Université Jean Moulin Lyon 3 Ecole doctorale : 3LA Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Une esthétique du décalage et de la dissonance par Françoise BOMBARD Thèse de doctorat de lettres sous la direction de Guy LAVOREL soutenue le 4 juin 2009 Composition du jury : Guy LAVOREL, professeur à l’université Jean Moulin Lyon 3 Jacques BODY, professeur honoraire à l’université François Rabelais (Tours) Sylviane COYAULT, professeure à l’université Blaise Pascal (Clermont-Ferrand) Christine HAMON, professeure à l’université Paris IIISorbonne nouvelle Table des matières Remerciements . . Abréviations . . Introduction . . Phénoménologie : chose et objet. . . L’objet selon les sociologues. . . L’objet selon les sémiologues. . . L’objet au cœur de la crise des représentations. . . Les objets dans la société. . . Les objets dans la vie de Jean Giraudoux. . . Les objets dans les arts plastiques. . . De quelques théories et pratiques théâtrales prenant en considération les objets. . . Choix de l’auteur, choix du sujet, problématique. . . Méthode. . . Corpus. . . Annonce du plan . . Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? . . Chapitre 1. Etude lexicale. . . A) Les occurrences du mot "objet", sens propre/ sens figurés. . . B) Le lexique des objets. . . Chapitre 2. Etude morpho-syntaxique. . . A) Morphologie du lexème ou de la lexie. . . B) Syntaxe de l’objet. . . Chapitre 3. Rhétorique et stylistique. . . 225 A) Les traits distinctifs des objets . .. B) Réification et personnification. . . C) Les objets et la rhétorique. . . Chapitre 4. L’écriture théâtrale. . . A) Les objets dans la conduite du dialogue. . . B) Distribution des objets entre didascalies et répliques. . . Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? . . Chapitre 1. Les objets et le cadre spatio-temporel de l’action. . . A) Préambule. . . B) Statut spatial des objets. . . C) La question de la couleur locale et des anachronismes : des choix spatiotemporels. . . D) Statut temporel des objets. . . Chapitre 2. Fonction dramatique des objets. . . A) Les objets et le déroulement de l’action. . . B) Analyse structurale. . . Chapitre 3. Objets et personnages. . . 6 7 10 11 12 14 15 15 17 19 23 30 32 34 36 37 39 39 48 63 64 69 73 73 86 95 110 111 123 141 142 142 147 168 186 211 212 238 280 A) Inventaires de type sociologique. . . B) Objets « déterminants ». . . C) Les accessoires de jeu. . . D) Les objets et le langage des personnages. . . Troisième partie. Poétique de l’objet giralducien . . Chapitre 1. Un théâtre d’idées ? . . A) La métaphysique. . . B) La France et l’Allemagne. . . C) Pédagogie. . . D) L’uniformisation. . . E) Les liens entre l’économie et le pouvoir. . . F) Le « débat sur la ville ». . . G) Images de femmes, statut de la femme. . . H) La guerre. . . Chapitre 2. Un théâtre ludique. . . A) Les jeux avec le théâtre : théâtralité ou théâtralisation ? . . B) Jeux d’esprit. . . C) Le comique. . . Chapitre 3. Un théâtre poétique. . . A) Un imaginaire des objets. . . B) La « poétique du détail ». . . Conclusion . . Annexes . . Annexe 1. Chronologie sommaire. . . Annexe 2. Occurrences du mot « objet ». . . Annexe 3. Répartition générale des objets. 1316 .. Annexe 4. Statut spatial des objets. . . Statut spatial des objets dans Siegfried . . Statut spatial des objets dans Divertissement de Siegfried . . Statut spatial des objets dans Lamento . . Statut spatial des objets dans fin de Siegfried . . Statut spatial des objets dans Amphitryon 38 . . Statut spatial des objets dans Judith . . Statut spatial des objets dans Intermezzo . . Statut spatial des objets dans Tessa . . Statut spatial des objets dans La guerre de Troie n’aura pas lieu . . Statut spatial des objets dans Supplément au voyage de Cook . . Statut spatial des objets dans Electre . . Statut spatial des objets dans L’impromptu de Paris . . Statut spatial des objets dans Cantique des cantiques . . Statut spatial des objets dans Ondine . . Statut spatial des objets dans Sodome et Gomorrhe . . 