pièces « bibliques », dans un second
temps, nous examinerons les œuvres réunies sous l’appellation de pièces « antiques ».
Avant de prendre en compte les pièces « modernes », nous nous arrêterons sur Ondine et
Supplément au voyage de Cook, autres palimpsestes.
1) Les pièces « bibliques ».
a) Judith.
Le « salon d’entrée » chez Judith, espace clos, est sans cesse assiégé de l’extérieur
et défendu par Joseph : une « fenêtre s’ouvre […]. Un homme paraît, à cheval sur la
croisée. » (Jud., I, 1, p. 200) ; il est aussi un lieu de passage : de multiples portes créent un
lien avec l’espace contigu, celui de la rue par « la porte principale »(Jud., I, 1, p. 202), celui
de la demeure par « une porte de côté » (ibid.). Seule « une table » vient meubler l’espace
scénique. Une réplique de Joseph qui enjoint aux domestiques de chercher partout : « Dans
l’escalier ! Dans les placards ! Dans la cheminée ! » (Jud., I, 1, p. 199) ne nous permet
pas pour autant de savoir si ces éléments font partie du décor ou d’un espace contigu. En
revanche, scénique ou non, le lieu est tout sauf ce que les prêtres veulent en faire : lorsque
le grand rabbin y voit un endroit déjà sacré, Joseph rétorque :
« Sacré ? Pourquoi sacré ? J’espère bien que ce lieu ne sera jamais sacré !
C’est le salon où mon père a eu sa première attaque, où Judith rassemblait ses
poupées et a perdu sa première dent, où sa mère a eu le premier malaise de sa
grossesse… On y mange, on y pleure, on y crache. […]. Sa sainteté est d’être un
lieu humain, et non sacré… » (Jud., I, 2, p. 204).
Ce lieu correspond parfaitement à l’univers profane, « milieu où se déploie la vie dans
393
sa dimension quotidienne et banale », comme l’écrit P. Alexandre-Bergues . La reprise
exaspérée de l’adjectif « sacré » est contrebalancée par une longue phrase au rytme ternaire
qui rassemble tout le passé familial, très humain, et une seconde, brève, construite sur
un système ternaire de verbes exprimant des actions corporelles, ce qui accentue le refus
du sublime, et donc du sacré, tout ceci amenant le paradoxe final qui proclame la haute
valeur de ce qui est strictement humain, thème déjà abordé dans Amphitryon 38, mais
dont l’expression est ici volontairement provocatrice. Or ce lieu si humain est assailli par un
prophète, puis par les prêtres qui veulent lui imposer, comme à Judith, un rôle.
La tente d’Holopherne sous laquelle se déroulent les deux autres actes (Jud., II, p. 228,
II, 3, p. 254) est également un lieu profane, revendiqué comme tel par le personnage qui
l’a dressée juste en face de la ville du Dieu juif, dans une oasis (Jud., II, 4, p. 244). Les
éléments du décor sont aussi peu exotiques que possible et ne sont mentionnés que dans
leur rapport à l’action et aux actes des personnages : du « siège » qui sert de trône (Jud., II,
1, p. 231), de la « portière » (Jud., II, 8, p. 254, III, 1, p. 254), des « rideaux » (Jud., III, 2, p.
257, III, 4, p. 261), nous ne connaissons pas la localisation scénique précise et leur valeur
indicielle est mince. La seule exception concerne le « rideau du fond » qui peut rappeler le
393
P. Alexandre-Bergues, « L’ange, l’ondine et le spectre », CJG n° 29, p. 96.
147
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
394
dispositif du théâtre élisabéthain utilisé dans Hamlet pour le meurtre de Polonius et qui
permet un effet théâtral (Jud., II, 2, p. 240). Au troisième acte, un objet scénique, ce « banc »
sur lequel « un garde ivre mort est étendu » (Jud., III, 1, p. 254) est placé là comme une
barrière entre « l’alcôve », lieu de l’intimité désigné par un terme anachronique, et le reste
de la tente, mais il n’empêche pas Jean de passer et son horizontalité redouble celle du
corps du garde endormi : au sommeil du garde correspond la facilité avec laquelle l’espace
privé de la tente est investi par les Juifs.
Entre Holopherne et la ville, une « armée de cadavres » assiège les vivants. (Jud., I, 2,
p. 203) tandis que la ville de Béthulie n’existe guère que selon le topos de la ville assiégée,
comme en témoigne ce rapide échange de répliques : « Judith : Par quelle porte dois-je
sortir ? Jean : Par la poterne d’en face. » (Jud., I, 6, p. 218).
Tout à l’opposé de Bernstein, Giraudoux propose donc comme lieu scénique un espace
dépouillé qui fait penser aux tragédies bibliques de Racine, en particulier à Esther dont
l’héroïne, comme Judith, a pour mission de sauver son peuple et à laquelle il ne manque
395
pas de faire allusion par l’intermédiaire de Sarah .
On remarquera par ailleurs que les espaces privés, la demeure de Joseph et de sa
nièce, comme la tente d’Holopherne, deviennent des espaces publics par le jeu des portes
et de la « portière ». L’intimité ne peut y être qu’éphémère parce qu’ils sont investis par la
violence des intrusions physiques et de la parole des prêtres et du garde ange, autrement
dit par le sacré auxquels certains personnages essaient vainement d’échapper.
b) Sodome et Gomorrhe.
Objets scéniques ou objets hors scène ? Aucune didascalie ne précise pour cette pièce les
lieux de l’action. Les objets nommés sont eux-mêmes difficilement localisables. Quelques
uns supposent un intérieur, comme le « miroir » de Lia (Sod., I, 1, p. 860, 863), mais ce
« vase »dans lequel sont « des plumes que [Lia a] arrachées aux anges. » (Sod., I,1, p.
861) peut être aussi bien à l’extérieur sur une terrasse. La maison, « les meubles », « le
lit où s’étend chaquesoir [leur] couple spectre. », selon Lia (Sod., I, 3, p. 877) n’ont guère
plus de réalité spatiale : Sodome est un prétexte à mettre en scène la faillite du couple et il
semble bien que le plateau nu soit ce qui lui convient le mieux.
L’espace s’élargit à un paysage paisible évoqué dès la première scène :
« Ruth : C’est beau, c’est calme, cette bourgade au milieu des tilleuls ! Lia : Oui,
c’est Sodome. Ruth : Et cette ville blanche dans les peupliers, qu’elle est douce à
l’œil ! Lia : Oui, c’est Gomorrhe. Et ce sentier dans la montagne comme un sillon
du ciel, c’est par là que viennent les anges. » (Sod., I, 1, p. 859).
Ce dialogue brosse un paysage délicieusement campagnard qui nous offre d’abord un
univers doublement rassurant, puisque les arbres sont des essences qui nous sont
familières, et que les exclamations de Ruth constituent l’espace hors scène comme un
tableau sur lequel on peut s’extasier. La répétition de « C’est » en anaphore et le patron
syntaxique « Et ce[tte] » dans des phrases exclamatives donnent au dialogue une tonalité
394
Shakespeare, La tragique histoire d’Hamlet, III, 4 (Shakespeare, Théâtre complet, traduction d’André Gide, Notes par Jean
Fuzier, Paris, Editions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol., 1959, vol. II, p. 666.)
395
« Sarah : Vas-y, Esther. C’est le moment, Assuérus t’écoute. » (Jud., II, 2, p. 236). L’allusion transparente placée dans la
bouche de la rabatteuse de femmes qu’est Sarah, dans une formulation familière, dit l’hommage à la pièce de Racine, autant qu’à
l’épisode biblique qui l’a inspirée, et le met simultanément à distance par la vulgarité du personnage : tout Giraudoux est dans ce
double mouvement.
148
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
396
lyrique que brouillent les noms des deux villes maudites énoncés par Lia . De plus, le
surnaturel s’introduit par où nous l’attendons le moins, ce « sentier » qui crée un effet pictural
de lointain avant que la métaphore ne le métamorphose en espace intermédiaire entre le
ciel et la terre, entre le sacré et le profane. L’image que les jeunes filles donnent, au second
acte, de Sodome, est plus inquiétante :
« Le sol bout là-bas. »(Sod., II, 3, p. 892).
On voit donc dans cette pièce la plupart des objets échapper à l’espace : la réalité concrète
du monde cède la place aux affrontements, aux débats entre l’homme et la femme, entre la
femme et l’ange, sur fond de fin du monde. De plus, la présence des anges aux côtés des
personnages humains transforme l’espace scénique en espace mythique.
2) Les pièces « antiques ».
a) Amphitryon 38.
Dans Amphitryon 38, l’espace scénique se dédouble : d’une part, ce qui est directement
visible, la « fenêtre éclairée » et le « voile » qu’évoque Mercure (Amph., I, 1, p. 115), et,
d’autre part, la chambre d’Alcmène qui est dérobée aux regards ; cette répartition pose le
lecteur, et davantage le spectateur bien sûr, dans une position de voyeur frustré, à l’instar
d’un Jupiter qui s’est volontairement privé de son regard divin : il reste à capter, à travers le
regard et le discours de Mercure, « les murs de [la] chambre d’Alcmène, son linge, son corps,
puis l’ombre du mari acco[ant] l’ombre de sa femme. » (Amph., I, 1, p. 117). Aussi l’injonction
du dieu valet à son maître : « Entrez par la porte […], par le lit […], par la fenêtre. » (Amph., I,
2, p. 118), espaces interdits, suppose-t-elle une effraction comme prélude à la transgression.
Une didascalie de la deuxième scène met en place un praticable, « l’escalier qui mène à la
terrasse » : Giraudoux structure ainsi l’espace scénique qu’il complète un peu plus loin par
« la balustrade » sur laquelle est penché le Guerrier et qui fait de lui une figure du destin en
même temps qu’un spectateur (Amph., I, 2, p. 121, 123). L’espace est donc marqué par la
verticalité. C. Hallak souligne à ce propos « la superposition de deux espaces scéniques,
celui des dieux qui occupent l’espace horizontal (la terrasse) et celui des humains l’espace
vertical (le palais), inversion de la répartition traditionnelle entre le ciel et la terre : le jeu
de substitutions au niveau scénographique est une réécriture du mythe. » Nous avons en
effet « Alcmène à son balcon. Jupiter en Amphitryon. » (Amph., I, 6, p. 136). A l’inverse,
l’acte II se joue dans l’horizontalité, matérialisation spatiale du rôle joué par le dieu auprès
de la mortelle et de son désir satisfait : « Jupiter en Amphitryon étendu sur la couche et
dormant. » (Amph., II, 2, p.141).
Il est clair que cette géométrisation d’un espace à trois dimensions va dans le sens
du « décor de convention » que souhaite Giraudoux. Pour s’en convaincre, il suffit de lire
dans les lettres à Suzanne l’expression ironique de sa déception dans ce domaine lors de
la création de la pièce en Allemagne
396
Ce dialogue rappelle à plus d’un titre Siegfried : d’une part, le dernier acte et l’évocation du village français, par le vocabulaire et le
lyrisme, d’autre part, le second acte dans lequel Geneviève et Robineau nomment tous les monuments de Gotha, l’un admiratif, l’autre
ironique. Nous avons là une constante de l’écriture giralducienne pour faire « voir » au lecteur, par un artifice qui n’est pas exactement
l’équivalent d’une didascalie interne, le hors-scène : la modalité exclamative introduit en effet une vision subjective, toujours distanciée
par l’un des personnages, Geneviève ou Lia.
149
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« Décor peu moderne, une sorte d’établissement de bains grec dans la Forêt
397
Noire. » .
La fenêtre mentionnée à plusieurs reprises par Eclissé s’avère un objet clé puisqu’elle
est à la fois le lieu des proclamations mensongères de la nourrice à l’adresse des jeunes
filles qui montent vers le palais et celui de l’intrusion d’une « abeille » importune, dieu ou
insecte, selon les interprétations opposées des deux personnages. Auparavant, les fenêtres
permettent à Jupiter un jeu inverse de celui du premier acte puisqu’il contemple le paysage
(Amph., II, 2, p. 141).
Le lien entre la scène et l’espace contigu est assuré par « cette porte [qui] donne sur
une chambre obscure où tout est préparé pour le repos. », lieu mystérieux et protecteur
à la fois des amours conjugales (Amph., II, 6, p. 166). A l’espace ouvert des premier et
troisième actes, clairement placé sous le signe du regard, que ce soit celui des dieux
ou celui des Thébains, s’oppose l’espace clos de la chambre, clos mais non préservé
en fait puisque Léda, acceptant de rendre service à Alcmène en se substituant à elle,
retrouvera le véritable Amphitryon et non Jupiter. Là encore, l’espace de l’intimité est le
lieu d’une transgression. Pourtant le matériau sonore de cette phrase nous éloigne de
la comédie et du motif banal de la tromperie : il tempère en effet le caractère solennel
que suggèrent les consonnes dures, dentales, palatales et gutturales, par la douceur des
sifflantes et la dominante vocalique fermée : [ou],[u],[é] qui crée une atmosphère feutrée : la
chambre d’amour est ainsi poétisée, mais nous savons qu’il s’agit d’ironie tragique, puisque,
à la différence des deux personnages féminins, nous connaissons le plan de Jupiter qui
transforme la chambre conjugale en lieu d’une double infidélité.
Les objets non scéniques, quant à eux, suggèrent comme espace contigu l’intérieur
398
du palais, qu’il s'agisse des « mosaïques » (Amph., II, 2, p. 148), de « l’autel d'or »
qu’Alcmène envisage de dresser à Jupiter dans le palais (Amph, II, 5, p. 158), ou encore
de la chambre où Léda va attendre celui qui est supposé être le dieu, lieu dont le confort et
l’intimité sont indiqués par la présence du « divan » et de « tapis de haute laine » (Amph.,
II, 6, p. 170). L’espace élargi est celui de la ville de Thèbes, suggéré par les « lampes » qui
s’éclairent une à une (Amph., I, 2, p. 123), une « chaumière » remarquée par le Guerrier
(ibid.) ; quant aux « murailles », aux « remparts » depuis lesquels Eclissé a « vu au galop de
son cheval [Amphitryon] franchir les fossés. »(Amph., II, 6, p. 169), ils assurent la tonalité
épique, même au prix d’un anachronisme de mot, le « chemin de ronde » (ibid.) évoquant
davantage les romans de chevalerie que l’épopée antique. L’espace lointain, celui du champ
de bataille quitté par le général thébain, n’a d’autre réalité que celle des armes et des
cadavres nommés par Amphitryon (Amph., I, 3).
Enfin, l’espace surnaturel n’existe que par la mention de parties du corps des dieux,
et non par par celle d’objets, exception faite de la Méduse dont les cheveux sont « des
serpents taillés en plein or » sur le bouclier d’Amphitryon. (Amph., I, 3, p. 125).
b) La Guerre de Troie n’aura pas lieu.
« Dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, tout commence par une didascalie qui semble
faire de la ville une citadelle imprenable, une cité totalement impénétrable, – une mer de
397
J. Giraudoux, Lettre à Suzanne, 14 décembre 1930, citée dans Jean Giraudoux, Catalogue de l’exposition de la B.N.,
1982, p. 95. Et encore : « Horrible !… Tout ce que j’avais voulu éviter, les Grecs de l’Odéon, les couleurs les plus vulgaires,
le décor le plus inintelligent, tout y est… », Lettre à Suzanne du 15 janvier 1931 (ibid.).
398
150
Mosaïques que l’on rapprochera de celle dont se souvient l’Etranger (El., I, 1, p. 598).
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
remparts. », écrit P. Brunel qui rapproche ce décor de celui de Hamlet, les sentinelles étant
399
au début du drame sur une terrasse, « the platform ». (Hamlet, I, 2, v. 213) .
L’espace scénique de La Guerre de Troie n’aura pas lieu est structuré par des
plans horizontaux et des plans verticaux que désignent des termes d’architecture dès la
macrodidascalie du premier acte :« Terrasse d’un rempart dominé par une terrasse et
dominant d’autres remparts. » (GT, I, p. 483), ce que l’on peut considérer comme un
souvenir de L’Iliade aussi bien que comme un écho des recherches scénographiques
contemporaines : rappelons qu’à la création, les décors de Mariano Andreu avaient pour
400
caractéristiques « simplicité, stylisation, géométrisation des formes » .
L’espace du deuxième acte est clos, et, placé au centre, un objet monumental attire
l’attention, les « portes de la guerre » (GT, II, p. 512), le discours des personnages leur donne
d’ailleurs une réalité concrète : il est question de « deux battants toujours ouverts » (GT,
II, 4, p. 516).
Giraudoux utilise, pour élargir l’espace, divers procédés.
« Vois ce soleil. Il s’amasse plus de nacre sur les faubourgs de Troie qu’au
fond des mers. […]. Vois ce cavalier de l’avant-garde se baisser sur l’étrier pour
caresser un chat dans ce créneau… », dit Andromaque à Cassandre. (GT, I, 1, p.
485).
Grâce àl’anaphore du verbe à l’impératif, « d’un regard et d’un geste, Andromaque fait
exister l’espace extérieur pour le spectateur », écrit P. Brunel qui poursuit : « Une harmonie
entre terre et mer essaie de se créer, [alors même] que le cavalier de l’avant-garde annonce
l’arrivée de l’armée et donc l’avancée de l’action, cependant que le chat caressé réintroduit
subrepticement l’image terrible du tigre. » (ibid., p. 238-240). Ainsi, l’espace lontain n’est-il
qu’apparemment porteur d’espoir de paix, illusion que dénonce Cassandre avant de faire,
à son tour, exister l’espace contigu :
« Et il monte sans bruit les escaliers du palais. Il pousse du mufle les portes… Le
voilà… Le voilà… » (GT, I, 1, p. 485).
L’ambiguïté entretenue par l’emploi du pronom personnel de troisième personne et le savant
ralenti qui nous fait parcourir en imagination le palais, préparent l’entrée du tigre, autrement
dit du destin ou d’Hector, ce qui revient au même. Le procédé du regard est de nouveau
utilisé, par Cassandre cette fois, pour faire découvrir à Hector un autre tableau :
« Hélène a une garde d’honneur […]. Regarde. C’est l’heure de sa promenade…
Vois aux créneaux toutes ces têtes à barbe blanche… […]. Ils devraient être à la
porte du Scamandre, par où entrent nos troupes et la victoire. Non, ils sont aux
portes Scées, par où sort Hélène. […]. Elle est sur la seconde terrasse. » (GT, I, 4,
p. 493-494).
L’espace s’élargit à l’ensemble des fortifications : Giraudoux crée un effet de lointain par la
reprise du terme d’architecture militaire : les « créneaux ». La ville fortifiée reprend à L'Iliade
les « portes Scées » et la « porte du Scamandre », non sans jouer avec cette mémoire
401
littéraire . La ville de Troie apparaît dans une réplique ironique de Cassandre et elle semble
399
P. Brunel, « Giraudoux et le modèle grec. », Revue Méthodes !, p. 214.
400
401
Cf. G. Teissier, TC (P.), Notice, n.7, p. 1155.
La porte Scée apparaît dans les chants III, VI et XXII du poème homérique, et le Scamandre est le fleuve que les dieux dirigent
contre le rempart au chant XII. Hélène nomme à Priam et aux Vieillards les chefs grecs dans le chant III et c’est devant la porte Scée
qu’Hector est tué par Achille ; enfin, du haut des remparts, après Priam, Hécube, puis Andromaque, voient Achille traîner derrière
151
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
se résumer aux « petits bancs » des hémiplégiques qui admirent Hélène. Hector, dans la
scène avec Ulysse, met, quant à lui, l’accent sur la campagne et sur la ville industrieuse :
« des milliers de charrues, de métiersàtisser, de forges et d’enclumes. » (GT, II, 13, p. 544).
A l’acte II, le port où les navires grecs se sont présentés revêt une importance particulière,
et les termes techniques de marine, parfois inventés de toute pièce, laissent imaginer ces
navires arrogants dont les proues s’ornent de « nymphes sculptées gigantesques » (GT, II,
5, p. 521). L’espace lointain est d’abord celui du champ de bataille d’où revient Hector et qui,
dans son discours, est présent par les armes et les corps blessés ou morts (GT, I, 3). Dans
le dialogue entre Pâris et son frère aîné, apparaît le rivage grec témoin de l’enlèvement
d’Hélène dans le « canot » du Troyen (GT, I, 4, p. 492), et, plus lointaine encore, voici la
Grèce dont Hélène donne un raccourci saisissant et dont Hector fait un chromo blanc et or :
« Hélène : C’est beaucoup de rois et de chèvres éparpillés sur du marbre.
Hector : Si les rois sont doit dorés et les chèvres angora, cela ne doit pas être mal
au soleil levant. » (GT, I, 8, p. 505).
Bien que « rois » et « chèvres » soient des êtres vivants, échappant donc a priori à
nos investigations, la formulation par la locution adverbiale de quantité « beaucoup de »
ordinairement appliquée à des éléments matériels, à des objets et, dans la réplique d’Hector,
l’attribut « dorés » qui assimile les rois à des statues ne nous invitent-ils pas à considérer
« chèvres » et « rois » comme des objets représentés dans un tableau ?
Le départ d’Iris semble plus conforme à la tradition, puisque l’arc en ciel, son attribut,
fait le lien entre le ciel et la terre : « On voit une grande écharpe se former dans le ciel. » (GT,
II, 12, p. 543), mais la réplique d’Hélène, « Elle a oublié saceinture à mi- chemin. » (ibid.)
est aussi, par l’emploi d’un terme du costume, le signe d’une confusion entre le monde des
dieux et celui des hommes, entre l’espace hors scène et l’espace scénique, entre le visible
et l’invisible.
c) Electre
La macrodidascalie du premier acte renoue, nous l’avons vu , avec la sobriété d’écriture de
la tragédie classique, s’abstenant de toute précision descriptive : « Cour intérieure dans le
palais d’Agamemnon. » (El., I, p.597), aussi est-ce par le dialogue que Giraudoux construit
peu à peu ce palais : jusque-là, rien de bien original, mais si nous avons employé le terme
de « construction », c’est qu’il s’agit bien d’édifier par le discours le palais d’Agamemenon et
cela avec des termes d’architecture qui attestent la volonté de structurer un espace vertical,
à savoir « façade », « fenêtres », et horizontal, par les expressions « corps de droite »,
« corps de gauche », « aile ». Nous retrouvons ce qui semble bien une constante du lieu
402
scénique des pièces antiques de Giraudoux .
Mais l’architecture de ce palais, dans sa construction purement verbale, est minée par
l’intervention de la Première Petite Fille :
« Le côté droit n’existe pas. On croit le voir, mais c’est un mirage. » (El., I, 1, p. 597).
son char le cadavre d’Hector au chant XXII, L’Iliade, v. 405-515, op. cit., p. 372-374. Chez Giraudoux, les noms propres suffisent à
l’arrière-plan épique, sans souci d’exactitude.
402
Comme l’écrit J. Body, « Côté décors, la légende permet d’opérer en douceur la "révolution scénographique" […] le passage du
décor de toile peinte devant laquelle se prodilent les acteurs , à l’organisation d’un espace scénique à trois dimensions dans lequel se
meuvent les acteurs. ». Evoquant la création de la pièce, J. Body poursuit : « pour fermer le champ clos où s’affrontent les discours
rivaux, Jouvet a érigé un palais inquiétant […]. A l’intrigue horizontale (arrivées, départs, assauts), la mise en scène ajoute donc
l’énigme d’une intrigue "verticale" que le texte suggérait aussi. » (J. Body, « Légende et dramaturgie dans le théâtre de Giraudoux »,
RHLF, 1977, p. 937-938).
152
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
Le mot « mirage » est un « possible effet de distanciation qui désigne le décor comme
403
tel, éphémère édifice de carton-pâte sans réalité. », commente P. Alexandre-Bergues .
Comment, dès lors, parler de droite et de gauche ? L’illusionnisme théâtral est ici mis à
mal autant que la logique. Nous avons bien ici cette « crise de la représentation dans
404
un spectacle qui se dénonce comme tel », comme l’écrivent C. Veaux et P. Alexandre405
Bergues .
A la différence de Claudel qui confie à des didascalies le soin de ruiner la représentation
mimétique, Giraudoux utilise le dialogue comme lieu de l’élaboration et de la destruction
quasi simultanées d’un décor : ce n’est même plus le fameux « décor verbal », c’est un
fantôme de décor. Le palais dépeint par le Jardinier est étrange :
« La façade est bien d’aplomb […]. Ce qui vous trompe, c’est que le corps de
droite est construit en pierres gauloises qui suintent à certaines époques de
l’année. […]. Et que le corps de gauche est en marbre d’Argos, lequel, sans qu’on
ait jamais su pourquoi, s’ensoleille soudain, même la nuit. » (El., I, 1, p. 597-598).
406
Cette personnification du palais, et son ambivalence, entre rire et larmes, impose une
interprétation symbolique : le deuil et l’espoir du retour du fils d’Agamemnon pour Electre,
le mythe solaire structuré autour de la figure d’Agamemnon et de son fils, Electre ne dit-elle
pas « mon frère est né comme le soleil, une brute d’or à sonlever. »(El., I, 8, p. 629) ? La nuit
est aussi celle de la mort et du mensonge des criminels, nuit que dissipera la lumière de la
vérité. La répartition spatiale des fenêtres, dès lors, ne peut plus être lue comme référant à
un espace donné, mais comme une construction symbolique, celle d’« une sorte de maison
407
hantée dont le remords semble avoir été l’architecte . » , ce qui fait écho à l’atmosphère
du Deuil sied à Electre d’O’Neill, même si, comme l’affirme L. Gauvin, « lesrapprochements
408
[sont] trop infimes pour qu’on puisse parler d’une influence de O’Neill sur Giraudoux. » .
La fenêtre d’Electre est « si haut, presque aux combles » (El., I, 1, p. 599) dans un endroit
en désaccord avec le statut de princesse, C. Veaux y voit une mise à l’écart et par le fait que
« c’est l’ancienne chambre du petit Oreste » : à l’exil de son frère, rappelé par le Jardinier
409
(ibid.), correspondrait l’exil intérieur d’Electre . Ce lieu fait surtout habilement le lien avec
l’espace élargi tout en confirmant le motif du deuil :
403
P. Alexandre-Bergues, « "Si la pendule sonne 102 heures, ça commence à être du théâtre" : théâtre et mimesis dans
Electre et La Guerre de Troie n’aura pas lieu », Vallongues, Revue Méthode ! 2002, p. 204. Le décor de G. Monin imposait un édifice
inquiétant avec ses « murs percés d’ouvertures, encadrées de colonnes majestueuses ; colonnes inspirées d’ailleurs des œuvres de
l’architecte Ledoux », précise C. Weil (TC [Pl.], p. 1545).
404
405
C. Veaux, L. Victor, La Guerre de Troie n’aura pas lieu et Electre, Neuilly, Atlande, 2002, p. 69.
« Le traitement ludique de l’espace mythique ne relève pas tant du jeu de l’humaniste ou du normalien attardé que d’une
volonté de poser cet espace comme non-mimétique. » (P. Alexandre-Bergues, « "Si la pendule sonne 102 heures, ça commence à
être du théâtre" : théâtre et mimesis dans Electre et La Guerre de Troie n’aura pas lieu », art. cit., p. 205).
406
« L’animation du monde des objets (le palais qui pleure et qui rit) et la coexistence des contraires (le soleil qui brille la nuit)
introduisent dans un univers délibérément insolite. », commente P. Alexandre-Bergues, art. cit., p. 205.
407
408
409
J. Robichez, Le Théâtre de Giraudoux, op. cit., p. 12.
L. Gauvin, Giraudoux et le thème d’Electre, Paris, Minard, 1969, p. 13, citée par G. Teissier (TC. [P.], p. 1184).
C. Veaux, La Guerre de Troie et Electre…, op. cit., p. 77. Peut-on penser que Giraudoux reprend là un motif de contes et de récits
médiévaux, celui de la princesse prisonnière dans une tour, la mal mariée, motif réactivé, on le sait, par Maeterlinck dans Pelléas et
Mélisande, œuvre que Giraudoux connaissait par le biais de l’opéra de Debussy qu’il admirait ? Dans cette hypothèse, la localisation
de la fenêtre préfigure la révélation des desseins d’Egisthe qui évincent Electre de la sphère du pouvoir en la donnant au Jardinier.
153
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« De cet étage, on voit le tombeau de son père. ».
Par cette réplique attribuée au Jardinier (El., I, 1, pp. 599), Giraudoux prend ses distances
à l’égard des tragiques grecs, puisque dans Les Choéphores d’Eschyle, le tombeau est le
décor et que les libations sont versées sur la tombe aussi bien dans l’Electre de Sophocle
410
que chez Eschyle . En outre, par « un ingénieux procédé dramaturgique », celui qui
consiste à associer les fenêtres aux morts violentes dans la famille des Atrides, « Giraudoux
fait constamment passer le lecteur du maintenant de l’espace paisible du dehors (la façade
fleurie) à l’espace clos du dedans où se sont déroulés les terribles événements », nous
411
invitant ainsi « à faire appel à nos propres souvenirs. » .
L’architecture du palais est ensuite compliquée : une didascalie à la fin du premier
acte, pendant la dispute entre Electre et sa mère après la reconnaissance d’Oreste, ajoute
une « galerie » (El., I, 9, p. 633) et, au deuxième acte, une réplique d’Electre complète
412
l’architecture du palais : « Attends là, sous la voûte. », dit-elle à son frère (El., II, 4, p. 653) .
De cette façon, ce palais qui paraissait un mirage d’après le dialogue de la première scène,
prend un air de réalité par la relation à l’action : « D’une galerie Egisthe se penche. » qui voit
mal ce qui se passe en bas, et n’identifient pas l’homme qui est avec Electre, la « voûte »
à la courbe protectrice se faisant alors complice du futur meurtrier.
Dans l’espace scénique sont introduits deux objets dont ce n’est manifestement pas la
place : le « trône » et « l’escabeau ». Le premier, d’ordinaire, est dans la salle du même
nom, le second relève soit du ménage, soit de l’installation d’un décor si l’on attribue au
mot « escabeau » le sens moderne ; au sens ancien de siège, il a sa place dans une salle
basse ; dans les deux cas, il est tout aussi incongru : aurait-il été oublié par quelque négligent
machiniste ? Point du tout :
« Egisthe entre […] cependant que des serviteurs installent son trône et
appliquent contre une colonne un escabeau. » (El., I, 3, p. 607).
Les deux objets ont ceci de commun qu’ils sont des sièges – ce que l’usage moderne de
l’escabeau nous a fait oublier, usage que Giraudoux réactualise dans la suite de la scène
par le jeu du Mendiant. L’incongruité de la présence de l’objet prosaïque est soulignée par
le régent :
« Pourquoi cet escabeau ? Que vient faire cet escabeau ? » (ibid.).
L’escabelle est en effet au trône ce qu’est l’écuelle à la vaisselle d’or ou d’argent. Mais le
rapprochement spatial de la « colonne » et de « l’escabeau » confère à ce dernier une
dignité inattendue, et conséquemment une ambivalence qui annonce celle du personnage,
dieu ou mendiant.
Ce peut être un exil volontaire de la part d’Electre, qui peut se justifier par son refus de pactiser avec le pouvoir d’Egisthe et de
Clytemnestre. Ces interprétations ne s’excluent pas.
410
Eschyle, Les Choéphores, Sophocle, Electre, dans Tragiques grecs, Eschyle, Sophocle, traduction par Jean Grosjean, Fragments
traduits par Raphaël Dreyfus, Introduction et notes par Raphaël Dreyfus Paris, NRF, Editions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1967, p.
411
C. Nier, « La scène d’exposition d’Electre », texte dactylographié, 1977. Le statut spatial des objets, à savoir les fenêtres, ne
masque le passé qu’en apparence, la symbolique des fleurs venant jeter un doute sur l’aspect « paisible » de la façade.
412
Ces deux éléments peuvent renvoyer au dispositif du théâtre élisabéthain : la galerie du niveau supérieur, et la scène (« the
inner stage ») protégée par l’auvent soutenu par deux piliers, la colonne de l’acte I contre laquelle est placé l’escabeau fonctionnant
à la fois comme un signe de grécité ou du moins d’Antiquité et comme un possible équivalent du pilier de l’auvent, le Mendiant, par
bien des aspects, étant comparable aux personnages de bouffons du théâtre élisabéthain. La fenêtre d’Amphitryon 38 pourrait, dans
cette hypothèse, être rapprochée du fameux balcon de Roméo et Juliette, mais la référence à Don Giovanni nous paraît plus riche.
154
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
Que devient cet escabeau ? Nulle didascalie, nulle réplique n’en fixe le sort pour les
scènes suivantes : il reste donc au metteur en scène à faire un choix en accord avec
l’interprétation qu’il propose pour le rôle du Mendiant : l’ôter, le déplacer ou le laisser en
l’état pour toute la pièce, et le choix sera lourd de sens, puisque le « trône », si l’on en croit
une réplique d’Agathe, est encore sur scène au second acte. En effet, dans sa querelle avec
son mari qui menace de « fai[re]baiser et lécher le marbre » à son amant, Agathe répond
par le persiflage :
« Tu vas voir comment il le baise et il le lèche, le marbre, tout à l’heure, quand il
entrera dans cette cour et viendra s’asseoir sur ce trône. » (El., II, 6, p. 660).
L’adjectif démonstratif invite à considérer le « trône » comme un objet scénique.
L’espace contigu n’existe qu’en fonction du statut temporel d’objets non scéniques liés
à la tragédie passée ou à venir, aussi ne les mentionnerons-nous pas ici.
Au second acte, la ville est assiégée par les Corinthiens :
« On voit leurs lances émerger des collines. » (El., II, 7, p. 662-663).
Cette annonce du Capitaine donne une vague idée du site. Mais Argos nous apparaît
essentiellement telle que l’a reçue Egisthe, comme un paysage grandiose : « ses tours,
ses ponts, les fumées qui montaient des silos des maraîchers, […], et le grincement de ses
écluses […]. Et tout dans ce don était de valeur égale, Electre, le soleil levant sur Argos et
la dernière lanterne dans Argos, le temple et les masures, le lac et les tanneries. » (El., II,
7, p. 665). Le paysage urbain s’élargit peu à peu à la campagne alentour par les groupes
ternaires ; dans le dernier de ces groupes, des substantifs coordonnés, « soleil levant »,
« temple », « lac », associent le sublime de la nature à celui de la religion et le trivial des
quartiers populaires « lanterne », « masures », « tanneries », développant de façon concrète
la remarque d’Egisthe : « Tout dans ce don était de valeur égale. » Cette image rappelle
évidemment la ville de Troie magnifiée par Hector dans son dialogue avec Ulysse (GT., II,
13, p. 544).
Nous voyons coexister dans cette pièce les indices d’une construction imaginaire et la
déréalisation du décor, ce qui nous paraît aller de pair avec l’ambivalence de personnages
qui participent à la fois de l’humain et du divin, Petites Euménides et « dieu mendiant ».
3) Ondine.
Ondine surprend à plus d’un titre : les objets démentent les structures spatiales énoncées
dans les didascalies, qui supposent, pour les trois actes, un espace fermé, qu’il s’agisse
de la « cabane de pêcheur », de la « salle d’honneur du palais du roi», ou de la « cour
intérieure d’un château »,en effet, « portes » et « fenêtres » livrent passage à des êtres
surnaturels ou surprenants, et à des objets inattendus : « tête de naïade », de « vieillard
à la barbe ruisselante » (Ond., I, 1, p. 762-763), ondines (Ond., I, 8, p. 782-785), fille de
vaisselle (Ond., III, 4), ainsi qu’à tous les objets suscités par l’Illusionniste au second acte
(Ond., II, 1, p. 792-793).
L’espace scénique du premier acte semble un espace vide, mais il est investi par tous
les objets liés à l’hospitalité offerte au Chevalier qui sont nommés dans des répliques (Ond.,
I, 6, p. 774-776). Quelle est la part de la représentation mimétique dans ces « assiettes
d’or », ce « miroir d’or » et cette « aiguière » apparus l’on ne sait comment ? Contrairement
aux objets fabuleux produits au second acte par l’Illusionniste, ceux-ci ne sont repris dans
aucune didascalie : faut-il en conclure pour autant que ce ne sont que des objets de
155
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
langage ? Il nous faudra poser à nouveau la question sous l’angle de la fonction poétique
413
des objets .
Au deuxième acte, une didascalie mentionne « les colonnes » derrière lesquelles se
cachent les courtisans (Ond., II, 3, p. 795) et une réplique du Roi invite Ondine à regarder
un « cartouche » pour y reconnaître le sixième travail d’Hercule (Ond., II, 10, p. 809). Un
« escalier » nous vaut l’image obligée de la débutante qui apprend à faire des révérences
comme pour le bal de l’Opéra (Ond., II, 9, p. 802). C’est tout ce que nous savons de
l’architecture et de la décoration de ce palais dont la salle d’honneur est curieusement
entourée de « jets d’eau », ce qui suggère son caractère merveilleux ; ils sont un élément
de déréalisation supplémentaire directement lié au pouvoir des ondins puisqu’il « s’élèvent
subitement » à la sortie de Hans, après son défi : « Si l’eau compte me faire peur, elle se
414
trompe. L’eau ne comprend rien, l’eau n’entend rien ! » (Ond., II, 14, p. 825) . Dans cet
espace s’inscrit une scène intérieure :
« Le fond du théâtre représente le bord du lac avec la chaumière
d’Auguste. » (Ond., II, 13, p. 820).
Le verbe « représenter » suggère une reproduction mimétique, mais les éléments de ce
décor restent vagues, comme dans le théatre symboliste. La « scène royale » comporte une
machinerie : le Surintendant des théâtres parle de « treuils » (Ond., II, 1, p. 791) ; « rideaux
et corniches » font penser à quelque petit théâtre de cour de l’époque baroque (Ond., II, 1,
p. 791). Auparavant, l’Illusionniste avait fait surgir aux yeux du Chambellan incrédule des
objets venus du ciel astronomique : « Une comète passe », de l’espace légendaire : « La ville
d’Ys émerge, Le cheval de Troie entre. », et même de l’Egypte antique : « Les Pyramides
se dressent. », tous ces objets introduisant un espace-temps extra fictionnel (Ond., II, 1,
p. 792).
La cour du château reste au troisième acte un espace clos et vide alors que tout le
hors-scène est rempli d’objets sans localisation précise, mais qui tous renvoient de façon
métonymique à l’espace des salles ou des cuisines : « escabeau », « cuiller », « pilon »,
« chenets », « soufflets », « brocs », « éviers », que , selon le Roi des Ondins, Ondine a
toujours préférés aux objets nobles (Ond., III, 4, p. 837). D’autres, « lustres », « pendule »,
« meubles », « fauteuil », « candélabres », ont été jetés dans le Rhin par Ondine pour y
garder la mémoire de sa vie humaine (Ond., III, 6, p. 849). Il faut souligner que ces objets
n’ont pas d’autre existence que purement verbale, puisque dans les deux cas, ils sont
nommés dans des énumérations qui ne visent pas à structurer un quelconque espace, mais
à prouver l’attachement d’Ondine aux objets, humbles ou nobles, et qu’ils témoignent ainsi
de la dimension profondément humaine du personnage.
Les objets appartenant à l’espace contigu matérialisent l’activité d’Auguste, et semblent
donc plaider pour un effet de réel, qu’il s’agisse de la « grille du vivier » (Ond., I, 1, p.
413
Une récente mise en scène de J. Weber au Théâtre Antoine (2005) a d’ailleurs évacué tous ces objets merveilleux, alors
même que l’intérieur de la cabane d’Auguste était traité de façon réaliste, le fond de scène laissant voir , évoluant dans une atmosphère
glauque, des personnages vêtus de scaphandres, l’effet produit par le décalage relevait à notre sens du fantastique autant que d’un
certain humour distancié à l’égard du conte.
414
Des multiples manifestations de l’eau dans le conte de La Motte-Fouqué, Giraudoux n’a retenu que celle-ci pour l’espace
scénique, spectaculaire, et qui, par son surgissement inattendu, s’inscrit dans la continuité des objets suscités par l’Illusionniste, la
ville d’Ys ayant introduit avec le motif de la cité engloutie le thème du châtiment. Avant la réponse des jets d’eau, Ondine s’inquiète
de la situation du château de Hans entre lac, Rhin et cascades, motifs repris directement au conte Undine. (Ond., II, 14, p. 825).
L’aspect spectaculaire peut renvoyer aux jeux d’eau des palais royaux imités de Versailles un peu partout en Europe, autant qu’aux
pièces à machines du dix-septième siècle.
156
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
762), des « filets quele lac n’abîme plus jamais ».(Ond., I, 7, p. 780), de la « nasse à
brochets » (Ond., I, 7, p. 781), mais leur absence de l’espace scénique nous semble relever
du refus du réalisme au profit de l’atmosphère poétique d’une cabane de conte. Il en va de
même pour l’espace lointain de la Cour, auquel les répliques de Hans donnent une vague
existence par le « candélabre » que la comtesse Violante, maladroite, apporte à la reine
(Ond., I, 2, p. 767).
415
4) Pièces à fable moderne ou contemporaine .
a) Supplément au voyage de Cook.
L’organisation de l’espace, dans Supplément au voyage de Cook, dit la confrontation entre
deux mondes : Tahiti dont les habitants « dressent des piquets »pour la case de Mr. Banks
(SVC., 1, p. 558) dans l’espace scénique, cette « clairière de gazon » désignée par la
macrodidascalie initiale dans le vocabulaire des Européens (SVC, p. 555), et l’Angleterre
représentée de façon métonymique par le « vaisseau » du capitaine Cook qui mouille dans
l’espace élargi, et à bord duquel se trouve « l’harmonium » que le Lieutenant du roi ne
désespère pas de faire débarquer pour accompagner les pratiques religieuses anglicanes.
(SVC, 2, p. 562). Remarquons enfin un objet représentatif de la civilisation occidentale, le
« lit de camp » que le Lieutenant charge Solander d’apporter et qui passe ainsi du mouillage
au rivage, transformant l’espace scénique en tableau de Hogarth, selon les termes mêmes
de Giraudoux (SVC, 10, p. 589). Lorsque les deux époux anglais sont réunis, toutes sortes
d’objets, à savoir « pilules », « dentier », « tabatière », plaquent artificiellement sur le lieu
tahitien la chambre anglaise des Banks, soulignant, dans cet espace à l’origine ouvert et
accueillant, la fermeture et le repli sur soi tout autant que la négation de l’altérité : « Une
vraie nuit d’Europe. », conclut Mrs. Banks. (SVC, 10, p. 589-590).
b) Siegfried.
Le sujet et les personnages de la première pièce de Giraudoux venant de son roman
Siegfried et le Limousin, on pourrait s’attendre à la même répartition spatiale des objets
entre la France et l’Allemagne, or la province natale n’existe plus dans la pièce et la ville de
416
Munich, si présente dans le roman, est remplacée par Gotha
.
Dans Siegfried, l’espace scénique se définit facilement : la résidence du Conseiller
a remplacé la Résidence de Munich du roman et de la première version de la pièce,
tandis que l’espace non-scénique se démultiplie : Gotha, l’Allemagne, d’une part, Paris, la
France, des villes de province, un village français d’autre part, auxquels il faut ajouter trois
espaces particuliers parce que non situés géographiquement dans le texte de la pièce : les
tranchées de la guerre de 1914-1918 que le dialogue de Zelten et de Robineau suggère
très vaguement (Sieg., I, 6, p. 15), l’hôpital de campagne où le soldat blessé a été recueilli
(Sieg., I, 2, p. 5) et enfin cette « gare frontière » du quatrième acte dont nous pouvons
supposer, d’après les propos des généraux, qu’elle est reliée par une ligne directe à Gotha
(Sieg., IV, 2, p. 63). Ce lieu, scénique celui-ci, est le seul à être concrétisé par des objets.
Parmi les objets scéniques, « l’escalier » des premier et troisième actes occupe une place à
415
Nous ne suivons pas l’ordre chronologique d’écriture ou de création des œuvres mais celui des époques attestées ou
supposées de la fable pour chacune d’entre elles.
416
La première version « succombe à la "tentation du pittoresque", amenant au fil des actes un panorama de Munich, l’inventaire d’un
intérieur allemand, la visite de la résidence royale et du château de Nymphenbourg. Cette tentation sera réprimée jusqu’à l’ascèse. »,
écrit J. Body dans la Notice de la pièce (TC [Pl.], p. 1150).
157
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
part : il permet des déplacements de type vertical et fait donc le lien avec l’espace contigu ;
un autre, la « baie », offre une découverte sur l’extérieur, ce que souligne une didascalie :
« Vue sur Gotha couverte de neige. » (Sieg., I, 1, p. 3). « Fauteuils » et « tapis rouge »
désignent un espace officiel, et donc ouvert, que nous retrouvons au troisième acte. A l’acte
II, nous avons un espace fermé, rempli d’objets. Alors que la didascalie de présentation
reste dans le vague par une dénomination d’ensemble : « Ameublement dans [le] style
sécession. » (Sieg., II, p.22), le dialogue entre Geneviève et Robineau sature peu à peu
l’espace comme les noms allemands interminables occupent les répliques :
« Robineau : Ces meubles, ma petite, sont de Kohlenschwanzbader. […] Ces
417
bustes, de Weselgrosschmiedvater. » (Sieg., II, 1, p. 23).
S’ajoutent le « nécessaire de fumeur », les « coussins brodés », « un guéridon », la
« bibliothèque », un « tableau, la femme de Vermeer de Delft », des « fleurs artificielles. »
Bon nombre de ces objets disparaissent à la demande de la jeune femme :
« Prends ces coussins, qu’aucun meuble ne parle pendant ma leçon ! Emporte
ces fleurs. C’est aujourd’hui la moisson des fleurs artificielles. » (Sieg., II, 2, p.
27).
Le quatrième acte propose un lieu marqué par ce qui sépare concrètement deux espaces
opposés : « Gare-frontière, divisée en deux parties par une planche à bagages et un
portillon. » (Sieg., IV, p. 60). La ligne qui matérialise la frontière, comme le « portillon »,
sont franchis par Robineau, puis par Siegfried sans intention malveillante, mais le douanier
Pietri se plaint : « Toute la journée une bande de maniaques, sans en avoir l’air, passent leur
pied sous le portillon. » R.M. Albérès souligne ce procédé qui donne à l’espace une valeur
symbolique par l’usage caricatural et parodique d’une attitude définissant habituellement la
recherche de l’harmonie par la complémentarité :
« Giraudoux place un homme ou un objet sur la ligne qui sépare deux espaces
418
jumeaux, utilisant ainsi un effet de double appartenance. »
Cet effet se vérifie par les personnages, Robineau, philologue, étant associé à l’Allemagne
par ses recherches et par ses amitiés d’avant-guerre, Siegfried participant des deux nations,
la française et l’allemande, par son double passé. Par ailleurs, la gare illustre les réalités
antinomiques des deux pays, leitmotiv de la pièce en même temps qu’elle objective les deux
419
parts de Siegfried .
Il appert de ces observations que seul l’espace scénique de l’acte II est encombré, or
s’y déroule la première confrontation entre Geneviève et Siegfried, ce dernier ne remarquant
d’ailleurs aucune des modifications survenues dans son univers familier : inadvertance de
Giraudoux ou aveuglement de Siegfried déjà fasciné par Geneviève ?
c) Fugues sur Siegfried et Fin de Siegfried.
Dans Divertissement de Siegfried, le nombre d’objets scéniques est réduit : ceux qui figurent
sont d’autant plus importants. Le « trône » est replacé dans la salle du même nom pour les
417
Ces « deux noms qui semblent nés de la fantaisie de Giraudoux pour faire rire de la langue allemande et de sa
capacité à fabriquer, par composition, des mots interminables. » selon J. Body ( TC [Pl.], p. 1247) ont pour effet immédiat
de renforcer l’ironie de Geneviève qui apprécie aussi peu le mobilier que l’ébéniste ou le sculpteur.
418
R. M. Albérès, Esthétique et morale chez Jean Giraudoux, Paris, Nizet, 1962, p. 102.
419
ème
Cf. J. Body, Giraudoux et l'Allemagne, Paris, Didier, 1975, et dans notre 3
partie, chap. 1.
158
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
derniers moments où le Régent, Zelten, peut y prétendre (Div., 3, p. 81). Un « téléphone »
est là, qui doit être réparé (Div., 2, p. 79).
Pour ce qui est des objets non-scéniques, ils délimitent des espaces contigus à la scène
et sont en relation avec la révolution : le « canon » (Div., 2, p. 78), la « carte de Gotha » que
le Régent réclame à Muck (Div., 6, p. 86). D’autres renvoient au monde moderne et, par leur
précision technique relèvent de l’humour puisque « ce flotteur de carburateur et ce bouchon
de radiateur » d’automobile inquiètent bien plus le moine que la révolution en cours (ibid.).
Il en résulte, contrairement à Siegfried, une grande abstraction du décor et la présence
plus importante de la modernité.
L’espace scénique du Lamento reste, lui, totalement abstrait, exception faite de « cette
lampe » sous laquelle les parents ont montré les « photographies » de leurs fils disparus
et qui, dans Siegfried, devient un « lustre », le mot et l’objet étant plus beaux (L, p. 88).
Deux lieux hors scène ont une vague réalité grâce aux objets : la ville dans laquelle, selon
Siegfried, Eva redoute pour lui, « au lieu d’attentats, les voitures et les bancs fraîchement
peints. »(L, p. 89), la gare de Cologne où il avait « été retrouvé sans vêtements et sans
mémoire. », et où il vient de passer deux jours : il en brosse un tableau rapide et réaliste
qui n’est qu’un contrepoint à son angoisse d’être sans nom : « des émigrants qui dormaient
420
[…] la tête sur des valisesoù leur nom était écrit à la craie. » (L, p. 91).
Le lieu défini pour Fin de Siegfried, une « galerie », n’est matérialisé que par les
« arcades »(FS, p. 93), il demeure un espace ouvert et abstrait dans lequel de rares objets
scéniques interviennent, tous ceux qu’apportent Durand et la Vieille Dame française qui
se charge, elle dont c’est la spécialité, de « créer des atmosphères » par « les bibelots »,
dans le cas présent, à défaut d’hommes (FS, 5, p. 104). Durand, qui accompagne la Vieille
Dame, « pose des paquets » dont le contenu nous est peu à peu révélé : un « portrait de
421
Jules Grévy » que la Vieille Dame recommande de mettre « bien en vue » (FS, 5, p. 105),
la « garniture de cheminée » (ibid. ) dont nous ne connaissons pas la localisation, mais
dont nous savons qu’elle est un objet indiciel du salon bourgeois, tout comme le tableau
422
de Henner . A ces objets s’ajoutent un « cendrier » (ibid. ), des « porcelaines », point de
départ d’une discussion sur « le Gien » et « le Sèvres » qui paraît totalement déplacée dans
le contexte tragique, mais qui est un signe du goût de Giraudoux pour les beaux objets et
d’une connaissance très sûre en la matière.
L’espace scénique, d’abord vide, s’emplit ainsi selon la fantaisie de la vieille institutrice,
mais avec un souci qui fait penser au naturalisme : construire un milieu dans lequel le
personnage s’inscrive tout naturellement, ici un intérieur peuplé d’objets français ou qui
423
désignent de façon métonymique la France pour recevoir Jacques Forestier .
Cette Fin de Siegfried semble donc vouloir substituer à l’espace vide un espace rempli
d’objets, à l’abstraction le concret, pour faire surgir de façon métonymique la France dans
420
Serait-ce un souvenir de L’Emigrant de C. Chaplin (1917) ? Le rapprochement spatial entre têtes et valises rappelle la
séquence du film où l’on voit les passagers de troisième classe avec des étiquettes qui font d’eux des objets.
421
422
J. Grévy (1807-1891), Président de la République de 1879 à 1887.
J.-J. Henner ( 1829-1905), « peintre galant et mondain […] à la mode au début du siècle. » (J. Body, TC Pl., p. 1269)
dont l’hôtel particulier sis 43, avenue de Villiers, dans le dix-septième arrondissement de Paris, est un condensé du goût bourgeois
de la IIIème République.
423
Dans Siegfried, cette idée revient à Robineau et s’applique par une substitution d’objets : « Geneviève : Oui, tu m’as
expliqué ton système, Robineau. Remplacer le peigne de Siegfried par un peigne de Paris, chaque meuble de cette salle par chacun
de ses meubles. » (Sieg., II, 1, p. 26).
159
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
l’univers allemand où vivait jusque là Siegfried-Forestier. Or « créer [une] atmosphère » par
des objets, n’était-ce pas le dessein du théâtre naturaliste ? Faut-il, dès lors, voir dans la
naïve et touchante intention de la Vieille Dame un écho ou une parodie de cette esthétique ?
Telle qu’elle est décrite, la Vieille Dame est aussi émouvante que ridicule et, d’autre part,
tous ses efforts sont rendus inutiles par la mort du héros, ce qui semble accréditer la
thèse de la parodie. En outre, le traitement des objets qui contribuent, dans Siegfried, à
créer une atmosphère allemande au deuxième acte peut nous éclairer : ces objets sont
la cible de l’ironie de Geneviève, la femme française par excellence. Le déplacement que
Giraudoux fait subir à l’intention présidant à la mise en place des objets qui évoquent la
France est intéressant : il concerne non seulement le personnage responsable de cette
initiative, comme nous l’avons dit, mais aussi le moment de la pièce. En effet, au lieu d’arriver
comme dans Fin de Siegfried, peu avant le dénouement, avec pour rôle de précipiter celuici dans le sens favorable, à savoir rendre Forestier à lui-même, mais trop tard, le héros étant
rapporté blessé, dans Siegfried, la scène où la substitution des objets est évoquée prend
place au second acte et constitue un des éléments du nœud de l’action, ce qui est bien plus
fécond sur le plan dramatique.
d) Intermezzo.
Le contraste spatial très marqué entre les deux premiers actes, d’une part, et le troisième,
d’autre part, passe par les objets scéniques : au paysage désigné par la « prairie » et les
« bosquets » s’oppose l’intérieur d’une chambre de jeune fille, espace à la fois fermé et
ouvert sur l’extérieur :
« Un balcon à deux fenêtres d’où l’on voit la place de la petite ville, sur laquelle
donne aussi une porte fermée. » (Int., III, 1, p. 333).
Or, dès la première scène, « une porte du fond s’ouvre. » (ibid.), laissant le passage à
l’Inspecteur et aux Petites Filles. Les sorties précipitées de la fin de la scène se font par « la
porte qui donne sur la place. » (Int., III, 1, p. 337). Une fois encore se dessine le topos de
la place assiégée, l’espace privé, intime, de la chambre étant investi peu à peu par tous les
424
personnages de la pièce . Dans la scène de la demande en mariage, le Contrôleur donne
peu à peu une réalité au décor de la chambre d’Isabelle :
« J’y suis seul avec ces meubles et ces objets. […], ce secrétaire qui reprend ici
son nom, […], cette gravure […] et ce porte-liqueurs […]. » (Int. III, 3, p. 340).
La petite sous-préfecture existe par quelques objets non-scéniques en relation avec la vie
municipale : « affiches », « panneaux », « urnes » des dernières élections (Int., I, 4, p. 285)
et un élément architectural complète l’évocation, le « beffroi » qui sonne les heures (Int.,
II, 2, p. 313). Quant à la réalité quotidienne de la petite ville, elle apparaît dans ce « banc
[…] fraîchement peint » qu’évoque l’Inspecteur (ibid.) et dans les bruits réclamés par le
Droguiste à l’acte III, liés à des objets précis : les « battoirs », « une trompe d’auto. » (Int.,
III, 6, p. 353), témoins de la vie d’une bourgade rurale touchée par la modernité.
L’espace extra fictionnel du musée du Louvre se déduit des références culturelles du
Contrôleur à la « Victoire de Samothrace » et à la « Vénus de Milo » (Int., I, 6, p. 294).
e) Tessa.
424
L’Inspecteur, pourtant si obtus, le souligne : « Pensez-vous pouvoir, à notre âge, pénétrer dans la chambre ou dans le cœur d’une
jeune fille autrement que par effraction ? » (Int., III, 1, p. 333).
160
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
Du premier tableau situé dans le « chalet Sanger », peu d’objets dénotent le lieu : seuls
le « grand piano » (T, I, p. 359) et les « partitions » (ibid., p. 377) insistent sur cet
univers de musiciens où prévalent le désordre et la vie de bohême sur lesquels Giraudoux
met davantage l’accent que la pièce anglaise, nous l’avons remarqué dans notre analyse
comparée des didascalies.
f) L’Impromptu de Paris.
« La scène est la scène même de l’Athénée. » et tous les objets la constituent comme
425
telle : « larampe », nommée dans plusieurs scènes , les « trappes » (IP, 2, p. 694), les
« planches », « l’échelle » (ibid.), les « projecteurs » (IP., 3, p. 698) et jusqu’à « un des
rosiers de L'Ecole des Femmes », du décor de Christian Bérard, ou encore cette fameuse
« gloire », élément de machinerie sur laquelle Robineau s’élève dans la dernière scène. (IP,
4, p. 720,721, 724). Le vocabulaire technique inscrit donc le propos sur le théâtre dans un
cadre concret, celui de la salle dans laquelle Jouvet a monté nombre de chefs d’œuvres.
L’espace contigu, celui des coulisses, est encombré d’éléments de décors : « le puits
426
d’Electre », « la poutre du Château de cartes » . (IP, 1, p.693). Quelques détails nous
rappellent qu’il s'agit d’une salle à l’italienne : il est question de « strapontin de galerie » (IP,
3, pp. 703- 704)), du « rideau rouge »(IP, 4, p. 715) ; la salle est décorée dans le goût
néo-classique avec des « cariatides de stuc » (IP, 3, p. 704). Espaces contigus à la salle,
« l’escalier »dans lequel discutent les comédiens (IP, 1, p. 689), le vestiaire présent de façon
métonymique par les vêtements du public : « des hermines et des claques », une « cape de
curé doyen », le Théâtre Libre avec sa « vraie pendule » sur scène, le Théâtre du Gymnase
avec son « vrai piano » qui , selon une anecdote que Giraudoux reprend à son compte,
aurait dégoûté à jamais du théâtre le père de l’acteur Renoir, c’est-à-dire le peintre (IP, 1,
p. 692) : pour un artiste, peintre ou dramaturge, l’art n’est pas dans la copie servile de la
réalité. Enfin, par le biais des « douze carabiniers [qui] tirent àl’escopette sur l’amant de
Tosca. » (IP, 3, p. 708), nous avons une allusion à une scène dramatique ou lyrique selon
qu’il s’agit de la pièce de V. Sardou ou de l’opéra de Puccini.
L’espace s’ouvre sur les environs de Paris par l’évocation d’une partie de campagne qui
tourne mal, Jouvet reprenant à l’Impressionnisme ses objets, meule, robes et souliers, dans
une séquence en accéléré digne des meilleurs films comiques : « la pluie à deux heures,
[…], l’orage à trois, à quatre la foudre sur l’arbre qui les abrite, à cinq l’incendie de la meule
qu’ils n’ont pu gagner qu’en massacrant dans la pluie robes et souliers. » (IP, 3, p. 697).
Enfin, la mer fournit les objets de deux comparaisons du théâtre comme navire, d’abord par
l’acteur Adam : « Ici, on se croirait sur des vergues, au large d’Ouessant. » (IP, 1,p. 692),
puis par Robineau : « On dirait le plancher d’un navire… »(IP, 2, p. 694).
Quant au ciel mythologique, il est affaire de machinerie théâtrale et d’humour :
« Léon : Le tampon pour faire monter Iris est terminé, Monsieur Jouvet. […]
Jouvet : […] je crois que nous allons la faire venir du ciel. C’est beaucoup plus
régulier pour Iris. Tu vas me monter une gloire […]. » (IP, 3, p. 697).
g) Cantique des cantiques.
425
IP, 1, p. 691 et 4, p. 713.
426
« Le Château de cartes, pièce en trois actes de Steve Passeur (théâtre de l’Athénée, 9 janvier 1937. » (TC. [Pl.], n. 3
de p. 693, p. 1601).
161
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
L’espace scénique, « Belle terrasse de café de luxe. Au Bois ou sur la Seine. » (C, p. 727)
acquiert une réalité dès la première réplique :
« Le Président : Quelle table me conseillez-vous, garçon ? »(C, 1, p. 727).
Cet objet est matière à un discours sur les propriétés supposées des différentes tables :
« la table des brouilles », « la tablemaudite » (C, 1, p. 730), suggérant ainsi la coexistence,
dans le même espace, du faste et du néfaste. Les objet indiciels deviennent aussitôt des
objets chargés de signes.
« On sait combien les cafés sont des lieux chers à Giraudoux l’homme et à
Giraudoux l’écrivain. Cet espace magique, traversé par des lignes secrètes, de la
"terrasse d’euphorie" à la table maudite où se boivent filtres et philtres, constitue
427
le territoire minimum d’une vie totale. », écrit L.Gauvin .
Le « haut comptoir » (C, 1, p. 728), la « serviette à essuyer les verres » (C, 1, p. 729),
« l’échiquier », « le jeu de dames » (ibid.) font exister de façon métonymique l’espace contigu
de la salle du café. L’espace élargi est d’abord celui de l’appartement de Florence avec ses
« armoires » (C, 4, p. 736). La ville de Paris se révèle pour le Président lieu d’expansion,
comme en témoigne la mention de « la voiture » (C, 2, p. 734, et 8, p.755).
Dans un espace lointain, est nommée la ville d’Aix où s’est déroulé un congrès et où
le Président a fait une cour assidue à Florence, lui offrant une « perle » (C, 6, p. 747) ;
Versailles, comme Genève, lieux de conférences internationales, sont associées à des
bijoux, « bague », « bracelet », offerts à Florence par le Président, mais aucun objet ne
donne de réalité géographique ou politique à ces lieux : il s’agit de l’espace de la relation
amoureuse. La déréalisation est évidente.
h) L’Apollon de Bellac.
« La salle d’attente à l’Office des Grands et Petits Inventeurs. » n’est pas un espace vide
en dépit de l’absence de didascalies externes : outre « la table » et le « registre » sur
lequel doivent s’inscrire les inventeurs, « buste », « chaise », « pendule », « téléphone »
et « lustre » sont présents dans les répliques, constituant l’intérieur passe-partout d’un
quelconque bureau ; de surcroît, c’est un espace fermé que défend l’Huissier, cerbère des
temps modernes auquel Agnès lance en guise de galette la formule magique « Comme
vous êtes beau ! ».
De l’espace contigu, nous connaissons « l’escalier » aux « paillassons neufs » dénotant
à la fois la propreté et le confort (Ap., 9, p. 945) ; le bureau du Président est à peine suggéré
par sa « table » (Ap., 7, p. 935).
L’espace élargi s’organise autour de trois pôles : la résidence du Président,
l’appartement de Thérèse et le logement d’Agnès. La saturation de l’espace par les meubles
et les objets décoratifs caractérise les deux premiers, l’accumulation dans une tirade du
428
Président en est la preuve : « fauteuil », « guéridon » voisinent avec la « pendule en onyx
des Alpes », le « Gaulois mourant sur la cheminée », le « page florentin », la « bayadère
à la grenouille » et les « chaises Directoire » (Ap., 8,p. 939-940), objets qui connotent la
427
TC (Pl.), Notice, p. 1610.
428
Nous retrouvons dans ce procédé un équivalent des nominations successives d’objets au second acte de Siegfried.et dans
le contraste entre les logements de Thérèse et Agnès celui qui existe entre la pièce telle quel’on peut supposer qu’Eva l’a conçue et
ce qu’en fait Geneviève, un espace sinon vide, du moins débarrassé du superflu.
162
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
bourgeoisie ; au contraire, du logis d’Agnès ne sont mentionnés que quelques meubles :
« chaises en velours », « table », « cheminée » (ibid.).
Enfin, le personnage de l’Apollon de Bellac inscrit dans l’espace scénique à la fois le lieu
natal de Giraudoux et l’espace mythique, réunissant fiction et clin d’œil autobiographique
dans la réplique du Monsieur de Bellac à Agnès :
« C’est moi quil’extrais du terreau et du soleil antiques. » (Ap., 4, p. 928).
i) La Folle de Chaillot.
A l’espace ouvert du premier acte, « Terrasse chez Francis, place de l’Alma. », s’oppose
apparemment en tous points l’espace clos du deuxième acte, « Un sous-sol aménagé en
appartement dans la rue de Chaillot. » (FC, p. 951, p. 990). A l’acte I, les tables plusieurs
fois nommées (FC, I, p. 963, 964, 966) structurent un espace social : devant, autrement dit
à l’avant-scène, sont ceux qui ont le pouvoir de l’argent, et, derrière, la Folle de Chaillot, or,
par une inversion intéressante, cet endroit est le « meilleur point de la terrasse ». (FC, I, p.
966) ; passant entre les tables, des personnages du petit peuple, des marginaux provoquent
la colère du Président (ibid.).
De l’intérieur du café proviennent un « verre », des « bocks » (FC, I, p. 963, 976). Au
deuxième acte, la « porte » sépare et unit le dedans (le sous-sol habité par Aurélie) et le
dehors, l’espace hors scène de la rue, de la ville de Paris, et l’on voit ainsi les quatre Folles
en position d’assiégées :
« Surveiller la porte ! Tu me fais peur ! » s’exclame Constance. (FC, II, p. 996).
Irma contient à grand peine les groupes qui « arrivent par monômes » (FC, II, p. 1022) et
le « petit vieux » (FC, II, p. 1027). Le refuge d’Aurélie est bien un espace clos, une sorte
de caverne inverse de celle d’Ali Baba que le Baron a évoquée implicitement au premier
acte (FC, I, p. 951) : elle ne recèle pas de trésor, mais un souterrain dont on ne revient
pas, comme l’Enfer du Dante et cet antre ne s’entrouvre que pour les besoins de la lutte.
Contrairement aux autres espaces clos dont nous avons remarqué qu’ils étaient assiégés,
celui de La Folle de Chaillot fonctionne comme un piège, ce qui est un motif récurrent de
la pièce et une inversion utopique par rapport aux pièces dans lesquelles l’invasion par
429
l’extérieur signifie toujours la défaite des héros . M. Rahmouni, évoquant ce jeu entre le
réel et l’irréel, entre la caverne légendaire et la ville de Paris, écrit :
« Giraudoux dessine le lieu théâtral de La Folle de Chaillot sur la ligne de partage
430
du rêve et de la réalité. » .
J. Robichez, parmi les exemples qu’il donne de « projets spécifiquement scéniques inscrits
dans le texte », nomme celui du second acte de La Folle de Chaillot « avec son mécanisme
secretet son pan demur pivotant qui parodient le mélodrame (FC, II, p. 992), avec ses
oubliettes (FC, II, p. 1025-1028) pareilles à la trappe d’Ubu Roi. » (op. cit., p. 123). Le
« pan de mur » et la « trappe » mettent en communication l’espace scénique et le horsscène du sous-sol parisien que nous sommes réduits à imaginer d’après les répliques de
l’Egoutier : « Après soixante-six marches, on trouve un carrefour en étoile dont chaque
chemin aboutit à une impasse. » (FC, II, p. 992), souterrain dont les « mecs » et leurs
complices ne reviendront pas ; quant au « carrefour en étoile » qui ne mène nulle part,
429
De cette remarque, il faudrait exclure Intermezzo au motif que tout finit bien, à savoir qu’est « couronné comme il se doit le lyrisme
des fonctionnaires » (Int., III, 6, p. 356) et qu’est sauvée Isabelle, mais n’est-ce pas une forme subtile de défaite pour la jeune fille
éprise d’absolu et pour la petite ville qu’aucun « état poétique » ne réveillera plus désormais ?
430
M. Rahmouni, « Inflation et effacement du texte dans La Folle de Chaillot », CJG n° 10, p. 89.
163
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
il pourrait bien être le double inversé de la célèbre place parisienne à partir de laquelle
rayonnent de prestigieuses avenues.
Le Baron, lui, conçoit Paris comme un lieu de conte :
« Je me sens dans un de ces matins de Bagdad où les voleurs lient
connaissance, et, avant de courir leur chance, se racontent leur vie. » (FC, I, p.
951).
Le Prospecteur a pour ennemis « les démons ou lesgénies qui veillent sur les trésors
souterrains »qu’il rapproche des « gnomes » gardiens de l’or du Rhin, les Nibelungen (FC,
I, p. 962). La ville de Paris rejoint ainsi tout un imaginaire giralducien nourri des Contes des
Mille et une nuits et de mythologie germanique.
Une des originalités de La Folle de Chaillot est d’intégrer à l’espace scénique un espace
onirique :
« Le mur opposé au mur du souterrain s’est ouvert, et des cortèges sortent,
que seule la Folle voit…[…]. Un dernier groupe sort du souterrain, composé
d’hommes […] un peu miteux ». (FC, II, p. 1029).
Autre espace contigu à l’espace scénique, la chambre d’Aurélie que l’on suppose exister
par « l’armoire à glace » dans laquelle Pierre a retrouvé le« boa » (FC, II, p. 1021). Quant
au « buffet », lexème précédé d’un article défini, il est peut-être un objet scénique, puisque
les quatre amies prennent le thé et qu’il est question de « gâteaux », de « miel » (FC. II,
p. 1005-1006).
L’espace élargi de la ville offre l’occasion de situer des actions et des personnages
et se construit, lui aussi, comme un espace social : « la Seine » et le « Pont de l’Alma »
sont associés à Pierre et à l’ingénieur dont il était chargé par le Prospecteur de faire sauter
le pavillon (FC, I, p. 967). L’espace géographique parisien est toujours en rapport avec
des activités humaines liées à des objets, qu’il s’agisse de la « voiture d’enfant poussée »
par le sénateur qui salue Gabrielle au cours de ses promenades « rue de Tournon » (FC,
II, p. 999), de la « Bourse » et des « billets de cinq mille francs » (FC, II, p. 984), du
« banc » des « Champs-Elysées » qu’occupe Joséphine (FC, II, p. 994), ou encore des
fournisseurs célèbres : « Tu as fait graver des cartes chez Stern ! Tu lui as acheté des
chocolats chez Gouache ! » (FC, II, p. 1020). L’espace des beaux quartiers, Chaillot, Passy,
les Champs-Elysées, la Concorde, est largement représenté alors que celui des quartiers
populaires est absent : il faudra nous interroger sur ce choix de Giraudoux. Le sous-sol
parisien est avant tout un espace mythique, labyrinthique, infernal, tel qu’il apparaît par
l’absence d’issue : « Les marches sont ainsi faites qu’on les descend facilement, mais qu’on
ne peut les remonter. », confie l’Egoutier à Aurélie (FC, II, p. 992).
L’espace extra fictionnel vient toujours renforcer le discours d’un personnage : il n’est
question de Buenos-Aires dans les propos du Coulissier que pour évoquer cyniquement le
moyen de procurer une « émeraude » à sa mère, à savoir les expulsions de familles pauvres
de la capitale argentine (FC, I, p. 968).
Dans cette pièce, Giraudoux nous paraît très soucieux de mettre en relation l’ici et
l’ailleurs dans une géographie réelle, celle de la ville de Paris, autant que mentale ou
imaginaire, ne laissant rien au hasard, en dépit du caractère fantaisiste ou onirique de
nombre d’éléments, ceci étant à mettre en relation, bien évidemment avec le propos sur
la société.
j) Pour Lucrèce.
164
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
N’était la didascalie de l’acte I, « Terrasse d’une pâtisserie sous les platanes », qui propose,
comme pour Cantique des cantiques et pour La Folle de Chaillot, un espace extérieur,
bien peu d’objets le constituent comme tel : « [Monsieur Octave ] vous prie de bien vouloir
choisir une autre table. Celle-là est retenue. », dit Joseph au comte Marcellus (Luc., I, 1, p.
1037) ; une didascalie indique qu’un « gros homme s’est levé d’une table et avance vers
les deux femmes. » (Luc., I, 6, p. 1051). Quelques accessoires comme les « glaces », les
« oublies » (Luc., I, 2, p. 1039), ou le « verre » que Lucile porte à ses lèvres (Luc., I, 5, p.
1050) sont censés rappeler le lieu, cette pâtisserie fréquentée par la bonne société aixoise,
431
et que G. Teissier rapproche du « célèbre café des Deux garçons sur le cours Mirabeau » .
L’espace contigu n’a guère plus de consistance : il constitue, avec la terrasse, un
espace aussi vague. « Les actes II et III se passent dans des lieux fermés, antithétique.
A la chambre de Marcellus, repaire de don juan, chambre des amours clandestines, où se
passe le second acte, s’oppose au troisième le bureau du vertueux Procureur impérial, tout
entier résumé dans les bustes de Cujas et de Lycurgue. », commente encore G. Teissier
(op. cit., p. 1268). A l’acte II, aucune didascalie concernant les objets du décor ne vient
dénoter le vice, cependant, une tirade d’Armand le suggère : « Elle [Paola] est l’habituée
de ces fauteuils […], de ces lampes […], de ce canapé… »(Luc., II, 3, p. 1081). Le seul
élément du décor qui soit nommé est la « porte » par laquelle Paola entre et sort de sa
cachette. (Luc., II, 1, p. 1073, II, 3, p. 1083). Dans un espace dévolu à l’application de la loi
pénale, le bureau de Lionel, les « bustes » du législateur spartiate et du jurisconsulte célèbre
par ses travaux sur le droit romain sont rapprochés par la didascalie liminaire de l’acte III :
ces objets connotent le sérieux, la gravité, et la sévérité qui sont ceux du personnage qui
travaille dans ce bureau. Toute une série d’objets concrétise d’ailleurs ce lieu de travail dans
une réplique de Lionel : « la table », le « bureau », les « plumes », les « crayons » (Luc.,
III, 2, p. 1093). Cet espace englobe aussi une « glace » devant laquelle le Procureur répète
ses réquisitoires comme un comédien son rôle (ibid., p. 1094). La « porte » de Lucile, à
laquelle il frappe vainement plusieurs fois, et qu’elle finit par ouvrir, permet une découverte
sur l’espace intime de la chambre, espace interdit aux regards des spectateurs comme il
est, dans cet acte, interdit au mari (Luc., III, 1, p. 1091-1092).
432
L’espace élargi s’étend à la ville d’Aix où circulent des « lettres » d’amour illicites
et des billets (cf. Luc., I, 1, I,2), au Cours Mirabeau, à l’Opéra, aux rues, à l’église, à la
prison, lieux que ne concrétisent aucun objet, et, plus loin, à « l’enclos d’Orsel » où les
témoins de Marcellus et d’Armand attendent avec les pistolets. Dans cet espace urbain,
des lieux spécifiques ont une grande importance : la demeure de Paola et d’Armand,
celle de Lucile et enfin la maison de Barbette. De la première sont nommés des meubles,
« secrétaire », « commode », « bureau d’appui », « tableaux » (Luc., I, 5, p. 1049), « meubles
enpalissandre » (Luc., I, 7, p. 1056), « les vases de Sèvres » (Luc., I, 9, p. 1064) qui tous
connotent la richesse. C’est Paola qui évoque « le lit vide » de Lucile lors des absences du
Procureur, et c’est encore elle qui parle de la maison close de Barbette « sur la route de
Brignoles » (Luc., I, 10, p. 1066). Notons que ces lieux gardent, dans les trois actes, leur
statut d’espaces non-scéniques et que nous ne connaissons sa demeure qu’à travers le
regard d’Armand, mari aveugle puis lucide, et à travers celui de Paola la maison de Barbette.
Le deuxième acte confronte deux espaces hors scène, la maison du viol supposé et celle
431
TC (P), p. 1265.
432
Il faut rappeler que le lieu de l’action a changé d’une version à l’autre : de Venise, il est passé à Aix (cf. J. Robichez, Notice
de la pièce, TC [Pl.], p. 1792). J. Robichez poursuit : « Bien qu’il ne soit pas un auteur soucieux de la couleur locale, on ne doit pas
négliger […] une ambiance romanesque et sentimentale, l’élégance des vieux hôtels, un classicisme persistant dans ce XXème siècle
[…], tout cela très à la mode dans les années 1920-1930 et qui pouvait éveiller en 1942 une singulière nostalgie. » (ibid., p. 1793).
165
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
de Lucile, l’accent étant mis, dans les deux cas, sur les « miroirs » et sur « le lit » qui
renvoient à la maison close, mais ont surtout une fonction dramatique. Le troisième acte
insiste sur l’intérieur de cette chambre où Lucile croit avoir été violée : « couvre- pieds » et
« bougeoirs » (Luc., III, 4, p. 1106), « table de nuit » (Luc., III, 8, p. 1115) dressent le décor :
ainsi à « l’Odalisquenue », tableau qui orne la maison d’Armand (Luc., I, 5, p. 1049), fait
écho l’image d’une Lucile abandonnée dans une pose lascive.
Il n’y a quasiment pas d’espace lointain dans cette pièce : à peine une charrue sans
laboureur entrevue (Luc., I, 8, p. 1058), « les fenêtres des châteaux ruinés » par lesquelles
Lucile s’obstine à voir « les passages de fantômes », selon son mari (Luc., III, 2, p.
1095) et qui constituent un espace mythique à résonances romantiques dans l’imaginaire
conventionnel d’une femme qui apprend par cœur des Harmonies poétiques de Lamartine.
Ces vagues échappées marquées par des allusions à la littérature et à l’opéra romantiques
ne permettent pas à Lucile de se soustraire à un destin tragique qui emprunte à Madame
433
Bovary le poison et les stéréotypes du romantisme moqués par Flaubert .
Que pouvons-nous retenir des relations entre les objets et l’espace ? Globalement, une
tendance à multiplier les objets indiciels dans le hors scène et à les utiliser avec parcimonie
dans le « en scène », comme si chassés par le refus théorique du mimétique, ils revenaient
en force. Cette remarque vaut pleinement pour les pièces bibliques, le petit nombre d’objets
indiciels de l’espace scénique s’opposant à l’évocation précise des horreurs du siège dans
Judith ou des villes maudites dans Sodome et Gomorrhe. Dans les pièces antiques, les
objets scéniques structurent un espace tri-dimensionnel, à la fois signe de modernité et
porteur de valeurs symboliques, celle des relations entre les dieux et les hommes et celle du
pouvoir, tandis que les objets non-scéniques contribuent, comme dans les pièces bibliques,
à faire peser les menaces extérieures sur les personnages. Ondine et Supplément au
voyage de Cook constituent des cas à part : à la présence du surnaturel dont Giraudoux
use avec sobriété en scène dans Ondine, le hors-scène oppose un effet de réel, si bien que
l’on ne sait plus trop bien si le château de Hans évoqué dans le lointain au premier acte est
plus ou moins « réel » que celui dans lequel se déroule l’action du troisième. Supplément
au voyage de Cook confronte deux espaces, l’ici et l’ailleurs étant inversés par rapport au
regard européen, le hors-scène tahitien venant perturber l’espace scénique européanisé
par les Anglais : les objets brouillent les frontières entre nature et culture.
En raison de la diversité des œuvres, il est plus difficile de dégager des constantes
pour les pièces modernes. Se confirme néanmoins une propension à accroître le nombre
d’objets indiciels, les objets non scéniques élargissant l’action à une ville, à une région, à
un pays, voire à l’Europe, ce qu’il faut mettre en résonance avec la fable et les thèmes
abordés. La bipolarité est récurrente dans ces pièces : Gotha/ Paris, l’Allemagne/ la France,
la campagne/ la bourgade, l’Athénée/ les autres scènes parisiennes, Tahiti/ l’Angleterre, ou
encore deux images de la ville de Paris. Cette bipolarité est le signe de l’oscillation entre
deux pôles, motif fondateur de l’imaginaire giralducien systématisé et mis à distance par
l’humour dans l’évocation par le Contrôleur des carrières de fonctionnaires. Cette bipolarité
va de paire avec une façon de voir le monde, la politique, le théâtre, la ville, la vie : avec
434
une éthique, inséparable, comme l’a montré R.-M. Albérès, d’une esthétique .
Il est deux autres remarques valables pour la presque totalité des œuvres, toutes
catégories confondues : l’interférence de l’espace privé et de l’espace public et le fait que
433
434
166
Luc., I, 4 et 5, p. 1047. Luc., III, 1, p. 1091-1092.
R.-M. Albérès, Esthétique et morale dans l’œuvre de Jean Giraudoux, Paris, Nizet, 1957.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
435
tout espace clos soit, d’une façon ou d’une autre, un espace assiégé . Il est quasiment
impossible de tenir longtemps la distinction entre le privé et le public dans le théâtre de
Giraudoux : une cour intérieure de palais, celui de Priam ou celui d’Agamemnon, n’échappe
pas plus aux querelles familiales qu’à la guerre venue de l’extérieur.
F. Torres Monreal a mis en lumière ce qu’il appelle la « poétique de la ville assigée »
dans trois pièces, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Electre, Sodome et Gomorrhe : il a
montréque « la figuration spatiale du cercle […] est soulignée par les sèmes "sans issue"
436
et "menacé de l’extérieur et de l’intérieur". » or il nous semble que cette configuration
s’applique à tous les espaces clos giralduciens, salle d’attente et bureau de Siegfried,
maison de Judith ou tente d’Holopherne, chambre d’Alcmène, cabane d’Auguste, chambre
d’Isabelle, sous-sol d’Aurélie, chambre de Marcellus ou bureau du Procureur impérial. Les
personnages n’y sont pas à l’abri des intrusions de leurs adversaires, ce qui est le plus
fréquent dans ce théâtre, ni de celles d’êtres surnaturels plus ou moins bien intentionnés :
437
l’image de la « cloche à plongeurs qu’est toute maison humaine » convient parfaitement
à cette position d’assiégés des personnages giralduciens que portes et murs ne protègent
d’aucune menace.
A ces conclusions, il faut apporter le correctif de trois exceptions : le « siège » de la salle
d’attente des Grands et Petits Inventeurs par Agnès et le Monsieur de Bellac finit presque
bien, par la réussite sociale d’Agnès, et celui de l’Athénée par le député Robineau se conclut
par le haut à tous les sens du terme : la « gloire » élève Robineau, le char de Thepsis
et le char de l’Etat progresseront, réconciliés, du moins le suppose-t-on ; quant à l’issue
favorable de La Folle de Chaillot pour la ville de Paris et ceux que menacent les « mecs »,
elle relève de l’utopie.
L’espace ouvert, « terrasse d’euphorie » des cafés et pâtisseries, de la campagne
limousine ou de la clairière tahitienne, serait-il paradoxalement plus protecteur ? Lieu de
tous les possibles, de tous les espoirs, il se révèle très vite lieu de rencontres inquiétantes,
d’affrontements, de stratégies de lutte ou de séduction.
Enfin se confirme chez Giraudoux une tendance à vider l’espace scénique et, dans un
mouvement inverse, à multiplier les objets indiciels pour le hors-scène : l’influence de Jouvet
élève de Copeau défenseur, lui, du « plateau nu » est-elle une explication suffisante ? La
référence au théâtre de Racine peut fournir une autre explication : le lieu scénique est avant
tout le lieu d’affrontements.
Cela ne résout pas la question du grand nombre d’objets extra-scéniques qu’à notre
connaissance aucun commentateur n’aborde vraiment. Doit-on considérer qu’il s’agit de
la recherche d’un effet de réel dénié à l’espace scénique et dans quel but ? S’agit-il de
renforcer l’illusion théâtrale ? Il semble bien que ce soit le cas pour les pièces modernes
dans lesquelles l’espace contigu « existe » pour justifier, semble-t-il, l’espace scénique, ainsi
des intérieurs de cafés et de pâtisserie. Siegfried nous conduit vers une autre piste puisque
l’espace contigu des actes un et trois devient l’espace scénique de l’acte II et inversement,
comme si la demeure du conseiller d’Etat devait avoir une réalité dans l’imaginaire du
435
Chez les auteurs contemporains de Giraudoux, l’espace clos est souvent le lieu du pouvoir, pouvoir qui a le contrôle des
portes par des gardes, comme chez Racine, ou par ou son équivalent moderne, le garçon d’étage de Huis clos : maison puis palais
royal d’Ubu, palais de Ferrante dans La Reine morte, palais de Créon dans Antigone d’Anouilh, salon « enfer » chez Sartre.
436
437
F. Torres Monreal, « La poétique de la ville assiégée », CJG n° 34, p. 169-170.
Image employée par le Contrôleur qui prétend, en fermant toutes les issues de la chambre d’Isabelle, la protéger du Spectre
et qui reçoit immédiatement un démenti par l’entrée de celui-ci (Int., III, 3, p. 345).
167
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
lecteur ou du spectateur : il en va de même pour l’immeuble dans lequel se trouve « l’Office
des Grands et Petits Inventeurs » de L’Apollon de Bellac et pour le théâtre de l’Athénée,
cas limite, puisque celui-ci existe vraiment et que Giraudoux prend la peine de le localiser
438
précisément dans Paris .
Une remarque de C. Hallak à propos de La Folle de Chaillot nous paraît devoir convenir
à l’ensemble du théâtre de Giraudoux :
« La dramaturgie de La Folle de Chaillot repose [.. ;] sur un jeu qui marque
le décalage entre ce que l’on montre sur scène et ce que l’on suggère au
439
spectateur. » .
S’agit-il d’un héritage du symbolisme ? L’irréalisme fondamental du théâtre symboliste est
tempéré chez Giraudoux par son attachement aux objets précisément car dans cet ailleurs
non scénique, il donne à imaginer non seulement les actions des personnages mais leur
relation à un certain nombre d’objets. Lequel des deux espaces est le plus vrai de l’espace
scénique à peine esquissé comme dans Sodome et Gomorrhe, voire clairement désigné
comme mirage – le palais d’Electre – ou l’espace hors scène lié au passé des personnages,
à leurs désirs frustrés, à leurs fantasmes ?
Nous avons vu en effet que les objets indiciels permettent de souligner des
contrastes, voire des oppositions irréductibles entre des lieux qui se chargent alors de
valeurs symboliques, idéologiques la plupart du temps, et, à travers les lieux, entre des
personnages, ainsi dans L’Apollon de Bellac ou Pour Lucrèce. Plus subtilement s’instaurent
des échos entre les espaces évoqués, à l’intérieur d’une œuvre, voire d’une œuvre à l’autre :
désolation du champ de bataille de Judith et des villes maudites de Sodome et Gomorrhe,
ville et campagne riches de promesses, Troie ou Argos, promises à la destruction.
Il nous semble donc que l’effet de réel tout comme le décalage sont dépassés par tout
un système d’objets signes qui fonctionnent entre eux et construisent un espace imaginaire
fait d’oppositions et d’échos dans l’ensemble de l’œuvre dramatique.
C) La question de la couleur locale et des anachronismes : des choix
spatio-temporels.
Ni l’un ni l’autre terme ne se trouve dans le Dictionnaire du théâtre de M. Corvin ni dans
celui de P. Pavis. Seule A. Pierron, dans son Dictionnaire de la langue du théâtre, propose
un article dont nous donnons ici l’essentiel :
438
439
Entre la rue Boudreau et la rue Caumartin (IP., 4, p. 717).
C. Hallak, « La dialectique du frai et du faux dans La Folle de Chaillot », CJG n° 25, p. 49. Sans doute faut-il voir dans
ce jeu complexe entre le visible et l’invisible cette influence du cinéma sur la scène à partir des années 20 à laquelle fait
allusion G.-D. Vierge : dans les nouvelles écritures dramatiques se multiplient les « passages sans aucune transition d’un
lieu à un autre, d’un monde à l’autre, allant jusqu’à matérialiser l’invisible, ou laissant le spectateur le soin d’imaginer le
réel. » (G.-D. Vierge, « L’art dramatique et l’évolution économique et sociale depuis 1914 », dans J. Jacquot, Le Théâtre
moderne. Hommes et tendances, Paris, Editions du CNRS, 1961, p. 20). Si Giraudoux n’a pas renoncé au découpage
enactes au profit de tableaux (exception faite de Tessa où ils viennent du modèle anglais) et s’il maintient une cohérence
par l’évocation dans un acte d’un lieu non scénique qui devient scénique dans un acte suivant, contrairement à la
discontinuité recherchée par les auteurs d’avant-garde, il n’en demeure pas moins que la prégnance du hors scène et,
dans une moindre mesure, de l’invisible sur scène, dépasse les souvenirs du théâtre symboliste.
168
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
« COULEUR LOCALE. Au théâtre, elle concerne les ACCESSOIRES et les
COSTUMES qui doivent respecter la réalité : le lieu de l’action, le statut social des
personnages, et non pas les conventions arbitraires mises en place par l’époque
440
classique. » .
Elle ajoute que, par la fondation de son Théâtre historique, A. Dumas s’est fait « le
champion de cette vision des choses qui prépare l’avènement du naturalisme. ». Elle
rappelle également que « l’expression, jusqu’alors réservée à la peinture, fait son entrée au
théâtre. ». En effet, la « couleur locale » était requise dans les tableaux mythologiques et
dans la peinture d’histoire, les « grands genres » selon l’Académie.
A. Pierron cite un texte critique de T. Gautier et une réflexion de C. Dullin. Le premier
rendant compte d’une représentation écrit :
« [...] la tragédie, telle que les grands maîtres du dix-septième siècle l’ont
entendue, ne se pique nullement de couleur locale. Elle ne connaissait ni le
mot ni la chose. […]. L’analyse dialoguée des passions devant un vague fond
d’architecture […] n’a pas besoin d’un costume précis, et la tragédie qui se jouait
en perruque, en tonnelet et en robe à paniers, pourrait se représenter tout aussi
bien en habit noir. ».
Et Gautier de critiquer « l’attirail pompeux » du Théâtre Français : « chlamydes, peplos,
tuniques, manteaux, cothurnes, et même un décor un peu trop pompéien pour le palais
441
de Buthrote où se passe l’action. » (ibid.). Ce compte-rendu de spectacle nous paraît
particulièrement intéressant et ce, à plusieurs titres : Gautier a été l’un des hérauts du
théâtre romantique, présent à la « bataille d’Hernani » en 1830, or, quarante ans plus
tard, sa réflexion témoigne d’un rejet de ce qui avait été l’un des éléments dramaturgiques
442
du drame romantique, en particulier de la conception de V. Hugo . L’idée de jouer en
costume contemporains des spectateurs, et non de l’époque historique de l’action de la
pièce est associée à ce que Giraudoux appelle un « décor de convention », ce « vague fond
d’architecture » qui suffit à suggérer un lieu .
C. Dullin, metteur en scène du Cartel, écrit dans Mise en scène et commentaires de
Cinna que « les soucis de détail de couleur locale qui entraînent une figuration réaliste des
443
lieux, sont des ornements dont la tragédie peut se passer. » .
La question des anachronismes est à replacer dans le cadre plus général de la reprise
des mythes antiques par nombre d’artistes et d’auteurs de l’entre deux guerres : elle s’inscrit
en partie dans le néo-classicisme qui a vu le jour bien avant 1914 dans tous les arts, de
L’Après-midi d’un faune de Mallarmé et plus tard Debussy à Daphnis et Chloé de Ravel
en passant par Œdipe de Gide et Les Mamelles de Tirésias d’Apollinaire. La part des
anachronismes, pour ce qui est des œuvres théâtrales, y est fort variable et les intentions qui
440
441
A. Pierron, Dictionnaire de la langue du théâtre. Mots et mœurs du théâtre, Paris, Le Robert-VUEF, 2002, p. 148.
Le Théâtre Français a longtemps été le gardien d’une tradition qui ne remonte qu’à la Révolution et à l’Empire, celle du néo-
classicisme. Quant au décor « pompéien », il rappelle le goûtà la mode sous le Second Empire.
442
Les seuls romantiques français sont pour Giraudoux Nerval et Vigny : « Tous les autres sont des anti-romantiques ! Voyez leurs
drames historiques ! Ils ont commencé par inventer les décors et ils ont ensuite inventé des personnages qui puissent tenir dans
er
les décors…. » (André Lang, « L’Enchanteur Giraudoux », Les Annales politiques et littéraires, 1 décembre 1929, interview citée
dans CJG n° 14, p. 139).
443
C. Dullin, Mise en scène et commentaires de Cinna, 1948, cité dans A. Pierron, Dictionnaire de la langue du théâtre. Mots
et mœurs du théâtre, op. cit., p. 148.
169
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
président à leur introduction ne se résument pas à la parodie comme c’est le cas dans les
livrets de Meilhac et Halévy, La Belle Hélène ou Orphée aux enfers, écrits pour Offenbach.
La perspective a changé : l’on cherche à actualiser les mythes ou à parler, à travers eux
de l’époque contemporaine, non sans les mettre à distance par l’humour ou la désinvolture.
Le retour aux mythes est également une « revanche de l’humanisme dont on a proclamé la
444
faillite. », écrit G. Quéant . Les figures et les mythes bibliques déjà remis à l’honneur par
445
Flaubert, Mallarmé, Wilde et, dans l’entre-deux-guerres par Bernstein , n’échappent pas
au palimpseste et à la question de l’anachronisme.
« Si le procédé [de l’anachronisme] se retrouve sous la plume de Giraudoux, ajoutez
446
[aux termes "plaisant" et "canular"] : spécialité de normaliens », écrit A.-M. Monluçon à qui
nous emprunterons quelques éléments de réflexion. Elle rapproche Sartre et Giraudoux qui
« pratiquent l’anachronisme d’actualité » pour s’interroger sur [l]es fonctions, [l]es effets et
447
[l]a portée ” des anachronismes. » Nous confronterons ses choix à ceux d’autres auteurs.
L’on « prête [à l’anachronisme] deux fonctions contradictoires. Tantôt il confère à l’action
448
l’intemporalité et l’universalité par "décontextualisation", tantôt il installe l’intrigue (sic)
dans une autre temporalité que son cadre d’origine, voire dans le présent de l’auteur et de
son public, en opérant une "actualisation" du mythe. », et de faire référence à J. Robichez
qui a été le premier à soulever cette question pour le théâtre de Giraudoux où il trouve ces
449
deux valeurs de l’anachronisme .
450
J. Labesse
rappelle la définition la plus courante de l’anachronisme : « erreur
historique ou chronologique qui consiste à inclure dans une période donnée des
événements, des faits, des personnages ou des objets appartenant à une autre période. »
Or, chez un écrivain, l’anachronisme est la plupart du temps le résultat d’un choix délibéré,
non d’une erreur, et cela est particulièrement vrai pour les auteurs dramatiques du vingtième
siècle. Ne retenant ici que les objets qui peuvent renvoyer à un autre moment que
celui de la fable, nous emprunterons également à J. Labesse la distinction qu’il opère
entre différentes catégories : « les anachronismes de mots désignent soit des réalités
matérielles qui n’existent pas à l’époque », comme les « savons » nommés par Hélène
(GT, I, 9, p. 516), « soit des objets existants maisqui ne s’appelaient pas ainsi », telle la
« hune » d’un navire (GT, II, 12, p. 540) ; « lesanachronismes historiques et matériels
à la fois concernent des usages, des symboles ou des significations d’ordre social,
politique ou religieux attachés à des objets matériels » comme les « arcs de triomphe. ».
444
G. Quéant, Encyclopédie du théâtre contemporain. L’âge d’or de la scène française et européenne, dirigée par, Paris,
Olivier Perrin éditeur, 1959, p. 96.
445
446
La figure de Salomé présente dans Hérodias (Trois Contes) de Flaubert, Hérodiade de Mallarmé, Salomé de Wilde.
A. M. Monluçon, « Anachronisme et actualité dans Electre de Jean Giraudoux et Les Mouches de Jean-Paul Sartre », TM,
53e année, octobre-novembre 1998, n° 601, p. 77.
447
448
449
Ibid.
Nous laissons à l’auteur de l’article la responsabilité de la confusion entre intrigue et action que l’on ne saurait nous imputer.
J. Robichez, Le Théâtre de Jean Giraudoux , op. cit., p. 83, 85. S’agissant des objets anachroniques auxquels, l’épée
d’Oreste mise à part, A.-M. Monluçon n’accorde aucune attention, nous ne retiendrons dans le cadre de ce chapitre que les effets
liés au cadre spatio-temporel de l’action, réservant à notre troisième partie la portée idéologique, ainsi que la fonction esthétique
desdits objets.
450
J. Labesse, « Les anachronismes dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu », in Analyses et réflexions sur Giraudoux, La
Guerre de Troie n’aura pas lieu,Paris, Editions Marketing,collection « Ellipses », 1989, p. 44.
170
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
451
Un relevé rapide nous a convaincue de la nécessité de complexifier l’analyse : nous
avons répertorié plusieurs familles d’objets « anachroniques », subséquemment, parmi
les réalités matérielles inconnues à l’époque supposée de la fable, il nous a paru évident
de distinguer entre objets scéniques et objets hors scène, ces derniers étant de très loin
les plus nombreux ; ensuite, nous avons retenu des objets que leurs caractérisations
rendent anachroniques, puis nous avons relevé quelques lexèmes désignant des objets
qui pouvaient exister mais « qui ne s’appelaient pas ainsi », pour reprendre les termes
de J. Labesse ; enfin, nous nous sommes intéressée à la présence, si originale, d’objets
anachroniques dans nombre d’images et de figures de style. Nous ne saurions, bien sûr,
nous en tenir à un simple inventaire : nous tenterons de déterminer la signification des
divers objets anachroniques, nous autorisant quelques confrontations avec des œuvres
contemporaines de celles de Giraudoux. Pour mieux répondre à la question du rôle que
jouent les objets anachroniques dans le cadre de l’action, nous avons opté pour une
présentation qui réunit les pièces dites « bibliques », puis celles dites « antiques », ensuite,
nous avons abordé le cas d’Ondine et de Supplément au voyage de Cook. Enfin, il nous
a paru indispensable de faire un sort particulier aux objets anachroniques présents dans
les figures et les images.
1) Dans les pièces à fable « biblique ».
Dans un article sur Judith et Sodome et Gomorrhe, M. Autrand écrit :
« Giraudoux a choisi uncadre temporel biblique. Il a choisi en même temps de ne
pas lui être fidèle. ».
D’après lui, les « noms de lieux et de choses permettent à Giraudoux de susciter par
452
là, selon un procédé avéré, [une] atmosphère biblique à la fois lointaine et proche. » .
Cependant, les anachronismes historiques et matériels ne mettent-ils pas à distance ces
notations spatio-temporelles ?
a) Judith.
R. Kemp, faisant l’éloge de Judith, défend les anachronismes :
« Jamais M. Giraudoux n’a créé avec autant de bonheur ces ambiguïtés de la
chronologie, ces chatoiements de civilisations, ces interférences entre les rayons
de l’antiquité et d’aujourd’hui qui sont un de ses prestiges. On sent l’effort dans
les anachronismes […] des opérettes de Meilhac et Halévy […]. Ceux de M.
Giraudoux sont la poésie même […]. L’aventure de Judith est, dit-on, de 672
avant Jésus Christ. La Judith de M. Giraudoux est une mondaine de 1931, et les
maisons de Béthulie ont des placards et des cheminées, comme ses rues ont
des réverbères et ses hôpitaux sentent l’iode et l’éther. […]. Ce pourraient être
de faux brillants, de vaines acrobaties d’humoriste : c’est la substance même du
453
langage de Judith. » .
451
452
Voir Annexe 5. Objets anachroniques.
M. Autrand, « Temps dramatique et temps biblique dans Judith et Sodome et Gomorrhe », dans Le Temps dans l'œuvre de
Giraudoux, Actes du colloque de la Société Internationale des Etudes Giralduciennes, Faculté des Lettres et Sciences Humaines
Saïs-Fès, Université Sidi Mohamed Ben Abdellah, Fès, 2001, p. 417-427.
453
R. Kemp, Lectures dramatiques. Chronique théâtrale (D’Eschyle à Giraudoux), Paris, La Renaissance du livre, 1947, p.
204.
171
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Il nous paraît intéressant de voir R. Kemp, contemporain de la création des pièces de
Giraudoux, mettre l’accent sur la valeur des anachronismes si décriés, et signaler comme
exemples des objets : ce n’est pas si fréquent. La distinction qu’il opère entre un usage
conventionnel des anachronismes, par la référence aux librettistes d’Offenbach, et ceux
de Giraudoux, est d’importance : elle oppose un ornement plaisant à ce qu’il appelle « la
substance du langage » de la pièce, autrement dit à une poétique.
H. Baudin, pour sa part, écrit qu’on a dans cette pièce« la plus forte concentration
d’anachronismes de tout lethéâtre de Giraudoux, et leur plus forte ostentation, comme si
l’auteur avait voulu atténuer par là et par un hédonisme à fleur de peau le caractère sombre
454
et subversivement païen de la seule pièce qu’il ait intitulée tragédie. » . Il cite de nombreux
objets anachroniques présents dans les variantes écartées pour décrire le costume de
la mort telle que la voit Judith, « bas », « justaucorps », « chemisette ». Il ne subsiste
dans la version définitive que les vêtements anachroniques attribués à Judith, « souliers »,
« chaussures » (Jud., I, 6, p. 219, III, 7, p. 269) qui s’opposent aux « sandales » nommées
par Jean (Jud., III, 1, p. ), « robes » et « manteau », mentionnés à plusieurs reprises pour
455
Judith, Egon ou Suzanne , et des objets qui soulignent l’appartenance sociale de Judith à
un milieu riche comme les « bijoux à chaînette de sûreté » (Jud., II, 2, p. 234). Cette jeune
fille de bonne famille est surtout une jeune fille des temps modernes, « moitié garçonne et
456
moitié demi-vierge », comme l’écrit G. Teissier .
Le lieu même de l’action tel qu’il apparaît dans l’injonction de Joseph à ses
domestiques : « Dans l’escalier ! Dans les placards ! dans la cheminée ! Il ne nouséchappe
pas, cette fois. » (Jud., I, 1, p. 199) est complètement anachronique, puisqu’il renvoie
à l’espace clos du théâtre de Boulevard, en particulier par le mot « placards », refuge
traditionnel des amants, alors que l’homme dont il s’agit de s’emparer est l’un des prophètes
qui réclament Judith : la facétie rompt, d’entrée de jeu, le ton tragique annoncé par le soustitre de l’œuvre. Le hors scène évoqué par Jean est celui d’une ville moderne en proie à
la propagande et dans laquelle les graffitis expriment des revendications, en l’occurrence,
une revendication orientée par le « parti » des prêtres :
« Tu as vu sur toutes les vitres des boutiques, sur chaque piédestal de réverbère,
gravée au diamant ou tracée au charbon […] cette phrase stupide sur la plus belle
et la plus pure de nos filles séduisant Holopherne ? » (Jud., I, 2, p. 207).
Tout aussi peu biblique est « la boîte de conserve » que Judith fait donner au petit Jacob
(Jud., I, 3, p. 205) et qu’il rapporte pour ne pas rompre ce que la propagande des prêtres
lui fait appeler « le jeûne », alors que ce sont les privations imposées par le siège de la
ville (Jud., I, 4, p. 208) : cet objet n’évoque-t-il pas la réalité très moderne de nouveaux
modes d’alimentation que l’influence américaine et les difficultés liées à la crise de 1929
457
ont imposés ?
Le « poignard », objet central de l’action, est une arme des temps modernes et les outils
de menuisier, « scies » et « marteaux » brandis par les adversaires de Judith, les prophètes
et le peuple, sont également anachroniques : ils semblent sortis du martyrologe chrétien tel
qu’il apparaît dans La légende dorée et dans certaines enluminures médiévales (Jud., III,
454
455
456
ème
3
457
172
H. Baudin, La Métamorphose du comique de Jarry à Giraudoux…, op. cit., p. 500.
Jud., I, 6, p. 219, I, 8, p. 222, 226, II, 1, p. 231, I, 6, p. 249, III, 3, p. 259, III, 8, p. 276.
G. Teissier, « L’image de la femme dans l’œuvre de Jean Giraudoux », Des Mots et des mondes, op. cit., p. 89. Voir infra,
partie, chap. 1, Un théâtre d’idées.
Sur cette invasion des produits modernes venus d’Amérique, cf. FC, II, p. 999.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
4, p. 262). Holopherne, quant à lui, dans la tirade séductrice adressée à Judith, esquisse
une image des mondanités : « Songe au thé de cinq heures sans péché mortel, avec le
beau citron et la pince à sucre innocente et étincelante. » (Jud., II, 4, p. 245). Le rêve pré458
adamique ne reste pas dans les régions éthérées : Holopherne est un être charnel, et son
créateur, un auteur plein d’humour. Les anachronismes concourent ici à mettre en valeur
la vie dans son immédiateté.
Dans une relation plus complexe à l’histoire contemporaine et au mythe, un
anachronisme historique et matériel apparaît dans une réplique de Paul, le coadjuteur du
rabbin :
« Paul : Tu vois nos morts se relever dans les tranchées en entendant crier :
"Debout les morts !", des anges combattre devant l’infanterie avec des épées
lumineuses et incassables, et l’apoplexie ou le remords foudroyer à point le
maréchal ennemi ? » (Jud., I, 2, p. 203).
Le vocabulaire biblique avec les « anges » est associé implicitement, par la présence des
« épées », à un épisode de la Genèse souvent représenté, Adam et Eve chassés du
paradis terrestre par un ange qui manie un glaive, or le rapprochement avec un lexique
du jouet moderne par les caractérisations données à l’objet, ces « épées lumineuses
etincassables », ôtent à la référence biblique sa gravité : irrévérence de Giraudoux, goût
de la provocation ? Giraudoux nous parait plus humoriste qu’iconoclaste. N’est-ce pas le
moyen de mettre à distance le surnaturel qui vient prendre pied dans le temps humain ?
L’ironie du grand rabbin exclut le miracle. A ce lexique viennent s’ajouter des termes qui
font explicitement référence à la Première Guerre mondiale, « tranchées », « infanterie »,
« maréchal », aboutissant à un double décalage temporel qui a pour effets à la fois une
déréalisation du siège de Béthulie, une démythification de la Genèse et, pour Giraudoux
comme pour ses contemporains, le souvenir des horreurs de la guerre. Au second acte,
Giraudoux met dans la bouche d’un des officiers assyriens s’adressant au faux Holopherne
une énumération qui reprend les topoï de l’antisémitisme des années 30 :
« Songez que de votre étreinte avec cette pucelle va naître une série d’êtres et de
symboles déjà presque rayés de l’univers, le tailleur de casquettes et l’usure, le
virtuose et la prophétie. » (Jud., II, 2, p. 237).
Les deux groupes binaires ne comportent qu’un élément concret, un des métiers
traditionnels des Juifs, en complet décalage avec la situation, Otta prédisant l’avenir du
peuple juif au prétendu Holopherne. Le second terme, « l’usure », reproche habituel des
chrétiens à l’égard des Juifs auxquels, à l’époque médiévale, ils abandonnaient cette
activité, entre en parallèle avec ce que nous voyons effectivement à l’œuvre dans la
tragédie, l’impact des prophètes et la manipulation à laquelle se livrent les prêtres en ce
domaine, tandis que le métier humble des « tailleurs de casquettes » a pour pendant
« le virtuose », allusion aux nombreux musiciens juifs au talent exceptionnel. L’objet
anachronique entraîne ici toute une vision des choses, écho du monde extra théâtral dans
459
lequel la pièce voit le jour .
M. Autrand, commente ainsi la valeur des anachronismes de Judith :
« C’est un point sur lequel l’évocation de l’époque (biblique) s'éloigne tout à
fait de celle, réaliste, d’un Henry Bernstein […] dont les critiques ont vanté pour
458
459
Voir. 3
ème
partie, chap. 1, Le choix de l’immanence.
Que ce discours soit tenu par un Assyrien ennemi des Juifs qui reprend les clichés sur les Juifs ne change rien à la fonction de
« résonateur » de son époque et des préoccupations du public attribuée par Giraudoux au théâtre.
173
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
sa Judith la reconstitution minutieuse, la précision jusque dans les moindres
460
détails. » .
En effet, à la pièce de Bernstein ne manquent ni la présence du Livre (J., I, 2, p. 233),
ni la panoplie guerrière, la « cuirasse » de Saaph (J., I, 3, p. 265) ni le « bouclier »
d’un Garde (J., II, 1, p. 277), ni la « petite panthère d’émeraude » cachet d’Holopherne
suspendu à son cou (J., II, deuxième tableau, 5, p. 313). La mention des « vases rituels
461
que l’on emplit chaque jour d’eau puisée aux Fleuves sacrés. » témoigne elle aussi du
462
souci documentaire qui a animé Bernstein et qui contribue à dater cette pièce pour un
lecteur d’aujourd’hui. A l’inverse, à la fois par rejet de la couleur locale et par une volonté
de démythifier l’histoire de Judith, Giraudoux multiple les « anachronismes, en apparence
totalement gratuits, dont la fonction consiste à rappeler la signification actuelle de l’œuvre
463
et le refus de toute archéologie. » . La distanciation giralducienne met en valeur le débat
sur la transcendance et une réflexion sur l’amour et le désir.
b) Sodome et Gomorrhe.
« Sodome et Gomorrhe pourtant si bien accordé aux bombardements apocalyptiques de
464
1943 ne contient que cinq anachronismes. »,affirme un peu hâtivement H. Baudin qui ne
décompte que deux objets : les « voitures » mentionnées par l’Archange dans le Prélude et la
« cloche » de la pension dans une comparaison faite par Lia pour dire son état psychologique
(Sod., I, 2, p. 875), or il en est bien d’autres. L’épisode de Samson et Dalila, personnages
extraits d’un autre livre, les Juges, et inséré dans ce qui vient de la Genèse, constitue
une de ces libertés que Giraudoux prend avec l’hypotexte. Anachronique, l’épisode l’est
encore davantage si l’on s’attache au dialogue entre Dalila et une des jeunes filles après
que Samson s’est « écroulé » – le verbe est de Giraudoux, dans une didascalie :
« Dalila : Toi, lève-lui la tête. Toi, du vinaigre, une éponge ! Martha : Regardez la !
On dirait le patron d’un boxeur ! Dalila : Ce n’est rien, Samson… Toi, masse ici,
près du cœur. » (Sod., II, 4, p. 896).
Le héros serait donc K. O. au premier round… L’image du match de boxe est amenée par la
force traditionnellement attribuée au personnage et rappelée par Dalila au début de la scène
(Sod., II, 4, p. 893), ce qui fait dire à M. Autrand que « Giraudoux rend réel en déréalisantpar
465
son humour. » . De même, sur fond de fin du monde, le feu du châtiment divin qui frappe
les villes maudites amène curieusement l’évocation de l’aqua alta vénitienne :
« Judith : […]. Le sol bout là-bas. […]. On s’accommode comme on peut. On vit
sur des trépieds, ou sur ces trottoirs de bois qu’on pose dans les pluies. Mais
déjà ils brûlent. » (Sod., II, 3, p. 892).
Quant à la fuite d’Abraham et de Sarah, telle qu’elle est rapportée par Lia, elle tient à la fois
du miracle puisque les corps des justes sont préservés et des images de l’exode de 1940
460
461
462
M. Autrand, « Temps dramatique et temps biblique dans Judith et Sodome et Gomorrhe », art. cit., p. 420.
J., II, tabl. I, p. 13, dans La Petite Illustration.
Souci qui fait songer au travail préparatoire de Flaubert pour Salammbô que la pièce deBernstein rappelle par son exotisme et
sa violence, non par son style.
463
464
465
174
G. Teissier, Notice de Judith TC (Pl.), p. 1319.
H. Baudin, Les Métamorphoses du comique de Jarry à Giraudoux, op. cit., p. 500.
M. Autrand, « Temps dramatique et temps biblique dans Judith et Sodome et Gomorrhe », art. cit., p. 421.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
par l’évocation d’un pays en ruines et la dérisoire présence du bagage, le temps biblique se
confondant alors avec le temps de l’histoire contemporaine :
« Le bon Abraham et la bonne Sarah ont reçu de Dieu des pieds que rien
ne chauffe et se hâtent entre les décombres et avec leur cage à serin vers
Ségor. » (Sod., II, 8, p. 912).
La seconde évocation, celle du seul juste épargné par la colère divine, ne manque pas,
dans l’état définitif de la rédaction, de surprendre :
« Loth en grande lévite passe à gué sur son dos à travers le fleuve de feu ses
filles en culotte. » (ibid.).
Le premier terme de costume a bien « une consonance biblique » : E. Brunet précise
que « le mot lévite, au sens delongue redingote, est un subtil anachronisme, caché
466
derrière un nom biblique, le lévite désignant le prêtre chargé des sacrifices au Temple. » .
Mais si une des premières ébauches de l’acte II levait l’ambiguïté quant au costume
des filles de Loth « juponnées à la hâte en culotte àl’assyrienne », l’état actuel du texte
suggère une image plus irrévérencieuse dans laquelle on peut deviner une allusion à la
relation incestueuse des personnages, ce qui contribue à démythifier l’épisode. Tout aussi
facétieuse est la recomposition d’une autre figure mythique, celle de Noé sauvant du déluge
des représentants de chaque espèce :
« Vous n’avez d’yeux quepour ce brave homme à barbe sur sa péniche qui
pagayait en calmant sa femme, ses chiens, ses outardes. », dit Lia. (Sod., II, 7, p.
906).
Noé devient un marinier maladroit en bute non aux flots du déluge mais à l’affolement
conjugal et animal, les espèces se résumant d’ailleurs aux quelques animaux domestiques
dont la présence n’a rien d’inimaginable sur le pont d’une péniche. Selon M. Autrand, « c’est
un des moments de franche bouffonnerie où le temps s’efface tout à fait et où Giraudoux
467
montre seulement au passage ce qu’il aurait pu et ce qu’il n’a pas voulu faire. » .
c) Cantique des cantiques.
Réécriture d’un épisode d’un de ses romans, Eglantine, tout autant que du poème d’amour
de la Bible, cet acte composé pour un lever de rideau à la Comédie Française constitue,
par les choix spatio-temporels de Giraudoux, un cas particulier : hors le thème biblique qui
transparaît en filigrane (Salomon se résignant à abandonner la Sulamite au jeune pâtre
468
qui l’aimait), tout est anachronique . Giraudoux lui-même écrivait, dans le programme de
la Comédie française : « Si le harem du roi des rois est remplacé par un café du Bois,
si Salomon cède la place à un ancien président du Conseil, si le berger est devenu un
jeune oisif moderne, les eunuques et les nègres, les gérants et les chasseurs, la jeune
femme de Paris reste la jeune fille de Sulem, qui sacrifie à son mal la gloire, et ses
466
467
468
TC. (Pl.), n. 1 de p. 912, p. 1701.
M. Autrand, art. cit., p. 421.
Cf. Le compte-rendu de la pièce après la création dans La Petite Illustration : « En dépit du titre, fait pour piquer la curiosité, ce
petit acte n’a rien de commun avec la Bible, sinon une situation. De même que le roi Salomon se résigna à abandonner la Sulamite
au jeune pâtre qui l’aimait, de même un grand personnage de la République, qu’on appelle simplement "le Président" accepte avec
une bonne grâce un peu mélancolique et ironique de s’effacer devant un rival qui n’a pour lui qu’un seul avantage, mais de quelle
puissance : sa jeunesse… » (La Petite Illustration, Nouvelle série théâtre, n° 449, 17 décembre 1938).
175
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
469
avantages, y compris le bonheur. » . L’œuvre est donc une variation sur un thème, l’amour,
plus que sur une fable, ce qui a pour conséquence un complet déplacement temporel. E.
Goulding suggère une interprétation biographique, le mariage d’Anita de Madero, qui avait
eu une longue liaison avec Giraudoux : « On a donc l’impression que Giraudoux en 1938
[…] veut métamorphoser cette rupture douloureuse. Les bijoux transitant du roman et de
la vie à la pièce, l’auteur porte ses regards avec ironie et avec un certain détachement
470
mélancolique sur une histoire d’amour de caractère à la fois personnel et universel. »
(ibid.). Dans ce cas, l’hypotexte serait un prétexte autant qu’un moyen de dépasser la
dimension autobiographique que suggère le lieu de l’action, lieu mondain et parisien.
Giraudoux pratique ici une transposition, une actualisation.
2) Dans les pièces à fable antique.
Giraudoux cède rarement à la facilité de l’anachronisme
scénique : les exceptions n’en sont que plus significatives.
repérable en tant qu’objet
a) Amphitryon 38.
Les seuls objets appartenant au présent humain, les armes du guerrier, « casque »,
« javelot », « lance », « épée », « flèches », « glaives », satisfont à la couleur locale antique.
Un intrus se glisse pourtant parmi ces armes, le « sabre à deux tranchants » dont Alcmène
attribue l’idée à son époux (Amph., II, 2, p. 143) et dont il nous faut bien imputer l’invention
au facétieux auteur qui, par contrecoup, déréalise les autres armes.
Le seul objet scénique qui constitue à proprement parler un anachronisme matériel est
manié par un personnage secondaire : Sosie « tirant un rouleau »pour sa proclamation aux
Thébains (Amph., I, 2, p. 121) fait davantage penser à un scribe égyptien ou à un lettré
chinois qu’à un esclave grec ou romain, et l’objet est essentiellement le moyen d’un jeu
théâtral. Quant au « portrait » d’Amphitryon montré par Alcmène à Léda, et dont la locution
« Le voilà » indique que nous avons bien là un objet scénique, il évoque quelque miniature
471
comme il en circulait du temps des rois :
« Léda : Comment est-il votre mari ? Vous avez son portrait ? Alcmène : Le voilà.
Léda : C’est qu’il n’est pas mal… » (Amph., II, 6, p. 169).
Les commentaires qui suivent révèlent chez Léda une appréciation d’esthète et de femme :
« Il ne frise pas, j’espère ? Alcmène : Des cheveux mats, Léda, des ailes de
corbeau. » (ibid.).
Dans ce dialogue de bonne compagnie perce déjà ce qui deviendra la répulsion de
Clytemnestre pour la barbe et les cheveux bouclés d’Agamemnon. Par ailleurs, si la
périphrase « des ailes de corbeau » développe l’adjectif « mat » en adjoignant à l’aspect une
notation implicite de couleur, il est difficile d’oublier que Jupiter est associé à des oiseaux,
le blanc cygne du séducteur de Léda, l’aigle du maître des dieux : l’oiseau et la couleur font
d’Amphitryon un piètre rival de Jupiter et, de ce fait, déjà perdant, alors que dans l’esprit
d’Alcmène, l’image est valorisante. Nous voyons comment un simple objet anachronique,
le « portrait », déclenche par les commentaires qu’il suscite des considérations psychiques
et symboliques et même une préfiguration du destin des personnages.
469
470
Cité par G. Teissier dans TC (P.), p. 1208.
E. Goulding, « Une heure supraterrestre. Cantique des cantiques : le temps, les temps. », op. cit., p. 293.
471
176
L’on se souvient de l’importance d’un tel portrait dans La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
Hors les deux objets scéniques que nous venons d’évoquer, nombreux sont les
anachronismes matériels pour le hors-scène, et, parmi eux, ceux que Giraudoux emprunte
à d’autres civilisations autant qu’à des époques différentes. Le domaine des inventions nous
laisse perplexe : « clous rouillés » auxquels sont accrochés les armes du général thébain
(Amph., I, 2, p. 122), « système de poulies pour fenêtres » imaginé par Amphitryon (Amph.,
II, 2, p. 145) ou encore la « roue dentée ». Parmi les objets précieux les « manuscrits rares »
nommés par Alcmène semblent tout droit sortis de l’époque médiévale (Amph., I, 3, p. 129 ) :
nous les retrouvons dans Ondine, où ils sont un élément de couleur historique. Le « divan »
mentionné deux fois (Amph., II, 6, p. 170, Amph., III, 5, p. 188) renvoie à un imaginaire, celui
du monde persan des Mille et Une Nuits, mais associé au « tapis de haute laine » oriental
ou médiéval, il peut également être le décor d’une chambre moderne, le mot « divan »
prenant alors le sens de lit de repos que nous lui connaissons. Enfin, le terme « bolide »
pour désigner un corps céleste, ici celui de Jupiter, non en tant que planète, mais comme
dieu (Amph., III, 1, p. 176), est à la fois un anachronisme lexical sur le plan scientifique et
un objet anachronique : le mot fait penser à une voiture de course. Voilà la couleur locale
antique mise à mal. Jupiter, avouant à Mercure qu’il aime la jeune femme, rêve d’une intimité
quotidienne :
« Déjeuner en face d’elle, je parle même du petit déjeuner, lui tendre le sel, le
miel, les épices […] heurter sa main ! fût-ce de sa cuiller ou de son assiette, voilà
à quoi je pense maintenant. »(Amph., I, 6, p. 150).
Si deux des produits nommés, « miel » et « épices » ont une connotation antique,
l’expression lui « tendre le sel » suppose la présence d’une salière, objet « en creux », et un
geste de courtoisie moderne qui amènent tout naturellement les deux objets anachroniques
que sont la « cuiller » et l’« assiette ».
En matière de nourriture, « le restant de pâté de lièvre arrosé de vin blanc » mangé
avant le départ à la guerre (Amph., I, 2, p. 124), la « pièce de bœuf divine », expression
hyperbolique d’un langage mondain (Amph., II, p. 141) constituent de jolis anachronismes
qui font sourire, le premier au moment où les Thébains, du fait du Guerrier, vont quitter leur
existence paisible, le second dans le dialogue entre Alcmène et Jupiter comblé permettant
un jeu d’esprit facile sur l’adjectif « divin » et un badinage dont la gravité échappe à
la mortelle. La réception de Jupiter à l’acte III s’annonce comme un lunch offert à une
personnalité d’importance par des gens du monde et à la préparation duquel s’affairent des
gens de maison :
« Sosie : As-tu prévenu les musiciens, les cuisiniers ? Eclissé : J’ai préparé du
Samos et des gâteaux. » (Amph., III, 1, p. 176).
Tout ceci donne l’impression que les choses les plus graves, les plus sérieuses, la guerre,
la séduction, les rapports des hommes et des dieux, ne doivent être abordées qu’avec une
certaine légèreté, une désinvolture qui met à distance ce qu’il peut y avoir de pathétique
dans un départ à la guerre, l’hypocrisie d’un séducteur, fût-il un dieu, la naïveté touchante
472
des êtres humains devant les machineries des dieux .
Lorsque le dieu essaie de comprendre le mot « amitié » que vient de prononcer
Alcmène, il formule diverses hypothèses, parmi lesquelles celle-ci qui évoque en termes
contemporains le fétichisme amoureux, les objets nommés ayant de surcroît une
connotation sexuelle :
472
Cocteau, en revanche, appuie le trait, soit pour faire rire, comme de Jocaste qui entend la musique des boîtes de nuit et veut aller
danser à l’acte I de La Machine infernale, soit pour instaurer une atmosphère inquiétante comme dans Orphée avec les accessoires
de la Mort.
177
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« Et ceux qui dans une femme, au lieu de l’aimer elle-même, se concentrent sur
un de ses gants, une de ses chaussures, la dérobent, et usent de baisers cette
peau de bœuf ou de chevreau, amis encore? » (Amph., III, 5, p. 187).
Alcmène utilise des accessoires de toilette de la femme moderne, « épiloirs et
limes » (Amph., II, 5, p. 159). Elle est jalouse des étrangères qui arrivent « avec
leurssuperbes bagages, les belles à peu près nues sous leur soie ou leur fourrure
[…]. » (Amph., I, 3, p. 129), comme les femmes vêtues de certains modèles des grands
473
couturiers des années Art déco .
Refus du peplum, du peplos grec en l’occurrence, et actualisation vont de pair : il s’agit
de rapprocher les personnages féminins de la légende du public et en particulier des femmes
des années 30 pour suggérer la portée contemporaine de la pièce.
b) La Guerre de Troie n’aura pas lieu.
Seule concession à la couleur locale, comme dans Amphitryon 38, les armes nommées,
« bouclier », « casque », « cuirasse », « javelot », font vaguement référence à l’Antiquité.
Pour ce qui est des costumes, le mot latin « peplum », employé par Hector quand il tente
de faire voir à Hélène la scène colorée de son départ, est plus familier au public que son
équivalent grec peplon : c’est donc à peine un anachronisme lexical (GT, I, 9, p. 508).
D’ailleurs, dans Electre, Giraudoux opte pour le mot français correspondant, « tunique ».
L’objet anachronique le plus souvent commenté comme tel est un élément du décor :
les portes de la guerre (GT, II, p. 512). « A Rome – et non à Troie - les portes du temple
de Janus étaient ouvertes au début des guerres ; on les refermait lorsque la paix était
474
conclue. », écrit G. Teissier . Mais le « discours aux morts » d’Hector fait aussi penser à
d’autres monuments liés à l’histoire du vingtième siècle, l’Arc de Triomphe de l’Etoile avec
la tombe du Soldat inconnu, et les monuments aux morts érigés un peu partout en France
après 1918 : l’anachronisme participe donc de l’actualisation et de la volonté d’exprimer la
réalité moderne, la situation politique des années 30, pour faire réfléchir sur le sens profond
de l’histoire racontée qui fonctionne alors comme un apologue dont nous devons tirer un
enseignement sur le présent. Alors que Brecht, dans ses œuvres, Antigone, par exemple,
pour nous en tenir à l’Antiquité, cherche à provoquer la réflexion par le « théâtre épique »,
par « l’effet dedistanciation », Giraudoux opère une distanciation dans les deux sens, nous
invitant à lire les histoires mythologiques à travers le prisme du présent, et le présent à
travers le filtre de l’antiquité. Cette volonté d’actualiser le mythe se retrouve dans les objets
hors scène appartenant au domaine de la marine : l’embarcation qui a permis l’enlèvement
d’Hélène prend place dans un contexte parodique qui rappelle Meilhac et Halévy. Pâris qui,
dans La Belle Hélène d’Offenbach, est seul capable de trouver la solution de la charade,
le mot « locomotive », donne chez Giraudoux, lorsqu’il répond à Hector, une version pleine
d’humour de son départ, non pour Cythère, mais pour Troie :
473
J. Robichez rapproche Alcmène de Judith, l’une « jeune fille de famille aisée des années 30, l’autre, « bourgeoise parisienne des
mêmes années », ajoutant : « Bref Giraudoux offre au public de ses premières représentations, surtout aux femmes, des reflets de leur
vie quotidienne. […]. Avec ces "moralités légendaires", les spectatrices se sentent de plain-pied. Du même monde que cette Alcmène,
à qui Eclissé parle, à propos de Léda, le langage de la couture : "Sa robe ? D’argent avec liseré de cygne, mais très discret.". » (Amph.,
II, 6, p. 163), J. Robichez, Le Théâtre de Giraudoux, op. cit., p. 83. On notera que l’anachronisme s’appuie sur un clin d’œil à la
mythologie, puisque c’est sous la forme d’un cygne que Jupiter a séduit Léda.
474
178
TC (P.), n. 2 de p. 476, p. 1162.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
« Ménélas était nu sur le rivage, occupé à se débarrasser l’orteil d’un crabe. Il a
regardé filer mon canot comme si le vent emportait ses vêtements. » (GT, I, 4, p.
490).
Dévalorisé par sa nudité qui le fragilise autant que l’attaque inopinée du crabe, le roi Ménélas
ne peut qu’être spectateur passif, son regard n’atteint pas Hélène et Pâris, mais l’objet
moderne et rapide qui les dérobe à sa vue, le « canot », canot qui, dans l’évocation qu’en font
475
les gabiers au second acte, fait davantage penser à un yacht qu’à une frêle embarcation .
Dans un contexte a priori aussi sérieux qu’une consultation juridique, Busiris expose son
avis sur les derniers événements en employant un vocabulaire technique :
« Les Grecs se sont rendus vis-à-vis de Troie coupables de trois manquements
aux règles internationales. […]. Premièrement, ils ont hissé leur pavillon au ramat
et non à l’écoutière. » (GT, II, 5, p. 521).
Les deux néologismes formés sur des termes de marine existant, rame et écoute, qui
désigne un cordage, font passer dans la même connivence avec le lecteur le premier mot
attesté seulement au seizième siècle, tout en témoignant chez Giraudoux du souci d’un
vocabulaire précis qui lui fait inventer au besoin les mots que la langue ne lui donne pas et
qu’il mêle aux termes avérés, de telle façon que lecteurs, et encore davantage spectateurs,
s’y perdent, ne sachant plus démêler la part de la précision technique et du canular.
Nous avons là un exemple de ce que J. Labesse appelle les « anachronismes demots
qui désignent […] des réalités matérielles qui n’existaient pas à l’époque », comme les
« étriers » sur lesquels se penchent les cuirassiers (GT, I, 1, p. 485). Tous les objets
anachroniques prouvent un sens indéniable du concret et participent d’une écriture presque
visuelle de la réalité humaine, équivalent de l’instantané en photographie. Quant aux
instruments de mesure que le Géomètre nomme en parlant d’Hélène, le « baromètre » et
« l’anémomètre », l’un du dix-huitième et l’autre du dix-septième siècles de notre ère, ils
ne sont là que pour rimer avec « Géomètre »et ridiculiser la prétention du personnage(GT,
I, 6, p. 497).
c) Electre.
A.-M. Monluçon remarque que « tous les anachronismes ne renvoient pas à l’actualité,
c’est-à-dire au présent de l’auteur et de son public. » (ibid.), et fait référence aux « petites
Parques » (El., I, 1, p. 602), latines, avant de constater que s’ils « projettent l’action quelques
476
siècles plus tard, [ils] la maintiennent dans un cadre antique (l’époque romaine […] ). »
, et ce bien qu’elle oublie la « borne milliaire » (El., I, 2, p. 605). Elle cite le début d’Electre
comme l’exemple même d’une catégorie d’anachronismes, « le déplacement géographique
477
de l’intrigue dans la mesure où il implique ausssi une transposition historique. » .
475
476
477
GT, II, 12, p. 540.
A. M. Monluçon, « Anachronisme et actualité dans Electre de Jean Giraudoux et Les Mouches de Jean-Paul Sartre », art. cit., p. 79.
Ibid. Sartre, dans Les Mouches, emploie des termes anachroniques, parmi lesquels peu d’objets : la « caisse d’ordures » que
« tous les matins [Electre] doi[t] vider » en raison du statut de servante que lui imposent Egisthe et Clytemnestre (Les Mouches, I, 4,
Paris, Editions Gallimard [1943], collection « Folio », 1984, p. 127), « couverts », « chaises et lits » préparés pour les morts le jour
de leur retour annuel parmi les vivants (op. cit., I, 5, p. 141), un élément de décor, les « coussins » du trône sur lesquels les soldats
pensent qu’est assis Agamemnon pendant qu’ils bavardent (op. cit., II, 2, p. 185), des détails de costume : la « culotte » du Premier
Soldat (op. cit., II, 2, p. 187), sa « veste » (op. cit.,). Sartre, comme Anouilh, pratique l’anachronisme qui rapproche un peu lourdement
les personnages antiques des spectateurs du vingtième siècle alors que Giraudoux brouille les pistes par des anachronismes venus
d’époques, voire de civilisations différentes, l’effet de décalage s’avérant plus subtil.
179
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
L’architecture du palais des Atrides, telle qu’elle se dessine par les répliques croisées
de l’Etranger, du Jardinier et des Petites Filles, outre qu’elle surprend par sa dissymétrie,
révèle son ambivalence :
« Ce qui vous trompe, c’est que le corps de droite est construit en pierres
gauloises […]. Et que le corps de gauche est en marbre d’Argos […]. » (El., I, 1, p.
597-598).
Les matériaux différents associent l’antiquité grecque et l’allusion à nos ancêtres les Gaulois
478
qui se double d’un clin d’œil sur le sens figuré de l’adjectif . Un terme anachronique
complète l’architecture du palais : « Cassandre fut étranglée dans l’échauguette. », dit la
Deuxième Petite Fille (El., I, 1, p. 599). Le mot évoque davantage pour nous une architecture
médiévale, qu’elle soit urbaine ou militaire, qu’un palais mycénien. Dans une tirade du
Président, apparaît la « borne milliaire », romaine, déjà signalée (El., I, 2, p. 605). Egisthe
et Electre, dans leurs tirades symétriques sur le don qui leur a été fait d’Argos, nomment
des objets et des êtres qui évoquent la campagne française : les « écluses », « les silos
des maraîchers » résolument modernes, vus par Egisthe (El., II, 7,p. 665), le « haleur tirant
sur sa péniche » aperçu par Electre(El., II, 8, p. 672), sont tout aussi peu antiques que les
« chemins départementaux » dont parle le Mendiant (El., I, 3, p. 612).
Il s’agit peut-être autant, dans cette œuvre, d’actualiser le propos que de mettre à
479
distance le mythe par l’humour, voire la gauloiserie .
D’autres indices confirmeraient-ils « un ancrage ici et maintenant, en notre XXe
siècle » ? A.-M. Monluçon écrit à notre avis un peu vite :
« Les personnages évoluent dans un environnement social contemporain. [et
480
que], chez Giraudoux, il n’y a pas d’esclaves. » (ibid.).
Certes, en tant que personnage, aucun esclave ne vient authentifier une quelconque
antiquité, pourtant, dans l’espace hors scène et dans le souvenir d’Oreste, il y a la présence
des maîtres et des esclaves :
478
Cf. G. Teissier : « Premier des nombreux anachronismes de la pièce comme les majordomes et écuyers ou l’échauguette –
souvenirs du Moyen Age. Cette idée burlesque (M. Brier) souligne la version française de la légende grecque et évoque la gaieté et
même la grivoiserie introduites dans la tragédie par des personnages de vaudeville. » (TC [P.], n. 1 de p. 58-, p. 1189).
479
J. Robichez constate qu’«il y est question de "cigare" aussi à plusieurs reprises et, en particulier, dans une évocation où
l’anachronisme s’accompagne de clownerie. » (op. cit., p. 81). En effet, cet objet apparaît comme un attribut de personnages masculins,
les maris, dont le Président, et Narsès. Agathe, dans la « chanson des épouses », parmi les multiples signes de l’asservissement
des femmes, énonce celui-ci : « Et s’ils fument, il nous faut allumer leur ignoble cigare avec la flamme de notre cœur ! » (El., II, 6,
p. 658). La syllepse sur le mot « flamme » suggère l’opposition entre les désirs matériels et charnels de l’homme symbolisés par le
« cigare » et l’amour de la femme qui peut aller jusqu’au sacrifice, motif récurrent chez Giraudoux. L’accent de révolte qui anime cette
réplique s’inscrit dans le courant féministe des années 30 tandis que le même objet est présent dans une évocation où l’anachronisme
s’accompagne de « clownerie », à savoir l’évocation par le Mendiant de « la bêtise de Narsès » : « Narsès, je n’ai jamais pu lui
apprendre à fumer un cigare autrement que par le bout allumé… » (El., I, 3, p.614). Faut-il être mauvais esprit pour voir dans la
maladresse de Narsès qui fume son cigare par « le bout allumé » une sodomisation involontaire ? Ces « plaisanteries voyantes »,
le terme est de J.Robichez, (op.cit., p. 81) sont cependant dans les répliques de personnages qui introduisent dans la tragédie un
décalage par leur statut social et par le registre burlesque dont ils participent, contrairement aux autres objets de cette pièce que
nous avons mentionnés.
480
A. M. Monluçon, « Anachronisme et actualité dans Electre de Jean Giraudoux et Les Mouches de Jean-Paul Sartre »,
art. cit., p. 80.
180
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
« Aucun visage […], mais des pieds nus. J’essayais, entre les franges, de toucher
leurs anneaux d’or . Certaines chevilles étaient unies par des chaînes ; c’étaient
les chevilles d’esclaves. » (El., I, 1, p. 598).
Ce souvenir peut également se lire comme une mémoire culturelle, simple touche de couleur
locale antique que dément il est vrai la présence supposée du médecin ou du vétérinaire
dans l’immeuble où loge le second président du tribunal, mais aucun objet anachronique ne
concrétise ces inventions d’Agathe et de son jeune amant, alors que la troisième hypothèse
amène tout naturellement une surenchère dans l’anachronisme :
« Le jeune homme : Je fais l’homme ivre. Je ne sais où je suis. Je casse tous les
verres. Agathe : Un seul suffit, chéri ! Un petit. Les grands sont en cristal. » (El.,
II, 2, p 645).
L’espace hors scène devient ainsi celui du théâtre de Boulevard, ce qui, outre l’effet cocasse,
481
actualise le mythe. S’agit-il seulement dans ce cas de « capture narcissique » du public
? La parodie du vaudeville, forme du théâtre commercial rejeté par Giraudoux comme
par Jouvet, serait alors un miroir aux alouettes ? Dans la scène suivante, la projection du
destin d’Oreste assassin dans les répliques des Euménides se fait encore par l’intermédiaire
d’évocations anachroniques, au nombre desquelles « les mottes de beurre qui flottent au
printemps sur les sources avec le cresson. » et le geste quotidien du petit déjeuner, leitmotiv
giralducien inscrit ici dans un propos menaçant et cynique :
« Etends ton beurre sur ton pain avec un couteau, ce jour-là, même si ce n’est
pas le couteau qui a tué ta mère, et tu verras. » (El., II, 3, p. 649).
A ce point de notre analyse, il nous semble utile de confronter à ces œuvres trois pièces, Les
Mamelles de Tirésias d’Apollinaire, La Machine infernale de Cocteau et Antigone d’Anouilh
qui réécrivent des mythes antiques, celui du devin et de ses métamorphoses sexuelles pour
la première, celui des Labdacides pour les deux autres et qui, de surcroît, abordent des
thèmes communs aux pièces « antiques » de Giraudoux, la guerre, la question féminine,
le rapport au pouvoir.
Apollinaire ne retient de la fable antique que le thème des métamorphoses sexuelles
de Tirésias qu’il applique à une femme, Thérèse, aussi bien par esprit de provocation
que pour faire émerger un propos d’actualité sur les femmes et sur la guerre. Il situe
délibérément l’action dans les préoccupations du moment. En effet, l’actualité, en 1917,
date d’écriture de la pièce, c’est la guerre. Le Prologue l’évoque par la mention d’armes,
« canons et obus » (MT, p. 879-880) ; lorsque le journaliste parisien « déploie le drapeau
américain », nous avons un écho de la fête parisienne du 21 avril 1917 au moment de
l’entrée en guerre des Etats-Unis (MT, II, 2, p. 900) ; il est également question des « cartes
de rationnement » (MT, II, 6, p. 908). Le thème même de la pièce, la nécessaire repopulation
de Zanzibar, découle de cette actualité. L’importance des sources d’information en temps de
guerre, qui n’échappe pas à Giraudoux, puisque, dans Amphitryon 38 et La Guerre de Troie
482
n’aura pas lieu, nous avons les discours de propagande belliciste , prend chez Apollinaire
une couleur résolument moderne : sont présents les journaux, le « mégaphone », double
du masque porte-voix du théâtre antique, mais inventé par Edison en 1878 (MT, I, p. 883).
Les « brownings en carton » de Presto et Lacouf sont un double clin d’œil à l’Amérique et
au cirque (MT, I, 4, p. 888). Quant au « périscope » mis au point en 1904 (MT, II, 3, p. 903)
481
Ibid., p. 82.
482
Mais cette propagande ne passe pas par l’emploi d’objets modernes, et donc anachroniques, exception faite d’un objet
« en creux », l’appareil photo de Demokos qui peut être retenu comme moyen de fabriquer une image de propagande à partir du
visage d’Hélène.
181
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
et aux « bicyclettes » que le Mari compte acheter à ses nouveaux-nés, ils dénotent l’époque
moderne dont on sait qu’Apollinaire s’est fait le chantre aussi bien dans « Zone » que dans
483
ses articles de critique d’art . Justement, « On apprend de Montrouge / Que Monsieur
Picasso / Fait un tableau qui bouge » (MT, II, 4, p. 906). Les toiles cubistes rejoignent les
Ballets russes et le Vieux-Colombier du monologue du Mari au début de l’acte II (MT, II,
1, p. 899). L’actualisation du mythe est telle que la pièce a pour nous valeur de document
historique au sens anecdotique du terme, les objets historicisent la pièce, ce qui n’est jamais
le cas avec les œuvres de Giraudoux.
Cocteau est loin de tendre à une telle mise à distance du mythe. Dans La Machine
infernale, « L’écharpe rouge qui étrangla Isadora Duncan, en s’enroulant au train de sa
484
Bugatti, est prêtée à Jocaste pour qu’elle se pende. » comme le rappelle J. Touzot . De
la même façon sont évoquées les « boîtes de nuit » des quartiers populaires (Mach., I, p.
13, 28, 38), tandis que la « lance » des soldats et les ruines sont une concession à une
représentation conventionnelle de l’Antiquité. Dans cette pièce, l’anachronisme passe bien
davantage par le langage argotique des soldats et par les considérations politiques de la
Matrone (Mach., II, p. 54-55) ou de l’Ivrogne (Mach., III, p. 108) que par les objets, puisqu’il
s’agit d’actualiser le mythe.
Point commun avec l’Antigone d’Anouilh d’ailleurs, mais dans cette pièce, les objets
anachroniques sont plus nombreux. Costumes et accessoires de jeu portant la marque
du vingtième siècle rappellent pour nous les costumes de policiers du cinéma américain
autant que ceux de la Gestapo : les Gardes avec leur « chapeau sur la nuque » (Ant.,
Prologue, p. 12, Epilogue, p. 132) sont évoqués par Ismène avec « leurs têtes d’imbéciles,
congestionnées sur leurs cols raides » (Ant., p. 28). La reine Eurydice fait penser non
seulement aux dames de bienfaisance, mais aux marraines de guerre : le Prologue la
présente comme « une vieille dame qui tricote » (Ant., p. 11) et pour Créon elle est « Une
bonne femme parlant toujours […] de ses confitures, de ses tricots, de ses éternels tricots
pour les pauvres. » (Ant., p. 129). Le décor de sa chambre est d’ailleurs celui d’une petite
bourgeoise bien sage : « sa chambre aux petits napperons brodés et aux cadres de
peluche » où, morte, elle « est étendue sur un des petits lis jumeaux démodés » (ibid.). Le
portrait des deux frères d’Antigone par leur oncle multiple les références anachroniques :
« leurs premières cigarettes, leurs premiers pantalons longs » (Ant., p. 91). La proclamation
de l’édit royal s’est faite sous une forme actuelle, « l’affiche sur tous les murs de la
ville » (Ant., p. 71). Le jouet d’enfant, la « petite pelle de fer qui servait [à Antigone et à
ses frères] à faire des châteaux de sable sur la plage, pendant les vacances » (Ant., p. 67)
réactualise le rituel d’ensevelissement, par un geste qui devient puéril en même temps qu’il
contraste avec l’évocation de l’insouciance de l’enfance.
La fable antique revêt ainsi, à des degrés divers dans les trois pièces, les couleurs de
la modernité. La manière dont Apollinaire déplace l’histoire de Tirésias est à rapprocher de
celle dont Giraudoux traite le poème biblique dans Cantique des cantiques : la référence
mythique n’est plus qu’en filigrane dans une intrigue qui privilégie un propos sur l’homme
et la femme, provocateur et féministe dans Les Mamelles de Tirésias, désenchanté dans
483
484
Apollinaire, Chroniques d’art, 1902-1918, Paris, Gallimard, NRF, collection « Idées », 1960.
« Cocteau et le costume ou Arlequin servi par deux danseuses », dans Jean Cocteau et le théâtre, Textes et documents
réunis par Pierre Caizergues, Montpellier, Centre d’étude du XXème siècle, Université Paul Valéry, 2000, p. 76.
182
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
485
la pièce de Giraudoux . Le dessein, explicite chez Apollinaire, de parler de son temps,
486
apparaît moins par les objets anachroniques chez Cocteau que dans l’Antigone d’Anouilh .
487
Il nous semble que Giraudoux cherche davantage à « assumer l’hellénisme » qui
lui vient de sa fréquentation des auteurs grecs et de Racine et donc, à « épousseter »
488
selon son propre terme , mais fort respectueusement, les figures antiques. Chez lui, le
décalage introduit par les anachronismes est rarement discordant ou criard comme il l’est
chez Cocteau et plus encore chez Anouilh, essentiellement, nous semble-t-il, parce que les
objets nommés sont insérés dans un contexte qui les fait passer presque inaperçus : le
langage des personnages ne glisse que fort rarement vers la rupture de ton, si bien que
489
l’anachronisme fait tout au plus sourire .
d) Les Gracques.
Cette ébauche constitue un cas particulier par l’importance de la couleur localeromaine
proportionnellement à la longueur du texte tel qu’il nous est parvenu : en effet, cette pièce
dont il ne nous reste qu’un acte « à peu près achevé » et dont la première version a été
490
écrite « à la fin du printemps de 1936 » multiplie les éléments de couleur locale : outre
les personnages, nombreux sont les objets qui renvoient à la Rome antique. Le cadre
spatio-temporel n’est que vaguement suggéré par la didascalie liminaire : « Une salle de la
maison des Gracques. », lieu auquel aucun objet ne vient donner une quelconque réalité
historique. En revanche, au détour d’une réplique de Caius, apparaît le char du triomphateur
avec le cheval « déferré » et « le fer de la roue » (Gr., 3, p. 1824). Les paysages de
la campagne romaine esquissés dans des répliques de Tiberius font penser aux dessins
d’Hubert Robert : « murs de cyprès », « stèle », « tombeau de brigand » (Gr., 6, p. 1132),
paysages complétés lors de l’évocation de son parcours vers la maison de son frère par la
485
Il est à remarquer par ailleurs l’usage que font Cocteau et Anouilh d’une métaphore filée de la mécanique pour exprimer
leur conception de la tragédie : dans les deux cas, l’homme est le jouet de ce qui le dépasse. « La Voix : Regarde, remontée à bloc,
de telle sorte que le ressort se déroule avec lenteur tout le long d’une vie humaine, une des plus parfaites machines construites par
les dieux infernaux pour l’anéantissement mathématique d’un mortel. » (Mach., p. 12). « Le Chœur : Et voilà. Maintenant le ressort
est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela qui est commode dans la tragédie. […]. On donne le petit coup de
pouce pour que cela démarre […]. Après, on n’a plus qu’à laisser faire. […]. Cela roule tout seul. C’est minutieux, bien huilé depuis
toujours. » (Ant., p 56-57). Dans les deux métaphores filées se trouvent le même objet, le « ressort » et le verbe « se dérouler », mais
Cocteau insiste sur la cruauté des dieux alors qu’Anouilh met davantage l’accent sur la machine. Ces deux images de la tragédie
empruntent à la mécanisation son aspect impersonnel et impitoyable. L’objet anachronique a ainsi une fonction poétique et didactique
à la fois que Giraudoux lui accorde dans Judith avec l’image de l’engrenage employée par Joachim pour énoncer le rôle des héroïnes
dans les périodes tragiques de l’histoire du peuple juif (Jud., I, 2, p. 203).
486
Tricot de la reine Eurydice dans le Prologue, pantalons des frères d’Antigone, petite pelle d’enfant, costume des gardes,
tout évoque l’époque contemporaine de la pièce.
487
Nous empruntons cette expression à A. Niderst (A. Niderst, Jean Giraudoux ou l’impossible éternité, Paris, Nizet, 1994,
p. 41.
488
« Je crois qu’il est nécessaire de faire revivre de temps à autre quelques grandes figures […]. Il faut épousseter […] les
statues éternelles […]. », répond J. Giraudoux à K. Haedens le 12 mai 1937, et à A. Warnod : « Admettons que j’ai épousseté le buste
d’Electre. » (articles cités dans TC [Pl.], Notice de la pièce, p. 1549).
489
Cette affirmation vaut pour notre domaine de recherche, mais, lorsque l’anachronisme est souligné par Giraudoux, c’est
ème
par un clin d’œil humoristique au public, ainsi de l’air de Faust repris par Jupiter (voir 3
partie, Chap. 2, Les allusions culturelles).
490
« En plein Front populaire, Giraudoux interrompt la rédaction de La Menteuse pour réfléchir, par personnages interposés, sur
« les assises de [la] République et la notion de patrie associée à celle d’égalité. » (TC [Pl.], p. 1819).
183
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
mention d’une « colonne rostrale », d’un « temple », d’une « statue » (Gr., 8, p. 1135). La
couleur locale est cependant, comme presque toujours chez Giraudoux, mise en situation :
le « char » n’est mentionné que parmi les défauts qui rendent perceptible la vulnérabilité
d’un triomphateur ; quant aux objets qui se sont offerts aux regards de Tiberius, ils sont
en relation avec les conjurés dont il a subodoré la présence le long de sa route, car ils
« aiment les grandes ombres ». (ibid.). Nous trouvons donc avec ce texte une autre manière
d’aborder la question de la couleur locale : une « distance historique », selon le terme de L.
491
Gauvin , à l’égard d’une actualité dont la transposition dans l’histoire romaine et non dans
le domaine mythologique, soulève de plus grandes difficultés.
Si la question des objets anachroniques se pose de toute évidence pour les pièces
à fable biblique ou antique, elle doit aussi être abordée pour une œuvre d’inspiration
germanique, Ondine.
3) Les objets anachroniques et la couleur locale dans Ondine.
Avec Ondine, Giraudoux « s’arrêtait à un Moyen Age de conte de fées […] pour amener
les spectateurs dans un royaume enchanté où se côtoient ondines et chevaliers. », écrit G.
492
Teissier . E. Brunet, au contraire, affirme que Giraudoux « s’est peu soucié […] d’entraîner
le spectateur dans une féerie moyenâgeuse et germanique, riche en traits pittoresques. » et
selon lui, « peu de termes soulignent la couleur locale et rappellent expressément la langue
493
de l’époque, du lieu ou celle du modèle allemand. »
Le temps que suggère le conte, inspiré de celui de La Motte Fouqué, est en effet un
Moyen Age de convention qu’il suffit à Giraudoux de suggérer, conformément aux lieux
communs des romans de chevalerie : « l’armure » (Ond., 2, p. 764) et « la lance » (Ond.,
II, 6, p. 801), un objet lié à l’hospitalité, l’« aiguière (Ond., I, 6, p. 774), d’autres renvoyant
à des occupations nobles comme la musique, la « flûte à bec » dont ne joue pas Ondine
(Ond., II, 6, p. 800), ou domestiques, la « quenouille » de la Fille de vaisselle (Ond., III, 4, p.
844). La pièce comporte un nombre important d’objets anachroniques par rapport à l’époque
supposée de la fable, ce qui renforce l’intemporalité du conte. et s’éloigne délibérément de
494
la « volonté de réalisme historique » des écrivains romantiques ou du « style troubadour » .
Dans le décor du palais royal, il est question d’un « cartouche » (Ond., II, 10, p. 809)
représentant un des travaux d’Hercule qui ne saurait être médiéval : est-il Renaissance
ou plus tardif ? G. Teissier nous souffle que « cette salle est directement inspirée de celle
de La Résidence de Munich », bien connue de Giraudoux, et « déjà évoquée dans le
495
Divertissement de Siegfried (sc. 1) et Siegfried et le Limousin (ch. VII). »
A côté d’un objet dont le nom a une résonance médiévale, l’ « aiguière » (Ond., I, 6, p.
774), nous rencontrons un grand nombre d’anachronismes de mots : les « assiettes »(Ond.,
I, 1, p. 762,I, 6,p. 774), au lieu des écuelles qu’on attendrait dans une cabane de
pêcheurs, les « fourchettes », ustensiles non utilisés au Moyen Age (Ond., II, 9, p. 807),
le « verre » (Ond., I, 6, p. 776) et non la timbale ou le gobelet, enfin, à l’acte III, le
« canif » du Gardeur de porcs (Ond., , III, p. 829). Ces objets de la vie quotidienne nous
491
492
493
TC (Pl.), p. 1819.
G. Teissier, Notice d’Ondine. TC (P.), p. 1219.
E. Brunet, Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution, Structure et évolution, op. cit., p. 555.
494
Cf. A. Ubersfeld, « Le drame romantique. », in Le Théâtre en France du Moyen Age à nos jours, sous la direction de J.
De Jomaron, Paris, Armand Colin, 1992, p. 549.
495
184
G. Teissier, TC (P.), n. 1 de p. 789, p. 1227.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
éloignent de toute reconstitution historique, comme ceux qu’Ondine affirme avoir jetés dans
le Rhin, parmi lesquels « livres », « lustres », « pendule »,« fauteuil » (Ond., III, 6, p.
849). Les « bocks » servis dans une brasserie renvoient à la réalité allemande qu’a connue
l’étudiant Giraudoux, mais, « cette Gertrude, qui servait la bière àTübingen » était en réalité,
selon un des juges, une « salamandre » (Ond., III, 3, p. 832), ce qui nous ramène aux
êtres légendaires et au conte dans un échange permanent entre l’imaginaire et une réalité
décalée. Que penser aussi du « caleçon d’écailles » que, selon la Reine, Bertha porterait
dans un « bal travesti » ? Il fait songer à un costume de music-hall (Ond., II, 11, p. 816).
Les objets anachroniques participent donc du refus de l’esthétique du drame romantique,
496
au profit de « l’éternel présent », comme l’écrit R. Kemp dans sa relecture d’Ondine
.
Quant aux « palais dits d’enchanteurs » dont parle Bertha, ils sont emplis de
« meublesmoisis », de « placards » contenant des « robes » et de « vieux casques » (Ond.,
III, 1, p. 829) : autant dire que rien ne les distingue de vieux châteaux, de demeures
497
abandonnées qui font penser au château délabré du Capitaine Fracasse plus qu’aux
romans de chevalerie, ce qui constitue une nouvelle mise à distance de la couleur locale
498
médiévale .
4) Couleur locale et objets anachroniques dans Supplément au voyage de
Cook.
Dans le dialogue entre Vaïturou et Mrs. Banks émerge le passé des désirs refoulés de la
puritaine Anglaise : chaque rival est associé par le jeune Tahitien à un objet du monde
occidental et donne de cette façon corps à ces fantômes, un présent que nous appellerons
de divination faisant surgir l’invisible :
« Vaïturou : […]. Je les vois si timides, surtout le jeune à chapeau haut de forme
et à cravate blanche qui bute dans la table en ramassant son gant. […]. Un seul
peut nous être comparé : le grand à tête blonde qui lance si loin sa balle avec une
raquette. »(SVC, 9, p. 584-585).
Ces portraits esquissés en quelques traits multiplient les anachronismes par rapport à Tahiti
tel qu’il existe avant la colonisation, et certains, par rapport au XVIIIème siècle, époque des
voyages de Cook : costume, accessoires, sport pratiqué sont de l’ère victorienne.
Giraudoux ne cherche pas à être fidèle à un cadre spatio-temporel dans ses réécritures
des textes bibliques et antiques : le palimpseste est distance et actualisation du mythe, ce
qui introduit des dissonances, des ruptures de ton. La parodie peut tendre au burlesque et
aller jusqu’à l’irrévérence, mais rarement jusqu’à la franche bouffonnerie, excepté dans les
496
497
498
R. Kemp, Lectures dramatiques, Chronique théâtrale (D’Eschyle à Giraudoux), Paris, La Renaissance du Livre, 1947, p. 222.
Dans le roman de T. Gautier.
J. Body souligne la différence avec le conte de La Motte-Fouqué : pour ce dernier, « la nature était le royaume des êtres
élémentaires, le lieu des maléfices ; la forêt était hantée, tandis que "la vieille cité qui dresse ses tours de l’autre côté de la forêt" […]
représentait son idéal patriarcal et féodal.[..]. » (J. Body, Giraudoux et l’Allemagne, op. cit., p. 399). A la différence de Maeterlinck,
Giraudoux ne joue pas du flou qui caractérise la temporalité de Pelléas et Mélisande et qui va de pair avec l’imprécision spatiale. Dans
cette œuvre en effet les fenêtres, les portes, la tour ne sont pas localisables : l’utilisation systématique de l’article indéfini et l’absence
de tout qualificatif confère aux éléments de l’espace une existence vague. Par ailleurs, la plupart des objets flottent dans un présent
intemporel qui se confond avec celui de l’énonciation : la couronne de Mélisande appartient à un passé aussi mystérieux pour nous
que pour Golaud. Cette intemporalité contribue à l’atmosphère d’irréalité de la pièce et correspond à une dramaturgie qui se propose
« non pas d’imiter le visible, mais de rendre visible, de donner à voir l’irreprésentable, l’indescriptible. » (B. Picon-Vallin, « Au seuil du
théâtre : Meyerhold, Maeterlinck et La Mort de Tintagiles », Alternatives théâtrales 73-74, p. 66).
185
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
cas où Giraudoux brode sur de précédentes réécritures, celle de Meilhac et Halévy dans
La Belle Hélène par exemple. Les objets anachroniques établissent un décalage temporel
qui chez lui prend de multiples valeurs : déréalisation, mise à distance humoristique des
mythes, ou au contraire actualisation.
« Les légendes sont une convention commode pour introduire dans la
réalité du théâtre une liberté des formes (costumes, décors), des mœurs, du
langage, qui sera mise sur le compte des temps légendaires. Le risque d’un
réalisme historiciste, genre "reconstitution historique", est levé par la pratique
499
systématique de l’anachronisme. La légende est un ailleurs convenu. » .
Ce qu’écrit J. Body pour les œuvres inspirées de textes antiques vaut pour les pièces
« bibliques » et tout aussi bien pour l’exotisme de pacotille de Supplément au voyage de
Cook que pour le faux moyen âge d’Ondine.
D) Statut temporel des objets.
Bien avant nous, Giraudoux met en relation un objet et le temps : rien que de très
banal puisqu’il s’agit d’une pendule, mais que lui soit refusé son office ordinaire dans le
théâtre naturaliste comme dans la vie quotidienne, à savoir indiquer une heure précise, et
qu’un personnage proclame : « Si la pendule sonne 102 heures, ça commence à être du
théâtre. » (IP, sc. 1, p. 692), voilà la fonction mimétique du temps au théâtre mise à mal
avec humour. S. Coyault commente cette « liberté des pendules » et s’interroge :
« Mais s’agit-il simplement d’introduire par ce biais le spectateur dans l’irréel,
dans le monde de la fantaisie, comme le laisserait penser l’illusionniste
500
d’Ondine ? » .
Entre le théâtre symboliste qui place ses personnages dans une temporalité si floue qu’elle
confine à l’atemporalité, et le théâtre de l’absurde qui dérègle les pendules et nous installe
dans un temps insaisissable, les pièces de Giraudoux nous proposent de multiples relations
501
au temps : nous ne retiendrons dans les pages qui suivent que celles qui sont directement
en rapport avec les objets.
Multiples sont les études sur la temporalité théâtrale. La première mise en relation des
objets et du temps dans le texte de théâtre est celle d’A. Ubersfeld dans Lire le théâtre.
A propos du cadrage temporel, énumérant les « marques indicielles de l’histoire », elle
énumère, « outre les noms de personnages […], la période ou le moment nommés […], les
502
indications de vêtements ou de décor, datées. » . Parmi les signes qui peuvent indiquer
le passé en tant que passé, elle retient « des figurations iconiques du passé : cadre vieilli,
503
ruine. » Elle affirme enfin que, « par un paradoxe imprévu, toute localisation dans le
présent (allusion contemporaine, mode, etc.), tout envoi référentiel à l’actuel, historicise
irrémédiablement », ajoutant :
499
J. Body, « Légende et dramaturgie dans le théâtre de Giraudoux », RHLF, novembre-décembre 1977, p. 937.
500
S. Coyault, « La temporalité dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu et dans Electre », revue Méthodes !, Vallongues,
2002, p. 225.
501
Un colloque de la S.I.E.G leur a été consacré, ainsi que plusieurs articles et chapitres d’ouvrages à l’occasion du programme de
l’agrégation 2003 : nous renvoyons à notre bibliographie générale sur l’œuvre de Giraudoux.
502
503
186
A. Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., p. 217-218.
Op. cit., p. 219.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
« C’est le malheur des pièces dites de boulevard, d’être très vite historicisées
504
sans l’histoire (c’est-à-dire démodées). » .
Nous retiendrons de ces remarques l’idée que certains objets ont un rapport au temps de
l’histoire, qu’il s’agisse d’une relation au passé ou au monde contemporain de l’écriture de
la pièce. Mais les objets s’inscrivent dans le temps fictionnel, celui de la fable. Et toute
distorsion, toute inadéquation entre le temps de l’histoire et celui de la fable produit un
anachronisme.
Nous ne saurions nous en tenir à ces éléments qui ne rendent que partiellement compte
de la richesse et de la complexité de la relation des objets au temps, c’est pour cette
raison que nous avons choisi de nous référer à « l’analyse des structures temporelles » que
505
propose J.-P. Ryngaert dans son Introduction à l’analyse du théâtre et à laquelle nous
emprunterons une terminologie qui nous semble féconde pour établir le statut temporel des
objets. Nous reprendrons donc la distinction qu’il opère entre le « temps de la fable, celui
d'une chronologie » – « déroulement, succession desévénements », et celui de « l’intrigue »,
c’est-à-dire de l’exposition, du nœud, des péripéties, du dénouement : considérant que
le second concerne l’action, nous en reportons l’analyse à notre chapitre sur la fonction
dramatique des objets. En revanche, nous retiendrons ici la « dimension métaphorique [du
temps] équivalente à celle de l’espace », la plus importante chez Giraudoux, qu’il s’agisse
506
du « passé mythique », du « temps de l’attente », ou de « l’avenir annoncé » .
1) Les objets et le temps de l’histoire.
Aucune pièce de Giraudoux ne traite l’histoire comme le fait Jarry qui, dans Ubu roi, mêle des
objets appartenant à des époques différentes, ce qui rend vaine toute référence historique et
nie la notion d’anachronisme : « épée », « masses d’armes » que redoute la reine (UR, I, 7, p.
360, II, 5, p. 365) voisinent par exemple avec le « flingot et le revolver » qui servent pendant
la campagne contre les armées du tsar (UR, IV, 4, p. 383), les uns et les autres entrant
en concurrence avec des armes inexistantes mais spécifiquement ubuesques, « pistolet
à phynances, bâton à physique, croc à merdre » et autres joyeusetés dont le Père Ubu
menace tous ceux qu’il veut réduire à quia (UR, IV, 3, p. 382).
Il est pourtant un modèle qu’aurait pu suivre Giraudoux, celui du théâtre de Claudel qu’il
admirait. Le Soulier de satin historicise partiellement l’action par les références au XVème
siècle et surtout les personnages par les costumes qui leur sont attribués : l’Ange gardien
ère
est « en costume de l’époque avec la fraise et l’épée au côté. « (S, 1
journée, sc. 12, p.
81). Le portrait de l’Annoncier comporte une allusion au grand portraitiste du Siècle d’or : il
« a emprunté aux plus attendus Velasquez ce feutre à plumes, cette canne sous son bras
et ce ceinturon. » (S, p. 12), mais les formulations de Claudel et la référence extra-théâtrale
mettent à distance l’historicisation en la soulignant.
a) Supplément au voyage de Cook.
Le temps mythique des légendes océaniennes ne s’inscrit que dans la nature, tandis que
le temps humain est concrétisé par les objets.
504
Ibid.
505
506
J.-P. Ryngaert, Introduction à l'analyse du théâtre, Paris, Bordas, 1991.
Op. cit., p. 81-86.
187
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Deux sortes de passé surgissent du discours sur les objets : un passé historique
par rapport au présent de l’énonciation, celui des succès des Européens auprès des
« sauvages » rencontrés jusque là, et un passé qui confère aux personnages une épaisseur
temporelle. Pour éblouir les insulaires, Solander fait un de ses tours de prestidigitation :
« Rien dans mes poches ! Riendans mes mains ! […]. (Solander montre un œuf
dans sa main). J’ai fait surgir un œuf. »(SVC, sc. 1, p. 557).
Son boniment échouant, il retrace ses succès passés :
« A la Terre de Feu, ils léchaient mes pieds à l’œuf et m’adoraient au
lapin. » (ibid.).
Outre la forfanterie du personnage, ses répliques révèlent l’attitude des colonisateurs à
l’égard des insulaires qu’ils traitent comme des enfants que l’on peut séduire par des
« tours ». Mr. Banks, à son tour, se remémore l’accueil qui leur a été réservé dans d’autres
contrées : « Au Cap Horn et en Tasmanie, ce sont nos tire-bouchons qui ont eu le plus de
succès ». (SVC, sc. 4, p. 571).L’objet, parfaitement inutilisable par les Tahitiens vivant à
« l’état de nature », ne les fascine même pas par son aspect insolite.
A part la « perruque » de Mrs. Banks (SVC, 7, p. 578) et les « jarretières » de son
mari, (SVC, 5, p. 576), aucun objet ne date précisément la pièce : seule l’allusion à Hogarth
(SVC, 10, p. 589) pourrait historiciser le « tableau de deux vieux époux anglais se mettant
au lit », mais le clin d’œil culturel a d’autres valeurs : « l’effet plastique et l’effet satirique
507
sont judicieusement conjugués. », commente J. Delort .
b) Pour Lucrèce.
Quelques éléments de costumes et des allusions à des œuvres d’art permettent de situer
la pièce sous le Second Empire. Ainsi, le « gong égyptien » que sonne Joseph rappelle-til le percement du Canal de Suez, le serveur précisant lui-même la provenance de l’objet :
« Il nousvient de M. de la Badonnière qui est allé aux Lesseps. », formulation métonymique
du canal deSuez dont Ferdinand de Lesseps a commencé les travaux en 1855. (Luc., I, 1,
p. 1037). Il semble bien aussi que la « robe marengo » de Paola, substituée par Giraudoux
508
à la robe rouge écarlate des premières versions soit là moins pour les couleurs que pour
l’écho historique d’un Empire à l’autre, Marengo étant une victoire de Bonaparte. (Luc., I, 3,
p. 1045). Les accessoires de costume datent la fable : la « mantille » évoquée par Marcellus
n’est-elle pas un souvenir de celles portées par l’Impératrice et ses dames d’honneur dans
509
un célèbre tableau de Whistler et de l’espagnolisme à la mode depuis le romantisme en
510
littérature et en art ? Le « shawl » à la graphie anglophile autant qu’archaïque rappelant
l’anglophilie (Luc., III, 7, p. 1114) et le « mantelet » de Paola (Luc., I, 7, p. 1057, I, 8, p.
1062, I, 9, p. 1064) renvoient à des gravures de mode du Second Empire. Enfin, la mention
par Marcellus, de Constantin Guys, « qui a laissé de multiples croquis de prostituées et de
maisons closes. », comme le rappelle G. Teissier, mais aussi peintre des élégantes et des
507
508
T (Pl.), p. 1543.
« La robe de Paola doit être d’une couleur éclatante. Elle était donc d’abord, rouge. Marengo : couleur brune mêlée de petits
points blancs (Littré), résulte d’une correction de Giraudoux, qui, volontairement ou non, a préféré la splendeur du mot à la justesse du
sens. », écrit J. Robichez (TC [Pl.], n. 1 de p. 1045, p. 1809). Giraudoux a en outre substitué à la symbolique infernale et passionnelle
de la couleur rouge la valeur indicielle d’un mot prestigieux.
509
510
Whistler, L’Impératrice et ses dames d’honneur.
Rappelons seulement à titre d’exemples Hernani et Ruy Blas de V. Hugo, Carmen de Mériméeet surtout l’opéra deBizet, les
références évidentes à la peinture espagnole chez Manet.
188
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
dandys, dont Baudelaire fait l’éloge, situe une époque. Dès lors, la référence à l’héroïne
romaine dans le titre de la pièce n’en paraît au premier abord que plus énigmatique.
c) Autour de la première guerre mondiale : Siegfried.
Que le statut temporel des objets soit, dans la première œuvre dramatique de Giraudoux,
essentiellement en rapport avec l’histoire contemporaine n’a rien pour surprendre puisque
l’auteur reprend à son roman Siegfried et le Limousin la grande question de la France et de
l’Allemagne et des éléments de l’actualité : « Pièce historique et politique, donc ? Une simple
indication de mise en scène, au début de l’acte II, renvoie vers un passé révolu ce drame
511
qu’on pouvait croire, qu’on a cru actuel […]. », écrit J. Body . Notre analyse nous amènera
peut- être à nuancer cette affirmation. Dans cette œuvre, de l’Antiquité au vingtième siècle,
les objets sont signes d’une période historique. Ainsi, le burg médiéval de Gotha, authentifié
à grand renfort de précisions : « Unburg avec des échauguettes, des bannières et des pontslevis. » (Sieg., I, 5, p. 11), voisine-t-il avec un temple grec néoclassique probablement, un
« palais florentin à fresques et arcades », une Renaissance copiée ou reconstituée, l’on ne
sait trop, et un très moderne « building de dix étages, percé de verrières en forme de licorne »
qui fait penser à l’Art nouveau (ibid.). La petite ville allemande est à elle seule un condensé
de l’histoire de l’architecture et l’on peut y deviner, avec les strates du passé, celles des
goûts et des modes suivies par les souverains successifs du petit duché : « Ses princes,
au XIXème siècle, ont dû faire appel à des artistes du dehors pour l’habiller tardivement
512
de monuments de style grec qui consacrent son titre de "ville des arts". », écrit J. Body .
Robineau traverse l’histoire de l’Europe : « Nous avons le choix, de Vercingétorix à Blücher,
pour ne parler que des ombres en uniforme, dit- il à propos des ombres de vaincus et de
vainqueurs » qui vont flotter […] autour d’eux à l’entrée de Zelten. (Sieg., I, 5, p. 14). Lorsque
Siegfried regarde le village français, de l’autre côté de la frontière, à l’acte IV, Geneviève
parle de la statue du parc qu’on aperçoit : « La statue de Louis XV ou de Louis XIV. », et
le douanier Pietri corrige : « Erreur. De Louis Blanc. » (Sieg., IV, 5, p. 71) : une figure de
la Révolution de 1848 efface la monarchie absolue, à moins que ce ne soit qu'un jeu sur
les Louis…
d) L’entre deux guerres.
Intermezzo.
Cette histoire de fantôme s’inscrit dans la réalité banale d’une petite ville de province
de l’entre deux guerres, ce que nous rappellent certains objets : la « motocyclette »,
lot gagné exceptionnellement par le « jeune champion » (Int., I, 4, p. 286) ; les
« urnesélectorales » (ibid.) et les « feuilles du recensement quinquennal officiel » (ibid.).
Notons que tous ces objets sont rattachés à la fable et sont, à l’exception du « récepteur »
acoustique deLéonide (Int., I, 5, p. 287), signes du désordre qui règne depuis quelque temps
dans la petite ville.
Tessa.
La transposition en français affecte peu le traitement temporel des objets, aussi les
interventions de Giraudoux dans ce domaine sont-elles significatives en ce qu’elles dénotent
un infléchissement non de l’intrigue mais du ton général de l’œuvre. Le temps de l’histoire
511
512
TC (Pl.), p. 1151.
J. Body, Giraudoux et l’Allemagne, op. cit., p. 52.
189
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
n’est guère présent que par les expressions antisémites qui font de Jacob Birnbaum « la
513
caricature stéréotypée du riche Juif allemand, entrepreneur d’art. », selon G. Teissier .
Quelques objets repris par Giraudoux à l’original anglais construisent cette image. Le
premier argument de Jacob pour convaincre l’oncle Charles de lui donner Tony en mariage
est la richesse :
« Je peux lui donner le luxe le plus complet. Elle pourra vivre comme une
princesse : robes, bijoux, chevaux, tout est à elle. » (T, I, tabl. II, 10, p. 401).
Dans cette réplique, le groupe ternaire réunit tous les signes extérieurs d’une position
sociale assise sur l’argent.
L’Impromptu de Paris.
Un moment de l’histoire du théâtre se dit dans cette pièce : l’aventure du Cartel, comme
le rappelle explicitement le personnage de Jouvet (IP, 3 p. 701) et l’activité de metteur en
scène de Louis Jouvet, la vie d’une troupe, la réalité d’une salle, celle de l’Athénée où,
depuis Tessa, ont été crées les pièces de Giraudoux. Le maladroit Robineau se heurte
à des éléments de décor remisés en coulisses qui sont ceux des pièces à succès des
années 1936-1937 sur la scène de l’Athénée : « le puits d’ Electre », « la poutre du Château
de cartes » de Steve Passeur (IP, sc.1, p. 693), et l’« un des rosiers de L'Ecole des
Femmes »(IP, sc. 1, p. 695). Les éléments de décor terminés par l’équipe au cours de la nuit
font l’objet d’un dialogue dans lequel le passé de la construction et de la plantation du décor
est effacé par les nouvelles exigences du « Patron », le présent est tourné vers l’avenir de
la représentation, dans l’urgence :
« Jouvet : Tu as fini ta plantation, mon petit Léon ? Léon : J’ai tout fini. Nous
avons passé la nuit. Dix colonnes de douze mètres à la cour, et l’arc de triomphe
au jardin. Jouvet : Bravo ! Bravo ! Mais j’ai réfléchi. […]. Tu vas me faire une
pyramide. […] Léon : Parfait. Ça se fera la nuit prochaine… Le tampon pour faire
monter Iris est terminé, M. Jouvet. […]. Jouvet : Tu vas me monter une gloire,
514
une belle, avec des roulements à billes. » (IP, 3, p. 696- 697) .
Dans ces divers projets, les époques et les civilisations se mêlent : l’arc de triomphe romain
cède la place à la pyramide égyptienne. Le vocabulaire technique, lui, est moderne, qu’il
s’agisse de la machinerie ou, en argot de théâtre, des projecteurs, les « casserolesneuves »
de Marquaire avec les gélatines de couleur qui se succèdent : « la bleue, la rouge, lajaune »,
puis « une casserole bleu, blanc, rouge » pour le député (IP, 3, p. 698- 699). Dans la tirade où
il fait des reproches à l’Etat, Jouvet nomme pêle-mêle des réalités sociales et des objets de
la vie contemporaine qui inscrivent le théâtre dans la réalité sociale parisienne : le « journal »,
le « panneau affiche », « les tickets de métro » (IP, 4, p. 721).
Les marques indicielles de l’histoire s’avèrent donc plus ou moins fantaisistes à partir
d’une réalité historique donnée ou, au contraire, renvoient explicitement à des époques
précises, à l’histoire contemporaine, celle de la Première Guerre mondiale, celle de la
montée des périls avant la seconde, allant parfois jusqu’à l’historicisation. Nous allons voir
qu’il arrive fréquemment que le temps de la fable se confonde avec le temps historique.
2) Les objets et le temps de la fable.
513
514
190
G. Teissier, « Jacob Birnbaum, le petit juif naïf, gras et sympathique », CJG n° 21, p. 154.
Cette fébrilité et cette insatisfaction perpétuelles étaient une des caractéristiques de Jouvet.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
a)Le temps intra fictionnel dans son rapport au temps de l’histoire :
Siegfried.
C’est évidemment l’histoire contemporaine, intra fictionnelle, qui a la plus grande place dans
la pièce. Lors des retrouvailles de Robineau et de Zelten, les deux amis séparés par la
guerre franco-allemande, seuls quelques objets suggèrent l’affrontement évité à distance
par les deux amis dont la guerre a fait des ennemis malgré eux :
« Robineau : Plusieurs fois, dans les attaques, en pensant à toi, j’ai levé mon
fusil et tiré vers le ciel. Zelten : […]. Toutes les fois qu’une balle me ratait,
je me disais : C’est encore ce brave Robineau qui tire ! Toutes les balles
qui atteignaient […] des bouteilles, des poires sur les arbres, je ne pouvais
m’empêcher de penser que c’étaient les tiennes. » (Sieg., I, 6, p. 15).
La pièce est centrée sur les « soldats inconnus », les fils à jamais perdus, les blessés
sans mémoire : la guerre est le point de départ de la fable, et elle a séparé deux époques
que matérialisent des objets sur l’un ou l’autre versant du temps. Du côté allemand, ce
sont les « photographies » des fils disparus, « ce chapeau d’avant la guerre [que M.
Schmidt] aimerait mieux garder… » pour ressembler à ce qu’il était : il s’est « habillé un peu
commeautrefois » pour la visite d’identification (Sieg., I, 4, p. 9). Du côté français, le passé
de Jacques Forestier est convoqué dans les répliques de Geneviève par tous les objets
de sa vie d’écrivain et de journaliste, dont nous avons vu, au cours du premier chapitre,
qu’ils structuraient l’espace. C’est également un passé de Parisien par ses divertissements :
« Quand tu me conduisais en canot sur la Marne » rappelle quelque toile impressionniste,
de même que la « partie de campagne » qui évoque Maupassant, la « bicyclette » et la
promenade en « automobile » faisant penser à quelque photographie de la Belle Epoque.
(Sieg., IV, 6, pp. 73-74). La rupture s’est faite avec la guerre et la disparition de Jacques :
« C’est en officier qu’il disparut, vêtu de cet uniforme bleu clair que les ennemis
ne devaient point voir et qui nous l’a rendu à nous aussi invisible… » (Sieg., II, 2,
p. 32).
L’uniforme « bleu horizon » est désigné par une périphrase qui entraîne une remarque
ironique sur l’absurdité du camouflage. D’autres objets rappellent la guerre en même temps
qu’ils s’inscrivent dans la fable, ce sont ceux qui ont révélé la vérité à Zelten :
« Un visiteur anonyme m’a prévenu que Siegfried avait été son voisin à la clinique
et qu’il n’était pas Allemand. Son nom, il l’avait même lu sur une plaque d’identité
trouvée par lui dans la civière : Jacques Forestier. » (Sieg., I, 6, p. 17).
Le héros se trouve ainsi déchiré entre un passé qu’il ignore et un présent d’homme d’Etat
allemand :
« Il a à choisir entre une patrie dont les drapeaux portent son chiffre […] etun
pays où son nom n’est plus gravé que sur un marbre […]. », dit Eva (Sieg., III, 5,
p. 56).
Le premier objet nommé dit un présent glorieux, alors que le second désigne un tombeau.
Au moment de quitter le pays, il a déchiré des papiers sans importance aux yeux de Waldorf,
et dérisoires en effet au vu de l’enjeu véritable de son départ : « Sa carte d’entrée gratuite
dans les musées allemands, ses permis de demi-place pour l’Opéra et le canotage sur les
lacs bavarois. » (Sieg., IV, 2, p. 64). Toute l’intrigue consiste en un effort de Geneviève pour
faire coïncider deux moments du temps, rendre à Siegfried/ Forestier son passé, et des
objets sont porteurs de cette totalité temporelle, les « deux livres français » que Robineau
191
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
place dans les rayons de la bibliothèque, et dont il espère qu’ils réveilleront en Siegfried le
Jacques Forestier d’autrefois (Sieg., II, 1,p. 25) ; un portrait, – objet intéressant à plus d’un
titre sur le plan temporel, puisqu’en tant qu’œuvre d’art, il a figé un moment évanescent de
515
la vie d’une femme : « C’est la femme de Vermeer de Delft. » et que, par ailleurs, Jacques
« avait déjà une photographie semblable dans son bureau de Paris, ce qui fait de lui un
objet lien entre deux époques :
« C’est sans doute le seul objet commun à sa vie d’autrefois et à sa vie
d’aujourd'hui, mais du moins il existe ! » (Sieg., II, 1, p. 27).
Enfin, par un accessoire de costume, et le geste réflexe qui lui est attaché, Geneviève
compte faire se superposer les deux êtres :
« Jusqu’à tes gestes sont aussi plus anciens que tune crois. Si tes mains
s’élèvent parfois à ton cou, c’est que tu portais autrefois une régate et tu tirais à
chaque instant sur elle. […]. J’ai acheté une cravate hier, avant de quitter Gotha.
Tu vas la mettre. » (Sieg., IV, 6, p. 73).
L’autre pôle historico-fictionnel de la pièce est la tentative de révolution de Zelten dont
nous savons qu’il a d’abord été inspiré à Giraudoux par la République des soviets avant de
516
devenir une révolution « d’opérette » . Des objets sont en relation avec sa préparation. A
Eva qui affirme : « On raconte qu’il a acheté la police et qu’hier soir même, tous les agents
étaient convoqués chez lui. », Muck réplique par un alibi :
« Il leur avait donné des billets de théâtre. » (Sieg., I, 2, p. 5).
Un signal, « deux coups de canon », marque l’heure de la révolution (Sieg., I, 3, p. 8) et
Zelten attribue son échec à « deux télégrammes adressés à Berlin et que [son] poste a
interceptés », télégrammes qu’il fait lire devant Siegfried. (Sieg., III, 2, p. 46).
La Guerre de Troie n’aura pas lieu.
Le passé proche qu’invente Giraudoux est celui de la dernière guerre dont Hector revient
vainqueur et qu’il a vécue autrement que les précédentes :
« La lance qui a glissé contre mon bouclier a soudain sonné faux, et le choc du
tué contre la terre, et quelques heures plus tard, l’écroulement du palais. » (GT, I,
3, p. 489).
Les objets matérialisent ici, par le biais d’une sensation auditive, ce qui est une impression
subjective du personnage. C’est ce passé proche qu’il rappelle dans son « discours aux
morts » qui n’a rien d’un hommage conventionnel : il le dédie « à l’éventré dont les prunelles
tournaient déjà, à celui dont la massue avait ouvert en deux le crâne […]. » (GT, II,5, p.
524). Remarquons l’insistance sur un vocabulaire de la violence perpétrée, sur des images
visuelles du corps en fragments qui nient implicitement toute vision héroïque de la guerre,
insistance qui se ressent des souvenirs de la Première Guerre mondiale.
La Folle de Chaillot.
515
La formulation, avec l’emploi de l’article défini, identifie formellement cette reproduction. Il n’en est pas ainsi dans le roman, le
narrateur prenant soin de préciser la référence picturale : « J’aperçus, pendu au mur, un objet commun à ce bureau et à son bureau
de Paris, un objet neutre, la femme à turban de Vermeer. » (Siegfried et le Limousin, ORC, p. 677).
516
Cette évolution du personnage et de l’intrigue politique de la pièce est dessinée dans toute sa complexité par J. Body dans la
Notice qu’il consacre à la pièce (TC [Pl.], p. 1152).
192
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
Cette œuvre nous paraît un cas particulier dans la mesure où tous les objets nommés, à
l’exception des costumes des quatre Folles, ont un statut temporel identique par rapport
au temps de l'histoire : ils sont contemporains de l’écriture de la pièce. Les « mecs »
517
suivent la mode au point d’être semblables comme en témoigne la didascalie pour les
« Présidents des Conseils d’Administration » qui les rassemble dans l’indistinction du pluriel
qui les désigne par leur costume chic :
« Complets prince de Galles. » (FC, II, p. 1022).
Dans sa plaidoirie du second acte, le Chiffonnier explique plaisamment comment il se
« débarrasse » de son argent : « J’ai une paire de souliers jaunes, j’en achète une noire ! J’ai
un vélo, j’achète une auto. » (FC, II, p. 1012). Dans les deux exclamatives symétriques, les
verbes marquent la possession et l’acquisition, autrement dit tout ce qui fait les « riches ».
Tout s’achète, d’ailleurs :
« J’ai toutes les femmes. Avec l’argent, on a toutes les femmes […]. A celle qui
marche vite, je crie qu’elle aura sa Rolls-Royce […]. » (FC, II, p. 1014).
Le rythme binaire des phrases et les jeux de sonorités, en particulier les voyelles ouvertes
518
[e], [a] et la dominante [r] font entendre l’argent qui roule, avant que ce ne soit l’automobile .
Dans une autre tirade de l’acte II où il fait le procès des « deux cents familles », il nomme
le « tandem » avant d’évoquer le football (FC., II, p. 1016). Aurélie, quant à elle, parle des
« disques phonographes » (FC, II, p. 1002) et Constance de « frigidaire » (FC, I, p. 1001),
l’une pour vanter les mérites du « pneumatique » qui a permis de signaler au président du
Conseil « que le nonce n’avait pas de frigidaire », l’autre pour expliquer ce qu’elle entend
par « objets parlants » : ces objets modernes n’ont qu’une existence verbale.
Le contraste n’en est que plus grand avec le costume des quatre Folles. Une longue
didascalie juxtapose, pour la Folle de Chaillot, des éléments de costumes qui semblent pris
à plusieurs gravures de mode, le dernier objet nommé nous ramenant au vingtième siècle
et à la décadence de l’aristocratie :
« Jupe de soie faisant la traîne. […]. Souliers Louis XIII. Chapeau
Marie-Antoinette. Un face à main pendu par une chaîne. Un camée. Un
cabas. »(FC, I, p. 964).
Le « boa » qu’elle a perdu (FC, I, p. 965) complète cette traversée des siècles par un
accessoire de la Belle Epoque qui est celle de la jeunesse d’Aurélie. Le costume de
Constance, la Folle de Passy, est tout aussi hétéroclite tandis que celui de Gabrielle, la
Folle de Saint-Sulpice, renvoie implicitement au temps des robes à tournure et du théâtre
naturaliste :
« Constance en robe blanche à volants avec chapeau Marie-Antoinette à voilette
violette, solides bottines élastiques. Gabrielle, faussement simple avec toque et
manchon 1880 […]. » (FC, II, p. 993).
Le dernier costume est un défi au temps, et au costumier de théâtre, en même temps qu’un
519
étrange compromis entre la République et le cléricalisme , le mot « concorde » pris au
517
Cela concrétise un des thèmes de leur discours du premier acte sur l’uniformisation nécessaire de la société, Voir 3ème partie,
chap.1.
518
Cette moderne façon d’envisager la conquête sera étudiée dans notre prochain chapitre consacré à la fonction dramatique des
objets, voir infra, Fonction dramatique, l’axe du désir.
519
En pleine querelle sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, si l’on reporte la jeunesse de Joséphine, comme celle de ses amies,
à la Belle Epoque.
193
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
pied de la lettre ne manquant alors pas de sel : bien sûr, il faut y voir également, comme
pour les trois autres « folles », un lieu parisien, la place du même nom :
« Joséphine, la Folle de la Concorde, entre majestueusement, dans un
accoutrement mi-Fallières, mi-papal. Charlotte blanche. » (FC, II, p. 1006).
Ces quatre costumes illustrent le refus du présent chez les quatre Folles, moyen pour elles
de nier la vieillesse. Néanmoins, les objets sont marqués par leur appartenance au passé,
et donc par l’usure car « il faut attacher à l’intérieur par ses baleines l’ombrelle blanche car
elle n’a plus dedéclic. », confie Aurélie à Pierre (FC., I, p. 978), et « les manchettes » des
Adolphe Bertaut sont « en loques » (FC, p. 1029). Objets désuets et objets modernes nous
guident vers une interprétation : la pièce oppose clairement deux moments de l’histoire, un
autrefois mythique, temps de l’élégance, de la jeunesse des quatre Folles et un aujourd’hui
trivial – la traîne « est relevée par une pince à linge de métal » (FC, p. 964) – et décevant.
L’influence de l’Amérique et les produits frelatés sont opposés aux articles d’autrefois. Il
nous faudra analyser les résonances idéologiques de cette opposition entre un passé paré
de toutes les vertus et un présent dévalorisé.
L’Apollon de Bellac.
Les « meubles Henri II » sont l’occasion d’un jeu sur l’histoire et sur les mots : comme
sortie d’un livre d’histoire d’école primaire de la Troisième République, la figure de Bernard
Palissy contraint de « brûler pour son four ses superbes meubles Henri II » rencontre celle
de l’Huissier qui doit « préparer la salle du conseil » dont le mobilier procède du conformisme
bourgeois du début du siècle qui, par sa banalisation, a perdu toute valeur, ce qui crée un
décalage supplémentaire par rapport à l’appréciation élogieuse. (Ap., 1, p. 921). Aucun objet
n’a, dans cette pièce une quelconque valeur temporelle précise excepté le « téléphone »,
objet obligé de la modernité (Ap., 4, p. 929) ; « corbeille à papiers » et « registre » sont
plausibles dans n’importe quelle administration et nous font penser aux ronds-de-cuir de
520
Courteline , à cela près qu’ils fonctionnent fort peu comme objets indiciels.
b) Le temps de la fable.
Divertissement de Siegfried.
Dans ce texte, le statut temporel du « trône » est indissociable de son statut spatial : rapporté
dans la salle qui lui est destinée, il permet à Zelten de jouir encore du pouvoir alors même
qu’il lui est contesté par les armes et les généraux fidèles à Siegfried. Nous n’avons aucune
trace, dans ce texte, de la richesse temporelle que Giraudoux confère à certains objets et
qui, dans Siegfried, cristallisent plusieurs moments du temps : elle est donc le résultat de
nouveaux choix d’écriture dramatique dans la pièce créée par Jouvet.
Lamento.
Dans Lamento, quelques objets hors scène sont en rapport avec un avenir proche, dans le
cadre de la fable : « Il y aura sans doute six bougies autour de mon gâteau ? », demande
ironiquement Siegfried à Eva, à propos de son anniversaire (L, p. 89), six bougies comme les
six années de sa vie d’Allemand. Son passé plus lointain se résume, comme dans Siegfried,
à « cet être retrouvé sans vêtements et sans mémoire. » (L, p. 91). Quant à son enfance, elle
lui échappe : « Au lieu de ces jouets, de ces bêtes amies, chevaux de bois ou cochons d’Inde
ou cygnes qui peuplent l’enfance des hommes, je sens la mienne habitée par je ne sais quels
520
194
G. Courteline, Messieurs les Ronds-de-cuir, 1893.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
monstres préhistoriques. » (L, p. 90). L’antithèse entre les objets et les animaux rassurants
d’une part et les créatures inquiétantes d’autre part exprime l’angoisse du personnage et
son sentiment d’irréductible étrangeté. Il se sait seulement le contemporain de quelques
inventions modernes : « bicyclette, auto, téléphone qui sont nés à peu près en même temps
que [lui]. » (ibid.). Ces considérations temporelles liées aux objets n’échappent pas à la
banalité alors que nous avons vu tout le parti qu’a su tirer Giraudoux du statut temporel de
quelques objets significatifs dans la rédaction définitive.
« Siegfried : Ses vieux papiers sont là ? Je vais avoir à les lire, à apprendre mon
écriture. Ses vieux habits ? Je vais les essayer. » (FS, 4, p. 102).
Giraudoux part des personnages pour aller vers les objets, tandis que dans Siegfried, il a su
concrétiser la fidélité des êtres et des choses, dire l’absence de Jacques par sa présence
en creux dans l’attente de ses objets familiers autant que de son chien. De ce point de vue,
il est difficile de ne pas préférer la version qu’il a retenue pour la scène.
Fin de Siegfried.
Dans Fin de Siegfried, tous les objets apportés par la Vieille Dame et Durand, font exister
dans l’immédiat, et ce, de façon concrète, la présence française qui doit entourer Siegfried
pour qu’il se retrouve Forestier. Dans la troisième scène, Siegfried refuse le scandale de
la révélation de sa véritable nationalité et, à l’inverse du héros éponyme de la pièce créée
par Jouvet, accepte de « mourir » :
« Il y aura un monument Siegfried Kleist en Allemagne. Il paraît qu’il y a un
monument Forestier en France. » (FS, 3, p. 99).
Enfin, quelques objets qui appartiennent au passé de Jacques vont entrer dans le proche
avenir de celui qui n’est déjà plus Allemand.
Intermezzo.
Les demoiselles Mangebois apportent à l’Inspecteur « l’agenda » d’Isabelle. Celui- ci,
contenant le journal intime de la jeune fille, est donc un condensé de son passé proche, de
celui de la petite ville et de l’école. Présent sur scène après avoir été trouvé et feuilleté par
les vieilles filles, il fait l’objet d’une lecture publique ; mais il annonce aussi, par le temps
de l’attente, la suite :
« Armande : Ouvrez le carnet au 14 juin et lisez. L’Inspecteur : Le 14 juin, c’était
hier. Nous sommes bien le 15 ? […] Le Maire, lisant : "Je suis certaine que
ce spectre a compris que je crois en lui […]. Il me cherche […]. Il va sûrement
m’apparaître, et alors quels conseils ne va-t-il pas me donner pour rendre la ville
enfin parfaite ? Je suis sûre que c’est pour demain.". L’Inspecteur : Et demain,
c’est aujourd’hui. » (Int., I, 5, pp. 293-294).
La réplique, qui paraît absurde, souligne l’ambivalence temporelle de ce carnet empli de
passé et prédisant un avenir qui deviendra le présent scénique, celui des rencontres avec
le Spectre. Un accessoire de costume hors scène, matérialise le suicide supposé du mari :
« Le Contrôleur : Au matin, on a retrouvé la femme et l’ami tués, sauvagement
tués et, sur le bord de l’étang, le chapeau du mari – ce salut à la mort a grande
allure. » (Int., I, 5, p.289).
Le costume du Spectre a, lui, un statut temporel difficile à déterminer : est-il médiéval ou
Renaissance ? Une didascalie de l’acte I précise : « Le fantôme surgit […]. Pourpoint de
velours. » (Int., I, 8, p.303), or, dans la scène précédente, le Droguiste l’a annoncé dans
195
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
des termes qui font penser à quelque gravure romantique. Par contraste, le costume du
Contrôleur à l’acte III est une sorte de résumé temporel puisque chacun de ses éléments
renvoie à une génération, et que l’ensemble s’offre aux regards étonnés d’Isabelle :
« Le Contrôleur : Ne raillez pas mon costume […]. Oui, au fait, ceux qui devraient
être là sont justement ceux à qui appartiennent ces vêtements, mon grand-père
dont voilà la canne, mon grand-oncle dont vous voyez la chaîne de montre, et
mon père, qui jugea cette jaquette encore trop neuve pour l’emporter dans sa
tombe. Seul ce melon est à moi. » (Int., III, 3, p. 341).
A cette accumulation d’objets qui superpose des temps différents sur un seul personnage,
s’oppose l’irréalité du Spectre, corps évanescent, corps émergeant du crépuscule, moment
incertain par excellence, tandis que l’être humain s’inscrit dans une lignée, et donc dans
521
le temps .
Un statut étrange pour les objets marquant le temps est également repérable dans
Intermezzo. Le désordre n’est pas le fait du seul Droguiste comme semble le suggérer
l’Inspecteur : « A minuit, une main facétieuse ajoute un treizième coup aux douze coups du
beffroi. » (Int., II, 2, p. 313), puisque lui-même, qui se prétend le garant de l’ordre, dérègle
le temps et s’en vante :
« J’ai fait retarder d’une heure la pendule sur laquelle se règle toute la ville ». (Int.,
III, 1, p. 334).
Comment, dès lors, se fier à ses discours rationnels et scientistes ? Ainsi, les objets
marqueurs du temps contribuent-ils à dévaloriser le personnage et la conception du monde
522
qu’il représente .
Tessa.
Le temps de la fable est concrétisé, dans la pièce anglaise comme dans son adaptation
française, par la circulation des bagages qui accompagnent les arrivées et les départs des
personnages chez Sanger à l’acte I et l’arrivée de Lewis et de Tessa dans la pension Maes à
l’acte III, contribuant à donner l’impression d’instabilité du « cirque Sanger » et des relations
entre les. personnages. Pour renforcer l’animosité de sa sœur à l’égard de Lewis, Giraudoux
n’hésite pas à concrétiser un passé de désordre par les petits riens qui connotent la saleté
et la négligence, signes auxquels, selon Mrs. Gregory, on reconnaît la présence de Lewis :
« Partout où il passait, il laissait autrefois une piste de mégots, de tasses sales et de papiers
déchirés ». (T, II, tabl. III, 4, p. 426), or le regard aiguisé de Mrs. Gregory lui fait reconnaître
dans les objets d’un décor qu’elle a d’abord cru innocent, des témoins à charge :
« Regardez, près du foyer, ces quatre coussins en rond, avec ces monceaux de
papiers, de petits fours. » (ibid., p. 427).
521
Cette idée est déjà dans Amphitryon 38 lorsque Jupiter en Amphitryon et Alcmène échangent un serment de fidélité, elle s’y
exprime sous la forme de deux images : « Jupiter : Moi, Amphitryon, fils et petit-fils des généraux passés, père et aïeul des généraux
futurs, agrafe indispensable dans la ceinture de la guerre et de la gloire ! Alcmène : Moi, Alcmène […], pauvre maillon présentement
isolé de la chaîne humaine ! » (Amph., I, 6, p. 139).
522
Le dérèglement du temps a d’abord été présenté comme un élément concret, celui d’une boutique d’horloger, par le Contrôleur
lorsqu’il défend Mme Lambert et évoque le comportement des hommes fascinés par cette jeune femme et qui feignent « de prendre
l’heure à cent cadrans qui se contredisent […] » (Int., I, 5, p. 290). Comment, dès lors, le statut temporel des objets peut-il encore
relever de la linéarité et de l’irréversibilité qui caractérise le temps humain ? Le Spectre qui revient après sa mort défie à son tour la
conception humaine du temps que les hommes eux- mêmes ont mise à mal.
196
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
Le désordre est encore plus moral que physique cette fois, les « coussins » trahissant ceux
qui les ont occupés. Giraudoux, à son habitude, exploite les objets pour les faire participer
à la fable, alors qu’ils en sont seulement le cadre dans la pièce anglaise.
Pour le croisement entre le temps de la fable et celui de la fiction opératique, celle
de l’histoire des Borgia, Giraudoux suit fidèlement le texte anglais, mais il le modifie de
telle sorte que le temps de la répétition et le temps de l’opéra coïncident : au lieu d’un
terme neutre, par deux fois, il ajoute un qualificatif qui correspond à la situation chantée,
l’empoisonnement de Ludovic Sforza : Tessa, en plein milieu du récitatif, « avale les
biscuits secs empoisonnés. » (T, I, tabl. I, 13, p. 380), conformément au livret certes, mais
l’expression « biscuits secs » nous ramène au temps de la répétition. A l’inverse, après
l’envolée lyrique de Lewis, la petite Suzanne demande :
« Je peux prendre un des gâteaux empoisonnés ? » (ibid.).
L’espiègle fillette confond malicieusement le temps de la fiction et celui de la réalité, avec
un rien de provocation à l’égard de l’objet doublement interdit – en temps qu’accessoire de
répétition et comme objet qui donne la mort –, tandis que la petite Anglaise se contente de
demander si elle peut « avoir un peu deconfiture avec ce gâteau » (CN, p. 21). Outre l’effet
comique de la réplique, le « traducteur » infidèle a trouvé là un mode d’écriture temporelle
qu’il utilisera dans le second acte d’Ondine : la superposition de moments différents du
temps et le tissage subtil entre le parlé et le chanté, et dans chaque cas un objet réel, ici
les gâteaux, ou symbolique, le voile de Tanit, qui introduit la dissonance, le trivial jouxtant
dans Tessa le lyrique et le pathétique du duo d’amour entre Lewis et Tessa par personnages
interposés.
Electre.
Le déroulement du temps, si important dans la pièce, n’est pas relié à des objets ; en
revanche, deux lexèmes sont au cœur d’images visuelles et stylistiques du temps qui passe :
« L’idée qu’il va être minuit. Que l’araignée sur son fil est en train de passer de la partie du
523
jour où elle porte bonheur à celle où elle porte malheur. » . L’objet est à l’image du temps
de la fable – la pièce commence en fin de journée et s’achève, après les meurtres commis à
l’aube, à l’aurore. Le Jardinier, quant à lui, seul pendant sa nuit de noces, « dans ce jardin où
tout divague un peu la nuit où la lune s’occupe au cadran solaire. » (Lamento du Jardinier,
El., p. 641), personnifie la lune qui se substitue au soleil, brouillant les repères temporels,
mais, oisive, la lune passe le temps : les objets disent la vacuité du moment vécu par un
personnage désormais hors jeu, que ne concernent plus ni la fable, dont il a été exclu par
Oreste, ni le mythe des Atrides.
Cantique des cantiques.
L’essentiel du dialogue entre Florence et le Président oppose les objets témoins de leur
liaison et ceux avec lesquels Jérôme a partie liée. Le passé plus lointain, celui de la
rencontre de la jeune femme et du Président à l’occasion d’un congrès qui avait amené
ce dernier à Aix-en-Provence, de la cour assidue qu’il lui avait faite, se cristallise dans le
souvenir d’un cadeau, la perle :
« Florence : Le onzième [jour], dès votre arrivée, vous m’avez pris la main. Vous
l’avez renversée, la paume en l’air. Vous en avez fait une coquille, je croyais que
vous alliez y mettre un sou. Non… Et la perle est née. » (C, 6, p. 747).
523
Récitation de la Première Petite Fille (El., I, 1, p. 601).
197
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Le temps s’abolit lorsque Florence décide de la garder de nouveau après avoir tenté de la
rendre au Président :
« Le Président : Charmante femme, à laquelle on offre deux fois la même
perle… » (ibid.).
L'un après l’autre, les bijoux rappellent au Président des moments de son passé de
responsable politique : « l’émeraude » pour une victoire, « le rubis » pour une défaite (C,
6, p. 747-748). Le dernier cadeau, le collier pour la fête de Florence, rejoint tous les autres
à l’arrivée de Jérôme, le fiancé :
« Elle a assemblé dans le petit sac tous les bijoux. » (C, 6, p.750).
Un geste qui la trahit peut-être manque de faire basculer l’avenir vers un retour au passé :
« Elle revient sur ses pas. Florence : Oh, pardon, j’emportais votre sac. Elle
redonne le sac au Président. » (C, 8, p. 753).
La relation qu’a Jérôme aux objets est aussi une relation au temps :
« Un bouton de manchette lui est une énigme qu’il met la journée à résoudre. Il
entretient, avec une espagnolette, une roue de lit, des intrigues qui le font veiller
jusqu'à minuit. Si je mets un canard en caoutchouc dans la baignoire, il n’en sort
plus. »(C, 4, p. 738).
Vivant dans un instant qui s'éternise du fait de sa maladresse à manier les objets, Jérôme
est comme un enfant fasciné par ce qu’il ne comprend pas, mais, à l’inverse d’un enfant qui
vit dans la succession des instants, Jérôme nie le temps :
« Avec lui, une minute ne passe pas, je vis un temps arrêté. […]. C’est tout ce
qu’il sait faire, cet être médiocre, avec son établi portatif, donner l’éternité, arrêter
le monde. » (C, 4, p. 741).
Ce n’est pas le moindre des paradoxes giralduciens que de considérer la suspension du
temps non comme un moment d’extase amoureuse, mais comme une négation du temps,
et donc de la vie humaine, ce qui inspire à E. Goulding ce commentaire : « Jérôme, cet
être on ne peut plus terrestre exerce un pouvoir aussi effrayant que les dieux, que Dieu, le
pouvoir de "donner l’éternité", d’"arrêter le monde" bref, d’obliger Florence à vivre une "fin
d’univers", punition qui lui semble bien trop sévère pour la "petite liaison" dont elle a joui
524
avec [le Président]. » .
Le « gros zirkon » qu’offre Jérôme à Florence, si solide que rien ne peut l’entamer (C,
7, p. 753), est à l’image de ce temps pétrifié. Au contraire, le Président donnait un sens au
temps, même à celui de l’attente, meublé d’humbles tâches domestiques :
« C’était une absence douce, pleine, présente. Je vous consacrais mes cent
travaux, même ceux qui n’avaient rien à faire avec vous. Je tricotais les chandails
de mon frère pour vous. Je tapissais pour vous mes armoires d’étoffe. » (C, 4, p.
736).
Ondine.
La scène « du berceau de roseaux » orchestrée par le Roi des Ondins est à l’origine, à partir
de cet objet témoin du passé, d’une scène où se superposent le temps nié par Bertha, celui
d’une naissance roturière, et le temps des Ondins, auquel s’ajoute le temps de l’histoire de
Carthage revu par l’opéra, grâce à la surimpression du duo de Salammbô et de Mathô :
524
198
E. Goulding, « Une heure supraterrestre", Cantique des cantiques : le temps, les temps. », art. cit., p. 286.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
« Le Roi des Ondins contemple, dans un berceau de roseaux, une petite fille que
les ondines lui apportent. » (Ond., II, 13, p. 820).
Un autre objet du passé surgit alors :
« Que son hochet lui soit rendu /Qu’Auguste tailla tant bien que mal dans la
torpille du narval… » (ibid.).
Ces objets signes ont traversé le temps pour arriver dans l’intermède réclamé par le
Chambellan. A la Reine qui l’interroge sur son âge, Ondine répond :
« Quinze ans. Et je suis née depuis des siècles. Et je ne mourrai jamais… » (Ond.,
II, 11, p. 813).
Or, cette créature surnaturelle qui a voulu partager la vie des humains ne trouve pas d’autres
moyens, pour garder la mémoire de cette vie, alors que le Roi des Ondins l’aura plongée
dans l’oubli, que les objets :
« Je ne saurai au juste ce qu’ils veulent dire, mais je vivrai autour d’eux. Ce sera
bien extraordinaire si je ne me sers pas d’eux, si je n'ai pas l’idée de m’asseoir
dans le fauteuil, d’allumer le feu du Rhin aux candélabres. De me regarder dans
les glaces… Parfois la pendule sonnera… Eternelle, j’écouterai l’heure… » (Ond.,
III, 6, p. 849).
Dans cette réplique paradoxale, l’eau et le feu sont réunis, le temps et l’éternité ne font plus
qu’un, et ce, grâce aux objets.
Sodome et Gomorrhe.
L’Archange, dans le prologue, fait un tableau intimiste du passé proche, marqué par l’entente
et la complicité dans le couple :
« Rien n’avait trahi encore le mal jusqu’à ce matin. Ils se parlaient en souriant, ils
se beurraient mutuellement leur tartine, ils ont dormi, enlacé leurs bras. » (Sod., I,
Prélude, p. 858).
Pour Lia, le couple n’a aucun avenir, et il ne laissera pas de traces en elle :
« Je partirai. Et sans objets, et sans mémoire. » (Sod., I, 3, p. 877).
Aucun objet, d’ailleurs, n’inscrit la relation des personnages dans le temps.
L’Apollon de Bellac.
Ce qui frappe le plus, dans cette pièce, c’est que l’opposition entre deux femmes, Thérèse
et Agnès, entre deux moments de la vie du Président, le passé d’une liaison dont il découvre
qu’elle l’a rendu laid, et l’avenir de fiançailles avec celle qui lui a révélé qu’il est beau,
passe par des objets dont le statut temporel se voit modifié en même temps que s’opère
la métamorphose du Président. Objets intimes, vêtements, décor de la vie quotidienne
avec Thérèse, tout est laideur désormais, au point que les objets sont rejetés violemment ;
néanmoins, le temps semblait suspendu en eux dans la mesure où ils sont la copie d’œuvres
d’art, comme le « Gauloismourant » ou inspirés de styles et d’époques différents, comme
le « pageflorentin » et les « chaises Directoire ». Du passé détestable, ils passeront à la
destruction, le « Gaulois mourant » le premier :
« Il sera ce soir à la fonte. […]. Avec ton page florentin […], avec ta bayadère à la
grenouille […]. Jusqu’à tes chaises Directoire à dessus de crin qui disaient à mon
derrière que je suis laid, et en le grattant. A l’Hôtel des Ventes ! » (Ap., 8, p. 940).
199
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
A l’inverse, les objets de la vie d’Agnès semblent s’inscrire dans l’éternité car le présent
d’énonciation fait exister hic et nunc un logis non seulement hors scène mais hors temps :
« LePrésident : Comment est-ce chez vous, Agnès ? Agnès : Mes chaises ? Elles
sont en velours. Le Président : […]. Et sur la table ? Agnès : Sur la table, j’ai des
fleurs. Aujourd’hui des roses. Le Président : […]. Et sur la cheminée ? Agnès :
Un miroir ». (ibid.).
Aussi Thérèse contre-attaque-t-elle par les objets sur lesquels elle veille en maîtresse
attentionnée : ils échappent à à la négligence, à l’usure, à la dégradation, donc au temps :
« Tu es, grâce à moi, un des rares hommes dont on puisse assurer que le
mouchoir est du jour, […] et les mites cherchent en vain, au-dessus de tes
complets, la tache d’huile ou de graisse. » (ibid.).
S’ensuit, au présent toujours, le catalogue des calamités qui attendent le Président dans
la vie commune avec Agnès comme si l’avenir était déjà un présent détestable avec « des
pantoufles dont la semelle gondole. La lecture du soir avec un seul coupe-papier qu’on se
dispute, et une lampe de chevet qu’on allume de la porte. » (Ap., 8, p. 941.). Un autre objet
transite du passé de l’intention abandonnée à l’avenir immédiat, le diamant que le Président
montre à Agnès : « […]. Est-ce qu’il vous plaît ? Agnès : Comme il est beau ! »(Ap., 7, p.
936) avant de le lui offrir : « Et maintenant, Agnès, en gaged’un heureux avenir, acceptez
ce diamant. » (Ap., 8, p. 942). Ainsi le statut temporel de l’objet accompagne-t-il l’ascension
sociale du personnage, comme le fait remarquer le Monsieur de Bellac : « Une place, un
mari, un diamant ! » (ibid.).
Pour Lucrèce.
Le passé le plus lointainconcernant directement un personnage apparaît lorsque la fausseté
de Paola se révèle tout entière à Armand : certains objets témoins de la liaison de sa femme
et de Marcellus ont disparu :
« Elle a brûlé toutes les lettres. […]. Elle a démarqué les cadeaux. » (Luc., II, 3, p.
1080).
La lucidité du mari trompé s’attache à des objets de ce passé :
« Le jour où elle m’a offert ce jeu d’échec en marcassite. Tu l’avais choisi, n’estce pas ? », dit-il à Marcellus. (Luc., II, 3, p. 1081).
Le décor même de la scène synthétise alors tous les moments du temps : « Elle est
l’habituée de ces fauteuils, sur lesquels elle s’est assise, de ces lampes qu’elle a allumées
ou éteintes, de ce canapé. » (ibid.). Un objet du passé de Paola ressurgit à l’occasion du
conseil donné à Lucile par le Gros Monsieur pour la dissuader de provoquer celle-ci : « un
bol de vitriol. Un tout petit bol » qui a défiguré une rivale (Luc., I, 6, p. 1052). Appartenant
au passé proche des attentions du Procureur pour son épouse, cette « calèche dont [il] lui
réservait la surprise, avec coffre pour les repas froids […] », le « carrick » qu’il a « commandé
de Grenoble » et « cette longue vue qu’[elle lui] réclamai[t]. » (Luc., III, 2, p. 1095), or, de
tous ces objets promis à l’avenir du couple, Lucile ne connaîtra que ces mots. Giraudoux
joue plus d’une fois sur les temps grammaticaux : à l’acte I, les objets chargés de dire « la
défaite, la dévastation, la débauche » n’existent qu’au futur dans la fable de Paola – mot
qu’il faut prendre ici au sens d’affabulation :
« Paola : Tu l’étendras sur les draps propres, que tu souilleras à ta guise. Tu
ouvriras son corsage, tu dégraferas son bas, tu prendras ses peignes. […].
200
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
Installe à portée ton grand miroir, qu’au premier regard elle voie d’elle ce qu’elle
n’a jamais vu ou prévu. » (Luc., I, 10, p. 1066).
Le moindre accessoire se voit confier un rôle.
Dans le récit fait à Marcellus le lendemain matin au passé composé, Paola ne retient
que les objets essentiels :
« Elle est revenue à soi dans la nuit, étendue sur le lit de Barbette, dégrafée,
échevelée. […]. D'ailleurs la victime tenait dans sa main ton mouchoir. » (Luc., II,
1, p. 1070).
Enfin, lorsqu’à l’acte III, Lucile exige de Barbette la vérité, le « mouchoir » vient du passé
de la nuit maudite au présent du contact réel avant de retourner au passé de Paola, un
cadeau reçu de son ancien amant, pour terminer son parcours dans un souhait, ou un désir,
de Lucile :
« Lucile : […]. Le mouchoir dans ma main, d’où venait-il ? Barbette :
Madame l’avait mis. Paola : Et le rapporte. Il vous manque de cette nuit un
souvenir palpable. Il est authentique. Je le tenais de Marcellus. Lucile : Bien,
donnez… » (Luc., III, 4, p. 1107).
Comment ne pas voir dans ce cheminement temporel la circulation du désir de vengeance
chez Paola et, de façon plus trouble chez Lucile, le besoin de garder un objet ayant
appartenu à Marcellus qu’Armand vient de tuer en duel ? Autrement dit, associées dans un
même objet, les fonctions dramatique et symbolique. Mais ces objets n’ont aucun avenir,
puisqu’au moment où le Procureur les nomme, Lucile est toute dans ce qu’elle a vécu.
Lorsqu’elle interroge son mari sur ses occupations de la veille au soir, elle obtient pour toute
réponse des considérations œnologiques et généalogiques qui prouvent son incapacité à
vraiment écouter Lucile :
« A cette heure précise, il ouvrait une bouteille de ce château-chalon qu'il tient
des Scée eux-mêmes. » (Luc., III, 2, p. 1094).
Enfin, dans l’éloge funèbre qu'il prononce, Lionel fait se rencontrer des époques différentes :
« Je veux qu’aucune des femmes d’ici n’ignore, en suivant ton cercueil, qu’elle
mène au repos celle qui a repris l’honneur des mains des hommes.[…].Et je veux
qu’au milieu des cyprès, sur la route de Brignoles, un de ces obélisques que tu
aimais dise au passant ta grandeur. » (Luc., III, 7, p. 1114).
L’avenir immédiat rejoint le passé du couple et celui de la Provence, terre romaine
aux tombeaux prestigieux. Plusieurs objets, dans cette pièce, cristallisent des moments
différents du temps. Marcellus, qui veut s’installer à une table de la pâtisserie apprend qu’elle
était réservée par la femme du Procureur impérial et il finit par la lui céder quand elle arrive.
(Luc., I, 1, p. 1037). Lucile, ulcérée de l’attitude du même Marcellus après ce qu’elle prend
pour un viol, récapitule les « nouvelles lâches » qu’elle a eues de lui :
« Le Comte Marcellus avait déjeuné au café, à cette table qu’il m’avait cédée hier.
Vous viviez. […]. Comme tous les jours. » (Luc., II, 2, p. 1077).
Objet de contestation entre le vice et la vertu, la table reconquise apparaît à Lucile comme
un indice supplémentaire de lâcheté, de même que la maison du séducteur : « Aux fenêtres,
pas de volets en deuil. »(ibid.). Les objets ont renvoyé à Lucile l’image de son innocence
par la superposition du temps de l’enfance à celui de la femme dans une comparaison :
« Mon lit de mariage s’est ouvert comme mon lit d’enfant. » (Luc, II, 2, p. 1076).
201
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Cette image de pureté efface celle qu’a construite Barbette sur les ordres de Paola avec le
« lit », le « miroir » et le « mouchoir », objets qui occupent plusieurs moments de la fable
selon le personnage qui la raconte et différents temps.
Dans la plupart des cas, les objets sont les indices de plusieurs moments du temps,
passé plus ou moins lointain, moments différents du présent qui tiennent à la fois à une
construction des personnages comme individualités et à la fonction dramatique des objets.
L’inscription de la fable dans le temps historique par des objets indiciels concerne un
petit nombre de pièces et n’aboutit jamais à l’historicisation. Attendue pour des œuvres
comme Siegfried ou Supplément au voyage de Cook, elle paraît d’autant plus surprenante
525
dans Pour Lucrèce. Giraudoux n’a en effet décidé de l’époque, « vers 1868 » que dans la
troisième version. Fallait-il « décourager les chercheurs d’anachronismes » comme l’écrit J.
Robichez (ibid.) par des détails qui rendent vraisemblable ce choix ? Si « la défaite de 1940
526
a tué le bonheur de vivre » , 1870 a sonné le glas de l’insouciance du Second Empire : est527
ce une explication suffisante ? Giraudoux, à notre connaissance, n’en a donné aucune .
Généralement, dans son théâtre, le rapport des objets au temps dépasse la valeur
indicielle. Il est souvent pour l’auteur un moyen d’opposer, à travers deux moments de
l’histoire ou deux moments de la fable, des conceptions antithétiques de l’amour, de la vie,
du monde.
3) Les objets et la « dimension métaphorique » du temps.
« Il peut […] exister un temps propre à chaque personnage qui traduit leurs préoccupations
528
et les chocs des différentes subjectivités. », écrit J.-P. Ryngaert à propos de la « dimension
métaphorique » du temps. L’importance de ces données dans le théâtre de Giraudoux
contribue-t-elle à donner aux personnages une épaisseur, à faire d’eux autre chose que de
simples énonciateurs d’une parole ?
a) Le « passé mythique ».
Les textes bibliques et apocryphes.
Judith.
Les allusions aux figures qui ont sauvé Israël « des plus terribles engrenages » rapprochent
le passé mythique, « le doigt de David, le doigt de Jahel », de l’avenir proche tel que
l’envisagent les autorités religieuses, « le doigt de Judith » venant à son tour arrêter
« l’engrenage », ce qui paraît inéluctable (ibid.). Joachim, le rabbin, est le seul à évoquer le
passé mythique d’Israël. Cette « tragédie », la seule de ses pièces à laquelle Giraudoux ait
attribué explicitement ce genre, est délibérément intemporelle.
Sodome et Gomorrhe.
525
526
527
TC (Pl.), p. 1792.
.TC (Pl.), p. 1793.
J. Robichez donne plusieurs explications, en revanche, pour le déplacement géographique, de Venise (première version)
à Aix-en-Provence (à partir de la seconde version), cf. TC Pl., p 1792-1793. La référence à l’héroïne romaine dans le titre appelle
également les « antiques », tombeaux ou statues auxquels font allusion les personnages : ce n’est pas pour autant le « style Pompéi »
à la mode sous le Second Empire.
528
202
J.-P. Ryngaert, Introduction à l'analyse du théâtre, op. cit., p. 81.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
Dans cette œuvre inspirée de la Bible, l’Ange rappelle le temps de la Genèse mais avec la
conception platonicienne de l’androgyne primitif :
« [Dieu] a créé deux corps jumeaux unis par des lanières de chair qu’il
a tranchées depuis, dans un accès de confiance, le jour où il a créé la
tendresse. » (Sod., II, 7, p. 903).
Lia, refuse de se rapprocher de Jean pour sauver Sodome, à seule fin que Dieu comprenne
enfin :
« Il n’a pas compris au déluge, parce qu’il a vu flotter les cadavres de couples
enlacés. » (Sod., II, 7, p. 912).
Jouant, comme il aime à le faire, avec l’hypotexte, Giraudoux par le biais d’une allusion
à la « mâchoire d’âne »( Sod., II, 4, p. 896), « campe l’image célèbre de Samson […]
dans l’épisode contre les Philistins. », épisode normalement postérieur à la destruction de
529
Sodome . Le mythe est donc plaisamment mis à distance.
L’Antiquité et la mythologie grecque.
Amphitryon 38.
Mercure emploie une expression oxymorique pour le déguisement de Jupiter en
Amphitryon : il parle de « vêtements éternels » dont les caractéristiques – « ils sont
imperméables, ils ne déteignent pas. »– affirment leur nature non humaine dans un
vocabulaire anachronique (Amph., I, 5, p. 132). Quelques objets fournissent l’image obligée
de personnages mythologiques : « Méduse avec ses cheveux, desserpents taillés en pleins
or. » sur le bouclier (Amph., I, 3, p. 125), le « berceau » d’Hercule (Amph., II, 2, p. 147), ou
encore « l’arc à trente cordes » qui permettra au héros de couper toutes les têtes de l’hydre
de Lerne (Amph., III, 1, p. 175).
La Guerre de Troie n’aura pas lieu.
Dans le dialogue entre Hector et Pâris, l’enlèvement d’Hélène est réécrit comme une
nouvelle frasque du séducteur dont les objets auraient pu être témoins : les « fenêtres, la
plinthe du palais, les vêtements » de la reine grecque ; à l’issue de l’interrogatoire, Hector
triomphe : « Pas un seul des vêtements d’Hélène, pas un de ses objets n’a été insulté. » (GT,
I, 4, p. 492) : elle pourra donc être restituée aux Grecs. Nous avons vu précédemment
que l’embarcation qui a permis le rapt participe elle aussi à la réécriture contemporaine du
530
mythe .
Electre.
Le passé mythique de la famille des Atrides est évoqué dès la première scène par le dialogue
des Petites Euménides et du Jardinier sur les « fenêtres » du palais d’Agamemnon, témoins
intemporels de la cruauté et de la barbarie. Un temps terriblement humain s’y est inscrit
dans ce qu’il a d’irréversible, celui des assassinats perpétrés :
529
« Avisant une mâchoire d’âne encore fraîche, il étendit la main, la ramassa et avec elle il abattit mille hommes. » (Jg, 15, 15.,cité
dans TC [P], n. 2 de p. 871, p. 1240.).
530
L’arrivée des Grecs subit semblable traitement, puisque Busiris l’analyse en termes modernes : « Les Grecs se sont rendus vis-
à-vis de Troie coupables de trois manquements aux règles internationales. », avant d’en préciser la nature au moyen de termes de
marine créés par Giraudoux (GT, II, 5, p. 521). De cette façon, le passé mythique rejoint l’actualité des conférences internationales.
203
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« Le Jardinier : […]. C’est celle de la chambre où Atrée, le premier roi d’Argos, tua
les fils de son frère. Première Petite Fille : Le repas où il servit leurs cœurs eut
lieu dans la salle voisine. […]. Deuxième Petite Fille : Et Cassandre fut étranglée
dans l’échauguette. […] Première Petite Fille : Tout cela dans l’aile qui rit, comme
tu le remarques. » (El., I, 1, p. 599).
Cette manière d’objectiver dans le discours des Euménides la légende des Atrides en
mettant l’accent sur les horreurs perpétrées semble écarter tout regard subjectif sur ce
passé, or il n’en est rien. Le palais est « tout à fait un palais de veuve. », dit la Première
Petite Fille, et la Seconde ajoute :
« Ou de souvenirs d’enfance. » (El., I, 1, p. 598).
Il a donc un statut temporel complexe : il est à la fois la mémoire des crimes passés, un
reproche latent à la reine dont le deuil n’est qu’hypocrisie, le réceptacle du passé d’Oreste
enfant : « Tout ce que je me rappelle, du palais d’Agamemnon, c’est une mosaïque. On
me posait dans un losange de tigres quand j’étais méchant, et dans un hexagone de fleurs
quand j’étais sage. » (ibid.). Clytemnestre, quant à elle, rappelle avec insistance à Electre
le temps de la mort d’Agamemnon :
« Tu as touché un cadavre, une glace qui avait été tonpère. » (El., II, 8, p. 670).
C’est un élément du costume de son petit frère qui a cristallisé pour Electre tout le souvenir
qu’elle a gardé de lui quand il est tombé des bras de sa mère :
« Electre : Detoutes mes forces je l’ai retenu. Par sa petite tunique bleue.
Clytemnestre : Tu riais à gorge déployée. La tunique, entre nous, était mauve.
Electre : Elle était bleue. Je la connais la tunique d’Oreste. » (El., I, 4, p. 620).
Le passage du passé composé au présent montre à quel point l’image visuelle de l’objet
est resté gravée dans la mémoire d’Electre, tandis qu’employant un imparfait, Clytemnestre
la rejette, comme son fils, dans un passé à jamais révolu. Cet épisode du « poussé ou pas
poussé », que le Mendiant prétend tirer au clair (El., I, 13,p. 638), devient prétexte à une
reconstitution quasi judiciaire – « On voit l’histoire commesi l’on y était. », dit-il – et dans
laquelle « une broche en diamant »et un « chat blanc » permettent de réécrire la fable. De la
même manière, la vérité sur le meurtre d’Agamemnon nous est donnée par le Mendiant, qui
cette fois ne fabule pas, alors que le Jardinier en a transmis la version officielle à l’Etranger :
« Notre roi Agamemnon, le père d’Electre, glissa, revenant de la guerre, et se tua,
tombant sur son épée. » (El., I, 1, p. 599).
Le Mendiant insiste, lui, sur les objets, le « casque », la « cuirasse », le « lacet », qui ont
transformé le temps héroïque du vainqueur de Troie en temps tragique. C’est encore par
des objets qu’est évoquée de façon imagée la hâte des criminels :
« Muets ils étaient, comme ceux qui préparent une malle quand le départ presse.
Ils avaient quelque chose à faire, mais vite […]. Quel bagage avaient- ils à faire si
vite ? » (El., II,, 9, p. 680).
Le voyage est ici sans retour et le temps n’effacera pas le crime. Le Président, lui, en a
conscience :
« Et chaque soir, [Electre] va ainsi appâter […] les remords, les aveux, les vieilles
taches de sang, les rouilles, les os de meurtre, les détritus de délation… » (El., I,
2, p. 605).
Il suffira que deux moments du temps, dans ces objets marqués par l’oubli volontaire,
coïncident, et alors, « tout sera prêt. » (ibid.). Dans un rêve, un objet non-scénique, le
204
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
« cadavre de [son] père », révèle à Electre la vérité sur sa mort : le passé composé dit l’objet
du songe : « Son cadavre cette nuit m’est apparu », il est remplacé aussitôt par un imparfait :
« tel qu’il était le jour du meurtre », et le déchiffrement des signes – « c’était lumineux, il
suffisait de lire » –, se fait par les objets corporels, « vêtement », « soulier »figés dans le
passé de la mort et en même temps délateurs, et donc annonces du dénouement pour les
régicides. (El., II, 3, p. 650). Le « cadavre » d’Agamemnon a ainsi un statut temporel à la
531
mesure de la vérité, qui traverse le temps .
A l’inverse, un autre objet fait coïncider un avenir proche et un passé vieux de sept ans :
« Egisthe : Electre, demain […] le coupable sera là, car il n’y a qu'un coupable,
en vêtement de parricide. Il avouera publiquement le crime. Il fixera lui-même son
châtiment. » (El., II, 8, p. 677).
Par ce costume qu’il nomme, dont il se voit revêtu, comme en témoigne le présent encadré
par les verbes au futur simple qui est un aveu à peine voilé, Egisthe efface un passé de
mensonge pour se reconnaître criminel et assumer son destin.
Il apparaît dans ces trois exemples que les objets qui superposent et condensent en eux
plusieurs moments de la fable ont une valeur de révélateurs de la vérité : ceci nous invitera
donc à les considérer dans le cadre de la fonction dramatique attribuée aux objets. Il en va
de même pour l’épée d’Oreste avec laquelle jouent les Petites Euménides : elle est d’abord
l’arme de son passé de jeune prince en exil, or, il ne s’agit pas d’éveiller un souvenir mais
de projeter la lumière de cet épisode anodin, une scène de chasse, sur l’avenir immédiat,
car la Première Euménide qui joue Clytemnestre souhaite qu’Oreste, joué par la Deuxième,
tue sa sœur :
« Première Euménide : Tu as déjà tué, mon petit Oreste ? Deuxième Euménide :
[…]. Une biche… Comme en plus de bon, j’étais pitoyable, j’ai tué le faon aussi,
pour qu’il ne soit pas orphelin…Tuer ma mère, jamais. […] Première Euménide :
C’est avec cette épée que tu les as tués ? Deuxième Euménide : Oui. Elle coupe
le fer. […]. » (El., I, 12, p. 637).
La répétition du verbe « tuer » en relation avec le motif de la chasse fait écho aux métaphores
employées par Electre pour dire sa quête de la vérité.
Les pièces modernes.
L’Impromptu de Paris.
Une réplique de Robineau mêle le temps mythique, celui des dieux, au temps historique,
celui de la tragédie grecque :
« Les planches ! […] Le dernier sol en France où viennent se poser encore du ciel
antique les sandales, les cothurnes, les socques. » (IP, 2,p. 694).
Les trois types de chaussures portées dans l’Antiquité apparaissent, par l’emploi du
verbe « se poser » comme des oiseaux venus d’un autre lieu et d’un autre temps. Les
architectures envisagées pour le décor de la pièce en répétition renvoient aussi à divers
passés mythiques, l’un lointain, celui de l’Egypte ancienne, l’autre de la Rome antique si
531
De façon symétrique, quelques répliques plus loin, anticipation et lecture du passé se conjuguent à propos du cadavre de
Clytemnestre : le récit du songe projette l’avenir inéluctable du corps, la mort, dans le passé proche avec sa répercussion sur le
présent, le jaillissement de la vérité, or la reine a un amant et la réplique fait du « sourcil » le témoin de l’adultère passé : « Electre :
[…] Je l’ai vue morte. Son cadavre d’avance l’a trahie. […]. Son sourcil était le sourcil d’une femme qui a eu un amant. » (ibid.).
205
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
532
ce n’est du passé proche, celui de la « Grande Guerre » : « les arcs de triomphe ne me
disent rien le matin. Tu vas me faire une pyramide. », dit Jouvet à Léon. (IP, 3, p. 696).
L’Apollon de Bellac.
Figure mythique ou statue, l’Apollon de Bellac n’existe que par le génie du Monsieur de
Bellac, inventeur et jardinier :
« C’est moi qui l’extrais en ce moment à votre usage du terreau et du soleil
antiques. », explique-t-il à Agnès (Ap., 4, p. 928).
Comment mieux dire la dette à l’égard de la mythologie grecque ? Hypothétique statue ou
personnage, cet Apollon de Bellac vient opportunément, en compagnie de « l’Esclave de
Michel-Ange » (ibid.), doubler le répertoire artistique d’Agnès, qui ne comportait jusque là
qu’une œuvre moderne, « le Penseur de Rodin », et une œuvre antique, « la Vénus de
Milo ». Appartient-il, comme ces sculptures, à quelque musée ? Est-il une « épiphanie » du
533
dieu comme le laisse penser la scène où il prend la parole (Ap., sc. 9) ? A un passé flou
appartiennent cinq inventions, trois d’entre elles suggérant un passé mythique, il s’agit de
« l’équerre », de « l’arc » et des « cuirasses » que le corps du dieu Apollon aurait inspirés
(Ap., 9, p. 943- 944). Si le compas est un attribut de Saturne, « l’équerre » est associée
par Giraudoux à un angle parfait, celui des épaules du dieu Apollon (Ap., 9, p. 943) ; de
manière tout aussi peu conforme à la mythologie, « l’idée de l’arc [serait venue] à Diane [des]
sourcils [de son frère]. » (Ap., 9, p. 944) ; « les cuirasses » (ibid.) ne seraient pas le fruit du
travail de quelque forgeron divin, mais de l’ingéniosité humaine. Ainsi, ces objets ont-ils une
origine mythologique qui se perd dans la nuit des temps. Giraudoux renouvelle les fables
traditionnelles en faisant du corps du dieu l’inspirateur des inventions humaines ou divines.
Pour Lucrèce.
Deux images antithétiques de la féminité nous sont offertes par des objets d’art représentant
un passé mythologique : la « statue de Diane dressée par exemple. Ou plutôt deVénus
accroupie… », déesses auxquelles Armand fait référence à propos de l’attitude de deux
femmes, Lucile, muette dans une des scènes où il lui demandait de lui adresser la parole,
et Paola que ce silence vient de démasquer à ses yeux jusque là confiants et aveugles
(Luc., I, 7, p. 1055). Les déesses deviennent les symboles opposés de la chasteté et de la
luxure. Paola, d’ailleurs, cite un marbre du musée d’Aix-en-Provence, une « bacchante en
délire. » (Luc., I, 10, p. 1064), image qui révulse Lucile avant que Paola ne fasse d’elle, par
sa mise en scène, un double vivant de cette statue. Les figures mythiques que Lucile oppose
à Paola sont celles des vierges et martyres chrétiennes dont le propos hagiographique
métamorphose les instruments de torture :
« On les a étendues sur le feu, les barres du gril, les fers des tisonniers ont gravé
sur leur corps une musique céleste. » (Luc., II, 4, p. 1088).
532
Hypothèse que justifie dans la première scène de La Guerre de Troie n’aura pas lieu l’allusion à la « der des der » : « Andromaque :
[…]. Quand il est parti […], il m’a juré que cette guerre était la dernière. Cassandre : C’était la dernière. La suivante l’attend. » (GT,
I, 1, p. 483).
533
G. Teissier, « Apollon bifrons ou les équivoques visitations de Jean Giraudoux », Présence de l’Antiquité, Colloque de Tours 1994,
Université de Tours, collection « Cæsarodonum » XXIX bis, 1996, repris dans Des mots et des mondes, De Giraudoux aux voix de
la francophonie, Tours, PU François Rabelais, 2005, p. 157-177 ; M. Brémond, A.-M. Prévost, M. Rahmouni, G. Teissier, « Lecture
critique à quatre voix de L’Apollon de Bellac », CJG n° 34, p. 227-267 et le CJG n° 35 consacré à la pièce.
206
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
La lutte entre Paola et Lucile se double d’une opposition entre deux passés mythiques, celui
de la mythologie classique et celui de la Légende dorée.
La mythologie germanique.
Siegfried.
534
Nous avons dans cette œuvre l’évocation du passé mythique de l’Allemagne par un objet
scénique, le « nécessaire de fumeur » qui est à lui seul un condensé de la mythologie
535
germanique et de contes populaires : écureuil et ours voisinent avec Wotan et la Walkyrie
(Sieg., II, 1, p. 24) ; la mention de ce personnage n’est pas indifférente, puisque le rôle des
Walkyries est de prendre sur les champs de bataille les héros morts pour les conduire au
Walhalla, séjour des dieux. Par le biais d’une métaphore, Zelten rapproche un être mythique,
le « dragon de Siegfried », d’un objet de mesure du temps humain, un « réveille- matin »
pour stigmatiser la politique de Siegfried. Le décalage rejaillit à la fois sur l’objet trivial signe
d’une conception rationnelle du monde et du temps que rejette Zelten et sur la mythologie
germanique connue des Français surtout par les opéras de Wagner (Sieg., I, 2, p. 6).
Ondine.
Hors la salamandre et les ondines, la pièce ne comporte pas les références à la mythologie
germanique que l’on attendrait pourtant. Le temps du mythe suscité par l’Illusionniste mêle
des légendes, comme celle de « La ville d’Ys [qui] émerge », à l’Antiquité représentée
par le« cheval de Troie »,les « Pyramides » et la « Vénus toute nue », cependant, ces
objets n’apparaissent que le temps d’une démonstration, celle des pouvoirs du Roi des
Ondins en Illusionniste (Ond., II, 1, p. 792). Ces objets ne fonctionnent donc pas comme
des signes de la présence de ces mythologies dans l’action. Hans, au cours du procès,
cite à comparaître « l’Amour, avec son derrière enrubanné et son carquois », tel qu’il est
traditionnellement représenté dans la peinture baroque ou rococo : le propos ironique du
536
personnage dévalorise la référence (Ond., III, 4, p. 839) . La pièce comporte en outre une
allusion à l’arche de Noé. Il semble bien qu’ainsi Giraudoux, qui reprend un conte et une
figure mythologique qu’il connaît depuis longtemps, mette à distance la source littéraire. Le
passé mythique est mis à distance par divers procédés : le décalage, la parodie, le mélange
534
Dans Siegfried et le Limousin, Giraudoux éparpille sur plusieurs objets ce qu’il concentre dans la pièce en un seul, dans un souci
très évident du jeu de l’acteur avec un accessoire et dans le but, nous semble-t-il, de mieux rapprocher, non sans humour, animaux
et personnages légendaires, ce qui instaure un décalage avec l’admiration naïve du personnage de Robineau : « Le soir était venu.
Il alluma une lumière au fond d’un pot en albâtre sur lequel dansaient des chiens bassets, servit le thé avec une théière dont l’anse
étai la queue d’une sirène, approcha un cendrier qui était Rübezahl, et, une fois remué le trio ou le quatuor des petits animaux ou
héros légendaires dont un vrai Allemand se doit d’exciter toutes les heures la ronde, il s’enfonça dans un fauteuil […]. » (Siegfried
et le Limousin, ORC, p. 678).
535
Giraudoux savait-il que cet écureuil est Ratatoskr qui « court de la base à la cime de l’arbre [cosmique] pour transmettre[du
dragon au faucon] des propos insultants » (R. Boyer, Héros et dieux du Nord, Paris, Flammarion, collection encyclopédique « Tout
l’art », p. 113) ou s’amuse-t-il seulement à mêler aux noms connus des noms d’animaux de la forêt ? En effet, point d’ours dans les
mythologies nordique et germanique.
536
Allusion dévalorisée elle aussi par l’humour : au lieu de Salomon, référence attendue pour un jugement, le second juge arrivant
pour le procès d’Ondine, introduit la figure de Noé : « C’est sur une de ces buttes [..] que se posa la nef, le déluge baissant, et que
Noé eut justement à juger les monstres marins, dont les couples infernaux par les hublots avaient violé l’arche. » (Ond., III, 3, p.
831). La confusion entre le procès mythique inventé et celui d’Ondine passe par l’emploi du qualificatif anachronique « infernaux »qui
suppose un procès en sorcellerie.
207
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
des références appartenant à des mythologies différentes ; il est parfois le moyen d’un clin
d’œil au public ; enfin, et ceci nous semble original, il est le lieu d’une réflexion et d’une
approche affective de ce passé par les personnages, ce qui le distingue d’une pratique
purement ludique.
b) Le « temps de l’attente ».
Le temps de l’attente est par excellence celui dans lequel les personnages inscrivent leurs
espoirs ou leurs craintes.
Siegfried.
Sur le plan strictement fictionnel, le temps affectif est le temps de l’attente, concrétisé par
des objets. C’est d’abord l’attente de Geneviève à l’acte I :
« Silence angoissant pendant lequel on entend une porte s’ouvrir sur le palier
d’en haut. » (Sieg., I, 7, p. 19).
A l’acte IV, tandis que les trains, outre qu’ils donnent l’impression d’une succession
temporelle des événements, à savoir l’arrivée des généraux, puis celle de Siegfried,
focalisent l’attention des personnages, le « vitrage » permet, par sa transparence, la fin de
l’attente (Sieg., IV, 2, p. 64).
Supplément au voyage de Cook.
Tout un jeu s’instaure entre le présent et le futur dans le dialogue d’Outourou et de Mr.
Banks. Au présent de l’honnêteté proclamée : « Nous ne voulons pas te prendre ton bois ! »
succède le futur de la cupidité dans la question rhétorique de Mr. Banks, « Les perles et les
diamants nous suffiront. Tu nous les donnes ? » (SVC., 4, p. 571), le présent de la question
finale vaut presque pour une injonction. Cette question de pure forme entraîne des répliques
croisées comportant diverses propositions d’échange : le futur proche – « Vous allez me
donner cet instrument bizarre qui pend à votre cou. » –, puis le présent du souhait impatient
comme celui d’un enfant avec la répétition du verbe « vouloir » : « Je ne veux pas de tirebouchons. Je veux votre lunette. Je veux plonger avec votre lunette pour mieux voir dans la
mer. », auquel aucun futur simple, indice de certitude, ne vient répondre, et qui bute même
sur un refus déguisé, « Tu abîmerais ma lunette. », ceci montre bien qu’il s’agit d’un jeu
de dupes aux dépens du Tahitien : les objets qu’il convoite n’auront pour lui jamais d’autre
statut temporel que celui d’un irréel.
Electre.
A Clytemnestre pour qui « l’attente est horrible » parce qu’elle est celle de la peur, Electre
répond par celle de l'amour : « dix ans j’ai attendu mon père » (El., II, 5, p. 655), et c’est
par le biais d’une analogie avec des objets qu’elle nous fait éprouver ce temps vécu comme
une éternité, ce temps immobile de l’architecture et de la sculpture en laquelle le sujet se
métamorphose, n’ayant d’autre passé ni d’autre avenir que ce père :
« Electre : […] je me réfugiais vers les colonnes, les statues. Je prenais modèle
sur elles […]. Je l’attendais d’un cœur de pierre, de marbre, d’albâtre, d'onyx,
mais qui battait et me fracassait la poitrine… » (El., II, 5, p. 656).
Beau paradoxe que cette vierge de pierre figée dans son attente et dans son désir du père
par sa seule volonté d’échapper au temps. J. Body commente ainsi cette tirade d’Electre :
208
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
« La nostalgie s’avoue comme attente du passé. […]. Elle attend le passé, elle
attend que son père ressuscite, elle attend le miracle, qui seul peut calmer
537
l’impatience humaine. » .
Ce rapport des personnages à l’attente fait d’eux plus que les actants : des êtres de fiction
certes, mais auxquels Giraudoux confère des affects. En va-t-il de même avec la relation
à l’avenir ?
c) « L’avenir annoncé ».
La Guerre de Troie n’aura pas lieu.
L’avenir qu’annonce Cassandre ne prend pas appui sur des objets : est-ce un hasard ? Ses
prophéties n’étaient jamais écoutées, nous dit la tradition mythologique, aussi Giraudoux
choisit-il de la faire s’exprimer en termes abstraits ou par des métaphores prises à la nature,
celle du tigre ou de la neige (GT, I, 1, p. 484-485). En revanche, l’avenir tel qu’Hélène le
voit s’inscrit dans la réalité concrète des objets :
« Hector : Et Pâris ? Vous voyez le cadavre de Pâris traîné derrière un char ?
Hélène : Ah ! Vous croyez que c’est Pâris ? Je vois en effet un morceau d’aurore
qui roule dans la poussière. Un diamant à sa main étincelle… Mais oui !… Je
reconnais souvent mal les visages, mais toujours les bijoux. C’est bien sa
bague. » (GT, I, 9, p. 509).
L’image du « morceau d’aurore » cache l’horreur du « cadavre » nommé par Hector en
faisant un tableau ; mais c’est un détail qui conduit Hélène à l’identification du corps, dans
la meilleure tradition, or Giraudoux projette par ce moyen la réécriture du passé mythique,
celui de la mort de Pâris, dans l’avenir. Plus amer, plus réaliste aussi, Ulysse, lors de l’ultime
rencontre, dit au Troyen :
« Si l’un de nous doit un jour tuer l’autre et arracher pour reconnaître sa victime
la visière de son casque, il vaudrait peut-être mieux qu’il ne lui donne pas un
visage de frère. » (GT, II, 13, p. 545).
Tessa.
Giraudoux accorde à l’avenir annoncé par des objets une place que l’on chercherait en
vain dans la pièce anglaise qu’il adapte : nous reconnaissons là sa manière de matérialiser
ce qui, dans les propos des personnages, est de l’ordre du fantasme ou du projet. Les
adolescentes qui refusent d’aller en pension usent de la provocation et Giraudoux d’objets
qui permettent d’imaginer concrètement les menaces :
« Tessa : Nous assommerons la directrice à coups de cuvette, nous volerons la
caisse… Tous les journaux publieront nos portraits… » (T, I, tabl. I, 3, p. 364-365).
La violence verbale se teinte ici d’humour : l’objet dénotant toilette et propreté devient
une arme, une fois détourné de sa fonction utilitaire et du cadre strict de la pension, il est
retourné, au sens propre et au sens figuré, contre celle qui impose les règles ; de même,
la réplique de Paulina telle que Giraudoux la réécrit, met-elle davantage en valeur un rêve
d’existence sociale que son âge et la pension rendent irréalisable, celui de la célébrité,
aussi l’idée du fait divers dans le journal s’accompagne-t-elle du rêve d’y voir son portrait.
Autrement provocateur, Lewis offre à Sir Bartlemy, président de l’Académie de Musique, la
537
J. Body, « Stylistique de la patience. », in Le Temps dans l’œuvre de Jean Giraudoux, op. cit., Fès, 2001, p. 46.
209
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« chanson du pourceau » pour lui donner un aperçu de son talent de compositeur : déjà fort
irrévérencieuse dans l’original anglais, la chanson s’enrichit dans l’adaptation d’une nouvelle
troisième strophe qui applique bien plus clairement le propos à la relation de couple entre
la riche Florence et l’artiste extravagant :
« Un beau nœud blanc tu te mettras, / Mon chéri, mon cher pourceau, / A mon
piano tu chanteras / Ouin, ouin, dit le pourceau. » (T, II, tabl. III, 5, p. 434).
La jeune femme veut exhiber Lewis compositeur et interprète dans la bonne société
londonienne, non sans l’avoir auparavant métamorphosé : le nœud papillon blanc substitué
aux cols sales de Lewis exprime à la fois la mondanité et l’exigence de propreté morale que
l’humour grinçant du rapprochement entre la couleur et le pourceau met déjà en échec. De
plus, le tableau de Lewis en animal savant dont le costume et la docilité contrastent avec le
choix des paroles et la réalité de la situation, l’artiste indocile se moquant ouvertement de
Florence et de ses invités, est bien plus sarcastique. Le texte anglais ne comporte en effet
que des mots d’amour ironiques et le projet de la « porcherie d’argent ». Mais le jeu avec le
temps est bien plus complexe encore chez Giraudoux, la chanson commence par un récit au
passé qui intègre du discours à l’impératif, celui du souhait amoureux, or ce que la chanson
dans cette version propose comme un avenir est déjà un présent, puisque Lewis est marié
à la « belle dame », Florence en l’occurrence, et qu’à l’instant où il interprète la chanson,
il est en habit et répond au désir de Sir Bartlemy de l’entendre. La virtuosité giralducienne
dépasse le modèle anglais, et défie qui prétend, comme nous, distinguer pour les objets les
différents moments du temps dans lesquels ils s’inscrivent.
Supplément au voyage de Cook.
Même s’ils deviennent objets du décor, et donc présence scénique, quelques objets se
situent d’abord entre le futur ou l’impératif d’injonction et le présent :
« Le Lieutenant du roi [à Solander] : Tu vas passer au navire et apporter un lit de
camp. Mr. Banks l’utilisera pour la nuit. » (SVC, 1, p. 559).
Tandis qu’une didascalie vient d’indiquer l’exécution de l’ordre, par l’emploi du passé
composé : « Solander, […] a monté le lit de camp pendant la scène précédente », Mrs.
Banks, à son tour, dit : « Solander, vous apporterez un second lit de camp. » (SVC, 7, p.
578). Tout ceci contribue à l’impression d’une agitation fébrile des Anglais, qui contraste
fort avec la placidité des Tahitiens Par ailleurs, les objets apportés par les Anglais, et qui
ont une existence scénique au présent passent tout de suite dans l’irréel d’une hypothèse
formulée par Outourou : « Sullivan, tu as les bêches et les râteaux ? Donne une bêche à
ce jeune homme.[…]. Outourou : […]. Il pourrait peut- être ramer, avec sa bêche ? » (SVC,
4, p. 569-570), le chef tahitien répond ensuite au souhait de Mr. Banks par l’emploi d’un
futur rassurant : « […]. Tousmes camarades auront demain des bêches ou des râteaux pour
recevoir les marins. » (ibid.), réponse amplifiée dans la dernière scène par l’accumulation
d’ordres qui donnent à l’outil un avenir pour le moins inattendu :
« Ayez chacun une bêche avec vous, éventez- vous avec vos bêches, protégezvous du soleil, dansez la danse de la bêche […] et surtout ne vous en servez sous
538
aucun prétexte, il faudra les rendre au départ. » (SVC, 11, p. 590-591) .
Ayant tiré les leçons de l’enseignement de Mr. Banks, Outourou utilise à son tour le futur
simple pour faire changer de propriétaires les objets qu’il convoite : « nos voleurs pourront
538
Nous avons commenté la tirade d’Outourou dont sont extraites ces phrases dans notre étude des répétitions
ère
variations, cf. supra, 1
partie, chap. 4.
210
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
à loisir soulager discrètement [les marins] de leurs canifs et de leurs bagues. » (ibid.). Le
statut temporel des objets induit leur circulation entre les deux groupes de personnages et la
capacité des Tahitiens à retourner contre les Européens leur propre discours en l’inscrivant
dans la réalité des faits.
Le jeu sur l’avenir se place aussi bien sous le signe du rire que sous celui tragique :
l’on voit par là comment Giraudoux use de la projection dans l’avenir, selon qu’il gratifie les
personnages d’un projet matériel ou qu’il leur fasse pressentir leur destinée tragique.
Plusieurs points se dégagent de l’analyse du statut temporel des objets. Le premier
est la présence de l’histoire comme matrice de la fable : elle peut fonctionner comme
contexte pour une période précise : la Première Guerre mondiale, dont on sait à quel point
elle a marqué Giraudoux ou seulement comme arrière-plan, qu’il s’agisse de la montée
des périls avant la Seconde Guerre mondiale ou de la Troisième République. Le théâtre
de Giraudoux ne saurait encourir le reproche d’historicisation, les variantes témoignant de
l’effacement progressif des références précises à des événements passés ou à l’actualité ;
cependant, quand il demeure de tels indices, ils sont souvent mis à distance par les divers
modes du décalage que sont les anachronismes, la parodie, le mélange des mythes et
des mythologies, l’humour. Par ailleurs, l’introduction de réflexions des personnages sur le
temps contribue soit au regard oblique, soit à une mise en relation du temps et de l’affectivité.
Il devient donc difficile d’affirmer que ce théâtre est non mimétique puisqu’il inscrit les
personnages dans le temps humain : pourtant comment ne pas voir que tous les procédés
de mise à distance de l’histoire comme des mythes aboutissent à une déréalisation ?
Chapitre 2. Fonction dramatique des objets.
Il est indispensable de réfléchir à la manière dont les objets s’insèrent dans l’action, et donc
d’analyser leur fonction dramatique.
Le théâtre du XVIIIème siècle, celui de Goldoni et de Beaumarchais pour ne citer
qu’eux-, et plus encore le vaudeville et le théâtre de Boulevard – pensons à Un Chapeau
de paille d’Italie de Labiche et aux pièces de Feydeau – nous ont habitués à la présence
d’objets dont la fonction dramatique est essentielle. Chacun se souvient du chapeau d’Anaïs
fâcheusement dévoré par un cheval au bois de Vincennes tandis qu’elle était en galante
compagnie, chapeau de paille après lequel court toute la noce de Fadinard pour finir par en
coiffer l’épouse infidèle. Héritier, quoi qu’il en ait, de toute une tradition théâtrale, Giraudoux
confère tant à des objets du décor qu’à des accessoires et, fait aussi inattendu que singulier,
à des figures et à des images, une fonction importante pour l’action.
Nous présenterons l’étude de la fonction dramatique des objets en trois temps, nous
539
intéressant d’abord au rôle qui leur est dévolu dans l’intrigue , nous proposant ensuite une
539
Il faut distinguer l’intrigue de l’action, de la fable et de l’histoire. « Dans l’action d’un poème [dramatique], on entend par
l’intrigue une combinaison de circonstances et d’incidents, d’intérêts et de caractères d’où résultent, dans l’attente de l’événement,
l’incertitude, la curiosité, l’impatience, l’inquiétude, etc. […]. L’intrigue d’un poème doit donc être une chaîne dont chaque incident soit
un anneau. » (Marmontel, J.-F, Eléments de littérature, Née de La Rochelle, Paris, 6 volumes, 1787), cité par P. Pavis, (Dictionnaire
du théâtre, op. cit., p. 178). « L’intrigue, par opposition à l’action, est la suite détaillée des rebondissements de la fable, l’entrelacement
et la série des conflits et des obstacles et des moyens mis en œuvre par les personnages pour les surmonter. » (Ibid., p. 179). Pour la
fable, voir le long article de P. Pavis, op. cit., p. 131-135. L’histoire racontée constitue la fable « comme matériau » alors que l’intrigue
relève de la manière de raconter (op. cit., p. 134). Dit autrement, « L’action se réalise dans une structure manifeste, l’intrigue, mise
211
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
analyse structurale de leur rapport à l’action, d’abord dans le schéma actantiel, puis dans
les axes actantiels de la communication, du désir et de la lutte.
A) Les objets et le déroulement de l’action.
Quelle part Giraudoux donne-t-il aux objets pour lancer l’action ? Comment précipite-t-il
le dénouement ? A-t-il recours aux procédés dramatiques qui ont prouvé au cours des
siècles leur force ? Nous aborderons ces questions avant d’étudier le parcours dramatique
de quelques objets importants de son théâtre.
1) Les objets dans l’intrigue.
Comme l’a montré M. Vuillermoz pour le théâtre français de la première moitié du dix540
septième siècle , les objets interviennent à des moments clés : l’exposition, le nœud,
le dénouement. Nous nous en tiendrons à l’exposition et au dénouement, préférant
nous attarder sur le parcours dramatique de certains objets. Par ailleurs, et ce n’est
pas le moins surprenant, Giraudoux fait de certaines métaphores un usage proprement
dramatique, certaines fonctionnant comme éléments d’exposition, d’autres préparant la
crise ou annonçant le dénouement.
a) Les objets dans l’exposition.
Dans les pièces à fable d’origine antique, l’exposition s’appuie sur des éléments du décor
dont nous avons évoqué, dans le chapitre précédent, le fonctionnement spatio-temporel,
aussi ne mettrons-nous ici l’accent que sur leur rôle dans le départ de l’action comme
expression de ce qui est en jeu. Mais le hors scène et le « off » contribuent à poser des
éléments d’exposition, de même que certaines métaphores.
Exposition par des éléments du décor.
Au premier acte de Judith, les éléments du décor, lieu d’une poursuite dont nous ignorons
d’abord l’objet, nous jettent dans l’action in medias res :
« Au lever du rideau, des domestiques débouchent de toutes parts avec des
armes et des gourdins. L’oncle de Judith les excite : Joseph : Dans l’escalier !
Dans les placards ! Dans la cheminée ! Il ne nous échappe pas, cette fois. Prime à
qui le trouve. » (Jud., I, 1, p. 199).
Serions-nous dans une pièce policière ? Les exclamatives elliptiques, la formule finale qui
fait songer au « Wanted » des films d’action américains nous conduisent sur une fausse
piste. Une sentence énoncée par un domestique nous donne la clé de cette agitation :
« Sur le chien mourant les poux, sur le peuple malade les prophètes. »(Jud., I, 1,
p. 200).
Les prophètes viennent relancer la jeune fille jusque chez son oncle pour qu’elle sauve la
ville : Giraudoux, au lieu d’avoir recours au récit à plusieurs voix, comme dans l’exposition
d’Electre, joue sur la diffusion d’informations partielles. Il faut deux accessoires pour
en œuvre par les personnages, mais elle peut se raconter dans une fable. Elle est en effet justiciable d’une approche narratologique
et on peut la décrire selon un modèle actantiel (sic). », écrit P. Frantz (dans M. Jarrety [dir], Lexique des termes littéraires, Paris,
Librairie Générale Française, 2001, p. 21).
540
M. Vuillermoz, Le Système des objets dans le théâtre français des années 1625-1650, Genève, Librairie Droz, 2000, en particulier
« Le moment de l’objet », p. 197-219.
212
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
suggérer le motif de la ville de Béthulie et la pénurie de vivres : la « boîte de conserve » (Jud.,
I, 3, p. 205) et la « pomme » (Jud., I, 4, p. 208) données au petit Jacob qui, après les avoir
acceptées, les rapporte.
L’ambivalence des « portes » est posée dès l’exposition de La Guerre de Troie n’aura
pas lieu. En effet, elles ne rejettent pas la guerre à l’extérieur, au delà des remparts et dans
541
un passé révolu comme le rêve encore Andromaque dans la première scène , au contraire,
elles l’enferment dans le palais, et c’est Andromaque elle-même qui doit en convenir : « La
guerre est dans Troie, Hector ! » (GT, I, 3, p. 489), non seulement du fait de la menace
grecque, mais parce que l’enlèvement d’Hélène divise la famille royale et les Troyens,
or, chez Giraudoux, la sphère du privé et celle du public étant indissolubles, cette crise
s’aggrave autour des « portes de la guerre » comme en témoigne le début du dialogue entre
Priam et son fils :
« Hector : Je dis, père, que nous devons nous précipiter pour fermer lesportes
de la guerre, les verrouiller, les cadenasser. Il ne faut pas qu’un moucheron
puisse passer entre les deux battants ! Priam : Ta phrase m’a paru moins longue.
Demokos : Il disait qu’il se moquait d’Hélène. » (GT, I, 6, p. 495).
Ces « portes » dont la fermeture devrait garantir la paix sont d’abord objet de querelles et
ferment de discorde. La détermination d’Hector s’exprime par la formulation de la même
idée dans un groupe ternaire d’infinitifs qui comporte une gradation, la fermeture paraissant
de plus en plus efficace, appuyée de surcroît sur une allitération en [r] et en [p] qui résonne
encore dans la seconde phrase qui développe la même idée par l’évocation très concrète de
la « porte ». La réaction de Demokos à la remarque de Priam est la première escarmouche
entre le chef du sénat et Hector, entre le belliciste et le pacifiste, elle en annonce d’autres,
plus violentes et plus graves.
Nous avons vu la valeur temporelle des « fenêtres » du palais d’Agamemnon, témoins
de la malédiction qui pèse sur la famille des Atrides et de son histoire sanglante : son
évocation préfigure d’autres meurtres. Le double discours sur la mort d’Agamemnon prend
appui sur un objet non scénique, les « dalles », qui orientent notre attention sur la recherche
de la vérité, à partir de l’expression de la vérité officielle :
« Le Jardinier : […] ! La fenêtre avec les roses, étranger, est celle de la piscine où
notre roi Agamemnon, le père d’Electre, glissa, revenant de la guerre, et se tua,
tombant sur son épée. Première petite fille : Il prit son bain après sa mort. A deux
minutes près. Voilà la différence. » (El., I, 1, p. 599).
Le rythme même des répliques autant que les sonorités les oppose : les deux
verbes désignant l’accident introduisent des unités brèves, chacune accompagnée d’une
proposition participe, les voyelles ouvertes de la terminaison du passé simple en [a]
s’assombrissant dans les [ant] des participes présents ; au contraire, la réplique de la
Première Petite Fille a un rythme descendant, et les voyelles fermées, [i], [u], contestent
l’éclat des voyelles ouvertes, comme si le jeu sur les notations temporelles, essentiel dans
une enquête policière, avait besoin d’être redoublé par le contraste entre le style noble et
épique de la réplique du Jardinier et la brutalité des propositions juxtaposées dans leur
sécheresse objective de la réplique de la petite Euménide.
Il apparaît que les objets d’un décor, scènique ou non, jouent un rôle fondamental à
la fois pour amorcer l’action et pour en découvrir les enjeux, la guerre ou la paix, la vérité
ou le mensonge, mais dans ces deux œuvres d’inspiration antique, ils sont essentiellement
541
« Il m’a juré que cette guerre était la dernière. », dit-elle d’Hector (GT, I, 1, p. 483).
213
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
542
porteurs d’ambiguïté ou d’ambivalence , ce qui génère dès l’exposition des interrogations
auxquelles la conduite de l’action devra répondre, tandis que Judith, par la parodie du
théâtre de Boulevard, pose d’entrée un ton désinvolte bien peu en accord avec la mention
« tragédie » allouée à la pièce.
Dans trois pièces « modernes » par leur fable, Cantique des cantiques, La Folle
de Chaillot, Pour Lucrèce, les « tables », par leur disposition dans l’espace et la valeur
symbolique qui leur est attribuée par les personnages, mettent en place les enjeux de
l’action. Euphorie ou disphorie selon que le Président de Cantique des cantiques choisit la
« table desbrouilles ou le Deux » (C, 1, p. 730). Cependant par un renversement de sens,
« le Deux » se révèle la table des ruptures entre Claude, le Président, et Florence. Giraudoux
défait ainsi au cours de la pièce ce qu’il a savamment édifié dans l’exposition : se moquet-il lui-même de ses emprunts au théâtre de Boulevard ?
Dans les deux autres pièces, les tables permettent d’annoncer indirectement la lutte que
vont se livrer les personnages. Au début de La Folle de Chaillot, les positions respectives
des « tables » des « mecs » et de la Folle, comme nous l’avons vu à propos du statut spatial
des objets, constituent une inversion des positions sociales, et de ce fait, indiquent une piste
pour l’action de la pièce, une lutte de pouvoir, entre les puissants sans scrupules et le petit
peuple de Paris associé aux Folles. Dans la première scène de Pour Lucrèce, le garçon
revient avec la définition du vice et transmet un message qui écarte le comte Marcellus de
la table à laquelle il s’est installé :
« Joseph : […]. [Monsieur Octave] vous prie de vouloir bien choisir une autre
table. Celle-là est retenue. Marcellus : Par qui ? […]. Joseph : Par Madame Lionel
Blanchard. » (Luc., I, 1, p. 1037).
Objets banals d’un lieu normalement convivial, la « table » disputée à Marcellus et la
« chaise » sur laquelle la femme du Procureur impérial va « s’asseoir dans quelques minutes
[…] de ses fesses de vertu. » (Luc., I, 1, p. 1038) renforcent le discours sur le vice et la
vertu ainsi que sur les personnages qui les incarnent, engageant la partie qui va se jouer
entre eux.
Accessoire de décor au rôle déterminant aussi bien pour l’action que pour ses
enjeux moraux et politiques, le « lit », élément obligé du théâtre de Boulevard, se trouve
étrangement déplacé dans le contexte exotique de Supplément au voyage de Cook. Le
« lit », « piédestal » de l’homme si l’on en croit Mr. Banks (SVC, 1, p. 559), est en premier
lieu donné comme signe de l’occupation du sol tahitien par les marins anglais :
« Le Lieutenant du roi : […]. Je vousordonne de préparer un lit pour chacun de
nos marins. Solander, tu vas passer au navire et apporter un lit de camp. Mr.
Banks l’utilisera pour la nuit et il leur servira de modèle ». (ibid.).
L’objet annonce les invites symétriques des trois femmes (SVC, 3) et de Vaïtourou (SVC,
9), ainsi que l’image scénique des lits jumeaux avec « un peu de vide entre eux » des époux
Banks. (SVC, 10, p. 588). Ainsi, cet objet évoqué dans l’exposition centre-t-il l’action sur le
couple autant que sur le thème des mœurs opposées des Tahitiens et des Anglais.
542
Giraudoux affirme cependant « que l’antiquité, d’abord, assure au dramaturge auprès de spectateurs une économie
précieuse de temps en rendant superflus les actes d’exposition », en effet, « les personnages antiques sont déjà connus du
public » (Réponse à A. Rio, dans « Chez M. Jean Giraudoux », Les meilleurs livres français, n° 69, juillet-août 1937, cité dans CJG n°
19, p. 235). L’analyse de la manière dont il traite ce que lui fournissent les hypotextes nous montre que l’antiquité lui laisse justement
ème
une grande liberté de jeu dans le palimpseste. Cf. J. Body, « Légende et dramaturgie dans le théâtre de Giraudoux », RHLF, 77
année, n° 6, novembre-décembre 1977, p. 936-944.
214
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
L’exposition d’Ondine est un peu à part dans cette utilisation des objets à des fins
informatives : les « portes » et les « fenêtres » qui s’ouvrent dès la première scène affirment
la puissance de la nature et des ondins, élément essentiel puisqu’il interviendra dans les
amours tumultueuses de Hans.
Exposition par le « off » ou le hors scène.
Ajoutons à ces éléments la défaite de l’armée juive et le mépris de Judith pour les vaincus
qui s’exprime dans la métamorphose des objets qui désignent l’armée par une triple
métonymie :
« Seul le soldat vaincu est terne, épouvantablement. Tout ce qui est drapeau ou
clairon ou médaille devient soudain la boue du monde. » (Jud., I, 5, p. 212).
Les trois objets d’abord clairement différenciés sombrent dans l’informe et l’ignoble,
la « boue du monde », expression qui fait penser au rebut, à ce que l’on rejette
dédaigneusement dans l’indifférencié. L’exposition se complète des renseignements
donnés par Jean à Judith décidée à partir au camp d’Holopherne :
« Judith : Par quelle porte dois-je sortir ? Jean : Par la poterne d’en face. Le
veilleur est prévenu. Il poussera son cri et t’ouvrira. […]. Ne pars pas avec ces
souliers […], et prends un manteau. […]. Prends un poignard. Voilà. » (Jud., I, 6,
p. 218-219).
Tous ces objets témoignent des concessions faites par Giraudoux à des modèles
dramatiques efficaces : au tempo rapide de la première scène qui prend appui sur le décor
succède la vivacité de l’échange entre l’orgueilleuse Judith et l’officier qu’elle rabroue et
humilie par des images qui cherchent à rabaisser l’armée, ceci en retenant quelques objets
significatifs pour mieux les dévaloriser par des métaphores péjoratives, la « lèpre », la
« boue », et qui, par l’expression de ce qui est répugnant physiquement, suggèrent ce qui est
méprisable moralement. La mention du « poignard », pourtant présenté comme le moyen,
pour une jeune fille seule, de se défendre contre les « rôdeurs » appelle nécessairement
l’assassinat, réclamé par les prophètes, autant que par l’hypotexte du Livre de Judith, et
par maint tableau. En outre, l’héroïne semble dénier un corps au vaincu, ce qui prépare par
543
contraste l’éclat des corps ennemis de Judith et d’Holopherne au second acte .
Au seuil d’Amphitryon 38, les conseils de Mercure au maître des dieux pour conduire
la conquête d’Alcmène se concrétisent par les traditionnels éléments de décor du théâtre
de Boulevard : « […] entrez par la porte, passez par le lit, sortez par la fenêtre. » (Amph., I,
2, p. 118). Ceci nous conduit sur la piste de l’action qui n’est pourtant, chez Giraudoux, que
le prétexte repris à ses devanciers, la suite de la pièce montre clairement qu’il s’agit d’autre
chose que de reprendre simplement l’une des aventures amoureuses de Jupiter.
C’est à un personnage épisodique, « l’appariteur du tribunal de Commerce », que
Giraudoux confie le soin, par un jeu avec des objets, de compléter l’avertissement voilé
qu’Eugénie a donné à Lucile :
« Un gros homme s’est levé d’une table et avance vers les deux femmes. […]. Le
gros homme : Madame Paola a déjà eu une ennemie, une ennemie belle comme
vous, qui voulait lui enlever son mari… Eugénie : Ce n’est pas notre cas. Le gros
homme : Si. Vous ne l’enlevez pas pour vous, mais vous le lui enlevez. Cette amie
543
« Le duel Judith-Holopherne est devenu celui d’un corps brun et d’un corps blond. », admet l’héroïne (Jud., II, 7, p. 251), ce
dont nous retrouvons comme un écho dans La Guerre de Troie n'aura pas lieu avec l’image employée par le Gabier : « un pain de
seigle sur un pain de blé. » (GT, II, 12, p. 540).
215
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
n’a plus de visage. Un inconnu lui lança un bol de vitriol. Un tout petit bol. Le côté
gauche entier reste intact. Une seule joue, un seul œil. Il reste à cette dame cela à
voir dans la glace… » (Luc., I, 6, p. 1051-1052).
La rivalité entre la femme d’Armand et Lucile est posée comme une évidence, même si le
« groshomme » écarte l’idée d’une rivalité amoureuse, or l’une et l’autre se confirmeront au
cours de l’action, Lucile faisant comprendre au mari de Paola qu’il est trompé, et finissant
par tomber amoureuse de lui. Le « bol de vitriol » annonce une autre manière de défigurer à
jamais Lucile à ses propres yeux, par le viol supposé, et nous retrouverons alors l’importance
du « miroir »qui trahira une laideur non physique mais morale que la vertueuse épouse du
Procureur Blanchard ne pourra supporter.
Au début de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, les « trompettes » de la victoire qui
annoncent le retour d’Hector, la « jeune servante qui passe avec du linge », le « cavalier de
l’avant-garde [qui] se baiss[e] sur l’étrier pour caresser un chat dans [un] créneau… » (GT,
I, 1, p. 484-485), tout est signe de paix, de bonheur, images trompeuses que s’acharne à
détruire Cassandre et que l’évocation des portes de la guerre, dès la scène suivante, vient
ternir.
Tandis que Giraudoux, dans Electre , écarte de l’exposition les objets présents chez
les tragiques grecs, entre autres le tombeau d’Agamemnon placé dans Eschyle sur le
proscenium, et l’urne funéraire qui, dans Sophocle, est le point de départ d’une péripétie
544
par la méprise qu’elle engendre , une allusion suffit :
« De cet étage, on voit le tombeau de son père », dit le Jardinier à l’Etranger (El., I,
1, p. 599).
Exposition par des accessoires.
Certains objets, présents dans l’exposition, disparaissent une fois leur fonction remplie : ils
sont essentiellement des objets-signes.
C’est le cas du « lustre » et des « photographies » sur lesquels insistent les premières
scènes de Siegfried : le « lustre » doit contribuer à mieux faire voir Siegfried aux parents qui
espèrent reconnaître en lui leur fils disparu. Sa fonction utilitaire est soulignée par Muck :
« Le lustre est réparé. J’ai mis des lampes neuves… » (Sieg., I, 1, p. 4).
Elle se double de la fonction symbolique liée à la lumière. Le choix de cet objet associé aux
« photographies » des fils disparus permet de lancer l’action par l’enjeu de toute la pièce, la
quête d’identité. Quoiqu’elle soit un objet extra scénique, la « plaque d'identité » révélatrice
de la nationalité du soldat « trouvé nu, sansmémoire, sans langage » (Sieg., I, 6, p. 16-17)
suscite un doute dans notre esprit, et ce d’autant plus que Zelten, et Giraudoux bien sûr, joue
de cet effet d’annonce le plus longtemps possible. Les « passeports » fournis à Geneviève
et à Robineau par le même Zelten préparent le rôle de Canadienne que doit tenir la jeune
femme auprès de Siegfried et le piège qui lui est tendu pour l’amener à la découverte de
sa véritable identité. (Sieg., I, 4, p. 12).
Bien plus anodin en apparence, « l’agenda » d’Isabelle se trouve au point de départ
de l’action d’Intermezzo en ce qu’il révèle à la fois l’existence d’un spectre, l’attirance de la
jeune fille pourlui et la relation entre cet événement et le désordre qui règne dans la petite
ville. Objet perdu puis recelé par les demoiselles Mangebois, produit en public, instrument
544
Respectivement « devant le palais des Atrides […] le tombeau du roi défunt s’y dresse. », Eschyle, Les Choéphores, dans
Tragiques grecs, Eschyle, Sophocle, traduction par J. Grosjean, Paris, Editions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967) et
« cette urne de bronze », Sophocle, Electre, ibid., p. 726.
216
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
545
de délation, il devient prétexte à une chasse aux sorcières et au revenant. Par l’évocation
de la « petite fête du printemps », les propos sur la nature, « l’éloge du corps » autant que
par l’élection du « plus bel homme de la ville » sont esquissés comme dans une ouverture
musicale des thèmes que la pièce développe, la nature, le corps, la beauté. L’adversaire
d’Isabelle, l’Inspecteur, présenté à travers ses derniers exploits par le Maire, est mis en
relation avec un objet extra scénique révélateur de l’orientation qu’il entend donner à son
enquête :
« Et au haras de Pompadour, où les étalons s’étaient mis à user de leurs
yeux comme des humains, […] à se faire signe de leurs prunelles ou de leurs
paupières, il leur a imposé des œillères, même dans les stalles. »(Int., I, 1, p. 281).
Censées protéger les yeux des chevaux, les « œillères » deviennent un moyen de coercition.
Mais comment ignorer la métaphore figée « avoir des œillères » qui peut fort bien s’appliquer
à ce personnage à l’esprit borné qui ne voit dans les manifestations étranges et les
explications surnaturelles que supercheries, la métaphore préparant toutes les marques à
venir de son incrédulité, surtout celles du second acte au moment de la renaissance du
Spectre ?
Exposition par une métaphore.
Alors que tout, dans Judith, est factuel, et se rattache donc à l’intrigue, aucun objet concret
n’intervient au début de Sodome et Gomorrhe où les images lancent immédiatement le motif
de la guerre des sexes, autrement dit l’enjeu de la pièce. Elément d’exposition, essentiel au
débat sur le couple dans Sodome et Gomorrhe, voici l’exaspération de Ruth qui annonce la
rupture avec Jacques et qui n’est pas sans rappeler la haine d’Agathe et de Clytemnestre
pour le corps de leurs maris. Elle se traduit par l’image du « soufflet de forge », le contexte
ironique empêchant d’imaginer un soufflet d’orgue, poétisation aussitôt dévalorisée puisque
se glisse dans la métaphore, par le participe « remonté », le spectrede la machine, signe,
chez Giraudoux, de déshumanisation :
« Lui, il respire. D’un poumon régulier, remonté. Jamais je n’ai vécu avec un mari
sans soufflet dans la gorge, un mari à thorax d’or pur. » (Sod., I, 1, p. 865).
L’objet de la forge et le bruit qu’il suppose contraste avec l’évocation d'un corps divinisé par
un matériau noble, l’or. Cette antithèse est révélatrice de la déception profonde de Ruth qui
vit auprès de Jacques « dans une identité affreuse », celle de la répétition, de l’« immuable ».
Le président Théocathoclès qui s’inquiète du comportement d’Electre dans une longue
tirade où il la montre plus dangereuse que le « plus dangereux assassin » emploie plusieurs
images afin d’expliciter sa pensée au Jardinier :
« Le Président : […]. Tu as vu un pêcheur qui, la veille de sa pêche, dispose ses
appâts, [...]. Et chaque soir, elle va ainsi appâter tout ce qui sans elle eût quitté
cette terre […], les remords, les aveux, les vieilles taches de sang, les rouilles,
les os de meurtres, les détritus de délation… Quelque temps encore, et tout sera
prêt, tout grouillera… Le pêcheur n’aura plus qu’à passer. L’Etranger : Il passe
toujours, tôt ou tard. » (El., I, 2, p. 605).
La métaphore filée de la pêche développée par le Président est fermée par la réplique
d’Oreste comme un filet qui enserre déjà les coupables. Dansl’accumulation qui déploie le
mot « appâts », termes abstraits et noms concrets voisinent, tissant une image prémonitoire
545
Si, dans la version définitive, Isabelle peut dire « Ma sorcellerie est si naturelle », l’Inspecteur n’en a pas moins des allures
d’exorciste laïque et scientiste. Pour le personnage de la sorcière, voir TC (Pl.), p. 1384-1387, les scènes de Dora la sorcière.
217
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
de ce qu’en bon redresseur de torts, Electre réveillera, « taches de sang » sur les dalles
où a été assassiné Agamemnon, « rouille » de l’épée qui a servi au meurtre et ces deux
alliances de mots qui réunissent métaphoriquement les restes du roi, les « os », et ce qu’en
ont fait les coupables, des « détritus », c’est-à-dire ce qu’on jette ou rejette sans regrets
ni scrupules. Tous ces détails concrets, outre qu’ils matérialisent la pensée du personnage
locuteur, complètent l’exposition par un vocabulaire qui exprime la réalité brutale du passé
que les allusions des Petites Filles ont commencé d’évoquer dès la première scène.
Nous voyons dans certains de nos exemples que les objets, qu’ils soient matériels
ou supports d’une figure de style, annoncent moins la trame, autrement dit l’intrigue, que
les enjeux de la pièce. Une des explications que l’on peut avancer tient au caractère
de palimpsestes de ces œuvres : l’histoire est connue, les objets nommés sont là pour
marquer l’originalité de l’auteur dans la façon dont il aborde la réécriture. Ils ne sont
pas nécessairement inventés de toutes pièces, mais les décalages, qu’ils soient le fait
d’anachronismes comme dans Judith et dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, ou de
procédés de déréalisation comme le palais des Atrides, ou encore de l’emploi d’images,
invitent à considérer les hypotextes comme des prétextes à variations. Ces variations
tiennent non seulement à la différence d’époque, et donc d’optique, ce qui vaut pour toute
réécriture, mais aussi aux intentions de l’auteur. Or les objets présents, concrètement ou
non, dans l’exposition, nous placent d’emblée en porte à faux par rapport à ce que nous
savons de l’histoire, et par rapport à notre horizon d’attente en matière de genres, tragédie
ou comédie. Une autre hypothèse d’interprétation peut être avancée : il s’agirait de placer
d’emblée le lecteur, ou le spectateur, dans un certain ton, celui d’une apparente légèreté.
La Folle de Chaillot nous en semble une bonne illustration. Lorsque les yeux de la
comtesse ont été décillés par le Chiffonnier et par Pierre qui lui ont expliqué les manigances
des « mecs », Aurélie décide d’agir :
« Il suffit de lesattirer tous à la fois dans le même piège ». (FC, I, p. 986).
La métaphore lexicalisée, fréquente sous la plume de Giraudoux, annonce la réalisation
du plan de la comtesse qui consiste à convoquer les présidents « au 21 de la rue de
Chaillot. » (ibid., p. 987) où, attirés par l’odeur du pétrole et la certitude d’en trouver, ils
se précipiteront pour leur perte. Cet exemple nous semble significatif de la manière de
Giraudoux : une fois énoncé le mot « piège », se met en place une stratégie qui s’inspire
de celle du braconnier. D’une part, servant de leurre, « le tampon d’ouate […] imbibé de
pétrole » (ibid.) dont l’odeur sera renforcée par le contact des enveloppes qui le contiennent
avec le « réservoir de la motocyclette » du chasseur du café Francis promu facteur ; d’autre
part, construit comme une véritable souricière, le sous-sol d’Aurélie comporte une « trappe »
qui se refermera, au dénouement, sur les « mecs » dont on entendra les cris que « le sale
546
monsieur » prendra pour ceux des chats qu’il déteste . La boucle est bouclée : le « piège »
se referme aussi sur celui qui voulait faire « pass[er] l’arme à gauche » aux félins et qui
rejoint ceux qui sont pris comme des rats : fantaisie et humour présents dès l’invention
de la contre-attaque contre les « mecs » font de cette solution burlesque apportée à un
risque majeur, la destruction de Paris, le développement logique d’une figure réactualisée
par l’imagination fertile de la Folle et de son créateur.
Outre le fait qu’elles posent d’entrée un ton, enjoué, humoristique, ironique ou
poétique, toutes ces images ont, sur les objets matériels qui émaillent certaines expositions,
l’avantage d’une plus grande ouverture des possibles, d’une plus grande liberté laissée à
notre imagination.
546
« Les sales bêtes. Ils miaulent. […]. A cent mètres, on jurerait des cris d’hommes. Il y a même des chattes, à ce qu’on dirait ! » (FC,
II, p. 1028).
218
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
Du rôle des objets dans l’exposition, nous retiendrons trois choses. Certains objets n’ont
qu’une éphémère présence scénique, celle d’objets-signes qui n’ont d’autre fonction que
de nous faire entrer dans l’action le plus rapidement possible. Giraudoux emploie volontiers
des éléments du décor et des accessoires de jeu ou fait intervenir le « off » pour lancer
l’action, souvent avec une vivacité que l’on attendrait dans la comédie et qu’il introduit même
dans la seule pièce qu’il ait intitulée « tragédie », à savoir Judith ; le hors scène apporte
en général des informations complémentaires. Ceci nous amène au décalage qui s’instaure
par rapport aux hypotextes : les différences de tons et de point de vue infléchissent le propos
et les enjeux de la pièce. Enfin, des métaphores se voient attribuer le même rôle que les
objets eux-mêmes.
b) Les objets et le dénouement.
Les objets qui déterminent ou précipitent le dénouement.
Tantôt signe annonciateur, tantôt instrument du dénouement, tantôt matérialisation de la
résolution de l’action, l’objet a une dimension dramatique. Comme il le fait pour l’exposition,
Giraudoux confie à des métaphores construites à partir d’un lexème d’objet le rôle
d’annoncer le dénouement.
Nous trouvons des objets signes dans les dénouements de Siegfried, de La Guerre de
Troie n’aura pas lieu, d’Ondine et d’Electre.
Siegfried, après sa victoire sur la révolution de Zelten, apparaît métamorphosé à Muck :
« Pour la première fois, […], je l’ai vu confondre […] le manteau de l’avenir et
celui du passé. » (Sieg., III, 1, p.44).
L’exacte coïncidence entre deux moments de l’histoire qui sont aussi deux moments de la
destinée du héros éponyme s’exprime par l’image du vêtement et préfigure la conjonction
en lui de deux autres époques, son double passé de Français et d’Allemand d’adoption et
son avenir avec Geneviève ainsi que la réunion de deux nations, la France et l’Allemagne.
Le lieu scénique et l’espace contigu fournissent également le matériel du dénouement. Il
en va ainsi avec le « portillon » de la gare frontière, objet seuil entre le passé et l’avenir
et qui concrétise le passage entre la France et l’Allemagne, s’immobilise sur le cri d’amour
de Geneviève :
« Sonnerie Siegfried : Voici le train. Passons… Passe la première, Geneviève.
Geneviève : Pas encore… Siegfried : Mais c’est le signal allemand pour fermer
les portières. Geneviève : C’est le signal français pour accrocher le cheval blanc
à la plaque tournante… J’ai à te dire un mot. Siegfried : Tu le diras de là-bas…
Geneviève : Non. C’est de ce côté-ci de la ligne idéale que je dois te le dire. […].
Geneviève: Siegfried ! Siegfried : Pourquoi Siegfried ? Geneviève : Siegfried, je
t’aime. » (Sieg., IV, 6, p. 76).
Le dialogue insiste sur les signes, les bruits, « sonnerie », « signal », et sur le langage, « un
mot », tandis que l’ellipse du nom de l’objet signe nous éloigne de la matérialité de cette
gare frontière dont il a été tellement question dans les scènes précédentes pour finir sur un
instant particulièrement giralducien, un entre-deux : « Passons »/ « Passe la première »/
« Pas encore », moment suspendu, triomphe de la spiritualité par la fusion dans l’amour.
A l’inverse, à la fin de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, l’ouverture des « portes de
laguerre » scelle le destin de Troie : est-ce « un mufle de tigre » qui les pousse, « métaphore
pour jeune fille » du destin en marche ou de la violence rentrée d’Hector qui a fini par
219
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
exploser contre Demokos, ou le désir, celui d’Hélène pour Troïlus, après celui de Pâris pour
Hélène ?
La célèbre métaphore filée de la pesée, dont nous ne citerons ici que le début et la fin,
construite sur la répétition lancinante du verbe « peser » et l’énoncé des richesses et des
emblèmes des deux peuples laisse entrevoir l’issue de La Guerre de Troie n’aura pas lieu :
« Ulysse : Jecrois que ce sera plutôt une pesée. Nous avons vraiment l’air d’être
chacun sur le plateau d’une balance. Le poids parlera… Hector : Pourquoi
continuer ? La balance s’incline. Ulysse : De mon côté ?… Oui, je le crois. » (GT,
II, 13, p. 543-544).
Nous savons que dans l’Iliade, Zeus pèse les destins d’Achille et d’Hector et que la balance
547
penche vers celui qui sera vaincu, Hector . J. Body fait remarquer que la « pesée est une
548
des images favorites de Giraudoux » et renvoie aux versions primitives de Siegfried ,
ajoutant : « pesée toujours paradoxale, nuance imperceptible ou rapprochement inattendu,
pesée d’impondérables sur une balance qui s’incline sous le poids du plus léger – ici
549
l’air. » .
Dans l’œuvre de Giraudoux, les protagonistes sont à la fois les énonciateurs de ce
qu’ils mettent dans les plateaux de la balance et l’enjeu de la pesée dans la mesure où ils
représentent leurs peuples respectifs. La réécriture change le sens de l’image : les hommes
et les dieux, chez Homère, sont soumis aux destins, Zeus ne peut en effet empêcher
qu’Hector ne soit désigné comme le perdant, tandis que chez Giraudoux, les hommes sont
responsables de leur destin et l’arbitraire de la défaite ou de la victoire tient peut-être à ces
« impondérables » dont parle J. Body.
Dans Electre, deux objets supports d’une image proclament l’émergence de la vérité,
ce qui va acheminer les personnages vers le dénouement tragique :
« Electre : […]. Agathe m’a donné la clé de tout. […]. Clytemnestre : Quelle clé
t’a-t-elle donnée ? Electre : Tu haïssais mon père ! Ah ! Que tout devient clair à la
lampe d’Agathe. » (El., II, 7, p. 668).
Les deux images expriment la résolution d’une énigme, comme les objets indices dans
une pièce policière. En outre, la métaphore de la « clé », déjà utilisée par Electre dans la
scène précédente (El., II, 6, p. 657), rappelle la boîte de Pandore dont sont sortis tous les
maux : en effet, la révélation de la vérité a pour conséquence non seulement le matricide
et l’assassinat d’Egisthe, mais également la destruction d’Argos et la mort d’innocents.
Quant à la « lampe », elle assure, de façon métaphorique, la fonction de l’héroïne ellemême dont le nom, rappelons-le, peut se lire selon l’étymologie comme la « lumineuse »
ou, au sens figuré, « celle qui fait la lumière » – elektra : cette image renforce le parallèle
entre Agathe et Electre, entre l’intrigue boulevardière et l’intrigue royale, la haine d’Agathe
pour son mari dénonçant celle de Clytemnestre pour Agamemnon, pièce maîtresse dans
l’enquête d’Electre puisqu’elle conduit à identifier les assassins du roi.
Hors les éléments de l’espace scénique, des accessoires peuvent être signes d’une
issue fatale : il en est ainsi dans Ondine où Hans identifie la quenouille de la Fille de vaisselle
à l’attribut traditionnel de la Mort, la « faux », dans une sorte de mise en abyme de l’allégorie :
547
548
549
220
Iliade, XXII, 209.
TC(Pl.), p. 1199 et 1207.
TC (Pl.), note 3, p. 1524.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
« Hans : C’est bien ce qu’on appelle un poème ? C’est un poème ? […]. Hans :
C’est une faux qu’elle tient au côté ? […]. Hans : Merci, fille de vaisselle. Je serai
au rendez-vous ! … » (Ond., III, 4, p. 844).
Une fois encore, le signe matériel, l’objet, est accompagné d’autres signes prémonitoires,
ici la propension des serviteurs à parleren vers : le chevalier n’a-t-il pas dit à Bertha au début
du troisième acte : « Quand les Wittenstein entendent tout d’un coup l’un d’eux parler avec
des rimes, réciter un poème, c’est que la mort est là ». (Ond., III, 1, p. 827) ? L’interprétation
des signes telle qu’elle se lit dans les répliques de Hans trahit une pulsion de mort : les
objets et les paroles sont chargés de significations qui leur sont étrangères par celui qui
550
devient fou .
Les objets instruments du dénouement.
Nous avons à faire à une utilisation plus conventionnelle des objets dans les drames et les
tragédies.
Annonciateurs d’une fin tragique pour Judith, des outils pris non à la tradition biblique,
mais au martyrologe chrétien, lui promettent une mort atroce : Suzanne annonce l’arrivée
de la foule :
« Ce sont les Juifs, les prophètes en tête ! Ils sont tous armés de scies, de
marteaux ! Ils gesticulent ! » (Jud., III, 4, p. 262).
Notons que Judith elle-même envisage une sorte de mise en scène inspirée du Christ aux
outrages :
« Et ils vont parler en me liant les mains ! Et parler en crachant sur moi […]. Et
parler à chaque brandissement du fouet ou du bâton… » (ibid.).
Mais si cette projection de la Passion christique sur un personnage pris à un livre apocryphe
de la Bible en a la violence et les instruments, le sens en est retourné par l'héroïne :
« Ils serviront plus ma gloire qu’un bourreau muet… Je répondrai à chaque
insulte, à chaque coup […]. » (ibid.).
Ainsi, loin d’avoir la vertu des martyrs, l’humilité, elle garde l’insolence de son orgueil et,
pire, revendique son amour pour Holopherne. En fait, si Judith échappe à la mort physique,
sous la pression du rabbin, elle finit par accepter une autre forme de mort, sociale et morale,
la réclusion dans la synagogue et les mortifications, le port du « cilice » entre autres (Jud.,
III, 8, p. 276). C’est au dénouement que Giraudoux impose à son héroïne ce que Henry
Bernstein lui attribue d’entrée comme un choix de vie ascétique au premier acte de sa pièce,
choix plus conforme à l’image originelle de la veuve de Manassé. Qu’un objet, déplacé
de l’exposition au dénouement, soit porteur d’un tel renversement a bien évidemment une
signification qui n’est pas anodine : en se soumettant à la volonté des prêtres, la jeune fille
se conforme aussi à l’image mythique après l’avoir trahie pendant près de trois actes, le
destin du personnage étant de rejoindre les hypotextes, en dépit de la part de liberté que
551
l’auteur a prise avec eux, liberté qui se confond avec l’illusoire liberté du personnage .
550
Cf. « Le Roi des ondins : Il divague. C’est la façon qu’ont les hommes de s’en tirer, quand ils ont heurté une vérité, une simplicité,
un trésor… Ils deviennent ce qu’ils appellent fous. » (Ond., III, 5, p. 846).
551
Ceci se retrouve bien sûr dans les autres œuvres où le détour, voire le détournement du sens, finit par revenir à la voie tracée par
les prédécesseurs, qui deviennent, des figures du destin. Cf. F. Bernard, « Collectivité et individu dans la réécriture de Judith » (CJG
n° 36, p. 209-223) et Y. Landerouin, « Giraudoux et le pirandellisme », (CJG n° 36, p. 55-67).
221
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
L’obstination des hommes et des femmes à vivre séparés conduit dans Sodome et
Gomorrhe à la fin du monde :
« Tous sont foudroyés. Les groupes ne sont plus que des amas de
cendres. » (Sod., II, 8, p. 915).
On atteint ici le paroxysme de la réification avec le substantif « amas », ordinairement
employé pour un amoncellement d’objets indistincts : des corps humains ne subsiste que la
conséquence matérielle du feu divin, les « cendres ». Jamais le pessimisme de Giraudoux
n’est allé si loin dans la construction d’une image scénique d’anéantissement. En effet, dans
Electre, nous ne voyons de l’incendie et de la destruction d’Argos que ce qu’en dit la femme
Narsès (El., II, 10, p. 685).
Dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, l’objet clé du dénouement, le « javelot » dont
s’est emparé Hector, est nommé dans une didascalie qui montre le personnage encore
maître de lui-même après l’insulte d’Oiax :
« Hector baisse imperceptiblement son javelot. » (GT, II, 14, p. 550).
L’insistance sur la gestuelle et l’adverbe soulignent l’effort sur soi. L’entrée de Demokos
rompt cette corde trop tendue de la volonté ; pour marquer la soudaineté et la violence de
la réaction du héros, Giraudoux a recours à l’ellipse de l’objet et du geste :
« Hector : Voilà pour ton chant de guerre ! Demokos, tombant : Il m’a
tué ! » (ibid.).
Le « javelot », arme de guerre tournée contre un membre de la famille royale permettrait un
premier dénouement, à savoir faire taire le belliciste, éloigner la menace : « La guerre n’aura
pas lieu, Andromaque ! » proclame Hector aveugle, non seulement sur les conséquences
de son geste, mais sur ses propres pulsions meurtrières. C. Mauron écrit à ce propos que
la catastrophe est déclenchée par Hector qui a maîtrisé sa colère devant l’expression du
désir d’Oiax et celle, voilée, d’Ulysse :
« Mais on ne peut douter qu’elle entre dans l’impulsion agressive qui le fait
frapper, par déplacement, Demokos. Nerveusement épuisé, il perd le contrôle
de soi. En un quiproquo où mensonge et vérité se mêlent, la première violence
552
déchaîne la guerre. » .
Or, à ce moment-là, un autre objet, théâtral celui-là, prend le relais non seulement pour
démentir définitivement l’issue heureuse à laquelle s’est obstiné à croire Hector et qu’il a
lui-même compromise, mais pour ôter tout sens, toute justification morale à cette guerre :
nous avons mentionné à propos du « postlude didascalique » la fonction de retardement
du « rideau » et le sens tout différent que prend cette guerre, puisqu’on ne se battra pas
pour venger le rapt d’Hélène par Pâris : à ce couple se substitue celui de Troïlus et d’Hélène
encadré par les « portes de la guerre » qui trouvent là une ultime fonction dramatique dans
l’aboutissement d’une ligne d’action secondaire, celle de la séduction de l’adolescent par
la princesse grecque.
L’épée d’Oreste est dans Electre l’instrument du châtiment des criminels :
« Oreste : Pourquoi t’interrompre, mendiant ? Continue. Raconte leur la mort de
Clytemnestre et d’Egisthe ! Il sort l’épée en main. » (El., II, 9, p. 682).
552
C. Mauron, Le Théâtre de Giraudoux. Etude psychocritique, Paris, José Corti éditeur, 1971, p. 113. Cet ancien
combattant qui s’est battu pour la paix révèle par cet acte sa nature profonde de guerrier. Andromaque ne lui disait-elle
pas lors de leurs retrouvailles : « Mon fils aimera la guerre, car tu l’aimes. » (GT, I, 3, p. 488) ?
222
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
Remarquons la part de réécriture des hypotextes grecs dans le choix de l’arme : l’instrument
du meurtre d’Egisthe dans l’Electre de Sophocle est la hache et dans celle d’Euripide le
couteau, tandis que l’arme du matricide est l’épée chez Sophocle et le glaive chez Euripide.
Dans Pour Lucrèce, les armes à feu remplacent l’arme blanche : Lionel, ulcéré des
révélations de Lucile et furieux qu’un autre, Armand en l’occurrence, se batte en duel contre
le séducteur supposé de sa femme, « part avec ses pistolets, bousculant le greffier qui
entre. » (Luc., III, 2, p. 1099). Ne croirait-on pas voir un plan d’un film d’action ou une
scène de mélodrame ? Quant à la principale pièce de l’affaire Thomasse (ibid.), la « fiole du
poison » qui permet à Lucile de finir en héroïne, ne rappelle-t-elle pas davantage l’arsenic
de Madame Bovary, roman écrit à peu près à l’époque où se situe l’intrigue de la pièce
de Giraudoux ? Ou encore le poison dont le mélodrame a fait grand usage, autant que le
drame shakespearien, le drame romantique français, dans lesquels il réunit au dénouement,
553
dans la mort, les amants séparés ? A ceci près que, chez Giraudoux, le poison isole
irrémédiablement l’héroïne dans un geste de fidélité à la petite fille qu’elle a été et qui s’était
juré de ne jamais accepter de compromis avec la pureté. (Luc., III, 6, p. 1112).
Eléments de décor et accessoires interviennent dans les œuvres dont le
dénouement est heureux pour les personnages sympathiques.
La « trappe » et les « murs »du sous-sol habité par Aurélie, assurent un dénouement
heureux à La Folle de Chaillot par l’élimination des « mecs » et de leurs alliés, les « dames »
et le « sale monsieur », dont le sort est réglé comme celui des Nobles dans Ubu roi, par
l’utilisation de la « trappe » (FC, II, p. 1022- 1028), tandis que ceux qui ont été oubliés par la
société refont surface par « l’autre mur » (FC, II, p. 1029), la vie et l’amour triomphant des
forces destructrices, à l’inverse de la pièce de Jarry.
A la fois signe et instrument d’une happy end, la « baguette » du Droguiste prend le
relais de ses « diapasons », et cette fois pour ramener Isabelle à la vie par la « fugue du
chœur provincial » à l’acte III d’Intermezzo. Alors que les « diapasons » ont permis d’établir
une harmonie favorable aux apparitions du Spectre, la « baguette » du chef de chœur
magicien règle le retour progressif au monde et à la vie de la jeune fille par la présence
des bruits et des paroles.
Participant au dénouement, certains objets concrétisent le succès ou l’échec de
l’action comme s’ils matérialisaient l’aboutissement de la ligne d’action principale. Ainsi, le
« diamant » récompense-t-il la persévérance d’Agnès dans L’Apollon de Bellac et fait il d’elle,
à défaut de la plus heureuse, la plus comblée, puisque le diamant couronne un groupe
ternaire qui marque le triomphe de la réussite sociale pour la jeune fille sans emploi et sans
qualification : « Une place, un mari, un diamant ! » s’exclame le Monsieur de Bellac (Ap., 9,
p. 942). Bien que l’objet éclipse de tous ses feux la laideur du Président, l’insatiable Agnès
voudrait « dire qu’elle est belle à la plus belle forme humaine. […]. Et la caresser. » (ibid., p.
943), signe d’une évidente frustration que ne satisfait pas l’obtention de ce que plus d’une
lui envierait.
Si conventionnels que soit l’emploi d’armes dans les pièces à dénouement tragique,
elles marquent chez Giraudoux une obsession de la violence dirigée contre l’autre ou contre
soi ; à l’inverse, les dénouements heureux recourent soit aux artifices soit à la magie du
théâtre et de la musique. L’on s’aperçoit que les objets du décor ont une moindre importance
dans les œuvres à sujet « biblique » alors que, dans les pièces modernes, ils partagent cette
fonction avec les accessoires, scéniques ou non. Quant à l’usage proprement dramatique
553
Roméo et Juliette, Chatterton, Ruy Blas, Hernani pour ne citer que quelques œuvres.
223
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
que Giraudoux fait des métaphores, aussi bien pour le dénouement que pour l’exposition,
il est original puisque nous n’en avons trouvé aucune trace chez les auteurs de théâtre
contemporains, pas même chez Claudel qu’il admire tant.
2) Les objets dans la mécanique de la pièce.
La comédie et le théâtre de Boulevard nous ont habituésà l’utilisation d’objets comme
moyens de produire des effets dramatiques d’attente, de retardement, de surprise.
Giraudoux ne boude pas le procédé, conscient de son efficacité dramatique. Précisons que
nous ne nous situerons pas dans le cadre de la réception des œuvres, mais dans celui de
l’élaboration des effets, du côté de la fabrique, de l’atelier du dramaturge.
a) Effets d’attente.
A deux reprises dans son théâtre, au début de Siegfried et dans la première scène de La
Guerre de Troie n’aura pas lieu, Giraudoux a recours à un procédé inauguré par le drame
shakespearien, repris par le drame romantique et développé plus tard par le cinéma, le son
précédant l’entrée en scène d’un personnage, de surcroît retardée dans les deux pièces
par la verticalité d’un praticable, l’escalier.
Siegfried nous en fournit le premier exemple :
« L’agitation de Robineau s’accroît. Silence angoissant pendant lequel on entend
une porte s’ouvrir sur le palier d’en haut. Zelten : Et s’il revenait, s’il descendait
soudain de là-haut, par cet escalier ? Geneviève, souriant : Je suis brouillée avec
lui. On entend la voix de Siegfried. […]. Robineau : Zelten croit avoir découvert
que Siegfried, qu’on a trouvé jadis sans mémoire dans une gare de blessés,
n’est autre que Forestier. Siegfried ouvre la porte. Geneviève : Qui descend
là ? Zelten : Lui, Siegfried. […]. Geneviève : […]. C’est sa voix ! C’est son
ombre ! (Siegfried paraît au bas de l’escalier, accompagné par Eva.) Ah ! C’est
lui ! » (Sieg., I, 7, p. 19-20).
Giraudoux utilise dans une double perspective le praticable imposé par Marie Dorval à
554
Vigny pour Chatterton : le pathétique qu’en actrice consommée elle en tirait est connu et
Giraudoux ne renonce pas vraiment au mélodrame, comme en témoignent les exclamations
de Geneviève, mais, dans Siegfried, la modernité de l’emploi de l’escalier doit son effet de
retardement à une écriture de type filmique : les bruits, en rapport avec la porte et l’escalier,
rythment la progression du dialogue et les effets que ménage Zelten, puis la reconnaissance
par Geneviève. N’est-ce pas une solution moderne pour la scène obligée dont Zelten luimême se moque en évoquant un des signes conventionnels de reconnaissance par où
finissent les mélodrames, « la croix de ma mère » (Sieg., I, 6, p. 17) ? Giraudoux s’empare
555
de deux objets dont le drame, de Vigny à Mauriac , a su tirer parti, pour accroître la tension
dramatique avec un sens très sûr du plateau, ce qui, pour un coup d’essai est un coup
de maître, même si nous devons convenir de l’importance déterminante de l’expérience
théâtrale de Jouvet en la matière.
554
555
Chatterton figure parmi les « bonnes pièces » nommées par le personnage de Jouvet dans L’Impromptu de Paris (IP, 3, p. 701).
La didascalie liminaire de la pièce de Mauriac prépare la fonction dramatique de l’escalier : « Un escalier intérieur conduit aux
chambres. Il doit former un coude et être disposé de telle façon que les apartés y soient possibles et que les personnes (sic) groupées
autour de la cheminée au fond de la pièce n’aperçoivent pas celles qui se trouvent dans cet escalier. » (A, p. 21).L’escalier permet
entreautres tout un jeu sur le départ de Harry programmé par Blaise Couture (le jaloux secrétaire de Marcelle de Barthas), le faux
départ du jeune Anglais et permet également de souligner la duplicité de Blaise à l’acte III.
224
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
L’entrée en scène d’Hector est savamment préparée : au seuil de La Guerre de Troie
n’aura pas lieu, Andromaque s’exclame :
« Il arrive, Cassandre, il arrive ! Tu entends assez ses trompettes… En cette
minute, il entre dans la ville, victorieux. »
Après le son, l’image, et de nouveau le son :
« Andromaque : […]. Vois ce soleil. Il s’amasse plus de nacre sur les faubourgs
de Troie qu’au fond des mers. […]. Vois ce cavalier de l’avant-garde se baisser
sur l’étrier pour caresser un chat dans ce créneau… […]. Cassandre : Tu parles
trop. Le destin s’agite, Andromaque. […]. Il semeten marche ! Andromaque :
Tais-toi : Cassandre : Et il monte sans bruit les escaliers du palais. Il pousse
du mufle les portes… Le voilà… Le voilà… La voix d’Hector : Andromaque !
Andromaque : Tu mens !… C’est Hector ! Cassandre : Qui t’a dit autre
chose ? » (GT, I, 1, p. 483-485).
L’excitation et l’impatience de l’épouse d’Hector se marquent par la modalité exclamative
de ses répliques dans lesquelles les verbes de perception « entendre » et « voir »ouvrent
l’espace sur un hors champ qui se restreint peu à peu : se succèdent « la ville », les
« faubourgs », « ce créneau », les démonstratifs nous font passer du lointain – « ce soleil »
– à un plan rapproché – « ce créneau ». Les répliques de Cassandre procèdent par phrases
brèves juxtaposées, selon un mode binaire : les verbes de mouvement – « se mettre en
marche », « monter »– se répondent dans une succession renforcée par la répétition de la
556
locution prépositive » Le voilà » . De ces procédés découle cette progression inéluctable
que la métaphore animale rend encore plus inquiétante, ce « mufle » rappelant la métaphore
du « tigre » par laquelle Cassandre a fait comprendre à sa belle-sœur ce qu’est le destin
(GT, I, 1, p.484), la voix off dissipe enfin l’attente d’Andromaque et celle du lecteur ou du
spectateur.
Attente et tension dramatique se conjuguent également dans une scène d’Intermezzo ;
la « glace » d’Isabelle matérialise à la fois l’attente de la jeune fille et la nôtre, par la répétition
du motif du regard, la réflection devient réfraction, dans une sorte de mise en abyme du
spectacle théâtral – regarder un personnage et regarder ce qu’il regarde – qui confère à
l’entrée en scène du Spectre une certaine solennité en même temps qu’elle entretient le
mystère sur le personnage, suggérant qu’il peut n’être qu’un effet d’optique :
« Elle a tiré sa glace […]. Le fantôme surgit derrière elle. Elle le voit dans le
557
miroir. » (Int., I, 8, p. 303) .
Le passage du passé composé au présent marque une accélération du temps qui
correspond à l’apparition scénique soudaine du Spectre.
Plus fréquemment, Giraudoux associe l’attente et le coup de théâtre qui à la fois la
déçoit et la comble par l’entrée en scène inattendue d’un personnage. Nous voyons qu’il est
bien difficile de séparer les divers modes de traitement du temps de l’intrigue, Giraudoux
les rapprochant dans le souci évident de la plus grande efficacité dramatique.
556
Locution dont Grévisse écrit qu’elle « sert à désigner à l’attention une personne […] un peu éloignée de la personne à qui
l’on parle. », M. Grévisse, Le bon usage, Grammaire française avec des remarques sur la langue française d’aujourd’hui, Gembloux
(Belgique), Editions J. Duculot, S. A., 1969, p. 987.
557
De ce motif Giraudoux tire parti à l’acte II (Int., II, 7, p. 330-331).
225
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Ceci se vérifie aussi bien à la lecture qu’à la représentation dès la première scène
d’Ondine. L’effet de surprise créé par l’animation des objets du décor sur fond d’orage et
d’attente inquiète Auguste :
« […].(La fenêtre s’est ouverte brusquement). Qu’est-ce que c’est encore !
Eugénie : Tu le vois bien. C’estle vent. »(Ond., I, 1, p. 762).
Mais l’explication rationnelle cède vite le pas au surnaturel :
« Une tête de vieillard couronné, à barbe ruisselante, est apparue dans
l’encadrement, à la lueur d’un éclair. […]. Auguste : Tu vas voir si c'est trop
tard, Ondine ! Il ferme la fenêtre. […]. Une charmante tête de naïade apparaît,
éclairée. » (Ond., I, 1, p. 762-763).
Le surnaturel est enfin congédié, du moins le pêcheur le croit-il :
« Moi, j’ai fini ! (Il tire le verrou). Voilà… Nous voilà en paix pour le dîner. La porte
s’ouvre toute grande. Auguste et Eugénie se retournent au fracas. Un chevalier
en armure est sur le seuil. » (ibid. ).
Par un jeu symétrique de celui de la fenêtre, la porte défie la volonté humaine, laissant
prévoir une troisième manifestation des créatures de l’eau, série logique répondant aux trois
coups de tonnerre successifs. Mais, pas plus qu’il n’y a de quatrième coup de tonnerre après
le chiffre « trois » qui reste sans écho dans la nature et qui n’a pas fait rentrer Ondine, il
n’y a de troisième apparition surnaturelle : Giraudoux nous projette brusquement du conte
fantastique dans la parodie du roman de chevalerie.
b) Attente et retardement.
L’attente peut avoir une origine plus matérielle : dans Ondine, c’est la « truite au bleu » qui
se fait désirer toute la durée d’une scène, source pour le Chevalier aussi bien que pour nous
d’une impatience que trompe le dialogue. Après que le Chevalier affamé a émis sous forme
injonctive son désir : « Je la veux au bleu… », les atermoiements de ses hôtes se multiplient :
« Eugénie : Au bleu ? Je les réussis surtout meunière, avec du beurre blanc…
Le Chevalier : Vous me demandez mon avis. Je n’aime la truite qu’au bleu.
Auguste : Au gratin, Eugénie fait des merveilles. Le Chevalier : Voyons !
C’est bien au bleu qu’on les jette vivantes dans le court-bouillon ? Auguste :
Justement, Seigneur. […]. Le Chevalier : Alors, il n’y a aucun doute. Je la
veux au bleu Auguste : Va, Eugénie. Fais-la au bleu… Eugénie, de la porte :
Farcies au maigre, c’est très bon aussi… Auguste : Va… Eugénie va dans la
cuisine. » (Ond., I, 2, p. 765).
Les vaines ruses des parents d’Ondine pour contenter le Chevalier tout en évitant de
satisfaire son désir quant à l’accommodement de la truite alternent avec la réitération
de l’expression de sa volonté par Hans, ce qui ralentit la progression de l’action. Ces
considérations culinaires nous laisseraient perplexes si une remarque d’Auguste, à la fin
de la première :
« Elle a levé la grille du vivier. Les truites que je rassemblais depuis le printemps
sont parties… J’ai juste pu attraper celle du dîner ». (Ond., I, 1, p. 762).
Dès lors, nous comprenons que si Eugénie peut à juste titre passer pour un cordon bleu, il
s’agit pour elle moins d’en donner les preuves à son hôte que de faire échapper le poisson
à son sort le plus atroce, et de gagner du temps à défaut de pouvoir le sauver. Mais ce qui
nous paraît intéressant, c’est la superposition de plusieurs attentes, celle du Chevalier dont
226
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
l’appétit et une volonté qui ne rencontre jamais d’obstacle de par son statut social sont le
moteur, celle de ses hôtes qui manifestement espèrent épargner à la truite un traitement
dont nous devinons qu’Ondine ne leur pardonnera pas, la nôtre enfin, car nous attendons
de savoir qui va triompher et quel sort va être réservé à cette truite.
Cette manière de jouer avec l’impatience du public sera, au second acte, l’objet d'une
mise en abyme par le dialogue entre le Chambellan et l’Illusionniste (Ond., II, 1,p. 793-794).
c) Coups de théâtre.
Après la capitulation d’Eugénie, le dialogue s’engage sur les chevaliers errants, sur Bertha,
la dame de celui-ci et sur les dames de la cour : il faut bien faire passer le temps de l’attente
au Chevalier et renseigner le lecteur ou le public sur ce nouveau personnage, cette sorte
de hors-d’œuvre dramatique portant le nom d’exposition. A l’instant où le Chevalier réitère
l’expression de son désir, son attente est comblée de manière inattendue :
« Et maintenant, chère Eugénie, va me chercher ma truite au bleu… Elle va trop
cuire ! La porte s’ouvre. Ondine paraît. » (Ond., I, 1, p. 768).
Coup de théâtre qui voit la fille des eaux remplacer le poisson, le sujet se substituer à l’objet
– la truite morte ne méritant plus le nom d’animal, réduite qu’elle est à l’état de poisson cuit,
d’inanimé et de définitivement muet, autrement dit d’objet. Cette substitution produit certes
un effet comique mais sa portée ne se révèle qu’ultérieurement, Ondine s’assimilant ellemême à la truite : « Elle n’avait qu’à éviter les hommes si elle ne voulait pas être prise. Moi
aussi je suis bête. Moi aussi je suis prise… » (Ond., I, 5, p. 772), puis à une nourriture :
558
« Mange-moi! Achève-moi ! » (Ond., I, 6, p. 776) . La symétrie des deux coups de théâtre
des scènes 3 et 6, reprenant le parallèle entre la truite et Ondine, met en évidence la violence
de la déception de cette dernière devant la cruauté et le mensonge de Hans, déception à
laquelle le seul remède est le lac qui rendra la vie à la truite et la paix à Ondine qui s’y réfugie
comme une enfant capricieuse, donnant raison au Roi des ondins qui déteste les hommes :
« Elle jette la truite par la fenêtre. » (Ond., I, 3, p. 769). « Ondine : Ne m’approche
pas… Je me jette dans le lac. Elle a ouvert la porte. […]. Ondine : Tu mens !
Adieu ! Elle disparaît. » (Ond., I, 6, p. 777).
Nous mentionnerons enfin deux coups de théâtre qui, par la transformation brutale d’un être
vivant en objet bouleversent le cours de l'intrigue : la mort du Spectre d’Intermezzo et la
métamorphose du bourreau dans Ondine.
Le duo d’Isabelle et du Spectre s’achève sur la révélation qui déclenche le drame :
« Le Spectre : Et que je suis vivant ! On entend deux coups de feu. Le Spectre
s’affaisse à terre. Le Maire : Qui a tiré ?… Qui est là, à terre ? L’Inspecteur :
Vous le voyez : un faux spectre, un vrai mort. Le Droguiste : Qu’avez-vous fait,
misérables ! L’Inspecteur : Remerciez-nous. Nous avons libéré Isabelle de sa
folie, la ville de sa hantise, et le département d'un assassin. » (Int., II, 6 et II, 7, p.
329-330).
558
Au troisième acte, dans un procès de sorcellerie, Hans qui se croit trahi ne lui fasse avouer des paroles blasphématoires : « Hans :
[…]. J’accuse cette femme de trembler d’amour pour moi, de n’avoir que moi pour pensée, pour nourriture, pour Dieu. […]. Hans :
Quel est ton pain ? Quel est ton vin ? Quand tu présidais ma table, et que tu levais ta coupe, que buvais-tu ? Ondine : Toi. Hans :
Quel est ton dieu ? Ondine : Toi. » (Ond., III, 4, p. 838-839). On remarquera l’identification à la figure christique et à l’épisode de la
Cène par l’allusion au pain et au vin. Cf. S. Coyault, « Au nom du père, du fils et de la femme », dans Giraudoux et les mythes, Mythes
anciens, mythes modernes, Actes du colloque de la Sorbonne, 1999, textes réunis par S. Coyault, P. Brunel, A. Duneau et M. Lioure,
Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, CRLMC, 2000, p. 123.
227
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
L’effet de surprise tient au rapprochement de trois phrases brèves juxtaposées, la première
contient le mot qui doit servir de signal aux bourreaux, le mot « vivant » (cf. Int., II, 4, p.
324), la seconde le bruit et la dernière sa conséquence. A l’affolement du Maire trahi par
ses interrogatives haletantes répond la satisfaction béate du haut fonctionnaire exprimée
dans un groupe ternaire construit en gradation du particulier au général. Puis succède au
duo lyrique une séquence qui oppose le tenant de l’ordre au défenseur de la beauté et de la
poésie, entre les deux, un « beau cadavre »… Nous pourrions croire au dénouement d’une
pièce policière, mais Giraudoux nous réserve un autre coup de théâtre :
« Face aux Bourreaux, identique au corps étendu, un Spectre monte. Tous les
assistants l’aperçoivent l’un après l’autre. […]. Seul le Droguiste incliné ne voit
rien. » (Int., II, 7, p. 330).
Considéré comme un objet immatériel, « mirage », « halo de Chevreul », le Spectre fixe
un nouveau rendez-vous à Isabelle et prononce le paradoxal mot de la fin qui lui assure la
victoire sur les incrédules comme l’Inspecteur et sur les lois de la physique énoncées par
le Droguiste : « Oui, demain, tout commence. » (Int., II,7, p. 331). Le double mouvement
de la vie à la mort, du sujet parlant à l’objet immobile et muet se renverse par le retour à
la verticalité, verticalité qui érige le Spectre en "non mort", par opposition au « cadavre »
étendu, et par la reprise de parole qui lui confère à nouveau le statut de personnage.
Posant à un metteur en scène autant de problèmes, la métamorphose du bourreau par
l’oncle d’Ondine s’en distingue à plus d’un titre. Rappelons brièvement le contexte : le
Roi des ondins, sous l’apparence d’un homme du peuple, a déposé au procès intenté à
Ondine, et a fini par intervenir directement dans la conduite des débats ; la sentence de
mort étant prononcée, le premier juge a désigné « pour ses gardiens le bourreau et cet
homme . »b(Ond., III, 4, p. 842). A la fin de la scène, « Tous sortent, moins Ondine, son oncle
et le bourreau. », et, au début de la scène suivante, « Le roi des ondins, d’un geste, a changé
le bourreau en statue de neige rouge. ». (Ond., III, 5, p. 845). Si la finalité première est bien
d’empêcher le personnage de nuire, la pétrification du bourreau, par son apparent excès de
matérialité, s’oppose à l’immatérialité du second Spectre d’Intermezzo, or, il n’en est rien :
comme n’importe quel bonhomme de neige, la « statue de neige rouge » est promise à
l’évanouissement par fonte et par évaporation, surtout sous les feux de la rampe. Mais ce
coup de théâtre, qui semble sauver l’héroïne, la met définitivement au pouvoir de son oncle,
et scelle ainsi son destin et celui de Hans : il ouvre donc la voie à de nouvelles péripéties, de
la même façon que la nouvelle existence du Spectre laisse supposer d’autres affrontements
avec le camp de la raison et l’un de ses champions, le Contrôleur. Conformément à toute
une tradition théâtrale, le coup de théâtre modifie donc le cours de l’action, mais il appert
de ces exemples que Giraudoux en tire aussi des effets spectaculaires qui parlent fort
bien à l’imagination d’un lecteur et supposent, chez le metteur en scène, une bonne dose
d’inventivité, ou le recours à des effets spéciaux avec la lumière, ce qui, au temps du Cartel,
n'était pas inimaginable chez Baty, grand artiste des pinceaux de lumière et chez Jouvet, un
559
des premiers utilisateurs des lampes à mercure qui décomposent la lumière , ou même
le recours à un écran et à la projection.
d) Les transitions.
Hors ces procédés qui jouent sur le temps de l’intrigue et sur la rupture, Giraudoux en artisan
subtil ménage parfois des transitions entre les scènes. Il les confie à des personnages
coryphées comme le Mendiant d’Electre et le droguiste d’Intermezzo. Outre les animaux qui
sont ses « collègues en transition, lachauve-souris, la chouette », des sons produits par des
559
228
Cf. IP., sc. 3 p. 698.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
objets sont donnés comme tels, et, parmi eux, « les clairons au crépuscule », moment par
excellence du passage entre le jour et la nuit, seuil sur lequel peut se dessiner la silhouette
espérée :
« Le Droguiste : Et quand le dernier clairon s’est tu, qui se dresse parmi les
roseaux et les saules, qui ajuste sa cape noire, et circule à travers les cyprès et
les ifs, s’adossant aux ombres déjà prises de la future nuit ? Isabelle, souriant :
Le spectre ! Le spectre ! Le Droguiste, disparaissant : Voilà… J’ai fini ! » (Int., I, 7,
p. 303).
Après l’extinction des bruits familiers d’une petite ville de garnison, le mystère et la poésie
ont droit de cité : aux sons durs des dentales qui peu à peu s’évanouissent, succèdent les [r],
et les [s], les voyelles éclatantes,[e], [a], s’éteignent au profit des sonorités fermées, [i], [u],
[ui] associées aux voyelles nasales sombres, [an], [on], dans une sorte d’harmonie imitative :
frôlement dont on ne sait plus très bien s’il provient des ailes ou du spectre, comme la forme
qui se fond dans les arbres funéraires et dans la nuit. Auparavant, le Droguiste a rassuré
le Maire : il s’en remet à des objets, en l’occurrence ses « diapasons », pourrésoudre, au
sens musical et au sens figuré, les dissonances provoquées par l’agitation de l’Inspecteur :
« Il ne faut pas que toute cette nature […] résonne tout d’un coup faux sous ses
doigts.[…]. » (Int., II, 5, p. 326).
Tous ces objets, parce qu’ils sont porteurs de sons qui concourent à l’harmonie du monde,
participent aux transitions.
Dans La Folle de Chaillot, c’est un objet plus insolite encore, le « boa »
opportunément retrouvé par Pierre qui assure la transition entre le procès
intenté aux « mecs » par les quatre Folles avec le Chiffonnier dans le rôle de
l’accusé et l’exécution de la sentence de mort par les disparitions successives
dans le souterrain, comme si le jeu sémantique sur le mot « boa » préfigurait
l’engloutissement dans les entrailles de la terre : « Merci pour le boa. Pierre !
Passez-le moi. Il faut qu’ils le voient à mon cou… Ils croiront voir un vrai boa !
… » (FC, II, p. 1022).
En regard des multiples cas où les objets concourent à une esthétique de la rupture,
moderne, ces deux exemples nous prouvent que Giraudoux, lorsqu’il instaure des
transitions, les souligne par le discours de ses personnages, ce qui est un moyen de montrer
la couture au lieu de l’effacer, autre signe manifeste de modernité.Par ailleurs, Giraudoux
préfère généralement aux effets de surprise et aux coups de théâtre l’attente qui accroît la
tension dramatique. Il confie à Zelten le soin d’en faire la théorie :
« C’est même le moment […] où les spectateurs qui ont naturellement tout deviné
avant Œdipe, avant Othello, frémissent d’apprendre ce qu’ils savent de toute
éternité… » (Sieg., III, 3, p. 47).
3) Parcours dramatique de quelques objets.
De grandes œuvres du répertoire comportent des objets au parcours dramatique complexe :
560
Shakespeare a construit l’action d’Othello sur un objet, le « mouchoir » de Desdémone ;
560
« Il appartient à Shakespeare d’avoir fait d’un objet du possible le personnage principal d’unepièce de théâtre. », écrit G. Pigeard
de Gurbert dans Le mouchoir de Desdémone, Essai sur l’objet du possible, Paris, Actes Sud, collection « Un endroit où aller. », 2001,
p. 96.
229
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
561
dans Le Cid de Corneille, « l’épée » de Don Diègue détermine toute l’action . Goldoni tire
le meilleur parti possible d’accessoires promus au rang sinon de personnages, du moins
de point focal, « l’éventail » qui donne son titre à l’une de ses pièces et « le flacon d’eau
de mélisse » de La Locandiera. L’on connaît aussi le cheminement d’un « billet » et d’une
« épingle » dans Le Mariage de Figaro de Beaumarchais. Dans tous les cas, l’importance
562
dramatique de ces objets et leur parcours sont indissociables de leur fonction symbolique .
Seront retenus ici, pour le théâtre de Giraudoux, les objets dont le parcours suppose
plusieurs passages d’un personnage à d’autres, comme dans les pièces précédemment
citées. Les objets qui ont un itinéraire dramatique intéressant se trouvent dans une seule
pièce en un acte et dans quatre œuvres plus longues : il s’agit du « poignard » dans Judith,
de « l’anneau » et de « l’épée » dans Electre, des « bijoux » dans Cantique des cantiques,
563
de « l’anneau » dans Ondine et du « mouchoir » dans Pour Lucrèce.
a) Le poignard dans Judith.
L’arme indispensable au meurtre d’Holopherne, le « poignard », est remis par Jean à Judith
au premier acte (Jud., I, 6, p. 219), mais l’héroïne en reçoit un autre de Suzanne :
« Donnez-moi votre poignard. […]. Je n’ai pas d’arme ». (Jud., I, 8, p. 226).
Serait-ce une inadvertance de Giraudoux ? Ne pouvons-nous voir là un mensonge de Judith
qui se dit sans armes pour obliger celle qui voulait prendre sa place à renoncer à son projet ?
561
Cf. J. P. Landry, « La cape et l’épée. Le statut de l’objet théâtral dans Le Cid et L’Illusion comique », L’Ecole des Lettres, n°
9, 2002, p. 127-138.
562
Le parcours du flacon d’eau de mélisse dans La Locandiera (1752) est lié à la séduction : le Chevalier, épris malgré qu’il en ait,
de Mirandoline, l’acorte aubergiste, lui fait porter par son valet Tonino, à l’acte III, un petit flacon d’eau de mélisse en or, qu’elle rend
au valet du Chevalier ; l’amoureux revient en personne le lui donner, elle le refuse et le laisse dans un panier à linge où le Marquis,
un parasite désargenté, le trouve et dont il s’empare avant que Déjanire, une comédienne, ne se le fasse offrir ; lorsque le valet du
Chevalier revient chercher le flacon, le Marquis apprend que ce qu’il jugeait un objet de peu de valeur est en or, il le rend, triomphant,
à Mirandoline dans la dernière scène (il lui a donc fallu le reprendre à la comédienne, comme le laisse entendre une de ses répliques
(à la fin de III, 12). Dans cette comédie, le flacon est la preuve matérielle de l’amour du Chevalier que rejette perfidement Mirandoline
qui l’a provoqué ; il permet également d’ajouter des traits à la caricature du marquis. L’objet est donc un révélateur et son parcours
donne à l’acte III son rythme, par les entrées et les sorties précipitées des personnages. Ecrite à Paris et envoyée au théâtre San
Luca de Venise en 1765 par Goldoni, L’Eventail est une comédie entièrement construite sur le parcours de l’objet qui donne lieu à des
quiproquos, des disputes et des raccommodements dont les personnages eux-mêmes donnent, dans la dernière scène, le détail :
d’Evariste qui l’a acheté à Suzanne la mercière pour remplacer l’éventail cassé de Candide qu’il aime, à Jeannine à qui il l’avait donné
pour qu’elle le donne à son tour à Madame Candide [en cachette de la tante], l’éventail est échu à Crépin, l’amoureux de Jeannine,
mais une violente dispute avec l’aubergiste Couronné a mis celui-ci en possession de l’objet que Crépin a récupéré par hasard en
allant chercher du vin à l’auberge et dont, par peur de se voir accuser de vol, il a fait cadeau au comte qui, à son tour, l’a offert au
baron, autre soupirant de Candide, avant de le lui reprendre pour le rendre à Evariste. Ce résumé donne une idée du rythme endiablé
de la comédie. La pièce de Labiche, Un Chapeau de paille d’Italie, ajoute à ce rythme des déplacements de lieux et surtout l’idée
d’une noce entière qui court Paris à la recherche du chapeau, ce qui amène les situations les plus cocasses. Dans les œuvres de
Goldoni comme dans la pièce de Beaumarchais l’objet qui circule révèle les sentiments des personnages et a, par ailleurs, une fonction
dramatique puisque l’action et le dialogue tiennent à son parcours, ainsi que le sort de certains personnages. Du côté du drame, il
faut citer L’Eventail de Lady Windermere de Wilde (O. Wilde, L’Eventail de lady Windemere, Paris, Editions Gallimard, 1966, pour
la traduction, collection « Folio théâtre », 2000 [Lady Windemere’s fan, Londres, Elkin Mathews & John Lane, 1893]. Les pièces de
Giraudoux dans lesquelles circulent des objets sont, par bien des aspects, plus proches du drame que de la comédie et le parcours
des objets n’entraîne pas un rythme particulier, ce qui le distingue très nettement de ses devanciers.
563
Nous ne dirons rien des manteaux qui, dans Judith, transitent seulement d’Holopherne à Egon ou de Suzanne à Judith,
les réservant pour l’étude de leurs fonctions symbolique et ludique.
230
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
Nous retrouvons l’un ou l’autre objet comme arme défensive lorsqu’ Egon a embrassé
Judith :
« Judith s’est débattue. […]. Elle est au milieu de la ronde, son poignard à la
main. » (Jud., II, 2, p. 240).
Au lieu de la protéger des rôdeurs dans son cheminement vers le camp ennemi, comme
l’a prévu Jean, le « poignard » est l’instrument de sa sauvegarde sous la tente même du
chef assyrien. De plus, si l’arme vient de Jean, l’officier juif vaincu, elle devient le moyen
d’une sorte de revanche, par Judith interposée, dans ce combat téméraire d’une jeune fille
contre les officiers d’Holopherne. L’arme réapparaît dans le premier dialogue entre Judith et
Holopherne : « Judith :Vous ne sentez pas un poignard sous ma robe ? » (Jud., II, 4,p. 243).
Est-ce l’orgueil de l’héroïne qui provoque l’ennemi ou une mise à l’épreuve de l’adversaire ?
Il faudrait une brute comme l’Assyrien dépeint par le Livre de Judith pour tomber dans ce
piège : chez Giraudoux, Holopherne ne redoute ni l’arme, ni l’orgueil de la jeune fille :
« Je le sens comme une partie de ton corps, durcie pour moi. Elle seule est
dure d’ailleurs. Me crois-tu assez neuf pour ne pas sentir ce corps soudain sans
résistance, sans vertèbres, un corps amoureux, quoi ! Tu es l’abandon tendu sur
un poignard. » (Jud., II, 4, p. 243).
Faut-il lire dans cette réplique une image qui, par un raccourci fulgurant, rapproche l’idée de
la jouissance, dont le mot vient dans la réplique suivante d’Holopherne, de celle d’une mort
violente par un objet phallique ? On sait que la tête tranchée est un symbole de castration.
Dans ce cas, la virilité perdue du capitaine vaincu, Jean, passerait à la jeune vierge, armée
564
comme une Jeanne d’Arc .
L’image reste ambiguë cependant et pourrait évoquer une forme de frigidité. Si nous la
rapprochons de la scène au cours de laquelle Judith a pris congé de Suzanne, nous lisons
des termes proches :
« Ne vous raidissez pas. […]. Moins de raideur, Suzanne, plus de
souplesse… » (Jud., I, 8, p. 226).
Symétrie troublante entre une scène d’un érotisme lesbien et l’analyse d’Holopherne : dureté
et douceur, avers et envers d’une personnalité qui se découvre à son double féminin et
que l’homme dévoile dans les mêmes termes. C’est bien Judith, vierge guerrière, qui est
évoquée par les Chanteuses juives au troisième acte :
« Et depuis deux jours, Judith portait son glaive sous sa robe. Et il heurtait sa
chair et ses genoux à chaque mouvement, à chaque alarme, comme le battant
d’une cloche. » (Jud., III, 5, p. 263).
La substitution du terme biblique « glaive » au mot moderne de « poignard » est moins une
concession à la couleur locale et au ton épique qu’une parodie qui souligne la récupération
du geste de Judith par le peuple et par les prêtres dont les chanteuses sont les porte-voix ;
de la même façon, le mot ramène la tragédie moderne à l’hypotexte, comme s’il n’y avait
pas plus moyen pour l’auteur que pour son héroïne de lui échapper. Cependant, une fois
de plus, l’arme est associée à une métaphore qui en fait un objet phallique par le lieu qui
la recèle et par son mouvement, alors qu’elle est prise au contexte de la guerre. En effet,
par le mot « alarme », Giraudoux fait surgir l’image anachronique du tocsin, renforcée par
l’harmonie imitative des sons consonantiques, par une savante répartition des sons durs [t],
564
J. Poirier parle de l’« ambiguïté inaugurale du mythe, à mi-chemin du religieux et du patriotique », qui explique la naissance du
mythe de Judith- Jeanne d’Arc. » (J. Poirier, Echos d’un mythe biblique dans la littérature française, Presses Universitaires de Rennes,
2004, p. 17 et 91). Il met en outre en regard les figures de Judith et d’Esther (ibid., p. 43), de Judith et de Lucrèce (ibid., p. 143).
231
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
[g], [k], [d] et des sons doux [s], [n], [ch], la cellule sonore [ch]/ [k] apparaissant deux fois
avant de s’inverser en [k]/ [ch] à la fin de la phrase. La régularité rythmique contribue elle
aussi à l’effet sonore : nous avons des unités paires, puis impaires, de longueur proche :
6/ 4/ 6/ 4/ 5/ 3/, autant dire une longue, une brève, comme le son du battant d’une cloche,
plus long à l’aller qu’au retour de la corde. En outre, cette image fait écho à la scène dans
laquelle Jean met Judith en garde contre les embûches qu’elle pourrait rencontrer et rappelle
le long cheminement de l’héroïne jusqu’aux lignes ennemies (Jud., I, 6, p. 219). Par une
ellipse remarquable, dans la mesure où, depuis longtemps, ne pèse plus sur les auteurs
dramatiques la règle classique de la bienséance, l’arme du meurtre disparaît, comme le
corps d’Holopherne, à la fin du second acte : contrairement aux peintres qui représentent
Judith et sa servante auprès du cadavre, l’une ou l’autre tenant le macabre trophée, ou
565
bien emportant la tête dans un linge , et à la pièce de H. Bernstein, Giraudoux occulte
le moment crucial. Nous pouvons lire dans ce choix un parti pris esthétique, le refus du
drame, et même du mélodrame dans ce qu’il doit au Grand Guignol : Giraudoux ayant pour
Racine une admiration qui ne s’est jamais démentie rejette dans le hors-scène le meurtre
et confie à Jean le soin d’en rendre compte. On peut aussi penser que cette mise à mort a
quelque chose d’indicible pour l’auteur qui veut laisser toute l’ambivalence du geste dans
lequel amour et haine se confondent. Nous avons du meurtre une version inédite, celle du
Garde selon laquelle Dieu et les anges sont intervenus au moment fatidique :
« Le Garde :[…]. Et, délirants, nous préparions déjà rivet et cheville qui
t’empêcheraient de tirer à toi le poignard du cadavre. Et quand te vint l’idée de
poser sur le cercle la pointe… Judith : Je voulais l’effleurer, le piquer…[…].
Le Garde : Et quand te vint l’idée de poser sur le cercle la pointe, tous nous
bondîmes sur toi, centuplant ta pesée. […]. Judith : Cet écrasement, c’était
vous ? » (Jud., III, 7, p. 272-273).
L’initiation à l’art de tuer donnée par Jean à l’acte I (Jud., I, 6, p. 219) n’aurait donc pas
suffi ? L’amante d’Holopherne aurait accompli le geste par haine selon le Garde :
« Le Garde : […]. Et soudain tout disparut de ta vue, excepté un cercle exsangue
suer la poitrine du dormeur, un cercle étroit et brillant [.. ;], et, au centre de cet
homme que tu croyais aimer, ce cercle, tu te pris à le surveiller et à le détester
comme une cible ! Judith : Peut-être ! Le Garde : Est-ce vrai ? Judith : C’est
vrai. » (Jud., III, 7, p. 272).
Etrange naissance de la haine dans le regard fixé sur un point du corps de l’autre, qui
devient un point focal : comment ne pas penser à la haine de Clytemnestre nourrie de la
détestation du « petit doigt levé » et de « la barbe bouclée » d’Agamemnon (El., II, 9, p.
678) ? Déjà, dans Judith, tout est dit de la fascination répulsion pour le corps de l’autre. Ce
gros plan sur la poitrine du dormeur, la répétition du mot « cercle », figure qui appelle un
centre, amène l’idée du meurtre par la comparaison avec la « cible ». Les termes « pointe »,
« piquer », « pesée », réunis par l’allitération en [p] prise au mot « poignard » nous donnent
566
de l’arme une vision en gros plan et en plongée, quasi cinématographique , tandis que
la métaphore filée de la piqûre permet de relier la mort infligée et la mort souhaitée : « lui
565
Judith et Holopherne de Véronèse et Judith et Holopherne d’A. Gentileschi. Giraudoux fait plus que d’occulter le moment du
meurtre : il en modifie le sens puisque le coup porté par le poignard se substitue au glaive qui tranche la tête de l’ennemi.
566
Cf. Le plan fixe du début de La Condition humaine : Tchen était « fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond
sur un corps moins visible qu’une ombre, et d’où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même – de
la chair d’homme. » (Malraux, La Condition humaine, Paris, Le Livrede poche, 1968 [Editions Gallimard, 1946]. Dans tous les arts,
l’influence de l’écriture filmique est prégnante dans les années 30.
232
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
mort, tu attendis enfantinement la mort, sans bouger, comme l’abeille après sa piqûre. »,
dit le Garde. (Jud., III, 4, p. 273).
La passivité de Judith après le meurtre fait disparaître l’arme : pas plus qu’il n’y a eu de
tableau de Judith tuant l’ennemi ou de la servante de Judith emportant la tête d’Holopherne,
il n'y a eu de mort des amants. Judith n’est ni une nouvelle Juliette ni une Isolde, le
« poignard », comme le dard de l’abeille, ne sert qu’une fois. La version imposée par le Garde
suggère que la volonté divine et ce que nous appelons l’inconscient, se sont confondus.
L’héroïne ne serait donc pas la femme fatale, amoureuse et castratrice comme la Salomé
567
de G. Moreau ou celle de Wilde , comme l’Hérodiade de Mallarmé ou la femme du cinéma
des années 20 ? Ce « poignard » au rôle si ambigu, tant par son parcours que par les
interprétations contradictoires de l’acte de Judith que proposent les différents personnages,
prend dans la tragédie de Giraudoux une importance qu’aucune œuvre théâtrale jusque là
ne lui a accordée, et rejoint en cela les œuvres picturales qui mettent en valeur, par des
568
moyens plastiques, l’arme du meurtre .
b) L’anneau dans Electre.
Il n’en va pas de même avec un objet rendu célèbre par deux opéras connus de Giraudoux,
L’Anneau du Nibelung de Wagner et Pelléas et Mélisande de Debussy qu’il est allé applaudir
à la création et d’où lui vient sa connaissance du texte de Maeterlinck.
Dans l’Electre de Giraudoux, comme dans Ondine, le trajet de « l’anneau » est lié
à une promesse de mariage. Dans Electre, le parcours de « l’anneau » d’Egisthe au
Jardinier puis à l’Etranger dit une intrigue avortée, celle qu’Egisthe a imaginée, donner la
fille d’Agamemnon au Jardinier :
« Egisthe : Je l’ordonne. Et voici les anneaux. Prends ta femme. » (El., I, 4, p. 622).
Ce mariage convenu pour éloigner de la famille des Atrides la menace l’y ramène quand
Oreste s’empare de l’anneau. La violence faite au Jardinier par l’Etranger le pose en
rival, rôle que Giraudoux lui fait jouer avec la complicité du Mendiant et d’Electre devant
Clytemnestre, quiproquo nécessaire à la vengeance et dans l’esprit des tragiques grecs
pour ce qui est du travestissement du personnage, non pour les sous-entendus incestueux
569
d’une telle alliance, Electre demandant à son frère de l’embrasser devant sa mère .
Nous voyons combien la valeur habituelle de lien entre deux époux rend proprement
scandaleuse l’attitude d’Oreste à l’égard du Jardinier, même si elle se justifie par la volonté
de souder à nouveau le couple fraternel. Oreste commet, vis à vis d’un personnage inférieur
socialement, mais moralement noble, une indignité semblable à celle d’Egisthe écartant tous
les prétendants princiers d’Electre. En s’emparant de l’anneau avec tout le mépris du fort
pour le faible, du prince pour l’humble, Oreste usurpe une place et un rôle, ceux de l’époux :
567
« Ah ! tu n’as pas voulu me laisser baiser ta bouche, Iokanaan. Eh bien ! je la baiserai maintenant […] tu es mort et ta
tête m’appartient. je puis en faire ce que je veux. […]. Ah ! Ioikanaan, tu as été le seul homme que j’aie aimé. […]. Oh ! comme je t’ai
aimé ! Je t’aime encore, Iokanaan. Je n’aime que toi… j’ai soif de ta beauté. J’ai faim de ton corps. » (O. Wilde, Salomé, op. cit., p.
84, 86). La Judith de Giraudoux, en revanche, doit à cette Salomé la proclamation de son amour scandaleux à la fin de la pièce et
ce qui aurait pu être son sort si Suzanne ne s’était pas substituée à elle pour la mise à mort : « La voix de Salomé : Ah ! j’ai baisé
ta bouche, Iokanaan, j’ai baisé ta bouche. Il y avait une âcre saveur sur tes lèvres. Etait-ce la saveur du sang ? On dit que l’amour
a une âcre saveur… mais qu’importe ? Qu’importe ? J’ai baisé ta bouche, Iokanaan, j’ai baisé ta bouche. (Un rayon de lune tombe
sur Salomé et l’éclaire.). Hérode (se retournant et voyant Salomé.) Tuez cette femme ! (Les soldats s’élancent et écrasent sous leurs
boucliers Salomé, fille d’Hérodias, princesse de Judée.). » (ibid., p. 90).
568
569
En particulier celle d’A. Gentileschi.
Cf. El., I, 7, p. 628.
233
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« Agathe : Disparais et vite. Cet homme prend ta place. Le Jardinier : Ma place
auprès d’Electre ! L’Etranger : Oui, c’est moi qu’elle épouse. […] Je n’ai pas de
compte à te rendre, jardinier. Mais regarde-moi en face. […]. De ce regard des
humbles […], et vois si je peux m’effacer devant toi... Parfait… Donne-moi ton
anneau… Merci… » (El., I, 5, p. 625).
L’appel au secours réitéré par Electre à Agathe donne la mesure de la violence liée à cet
objet qui doit la livrer à un homme qu’elle n’a pas choisi avant que la reconnaissance par le
nom du frère n’en fasse l’objet symbole par excellence, celui des deux parts séparées, fils
et fille d’Agamemnon, à nouveau réunies et dont les destins vont être irrémédiablement liés.
c) L’anneau dans Ondine.
Le trajet de « l’anneau » dans cette œuvre est plus complexe et ce pour deux raisons :
la première est que nous ne connaissons pas les étapes de la circulation de l’objet dans
l’ordre chronologique et la seconde que ce parcours fait l’objet d’allusions à des actions
hors scène ou supposées dans les répliques de certains personnages. Donné par Hans à
Bertha, en gage de sa foi, l’anneau de la jeune fiancée vaniteuse est passé de main en
main, engendrant le premier malentendu :
« Bertha : On retire son anneau, même de fiançailles, pour le montrer… Hans :
Je regrette. L’anneau n’a pas compris. Bertha : Il a fait ce que font les anneaux…
Il a roulé sous un lit… Hans : Quel est ce langage ? Bertha : Je me trompe en
parlant de lit. On couche dans la grange, chez les paysans, sur le foin… Vous
avez eu à vous brosser, au matin de vos nuits d'amour ? » (Ond., II, 4, p. 796).
Le persiflage de Bertha fait allusion au don de « l’anneau » à Ondine : la jalousie et l’orgueil
blessé font, par un raccourci temporel, passer à la nuit de noces, avec la mention triviale
du « lit ». La perte de « l’anneau » qui scelle le destin des personnages de la pièce de
Maeterlinck et de l’opéra de Debussy est dévalorisée ici par le vocabulaire du vaudeville,
puis par celui d’un théâtre naturaliste. Ainsi la perfidie de Bertha lui dicte-t-elle un propos
qui démythifie le motif tragique de l’anneau égaré. Ondine, en réalité, garde l’anneau : au
cours du procès, lorsque Hans veut le lui reprendre, elle s’y oppose de toute la force de
son amour fidèle :
« Le Juge : [...]. Elle a une bague. Hans : Enlevez-la. Ondine : Jamais ! Jamais !
Hans : C’est un anneau de mariage. J’en ai besoin dans l'heure. » (Ond., III, 4, p.
834).
Mais, si nous en croyons le Roi des ondins, l’anneau ne rejoint pas le doigt de la première
fiancée, Bertha, ce qu’exprime une comparaison prise à la situation
« Il se moque bien du mariage ! Le mariage tout entier a glissé de lui comme
l’anneau d’un doigt trop maigre ». (Ond., III, 5, p. 846).
Finalement, « l’anneau », symbole de l’union indéfectible, est rendu à celle qui en est digne :
« Reprends cet anneau, sois ma vraie veuve au fond des eaux. », lui dit Hans
avant de mourir (Ond., III, 6, p. 849).
Liant d’abord deux êtres socialement appariés, la comtesse Bertha et le Chevalier,
« l’anneau », après ce cheminement qui correspond aussi à la métamorphose du niais
en parfait amant, restera au doigt d’Ondine, au fond du Rhin : voilà comment Giraudoux,
dans des tonalités contrastées, nous offre de subtiles variations dramatiques en passant
de l’anneau de Golaud perdu par Mélisande dans la fontaine à celui de l’opéra de Wagner,
dans une réécriture éminemment signifiante : Ondine est, comme Mélisande, une petite fille
234
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
mais sa passion transcende la mort et l’oubli, comme celle de l’héroïne wagnérienne dont
la mort et la restitution de l’anneau aux Filles du Rhin, cousines des ondines, fait triompher
l’amour en même temps qu’elle restaure l’harmonie cosmique.
d) Le mouchoir dans Pour Lucrèce.
Un autre grand modèle a fourni le « mouchoir » de Pour Lucrèce, l’Othello de
570
Shakespeare à propos duquel G. Pigeard de Gurbert montre que « la lutte à mort des
Puissances dont Othello et Desdémone sont les instruments va se nouer dans un objet du
possible, un mouchoir. » (op. cit., p. 81). Paola se contente-elle d’exploiter ce possible ?
A la différence de Shakespeare, Giraudoux ne retient pas la fonction usuelle du mouchoir,
il lui confère d’emblée une fonction dramatique et ce, nous l’avons vu, dans la lutte de
Paola contre Lucile. Le parcours de l’objet est infiniment moins complexe que dans le drame
571
shakespearien dont G. Pigeard de Gurbert développe les étapes avant de conclure que
« le mouchoir est devenu un acteur à part entière. » (op. cit. , p. 96). Dans Pour Lucrèce,
l’objet passe du costume de Marcellus à Paola, puis à Barbette pour arriver à Lucile –
c’est le plan de Paola au premier acte –, ensuite, le mouchoir, repris à Lucile par Barbette,
revient à Paola qui le donne à Lucile. Ce parcours de l’objet est construit en miroir, or « le
miroir » est l’objet central de la mise en scène imaginée par Paola : c’est lui qui donne à
Lucile l’image d’elle qu’elle ignorait ou refusait, celle de la femme désirante. Lucile est au
centre du trajet du « mouchoir », centre et cible vers lesquels Paola le dirige et desquels il
revient vers elle, l’ordonnatrice, et, à chaque fois par l’intermédiaire de la maquerelle dont
le rôle d’entremetteuse consiste non à introduire le séducteur, mais à lui substituer un objet
personnel qui le rend présent malgré son absence effective. Marcellus n’y voit que le moyen
« d’avoir accordé à [son] ombre ce qui allait [lui] échoir à [lui]-même. » (Luc., II, 1, p. 1070).
C’est bien à son ombre, celle du duelliste tué à cause d’elle, à ce dernier double de lui, que
le geste de Lucile au troisième acte accorde une faveur, celle de garder « le mouchoir »,
geste qui, avant le duel, aurait signifié qu’elle choisissait le comte pour son champion, alors
qu’elle a accepté l’offre d’Armand de se battre pour elle : confusion des sentiments ? Le
« mouchoir » finit donc son parcours dans les mains de celle qui se désigne comme la veuve
de Marcellus. Objet fétiche d’un désir refoulé tel celui d’Anna violée par don Giovanni dans
572
l’opéra de Mozart , ou, comme le dit Paola, « souvenir palpable » d’une nuit que Lucile ne
pourra jamais oublier (Luc., III, 4, p. 1107) ? La meneuse de jeu inscrit l’itinéraire de l’objet
dans un temps précis, celui qu’elle a déterminé :
« Et voilà l’intermède fini. » (ibid., p. 1108).
573
Comme le fait dans Les Liaisons dangereuses
la marquise de Merteuil, Paola a mis
au défi Marcellus, son ancien amant : « C’est maintenant que nous allons voir si tu vaux
ta renommée, si tu me vaux. »(Luc., II, 1, p. 1070). Le « mouchoir », pièce maîtresse de
570
Ou bien l’un des opéras inspirés de la pièce : « Grand amateur d’opéra, Giraudoux […] semble avoir été impressionné par l’opéra
Othello (celui de Rossini créé en 1816, ou celui de Verdi créé en 1887). », écrit G. Teissier (TC [P.], p. 1212).
571
Othello rappelle à Desdémone que le mouchoir a été donné à sa mère par son père comme lui l’a offert à Desdémone (Othello,
III, 4), Iago, dans la scène précédente, raconte à Othello qu’il a vu Cassio s’essuyer la barbe avec ce mouchoir, puis il lui demande
de le lui prêter, prétextant un rhume ; Cassio demande à Bianca d’en faire une copie, elle y voit un objet de son infidélité, lui rend le
mouchoir, Iago et Othello les espionnant (Othello, IV, 1) et à l’acte V, l’objet est évoqué comme preuve de la culpabilité de Desdémone.
(Cf. G. Pigeard de Gurbert, Le Mouchoir de Desdémone. Essai sur l’objet du possible, op. cit., p. 85-96).
572
573
G. Teissier rappelle que « [l’]intérêt [de Giraudoux ] pour Mozart était grand. » (TC [P.], n. 1 de p. 721, p. 1212).
Cf. A. Duneau, « Les "liaisons dangereuses" de Giraudoux : Pour Lucrèce. », dans La Guerre de Troie a-t-elle eu lieu ?, Istanbul,
Tours, 1992, p. 57-69.
235
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
l’échiquier, est aussi au centre de l’œuvre : il apparaît dans la dernière scène de l’acte
I et dans la première de l’acte II, puis revient au dénouement, comme dans un miroir
déformant. Tel l’insecte dans la toile de l'araignée, Lucile a beau se débattre, elle est victime
de ses propres contradictions autant que de la machination de sa rivale, mais le piège s’est
également refermé sur « le plus beau, le mieux né, le plus subtil dans la corruption. »,
Marcellus. (Luc., I, 10, p. 1067). Paola, en volant le « mouchoir », commet le premier méfait.
Si sa vengeance est assouvie, comme celle de Iago, c’est au prix de la mort de son ancien
amant et de celle de Lucile. Pourtant, il semble bien que l’objet outrepasse la fonction que
Paola a voulu lui assigner : la structure spéculaire de la pièce donne à penser qu’il est un
objet fatal et non pas une banale pièce à conviction dans l’intrigue sordide conçue par un
personnage de mélodrame, une femme qui se venge.
e) Les bijoux dans Cantique des cantiques.
Dans un registre apparemment plus léger, Cantique des cantiques fait circuler des « bijoux ».
Poncif d’une pièce boulevardière cette fois, dira-t-on, que cette restitution des bijoux offerts
par l’ancien amant riche par une femme entretenue, à la veille de son mariage avec un
autre ? Soit. Mais Giraudoux complexifie la situation, en tissant avec cette rétrocession des
objets le rappel de leur offre pour mieux les faire revenir vers celle qui veut s’en séparer et
hâter la restitution définitive au retour du fiancé. A ce parcours identique, de sens opposés,
574
don et contre-don, s’ajoute la présence de la dame Spectre des bijoux , comme si ce
personnage présidait au sort des objets et des amants. Florence se dépouille de ses bijoux
pour prendre congé de ce qui la lie au Président :
« Tous les objets de mon passé, je les écarte. Je les rends à ceux de qui ils me
viennent… Les voilà… » (C, 6, p. 744).
Elle suggère un chemin qu’ils ne prendront pas, celui d’autres femmes :
« Il y a pas mal de mains nues en ce bas monde. » (ibid.).
Le Président, à son tour, imagine une autre voie, inspirée de celle de l’anneau de Polycrate :
« Si vous retrouvez les bagues dans vos poissons, vous saurez ce que cela veut
dire ». (ibid., p. 745).
Le pluriel et l’adjectif possessif établissent une distance par rapport à la légende : Florence
est couverte de « bijoux », et ces poissons pourraient bien être ceux d’un aquarium à moins
qu’ils ne viennent d’un traiteur célèbre. Un autre parcours se dessine dans une réplique de
Florence, à savoir d’un tiroir au sac :
« Je les retrouvais chaque soir. Dos à Jérôme, je les contemplais dans un coin de
tiroir. Cela ne m’est plus permis. Le Président : En un seul sac. En un sac. Il y a
un bruit d’os là-dedans. » (ibid.).
Le « tiroir » figure un écrin qui protège les bijoux des regards indiscrets, mais surtout permet
à Florence d’avoir un secret qui échappe à son fiancé ; le « sac », au contraire, les rend
à leur statut d’objets et la métaphore des « os » fait d’eux les restes d'un amour rejeté. La
question du Président esquisse un aboutissement du trajet des « bijoux », terme dont on
sent qu’il le refuse tout en formulant l’hypothèse :
« Cela ne vous a pas arrêtée de vous dire : Il va rentrer chez lui avec tous mes
bijoux dans sa poche droite ? »(ibid.).
574
236
Personnage tout à fait étonnant qui tient du fantôme et de l’automate.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
A partir de là, toute l’habileté du Président consiste en une argumentation serrée pour faire
de nouveau accepter à Florence les bijoux. Un premier échec le conduit à inventer une
nouvelle solution qui réduit les bijoux à leur valeur marchande :
« Je vais les enfermer dans mon coffre-fort. » (ibid., p. 746).
Ensuite, un à un, les bijoux retournent à Florence, avec les souvenirs qu’ils éveillent, et elle
capitule :
« Très bien. Je les reprends. je les reprends tous. […]. Ils me protègeront contre
Jérôme. […]. Ils me protègeront aussi contre vous. […]. Ils me diront comment
vous me préférez mon jour de noces. Toute innocente, avec le mensonge. Je me
mettrai en blanc, pour les pousser au vif. » (C., 6, p. 749).
La cruauté et l’agressivité de Florence qui évoque son mariage « en blanc », son cynisme
à propos d’une pureté qu’elle affichera hypocritement, buttent sur la tendresse de Claude :
« Je ne vous avais jamais donné votre collier… Je l’apportais. Florence : Qu’il est
beau ! Elle met le collier. La dame spectre des bijoux s’est approchée. » (ibid., p.
750).
La coïncidence temporelle entre le geste d’acceptation et le mouvement de la dame signale
un point de non retour, un moment hors du temps, mais dès l’annonce de l’arrivée de
Jérôme, la jeune femme fait volte face, empruntant au Président sa métaphore :
« Enlevons notre armure. Elle a assemblé dans le petit sac tous les bijoux. […].
La dame s'éloigne. » (ibid.).
Ce mouvement symétrique du précédent est métaphorique de la rupture qui n’est
consommée que lorsque le bijou offert par le jeune homme vient à bout des efforts de Claude
et de la nostalgie de Florence :
« Elle revient sur ses pas. Oh, pardon, j’emportais votre sac. Elle redonne le sac
au Président. » (C, 7, p. 753).
Cette succession d’avancées et de reculs exprime de façon concrète les atermoiements de
la conscience partagée entre une existence dorée et le mariage, entre un homme généreux
et un jeune homme mesquin, entre un passé de tendresse et un présent de passion. Ainsi
Giraudoux, à partir d’un schéma banal, brode-t-il un palimpseste du texte biblique dans
575
lequel la jeune Sulamite abandonne Salomon pour un jeune pâtre .
f) La bêche dans Supplément au voyage de Cook.
Dans le cadre d’une réécriture plus facétieuse, Giraudoux s’amuse à imaginer le rapide
576
aller retour effectué par les « bêches » du Supplément au voyage de Cook
. Du navire
anglais à la main de Sullivan, puis à celle du jeune Tahitien que l’outil fait « tituber », ce
trajet est doublé par celui qu’impose Outourou aux insulaires dans son discours final, avant
de leur enjoindre de les « rendre au départ » des Anglais. (SVC, 11, p. 591). Ce parcours
dramatique et ludique à la fois a aussi une signification idéologique, les Anglais prétendant
apporter la civilisation aux Tahitiens qui s’empressent de l’oublier. La rapidité de circulation
de l’objet ne permet évidemment pas de l’utiliser comme un outil de travail, ce qui ruine les
efforts et l’argumentation de Mr. Banks pour notre plus grand plaisir.
575
576
Ct, 7, 1.
Nous avons vu dans notre première partie comment ce que nous avons appelé « l’art de la bêche »,soutenu par le procédé de
ère
partie, chap. 4.
la répétition variation associait la virtuosité de l’auteur et les réactions des personnages, voir supra, 1
237
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Nous avons vu dans tous ces exemples, quelle que soit la tonalité dominante de
l’œuvre, que l’auteur joue du parcours dramatique des objets pour mettre en lumière leur
importance et, au-delà de leur fonction dramatique, leur attribuer une fonction symbolique,
idéologique, ou ludique.
L’étude de la relation des objets au déroulement de l’action a mis en valeur plusieurs
points. Quelques objets n’ont de présence scénique que pour compléter l’exposition ou
amorcer, voire précipiter le dénouement, ce qui est conventionnel. Ce qui ne l’est pas,
en revanche, est l’usage que fait Giraudoux des métaphores construites sur des lexèmes
d’objets pour remplir le même office. Par ailleurs, les objets contribuent à installer un tempo
en début ou en fin de pièce, presque toujours allegro vivace, ce qui a l’avantage de nous
jeter dans l’action et de renforcer soit le tragique soit le comique de la situation finale. Nous
avons pu voir que Giraudoux recourt peu aux effets faciles en matière d’attente ou de coups
de théâtre. En revanche, il choisit quelques objets essentiels à l’action et leur fait subir un
parcours qui, outre la tension dramatique qu’il induit, met l’accent sur la fonction symbolique
de l’objet ou sur sa fonction ludique. Pour conclure, nous dirons que Giraudoux qui connaît
bien les procédés de diverses traditions théâtrales, les emploie tantôt de façon parodique,
tantôt pour faire croître la tension dramatique. Ces éléments demandent à être complétés
par l’analyse structurale qui devrait nous révéler la part des objets dans les enjeux de
l’action.
B) Analyse structurale.
Nous nous autorisons ici des multiples ouvrages et articles qui ont cherché à rendre compte
des textes de théâtre autrement que par une analyse linéaire : ceux d’A. Ubersfeld, de P.
577
Pavis, de R. Monod, d’E. Souriau et de quelques autres .
1) Le schéma actantiel.
Cette expression, empruntée aux formalistes russes par les sémiologues du théâtre appelle
ordinairement l’étude de la constellation des personnages dans laquelle se glisse parfois
quelque animal ou quelque objet magique, adjuvant ou opposant du héros, l’objet de la
quête pouvant être matériel, comme les pommes d’or du jardin des Hespérides dans la
578
légende d’Hercule, ou spirituel .
Aucun personnage de Giraudoux ne vise la quête d’un objet matériel hors ce qui relève
de la possession, celle du corps de l’autre ou celle d’un élément assurant richesse et pouvoir,
le pétrole convoité par les « mecs » dans La Folle de Chaillot par exemple ; nous verrons
cependant que la quête peut changer d’objet et passer de la spiritualité à la matérialité.
Nous réservons à l’analyse des axes de la lutte et du désir l’étude de certains objets qui
pourraient également trouver leur place ici.
577
Pour l’essentiel, E. Souriau, Les deux cent mille situations dramatiques, Paris, Flammarion, 1950, E. Souriau, Les grands
Problèmes de l’esthétique théâtrale, Paris, CDU, 1960, R. Monod, Les textes de théâtre, Paris, CEDIC, collection « Textes et non
textes », 1977, A. Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, [Editions sociales, « Classiques du peuple », 1978], Belin, 3 volumes, 1998, P.
Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris [Dunod, 1980], Armand Colin, 2004.
578
Peut être actant « tout personnage, tout groupe de personnages, toute chose qui occupe une fonction bien précise dans une
intrigue (sujet de l’action, obstacle, aide…). », écrit G. Philippe, dans M. Jarrety (dir.), Lexique des termes littéraires, op. cit., p. 17.
238
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
579
La quête elle-même fait l’objet d’une image, en soi banale, celle de la chasse , mais
réactualisée puisqu’elle concerne la cohorte des anges lancés par Dieu à la recherche d’un
couple qui soit heureux :
« Tous sont rentrés le carnier vide, à part celui qui épie [Lia et Jean]. Il tarde, ce
n’est pas bon signe. » (Sod., I, Prélude », p. 858).
Tel un chien qui a perdu la trace, l’ange chargé du seul couple en lequel réside peut-être la
dernière chance pour Sodome d’être épargnée par la colère de Dieu, s’est égaré.
a) Objets de la quête.
Dans tout l’œuvre dramatique de Giraudoux, nous n’avons répertorié qu’un petit nombre
d’objets qui peuvent être assimilés à l’objet d’une quête. Nous avons retenu trois œuvres
très différentes d’inspiration et de ton : L’Apollon de Bellac, La Folle de Chaillot et Sodome
et Gomorrhe.
Dans L’Apollon de Bellac, la jeune Agnès recherche un emploi au début de la pièce,
il lui échoit au dénouement, avec « un diamant ». Cet objet précieux comble chez la jeune
fille un désir de richesse – pensons au tableau désolant qu’elle fait de son logis en regard
de l’aisance qu’elle voit s’épanouir dans l’immeuble où se situe l’Office des Grands et Petits
Inventeurs. Dernier terme d’un groupe ternaire, « Une place, un mari, un diamant ! » (Ap.,
9, p. 942), le diamant éclaire de tous ses feux l’avenir de la fausse ingénue.
Les premières interventions de la Folle de Chaillot laissent supposer une quête très
matérielle et apparemment dérisoire et ce d’autant plus que, dans les deux cas, l’objet de
la quête, la nourriture pour les chats errants, le « boa » volé ou perdu, est trouvé par des
alliés, Irma et Pierre. Ainsi, aux interrogatives a priori surprenantes dans le contexte d’une
terrasse de café : « La Folle : Mes os sont prêts, Irma ? […]. Et mon gésier ? » (FC, p. 964),
font écho les répliques de la fin de la pièce :
« La Folle : Assez de temps perdu… […]. Tu as mes os et mon gésier, Irma ?
Irma : Ils sont prêts, Comtesse. » (FC, II, p. 1031).
580
Cette clôture par circularité efface le temps qui s’est écoulé en débats et en luttes : les
dix minutes réclamées par la plongeuse pour préparer « os » et « gésier » ont duré dix fois
plus longtemps à cause de ceux qui s’en prennent à Paris, aux hommes et aux chats.
Giraudoux, en fin connaisseur de l’être humain, associe cette structure répétitive et la
vieillesse d’Aurélie qui, dans les tirades où elle cherche à persuader Pierre que la vie est
belle, égrène les occupations de ses journées, reprises inlassablement de la même façon.
Parce qu’elle n’a personne à aimer, elle concentre son énergie dans le soin apporté aux
chats et dans le ressassement des mêmes doléances concernant les objets qu’on lui a
volés, ou que sa mémoire défaillante a égarés, « petite mercerie » ou « boa », précisément :
579
580
L’on sait que Beckett et Ionesco, ce dernier admirateur de Giraudoux, ont fait, aussi bien dans La Cantatrice chauve que dans
En attendant Godot, de la circularité répétitive une structure dramatique : au temps des horloges, déréglé, se substitue, dans la pièce
de Ionesco, un temps répétitif qui n’a aucun sens. La quête de Vladimir et d’Estragon est vaine, et la « cantatrice chauve » ne viendra
jamais, or seule la « flèche du temps » donne sens aux activités humaines : vecteur, elle permet de se projeter dans l’avenir, ce qui
est le propre du vivant, la répétition étant mortifère ou, du moins, sclérosante. Giraudoux l’emploie dans Intermezzo, puisqu’à la fin
de l’acte III, tout rentre dans l’ordre, mais la différence entre Giraudoux et les auteurs du théâtre de l’absurde tient à ce qu’il se passe
réellement quelque chose pendant « l’intermède » giralducien. Nous empruntons à Y. Klein l’expression « la flèche du temps »(Y.
Klein, Le Temps, Paris, Flammarion, collection « Dominos », 1995).
239
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« La Folle : Alors, tu l’as retrouvé, mon boa ? Le Chasseur : Pas encore,
Comtesse. » (FC, I, p. 965).
Pierre, à l’acte II, ramène en scène l’objet : il « entre, le boa sur le bras. » (FC., II, p. 1019).
L’on aurait cependant du mal à justifier l’action de la pièce par ces deux quêtes, même si
elles encadrent le temps de présence scénique et textuelle de la Folle. A la recherche des
« mauvaises gens », le pétrole dans le sous-sol parisien, s’oppose alors celle de la libération
de la ville par la Folle et ses comparses, tous les objets devenant adjuvants dans cette
lutte. Le triomphe du bien assuré, non sans ambiguïté, permet de retourner « aux affaires
sérieuses, aux êtres qui en valent la peine. » (FC,II, p. 1031).
A cette quête d’une vieille femme s’oppose l’exigence du Dieu de Sodome et
Gomorrhe : la rose de jardinier est donnée par le personnage lui-même comme l’emblème
581
de la quête de Dieu :
« Avec la rose, je porte l’espoir de Dieu, c’est à lui de savoir. » (Sod., II, 1, p. 888).
La couleur de cette rose, le rouge, renforce cette idée : couleur symbolique de l’amour,
elle est bien l’espoir qu’existe encore un couple uni et heureux, en même temps qu’elle est
l’envers de cette espérance et porte en germe la destruction de la ville maudite, ce dont le
Jardinier a conscience : « être dans ce désarroi où le sang des hommes va couler en plaies,
en caillots, en rigoles celui dont il jaillit en une fleur et en parfum… » (ibid.). L’antithèse entre
d’une part les trois termes de l’horreur associés par des consonnes dures et d’autre part
les deux mots qui affirment la beauté que réunit l’allitération en [f] traduit l’ambivalence de
cette rose, vie et blessure à la fois, à l’image de ce Dieu créateur et destructeur, le Dieu
terrible de l’Ancien Testament. A l’acte II, le Jardinier « lance sa rose à Dalila qui l’épingle à
sa robe. » (Sod., II, 3, p. 892). Ce geste pourrait désigner au regard de Dieu un vrai couple
uni par l’amour, mais en en faisant un simple objet de parure, l’épouse de Samson affirme
582
l’amour narcissique de son propre corps . Le détournement de l’objet par Dalila annule
toute la valeur symbolique que lui a prêtée le Jardinier.
Si l’objet de la quête reste le plus souvent immatériel, un objet peut, exceptionnellement,
être investi de la fonction de sujet.
b) Objets sujets de la quête.
Nous avons vu comment la personnification de l’épée dans la scène du sommeil d’Oreste et
d’Electre aboutit à une telle autonomie de l’arme qu’elle cesse d’être un objet pour devenir
un actant : plus qu’adjuvant du désir inconscient d’Oreste – supprimer, en tuant sa sœur,
non seulement un obstacle à une vie tranquille de jeune prince promis au bonheur, mais
l’obstacle à l’amour œdipien qu’il porte à sa mère, elle nous paraît également sujet d’une
quête qui se substitue à celle de la vengeance qu’Electre veut lui imposer. En effet, dans
la fonction de destinateur, l’épée souhaite le bonheur d’Oreste, si l’on en croit la Première
Euménide :
« Tu serais le roi Oreste. […]. On te marierait à la seconde fille d’Alcmène, celle
qui a ces belles dents, celle qui rit. Tu serais le marié Oreste. » (El., I, 12, p. 637).
L’objet agit, or cette arme est avant tout un objet de langage, aucune didascalie ne
nous assurant de sa présence concrète : le dialogue des Euménides aurait alors valeur
581
Cette quête est présentée par l’Archange comme une chasse : « Tous les chasseurs du ciel sont rentrés le carnier vide
[…]. » (Sod., I, « Prélude », p. 85). Or la métaphore filée de la chasse est récurrente dans Electre, mais ne s’accompagne d’aucun
objet matériel : « La première trace, et maintenant je prends la piste. » (El., I, 8, p. 631).
582
240
Narcissisme qu’elle avoue elle-même : « rester seule avec mon corps et le garder sous mon contrôle. » (Sod., II, 4, p. 893-894).
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
d’incantation magique. De l’irréel du présent dans un groupe de trois propositions relatives :
« Il y aurait une belle occasion pour une épée qui penserait toute seule, qui se promènerait
toute seule, qui tuerait toute seule. », elles passent au présent de l’indicatif :
« C’est une épée qui pense. Elle pense tellement qu’elle est à demi sortie ! »(El. ,I,
12, p. 638).
Mais l’ambiguïté demeure quant à la fonction de l’épée puisque, dans leur sommeil, Oreste
583
et Electre crient chacun le nom de l’autre, comme en un duo d’amour . Révélateur de
désirs contradictoires, mais incestueux, l’épée, objet phallique de surcroît, est-elle entre
eux comme celle de Tristan ? Seul un metteur en scène en décidera, car Giraudoux,
contrairement à Cocteau dans La Machine infernale, ne fait pas des objets une simple
584
expression de l’inconscient . Pour autant, il ne lui alloue le rôle de protagoniste que le
temps d’un entre-deux, entre la scène de reconnaissance et la vengeance, entre la paix des
retrouvailles et le déchaînement de la violence meurtrière, entre la nuit et l’aube, moment
giralducien par excellence.
Que la quête des héros soit l’amour, la paix, la vérité ou, plus prosaïquement, une
certaine réussite sociale, aides et adversaires ne se comptent pas uniquement parmi les
personnages : des objets interviennent comme adjuvants ou comme opposants. Considérés
comme des aides, bon nombre d’objets concrets ou noyaux d’une image sont à rapprocher
des armes et des pièges que nous évoquerons à propos de la lutte.
c) Objets adjuvants.
Dans Siegfried, la « plaque d’identité » trouvée sur le soldat blessé est pour Zelten une pièce
585
à conviction, arme qu’il retourne contre Eva . De même, pour Geneviève, le « portrait, la
586
femme de Vermeer » , lien entre Siegfried et Jacques, et cette « cravate » qu’elle lui fait
mettre. (Sieg., IV,6, p. 73).
La quête d’Electre, celle de la vérité dont elle cherche la piste, trouve dans les deux
cadavres d’un songe des adjuvants, celui du père d’abord, « tel qu’il était le jour du meurtre
[…] il y avait dans son vêtement un pli qui disait, je ne suis pas le pli de la mort, mais
le pli de l’assassinat. Et il y avait sur le soulier une boucle qui répétait, je ne suis pas
la boucle de l’accident, mais la boucle du crime. » (El., II, 3, p. 650). Nous remarquons
583
Les répliques des Euménides peuvent être considérées comme les voix de l’inconscient d’Oreste, cf. C. Weil : « les effets du
"mirage", du reflet, de l’écho, du masque, du jeu du vrai et du faux dans cette scène […] et la suivante […] qui, sous le masque de
la parodie, joue peut-être la réalité subconsciente, à moins que ce ne soit l’inverse : la scène XI serait une parenthèse de rêverie, la
scène XII la cruelle réalité. » (TC [Pl.], n. 1 de p. 635, p. 1574) et cf. « La parodie des Euménides démasquerait donc une vérité qui se
trouvait à l’état latent durant la scène précédente, vérité qui peut d’ailleurs être comprise comme la projection des pensées secrètes
d’Oreste endormi aux côtés d’Electre. […]. A ce dilemme, l’épée qui bouge toute seule apporte une réponse bien ambiguë. », écrit
P. Alexandre-Bergues (« "Si la pendule sonne 102 heures, ça commence à être du théâtre" : théâtre et mimesis dans Electre et La
Guerre de Troie n’aura pas lieu », dans Revue Méthode , 2002, p. 206-207).
584
« Jocaste : l’endroit du rêve ressemble un peu à cette plate-forme […]. Tout à coup ce nourrisson devient unepâte gluante qui me
coule entre les doigts. Je pousse un hurlement et j’essaie de lancer cette pâte ; mais… oh ! Zizi… Si tu savais, c’est immonde… cette
chose, cette pâte reste reliée à moi et, quand je me crois libre, la pâte revient à toute vitesse et me gifle la figure. […]. » (Mach., p. 27).
585
586
Sieg., I, 6, p. 17 et III, 2, p. 48.
Cet objet vient du roman : « J’aperçus du moins, pendu au mur, un objet commun à ce bureau et à son bureau de Paris, un objet
neutre, la femme à turban de Vermeer. Rien n’était perdu puisque ce petit Hollandais avait réussi dans sa petite tâche, en s’armant
il est vrai d’un cadre étain et cuivre plus large que lui-même et se colorant de couleurs infiniment plus vives encore que celles de
l’original… » (Siegfried et le Limousin, ORC, chap.III, p. 677).
241
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
ici une sorte d’autonomie des objets qui participent à l’action, Giraudoux employant des
verbes normalement réservés aux êtres humains, « dire », « répéter ». En outre, c’est à
des détails du costume d’Agamemnon qu’est confiée la dénonciation, comme si les objets
étaient plus attentifs que les hommes. Ce renouvellement d’un lieu commun de la tragédie,
le songe, par un souvenir de Shakespeare, les cauchemars qui hantent les assassins du roi
Duncan dans Macbeth, rejoint le songe d’Athalie et celui de la Jocaste de Cocteau, rêves
desquels s’exhale un fort sentiment de culpabilité. A l’inverse, l’héroïne de Giraudoux vit la
découverte lumineuse de la vérité dans ces images qui ne paraissent pas effrayantes, mais
paradoxalement protectrices pour elle, tandis que le cadavre de Clytemnestre vu en rêve
se nourrit de la haine de la mère et du désir de la voir morte, sentiments qui font de « la plus
587
douce des femmes » une « louve » cruelle, proche de l’Elektra d’Hofmannsthal .
d) Objets opposants.
Notons parmi eux le « nécessaire de fumeur », et les « coussins brodés » de Siegfried,
condensés de l’Allemagne légendaire et de sa moralité, tous écartés par Geneviève en dépit
des protestations de Robineau (Sieg., II, 1, p. 24). D’ailleurs, pour neutraliser l’influence
des objets qui lient Siegfried à l’Allemagne, aux habitudes et aux goûts imposés par Eva,
il compte leur substituer des objets français, action qui, dans Fin de Siegfried, revient à la
588
Vieille Damefrançaise (F,sc. 5, p. 105) .
Electre est sans doute la pièce qui contient le plus grand nombre d’objets opposants
contre Clytemnestre : les indices adjuvants d’Electre sont en même temps des objets
opposants pour sa mère. Les décor participe à ce harcèlement dont est victime l’épouse
d’Agamemnon :
« Clytemnestre : […]. Qu’est-ce que cette famille, qu’est-ce que ces murs ont fait
de nous ! Electre : Des assassins… Ce sont de mauvais murs ! » (El., II, 8, p.
589
676) .
Les seuls objets, hormis l’épée au rôle ambigu, qui pourraient contrecarrer le projet
de vengeance dans Electre sont les liens que suggère une réplique de la Première
Petite Euménide : « Nous l’avons enchaîné et baillonné. » (El., II,7, p. 669), mais nous
n’avons aucuneoccurrence du lexème d’objet ; il est cependant sous-entendu par un ordre
d’Egisthe : « Déliez Oreste. » (El., II, 8, p. 679). Nommer l’objet obstacle à la poursuite
de la vengeance serait-ce lui donner une réalité et un pouvoir que la tragédie lui dénie,
Egisthe se condamnant lui-même par la libération du fils d’Agamemnon ? Est-ce le moyen
pour Giraudoux de laisser planer le doute sur le lien et les véritables détenteurs du pouvoir
depuis l’arrivée des Petites Euménides dans la ville, elles qui veulent écarter Oreste du
geste matricide pour qu’il vive heureux, loin de cette famille à histoires ? Les deux verbes
qu’elles utilisent indiquent une violence exercée à l’encontre de l’héritier légitime du trône,
signe d’un pouvoir tyrannique : on les attendrait de l’usurpateur qui, au premier acte, a donné
587
Cf. Le Jardinier : « Electre est la plus douce des femmes. » (El., I, 3, p. 615) et le Mendiant : « Mais un jour, à midi, les
petites louves, tout à coup, deviennent degrandes louves… » (El., I, 3, p. 614).
588
La différence ne tient pas uniquement au resserrement du nombre de personnages : tandis que la Vieille Dame opère sur scène la
métamorphose du décor de la vie de Siegfried, dans la version définitive, Giraudoux se contente d’une didascalie : « Robineau place
certains objets dans les rayons de la bibliothèque. » et d’une allusion dans une réplique du personnage, à « deux livres français » (Sieg.,
II, 1, p. 25).
589
Pour Oreste au contraire, ces murs retiennent le bonheur : « Laisse-moi dans tes bras imaginer de quel bonheur ces
murs auraient pu être l’écluse, avec des êtres plus sensés et plus calmes », dit-il à sa sœur (El., I, 8, p. 632).
242
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
un échantillon de sa manière de gouverner par la terreur. Faut-il en conclure qu’Egisthe
est dépassé par une volonté plus forte que la sienne, lui qui en est réduit à défaire ce que
peut-être des déesses ont fait ? Cette clémence est-elle une preuve de grandeur d’âme,
celle du nouvel Egisthe tel qu'il s’est « déclaré » ou témoigne-t-elle d’un aveuglement qui le
conduit à une grave erreur politique ? Ou bien accepte-t-il le destin qui l’attend, conscient
590
de ne pouvoir échapper au châtiment ? Un simple objet « en creux » remet en cause le
déroulement de la tragédie et le choix d’Egisthe permet à la fable de reprendre son cours
normal, tel qu’il est écrit chez les tragiques grecs. Ni héros cornélien, comme dans Cinna
Auguste dont la clémence est un acte politique réfléchi, ni héros racinien qui succombe
à la passion, héros shakespearien peut-être par ce sentiment de culpabilité qui le fait se
dénoncer à Electre, Egisthe est condamné par les hypotextes à mourir de la main d’Oreste.
e) Le dialogue, lieu d’affrontement entre objets opposants et adjuvants.
Par leur forte valeur symbolique, les « portes de la guerre » confortent, dans La Guerre de
Troie n’aura pas lieu, le camp des bellicistes quand elles sont ouvertes, alors que fermées
elles concrétisent l’objet de la quête d’Hector et des femmes, la paix. L’ambiguïté de leur
statut grammatical et stylistique leur conférant à tour de rôle la fonction d’adjuvant et celle
d’opposant, fonctions qui peuvent être mises en relation avec les messages contradictoires
d’Iris au second acte. (GT, II, 13, p.542-543).
L’Apollon de Bellac nous en donne, dans un registre plus léger, une autre illustration.
L’agression par la laideur dont est victime le Président dans sa liaison avec Thérèse a
pour exact contrepoint la douceur et la beauté associées à Agnès. Surprenante lucidité
du personnage, le décor de sa vie lui apparaît désormais comme la cause de sa disgrâce
physique :
« Ton jupon oublié sur un dos de fauteuil me raccourcissait de dix centimètres
l’échine, comment aurais-je eu mes vraies dimensions ? Tes bas, sur un
guéridon, et je me sentais une jambe plus courte que l’autre. Ta lime à ongle sur
la table, et il me manquait un doigt ; ils me disaient que j’étais laid. » (Ap., 8, p.
939).
Notons l’effet quasi mécanique de la relation entre chaque objet intime abandonné en
désordre et la conséquence physique pour le Président, donnée comme immédiate
soit par un verbe d’action qui personnifie l’objet, soit par l’emploi du « et » à valeur
consécutive, la phrase se concluant sur une sentence sans appel rendue par ces objets
personnifiés une nouvelle fois. De surcroît, l’animosité des objets fait éclater le corps
en fragments, déconstruction analogue à la dissémination des objets de Thérèse dans
l’espace, disharmonie qui s’oppose au corps d’Apollon énoncé élément par élément par
le Monsieur de Bellac et qui se construit peu à peu tel une sculpture sous les mains de
l’artiste. Outre ce caractère révélateur des objets, et nous prenons le terme presque dans
son sens photographique, le négatif donnant la véritable image de soi, cette pièce nous
donne à imaginer l’hostilité déclarée des objets : doués de parole, résolument malveillants,
ils déferlent dans la suite de la tirade et dans une seconde diatribe. Tout, en revanche, tend
chez Agnès à l’image complaisante et rassurante que recherche le Président : « velours »,
« roses » et « miroir » chantent le confort, la beauté qu’ils déclinent dans une modulation
vocalique en [ou], [o], [wa] soutenue par le [r] et les consonnes douces [v], [s], [m] en
un jeu de reflets, les objets devenus garants d’un univers paisible où le narcissisme peut
s’épanouir. Le Président accéderait ainsi à l’âge adulte alors que Thérèse l’infantilise.
590
Pour la définition de cette expression, voir 1ère partie, chap.1.
243
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Nous voyons comment le besoin de se voir, de se savoir beau, entraîne, de façon
plaisante, des objets qui semblent tout droit sortis du théâtre naturaliste ou du théâtre de
Boulevard, dans une fonction dramatique d’importance, collaborer à la métamorphose d’un
personnage.
Nous réservons l’étude d’autres objets qui sont, à un moment ou à un autre de l’action,
aides ou adversaires, à l’analyse des axes actantiels qui permettent de mieux cerner la
singularité de Giraudoux dans le domaine de la fonction dramatique attribuée aux objets.
2) Les axes actantiels.
591
Les auteurs de L’Univers du théâtre
suggèrent d’emprunterà la Sémantique structurale
592
de Greimas la notion d’axes « actantiels » .
a) L’axe de la communication.
Le vingtième siècle ouvre l’ère de la communication : l’usage se répand des pneumatiques,
des télégrammes, du téléphone. Echo de leur présence dans la société et dans l’histoire des
arts de l’époque , le théâtre s’empare rapidement des objets modernes de communication
pour en tirer des effets divers, de la surprise au rire et à l’émotion. Quelle place et quelle
fonction dramatique Giraudoux leur accorde-t-il ? Que deviennent les objets conventionnels
tels que les lettres, l’usage à des fins de communication de certains instruments de
musique ? Trouverons-nous des objets inattendus dans cette fonction importante ?
Objets modernes assurant la communication.
Tout un chacun a en mémoire La Voix humaine de Cocteau, pièce dans laquelle le
téléphone, censé permettre la communication, remplace peu à peu l’être aimé dont nous ne
devinons les réponses ou les silences que par les répliques de l’héroïne abandonnée qui
finit par jouer avec le téléphone ce que lui dicte sa frustration.
Giraudoux, dès Siegfried, a recours aux « télégrammes » et au « téléphone », à la fois
objets scéniques, extra-scéniques et supports de deux images. La première met l’accent
sur l’absence de communication par une métaphore oxymorique, les « télégrammes » dont
parle Geneviève étant la seule manifestation, par défaut, des morts :
« C’est seulement par le silence de toute mon enfance, […], par des télégrammes
ininterrompus de silence, que j’ai appris mon état d’orpheline… » (Sieg., I, 5,p.
13).
La seconde image insiste sur la difficulté pour Robineauet Zelten, dont l’amitié transcendait
les frontières, à renouer le contact après la guerre entre la France et l’Allemagne qui les a
jetés dans des camps ennemis :
« Zelten : J’ai l’impression que nous nous parlons de très loin au téléphone,
Robineau, qu’un rien suffirait pour couper la communication… Tiens bien
l’appareil ! » (Sieg., I, 6, p. 14).
Le paradoxe réside dans lefaitque les deux personnages réunis dans le même espace,
le bureau de Siegfried, viennent d’échanger en guise de signes de reconnaissance leurs
identités respectives, individuelles et nationales, par des expressions calquées sur les
591
592
G. Girard, Gilles, R. Ouellet, C. Rigault, L’Univers du théâtre, Paris, PUF, collection « Littératures modernes », 1978, p. 71.
ère
A. J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, PUF, collection « Formes sémiotiques », 1995 [1
édition, 1986], en particulier
le chapitre « Réflexions sur les modèles actantiels. », p. 172-191.
244
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
épithètes homériques et par les termes « assauts » et « carnage » qui renvoient à ce qui
les a irrémédiablement éloignés, la guerre. La difficulté à obtenir et à garder une ligne
téléphonique en temps de guerre a tellement marqué Zelten, et Giraudoux bien sûr, qu’elle
devient le moyen d’exprimer ce malaise éprouvé auprès de l’ami enfin retrouvé.
Le téléphone en tant qu’objet scénique fait son apparition au second acte dans le
contexte de l’action politique qui se joue hors scène simultanément au dialogue entre
Geneviève et Fontgeloy :
« Un coup de téléphone. Un coup de canon. Fontgeloy, réfléchissant tout
haut : Au canon d’abord. Il va à la fenêtre. Rien. Il se dirige vers le téléphone.
Fontgeloy : La censure ? Quelle censure ? L’avancement au choix ? Quel
avancement au choix ? La guerre ? Quelle guerre ? » (Sieg., II, 3, p. 37).
Le parallélisme entre la sonnerie dutéléphone et le coup de canon est renforcé par le
chiasme dans les didascalies, les deux objets se partageant l’attention du personnage ;
l’accumulation d’interrogatives nominales brèves donne l’impression d’une communication
à trous, aucune logique apparente ne reliant entre ellescesquestions, contrairement à ce qui
se passait dans les versions primitives, ce qui suggère à la fois l’urgence de la situation et la
fébrilité du général. Giraudoux n’emploie pas de points de suspension comme le fait Cocteau
dans La Voix humaine car les silences ont pour effet de ralentir l’action. Nous pouvons
deviner que l’interlocuteur de Fontgeloy lui donne des informations elliptiques, concernant
aussi bien la politique que sa propre carrière, à moins que ce ne soit une tentative pour le
faire passer dans le camp de la révolution de Zelten. Il se peut aussi que la ligne soit coupée
ou brouillée et que les informations ne parviennent au destinataire que fragmentaires : dans
tous les cas, elles restent pour nous inintelligibles, Giraudoux ayant gommé tout ce qui
faisait allusion trop clairement à une situation politique précise. Le résultat est la montée
de la tension dramatique qui se poursuit d’ailleurs au début de la scène suivante par un
593
dialogue stichomythique entre les trois généraux .
Nous retrouvons le téléphone à l’acte III, dans une véritable communication en temps
réel :
« Muck, dictant au téléphone d’après des feuillets qu’il tient à la main, très
important :Lavérité est que depuis un siècle, l’Allemagne a souvent méconnu ses
qualités profondes et surestimé ses impulsions journalières… » (Sieg., III, 1, p.
43).
Les interventions del’Huissierne perturbent pas Muck, mais nous restons un certain temps
dans l’ignorance du destinataire de ce message, ce qui contribue à entretenir l’incertitude
quant à l’issue de la tentative de révolution de Zelten. Muck nous ayant donné, au premier
acte, l’impression d’être acquis à la cause du baron, son attitude entretient le doute. Les
précisions arrivent enfin, qui nous font comprendre qu’il est du côté du pouvoir légitime et
que le destinataire est une agence de presse :
593
J.Body donne de ce dialogue les variantes qui le plaçaient explicitement dans l’histoire de l’Allemagne contemporaine : « a.
canon. Fontgeloy surpris hésite. / Geneviève : Auquel répondez-vous, Général ? / Fontgeloy, au téléphone : La Censure ? ms. 1 :
canon. / Fontgeloy, (réfléchissant tout haut add. sur dactyl. 3) : Le canon d’abord. […]. La censure ? de ms. 2 à Reprise - b. Quelle
censure ? La guerre ? […]. –c. Début de la scène dans ms. 1 : Waldorf : Eh bien, Fontgeloy, vous savez la nouvelle ? / Fontgeloy :
Oui, la guerre. La guerre avec la France ? / Waldorf : Vous retardez, Fontgeloy. / Ledinger : Vous avancez, Fontgeloy. / Waldorf : Non,
la Bavière entre en guerre avec la Bavière. Le duc de Zelten vient de ms. 1 à dactyl. Toutefois sur dactyl. 2a la Bavière est rayée et
remplacée par Gotha et dactyl. 3 donne aussi Gotha. » (TC [Pl.], Siegfried, Notes et variantes, p. 1250).
245
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« Cela vous suffit ? C’était le seul passage du discours de Monsieur Siegfried qui
vous manquât ? Très bien… Toujours à la disposition de l’agence Wolf. » (ibid.).
Mais Zelten vaincu et proscrit et qui s’est réfugié à la Résidence est dans l’impérieuse
nécessité de communiquer avec l’extérieur pour terminer son œuvre, la révélation de
l’identité réelle de Siegfried :
« Zelten : Tu as le téléphone, en bas ? Muck : Oui, dans mon office. Zelten :
Téléphone à Mademoiselle Geneviève Prat, de la part de Siegfried, qu’elle vienne
immédiatement pour la leçon. […]. Va. Hâte-toi. » (Sieg., III, 1, p. 44).
Nous voyons le parti que Giraudoux a su tirer d’un objet dont l’usage était devenu courant
dans les classes aisées et dans les sphères du pouvoir. Utilisé par des adversaires qui
ne se rencontrent qu’au troisième acte, Zelten d’une part, Fontgeloy et Siegfried d’autre
part, cet objet a une importante fonction dramatique : annonçant la guerre civile avant
la confirmation du fait par Waldorf et Ledinger, consacrant la victoire de Siegfried, puis
préparant la revanche de Zelten, le « téléphone » permet en outre de fonder l’écriture
dramatique sur le non-dit ou l’allusif qui renforcent la tension dramatique.
Le premier usage des « télégrammes » revient à Zelten, précisément, dans sa lutte
contre Eva et contre la politique de Siegfried qu’elle défend. Dans l’exposition, Robineau
rappelle à Geneviève ce qui justifie leur présence à Gotha :
« Zelten m’adjure depuis plusieurs jours, par vingt télégrammes, de te
rechercher, de t’amener de gré ou de force, aujourd’hui, dans cette maison. Il
assure, à trois francs le mot, qu’il s’agit de ce qui t’intéresse le plus au monde.
Il affirme que le sort même des relations de la France et de l’Allemagne peut
dépendre de ton voyage. » (Sieg., I, 5, p. 12).
La réalité concrète de l’objet apparaît dans la précision du coût des mots et nous montre que
594
chez Giraudoux, le sens des réalités n’est jamais loin, même dans la fiction et la fonction
dramatique de l’objet est celle d’un appât pour faire venir sur l’échiquier la pièce maîtresse
dont Zelten a besoin pour son entreprise, Geneviève, lutte et communication étant dans ce
cas indissociables.
En revanche, les télégrammes, par la teneur des messages qu’ils véhiculent,
desservent Zelten qui les produit comme preuves des causes réelles de son échec :
« Ce qui m’expulse de ma patrie […], ce n’est pas votre esprit de décision, ni vos
ordres, […]: ce sont deux télégrammes adressés à Berlin et que mon poste a
interceptés. Les voici. […]. » (Sieg., III, 2, p. 46).
Il est frappant de voir le rôle d’obstacles donné aux télégrammes, tandis que le téléphone
sert tous les camps en présence : objet réel ou support d’une image, le télégramme est lié
à la mort, mort physique des parents de Geneviève, mort politique du conseiller Siegfried
par le projet de révélation de sa véritable identité par Zelten, mort politique de Zelten, tandis
que le téléphone est associé au combat, passé ou présent.
Dans Fugues sur Siegfried, l’un et l’autre objets sont déjà mis en relation avec la lutte
de pouvoir entre le « nouveau Régent », Zelten, et le héros. Un personnage épisodique, Ida,
fait le lien entre les deux objets : elle « apporte des télégrammes pour le Régent. » (Div.,
2, p. 78) et met au service de Muck ses compétences d’ouvrière spécialisée « pour réparer
le téléphone. » (ibid.). Giraudoux, dans cette esquisse de Siegfried, n’exploite pas les
594
246
Pensons aux multiples télégrammes qu’ont échangé Jouvet et Giraudoux au cours de leur collaboration artistique.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
potentialités dramatiques de ces objets ; nous verrons qu’en revanche il les inscrit dans une
perspective idéologique non sans humour.
Toute autre est la fonction allouée au « téléphone » dans L’Apollon de Bellac : il n’a
pas pour rôle d’établir la communication avec qui que ce soit, mais il devient l’un des
interlocuteurs privilégiés d’Agnès lorsqu’elle répète la scène de séduction qu’elle doit jouer
aux hommes en leur disant qu’ils sont beaux :
« Elle parle au téléphone, puis le touche. Agnès : Comme tu esbeau, mon petit
téléphone… » (Ap., 2, p. 929).
Etrange interlocuteur puisque muet et donc renvoyé à son statut d’objet, ce qui peut avoir
pour effet de rassurer la jeune fille qui a confié au Monsieur de Bellac son inhibition devant
les hommes. Mais, parasité par le contact physique, dont elle ne peut s’empêcher, l’éloge
de l’objet se révèle inopérant : lui dire qu’il est beau en ajoutant un hypocoristique ne suffit
pas. Il ne répond pas, et c’est à dessein que nous employons ce verbe, car cet outil de
communication moderne ne saurait devenir un interlocuteur que si on le prend pour un autre,
l’être aimé qui vous délaisse, par exemple, comme dans La Voix humaine, ou si l’on voit
en lui le moderne avatar de la Pythie en jouant sur l’étymologie : la voix qui vient de loin,
celle du dieu Apollon transmise par un médium. A moins que l’on ne le considère vraiment
comme un personnage, or c’est ce qui arrive avec « le papillon » et ensuite avec « le lustre »
qui répondent aux sollicitations d’Agnès (ibid.). Pourquoi, entre les deux, cet échec ? Une
incertitude grammaticale féconde nous en donne peut-être la clef : « parler au téléphone »,
dans la langue courante, c’est avoir une communication téléphonique, alors qu’ici, c’est
s’adresser à l’objet : faut-il à la parole joindre le geste ? La leçon donnée par le mentor rejoint
les conseils de Jouvet aux élèves comédiens : « Pas les mains… ». Le jeu ne s’impose pas
lorsque la parole suffit à exprimer l’essentiel, ici la beauté.
Le téléphone est, de loin, l’outil de communication le plus employé au propre et au
figuré, dans le théâtre de Giraudoux. J. Body, en commente ainsi la présence :
« Le téléphone, mérite considération parce qu’il est la meilleure illustration de la
théorie giralducienne de la communication. On connaît son principe : une robuste
onde porteuse franchit les kilomètres, et seules les infimes altérations qu’elle
a subies au départ sont utilisées à l’arrivée. Giraudoux aura rêvé d’accroître
la puissance de l’onde porteuse en utilisant ce super “ mégaphone ” qu’est le
595
théâtre (Or dans la nuit, p. 94) puis en recourant au cinéma […]. » .
Objets conventionnels au théâtre.
Depuis la Renaissance, dans des pratiques théâtrales et des genres différents, combien
de lettres et de billets, substituts de la présence physique d’un personnage absent, ont
transmis des messages d’amour ou de haine, combien d’instruments de musique ont eu le
rôle d’annonciateurs de nouvelles importantes ou de l’entrée en scène d’un personnage !
Giraudoux renoue avec ces objets que la modernité théâtrale n’a jamais complètement
éclipsés. Nous nous demanderons s’il s’agit là d’une allégeance à la tradition ou d’une mise
596
à distance d’objets conventionnels .
595
J. Body, « Giraudoux et le cinéma », dans La Guerre de Troie a-t-elle eu lieu ? Jean Giraudoux : les dernières œuvres
(1940-1944 ), op. cit., p. 93-94.
596
La lettre et ses avatars, billet, pli, est l’objet le plus fréquent dans tous les genres théâtraux de la première moitié du XVIIème
siècle, comme l’a montré M. Vuillermoz. davantage dans la comédie au siècle suivant (M. Vuillermoz, Le Système des objets dans
le théâtre français des années 1625-1650, op. cit., p. 182-184).
247
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
En dépit des moyens modernes plus rapides, la lettre reste, sous la IIIème République,
d’un usage fort répandu, or Giraudoux ne l’emploie dans son théâtre que rarement, et
toujours dans une communication pervertie.
Dans un contexte sérieux, celui de la leçon de français que Geneviève, la soi-disant
institutrice canadienne, doit accepter de donner à Siegfried à l’instigation de Zelten, la jeune
femme, trop émue pour tenir correctement son rôle, s’embrouille dans les abstractions et
finit par avouer : « On s’écrit peu. On se porte soi-même les lettres en traîneau. » (Sieg.,
597
II, 2, p. 28), ce qui dénie toute utilité au moyen de communication . Comble d’absurdité :
l’objet substitut de la personne nécessiterait un acheminement non par un quelconque
vaguemestre, mais par l’expéditeur du courrier, à la fois scripteur et facteur. De surcroît, si,
comme l’affirme Geneviève, « Le pays est grand, mais tout le monde est voisin. » (ibid. ),
à quoi bon s'écrire ? Le théâtre de l’absurde s’écrirait-il déjà en 1928 et sous la plume de
Giraudoux ?
Un pas de plus, et nous avons, dans La Folle de Chaillot, la « lettre » dont scripteur
et destinataire se confondent – destinateur, sujet et destinataire d’ailleurs également sur
le plan actantiel. Aurélie, rusant avec elle-même, ne reste-t-elle pas cependant lucide ?
S’écrire à elle-même cette lettre, n’est-ce pas à la fois pallier le défaut de mémoire et rompre
par un artifice sa solitude ?
« Mais pour que vous vous sentiez appelée par la vie, il suffit que vous trouviez
dans votre courrier une lettre avec le programme de la journée. Vous l’écrivez
598
vous-même la veille, c’est le plus raisonnable… » (FC, I, p. 976) .
Parmi ses « consignes de ce matin », humbles tâches – « repriser », « repasser » –, une
autre, plus étrange : « écrire la fameuse lettre en retard, la lettre à ma grand-mère… » (ibid.).
Quel sens cela peut-il bien avoir pour une vieille femme d’écrire à une aïeule forcément
disparue depuis longtemps, si ce n’est de nier que le temps a passé et que la vieillesse
est là ? N’est-elle pas encore cette petite fille dont elle rêve parfois, à qui l’on a volé sa
« petite mercerie » et qui allait « à âne cueillir des framboises » comme les Petites Filles
modèles de la comtesse de Ségur ? Le remords d’avoir négligé la grand-mère se nourrit de
son propre abandon. Dérisoires objets que ces lettres, poignant témoignage retourné pour
Pierre en leçon de vie. Dans cette pièce, les messages écrits ont une grande importance
dramatique. Ainsi, pour ramener le monde à la raison, Constance propose une « lettre au
président du Conseil » :
« Constance : Pourquoi pas ? Jusqu’ici, il m’a toujours écoutée. Aurélie : Il
te répond ? Constance : Il n’a pas à me répondre, s’il écoute ce que je lui dis.
Nous pouvons l’avertir par pneumatique. C’est par pneumatique que je lui ai
597
Le recours à une telle pratique ne se justifie pourtant que dans des cas exceptionnels comme celui de la relation qui doit
rester secrète entre Elisabeth et le docteur dans Kamouraska d’A. Hébert, roman postérieur d’un demi-siècle à la pièce de Giraudoux
(A. Hébert, Kamouraska, Paris, Editions du Seuil, 1970). Déjà au premier acte de Siegfried, la question de la communication est
abordée par Robineau que le silence de Geneviève embarrassée contraint à de confuses explications qu’en philologue impénitent
il emprunte à une étude comparée du vocabulaire québécois et du français de France, illustrant par des exemples concrets son
propos : « Le canadien français présente avec le français de notables différences. Un tramway, nous l’appelons un char, à Québec. Un
pardessus, un linge. » (Sieg., I, 8, p. 21). Ces dénominations d’objets sont le moyen de donner à peu de fraisune leçon de québécois
censée authentifier la nationalité de Geneviève et produisent un effet comique.
598
La solitude de la vieillesse semble aussi irrémédiable que celle d’une naufragée : Suzanne, sur son île, écrit des
lettres à Simon, et rédige elle-même les réponses (J. Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, chap. 9, ORC, p. 578 sq.).
248
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
signalé que le nonce n’avait pas de frigidaire. On lui en a livré un dans les deux
jours. » (FC, II, p. 1001).
Cette confiance dans les hommes qui gouvernent – à l’époque, le président du Conseil a
les fonctions attribuées dorénavant au Premier Ministre –, l’efficacité de la communication
semble un argument imparable grâce à l’exemple concret donné par Constance : un manque
regrettableconcernant la vie quotidienne aurait été diligemment réparé. Faut-il déceler dans
le choix du nonce, outre l’attachement de la Folle de Passy à l’Eglise catholique, une
allusion ironique de la part de Giraudoux, aux relations entre l’Eglise et l’Etat ? Ou devonsnous y voir une satire des gouvernements qui ne répondent jamais aux courriers qu’on
leur adresse ? Toujours est-il qu’à défaut de ce remède, la Folle de Chaillot a enclenché,
dès l’acte I, un processus de communication dont l’effet se vérifie à l’acte II, avec une
rapidité déconcertante : les messages copiés par Irma pour attirer les « mecs » rue de
Chaillot, modèles de style officiel par les formules incluant le latin et les termes administratifs,
pastiches auxquels Giraudoux se délecte. Nous ne résistons pas au plaisir de citer le
dialogue in extenso avant de le commenter :
« La Folle […]. Voici Irma. Prenez la dictée, sourd-muet. Irma, traduisant le sourdmuet : J'écoute. La Folle : Monsieur le Président…, ou Monsieur le Directeur, ou
monsieur le Syndic, vous varierez suivant le personnage. Irma, traduisant : Ils
s’appellent tous présidents. La Folle : Monsieur le Président, si vous voulez vous
convaincre de la présence dans Chaillot.. Irma, traduisant : De visu… La Folle :
Pourquoi de visu ? Irma, traduisant : Le latin fait pièce officielle. La Folle : Va
pour de visu…, des sources de pétrole dont le tampon d’ouate ci-inclus, imbibé
dudit liquide, vous permettra de juger la qualité… Irma, traduisant : De olfactu…
La Folle : En effet, c’est plus net. Venez sans retard et par les moyens les plus
rapides, seul ou avec vos associés et consorts, au 21 de la rue de Chaillot. Irma
vous attendra à la porte cochère et vous conduira aussitôt… Irma, traduisant :
De pede… La Folle : … à la nappe elle-même et à la digne personne qui en est
la seule propriétaire. Irma : Compris, comtesse. Le sourd-muet polygraphie. Je
mets un tampon dans chaque enveloppe, et toutes sont distribuées dans l’heure.
La Folle : Combien avez-vous d’enveloppes, sourd-muet ? Irma : Dans les trois
cent cinquante. Nous n’enverrons qu’aux chefs. La Folle : Qui va les distribuer ?
[…]. Irma : Le chasseur, à motocyclette. » (FC, I, p. 987-988).
Nous avons dans ces lignes plusieurs modesdecommunication : la dictée, la traduction, la
reproduction et la transmission des messages. Intéressons nous de près à chacun d’eux.
Le premier, la dictée, est traité de façon absurde, puisque c’est au Sourd-muet que la Folle
dicte son message. Il s’ensuit la nécessité du second, ce que Giraudoux appelle joliment
« traduire », c’est-à-dire, en fait, trahir, Irma ajoutant des expressions de son cru : du sien
599
ou de celui d’un ancien de la rue d’Ulm amateur de canulars .
599
T. Kowzan met l’accent sur ce procédé « qui attire l’attention d’un sémiologue. Le dialogue entre le Sourd-muet et tous les autres
personnages se fait, dès la première scène, par l’intermédiaire d’Irma la plongeuse. Ce qui, d’ailleurs implique l’usage, sur le plateau,
du langage gestuel spécifique qu’on appelle parfois langage des signes oulangage par signes(sign language). Mais dans la dernière
scène de la pièce […], Giraudoux procède à unrenversement. Les paroles des amis de la Folle ne sont plus perceptibles, indique
la didascalie. Ils parlent sans sons. On voit leurs lèvres remuer, mais on n’entend que le sourd-muet. Et après le passage des trois
cortèges – des amis des animaux, des végétaux et des Adolphe Bertaut – les voix redeviennent perceptibles, à part celle du sourdmuet. Nous sommes là devant une sorte d’inversion signifiant/signifié. […]. Autrement dit, le blanc est noir, le noir est blanc, procédé
exploité à la lettre dans quelques pièces contemporaines […]. A moins que le Sourd-muet de La Folle de Chaillot ne soit un faux
249
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
La plongeuse paraît bien instruite, qui emploie des tournures latines fréquentes sous la
plume des gens de la basoche, de l’administration ou de la maréchaussée, la première, de
visu, fréquemment usitée, la seconde, de olfactu, calquée sur la première et la troisième,
de pede, se moquant du monde par la confusion possible avec une insulte homophobe. La
reprographie est, comme le moyen d’acheminement des messages, la « motocyclette »,
résolument moderne : nous sommes loin du traîneau québécois de Geneviève dans
Siegfried. Reste le nombre d’enveloppes et le temps estimé pour la distribution, proprement
ahurissant, encore davantage lorsqu’au second acte, nous voyons arriver précipitamment
tous les « mecs », en un temps record : nous quittons le terrain de la réalité pour celui de
l’utopie ou de la fantaisie.
Ces divers exemples nous montrent que Giraudoux ne cède à l’emploi d’un objet
conventionnel entre tous que pour mettre à distance soit par la parodie soit par l’humour
tendre la fonction qui lui revient traditionnellement.
Les instruments de musique.
Ce sont d’autres moyens ordinaires au théâtre pour assurer la transmission d’une
nouvelle ou accompagner un message. Le théâtre élisabéthain en a fait usage pour
les représentations et l’œuvre dramatique de Giraudoux nous offre comme lui vents et
percussions, « trompettes », « tambour » et « gong » dans deux pièces antiques, Amphitryon
38 et La Guerre de Troie n’aura pas lieu, et deux modernes, Supplément au voyage de
Cook et Pour Lucrèce.
« Andromaque : […] il arrive Cassandre, il arrive ! Tu entends assez ses
trompettes… En cette minute, il entre dans la ville, victorieux. » (GT, I, 1, p. 483).
Les fanfares de la renommée et de la victoire précèdent le prince troyen et la réplique
d’Andromaque, par son rythme haletant et l’allitération en [t], se fait l’écho, non seulement
600
de son impatience, mais de la musique elle-même .
L’instrument est également celui du héraut qui va délivrer un message. Au début
d’Amphitryon 38, dans cette fonction, un accessoire qui ne reparaît plus ensuite, la
« trompette », est réduit à un rôle d’annonce pour la lecture de la proclamation :
« Sosie : Qu’attends-tu ? Sonne ! » (Amph., I, 2, p. 119).
L’instrument a, d’après les répliques du Trompette, la fonction du tambour du garde
champêtre dans les campagnes :
« C’est pour un objet perdu ? Sosie : Pour un objet retrouvé. Sonne, te disje ! » (ibid.,).
Voici l’Antiquité revue par la Troisième République. En outre, l’instrument subit une seconde
dévalorisation : « Tu n’as qu’une note à ta trompette. », dit Sosie au musicien (ibid.), niant
ainsi toute possibilité de produire des messages variés qui correspondent à ce qu’il faut
communiquer aux habitants de Thèbes. Pourtant, un peu plus tard, le Trompette cède aux
injonctions du Guerrier (Amph., I, 2, p. 123) : succédant à l’éloge de la paix dans la première
proclamation, l’éloge de la guerre est annoncé de semblable façon par la « trompette » à
une note : indifférence de l’objet qui accompagne le retournement de situation nécessaire
sourd-muet, comme le supposait le Président, dans la première scène. Avec Jean Giraudoux, on ne sait jamais… » (T. Kowzan, « La
Folle de Chaillot : gérontologie, écologie, sémiologie. », La Guerre de Troie a-t-elle eu lieu ?, op. cit., p. 47).
600
Pour la musique de scène de la pièce, Maurice Jaubert « a fait des recherches dans le domaine de la musique grecque ancienne. »
L’orchestration comprenait des instruments à vent, une harpe et une batterie. (Jean Giraudoux. Du réel à l’imaginaire, catalogue de
l’exposition de la B. N., 1982, p. 120).
250
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
à l’accomplissement des désirs de Jupiter. Selon un procédé éculé de la comédie, Mercure
a en effet suggéré au maître des dieux d’éloigner le gêneur, le mari, mais par un moyen
violent repris aux hypotextes antiques – Plaute – et modernes – Molière, Kleist –, entre
601
autres : « Les Athéniens ont rassemblé leurs troupes et passé la frontière. » (Amph., I,
2, p. 122), ce qui contraint le général thébain à quitter Alcmène, suivant le plan proposé
602
par Mercure à Jupiter .
L’originalité de Giraudoux est de confronter les deux discours annoncés par le et la
trompettes et d’inventer le personnage du Guerrier.
Dans Supplément au voyage de Cook, le « tambour » est plus conforme à la situation
historique du débarquement des Anglais, il ponctue les interventions du Lieutenant du roi
et de Solander :
« Et maintenant, à la proclamation du capitaine Cook. Court roulement de
tambour. » (SVC, sc. 1, p. 515, 516, 517).
La fonction dramatique de l’instrument est d’abord identique à celle de la trompette
d’Amphitryon 38 tandis que les autres « roulements de tambour » qui marquent la fin des
tirades affirment l’autorité des Anglais sur les insulaires.
Dans Pour Lucrèce, un instrument apparemment relégué jusque là dans un rôle
décoratif acquiert, par la seule volonté d’un personnage dominant, une fonction dramatique
inattendue : version exotique de l’attribut du héraut d’armes, le « gong égyptien » réclamé
par le comte Marcellus à qui Joseph, le serveur, vient de contester la table retenue par
Madame Lionel Blanchard, annonce une entrée en lice :
« Marcellus : Chance superbe, le duel commence. Tu as un tambour, Joseph ?
Joseph : J’ai ce gong égyptien, Monsieur le Comte. […]. Marcellus : Sonne-le.
[…] Joseph sonne le gong. Marcellus s’est levé. […]. Le vice a aujourd’hui une
mission qu’il ne cédera à personne. Celle de vous annoncer la vertu. Elle est en
marche. Vous allez la voir en chair et en os s’asseoir dans quelques minutes sur
cette chaise, de ses fesses de vertu.[…]. » (Luc. ,I, 1, p. 1037-1038).
L’instrument à percussion à la fois exotique, plusbruyant et donc plus perturbateur pour
les clients de la pâtisserie, dérange les bourgeois installés à la terrasse : « Assez de ce
vacarme. », dit l’un d’eux. Le « gong » est une sorte de double de Marcellus par sa puissance
sonore : les tirades du personnage font résonner un motif, celui du vice, à l’instar des
vibrations qui se prolongent. La fonction de l’instrument, telle qu’elle ressort de la réplique
du comte, est double : précéder le tournoi et permettre la première escarmouche, une
proclamation ironique sur la vertu. Si le comte donne tant de publicité à ce qu’il appelle un
« duel », c’est que l’attaque du Procureur impérial contre lui, publique elle aussi, mérite à
ses yeux une autre réponse que celle des armes de duelliste. Dès lors se fait jour la seconde
fonction dramatique du « gong », rendue explicite par le personnage locuteur : annoncer
l’entrée en scène non de madame Blanchard, mais de la vertu qu’elle incarne.Outre le
jeu distancié sur les allégories du vice et de la vertu, substantifs auxquels Giraudoux ne
met pas de majuscules, se développe un discours qui tient des lettres de Valmont et de
la marquise de Merteuil à propos de la vertu de la Présidente de Tourvel et des appas de
Cécile Volanges : le brutal contraste entre les mots « vertu » et « fesses », rapprochés par
601
J. Voisine, « Trois Amphitryon modernes (Kleist, Henzen, Giraudoux) », Archives de Lettres modernes, Etudes de critique et
d’histoire littéraire, 1961.
602
« Faites déclarer la guerre à Thèbes. […]. Lancez aussitôt Amphitryon à la tête de ses armées, prenez sa forme. » (Amph.,
I, 1, p. 119).
251
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
une alliance de mots, dit le terrain sur lequel va se dérouler le duel, celui du corps féminin.
Nous voyons comment l’axe de la communication et celui de la lutte coexistent dans un
même objet.
Moyens inattendus de communication.
Deux pièces, Cantique des cantiques et Pour Lucrèce, élèvent des objets du décor et des
accessoires à la dignité inattendue d’objets de communication.
603
Les sociologues accordent volontiers à des tables de café cette fonction dans la
mesure où elles permettent ou facilitent, par simple proximité dans l’espace, les relations
humaines entre les clients, voire entre ceux-ci et les passants. Giraudoux ne l’ignore pas qui
réunit à la terrasse de « Chez Francis » les « mecs » et la Folle de Chaillot, puis introduit des
personnages perturbateurs venus de la rue, ou qui rassemble, à la terrasse de la pâtisserie
d’Aix, les protagonistes de Pour Lucrèce et quelques bourgeois que les propos de Marcellus
offusquent. Il est moins banal de prêter aux tables le pouvoir de participer elles-mêmes à
la communication : au Président qui s’étonne de voir le garçon émettre un avis sur ce qui
vient de se passer avec Florence, celui-ci répond :
« Tout le monde a entendu. J’ai oublié de vous dire que la table Deux est sonore.
Elle correspond même pour l’acoustique avec la table Onze à l’opposé. Vous
auriez pu mettre au Onze Mademoiselle Florence, et rester au Deux, elle n’aurait
pas perdu un mot. » (C, 8, p. 753).
Comme souvent, Giraudoux donne une explication scientifique, ici un phénomène
acoustique, à ce qui relève de la fantaisie, ce qui est un double pied de nez : aux scientistes
dont nous savons qu’il déteste la prétention à tout expliquer et aux adeptes de l’occultisme
604
qu’il brocarde par l’allusion aux tables tournantes dans La Folle de Chaillot .
C’est pourtant dans Pour Lucrèce que se rencontre le plus grand nombre d’objets
porteurs non seulement d’une symbolique mais d’un rôle précis de communication alors
que ce n’est pas leur destination première et habituelle : les « gants » d’Armand, le « verre »
de Lucile et le « mouchoir » de Marcellus, sans compter « parapluie » et « cravache ».
Armand énonce la fonction de quelques accessoires messagers de souhaits plus ou moins
explicites, voire de désirsindicibles :
« Armand : Oui.Je reviens. Les hommes oublient leurs gants, leur cravache
sur la table des femmes qu’ils veulent revoir. J’avais oublié ma vie sur la vôtre,
Eugénie, toute ma vie. Eugénie : Vos gants aussi étaient là. Ils suffisaient.
Armand : Bien, je reprends les gants. Eugénie : Pour la vie, vous demandez à
voir ? » (Luc., I, 5, p. 1047).
Le début du dialogue donne l’impression d’un propos galant, tandis que la suite révèle le
605
sens : le mari de Paola nomme des objets prétextes pour justifier son retour, or ce dialogue
a lieu en présence de celle qui le motive, Lucile, et lui est en fait destiné, ce qui nous éloigne
de toute fonction référentielle des objets nommés, les deux objets sontmétaphoriques d’un
autre souhait, à savoir dire à Lucile, en s’adressant à sa compagne : « Ma femme ne m’a
pas trompé ! » (ibid. ). Cette satisfaction narcissique qui aveugle Armand autantquel’amour
qu’il porte à Paola ne pourra être entamée que par l’intervention d’un autre objet porteur de
603
604
605
252
Cf. B. Blandin, La Construction du social par les objets, Paris, PUF, « Sociologie d’aujourd’hui », 2002, p. 7-8.
FC, II, p. 1002.
Comme les « parapluies » de Siegfried (Sieg., II, 5, p. 40).
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
la vérité qu’il ne veut ni voir ni entendre, le « verre » de Lucile. Cette dernière se refusant à
parler, Armand propose un code de communication gestuelle fondé sur cet objet banal :
« Armand, qui s’est retourné en parlant : Je solliciterai cependant une faveur
de Madame Blanchard. Si parler est tâche impossible, boire est facile. Porter
un verre d’eau à ses lèvres est agréable. Si Madame Blanchard consent à me
faire savoir sans parole que j’ai raison, qu’elle porte simplement son verre à
ses lèvres…. Armand regarde Lucile, qui ne boit pas. Il s’en va. Comme il est
parti, Lucile porte inconsciemment son verre à ses lèvres. Armand qui s’était
encore retourné le voit. Ses traits s’illuminent. Lucile : Stupide que je suis !
J’ai bu sans y penser ! Elle casse le verre. Armand ferme les yeux comme
terrassé. » (Luc., I, 5, p. 1050).
L’obstination dumaride Paola à connaître la vérité lui dicte un subterfuge : par glissements
successifs – « parler », « boire », « porter un verre à ses lèvres » –, l’objet se trouve investi
du rôle habituel de la parole, et l’eau est alors une sorte de miroir pur. Tout le ralenti, au
sens cinématographique du terme, qu’impose la première didascalie prépare le coup de
théâtre de la seconde. Reprenant le vocabulaire de son personnage, Giraudoux lui adjoint
un adverbe d’importance, « inconsciemment » : le message est donc faussé. Le geste
brutal qui brise l’illusion tient en un verbe bref. De part et d’autre de la réplique de Lucile se
répondent symétriquement les deux réactions antithétiques d’Armand : le « verre » a bien
délivré son message, comme une moderne version des envoyés du destin. Mais il semble
que dans cette pièce les objets brouillent la communication parce que le désir s’en mêle :
il y a dans l’expression du souhait apparemment innocent d’Armand un non-dit du désir qui
passe par les mots « agréable » et « joie » qui concernent davantage la présence de Lucile
et le sentiment qu’elle procure que la sensation ordinaire d’une gorgée d’eau.
Le changement d’état et de fonction du « verre » est déjà, dans La Folle de Chaillot,
en relation avec une sorte d’avertissement :
« D’un mouvement coquet, la Folle lance l’écharpe en arrière, renverse le verre du
président sur son pantalon, et s’en va. » (FC, I, p. 965).
Est-ce maladresse, inattention ou intention délibérée ? Le geste d’Aurélie est explicitement
associé par Giraudoux au souci de plaire, d’être belle, qui ne la quitte jamais, même si son
véritable dessein paraît moins innocent : bien que le verre ne contienne que de l’eau, le geste
est perçu par le président comme une attaque, le verre renversé étant alors porteur d’un
message sur le renversement des pouvoirs que le statut spatial des tables sur la terrasse
du café Francis nous a déjà permis de constater, une sorte de déclaration de guerre aux
« mecs » qui, précisément, boivent de l’eau pour y retrouver le goût du pétrole que l’un
606
d’eux a décelé .
Des messages à décoder.
Il apparaît par ces exemples que la nature du message porté par l’objet et par le geste
qui le manie manque de clarté, demande à être explicité par la réaction des personnages.
Il est des situations et des œuvres dans lesquelles les objets délivrent des messages qui
nécessitent un décodage, qui suscitent des interprétations contradictoires.
606
« Le Prospecteur : Le prospecteur est le dégustateur de l’eau.[…]. Or, hier, à cette même table, j’ai frémi d’espoir à la première
gorgée de l’eau de ma carafe. J’ai bu un second verre, un troisième, un cinquième. Je ne me trompais pas ! Mes papilles se dilataient
sous le goût qui est la suprême caresse du prospecteur, le goût du pétrole. »(FC, I, p. 963).
253
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
La consultation de Busiris concernant les « trois manquements aux règles
internationales dont les Grecs se sont rendu coupables », est à cet égard un modèle
d’herméneutique et d’opportunisme politique. Après la reprise de la formule du Messager,
607
« ils ont hissé leur pavillon au ramat et non à l’écoutière. » , le juriste traduit le message :
« Un navire de guerre, Princes et chers collègues, hisse sa flamme au ramat dans
le seul cas de réponse au salut d’un bateau chargé de bœufs. Devant une ville et
sa population, c’est donc le type même de l’insulte. » (GT, II, 5, p. 521).
On notera l’emploi du mot « bateau », péjoratifpar rapport à « navire », qui met l’accent sur
la banalité et implicitement, établit une hiérarchie entre les navires, ceux qui transportent
du fret, des animaux, de surcroît, et pire, les plus lourds comme le suggère l’allitération
en [b] et le passage des voyelles éclatantes [a], [e] à des sonorités plus éteintes [o], [é],
[œ]. A la demande d’Hector, Busiris révise son interprétation en faveur de Troie dans une
réplique où les voyelles ouvertes le disputent aux sonorités fermées, ces dernières finissant
par l’emporter, ambiguïté à l’image de cette explication forcée et de mauvaise foi :
« Ne peut-on interpréter, dans certaines mers bordées de régions fertiles,
le salut au bateau chargé de bœufs comme un hommage de la marine à
l'agriculture ? » (GT, II, 5, p. 523).
La volte-face de Busiris est certes l’occasion d’une satire des diplomates et de leur
608
langage , mais la double glose n’est-elle pas au cœur même de la pièce ? Andromaque
et Cassandre, dès la première scène, donnent des significations opposées aux signes de
la vie, signes de guerre ou de paix. Iris, dans le triple discours rapporté de la volonté des
dieux, Pallas, Aphrodite et Zeus, (GT, II, 12, p. 542-543) ne fait que mettre au rang des
dieux ce qui est le fait des hommes, la double ou multiple signification de toute chose, et,
609
par là, la difficulté à interpréter les signes . Dès lors, quel sens donner au message visuel
qui précède l’entrevue de la dernière chance ?
« Tous se retirent. On voit une grande écharpe se former dans le ciel. Hélène :
C’est bienelle.Elle a oublié sa ceinture à mi-chemin. » (GT, II, 12, p. 543).
Giraudoux réactualise la métaphore figée de l’écharpe d’Iris qui désigne l’arc-en-ciel, signe
double s’il en est, puisque ce phénomène optique résulte de la diffraction de la lumière
solaire sur les gouttes d’eau – pluie, orage, et soleil, autrement dit réunion des contraires,
eau et feu, dans un apaisement instantané et un moment de beauté qui a toujours été
interprété par les peuples comme une trêve dans le déchaînement des éléments. Les Grecs
en ont fait l’emblème de la messagère des dieux, or la réplique d’Hélène nous fait quitter la
mythologie pour des considérations de costume, dans l’esprit Art déco. L’expression « c’est
bien elle » peut elle aussi se lire à double sens : l’arc-en-ciel authentifie l’identité d’Iris, mais
Hélène ayant fréquenté dans son enfance les filles de pêcheurs peut employer leur langage,
l’expression signifiant alors : « cela ne m’étonne pas d’elle », ce qui correspond à ce que
la princesse grecque a l’air de considérer comme une négligence par l’emploi du verbe
« oublier ». Négligence ou intention de l’auteur ? Iris laisse aux mortels, et Giraudoux aux
lecteurs et aux spectateurs, la responsabilité du choix entre fable mythologique et œuvre
d’actualité. La « ceinture » abandonnée ne peut-elle être le signe de l’impossible silence
des armes ? L’objet message devient un objet signe.
607
608
609
Cf. GT, I, 9, p. 511.
Cf. S. Chaudier, « Rhétorique et diplomatie chez Proust et Giraudoux : la crise d’une sainte alliance », CJG n° 36, p. 287-300.
Cf. T. Kowzan, « Giraudoux et le signe ou Jean le sémiologue », dans Sur une note juste… 47 hommages offerts à Jacques
Body, Tours, Publications de l’Université François Rabelais, 1990, p. 331-336.
254
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
Dans le théâtre de Giraudoux, les objets outrepassent leur statut d’objet, nous l’avons
déjà remarqué à plus d’une reprise. Ici, nous voudrions attirer l’attention sur le fait que ce
n’est ni par la parole ni par l’action que quelques uns se distinguent, mais par leur "être-là"
et la plus ou moins grande réceptivité des personnages à cet étrange langage des signes.
610
Deux personnages aussi opposés que le Spectre et le Contrôleur d’Intermezzo
succombent au charme d’Isabelle : situation banale de comédie rajeunie par le rôle que
jouent les objets. Est-ce tout à fait un hasard si le Contrôleur évoque devant la jeune fille
les objets qui lui ont fait signe de la même façon que ceux qu’elle a chargés d’attirer le
Spectre ? Ainsi se superposent une fois de plus l’axe de la communication et celui du désir.
Isabelle cherche à entrer en relation, du moins le croit-elle sincèrement, avec un mort, mais
ce désir d’absolu se confond peut-être, sans qu’elle en ait conscience, avec une attirance
irrépressible pour le grand jeune homme vêtu de noir qui, tel un héros romantique, hante
611
les abords de l’étang. Dans sa chambre, par le jeu des reflets , les objets occultent leur
matérialité et peuvent ainsi faire signe à l’immatériel, aux morts, à un spectre. La lumière
participant à la fois du matériel et du spirituel transforme les objets banals au point de
les métamorphoser en fascinante pierre de lumière dont les multiples facettes, comme les
reflets disséminés sur les objets familiers, fait signe. Le Contrôleur, quant à lui, a été sensible
au charme discret de la chambre d’Isabelle et le lui avoue par un bel artifice rhétorique et
théâtral, celui d’un monologue devant confident :
« J’y suis seul avec ces meubles et ces objets qui déjà m’ont fait tant de
signes par la fenêtre ouverte, ce secrétaire […], cette gravure […], et ce porteliqueurs. » (Int., III, 3, p. 340).
Remarquons la capacité du Contrôleur à déchiffrer lessignes : « l’essence du secret »
pour le secrétaire, facile jeu sur le radical du mot, la solitude heureuse pour Rousseau à
Ermenonville, image d’Epinal, enfin la vérité et la pureté, apanage de la femme aimée, et
de toutes les héroïnes giralduciennes. Si nous trouvons que ces commentaires manquent
d’originalité, c’est que le Contrôleur ne s’en targue pas, lui qui se satisfait de son sort de
fonctionnaire et d’un certain manque d’imagination, puisque les images du guide Joanne lui
612
suffisent à voir, de façon convenue, les villes de ses futurs postes .Dans leur modestie très
humaine, ces interprétations contrastent aveclapoésie de la nature morte à la Chardin mise
en place par Isabelle pour le Spectre, et que le brave monsieur Robert n’a pas vue. Les
objets choisiraient-ils non seulement de faire signe, mais d’élire ceux à qui ils s’adressent ?
Ou faut-il supposer que certains hommes sont aveugles au point de ne pas capter les signes
de lumière, parce qu’ils sont décidément humains, trop humains ?
Le Président Théocathoclès, dans la tirade où il compare l’errance nocturne d’Electre
et celle d’un assassin, attribue aux objets la faculté de faire signe :
« Ils s’arrêtaient aux mêmes places ; l’if, le coin de pont, la borne miliaire font les
mêmes signes à l’innocence et au crime. Mais, du fait que l’assassin était là, la
nuit en devenait candide, rassurante, sans équivoque. […]. La présence d’Electre
au contraire brouillait lumière et nuit, rendait équivoque jusqu'à la pleine lune. ».
(El., I, 2, p. 605).
610
Personnages dont on peut considérer qu’ils sont l’avers et l’envers d’une même médaille, en l’espèce, la figure de
l’Amoureux dédoublée en vie, comme en témoignent les couleurs du costume du second et mort, le noir du premier, en une double
image de l’amour et une double conception de la vie, raison et passion, sécurité et risque.
611
612
Int., II, 7, p. 329.
Cf. Int., III, 3, p. 344.
255
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Le discours du Président tend à établirque l’être-là des objets placés par les hommes le
long des routes ne signifie pas par lui-même, et que c’est la présence des êtres humains
qui gauchit l’atmosphère générale de la nuit, les objets n’étant pas affectés d’une valeur
positive ou négative qui serait inhérente à leur nature. Quoiqu’ils émettent des signes, les
objets resteraient neutres, confinés dans leur matérialité, ils seraient des choses si le sujet
ne révélait leur sens par sa présence. De plus, les êtres humains, par leur relation au savoir
et à la beauté, font signe aux dieux, déclenchant, selon Egisthe, les pires catastrophes :
« Il n’est pas deux façons de faire signe, président : c’est se séparer de la troupe,
monter sur une éminence et agiter sa lanterne ou son drapeau. On trahit la terre
comme on trahit une place assiégée, par des signaux. Le philosophe les fait […]
le poète ou le désespéré les fait. » (El., I, 3, p. 611).
« Signes » et « signaux » étant donnés comme synonymes par le régent, nous voyons que
les objets signes, « lanterne », « drapeau », dont les noms, notons le au passage, sont des
anachronismes de mots, sont le moyen de la communication.
Tandis que les objets conventionnels au théâtre, tels la lettre et ses avatars, ainsi que les
instruments de musique, délivrent des messages clairs, nous avons pu remarquer comment
certains objets brouillent la communication plus qu’ils ne l’assurent. Bien plus, quelques
uns sont au cœur d’un discours interprétatif des personnages. Plus Giraudoux s’éloigne
du rôle que d’autres auteurs dramatiques ont attribué aux objets dans le domaine de la
communication, plus se dessine une réflexion, implicite ou explicite selon les œuvres, sur
613
614
la communication elle-même . Est-ce si étonnant de la part d’un diplomate , rompu aux
exigences du discours équivoque ?
b) L’axe du désir.
Désir de l’autre, désir d’être désiré[e], désir du désir de l’autre, la psychanalyse, récusée par
Giraudoux comme outil herméneutique, fournit cependant à un lecteur du vingt et unième
siècle un éclairage difficile à ignorer. Nous tenons cependant à rassurer nos lecteurs : nous
ne tenterons ici aucune lecture « psychanalytique », une telle démarche requérant une
formation et des connaissances dont nous sommes loin de nous targuer. Simplement, nous
n’éviterons pas quelques considérations ou termes qui sont devenus courants lorsqu’ils
s’avéreront nécessaires à la formulation de nos propres analyses et interprétations.
Etudier l’axe du désir dans ce théâtre sans parler du corps paraît une gageure : notre
parti pris d’écarter de la définition de l’objet les parties du corps n’exclut pas pour autant
615
une réflexion sur la relation qu’entretiennent certains objets avec le corps humain . Sinon,
comment prétendre à un propos cohérent sur le désir ? Nous verrons que le théâtre de
Giraudoux livre un nombre considérable d’objets liés au désir et à la séduction. Nous
répartirons leur étude comme suit : les objets instruments de la séduction, les objets
613
Relisons J. Body : « Le journal, puis le livre, puis la scène, puis le micro, puis l’écran. L’ambition de Giraudoux aura été
de conquérir tous les supports, ambition gravée dans toute son œuvre. […]. On verrait dans son théâtre une sympathie particulière
pour la communication à distance, dont le modèle le plus commun et le plus médiocre est le téléphone. » (J. Body, « Giraudoux
et le cinéma. », dans La Guerre de Troie a-t-elle eu lieu ? Jean Giraudoux : les dernières œuvres (1940-1944), Actes du colloque
international de Bursa, avril 1992, Istanbul, Les Editions Isis, en co-édition avec Littérature et nation, Tours, 1992, p. 93).
614
Cf. S. Chaudier, « Rhétorique et diplomatie chez Proust et Giraudoux : la crise d’une sainte alliance », art. cit., CJG n°
36, p. 287-300.
615
Outre l’axe du désir dont il est question ici, nous retrouverons cette relation qui a fait l’objet de nombreuses analyses dans
les sciences humaines à propos de l’étude des personnages (voir infra, chap. 3, Objets et personnages).
256
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
de la possession, les objets comme expression ou comme truchements du désir des
personnages.
Objets et stratégies de séduction.
Qu’est-ce que séduire au théâtre ? Selon E. Souriau, c’est, pour un personnage, prendre
616
l’autre au piège des mots, le dialogue étant selon lui tantôt combatif, tantôt séducteur .
Le théâtre de Jean Giraudoux nous invite cependant à considérer la séduction comme une
stratégie, plus ou moins délibérée, qui n’exclut nullement la lutte, celle-ci étant souvent au
cœur de la problématique du couple. En effet, que séduire signifie détourner du bien ou du
vrai, et donc abuser, ou gagner par tous les moyens de plaire, il s’agit toujours d’un projet
617
qui vise à obtenir d’un autre ce que souhaite le personnage. La parole y suffit-elle ? Nous
réservant le domaine des objets, nous tenterons de voir le rôle qui leur est dévolu en matière
de séduction.
Les mots « stratagème » et « stratégie » ont un radical commun stratos qui, en grec,
désigne l’armée ; le premier est attesté d’abord au sens de ruse de guerre et a pris ensuite
le sens que nous lui connaissons, à savoir « ruse, tour que l’on joue à quelqu’un » tandis
que le second s’est d’abord cantonné au domaine militaire avant de désigner un « ensemble
618
d’actions coordonnées, de manœuvres, en vue d’une victoire. »
: il s’applique aussi
bien à la politique qu’à la communication. Nous avons retenu l’un et l’autre termes parce
qu’ils supposent la volonté d’un sujet et ses visées. Il nous paraît en outre opportun de les
distinguer, le « stratagème » pouvant s’inscrire dans une « stratégie » plus large.
Qu’est-ce que séduire dans ce théâtre ? attirer ? faire tomber dans un piège ? traquer
comme une proie ? tromper ? faire tomber dans l’erreur ? Mais à ce jeu, qui gagne ? Estce toujours celui ou celle qui a entrepris de séduire ? Que nous révèlent les objets sur
la séduction ? Nous les verrons révélateurs ou adjuvants des désirs des personnages,
instruments de leurs stratégies de conquête, objets leurres. Se posera donc la question
de leur efficacité. Nous n’échapperons pas à une réflexion sur les diverses stratégies
employées par les personnages féminins et masculins dans ce théâtre.
Costume et parure, bijoux et cadeaux.
Costume et parure sont, chez les personnages de Giraudoux, comme chez les oiseaux ou
619
les papillons, parmi les mille et une manières de séduire . Dans le duo final de Siegfried, les
deux héros prennent conscience de cette mutuelle et inconsciente, ou innocente, tentative
de séduction :
« Geneviève : […]. Tu avais tiré de ta poche un beau mouchoir saumon et vert
pour plaire à cette Canadienne. […]. Siegfried : Je me souviens. Tu avais mis un
616
617
E. Souriau, Les Grands problèmes de l’esthétique théâtrale, Paris 1960, CDU, p. 36.
G. Teissier a évoqué ses pouvoirs : « Le théâtre de Giraudoux : la séduction mode d’emploi », dans L’Art de séduire dans la
littérature française, Actes du colloque d’Opole 2007, Uniwersytet Opolski, Opole, 2008, p. 35-44. Le Don Juan de Molière est la
preuve de ce pouvoir de la parole.
618
Petit Robert 1, P. Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, [Paris 1967], Nouvelle édition,
1982.
619
Dans le théâtre de Strindberg, « la femme, dans la lutte des sexes, se sert de la magie vestimentaire pour capturer l’homme et le
tenir en son pouvoir. », écrit H.-G. Ekman qui évoque à plusieurs reprises les vêtements et accessoires de costume qui fonctionnent
comme la tunique de Nessus, ainsi le châle dans Père (H.-G. Ekman, « La magie des vêtements », art. cit., p. 115).
257
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
chapeau gris perle avec un ruban gris souris, pour plaire à cet Allemand. » (Sieg.,
IV, 6, p. 75).
Autant que le soin des deux personnages à choisir des couleurs seyantes, l’attention
de chacun des protagonistes au détail du costume de l’autre témoigne d’une attirance
réciproque. Nous avons déjà remarqué combien le Contrôleur d’Intermezzo est sensible au
costume féminin dans ce qu’il a de sensuel : le regard masculin fasciné par « le corsage
tendrement moulé de satin ou d'organdi » (Int., I, 5, p. 290) est aussi celui des soldats de
la garnison et des lycéens : ne retrouvons-nous pas dans ces allusions aussi bien le désir
diffus de Chérubin pour tout ce qui est femme que l’image traditionnelle, dans la littérature et
au théâtre, des amours de garnison, celles d’un Clavaroche dans Le Chandelier de Musset
ou de Lucien Leuwen chez Stendhal ?
Le souci de plaire habite même les Adolphe Bertaut surgis du souterrain de Chaillot :
« Nous voulons être beaux, avec des manchettes glacées. » (FC, II, p. 1030).
Souhait touchant de ceux qui n’ont pas su séduire en leur temps que ce rêve d’un beau
costume soigné qui rachète le spectacle pitoyable des « manchettes en loques » avec
lesquelles ils se présentent à Aurélie. N’est-ce pas, d’ailleurs, encore un besoin de plaire
qui anime la comtesse lorsqu’elle ajoute à son costume un « iris géant » qui succède à
l’« arum » de la veille (FC, I, p. 966) et lorsqu'elle refait les gestes de sa toilette de grande
dame tous les jours, quoiqu’elle n’ait plus personne à conquérir ? Pierre cède-t-il seulement
à la compassion pour une vieille femme à la tête un peu fêlée ou bien, séduit par la leçon
de vie qu’elle incarne, finit-il par succomber au charme qui se dégage de la Folle ?
« Il regarde avec émotion la Folle, s’agenouille devant elle, lui prend les
mains. » (FC, II, p. 1019).
La posture du chevalier devant sa dame adoptée par Pierre exprime déférence, respect
et admiration pour une princesse devenue inaccessible par son âge et par ses rêves,
puisqu’elle le prend, volontairement ou non, nul ne peut le dire, pour son amour perdu,
Adolphe Bertaut.
Alcmène, elle, a redouté les déesses aux corps irrésistibles et les armes de séduction
des étrangères :
« Comme un aimant, les étrangères attirent sur elles les pierres précieuses, les
manuscrits rares, les plus belles fleurs, les mains des maris… » (Amph., I, 3, p.
129).
L’image de l’aimant, que Giraudoux reprend dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Hélène
affirmant être « aimantée » par Pâris (GT, II, 8, p. 531), peut faire penser à la « pierre
620
d’aimant qui servait de talisman pour provoquer l’amour par son pouvoir d’attraction. » .
Les bijoux et les cadeaux jouent-ils leur rôle ? Jupiter n’a pas songé aux moyens banals
de séduire :
« Alcmène : […]. As-tu des cadeaux ? As-tu des bijoux ? Jupiter : Tu te vendrais,
pour des bijoux ? Alcmène : A mon mari ? Avec délices ! Mais tu n’en as pas !
Jupiter : Je vois qu’il faut que je reparte. » (Amph., I, 6, p. 138).
Relisons cet étonnant dialogue entre un dieu auquel ont manqué quelques leçons du manuel
du parfait séducteur, en dépit de la révision des principes de base avec Mercure à l’acte
620
J. Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Editions Robert Laffont S. A. [Editions Jupiter, 1969] ; édition revue
et corrigée, 1982, p. 19.
258
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
I, et une épouse fidèle : Alcmène n’accepterait de se laisser séduire que par celui qu’elle
621
aime, joli paradoxe ?
Cantique des cantiques égrène le nom des pierres et des bijoux offerts à Florence par
le Président, et dont il cherche à la parer une seconde fois après qu’elle a prétendu les lui
rendre : « perle », « émeraude », « rubis », « bracelet », « bague », « agrafe », « saphir »,
« turquoise », « collier » matérialisent les étapes de la séduction, puis de la liaison : « Orner
une femme, même avec ce qu’elle rejette, c’est un réflexe masculin. », dit la jeune femme
à son riche amant. (C., 6, p. 749). A. Struve-Debeaux écrit à ce propos que « le bijou est lié
622
à la dégradation de la femme et de l’amour » par la séduction et la possession physique .
Ce n’est plus la séduire, mais la transformer en objet séduisant, pour les yeux et le plaisir
de l’amant, qui retrouve en la parure offerte son désir et le désir de l’autre, plus que l’être
de la femme dont il fait un objet paré. Nous voyons par cet exemple comment le désir
masculin s’approprie l’objet de son désir. Le Chiffonnier de La Folle de Chaillot, dans le
rôle de président que les quatre Folles lui font jouer pour le procès qu’elles intentent aux
« mecs », dit les choses plus crûment :
« J’ai toutes les femmes. Avec l’argent on a toutes les femmes, les personnes
présentes exceptées. Les maigres avec du foie gras, les grasses avec des
perles. J’enveloppe de vison la rétive, et en se débattant, elle trouve bien le
moyen d’enfiler les manches. A celle qui marche vite, je crie par-derrière qu’elle
aura sa Rolls-Royce, et elle ne va plus qu’à petits pas. […]. Il n’y a plus qu’à la
cueillir. » (FC, II, p. 1014).
Cette version réaliste de la conquête qui ne s’embarrasse d’aucun scrupule pour assouvir le
désir finit en beauté sur une variante prosaïque de l’image poétique de la femme assimilée à
une rose, l’acception argotique du verbe « cueillir » ajoutant une note gouailleuse au propos :
cueillir un voleur, c’est l'arrêter, s’emparer de lui. La femme est donc ici une proie que le
chasseur a appâtée, soit avec des mets coûteux, soit par des bijoux, soit par une fourrure
de prix, soit enfin par une automobile de marque prestigieuse.
Nature des stratégies de séduction.
Là où les homme riches n’utilisent que des objets pour assurer la conquête, Jupiter s'appuie
sur une stratégie exclusivement physique qui le rend d’abord semblable à un fauve, et qui
révèle ensuite une parfaite connaissance des troubles du désir liés au simple contact, faisant
du maître des dieux un émule de Valmont plus encore que de Don Juan par son cynisme :
« Tu la suis d’abord, la mortelle, d’un pas étoffé et égal aux siens, de façon à ce
que tes jambes se déplacent du même écart, d’où naît dans la base du corps le
même appel et le même rythme ? Mercure : Forcément, c’est la première règle.
Jupiter : Puis, bondissant, de la main gauche tu presses sa gorge […], de la main
droite tu caches ses yeux, afin que les paupières […], devinent à la chaleur et aux
621
Est-elle si loin, cette héroïne héritée de la mythologie grecque, de la Stella de Crommelynck qui reçoit son Bruno comme si c’était
un amant et qui cède avec bonheur à celui qui a enjambé le mur de fenêtre ? « L’homme, d’un bond, franchit le mur d’appui, et le voici
dans la chambre. Stella s’accroche. Stella : Mari chéri ! mon cher trésor ! » (Crommelynck, Le Cocu magnifique, acte I, Paris, Editions
Gallimard, 1967, Bruxelles, Editions Labor, 1987, p. 30-31). Nous savons que Jouvet a monté Tripes d’or , pièce à laquelle Giraudoux
fait allusion dans L’Impromptu de Paris (IP., 3, p. 702 ). Connaissait-il de réputation Le Cocu magnifique monté par Meyerhold ? J.
Body n’en dit rien (J. Body, Jean Giraudoux, op. cit.).
622
A. Struve-Debeaux, « Précieux Giraudoux : le bijou, le corps, l’écriture » dans Et Giraudoux rêva la femme, Actes du
colloque de la S.I.E.G. à Alep, 1997, Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, CRLMC, 1999, p. 199-205.
259
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
lignes de la paume ton désir d’abord, puis ton destin et ta future et douloureuse
mort, – car il faut un peu de pitié pour achever la femme ? » […]. (Amph. , I, 1, p.
116).
Le rapprochement de ces deux conceptions de la conquête nous paraît éclairant à plus
d’un titre : il serait faux de penser que Giraudoux s’enfonce dans un pessimisme qui
lui fait dévoiler avec cynisme les stratégies de conquête de ses personnages masculins.
Le Chiffonnier n’est pas plus cynique que le dieu, il l’est autrement, avec le langage de
son époque et non le langage policé de Jupiter qui, à l’instar de celui des personnages
raciniens, peut exprimer et dévoiler l’érotisme tout en le voilant par des phrases amples
et un vocabulaire du corps et du désir tout à fait explicite. Le Chiffonnier, jouant un des
puissants de ce monde, emploie le verbe « avoir » qui marque la possession et la propriété :
l’assouvissement du désir passe par l’appropriation de l’objet du désir, non seulement sur
le plan physique, mais sur le plan social et même psychique. D’ailleurs, la femme n’est
désignée que par des adjectifs substantivés, puis par le pronom « elle », perdant toute
individualité, toute personnalité, comme dans « l’air du catalogue » chanté par Leporello
623
dans le Don Giovanni de Mozart . Le fait d’« envelopper » la femme qui résiste aux
avances et aux poursuites annihile toute chance d’échapper au séducteur, et l’emploi de
l'adjectif « rétive » en dit long sur la conception de la femme qui sous-tend cette réplique :
originellement utilisé pour une monture qui refuse d’avancer, le terme, au sens figuré,
désigne certes une personne difficile à entraîner, à persuader, mais, par un habile tour de
passe-passe, le « vison » dissimule une forme de violence, le verbe « se débattre » ne
s’imposant pas pour dire simplement un refus de se vêtir du cadeau somptueux. Enfin,
l’antithèse entre « marcher vite » et « aller à petits pas » nous donne deux images de la
femme, celle de l'ouvrière ou de la vendeuse qui trottine pour aller au travail ou de la bonne
qui se presse pour faire les courses, ou encore la femme vertueuse qui cherche à échapper
aux regards masculins, l’autre évoquant davantage celle qui traîne, voire celle qui fait le
trottoir, « vison » et « Rolls-Royce » sentant la femme entretenue de l’époque moderne. Or,
entre ces deux pièces situées presque aux extrêmes de l’œuvre dramatique, nous avons
Cantique des cantiques, avec une femme entretenue, une sorte de prostituée de haut vol,
et L’Apollon de Bellac avec une midinette moderne qui finit par épouser un homme laid,
mais riche, le Président, après avoir obtenu de lui un « diamant ». Il est clair que Jupiter ne
fait qu’amorcer une série de personnages masculins pour lesquels la séduction passe par
une violence faite à la femme désirée, quelle que soit la nature de cette violence, et surtout
les apprêts ou les objets sous lesquels elle se déguise. Notons au passage que tous ces
personnages, quand ils ne sont pas des dieux, sont présidents, ou, comme le Chiffonnier,
simulacre de président, titre qui dénote un pouvoir normalement conféré par des pairs, mais
qui semble bien chez Giraudoux associé à la notion de puissance et de richesse et par là
fort loin des personnages que nous avons évoqués au début de cette analyse des moyens
de la séduction.
L’Isabelle d’Intermezzo cherche, elle, à séduire un spectre. Elle dit au Spectre l’avoir
attiré en l’appâtant, d’une certaine manière, par les reflets sur les objets :
« Alors toute ma chambre est en apparence une chambre pour vivants, pour
petite vivante provinciale. Mais si l’on y regarde de près, on s’aperçoit que tout
est calculé pour que cette marque de lumière sur des objets familiers […] soit
entretenue sans arrêt. […]. Vous regardiez le reflet de la flamme sur le montant
623
260
Un des compositeurs préférés de Giraudoux, cf. J. Body, Giraudoux et l’Allemagne, op. cit., p. 72.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
du pare-étincelles, la lune sur l’écaille du réveil, vous regardiez le diamant des
ombres : vous étiez pris… Le Spectre : J’étais pris. » (Int., II, 7, p. 329).
Remarquons le vocabulaire d’Isabelle : le verbe « calculer » dit bien une stratégie et le
624
verbe « prendre », repris en écho par le Spectre, suggère le piège, comme dans Ondine.
Notons que le Contrôleur, si humain par les limites qu’il revendique, a été pris lui aussi au
piège des objets, or dans ce cas, point de stratégie de la part de la jeune fille ni de nature
morte à la Chardin, mais des objets qui connotent la vie d’une petite bourgeoise, secrétaire,
gravure, porte-liqueurs (Int., III, 3, p. 340). Isabelle ne s’est-elle pas laissé séduire par les
apparences ? La fin de la scène avec le Spectre révèle le subterfuge et le stratagème :
persuadée de vouloir séduire un mort, mue par un désir d’absolu, n’a-t-elle pas succombé
au charme de ce « grand jeune homme vêtu de noir [qui] apparaît à la tombée de la nuit,
et toujours aux environs de l’étang. » (Int., I, 5, p. 289) ? Son costume et la mise en scène
625
de ses apparitions tels que les évoque le Droguiste font de lui un héros de vignette
romantique propre à séduire l’imagination d’une jeune fille romanesque. La stratégie du faux
mort prend appui sur les éléments de la nature et sur l’illusion de nature théâtrale pour parler
à l’imagination, tandis que celle d’Isabelle s’appuie sur d’humbles objets domestiques et sur
la lumière pour parler aux sens, car elle attribue aux morts « la conscience de miroitements,
de fragments, de lueurs. » (Int., II, 7, p. 329). Cette pièce nous montre à quel point les
stratégies de séduction peuvent prendre au piège le personnage qui se croit maître du jeu.
Le Contrôleur paraît, au premier abord, plus idéaliste, or P. Vernois démonte les subtils
mécanismes de séduction mis en place par ce personnage :
« Isabelle avait mené le jeu avec le Spectre […]. Le Contrôleur est au cœur de
l’intimité de la jeune fille. Il a deviné que le Spectre est un présent-absent ou
un absent-présent. Il lui faut définitivement occuper le terrain […]. Le dialogue
amoureux théâtralise : il s’attaque aux espaces sacrés […] le sanctuaire de sa
chambre, jardin secret à jamais inviolable, croyait-elle, ou violée sans impudeur
626
par l’ombre d’un être surgi des limbes, être du non-espace. » .
A ce commentaire, nous ajouterons la nomination des meubles aux connotations
rassurantes pour la jeune fille en même temps que liés au secret comme le secrétaire,
à la vie bourgeoise qui pourrait être celle du couple comme le « porte-liqueur », et le
silence, bien sûr, sur l’objet central, extraordinairement absent du discours et de toute la
pièce d’ailleurs, le lit. Piège de la séduction ? Le Contrôleur n’est pas Valmont et Giraudoux
627
entretient l’ambiguïté du discours amoureux autant que celle du personnage . L’idée d’un
jeu au sens théâtral du terme nous semble intéressante car elle n’exclut pas une forme de
sincérité du personnage masculin, celle du sentiment amoureux, mais permet de rendre
compte d’une stratégie qui répond à celle employée par Isabelle à l’égard du Spectre et ce
double mouvement de séducteur séduit sur lequel nous avons mis l’accent.
624
Le personnage masculin déchiffre les signes que lui ont faits les objets dans leur matérialité, tandis que c’est Isabelle qui a donné
au Spectre la clé d’une interprétation spirituelle.
625
626
627
Int., I, 7, p. 303.
P. Vernois, « Le dialogue amoureux et ses prolongements dramaturgiques », CJG n° 10, p. 31.
Du moins si l’on en croit P. Vernois : « Puisqu’Isabelle est un personnage amoureux des fictions, on lui jouera une pièce : celle de
l’homme séduit par le nid douillet d’une jeune fille, ou si l’on veut une scène d’antan avec des personnages vêtus comme autrefois.
Des personnages ou plutôt un personnage absurde, maître du temps et de l’espace, qui recueille canne, redingote [sic] et expressions
de ses ancêtres pour faire de soi un singulier arlequin, surgit dans un temps irréel et joue dans un lieu métamorphosé à la fois concret
et imaginaire la comédie pathétique du passé et du présent. » (ibid.).
261
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
La Guerre de Troie n’aura pas lieu nous offre, outre le tableau désopilant des vieillards
628
libidineux, une figure de séducteur, Pâris , peu regardant, si l’on en croit son frère aîné,
sur les moyens d’arriver à ses fins et sur ses habitudes :
« Tu n’as pas couvert la plinthe du palais d’inscriptions ou de dessins offensants,
comme tu en es coutumier ? » (GT, I, 4, p. 491).
Voici Pâris transformé en auteur de graffiti comme les Romains dans les lupanars de
Pompéi. Auparavant, Hector a donné du rapt d’Hélène une vision cavalière, aux deux sens
du terme :
« A cheval ? Et laissant sous ses fenêtres cet amas de crottin qui est la trace des
séducteurs ? » (ibid.).
Cette dérision de tout romantisme et de tout idéalisme par ces précisions triviales, ce
vocabulaire cru de cavalerie dans la bouche d’Hector qui, pourtant, lors de ses retrouvailles
629
avec Andromaque, avait un autre langage, trahit une autre face du personnage.
Et pourtant, c’est par deux objets de toilette, à savoir, le « savon » et la « pierre ponce »,
que le même Giraudoux fait exprimer à Hélène sa conception du plaisir, poétisée par la
princesse grecque :
« Hector : Vous aimez les hommes ! Hélène : Je ne les déteste pas. C’est
agréable de les frotter contre soi comme de grands savons. On en est toute
pure… » (GT, I, 8, p. 507).
La thématique giralducienne de la pureté transforme l’image d’un érotisme de contact illustré
par le verbe « frotter » associé à l’adjectif « agréable » qui exprime le plaisir physique
dans une formulation paradoxale. L’image est reprise dans la scène suivante avec une
variante qui insiste sur ce qui ôte toute impureté, toute souillure de la peau : « de la pierre
ponce » (GT, I, 9, p. 507). Figure ambivalente de séductrice qui sait le geste provocateur,
aguicheur, même si ce mouvement du corps est celui de Nikè : « Elle rajuste sa sandale,
prenant bien soin de croiser haut la jambe. », dit Cassandre d’Hélène (GT, I, 4, p. 494),
femme fatale à tous les sens du terme, aussi bien celui du cinéma des années 30 qu’au sens
630
figuré faisant d’elle une figure moderne et antique à la fois. Appât pour les peuples qu’elle
mène à la guerre, Hélène est, par son corps, instrument d’une séduction que la scène avec
Troïlus ramène au plan humain par un tableau du désir assouvi dans un irréel du passé
étrangement préféré par Giraudoux à l’irréel du présent qu’on attend après des verbes au
présent de l’indicatif, comme s’il s'agissait pour la princesse d’énoncer avec nostalgie ce
qui n’a pas été pour mieux réclamer ce qu’elle veut :
628
L’Iliade parle seulement du beau garçon, coureur et séducteur de filles quand Hector adresse des reproches à Pâris qui
recule devant Ménélas : « Maupâris, si beau à voir, fou de femmes, lanceur d’œillades […]. » (L’Iliade, traduction de E. Lasserre,
Paris, Garnier-Flammarion, 1965, chant III, p. 62).
629
Comme nous sommes loin de la poétique évocation du passage nocturne de Léonard sous la fenêtre de la Fiancée, dans Noces
de sang de Lorca : « La Servante : La nuit dernière as-tu entendu un cheval ? […] Je l’ai vu. Il s’est arrêté devant ta fenêtre. Cela
m’a beaucoup étonnée. […]. La Fiancée : Qui était-ce ? La Servante : C’était Léonard. […]. La Fiancée : Tais-toi ! Maudite soit ta
langue ! On entend le galop d’un cheval. La Servante, à la fenêtre : Regarde. Penche-toi. C’était lui ? La Fiancée, tragique : Eh bien,
oui ! C’était lui. » (F. Garcia Lorca, Noces de sang, acte I, tableau III, Paris, [Editions Gallimard, 1947], Editions Gallimard, collection
“ Folio ”, 1979, p. 174-175).
630
Puisque « le nom même d’Hélène, Eλένη, est issu étymologiquement de l’infinitif aoriste "ελείν" du verbe "αιρέώ" : s’emparer,
détruire, tuer », écrit K. Stefanaki (K. Stefanaki, « Les deux Hélène : une histoire d’avant et d’après la guerre », in Giraudoux Européen
de l’entre-deux guerres, CJG n° 36, p. 237.
262
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
« A la fin du jour, quand je m’assieds aux créneaux pour voir le couchant sur
les îles, tu serais arrivé doucement, tu aurais tourné ma tête vers toi avec tes
mains […] et tu m’aurais embrassée, j’aurais été très contente… […]. Embrassemoi. » (GT, II, 1, p. 513).
L’enjôleuse déroule une longue phrase charmeuse qui s’épanouit dans l’injonction finale ; la
mention des fortifications rappelle le décor et, au geste provocant d’Hélène sur les remparts
se substitue l’image d’une jeune femme contemplative, dans une pause d’un romantisme
convenu auquel ne manque même pas l’exotisme des îles.
A l’inverse du désir d’Hélène, il en est d’autres qui s’ignorent ou se trompent d’objet.
Les objets du désir.
Dans le duo de Siegfried et de Geneviève à l’acte IV, dans la litanie des « Te souviens-tu ? »
prend place une métaphore qui fait écho à une première occurrence, celle du « parapluie ».
Nous citons volontairement les deux passages en parallèle avant tout commentaire :
« Geneviève : Vous avez oublié quelque chose ? Siegfried : N’est-ce pas
que j’ai l’air d’avoir oublié à dessein quelque chose comme ceux qui laissent
leur parapluie pour pouvoir revenir ? » (Sieg., II, 5, p. 40). « Siegfried : Te
souviens-tu de mon retour subit avant l’émeute, de nos adieux, de ce parapluie
que je revenais chercher contre l’inquiétude, le désespoir ? Comme il a plu,
Geneviève ! » (Sieg., IV, 6, p. 76).
L’interprétation que donne Siegfried met l’accent sur un besoin de protection, de consolation
même. Le « comme il a plu » métaphorise les heures douloureuses vécues par Siegfried
une fois qu’il a été dépouillé de son identité allemande. Mais la première apparition de
la métaphore, par l’emploi du pluriel qui concrétise l’objet « parapluie » est plus ambiguë
et peut suggérer une attirance pour la jeune femme et ce d’autant plus qu’à la fin de la
production théâtrale giralducienne, nous retrouvons, avec deux autres objets, le motif du
retour vers une femme : « gants » et « cravache » trahissent Armand qui énonce lui-même
leur rôle habituel d’objets prétextes. Si l’adresse à Eugénie vise en fait Lucile, Armand
se trompe sur la nature du désir qui le ramène vers les deux amies : « Oui. Je reviens.
Les hommes oublient leurs gants, leur cravache sur la table des femmes qu’ils veulent
revoir. » (Luc., I, 4, p. 1047). L’expression présomptueuse d’une satisfaction hâtive et pour
le moins narcissique ne cache-t-elle pas une attirance inconsciente pour Lucile, femme
inaccessible parce que mariée et vertueuse, une Lucrèce, en somme ? A l’acte III, Paola
révèle à eux-mêmes les deux « aveugles » :
« Puisqu’elle t’aime ! C’est vous deux qui étiez aveugles ce matin, mes amis,
en ouvrant vos fenêtres.[…]. Laissons l’enjeu à la vaincue. Laissons-lui
Armand… » (Luc., III, 6, p. 1111).
« Cravache » et « parapluie » ont en commun d’être des objets phalliques. Est-il besoin de
mentionner le Père Ubu et son désir d’avoir un « grand parapluie » ? La « cravache » est
un substitut du bâton, dont on sait l’usage qu’en fait le même Ubu. Les « gants » paraissent
attester surtout le défi lancé à Lucile, traitée là en adversaire, et relevé par Armand à propos
de la fidélité de sa femme, ce qui explique qu’il reprenne ses gants : le duel n’a pas raison
d’être et, ironie du sort, c’est pour Lucile qu’il se battra contre Marcellus.
Quelques objets sont, dans ce théâtre, emblématiques du désir masculin. Pour le
Contrôleur, ce sont des œuvres d’art :
263
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
« Si les fourmis […] ressemblent à la Victoire de Samothrace avec sa tête, à la
Vénus de Milo avec ses bras […], alors, oui, Monsieur l’Inspecteur, et seulement
dans ce cas, Isabelle ressemble à une fourmi ! » (Int., I, 6, p. 294).
Les deux sculptures donnent de la jeune fille une double image valorisante, celle d’un être
ailé et glorieux, et celle de la beauté et de l’amour. Le Maire, plus âgé sans doute, a des goûts
moins élevés : il se complaît à sa collection de « faïences provençales à sujets licencieux »,
de « Vénus en terre écaillée » (Int., III, 1, p. 335). Ces objets, à la fois par leur modeste
taille et par les matériaux ordinaires dans lesquels ils sont fabriqués, contrastent avec les
deux prestigieuses œuvres conservées au Louvre, opposant ainsi, à travers deux formes de
références culturelles, deux conceptions du désir, celle du Maire s’avouant sans hypocrisie
comme terre à terre, tandis que les modèles nommés par le Contrôleur témoignent de son
idéalisme. Quelques désirs plus inavouables traversent cette pièce : celui du Droguiste pour
les petites filles dont il évoque le corps par fragments, comme un amateur d’art décrivant
un tableau : « les charmantes petites figures, les charmants petits dos » (Int., I, 3, p. 283)
et celui du Contrôleur tel qu’il se révèle dans le récit qu’il fait de son rêve à la demande
de l’Inspecteur :
« J’aimais avec délire une femme qui sautait en redingote à travers un cerceau, le
sein droit dévoilé, et cette femme, c’était vous ». (Int., II, 2, p. 312).
S’agit-il d’un désir homosexuel refoulé, d’une (fausse ?) concession de Giraudoux à une
mode dans les milieux et les œuvres littéraires et artistiques, ou d’une parodie de récit de
631
rêve surréaliste ? A tout le moins d’une figure ambiguë du désir masculin .
Matérialité du désir et désir de possession vont de pair dans Judith, Amphitryon 38,
Supplément au voyage de Cook et Ondine, mais cela n’exclut pas nécessairement la
spiritualité, comme nous allons le voir. Deux objets clés, le « lit » et la « ceinture », sont
diversement mis en valeur. Nous savons que le lit fait partie du vademecum du parfait
séducteur selon Mercure :
« […] entrez par la porte, passez par le lit, sortez par la fenêtre. » (Amph., I, 1, p.
118).
La succession rapide des actions nous montre un désir que ne freine aucun obstacle,
et une possession tout aussi brève que souveraine : le verbe « passer par » est à cet
égard un facétieux raccourci spatial de l’acte sexuel. Jupiter, comblé, y séjourne un peu
plus longtemps, comme le prouve sa posture du second acte : « étendu sur la couche et
dormant. » (Amph., II, 2, p. 141). Le vocabulaire noble, la « couche », suffit-il à ennoblir la
possession ? A défaut de la réalité, nous aurons eu les étapes du rituel dès l’exposition :
« Jupiter : Enfin, ainsi conquise, tu délies sa ceinture, tu l’étends, avec ou
sans coussin sous la tête, suivant la teneur plus ou moins riche de son
sang. » (Amph., I, 1, p. 116).
La « ceinture », dont nous savons que, dans la Grèce antique, elle était dénouée par l’époux
au soir des noces, ne protège plus la mortelle des entreprises du dieu dont la sollicitude,
toute relative, s’exprime dans le choix d’un accessoire anachronique, le « coussin ». Le
631
L’homosexualité est devenue un thème rebattu dans des œuvres mineures également. Giraudoux est plus discret en la matière :
Sodome et Gomorrhe, dont le titre laisse attendre ce thème, n’y fait que vaguement allusion alors que, dans la Bible, c’est une des
causes de la colère et du châtiment divins (Gn, 19, 4-11) ; en revanche, nous avons dans Judith la présence des officiers assyriens
homosexuels auxquels l’auteur donne des propos de corps de garde et un comportement stéréotypé à l’égard des femmes, mais c’est
surtout dans la relation très ambiguë de Suzanne et de Judith, fondée sur un jeu de reflets et en relation avec la thématique du double,
que se lit en filigrane une attirance homosexuelle.
264
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
vocabulaire de Mercure est plus direct lorsqu’il transmet à Alcmène le désir de son maître :
« Jupiter ne demande pas absolument à entrer en homme dans votre lit. » (Amph., II,
5, p. 161), réplique qui nous vaut un jeu de mots et une allusion facile à l’homosexualité
632
féminine .
Substitut de la couche nuptiale pour une Judith vierge à défaut d’être chaste, le « lit »
est évoqué par Holopherne comme le lieu non seulement de la possession de celle qui est
en son pouvoir mais comme celui de la révélation de l’être véritable de la femme conquise :
« Demain seulement tu sauras si tu es avare ou prodigue, si tu es un être
angélique ou une mégère. […]. De mon lit, tu te relèveras avec ton premier enfant,
toi-même ». (Jud. , II, 7, p. 250-251).
Il apparaît donc que l’union charnelle peut avoir une dimension spirituelle, celle d’une
initiation, l’image de l’accouchement de soi remplaçant alors celle de la possession.
Là où Bertha ne voit qu’un lit, celui du désir concupiscent, opposé à l’anneau de
fiançailles, Ondine ne rêve que d’union indéfectible. La vulgarité de langage et de pensée de
la fille adoptive du roi trahit son désir frustré puisqu’elle imagine Hans et Ondine accouplés
comme des animaux :
« Bertha : Je me trompe sans doute en parlant de lit… On couche dans la grange,
chez les paysans, sur le foin. Vous avez eu à vous brosser, au matin de vos nuits
d’amour ? Le Chevalier : Je vois à vos paroles que vous n’avez pas encore eu les
vôtres. » (Ond., II, 4, p. 796-797).
Que le contraste est grand avec la scène de séduction réciproque et d’abandon au désir
telle qu’elle se joue au premier acte entre Ondine et Hans, séduction placée sous le signe
de l’eau et des poissons.
« Ondine : Tu es pris, hein, cette fois ? […]. Tu ne te débats plus. […]. Il a bien
fallu vingt minutes !… Le brochet en demande trente. Le Chevalier : Il a fallu
toute ma vie. Depuis mon enfance, un hameçon m’arrachait à ma chaise, à ma
barque, à mon cheval… Tu me tirais à toi… » (Ond., I, 9, p. 785-786).
La métaphore filée de la pêche inverse les rapports entre la créature des eaux et l’homme,
victime consentante d’une irrésistible attirance qu’expriment les verbes « arracher » et
« tirer », tandis que le groupe ternaire rythmé par la répétition anaphorique de la préposition
« à » imite les efforts d’un pêcheur qui tire à lui sa prise. Les sonorités éclatantes de la
victoire d'Ondine, [a], [e], triomphent dans la réplique du Chevalier des dernières résistances
des voyelles fermées, [ i], [u]. Belle image de la séduction que celle qui prend au pied de
la lettre le mot « attirer », tirer à soi. Ce fil invisible ne suffit pas à Ondine. L’armure du
Chevalier, seul obstacle concret à l’étreinte amoureuse, cède au pouvoir magique de la fille
des eaux : « Moi, j’ai un moyen pour défaire les armures. », dit Ondine (Ond., I, 5, p. 775)
mais la crainte de perdre Hans lui suggère l’idée d’« une ceinture de chair qui [les] tiendrait
à la taille. » (Ond., I, 9, p. 788). Les réticences de Hans, premier recul devant le désir de
633
l’autre lui valent d’être retenu par un autre moyen. Non contente de l’avoir pris, Ondine
veut se l’attacher définitivement :
« Ondine : Pour cette nuit, je fais ma ceinture moi-même. Cela ne te gêne
pas que je passe cette lanière autour de nous ? Le Chevalier : Non, chérie…
632
633
« Alcmène : Vous avez pu voir que je n’y accepte pas non plus les femmes. » (ibid.).
Cette attitude annonce étrangement celle de Pierre au moment d'embrasser Irma : « La Folle : Regarde-le qui hésite déjà, qui
hésite devant le bonheur, comme tous ceux de son sexe. » (FC, II, p. 1030).
265
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Ondine : Et cette chaîne ? Le Chevalier : Non, chérie… Ondine : Et ce filet ?
… Tu le relèveras dès que je dormirai… Bonne nuit, mon amour. Le Chevalier :
Entendu… Mais jamais homme et femme n’ont été liés d’aussi près en ce
monde. » (Ond., I, 9, p. 789).
Ce nouveau groupe ternaire en gradation avec le « et » d’addition et de relance rythmique à
la fois, / « Et cette lanière »/ « Et cette chaîne »/ « Et ce filet »/ fait de Hans une proie, mais
prise au piège du désir. Véritables auxiliaires d’Ondine, « ceinture », « lanière », « chaîne »,
« filet » sont-ils des objets pris à la cabane d’Auguste ou des objets magiques suscités par
Ondine comme précédemment les « assiettes d’or » et « l’aiguière, ou bien s’agit-il d’objets
de langage qui enserrent Hans, le retenant prisonnier de cet amour sauvage par les mots
uniquement ? L’on ne peut s’empêcher de penser ici à la scène de La Machine infernale de
Cocteau dans laquelle le Sphinx tisse autour d’ Œdipe un irrésistible réseau de fils qui lui ôte
634
toute liberté, alors que ce ne sont que des mots . Fil et filet sont des pièges, et les tisseuses,
des magiciennes. Ondine l’est assurément puisque « de ses mains, elle jette le sommeil sur
le chevalier qui retombe endormi. » (ibid.). nous assistons à une spiritualisation de l’union
des corps car là où Hans ne voit qu’un lien concret, Ondine reconstituerait l’androgyne parce
qu’elle « est bien consciente que l’androgyne est le seul type de couple capable de faire face,
635
la seule parade valable et efficace contre les tentations du monde. », selon A. El Himani .
N’est-ce pas également parce que, dans la scène où elle a usé de tous ses pouvoirs de
séduction, féminins et surnaturels, elle a senti Hans lui échapper ? Aucune scène, peutêtre, ne met mieux en lumière l’opposition entre le désir sublimé dans l’amour et les appétits
physiques. Le désir d’Ondine est d’« être tout ce qu'aime [son] seigneur Hans, tout ce qu’il
est », autrement dit moins de le posséder que de s’identifier pleinement à lui, dans un désir
de fusion, celui « D’être ce qu’il y a de plus beau et ce qu'il y a de plus humble. » (ibid.).
Le désir d’identification passe aussi bien par ce qui est de l’ordre de la matérialité que de
la spiritualité :
« Je serai tes souliers, mon mari, je serai ton souffle. Je serai le pommeau de ta
selle. Je serai ce que tu pleures, ce que tu rêves… » (ibid.).
Les objets nommés peuvent être le signe d’un fétichisme, car ils sont en contact direct avec
le corps de l’aimé, et ainsi, un peu de lui. Quant au souffle, Claudel, après les Latins, nous
a habitués à le considérer comme l’émanation de l’âme. Les verbes « pleurer » et « rêver »
disent à quel point Ondine veut être l’autre, jusque dans ce qu’il a de plus intime et de plus
secret, ses peines et ses songes. Que la réplique s’achève sur « ce que tu manges là,
c'est moi… » (ibid.) ne doit pas étonner : le désir d’Ondine d’être absorbée peut d’abord
paraître la métaphore du désir sexuel, mais cette interprétation réductrice demande à être
complétée par le sens spirituel que suggère l’acte III. Accusée par Hans d’avoir fait de lui non
seulement un dieu, expression somme toute banale de l’amour, mais de l’avoir confondu,
avec le Christ, Ondine avoue :
« Hans : Quel est ton pain ? Quel est ton vin ? Quand tu présidais ma table, et
que tu levais ta coupe, que buvais-tu ? Ondine : Toi. Hans : Quel est ton dieu,
Ondine ? Ondine : Toi ». (Ond., III, 4, p. 839).
La consubstantialité est affirmée par la référence au pain et au vin, les deux espèces du
sacrement de la communion, et le blasphème attesté. Même si cet interrogatoire inspiré
des procès de sorcellerie force les réponses de l’accusée, il est troublant de retrouver les
termes de nourriture et de boisson comme expression de l’amour profane et de l’amour
634
635
266
Cocteau, Mach., II, p. 68-69.
El Himani, « Le mythe de l’androgyne chez Giraudoux dramaturge », dans Giraudoux et les mythes, op. cit., p. 74.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
divin ou surnaturel. Deux formes de désir sont ainsi confrontées dans Ondine, d’une part,
le désir matérialiste du Chevalier, concrétisé par son et ses appétits, d’autre part, le désir
d’atteindre l’être aimé au-delà des apparences et en dépit des barrières et des résistances
qu’il peut opposer. Rappelons qu’il répond « jambon » quand Ondine lui parle d’amour,
l’enchaînement burlesque des répliques masquant le contraste entre l’idéalisme d’Ondine
et le matérialisme du Chevalier :
« Ondine : […] je serai ce que tu pleures, ce que tu rêves… Ce que tu manges
là, c’est moi… Le Chevalier : C’est salé à point. C’est excellent… » (Ond., I, 6, p.
776).
Désirs refoulés et version burlesque d’Eros et Thanatos nous sont offerts par Supplément
au voyage de Cook. Au lit, sans le moindre désir l’un pour l’autre, les époux Banks, séparés
par un vide spatial symbolique de la séparation de corps, nous donnent l’image caricaturale
du puritanisme :
« Mr. Banks : Vous dresserez le second lit, Solander. Solander : Contre l’autre,
Mr. Banks ? Un peu de vide entre eux ? Mrs. Banks : Comme d’habitude, le
vide. » (SVC, 10, p. 588).
Or le désir flotte autour de ces lits de camp conjugaux, désir refoulé de Mrs. Banks pour
quelques beaux jeunes gens qu’elle évoque devant Vaïturou (SVC., 9, p. 584-585). La
revanche du corps et des désirs passe par un usage pervers des ordres donnés par les
Anglais concernant l’accueil et le couchage des marins à terre : ils coucheront bien dans
des « lits », mais « au faîte des mancenilliers et au-dessus des précipices ». (SVC, 11, p.
590), non sans avoir été séduits et détroussés auparavant par les beautés tahitiennes, ils
seront dans les arbres de mort. Cette version coloniale et parodique de la relation du désir
à la mort semble de surcroît un pied de nez au docteur Freud et à ses émules.
Rappelons que les mots eux-mêmes sont des armes pour séduire ou atteindre
l’adversaire, comme l’écrit E. Souriau :
« Les personnages en effet luttent les uns contre les autres avec des paroles ; ils
se frappent en quelque sorte avec des paroles, chaque réplique étant adressée,
dédiée, recevant une vection vers l’autre personnage.[…]. La parole part et va
frapper quelqu’un, les personnages quand ils luttent ou s’attirent, usent de
paroles qui sont tantôt des armes, tantôt des filets et toujours servent à atteindre
un point d’impact avec l’adversaire sur lequel il faut agir par le discours. Ainsi
disparaît l’opposition qu’on établit faussement entre le dialogue et l’action, et qui
n’existe en fait que dans la mauvais théâtre. En réalité, toute parole théâtrale est
636
en même temps une action… » .
c) L'axe de la lutte.
Le théâtre est par essence un art du conflit. La part des objets varie selon les époques
et les genres. Les armes ont pris une grande place dans le théâtre du XVIIème siècle, au
point parfois de focaliser toute l’attention – pensons à l’épée du Cid, aux divers bâtons de
la comédie. La lutte passe également, M. Vuillermoz l’a montré pour le théâtre français des
années 1625-1650, par les ruses, les leurres qu’entretiennent quelques objets, lettres, faux
billets, travestissements, que nous retrouvons dans la comédie du XVIIIème siècle.
636
E. Souriau, Grands problèmes de l’esthétique théâtrale, Paris, CDU, 1960, p. 36.
267
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Le drame romantique, renouant avec le théâtre élisabéthain et s’inspirant du
mélodrame, leur emprunte d’autres moyens de lutte : traquenards et poisons. Dans la
première moitié du vingtième siècle, les armes se diversifient, et le théâtre en porte la trace :
outre les armes stricto sensu, les moyens modernes de communication comme les journaux
ou les télégrammes peuvent être investis d’un rôle semblable.
Pour ce qui est du théâtre de Giraudoux, nous nous intéresserons successivement aux
armes, anciennes ou modernes, puis aux objets dont ce n’est pas la fonction habituelle,
utilisés comme armes, ensuite aux pièges et appâts divers, enfin aux nombreuses
métaphores d’armes et de pièges, tout particulièrement aux figures et images dont le support
lexical est un nom d’arme ou le mot « arme » lui-même, les mots « appât » et « piège »
étant parmi les plus fréquents.
Les armes au sens strict.
La première question qui s’impose est celle de l’utilisation scénique des armes à une
époque où le théâtre a depuis longtemps échappé à la règle classique de la bienséance qui
contraignait les auteurs à faire jouer hors scène tout acte violent, avec la contrepartie de la
forme dramatique du récit. Il est d’autant plus étonnant de constater que Giraudoux n’a que
rarement recours à cette liberté des modernes : dans les trois tragédies, Judith, La Guerre
de Troie n’aura pas lieu et Electre, dans une comédie dramatique, Intermezzo, et dans un
drame, Pour Lucrèce. Toutes les autres luttes qui supposent l’emploi d’armes appartiennent
au passé ou au dessein des personnages : les armes sont donc nommées dans le cadre
d’un récit ou de l’exposé d’un projet. En bon connaisseur du théâtre classique et en tant
qu’admirateur de Racine auquel il a consacré quelques belles pages dans Littérature,
Giraudoux sait combien le hors-scène pèse sur le en scène tout particulièrement lorsqu'il
y a conflit.
Nul ne s’étonnera de la prédominance des armes blanches dans une œuvre théâtrale
dont un tiers s’inspire de textes bibliques ou antiques et dont le prestige tient à leur
ancienneté et aux œuvres d’art qui les ont magnifiées, de Véronèse à Delacroix ; la faible
part des armes à feu tient au sujet de pièces modernes : seules Siegfried, Fugues dur
Siegfried, Intermezzo, L’Impromptu de Paris et Pour Lucrèce en offrent des exemples.
Dans Siegfried, les armes renvoient à un passé difficile à oublier, traumatisant pour les
personnages comme il l’a été pour l’auteur, la guerre franco-allemande de 1914-1918 :
« Plusieurs fois dans les attaques, en pensant à toi, j’ai levé mon fusil et tiré vers
637
le ciel. », dit Robineau à son ami Zelten (Sieg., I, 6, p. 15) .
Instrument d’une tentative de putsch, le « canon » retentit au second acte (Sieg., II, 3, p. 36).
Cette canonnade donne lieu à trois interprétations dans un dialogue dont la stichomythie
est comme une passe d’armes : pour Fontgeloy, général des hussards de la mort issu d’une
ancienne famille protestante française, ce pourrait être la guerre contre l’ennemi de toujours,
la France ; Waldorf corrige :
« Pas la guerre, la Révolution, Fontgeloy ! Fontgeloy : Les communistes ?
Waldorf : Non. Zelten. Fontgeloy : Vous plaisantez ! Waldorf : Zelten vient de
prendre d’assaut la Résidence et le pouvoir. » (Sieg., II, 4, p. 37).
637
Contrairement à Apollinaire dans Les Mamelles de Tirésias, Giraudoux ne renvoie pas explicitement à la « Grande
Guerre ».
268
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
Giraudoux fait allusion à l’instauration de la République des soviets « proclamée à Munich
en 1919 et bientôt abattue. […]. Mais, en 1923, Munich avait été le théâtre d’un nouveau
638
putsch, hitlérien, cette fois. », rappelle J. Body .
Intermezzo fait des « pistolets » l’arme de l’exécution d’un criminel, ce qui, du point de
639
vue de la justice, laisse perplexe et fait penser au shérif des films américains .
« L’Inspecteur : Vous avez vos armes ? (Affirmation). Des pistolets ? Excellent !
Préparez-les et dissimulez-vous derrière ce taillis. […]. Par ce chemin va venir
une jeune fille… […]. En face du bosquet, surgira aussitôt un jeune homme… […].
Laissez-les parler cinq minutes. Puis convenez d’un signal pour tirer sur lui. C’est
un dangereux assassin. Le gouvernement vous y autorise. » (Int., II, 4, p. 324).
Quel est ce gouvernement, dont se réclame l’Inspecteur, qui, sans respecter une
procédure judiciaire, confie aux anciens bourreaux, donc à des fonctionnaires
qui ne sont plus en exercice, le soin d’exécuter, autrement dit d’assassiner, avec
des armes de tueurs ? A la fin de la scène 7, « On entend deux coups de feu. Le
Spectre s’affaisse à terre. » (Int., II, 6, p. 329). Pourtant, ni l’américanisme ni le
cinéma n’ont influencé Giraudoux pour le choix des armes, contrairement à ses
640
contemporains, alors qu’il connaissait l’un et l’autre . Il réinvente ensuite le
revenant puisque « […] identique au corps étendu, un Spectre monte. » (Int., II, 7,
641
p. 330) . Il choisit la solution de l’étrange, du surnaturel, du fantastique, à la fois
pour poétiser la mort et pour ridiculiser une fois de plus l’Inspecteur. La victoire
se mue en défaite, l’Inspecteur croit avoir des hallucinations, et le Spectre donne
un nouveau rendez-vous à Isabelle : il faudra d’autres armes pour venir à bout
de cette créature surnaturelle, celles de l’amour : celles du Contrôleur dont nous
parlerons un peu plus loin.
638
Dans Pour Lucrèce, les « pistolets » sont des armes de duel, et qui tuent. Marcellus, nous
l’avons dit à propos de la communication, use de l'arme de la parole dans le double combat
Notice consacrée à la pièce (TC. [Pl.], p. 1152). Cf. J. Body, Jean Giraudoux, Editions Gallimard, 2004. Pour l’évolution du
personnage de Zelten et de sa couleur politique au fur et à mesure des différentes versions, nous renvoyons aux précisions de J.
Body, ibid. p. 1152-1153.
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640
Salacrou, dans L’Inconnue d'Arras, sacrifie à la mode avec le revolver qui sert au suicide du héros dès la première
scène : « On entend, très fort, un coup de revolver. […]. Un homme est mourant dans le fauteuil. » (Salacrou, Théâtre,
Paris, Gallimard, tome 3, p. 125) et Vitrac dans Victor ou les enfants au pouvoir pour le dénouement, Charles tuant Emilie,
sa femme, avant de se donner la mort : « On entend deux coups de feu. Le rideau se relève. Emilie et Charles sont étendus
au pied du lit de l’enfant, séparés par un revolver fumant. » (Vitrac, Victor ou les enfants au pouvoir, Gallimard, « Le
Manteau d’Arlequin », Théâtre français et du monde entier., Paris, 1946, p. 89-90).
641
Nous serions tentée de rapprocher les pistolets des Bourreaux des revolvers de Presto et Lacouf qui, dans Les
Mamelles de Tirésias, meurent pour mieux se relever et s’entretuer à nouveau, dans un véritable numéro de clowns :
« Presto et Lacouf armés de leurs brownings en carton sont sortis gravement de dessous la scène […]. Presto et Lacouf
vont se battre. […]. Ils se visent. Le Peuple de Zanzibar tire deux coups de revolver et ils tombent. […]. Dès que le Peuple
de Zanzibar est revenu à son poste, Presto et Lacouf se redressent, le Peuple de Zanzibar tire un coup de revolver et les
duellistes retombent. Ils seront tirés en coulisse par un gendarme à cheval, mais, pendant le discours du Mari, ils sont
revenus, et un nouveau coup de revolver les fait tomber… » (MT., sc. 4 et 5, p. 889-893). Giraudoux va rarement jusqu’à ces
ème
emprunts directs aux formes de spectacles populaires, voir notre 3
partie, chap. 2, Les attractions.
269
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
qui l’oppose au Procureur et à Lucile, mais Armand le contraint à se placer sur le terrain
des armes concrètes :
« Nos témoins sont déjà en tenue […], avec les pistolets, j’ai pris la liberté de les
alerter tous les quatre, les tiens et les miens. » (Luc., II, 3, p. 1082).
Cette réplique ordinaire de mélodrame est calquée là encore sur le roman de Laclos et le
642
duel entre Valmont et Danceny . Elle prend une autre dimension du fait de la présence de
Lucile, véritable enjeu du duel, Paola en étant le prétexte : « Nous verrons tout à l’heure à
qui elle est. », dit Armand, parlant de Lucile. (Luc., II, 3, p. 1081). En outre, Armand fait de
ce duel non un simple règlement de comptes entre mari trompé et amant de Paola, mais
ce qu’il appelle pompeusement un « jugement de Dieu », dans la meilleure tradition de la
courtoisie et des romans de chevalerie, tradition décalée sous le Second Empire, ce qui
justifie l’ironie de Marcellus après le dialogue entre la dame et son champion :
« Armand : […]. M’acceptez-vous ? Lucile, d’un geste de tête : Oui. Marcellus :
Alors en bas, beau chevalier ! » (Luc., II, 3, p. 1083).
Sûr de lui, Armand jauge son adversaire : « Il n’est pas lâche. Il sait ma force au pistolet, où
lui est passable. » (ibid.). A en croire cette réplique, le destin de Marcellus ne laisse aucun
643
doute: le duel ne serait qu’« une mise à mort », comme l’écrit J.-L. Barrault . Loin de sa
valorisation par le vocabulaire chevaleresque, ce que confirme une remarque d’Armand : le
séducteur est le « bouc-émissaire ». (Luc., II, 3, p. 1080). A. Job écrit à ce propos :
« Dans Pour Lucrèce, de toute évidence, les ravages de la séduction […] pointent
644
en direction d’un sacrifice – d’ailleurs inutile et absurde – sur l’autel de la loi. » .
Etrange combat, énoncé avec tout le vocabulaire attendu, employé, pour l’essentiel par
l’offensé avec une certaine emphase : « provoquer », « à tes ordres », « duel », « témoins »,
« victoire », « défaite », et dont la fatuité est dénoncée avec humour par Paola dans la scène
suivante. Personnage arbitre, sûr de son intervention dans cette partie dont il ne comprend
pas d’abord qu'elle le concerneau premier chef, le Procureur cherche à rassurer Lucile sans
deviner le moins du monde la cause de son inquiétude :
« Le duel d’Armand ne doit point vous causer d’émoi. Prévenu par Paola, j’ai
dépêché la police montée pour arrêter à temps les duellistes. Lucile : Elle y
parviendra ? Le Procureur : Elle galope. Sauver la vie d’Armand vaut le galop.
Marcellus est un beau tueur. Lucile : Une belle cible aussi, n’est-ce pas ? » (Luc.,
III, 2, p.1093).
Une nouvelle fois, nous restons dans l’expectative, le séducteur étant donné comme
supérieur. Lionel évoque plus loin les apprêts du duel dans une longue phrase toute entière
construite sur des détails concrets pour arriver à l’issue heureuse, celle de l’arrivée de la
maréchaussée :
« Avant que le médecin ait retrouvé son lorgnon dans l’herbe, le plus grand ou
le plus petit témoin, selon l’acharnement des adversaires, compté les pas, les
duellistes dégrafé leur faux col, mes gendarmes auront depuis longtemps comblé
leur retard… » (Luc., III, 2, p. 1096).
Les objets dérisoires ôtent à l’événement la grandeur tragique qu’il a pour Armand et pour
Lucile : de part et d’autre de ceux qui se placent dans la sphère héroïque, deux personnages,
642
643
644
270
Cf. A. Duneau : « Les "liaisons dangereuses" de Giraudoux : Pour Lucrèce », art. cit., op. cit., p. 71-78.
« Pour Lucrèce est un combat avec une mise à mort. », J.-L. Barrault, Pour Lucrèce, CRB, n° 2, 1953, p. 80.
A. Job, « De Combat avec l'ange à Pour Lucrèce. », dans La guerre de Troie a-t-elle eu lieu ?, op. cit., p. 67.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
à savoir Paola et le Procureur, pour des raisons différentes, donnent la version prosaïque
d’une action que nous ne connaissons que par les différents points de vue, ce qui brouille
notre perception de ce duel qui occupe une place considérable dans la pièce, tant du point
de vue dramatique que par les enjeux symboliques qu’il représente pour Lucile. La sortie
précipitée deLionel après l’aveu de Lucile fait subir au duel un gauchissement :
« Il part avec ses pistolets, bousculant le greffier qui entre. » (Luc., III, 2, p. 1099).
Le vocabulaire de Lionelsent le drame lui aussi : « Et vous avez même laissé à un autre
645
que moi le soin de votre honneur. » (ibid.). Est-il « médecin de son honneur » , dans la
tradition du Siècle d’or espagnol ou un mari de vaudeville ? Que non pas ! Il redevient un
personnage de farce par le gag de la bousculade. Notons que, contrairement à Intermezzo,
non seulement le duel se joue dans le hors-scène, mais nous n’avons aucune mention du
cadavre de Marcellus : il semble que cette mort reste abstraite pour Armand qui l’évoque
alors que l’image qu’en donne le Procureur dans son récit est satanique, par le rire de
Marcellus, et relève du Grand Guignol par la description : « Un flot de sang est sorti de sa
bouche, avec votre nom au milieu. » (Luc., III, 5, p. 1108), ce qui ressemble fort à la mort
d’Egisthe dans Electre.
Armes de bourreaux mués en tueurs à gages, armes modernes de la reconquête de
l’honneur perdu de trois personnages, armes qui manquent leur but moral en atteignant trop
bien leur cible physique, celles qui tuent le Spectre et Marcellus mettent en lumière l’inanité
des combats, le crime ou le vice triomphant, l’un par le rire sardonique qui cache un secret,
celui qui « a fait un héros de ce fantoche », selon les termes de Paola (Luc., III, 4, p. 1108),
l’autre par sa réapparition. Dans un cas comme dans l’autre, les tenants de l’ordre et de la
morale sont les véritables vaincus, l’Inspecteur sur le mode burlesque, Armand, Lionel et
646
Lucile sur le mode tragique .
Hors la lutte individuelle, Giraudoux évoque à plusieurs reprises la guerre. Sont à
rapprocher deux pièces dans lesquelles un chef de guerre évoque pour la femme aimée le
combat, Amphitryon 38 et La Guerre de Troie n’aura pas lieu.
Après avoir obtenu de son époux le secret de ses victoires, une stratégie exposée en
termes techniques, Alcmène obtient d’Amphitryon qu’il lui dévoile les phases classiques du
combat individuel contre les ennemis, ce qu’il fait dans une phrase descendante : au rythme
ternaire des unités de longueur proche (10/ 8/ 10/) succède la chute sur la relative (7) :
« Je les atteins avec mon javelot, je les abats avec ma lance et je les égorge avec
mon épée, que je laisse dans la plaie. » (Amph., I, 3, p. 127).
Les consonnes dures, dentales et gutturales, les voyelles éclatantes [è], [a], accompagnent
la violence guerrière, tandis que la liquide [l] et l’allitération en [m] constituent avec les
voyelles nasales une sorte de basse qui soutient la progression du combat. S’agit-il d'une
réécriture parodique de l’épopée ? La chute de la phrase sur le mot « plaie » et cette sorte
d’arrêt sur image, et sur une image d’horreur, est bien dans le style de Giraudoux : nous
en retrouverons des exemples dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu et dans Electre.
Dans Homère, la « pique de bronze », tantôt javelot, tantôt lance, est nommée dans les
645
Cette expression renvoie bien sûr au titre d’une pièce de Lope de Vega. Rappelons que Giraudoux admire le théâtre du Siècle
d’or espagnol.
646
Est-ce un hasard si, dans ces deux pièces, le meneur de jeu met l’accent sur le fait que l’action a été une parenthèse dans la
vie des personnages, par deux expressions voisines : « Et fini l’intermède ! » (Int., III, 6, p. 356) « Et voilà l’intermède fini. » (Luc., III, 4,
p. 1108) ? La différence étant qu’Intermezzo s’achève sur le triomphe de la vie, alors que Pour Lucrèce continue après la remarque de
Paola, condamnant Lucile à être Lucrèce et le Procureur à la pleurer, tandis que le couple détruit d’Armand et de Paola quitte la scène.
271
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
647
affrontements entre Hector et Ajax, entre Hector et Achille , la mise à mort se fait toujours
par la « pique de bronze », même si le glaive a été utilisé. Les trois phases évoquées par
le personnage de Giraudoux font aussi penser aux romans de chevalerie et aux combats
d’estoc et de taille. Après avoir appelé son époux « aigle chéri », faisant de lui l’égal de
Jupiter, Alcmène le compare à l’insecte qui viendra l’importuner et en lequel Eclissé verra
une épiphanie du dieu (Amph., II, 4, p. 156) :
« Mais tu es désarmé après chaque mort d’ennemi comme l’abeille après sa
piqûre ! » (Amph., I, 3, p. 127).
Habileté de l’auteur dramatique qui, par un dialogue sur la guerre et les armes, pose
en même temps les termes de l’identité entre Jupiter et Amphitryon dans la bouche
648
d’Alcmène .
A cette version épique du combat fait écho une évocation teintée d’amertume, celle
d’Hector :
« La lance qui a glissé contre mon bouclier a soudain sonné faux, et le choc du
tué contre la terre, et, quelques heures plus tard, l’écroulement des palais ». (GT,
I, 3, p. 489).
La comparaison du rythme des phrases des deux personnages de guerriers est éclairante :
à la montée sur des unités paires / 8/ 10/ 10/ suivie de la chute impaire, ou paire si l’on
considère que le [e] n’est pas muet, / 7/ ou / 8/, prolongée par les points de suspension,
rythme qui correspond à la confiance en soi du héros dans Amphitryon 38, s’oppose le
rythme cahotique de la phrase d’Hector, deux fois descendante, / 12/ 6/ 9/ 7/ 7/, expression
649
de ce désenchantement qui s’est emparé de lui .
Or le combat, c’est aussi la sauvagerie dont le « discours aux morts » donne un
aperçu avec l’évocation de « celui dont la massue avait ouvert en deux le crâne et le petit
écuyer […] dont fuyait le dernier sang. » (GT,II, 4, p. 524), souvenir certes de l’Iliade et de
650
l’écuyer d’Hector qu’a atteint la pierre lancée par Patrocle , mais surtout des horreurs des
tranchées de 1914-1918 et du combat des Dardanelles auquel Giraudoux a participé.
La lutte entre bellicistes et pacifistes est illustrée par la nécessité, selon Demokos, d’un
chant de guerre, ce qui amène la variante antique d’une image d’Epinal, celle du poilu le
fusil à la main :
« Pâris : Nous avons déjà un chant national. Demokos : Oui. Mais c’est un chant
de paix. […]. Pâris : Chante-le avec un javelot à la main et un mort à tes pieds, et
tu verras. » (GT, II, 4, p. 516-517).
Cette même arme est retournée contre Demokos au dénouement (GT, II, 14, p. 550) : le
conflit verbal qui n’a cessé de s’intensifier et de s’amplifier entre le chef du sénat et ses
adversaires ne peut se résoudre que par une violence plus grande. Ce n’est pas un hasard
si l’appel aux armes de Demokos reprenant le motif du chant de guerre déclenche l’acte
meurtrier d’Hector : une fois de plus, d’une scène à l’autre, Giraudoux construit l’action sur
un objet, d’abord nommé puis utilisé.
647
L’Iliade, respectivement, chant XV, 423-464, op. cit., p. 257, chant XXII, 244-286, op. cit., p. 369.
648
649
Aigle et abeille réunis peuvent en outre renvoyer à un conquérant moderne, Napoléon Bonaparte.
Au sens étymologique. En effet, la guerre avait pour lui des charmes, comme le lui fait remarquer Andromaque (GT, I, 3, p. 488).
Après G. Teissier, nous renvoyons, pour l’ambiguïté des positions de Giraudoux devant la guerre, au chapitre « La guerre narrée. »
dans Giraudoux et l'Allemagne de J. Body, Didier Erudition, 1975.
650
272
Iliade, chant XVI, 701-745, op. cit., p. 282.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
La troisième pièce antique, Electre, nous propose l’image de la ville assiégée par
lesCorinthiens :
« On voit leurs lances émerger des collines. Jamais moisson n’a poussé aussi
vite et aussi drue. Ils sont des milliers. », dit le Capitaine à Egisthe (El., II, 7, p.
662-663).
Pouraussi peu vraisemblable que soit cette invention de Giraudoux selon certains
651
commentateurs , elle ajoute à la lutte intestine le combat extérieur, selon le modèle de La
Guerre de Troie n’aura pas lieu. Faut-il voir un souvenir de Shakespeare et de la forêt qui
652
marche de Macbeth
dans cette représentation de l’armée ennemie ? La métaphore,
par le mot « moisson », suggère l’acte de faucher, et donc de tuer : l’on voit comment la
poésie peut embellir la guerre.
La guerre extérieure se double d’une émeute dans Argos :
« On vient de voler les tonneaux de poix en réserve, pour incendier les quartiers
bourgeois. » (ibid.).
La poix, cette arme défensive employée à l’époque médiévale et si fréquemment
représentée dans les images d’Epinal des livres d’histoire de la Troisième République,
passe à un ennemi intérieur, dans une perspective résolument moderne, celle d’une
révolution populaire : la dissonance temporelle entre la « poix » et les « quartiers bourgeois »
est résolue, sur le plan sonore, par une assonance en [oi] établissant une distance ironique,
qui rejaillit aussi bien sur la représentation pseudo médiévale de la ville assiégée que sur
les émeutes.
Autres luttes, celles que raconte le Mendiant : la lutte désespérée du roi des rois contre
ses assassins et celle d’Egisthe contre Oreste. Le rôle central étant dévolu à l’épée, la
répétition du mot en fait un instrument du destin auquel les Atrides ne peuvent échapper.
L’assassinat d’Agamemnon et celui d’Egisthe sont d’abord présentés par Giraudoux comme
un combat dans lequel la victime prise au piège se débat. Le guet-apens dans lequel est
tombé Agamemnon ne lui laisse d’autre ressource que de subir, les armes défensives ne
lui étant d’aucun secours :
« Egisthe […] approchait, l’épée renversée. […]. Et il plongea l’épée. Et le roi
des rois n’était pas ce bloc d’airain et de fer qu’il imaginait, c’était une douce
chair, facile à transpercer comme l’agneau ; il y alla trop fort, l’épée entailla la
dalle. » (El., II, 9, p. 681).
Cette mise à mort ressemble à celle des jeux du cirque romains plus qu'à la tragédie
grecque ; elle fait aussi penser à un acte sacrificiel par la comparaison avec l’agneau. Pour
passer de l’assassinat au suicide simulé, il suffit d’obtenir par les nombreuses pauses de la
phrase l’équivalent d’un ralenti quasi cinématographique :
« Et puis, comme Egisthe avait retiré l’épée sans y penser, ils le retournèrent à
nouveau, et lui la remit bien doucement, bien posément dans la plaie. » (ibid.).
En revanche, dans le récit du matricide, point d’arme nommée, cependant tous les verbes
contribuent à suggérer celle du boucher ou le couteau sacrificateur du prêtre, cet objet en
651
Cf. C. Weil : « événement assez peu vraisemblable (comme la guerre déclarée dans Amphitryon 38 pour éloigner le général
de sa demeure). Mais on peut dire aussi que ce coup de théâtre a été préparé dès l'acte I (à la scène IX, p. 633). », TC [Pl.], n. 1
de p. 663, p. 1581.
652
« La troisième apparition : […]. Macbeth ne sera pas vaincu jusqu’au jour où la grande forêt de Birnam gravissant Dunsinane
marchera contre lui. » (Macbeth, IV, 1, dans Shakespeare, Œuvres complètes, op. cit., t. 2, p. 990).
273
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
creux, qui est également une arme dans des genres aussi éloignés que la tragédie grecque
653
et le mélodrame . Giraudoux parodie le mélodrame, et suggère l’acharnement bestial du
fils contre la mère aimée/ détestée.
« Egisthe entendit crier dans son dos une bête qu’on saignait. et ce n’était pas
une bête qui criait, c’était Clytemnestre. Mais on la saignait. Son fils la saignait ».
(El., II, 9, p. 683).
La répétition insistante des verbes « crier » et « saigner », ce dernier employé transitivement
par le Mendiant qui s’y connaît – pensons aux canards –, dans son langage brutal fait
jaillir toute l’horreur du crime. Rappelons encore une fois que dans la pièce d’Euripide, le
couteau est l’instrument du meurtre d’Egisthe : la violence du matricide et son atrocité sont
accentuées chez Giraudoux par le vocabulaire et par son excès, le couteau qu’est devenue
« l'épée » d’Oreste a quelque chose du Grand Guignol et le vengeur n’est plus qu’un criminel
aveugle :
« Il avait frappé au hasard sur le couple, en fermant les yeux. » (ibid.).
La répétition des verbes peut correspondreaux coups d’Oreste, l’assonance en [e], voyelle
éclatante, due à la terminaison en [-ait] de l’imparfait et à l’écho des mots « bête » et
« Clytemnestre » est mêlée au [i] strident des cris de la reine : Giraudoux nous donne autant
à entendre qu’à voir la scène. Egisthe, quant à lui, est gêné dans sa lutte comme l’a été
Agamemnon, sinistre symétrie, par le corps de Clytemnestre :
« Et elle se cramponnait au bras droit d’Egisthe. […]. Mais elle empêchait Egisthe
de dégainer. Il la secouait […], rien à faire. Et elle était trop lourde aussi pour
servir de bouclier. […]. Alors il lutta. Du seul bras gauche sans armes […], il
lutta de sa main que l’épée découpait peu à peu, mais le lacet de sa cuirasse
se prit dans une agrafe de Clytemnestre, et elle s’ouvrit. Alors il ne résista plus
[…]. » (ibid.).
Le combat d’Egisthe est encore pluspathétique que celui du roi car tout le trahit : « l'épée »,
la reine, « sa main », sur laquelle Giraudoux fait comme un gros plan avec cette locution
adverbiale, « peu à peu », qui étire le temps, renforçant l’horreur de la boucherie. Tous les
commentateurs ont souligné le parallélisme des morts d’Agamemnon et d’Egisthe : nous
nous attacherons pour notre part à quelques détails. Agamemnon est présenté dès le début
avec son armure : « le fracas de la chute, à cause de la cuirasse et du casque, était bien
celui d’un roi qui tombe, car tout était de l’or. » (El., II, 9, p. 680). Les deux personnages sont
doublement victimes de la même femme, celle qui « pesait de tout son poids pour clouer
[son mari] sur le dos », celle qui « empêchait » son amant « de dégainer », un poids mort
qui s’oppose en apparence à la masse vivante et malveillante qui écrasait Agamemnon.
Elle est celle qui désarme : « de ses dents, elle avait délié le lacet de la cuirasse » et c’est
un objet de reine, comme dirait le Mendiant, qui remplit le même office pour Egisthe, cette
« agrafe », arme plus que bijou. Cette femme rend vulnérable celui qu’elle déteste, mais
aussi celui qu’elle aime : femme fatale, castratrice. Plus que la terreur, ressort de la tragédie
antique, c’est l’horreur qui domine dans le récit de ces deux mises à mort, même si, par
654
certains aspects, nous pouvons y lire la violence sacrificielle .
653
654
Ou de roman feuilleton, le « surin » des Mystères de Parisd’E. Sue.
C. Veaux commente ainsi le matricide : « Giraudoux juxtapose, dans le récit du meurtre de Clytemnestre, deux termes a priori
antinomiques, le verbe "saigner", qui connote une violence extrême, animale, voire sacrificielle ? et le sujet "son fils". […]. [Il] signifie
ainsi que la famille est un lieu de régression aux sentiments et aux comportements les plus instinctifs, les plus primaires : haine, amour,
meurtre, possession. » (C. Veaux, L. Victor, La Guerre de Troie n’aura pas lieu et Electre de Jean Giraudoux, Neuilly, Atlande, 2002,
p. 128). Cf. René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.
274
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
C’est également avec une dimension d’horreur sacrée que nous a été transmise par
la tradition livresque et picturale la représentation du meurtre d’Holopherne. Comment
Giraudoux traite-t-il l’épisode ? Avant d’engager la lutte contre le chef ennemi, Judith
apprend de Jean, l’officier juif, comment on tue :
« Judith : Oui, à coup sûr, avec un poignard comme le tien ? […]. J’aurai tout mon
temps. Jean : Alors au cœur, le pouce sur la lame et de bas en haut. » (Jud., I, 6,
655
p. 219-220) .
Le geste est précis, et dans sa description, nous retrouvons l’étrange plaisir qu’apporte
l’arme blanche par le contact physique avec le corps de la victime. Mais Giraudoux, pas
656
plus que les peintres, ne nous montre l’instant du meurtre .
En revanche, ce même poignard devient l’instrument de la sauvegarde de Judith à
l’acte II :
« Egon l’embrasse à pleines lèvres, la prenant à bras le corps […]. Judith s’est
débattue et libérée. Elle est au milieu de la ronde, son poignard à la main. » (Jud.,
II, 2, p. 239-240). Objet de risée, la jeune fille est au même moment dans une
posture héroïque, seule contre tous. Il n’est peut-être pas indifférent de la voir
ainsi parmi les aides de camp d’Holopherne, transformée en furie : le chef
assyrien ne verra en elle que douceur.
Qu’importe pour le grand rabbin et pour Paul le véritable mobile du meurtre puisque
« Jean parcourt [le] camp [des alliés de l’ennemi] en montrant la tête du roi que [Judith] a
tué ! » (Jud., III, 5, p. 263). Dans la pièce de Bernstein, l’héroïne rejoint le gibet et découvre
dans une vision cauchemardesque la tête méconnaissable d’Holopherne : « Les corbeaux
657
ont déchiqueté le visage, ont mangé les yeux. » . La pièce se termine ainsi dans un climat
expressionniste sur une image visuelle, alors que l’œuvre de Giraudoux dérobe à tous les
regards le trophée, réservant à une phrase de récit, dans la meilleure tradition de la tragédie
classique française, le soin de le faire imaginer. L’issue de la véritable lutte, pour l’héroïne
giralducienne, est la soumission aux conditions des prêtres :
« Joachim : Et tu désigneras ceux qui avec toi chaque jour jeûneront et porteront
cilice. Tu acceptes ? Judith : J’accepte. » (Jud., III, 8, p. 276).
655
Obsession décidément que cette insistance sur l’acte de tuer : la question est posée par Alcmène à Amphitryon et
implicitement à Hector par Andromaque, curiosité de femmes pour l’univers guerrier qui n’est pas le leur et pragmatisme
teinté d’inconscience pour Alcmène ( « Alcmène : Tu les tues comment ? » [Amph., I, 3, p. 127] : et Andromaque : « Puis
l’adversaire arrive… » [GT., I, 3, p. 488]). Fascination morbide ? Souvenir traumatisant de la Première guerre mondiale ?
656
Pour les références iconographiques, voir Connaître Giraudoux, CRB n° 36, p. 1-2 qui donne : Giorgione, Botticelli, Judith et la
servante, Cranach le Jeune, Tintoret, Le Meurtre d’Holopherne, et, pour la sculpture, Donatello ; cf. D. Fouilloux, A. Langlois, A. Le
Moigné, F. Spiess, M. Thibault, R. Trébuchon, Dictionnaire culturel de la Bible, Paris, Editions du Cerf, 1990, Nathan, 1990, p.141 et
J. Poirier, Echos d’un mythe biblique dans la littérature française, op. cit., qui cite Cranach, Le Dominiquin, Le Caravage, Carrache,
Michel-Ange et H. Vernet. Nous ajouterons Artemisia Gentileschi, Judith et Holopherne, œuvre dans laquelle la croix que dessine
l’épée et la garde est exactement au centre de la toile, les jets de sang nous montrant l’instant précis de la mort (Analyse de l’œuvre
dans Connaissance des arts, n° 658, mars 2008, p. 114-117). Dans la toile de Cranach, la belle jeune fille a la main gauche posée sur
la tête d’Holopherne qui nous est présentée en raccourci et de la droite, elle tient l’épée dont la blancheur contraste avec les couleurs
chaudes de son costume (Cf. J. Duquesne, La Bible et ses peintres, p. 129).
657
H. Bernstein, Judith, in Théâtre, Monaco, Edition du Rocher, 1997, p. 332.
275
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
Le « cilice », instrument de mortification que la Judith de Bernstein porte sous sa chemise
658
au premier acte , est une arme tournée contre soi, mais, chez Giraudoux, pour vaincre
quel ennemi ? l’orgueil ? le corps désirant de l’amante d’Holopherne ? L’objet n’est en aucun
cas une preuve de piété.
Ce qui frappe le plus dans tous ces exemples, c’est la dévalorisation systématique des
armes soit par leur inefficacité, soit par la mise en cause directe de l'héroïsme ou par sa
survalorisation suspecte.
D’autres armes offensives.
Nombre d’objets peuvent remplir la fonction d’armes. Si le « gourdin » paraît tout désigné,
manié par un personnage populaire comme la Nourrice qui défend Stella contre le Bouvier,
dans Le Cocu magnifique de Crommelynck, on ne l’attend guère dans la seule pièce de
Giraudoux sous-titrée « tragédie », or, c’est dans le première scène de Judith que « Des
domestiques débouchent de toutes parts avec des armes et des gourdins. L'oncle de Judith,
Joseph, les excite. » (Jud., I, 1, p. 199). Ce lever de rideau mouvementé est une chasse à
l’homme, au prophète en l’occurrence.
Les accessoires de costumes interviennent à plusieurs reprises comme armes. Dans
le combat implacable contre ce qu’elle considère comme de l’hypocrisie et surtout comme
une atteinte aux principes de la « confrérie » des femmes, Paola a recours aux objets pour
vaincre Lucile. En effet, nombre d’accessoires sont indispensables à la mise en scène de la
splendeur du désordre à laquelle Barbette doit prêter la main pour persuader Lucile du viol
nocturne. La première fois, ces objets sont nommés dans une prolepse et Paola organise
avec eux un tableau vivant :
« Tu l’étendras sur les draps propres que tu souilleras à ta guise. Tu ouvriras son
corsage, tu dégraferas son bas, tu prendras ses peignes. » (Luc., II, 1, p. 1066).
Les adjectifs possessifs disent avec insistance ce que les verbes détruisent : la toilette d'une
femme rangée. La seconde fois, Paola offre à Marcellus l’image d’une Procureuse étendue
sur le lit de Barbette, « dégrafée, échevelée. » (Luc., II, 1, p. 1070). Les participes passés
passifs qui font l’économie de la nomination des objets, montrent le résultat des actions
énoncées à l’acte I, avec une nuance de violence plus grande, le participe « dégrafée »
employé absolument, exprimant un désordre physique et moral qu’il faut rapprocher d’une
réplique de Paola à Lucile pour en mesurer toute la portée :
« Vous êtes gentille au-dedans, boutonnée jusqu'au col. Qu’un jour tous les
boutons craquent ou que vous y ajoutiez une chape de supplément, cela vous
regarde ». (Luc, I, 8, p. 1060).
Enfin, à l’acte III, Paola donne àLucile et à Armand un résumé : « Barbette maquillant
pour un faux viol Madame Blanchard entre ses couvre-pieds et ses bougeoirs. » (Luc., III,
4, p. 1106). Le verbe « maquiller » a de multiples résonances : précédant le qualificatif
« faux », il insiste sur l’image du faussaire, or c’est bien un tableau que Paola a dépeint
dans les actes précédents, mais il suggère également le trucage, qui relève du théâtre. Les
objets retenus ne sont plus les mêmes, ils appartiennent au décor de la maison close. Nous
réservons à l’étude de la fonction symbolique un autre objet de ce décor, le « miroir » : dans
le contexte de la lutte, il a pour rôle de refléter le désordre du costume et de la chambre,
de révéler « la défaite, la dévastation, la débauche » (Luc., II, 1, p. 1066),termes réunis par
le préfixe qui indique la ruine, non seulement de la pureté de Lucile, mais de son orgueil
et de la certitude de vaincre toutes les femmes infidèles d’Aix. « Défaite » sans combat,
658
276
Cf. Ibid., le geste d’Abigaïl qui le découvre, op. cit., p. 252.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
« dévastation » sans résistance, « débauche » sans viol : le groupe ternaire dit bien moins
la victoire d’un séducteur supposé que l’acharnement d’une femme à détruire les illusions
de Lucile sur elle-même. L’on notera que dans toutes les répliques de Paola qui mettent
en place ou racontent le viol de Lucile, la dureté des sons consonantiques accompagne la
mise en œuvre des moyens de la lutte : dentales, gutturales, palatales résonnent auprès
de quelques chuintantes, sifflantes et fricatives qui suggèrent l’image d’une furie, ce qu’est
aussi Paola, femme déchaînée contre sa victime, vengeresse impitoyable de la cause des
659
femmes .
Il est, dans le théâtre de Giraudoux, d’autres moyens de combattre un adversaire : les
pièges et les appâts, objets de lutte d’évidence moins glorieux qui apparaissent dans des
œuvres aussi différentes que Judith, Electre, Ondine et La Folle de Chaillot. Les pièges sont
curieusement en rapport avec des personnages qui entretiennent d’étranges relations avec
la réalité concrète, Narsès et la Folle de Chaillot. La lutte pour la vie est mal engagée pour le
premier qui, au dire du Mendiant, n’a jamais su faire de nœud : « Songez que Narsès était
braconnier. » (El., I, 3, p. 614). Quant à la seconde, elle a bien chez elle une « souricière »,
mais l’objet est devenu inutile, puisque non débarrassé du dernier animal piégé :
« Vous désamorcerez la souricière, elle est trop dure pour moi, et je n’ai pu
enlever la souris… », dit-elle à Pierre (FC, I, p. 988).
Or, à l’acte II, grâce à la « trappe », le sous-sol devient la véritable souricière pour les
« mecs » et les « dames » qui les suivent, ils tombent dans le guet-apens imaginé par Aurélie
au premier acte selon sa volonté de « les attirer tous à la fois dans le même piège. » (FC., I, p.
986). L’appât nécessaire est le « tampon d’ouate » imbibé de pétrole glissé par Irma dans les
enveloppes (FC., I, p. 988) : le Prospecteur a été alerté par le goût de l’eau à Chaillot, il faut
donc éveiller l’odorat des « mecs ». Ces deux sens, privilégiés aux dépens des trois autres,
les rapprochent de l’animalité, au point qu’en fait de rongeurs – du patrimoine parisien – le
sale Monsieur entend des chats :
« Les sales bêtes. Ils miaulent. […]. Il y a même des chattes, à ce qu’on
dirait. » (FC, II, p. 1028).
Plaisant renversement giralducien qui fait des « méchants » tombés dans le piège ce que
l’un d’eux déteste le plus, ces chats que nourrit et protège la Folle de Chaillot. Nous voyons
comment le piège stricto sensu et la métaphore sont indissociables dans un imaginaire
utopique, celui de l’éradication d’une espèce nuisible, celle des « mecs », par un moyen
finalement plus radical que l’emploi de la « mâchoire d’âne de Samson ».
Si la fantaisie tempère la violence et la cruauté dans La Folle de Chaillot, celles-ci
sont présentes tout au long d’Electre, et ce dès le récit de l’histoire des Atrides par les
Petites Filles. Deux métaphores filées parcourent la pièce, celle de la chasse, employée par
Electre , et celle de la pêche à laquelle recourt le Président Théocathoclès pour interpréter
le parcours nocturne d’Electre, métaphore qu’Oreste file à son tour :
« Tu as vu un pêcheur qui, la veille de sa pêche, dispose ses appâts ? le long
de cette rivière noire, c’était elle. Et chaque soir, elle va ainsi appâter tout ce qui
sans elle eût quitté cette terre d’agrément et d’accommodement, les remords, les
659
Cf. « Que tu es belle, ma petite ennemie […], que tu es toi-même, dans ton sommeil ! […]. Pas une de tes moulures, pas une
de tes encoches qui n’indique que ce sera un scandale de choix, un malheur inouï. J’ai la clef de la boite de Pandore… Tu l’as voulu,
puisque tu as voulu que j’ouvre la haine. » (Luc., I, 10, p. 1065). La métaphore filée de l’ornement architectural pour dire le corps
de Lucile participe de la réification de celle-ci par Paola qui l’a mise à sa merci par le narcotique ; quant à l’allusion mythologique,
elle reprend sous forme imagée les termes abstraits de la phrase précédente. Nous savons qu’Electre emploie l’image de la clé pour
« ouvrir » le secret de Clytemnestre : la clef participe du tragique.
277
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
aveux, les vieilles taches de sang, les rouilles, les os de meurtres, les détritus
de délation. Quelque temps encore, et tout sera prêt, tout grouillera. Le pêcheur
n’aura plus qu’à passer. L’Etranger : Il passe, tôt ou tard. » (El., I, 2, p. 605).
Comme la chasse, la pêche est une figure de la lutte contre l’oubli et l’impunité des
meurtriers. Le Président use de cette métaphore afin de faire comprendre sa pensée au
Jardinier par des éléments concrets et allusifs à la fois, elle permet à Giraudoux de passer
du tableau nocturne à sa dimension symbolique : cette « rivière noire » est celle de la mort
qui rôde, et l’inquiétude du président du tribunal, soutien du pouvoir en place, est de voir
surgir du passé la menace jusque-là écartée : les verbe « grouiller » évoque une prolifération
cauchemardesque qui dit l’angoisse de ce juge si accommodant avec les crimes du pouvoir
660
que déguisent à peine ses images .
L’allusion culturelle peut doubler l’image de l’arme : c’est le cas dans Siegfried. Dans
la lutte menée par Zelten qui s’associe Geneviève et Robineau pour révéler à Siegfried son
661
véritable passé, une double allusion historique, à Charlotte Corday et à Judith , renforce
la métaphore filée :
« Geneviève : […]. Je cache un poignard sous mon corsage. Je viens tuer
Siegfried. Je viens poignarder le roi ennemi sous sa tente. J’ai droit à cette
confidente qu’on donne dans les drames à Judith et à Charlotte Corday. » (Sieg.,
II, 1, p. 25).
Mais « c’est un assassinat sans blessure et sans cadavre. », commente Robineau (ibid.),
« tuer » s’entendant ici métaphoriquement au sens de détruire l’identité allemande du
Conseiller pour faire revivre celui à qui la jeune femme pourra dire « Tu es français, tu es
mon fiancé, Jacques, c’est toi ! » (Sieg., III, 4, p. 54). Eva reprochant quant à elle les armes
et l’appât que la Française utilise dans la scène qui les oppose dit à Siegfried :
« Ne laisse pas exercer sur toi ce chantage d’un passé que tu ne connais plus et
où l’on puisera toutes les armes pour t’atteindre, toutes les flatteries et toutes les
dénonciations. […]. Ce n’est pas un chien que cette femme a placé en appât dans
la France. C’est toi-même en inconnu, ignoré, perdu pour toujours. » (Sieg., III, 5,
p. 59).
Le paradoxe tient ici à l’opposition entre un élément concret, le chien, et un être défini par
des mots de sens négatif, le Siegfried d’avant la guerre, alors que Geneviève a choisi « un
pauvre chien sans origine, sans race [...], seul qualifié à [ses] yeux pour personnifier la
France. » (ibid.). Zelten, lui, rend compte de son échec politique avec un humour grinçant :
« J’avais préparé […] de beaux manifestes dont j’espérais recouvrir vos affiches
sur les centimes additionnels et la création des préfectures, mais ma dernière
arme me fait défaut aussi : la colle. » (Sieg., III, 2, p. 46).
La lutte politique passe par la propagande, Zelten pas plus que Giraudoux ne l’ignore,
mais cette bataille est perdue pour une raison dérisoire, exclusivement matérielle, non par
le contenu des proclamations : l’auto-ironie du qualificatif antéposé, « beaux » ne laisse
guère de doute ; le terme « manifeste », quant à lui, est autant artistique que politique et
rappelle les fréquentations parisiennes de Zelten, les avant-gardes artistiques du début du
siècle, or le combat du baron est une lutte d’arrière-garde : en effet, il s’agit d’une révolution
660
Pour le commentaire, nous renvoyons à note 1ère partie, chap. 3, Les objets et la rhétorique.
661
Pour l’assimilation des deux figures, voir le commentaire de la toile de Marat par J. Poirier dans Echos d’un mythe biblique
dans la littérature française, op. cit., p. 17.
278
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
réactionnaire, Zelten rejetant la modernisation de l’Allemagne et sa transformation selon le
modèle français.
Dans un registre apparemment plus léger, dans Cantique des cantiques, Giraudoux use
du terme « arme » dans une figure lexicalisée pour opposer les atouts de Jérôme, à savoir
la présence et la force juvénile, à ceux du Président que décline, en un groupe ternaire, le
Gérant du café où se retrouvent les personnages :
« Le gérant : L’intelligence, la puissance, la bonté, ce sont pourtant des armes,
cela ! Le Président : Hélas non, gérant ! C’est le train des équipages. Il n’y a
qu’une arme plus faible : le génie. » (C, 8, p. 754).
L’humour de l’amant évincé se teinte de l’amertume de l’écrivain qui a déploré à plusieurs
662
reprises le refus des Académiciens d’accueillir parmi eux sous la coupole Claudel .
Enjeux de la lutte et stratégie exprimés par des métaphores.
D’autres images lexicalisées et des clichés disent les enjeux de l’action ou une stratégie :
les « appâts » sont nommés dans le reproche que fait Eva à Geneviève d’attirer le héros par
tous les moyens (Sieg., III, 5, p. 59) ; dans Amphitryon 38, c’est le piège tendu par Alcmène à
Jupiter (Amph., I, 6, p. 137), dans Intermezzo celui qu’évoque Isabelle à propos du Spectre
(Int., II, 6, p. 328) et dans La Folle de Chaillot celui qu’Aurélie tend aux « mecs » (FC., I, p.
986) ; dans Judith, l’expression « se jeter dans vos filets » est une métaphore de la pêche ou
du braconnage employée par Sarah pour l’arrivée de Judith au camp d’Holopherne avant
que ne vienne dans sa tirade la comparaison de l’héroïne avec un jeune animal sauvage qui
ne se défie pas du chasseur (Jud., II, 1, p. 230) ; Amphitryon et Jupiter parlent des « armes »
dont ils disposent pour lutter (Amph., III, 4, p. 185) et Electre de la « clé » de l’énigme
(El., II, 7, p. 667). Pour conventionnelles que soient ces expressions, cette insistance sur
les armes et les pièges ne manque pas de nous interroger sur un imaginaire des relations
humaines : seraient-elles, pour Giraudoux, fondées sur la ruse, la lutte sournoise, la volonté
de surprendre l’adversaire, de le tenir à sa merci sans qu’il s’en doute ?
Que ces pauvres ruses humaines échouent lorsqu’il s’agit d’une confrontation avec le
surnaturel, Jupiter ou Spectre, est une autre affaire : les dés sont pipés, les humains se
trouvent piégés à leur tour, comme si leur aveugle confiance était une version moderne de
l’hybris des tragédies grecques antiques.
L’intervention des armes, qu’elles soient ou non métaphoriques, marque souvent dans
ce théâtre le paroxysme d’un conflit, comme si tout affrontement, fût-il verbal, ne pouvait
se résoudre que par la violence morale ou physique, l’anéantissement de l’adversaire ou
du contradicteur étant la seule issue possible. Vision pessimiste de l’humanité, dira-t-on, ou
conscience de la violence à l’œuvre dans les rapports humains, empreinte de souvenirs de
la Grande Guerre et écho des préoccupations d’un humaniste ?
L’analyse structurale permet de dégager un certain nombre de constantes du théâtre
de Giraudoux. Les enjeux de l’action sont rarement matériels et, lorsqu’ils le sont, ils se
doublent souvent d’un enjeu social ou idéologique ; la part que prennent les objets dans les
projets des protagonistes est importante puisqu’ils peuvent les soutenir, les contrecarrer,
voire se substituer à leur volonté. Nous avons remarqué l’égale importance des trois
axes actantiels : homme de son temps, Giraudoux est conscient du rôle que joue la
communication, cependant, il cède peu au modernisme ambiant contrairement à certains de
ses contemporains. Il est intéressant de voir que les objets, dans ce domaine, sont au cœur
662
Cf. IP.,3 , p. 703.
279
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
d’une réflexion sur l’interprétation des signes qu’ils délivrent. Pour ce qui est de la séduction,
il est évident que, même sous les apparences les plus courtoises, se devine une lutte pour
obtenir soit l’objet de son désir, soit le désir de l’autre. Toutes les stratégies révèlent chez
les personnages de Giraudoux l’absence d’innocence et, à cet égard, les personnages de
jeunes filles et de jeunes femmes ne sont pas les moins surprenants, mais ne subissentils pas l’attrait de la libération amorcée par les Années Folles ? Ce qui frappe également
dans ce théâtre, c’est sa grande violence, qu’elle soit associée à la séduction ou à la lutte.
Pourtant, rares sont les armes dans l’espace scénique : Giraudoux se conforme au modèle
racinien, non pas pour des raisons de bienséance devenues obsolètes, mais parce qu’il sait
la force dramatique du hors scène et le pouvoir des mots qui font imaginer au spectateur la
violence de la lutte ou du meurtre. Ceci vaut pour les tragédies comme Judith ou Electre,
encore que les récits du Mendiant mêlent le tragique et le burlesque. Or La Guerre de Troie
n’aura pas lieu subvertit le modèle : sans doute est-il nécessaire que la violence d’Hector
éclate sur scène et que sur scène ait lieu la manipulation de l’événement à laquelle se livre
Demokos : la menace très réelle de la guerre dicte à Giraudoux des procédés utilisés certes
dans le drame, mais également au cinéma. Il ressort donc de son théâtre une vision sombre
de l’humanité.
Chapitre 3. Objets et personnages.
Nous avons déjà remarqué dans le théâtre de Giraudoux des relations entre personnages et
objets : un personnage portant un nom d’objet, des personnages traités comme des objets,
d’autres soumis d’une façon ou d’une autre aux objets actants. La perspective de ce chapitre
est différente : nous abordons la question du rapport entre objets et personnages à partir de
la problématique générale de cette seconde partie : sommes-nous en présence d’un théâtre
mimétique ? Les objets ont-ils, à l’égard des personnages, une fonction indicielle ?
La première relation entre objets et personnages nous vient, du moins pour le théâtre
occidental, du théâtre grec pour lequel « le persona est le masque, le rôle tenu par l’acteur »
663
qui « ne se réfère pas au personnage esquissé par l’auteur dramatique. » , ce dont le
théâtre de Giraudoux nous offre un exemple avec le jeu des Petites Euménides dans Electre
664
. Le fait que, par la suite, le personnage « s’identifi[e] de plus en plus à l’acteur qui
l’incarne et se mu[e] en une identité psychologique et morale semblable aux autres hommes
665
et chargée de produire sur le spectateur un effet d’identification » a pour conséquence
sa plus ou moins grande caractérisation. Il s’agira, en effet, de « recréer un effet de réel
666
en ménageant la crédibilité et la vraisemblance du personnage et de ses aventures. » .
667
A partir de là interviennent divers « degrés de caractérisation » dont le théâtre classique
français et le théâtre naturaliste nous offrent les deux extrêmes, le premier « a de l’homme
une connaissance essentialiste et universelle » ; il n’a donc pas besoin de caractériser
matériellement et sociologiquement ses personnages, le second, au contraire, « s’attachera
663
664
665
666
667
280
P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, A. Colin, 2004, p. 247.
El., I, 12, p. 636.
P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, op. cit., p. 248.
Ibid., p. 42.
Ibid.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
à décrire scrupuleusement les conditions de vie des caractères, à rendre compte du milieu
668
où ceux-ci évoluent » .
Giraudoux, admirateur de Racine et rejetant, comme l’on sait, le naturalisme, renoncet-il pour autant à caractériser ses personnages ?
« Comme les futures créatures du théâtre de l’absurde, les personnages de
Giraudoux ne sont pour la plupart que des êtres de parole, c’est-à-dire des êtres
traversés, portés par une parole qui les précède, les enveloppe, les détermine
669
[…]. », affirme Y. Moraud .
Tout personnage de théâtre n’est-il pas un être de papier tant qu’il n’est pas incarné par
un comédien ? Mais est-il si sûr que les personnages de Giraudoux soient si abstraits tels
qu’ils apparaissent dans le texte des pièces ? Un certain nombre de « traits distinctifs »
ne permettent-ils pas de les individualiser ? Or les objets sont au cœur des processus
670
de caractérisation , qu’il s’agisse de costumes, d’objets possédés ou acquis par le
personnage, voire d’objets nommés dans des figures par lesquelles le personnage exprime
idées ou affects. Il nous faudra alors nous inspirer d’une autre approche, celle que nous
671
fournit la réflexion de M. Vuillermoz . Nous nous attacherons donc aux objets qui sont
les attributs de certains personnages, objets indiciels qui peuvent renvoyer aux catégories
sociales auxquelles appartiennent les personnages et à leur cadre de vie, mais également
à des caractérisations psychologiques ou morales, Giraudoux, pas plus que ses exacts
672
contemporains, ne mettant en question le personnage théâtral .
Il nous paraît ensuite nécessaire de faire un sort particulier aux accessoires de jeu pour
lesquels l’étude des didascalies gestuelles nous a déjà donné quelques pistes. Au théâtre,
lors de la représentation, les objets sont maniés par les acteurs, et, dans le texte de théâtre,
les actes des personnages prennent parfois appui sur des objets : nous avons vu que c’est
l’un des éléments auquel se rallient tous ceux qui ont tenté de définir l’objet théâtral.
673
Etre de parole, le personnage ne peut-il se distinguer par le langage qu’il emploie ?
Plusieurs traditions théâtrales nous invitent à poser la question : nous ne nous attendons
certes pas à trouver des personnages parlant le langage de leur milieu ou de leur métier
comme ceux du théâtre naturaliste, ni l’équivalent des « parlures » des paysans de Molière,
mais Giraudoux ne nous réserve-t-il pas quelques surprises en la matière ? Nous devrions
668
669
670
Ibid., p. 43.
Y. Moraud, « Giraudoux et notre interrogation sur le pouvoir, le sens et le discours », CJG n° 12, p. 35.
Dans la tradition comique, l’objet est souvent l’indice d’un état ou d’une condition sociale, ainsi des clystères de M. Fleurant
l’apothicaire chez Molière ou des épées de spadassins. Il peut également matérialiser la manie d’une personnage : la cassette
d’Harpagon pour le besoin de thésauriser ou l’habit de qualité de M. Jourdain pour sa manie d’imiter les gens de qualité. L’objet est
alors en relation avec le rire, satire ou caricature.
671
M. Vuillermoz, Le Système des objets dans le théâtre français des années 1625-1650, Genève, Librairie Droz, 2000, en particulier
2ème partie, chap. 4, p. 89-104.
672
« En France, Cocteau, Anouilh, Salacrou, Montherlant, Camus, Sartre et Giraudoux […] ont en commun, chacun à sa manière,
d’être restés fidèles aux règlements usuels de la représentation et d’avoir maintenu au personnage le statut qui lui est assigné depuis
le XIXème siècle, en adaptant son discours, ses questions et ses actes au monde contemporain. », écrit R. Abirached (R. Abirached,
La crise du personnage dans le théâtre moderne, op. cit., p. 386).
673
Cf. P. Larthomas, Le Langage dramatique, Paris, A. Colin, 1972, PUF, 1980, « Les personnages et leurs langages. », p.
410-430.
281
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
ainsi mieux cerner le statut dramaturgique de l’objet et apporter d’autres éléments de
674
réponse à notre réflexion sur la mimésis dans le théâtre de Giraudoux .
A) Inventaires de type sociologique.
L’objet n’ayant d’autre existence que sous le regard des hommes et que par l’usage qu’ils
en font, il peut sembler judicieux de tenter un inventaire sociologique des objets dans une
œuvre dramatique. C’est du moins ce que préconisent les auteurs de L’Univers du théâtre
qui estiment possible de reprendre à C. Duchet la distinction entre« objets professionnels
675
», « objets domestiques » et « objets décoratifs » .
1) Distinction entre « objets professionnels », « objets domestiques » et
« objets décoratifs ».
Rappelons que ces termes supposent une question du type « A quoi sert l’objet ? », et donc
une réflexion sur leur valeur d’usage. Dès lors, peuvent être qualifiés de « professionnels »
les objets qui se rattachent à l’exercice d’un métier, de quelque manière que ce soit, sans
pour autant impliquer l’usage professionnel de cet objet en scène ou hors scène par le
personnage, la nomination suffisant à le caractériser comme tel. Est « domestique » tout
objet trouvant sa place ou son emploi dans une maison, même s’il apparaît dans un tout
autre contexte, scénique ou non scénique. Enfin, est « objet décoratif » tout élément du
676
décor proposé par les didascalies externes ou internes et tout ce qui concourt à parer, à
décorer un lieu ou un personnage, en scène ou hors scène.
a) Objets professionnels.
L’on s’aperçoit qu’un très petit nombre de pièces ne comporte aucun objet professionnel
en scène (Sodome et Gomorrhe, Intermezzo) ou hors scène (L’Apollon de Bellac. Cela
n’étonne guère pour l’œuvre d’inspiration biblique dont la fable renvoie à un lieu et à un
temps mythiques. En revanche, l’absence de tout objet scénique tenant à un métier dans
une pièce où cinq personnages masculins sont nommés par leur profession, le Droguiste,
le Contrôleur des poids et mesures, l’Inspecteur, les deux Bourreaux, ne manque pas de
surprendre. Les Bourreaux sont munis de « pistolets », armes qui ne conviennent pas
vraiment à des exécuteurs patentés, et la « guillotine » est évoquée de façon très concrète,
mais au cours de l’examen des bourreaux, et non à propos de la tâche qui leur est confiée :
« L’Inspecteur : […]. Toi, de quel bois est la guillotine ? Le Premier Bourreau : Du
bois de la croix chrétienne, de chêne, excepté le cadre de la glissière… » (Int., II,
4, p. 322).
674
Cependant, E. Bourdet ne décourage-t-il pas à l’avance notre entreprise lorsque, parlant du théâtre de Giraudoux, il écrit :
« Son théâtre, qui n’est pas un théâtre d’action, n’est pas davantage un théâtre de caractères. La construction psychologique des
personnages est réduite au minimum. Ils n’ont de particularités que celles qui leur viennent de leur sexe, de leur âge ou de leur
profession. [...]. Cette vêture systématique leur tient lieu d’individualité. » (E. Bourdet, « Le théâtre de Jean Giraudoux », CRB n°
12, p. 12).
675
676
G. Girard, R. Ouellet, C. Rigault, L’Univers du théâtre, Paris, PUF, collection « Littératures modernes », 1978., p. 71.
De cette définition de l’objet « décoratif », nous ne retiendrons que ce qui peut caractériser un personnage, les éléments de décor
ne seront pris en compte qu’à la condition qu’ils disent quelque chose sur le personnage, ce qui est fort rare chez Giraudoux pour
une première raison évidente, le refus du naturalisme.
282
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
Quant au Contrôleur des poids et mesures, il nomme bien quelques instruments comme
la balance, le compas et la boussole, dont les noms prennent alors des majuscules, mais
c’est dans le ciel astronomique (Int., II, 1, p. 307-308). Le Droguiste, lui, arbore fièrement
des « diapasons », ceux du chef de chœur qu’il devient à l’acte III, bien que ce ne soit
pas son métier. Signalons, pour le hors-scène, le « canon paragrêle » du vigneron dont
parle le Maire à seule fin d’évoquer un des rares événements marquants de sa mandature,
le suicide dudit vigneron (Int., I, 1, p. 280). Les seuls objets qui puissent être qualifiés de
professionnels dans L’Apollon de Bellac sont le « registre » et la « corbeille à papier » or
ils fonctionnent à peine comme tels. Le premier est un moyen de révéler le caractère peu
amène du personnage locuteur : « Le registre est sur la table. Qu’elles’inscrive pour lundi ! »
rétorque l’Huissier au Monsieur de Bellac (Ap., 1, p. 920) ; le second objet, la « corbeille »
est un objet prétexte car Agnès s’en empare habilement par le discours pour faire l’éloge
de la silhouette de l’Huissier :
« Quand vous avez relevé la corbeille, elle ne s’est pas penchée avec vous, votre
silhouette ? »(Ap., 3, p. 926).
Les objets professionnels scéniques des autres œuvres se résument, la plupart du temps,
au matériel conventionnel du théâtre. Il en est ainsi des armes diverses dont les noms nous
sont familiers par la tragédie classique pour les guerriers des pièces à fable d’origine biblique
ou antique, la plupart de ces armes étant des objets non scéniques, hors le « javelot » dont
s’empare Hector à la fin de La Guerre de Troie n’aura pas lieu.
Pour Cantique des
cantiques, le premier acte de La Folle de Chaillot et celui de
Pour Lucrèce, quelques objetsutilisés par des garçons de café, verres, carafes ou bocks
contribuent à un effet de réel. Le Jardinier d’Electre n’est pourvu d’aucun objet rappelant
sa profession, ce qui peut se concevoir, puisque c’est le jour de ses noces. Notons de
remarquables exceptions. Pour uneinstitutrice remplaçante peu conventionnelle, l’Isabelle
d’ Intermezzo, des objets enfantins,« le tableau bleu, […], la craie dorée, l’encre rose
et le crayon caca d’oie », se sont substitués aux traditionnels objets du métier par un
simple déplacement de couleur, mais n’est-ce pas pour mieux opposer le noir qu’impose
677
l’Inspecteur à la diversité des teintes, aussi variées que la vie et la nature ? Aux « filets »
et à la « barque » du pêcheur d’abordmentionnés par Auguste, et situés dans le hors-scène
(Ond., I, 7, p. 780) répond le « filet »dans lequel les pêcheurs ont capturé et amené Ondine,
et que l’un d’eux réclame :
« Ulrich : Et mon filet ? Je peux reprendre mon filet ? Le premier juge : Tu l’auras
à la date prescrite.[…]. Ulrich : Ah mais non ! Je le veux tout de suite. C’est un
outil professionnel. J’ai à pêcher ce soir !… » (Ond., III, 4, p. 835).
Modalités interrogatives et exclamatives mettent en valeur l’importance concrète de l’objet
pour le pêcheur, alors que pour les juges, il n’est qu’une pièce du dossier. Nous ne pouvons
que souligner l’épithète « professionnel », inattendue sous la plume de Giraudoux. Dans
La Folle de Chaillot, maints objets se rattachent au gagne-pain des petites gens, ainsi
en est-ildes « poubelles » que fouille le Chiffonnier à la recherche de quelque trésor, « des
678
chiffons plus beaux que les coupons, des fourchettes en argent » (FC, I, p. 982-983),
677
Int., I, 6, p. 301.Cette variété s’exprime également dans le cosmopolitisme des prénoms de la « Marseillaise des petites
filles » (Int., I, 6, p. 299).
678
Nous sommes loin des détritus accumulés telsqu’a pu les photographier E. Atget dans La villa (sic) du chiffonnier, boulevard
Masséna, Paris, 1910 : « En 1903, on estime que 5 à 6 000 Parisiens trient les ordures de la bourgeoisie en quête d’objets qu’ils
revendent pour vivre. » (G. Badger, Eugène Atget, op. cit., p. 48-49) ou Intérieur d’un chiffonnier, boulevard Masséna, Paris,1912
(ibid., p. 60-61).
283
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
del’introuvable partition de « La belle Polonaise » du Chanteur de rues (FC, I, P. 959), des
objets des gagne-petit (FC., I, p. 956). Certains apparaissent en scène : les « lacets » du
Marchand (FC, I, p. 956), les « quilles colorées » et les « quilles de feu » du Jongleur (FC, I,
p. 957), un « bock » apporté par Martial (FC., I, p. 976), la « corbeille » de la Fleuriste (FC,
II, p. 1025). Dans cet ensemble hétérogène, seuls les deux derniers objets sont en rapport
direct avec une véritable profession exercée par un personnage en scène. L’« escabeau »
d’Electre est-il un objet professionnel ? Non si nous nous en tenons au sens ancien de siège,
privilégié par Jouvet, mais si nous optons pour le sens moderne le plus répandu, ce pourrait
être celui d’une servante du palais, or, contrairement à ce qui se passe dans La guerre de
Troie n’aura pas lieu, aucune ne traverse la scène. Serait-ce l’escabeau d’un machiniste,
rapporté des coulisses où il était remisé, par des serviteurs qui pourraient être les servants
de scène, pour un personnage, le Mendiant qui en fait un usage particulier : « il s’installe
peu à peu sur l’escabeau. » (El., I, 3, p. 609) ? Les quelques objets professionnels qui ne
laissent planer aucun doute sur leur utilisation sont liés au théâtre : ce sont les projecteurs
et les accessoires de décors dans L’Impromptu de Paris, les premiers étant nommés dans
la pratique même du « Patron ».
A l’issue de ce rapide inventaire, nous nous apercevons d’un irréalisme flagrant,
les objets professionnels apparaissant presque toujours en dehors du contexte de leur
utilisation habituelle, ce qui leur dénie leur valeur d’usage, rares étant les cas où ils
contribuent à un effet de réel. Ceci nous amènera bien sûr à poser la question des fonctions
que Giraudoux leur attribue.
b) Objets domestiques.
Pour ce qui est d’Intermezzo, les seuls objets domestiques scéniques sont, d’une part,
ceux que les Bourreaux exhument, parmi d’autres plus incongrus encore, de leurs poches,
sur ordre de l’Inspecteur, à seule fin de savoir qui des deux est « le vrai bourreau » :
« un tire-bouchon prime », « deux cure-dents » pour l’un, « un peigne de femme » pour
l’autre (Int., II, 4, p. 322), mais, coupés de leur contexte d’utilisation, ces objets n’ont
plus rien de « domestique » et ne peuvent donc être rattachés à aucun personnage, à
l’inverse de ceux qui ont leur place dans un lieu privé, la chambre d’Isabelle au troisième
acte. En revanche, Ondine comporte nombre d’objets domestiques scéniques, « nappe »,
« assiettes », « bouteille », « verre », « aiguière » qui sont successivement nommés
par l’un ou l’autre personnage lorsque le couvert est mis pour le Chevalier (Ond., I, 6,
p. 774-776). Peu vraisemblables dans un Moyen âge de convention, certains sont des
objets anachroniques, d’autres, présents dans une modeste cabane de pêcheurs alors qu’ils
connotent la vie seigneuriale, tels la « superbe aiguière » et le « miroir d’or », illustrent les
pouvoirs magiques d’Ondine. Cependant, les uns et les autres contribuent à mettre en place
un tableau intimiste, une sorte de scène de genre dans laquelle le service d’amour se mêle
à celui de la femme servante du seigneur :
« Ondine : […]. Donne-moi la nappe, mère. C’est moi qui sers Hans. […]. De l’eau
sur vos mains, majesté Hans ? […]. Eugénie : Les assiettes, Ondine ! » (Ond., I,
6, p. 774-775).
Est-ce une parodie du théâtre naturaliste ou le réalisme si fréquent dans les contes
679
merveilleux ou fantastiques ? Quant à la « quenouille » de la Fille de vaisselle (Ond.,
III, 4, p. 844), clin d’œil possible à « La Belle au bois dormant », elle est sujette à des
interprétations qui écartent sa dimension utilitaire et domestique au profit de sa fonction
679
Comment ne pas penser à la présence de la nourriture et aux descriptions de festins dans les Contes de ma mère l’Oye de
Perrault ?
284
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
symbolique : comme le fuseau de la vieille avec lequel se pique la princesse, la quenouille
est pour Hans la faux de la Mort qui vient le prendre. Parmi les personnages qui les
évoquent, Ondine est la seule à vouloir préserver de l’oubli le cadre de sa vie humaine
dans un univers étranger, celui du Rhin dans lequel elle va plonger, sans mémoire et à
jamais ondine. Là encore, cette pièce se distingue par le prix qu’attache l’héroïne aux objets
humbles, ce qui explique le grand nombre d’objets nommés et nous invitera à les considérer
680
comme des objets « déterminants » .
Les accessoires en rapport avec la nourriture présents dans Judith, Amphitryon 38,
Ondine, Supplément au voyage de Cook et Sodome et Gomorrhe sont presque tous des
681
objets anachroniques : « boîte de conserves », « assiettes » ou « fourchette » , le réalisme
se dénonce ainsi lui-même, l’incongruité de l’anachronisme aboutissant à une déréalisation.
Les objets de toilettenommés dans Amphitryon 38 , Intermezzo , Supplément au
voyage de Cook , Cantique des cantiques , L’Apollon de Bellac et La Folle de Chaillot
sont soit anachroniques, soit désuets, et il n’est pas certain de surcroît que l’on puisse les
compter pour des objets « domestiques », mais ils sont presque tous à mettre en relation
avec les personnages féminins. Ainsi en va-t-il des « épiloirs et [des] limes » auxquels
Alcmène attribue modestement, avec les « poudres et les onguents », sa beauté (Amph., II,
5, p. 159), de la « lime à ongles » de Thérèse à qui le Président reproche de laisser traîner
ses objets intimes (Ap., 8, p. 939). Le « crachoir », le « dentier » de Mr. Banks, ainsi que le
« tapis de liège » indispensable au confort des époux nous donnent une image caricaturale
des Anglais (SVC, 10, p. 59).
L’abondance d’objets domestiques pourrait faire penser à une revanche du
romanesque dans l’écriture théâtrale, les personnages semblant avoir une vie privée dans
un décor bourgeois ou petit bourgeois or le traitement que Giraudoux fait subir à la plupart
de ces objets écarte la description mimétique et, de plus, ils sont rarement scéniques, en
outre, bien souvent, la fantaisie et l’humour sapent l’apparente concession au goût du public
682
de l’époque .
c) Objets décoratifs.
En va-t-il de même avec les objets décoratifs si présents dans le théâtre de Boulevard
dont ils attestent la fonction de miroir social ? Ils sont absents de la moitié des pièces
de Giraudoux. Remarquons dans les pièces à fable biblique ou antique leur absence qui
témoigne d’un refus de la reconstitution historique signalé précédemment. Et Ondine ne
cède rien au style troubadour des drames romantiques. Les objets décoratifs scéniques
appartiennent certes au cadre de vie de certains personnages, mais ils ne sont que rarement
nommés de façon neutre : ainsi, Geneviève ironise-t-elle sur « le nécessaire de fumeur », les
« coussins » et le « tapis de guéridonbrodé » qui représentent à ses yeux l’Allemagne telle
qu’on a voulu l’imposer à Siegfried (Sieg., II, 1,p. 24). Tandis que les bustes des décors de
Siegfried (Sieg., II, 1, p. 23) et de L’Apollon de Bellac (Ap., 3, p. 924) donnent un caractère
officiel à la pièce qu’ils ornent, ceux de Cujas et de Lycurgue chez le Procureur impérial
Blanchard proclament le rigorisme moral du personnage et la rigueur de la loi (Luc., III,
p. 1091). Un accessoire de costume inattendu permet à Aurélie, la Folle de Chaillot, de
680
M. Vuillermoz, Le Système des objets dans le théâtre français des années 1625-1650, op. cit., p. 92.
681
682
RespectivementJud., I, 3, p. 205, Ond., I, 1, p. 762, Ond. , II, 9, p. 807.
L’on voit par là comment il s’oppose à Mauriac qui, dans Asmodée, insiste non seulement sur le décor intimiste de la vie
des personnages, mais sur leurs occupations, sur des attitudes, par exemple tout le jeu de la jeune fille avec le livre et la lecture en
présence de Blaise (A, II, 4, p. 67).
285
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
trancher sur la médiocrité ambiante, mais cet « iris géant » dont elle s’est parée à défaut
du boa qu’elle a perdu (FC., I, p. 972) est bien davantage qu’un ornement : il est un signe
d’extravagance et de fantaisie relevant d’une poétique de l’objet.
Dans le hors-scène, la catégorie la plus fréquente est celle des bijoux, attestée dans
Amphitryon 38, Judith, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Supplément au voyage de Cook,
Electre, Cantique des cantiques, Sodome et Gomorrhe, Ondine, Pour Lucrèce. En faire un
signe de coquetterie ou d’un goût du paraître chez les personnages qui les portent serait
bien réducteur : nous verrons qu’il faut leur attribuer des fonctions diverses. Les deux pièces
dont le hors-scène est le plus chargé en objets décoratifs sont L’Apollon de Bellac et Pour
Lucrèce.
Les logements de Thérèse et d’Agnès s’opposent en tous points, celui de Thérèse se
caractérisant par une accumulation de bibelots sans valeur artistique, et celui d’Agnès par la
simplicité : cette antithèse double évidemment le contraste entre deux images de la féminité,
l’une faite de simplicité et de vérité, qui n’est pas sans rappeler Isabelle vue par le Contrôleur
d’Intermezzo, l’autre d’artifice et de mensonge, mais dans cette dialectique du vrai et du
faux qui relève d’une poétique et d’une esthétique, les objets délivrent d’autres messages :
adjuvants ou opposants du personnage masculin, ils ont une fonction dramatique.
Dans la dernière pièce de Giraudoux, l’intérieur confortable de Marcellus est à peine
évoqué tandis que la demeure d’Armand apparaît comme celle d’un collectionneur averti :
les Guys y voisinent avec les Corot, les Liotard et les meubles « en palissandre ». (Luc., I,
5, p. 1048-1049). Ces objets fonctionnent comme des indices du goût de ce personnage :
683
ils sont donc ce que M. Vuillermoz appelle des objets « déterminants » .
L’inventaire sociologique n’aura servi qu’à confirmer une évidence : les personnages
de Giraudoux n’exercent pas de métiers en scène, même s’ils en ont un, ou ils exercent
temporairement une activité professionnelle qui n’est pas la leur et, dans ce cas, la
perspective a changé. Quant aux objets domestiques et décoratifs, ils sont des parfois des
indices du cadre de vie des personnages ou de leurs goûts, mais il faut plus souvent les
relier aux projets des personnages et à l’action.
2) Distinction d’A. Moles entre objets « d’usage privé » et objets « d’usage
684
public » .
Dans sa Théorie des objets, A. moles oppose les objets « d’usage privé » et les objets
« d’usage public ». Cette distinction peut-elle éclairer quelques aspects des personnages
du théâtre de Giraudoux ?
Les objets domestiques paraissent a priori tout désignés pour être d’usage privé, or il
n’en est rien, en fait, pour la plupart des objets scéniques : la sphère du privé n’étant jamais,
chez Giraudoux, cette « cloche à plongeurs » que doit être, selon le Contrôleur d’Intermezzo,
une maison humaine (Int., III, 3, p.345), et, pour cela, point besoin d’Asmodée : l’hospitalité,
l’amour, le désir, ou des raisons triviales, subvertissent l’ordre normal des choses. Pour
Hans, chevalier venu de nulle part dans la nuit, surgissent d’on ne sait où, et dans une
pauvre cabane de pêcheurs, « assiettes d’or » et « aiguière » précieuse (Ond., I, 6, p. 774).
Si l’intimité d’Alcmène n’échappe pas aux regards de Mercure à l’acte I, elle est exposée à
l’imagination des Thébains par Eclissé qui leur dévoile la toilette de sa maîtresse (Amph., II,
4, p. 155). Dans Supplément au voyage de Cook, les lits dressés sur scène nous font entrer
683
684
286
Ibid., p. 92.
A. Moles, Théorie des objets, op. cit., p. 11.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
dans l’intimité orageuse du couple Banks et dans la trivialité de ses préoccupations par des
objets vils, le « tapis de liège », le « crachoir », la « tabatière » (SVC., p. 589-590). Les objets
les plus prosaïques sortent des poches des Bourreaux, mettant sous les yeux de tous les
personnages ce qui relève de leur vie privée, à moins que ce ne soit celle des condamnés
après leur exécution (Int., II, 4, p. 322). Le motif de l’effraction apparaît plusieurs fois dans
Intermezzo. Dès l’exposition, un objet privé, l’agenda d’Isabelle, sorte de journal intime de
la jeune fille, est triomphalement exhibé par les demoiselles Mangebois qui le produisent
comme pièce à charge :
« L’Inspecteur : Comment est-il venu en votre possession ? […]. Léonide : Je l’ai
trouvé sur le trottoir. Le Droguiste : Vous avez eu l’impudence de le lire ? […].
Le Contrôleur : Ce carnet appartient à Mademoiselle Isabelle. Vous deviez le lui
rendre. » (Int., I, 5, p. 291-292).
Les réactions du Droguiste et du Contrôleur mettent l’accent sur l’incivilité et l’indiscrétion
commises par les « vieilles taupes ». Or ce motif de l’intrusion d’un regard indiscret dans
la vie de la jeune fille se retrouve à l’acte III, d’abord avec sa valeur négative soulignée par
le Maire et l’Inspecteur (Int., III, 1, p. 333). Par un curieux renversement, le Contrôleur fait
passer son attirance et l’indiscrétion qui va de pair avec elle pour un ensemble de signes
qu’il a captés, parlant de « ces meubles et ces objets qui déjà [lui] ont fait tant de signes
par la fenêtre ouverte. » (Int., III, 3, p. 340). Inverse du premier acte dans lequel l’objet privé
est rendu public, le troisième acte rend public avec l’espace privé de la chambre les objets
685
qu’elle contient .
Dans la même œuvre, quelques rares objets peuvent être considérés comme d’usage
public : tous ceux qui ont trait à la vie municipale et qui sont nommés par le Maire et par
l’Inspecteur : « affiches », « panneaux », « urnes » électorales, feuilles du « recensement
quinquennal officiel » (Int., I, 4, p. 285-286). Pensons également au « portillon » et au
« guichet » de la gare à l’acte IV de Siegfried.
A priori devraient rentrer dans cette catégorie les tables des terrasses de cafés et de
pâtisserie de Cantique des cantiques, de La Folle de Chaillot et de Pour Lucrèce, encore que
dans la première de ces pièces, l’une d’elles soit « la table des brouilles », ce qui excède sa
simple valeur d’usage public pour les personnages qui s’y installent (C, 1, p. 730) et qu’une
autre donne accès aux conversations privées comme le révèle Victor à la fin de la pièce :
« Tout le monde a entendu. J’ai oublié de vous dire que la table Deux est sonore.
Elle correspond même avec la table Onze à l’opposé. » (C, 8, p. 753).
Comment séparer la vie privée et la vie publique des personnages giralduciens masculins
dont la plupart occupent des postes de responsabilité, Siegfried conseiller d’Etat,
Amphitryon général en chef, l’Inspecteur désigné par le gouvernement pour rétablir l’ordre,
Egisthe régent d’Argos, les Présidents de Cantique des cantiques, de L’Apollon de Bellac
et de La Folle de Chaillot et enfin le Procureur de Pour Lucrèce ? Pour les personnages
féminins, le surnaturel, les dieux, Dieu, quand ce ne sont pas les hommes, interviennent pour
les mettre sous le regard de tous, qu’il s’agisse d’Alcmène, de Judith, d’Hélène, d’Electre,
d’Ondine, de Lia ou de Lucile.
Il appert de ce qui précède que le classement des objets inspiré de la sociologie aboutit
à un inventaire qu’il faut considérer avec les plus grandes précautions pour de multiples
685
Le Spectre, quant à lui, pénètre par effraction toutes issues fermées (Int., III, 3, p. 345). Giraudoux a pris soin, dans la didascalie
liminaire de l’acte III, d’ouvrir pour le spectateur la chambre d’Isabelle sur l’espace public, préparant ainsi habilement tout le jeu sur
le privé et le public dans cet acte : « Un balcon à deux fenêtres d’où l’on voit la place de la petite ville, sur laquelle donne aussi une
porte fermée. » (Int., III, 3, p. 333).
287
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
raisons : dans une pièce de théâtre, les objets n’ont d’existence que par rapport à l’action,
qu’ils soient des éléments du décor, de costume ou des accessoires de jeu et ils peuvent
donc changer de catégorie au cours de la pièce, selon ce qu’en font les personnages. Par
conséquent, les isoler et ne les considérer que dans leur rapport mimétique à la réalité, c’est
faire abstraction de toutes les fonctions qu’ils peuvent avoir. Nous voyons là les limites de
telles investigations qui ne tiennent pas compte du statut sémiologique de l’objet théâtral.En
effet, l’enquête sociologique risque bien d’amener à voir dans l’œuvre théâtrale un simple
reflet de la réalité, contemporaine ou non, de l’écriture de la pièce.
Les objets ne fonctionnent pas indépendamment de la relation qu’entretiennent avec
eux les personnages par leur discours et par leurs actes ni de la tonalité des répliques
dans lesquelles ils sont nommés. Affirmer que la bêche est un outil professionnel ne rend
évidemment pas compte du contexte moralisateur dans lequel elle apparaît (SVC, p. 570), ni
du détournement que lui font subir les personnages, l’outil devenant un signe, ni de l’humour
et de la poésie qui président à son évocation.
L’opposition entre objets privés et publics encourt les mêmes reproches quant à
l’absence de prise en compte du contexte d’apparition de l’objet dans les répliques, dans les
scènes. Elle demeure cependant intéressante dans la mesure où elle fait voir à quel point,
686
dans le théâtre de Giraudoux, la sphère du privé et celle du public s’interpénètrent .
L’approche que propose M. Vuillermoz, nous semble avoir l’avantage de tenir compte
du contexte d’apparition des objets et de permettre de mieux appréhender la notion de
personnage par les connotations attachées à certains objets.
B) Objets « déterminants ».
Nous étudierons dans les lignes qui suivent des objets qui sont les attributs de certains
personnages, voire de types de personnages, qu’il s’agisse de costumes ou d’accessoires.
Pour le terme « attribut », nous prenons à notre compte la définition proposée dans leur
introduction par les auteurs du Dictionnaire des symboles qui nous semble particulièrement
riche : « une réalité ou une image, servant de signe distinctif à un personnage, à une
687
collectivité, à un être moral » . A un exemple qu’ils donnent, « la massue d’Hercule », nous
688
ajouterons celui que propose le Dictionnaire Robert , « le caducée pour Mercure », mais
nous écarterons le sceptre qui est moins un attribut qu’un emblème de la royauté, objet
que Giraudoux n’octroie d’ailleurs en tant qu’objet scénique ni à Holopherne, ni à Priam,
ni à Egisthe. La remarque selon laquelle l’attribut peut-être « une image » nous semble
particulièrement utile pour le théâtre de Giraudoux : elle nous invitera à nous demander si
certaines images construites sur un lexème d’objet peuvent fonctionner comme les objets
eux-mêmes.
686
Ces interférences entre le public et le privé ne sont pas nouvelles : la tragédie racinienne est fondée sur les relations
complexes entre la passion et le pouvoir et sur l’impossibilité, pour les personnages, de faire la part de leur vie privée et de leur
vie publique autrement que dans le déchirement (Bérénice) ou la mort (Pyrrhus dans Andromaque). Elles prennent cependant chez
Giraudoux une dimension particulière : le domestique est de l’ordre de la femme, le public de l’ordre del’homme dans la Grèce et audelà… Les héroïnes de Giraudoux font éclater la frontière, sans pour autant entrer dans le politique comme la Thérèse des Mamelles
de Tirésias d’Apollinaire.
687
688
288
J. Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Editions Robert Laffont/ Jupiter, 1982, p. IX.
Robert I, p. 128.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
689
M. Vuillermoz préfère, quant à lui, le terme d’objets « particularisants » que nous
adopterons pour désigner les costumes ou d’autres éléments matériels qui ont une fonction
indicielle pour les personnages et entretiennent avec eux une relation métonymique, qu’ils
soient ou non présents dans l’espace scénique.
Nous reprendrons la distinction qu’il fait entre déterminations sociales d’une
part, déterminations psychologiques et morales d’autre part, ainsi que le terme de
690
« surdétermination » dont nous infléchirons le sens, pour désigner les relations entre des
objets signes et des types de personnages comme le guerrier ou l’intellectuel.
A l’occasion d’une reprise d’Intermezzo à la Comédie Française, L. Decaunes oppose
les personnages des pièces de Giraudoux à ceux d’autres formes de théâtre :
« Il est bien évident que les personnages […] n’ont que peu à voir avec les
caractères bien tranchés, fortement individualisés, d’une comédie de mœurs
ou d’un théâtre psychologique. Et, par exemple, le Contrôleur ni l’Inspecteur
n’ont guère d’existence en dehors de la conception de la vie qu’ils incarnent
chacun. Ce sont des abstractions […] les prototypes d’une mythologie qui dresse
691
l’échelle des valeurs humaines. »
S’étonnera-t-on de ne trouver chez Giraudoux qu’un petit nombre de déterminations
sociales, psychologiques et morales pour les personnages ? Ayons présent à l’esprit ce qu’il
dit des héros de Racine qui « s’affrontent sur un pied terrible d’égalité, de nudité physique
et morale », contrairement à ceux de Corneille, de Shakespeare ou de Goethe :
« Leur personnage ne comporte pas l’accessoire, ni en pensées, ni en actes,
ni en costume […]. Jamais héros ne se sont souciés aussi peu de leurs épées,
de leurs colliers, de leurs socques. Ils ne parlent de leurs voiles que pour s’en
692
plaindre. » .
Les personnages de Giraudoux sont-ils eux aussi « diminués de tout pittoresque
extérieur » ?
1) Déterminations sociales par les objets.
Nous nous intéresserons successivement aux objets indices de richesse ou de pauvreté, à
ceux qui permettent de distinguer les catégories sociales ou les métiers.
a) Objets indices de richesse ou de pauvreté .
Les objets indices de richesse, costumes et accessoires, concernent essentiellement des
personnages féminins.
La première à désigner Judith avec toute la rancœur d’une servante chassée et
humiliée, Sarah déclare à Egon : « C’est une riche. » (Jud., II, 1, p.230) et, lorsqu’il l’interroge,
les réponses qu’elle donne font du personnage de Judith une riche Israélite de l’entre-deux689
690
691
M. Vuillermoz, Le Système des objets dans le théâtre français des années 1625-1650, op. cit., p. 89.
Ibid., p. 97.
L. Decaunes, « Un art poétique de Giraudoux », revue Comédie Française n° 120, juillet 1983, p. 23. Il est évident
qu’au contraire, Mauriac dans Asmodée, H. Becque dans Les Corbeaux, donnent aux personnages une épaisseur
psychologique, les particularisent.
692
J. Giraudoux, « Discours sur le théâtre », repris dans Littérature, op. cit., p. 39.
289
Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux
guerres à l’image de celles qu’a fréquentées Giraudoux. Elle est, selon Sarah, « La fille à
la mode. » et, à Egon qui voit en Judith « la royauté de Judas qui flotte autour d’elle. »,
Sarah répond :
« Non, la haute banque. Ne devines-tu pas, autour de cette simplicité, les voitures
à ressort, les bijoux à chaîne de sûreté ? » (Jud., II, 2, p. 234).
Les objets anachroniques renforcent ici un des lieux communs de l’antisémitisme des
693
années 30 . L’insistance de Judith elle-même sur ses chevaux et ses robes (Jud., I, 4, p.
206) fait d’elle une mondaine.
C’est aussi l’image que nous donne Eclissé de Léda dont la robe semble signée par
694
un grand couturier des années 30, une Jeanne Lanvin par exemple, qui a dessiné entre
autres les costumes d’Amphitryon 38 : « sa robe d’argent avec liseré de cygne, mais très
discret » (Amph., II, 5, p. 163). Le chic s’autorise d’une allusion à la forme sous laquelle
Jupiter a séduit Léda, de telle sorte que la détermination sociale coïncide avec la mythologie,
l’argent connotant la richesse et la beauté. Les robes de Clytemnestre, par l’or et la pourpre
reçoivent une connotation de richesse et de pouvoir ; pourtant, la reine insiste sur un
double fardeau : ces robes exigées par une fonction sociale de représentation et le corps
d’Agamemnon qu’elle a subi (El., II, 8, p. 678). La détermination sociale par le costume
s’efface alors au profit d’un discours sur l’écrasement de la femme par l’homme et par le
roi, mais ceci est une autre affaire, celle du statut de la femme.
Les bijoux de la reine, « collier », « pendentifs », font écho à ceux de Jocaste dans La
Machine infernale, or le personnage de Cocteau a les réflexes d’une femme de la haute
société, lorsque Tirésias s’inquiète de la venue de quelqu’un sur les remparts :
« Ecoute, Zizi, je tremble, je suis sortie avec tous mes bijoux. » (Mach., I, p. 28).
On n’imagine pas chez les reines et les jeunes filles de la haute société giralduciennes ce
genre de réaction : ce sont des femmes sûres d’elles, mais cette « broche en diamants »
que le Mendiant, dans son monologue du « poussé ou pas poussé » associe à un chat
695
blanc, fait de Clytemnestre une mondaine, C. Veaux parle même de « reine Art Déco » .
Ainsi, par leurs costumes et leurs bijoux, Judith, Léda et Clytemnestre apparaissentelles comme des femmes modernes de la haute société.
A l’inverse, tels qu’ils sont présentés dans une didascalie, costume et accessoires de la
Folle de Chaillot font d’elle une déclassée. Ils sont un condensé oxymorique de la richesse
693
Nous n’entrerons pas dans la polémique sur la question de la judéité et de l’antisémitisme, renvoyant non seulement pour nourrir
le débat aux ouvrages de J. Body, Giraudoux et l’Allemagne, op. cit. et à sa monumentale biographie , Jean Giraudoux, op. cit., mais
également à un CJG consacré aux Figures juives (CJG n° 21), à deux articles de la revue Europe, (n° 841, 1999), celui de J. Body,
« Innocent et coupable », p. 150-162 et celui d’H. Meschonnic, « Giraudoux, la laideur de la beauté », p. 163-175, ainsi qu’à l’ouvrage de
C. Meyer-Plantureux, Les Enfants de Shylock, L’Antisémitisme sur scène, Bruxelles, Editions Complexes, 2005 ; nous mentionnerons
enfin le Colloque de Clermont-Ferrand, Giraudoux Européen de l’entre-deux guerres, juin 2006, dont les Actes sont parus dans le
CJG n° 36 et en particulier les communications de P. d’Almeida, « Les responsabilités de l’écrivain Giraudoux, de la guerre à la
guerre » (CJG n° 36, p. 349-362) et A. Job, « Giraudoux et la crise de nos idéaux » (ibid., p. 363-374). A compléter par Poirier, J,
Echos d’un mythe biblique dans la littérature française, Presses Universitaires de Rennes, 2004, en particulier p. 95-96 sur Judith.
694
« C’était Chanel qui habillait les héroïnes de Cocteau. C’est de chez Lanvin que sortent les robes d’Alcmène et de Léda
[…]. Robes capiteuses, à demi transparentes, vêtements de velours et de satin, l’Antiquité n’y est que très allusivement suggérée.
L’ensemble, beaucoup plus parisien que grec, mêle sensualité, luxe et fantaisie dans l’atmosphère d’une soirée costumée, ou demicostumée, de 1929. », écrit à propos de la création J. Robichez dans la Notice consacrée à la pièce (TC [Pl.], p. 1276). Le choix des
costumes allait dans le sens du texte.
695
290
C. Veaux, L. Victor, La Guerre de Troie n’aura pas lieu et Electre, de Jean Giraudoux, op. cit., p. 65.
Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ?
et de la pauvreté : « jupe de soie », « face à main » et « camée » sont des signes de sa
splendeur passée, justifiant le titre de « comtesse » que lui donnent le personnel du café
Francis et les marginaux, tandis que la « pince à linge de métal » et le « cabas » révèlent
la misère de celle qui habite désormais un sous-sol de Chaillot (FC, I, p. 964). L’alternance,
dans l’accumulation, des objets indices de deux rangs sociaux opposés, nous semble un
pied de nez au naturalisme : l’hétéroclite défie le classement.
Aristocrate ou grande bourgeoise, l’on ne sait trop quel est le statut social exact de
Paola dans Pour Lucrèce : sa « robe marengo » peut cependant être considérée comme
696
du dernier cri par sa référence napoléonienne sous le Second Empire ; le « mantelet »
réclamé à Armand
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