282 288 307 310 316 316 318 330 335 338 342 350 352 359 362 363 382 401 409 410 452 473 481 481 482 485 486 487 487 487 488 488 489 490 490 491 492 492 493 493 494 495 Statut spatial des objets dans L’apollon de Bellac . . Statut spatial des objets dans La folle de Chaillot . . Statut spatial desobjets dans Pour Lucrece . . Statut spatial des objets dans Les Gracques . . Annexe 5. Les objets anachroniques. . . Annexe 6. Inventaire des objets présents dans le théâtre de J. Giraudoux. . . Bibliographie . . I. Bibliographies des œuvres de Jean Giraudoux. . . A) Bibliographie générale. . . B) Prose narrative. . . C) Editions duThéâtre complet. . . D) Autres textes de Giraudoux. . . II. Etudes sur Jean Giraudoux : biographie, documentation sur son théâtre et sur d’autres textes. . . 495 496 497 498 499 500 504 504 504 504 504 506 B) Autres textes. . . 507 507 514 522 522 522 524 530 533 535 535 539 C) Bibliographie sommaire sur les œuvres d’art, les mouvements artistiques et les artistes cités. . . 541 A) Etudes d’ensemble sur l’œuvre de Jean Giraudoux. . . B) Etudes particulières sur le théâtre de Jean Giraudoux. . . C) Ouvrages et articles sur d’autres textes de Giraudoux. . . III. Etudes générales. . . A) Sémiologie. . . C) Histoire du théâtre, esthétique et théories du théâtre. . . D) Philosophie, histoire, sociologie. . . E) Travaux relatifs à la langue et aux procédés d’expression. . . IV Œuvres citées. . . A) Œuvres théâtrales . . Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Remerciements Que soient ici remerciés tous ceux qui m’ont accordé un peu ou beaucoup de leur temps, qui ont soutenu de leurs encouragements ma recherche. L’expression de ma plus vive reconnaissance va au Professeur Jacques Body et à Guy Teissier qui m’ont si généreusement accueillie en giralducie et m’ont offert, outre leur immense érudition, leur chaleureuse sympathie. Je leur associe Les Amis de Giraudoux et les membres de la Société Internationale des Etudes Giralduciennes qui ont accompagné ma recherche de leur bienveillant intérêt. A tous ceux qui m’ont soutenue de leur fervente amitié, et tout spécialement à Marie-Monique Bernard, Lamia Saada, Stéphane Paquelin, un grand merci. Une reconnaissance particulière s’adresse au Professeur Guy Lavorel, mon directeur de recherche, pour ses précieux avis, ses conseils judicieux et son indéfectible soutien. 6 Abréviations Abréviations Pour les éditions du théâtre de Giraudoux : TC (Pl.) TC (P.) Giraudoux, Jean, Théâtre complet, Paris, Gallimard, NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », Edition publiée sous la direction de Jacques Body, 1982. Giraudoux, Jean, Théâtre complet, Paris, Le Livre de poche, La Pochothèque, « Classiques modernes », Edition établie, présentée et annotée par Guy Teissier, 1991. Pour les pièces de Giraudoux : Amph. Ap. C. Div. El. FC FS Gr. GT Int. IP Jud. L Luc. Ond. Sieg. Sod. SVC T Amphitryon 38 L’Apollon de Bellac. Cantique des cantiques Divertissement de Siegfried Electre La Folle de Chaillot Fin de Siegfried Les Gracques La Guerre de Troie n’aura pas lieu Intermezzo L’Impromptu de Paris Judith Lamento (dans Fugues sur Siegfried) Pour Lucrèce Ondine Siegfried Sodome et Gomorrhe Supplément au voyage de Cook Tessa Pour les œuvres modernes citées en référence : 7 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Asmodée de François Mauriac Antigone de Jean Anouilh Le Cocu magnifique de Ferdinand Crommelynck The constant Nymph de Margaret Kennedy et Basil Dean Donogoo de Jules Romain Huis clos de Jean-Paul Sartre L’Inconnue d’Arras d’Armand Salacrou Judith d’Henry Bernstein Jean de la lune de Marcel Achard La Machine infernale de Jean Cocteau Les Mamelles de Tirésias de Guillaume Apollinaire Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck La Reine morte d’Henry de Montherlant Le Soulier de satin de Paul Claudel Ubu roi d’Alfred Jarry Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac A Ant. CM CN D. HC Inc. J JL Mach. MT P RM S UR V Pour les pièces de théâtre, conformément à l’usage, les abréviations sont suivies des mentions d’acte(s) en chiffres romains, de scène(s) en chiffres arabes et du (des) numéro(s) de page(s) dans les éditions de référence ; pour Tessa, les références comportent en outre entre acte et scène la mention du tableau (tabl.) et pour Le Soulier de satin de Claudel, la mention de la journée et de la scène. Pour les ouvrages : La Bible : pour les livres de l’Ancien Testament et les textes du Nouveau Testament, nous adoptons les abréviations retenues par les auteurs du Dictionnaire culturel de la Bible aux Editions du Cerf (D. Fouilloux, A. Langlois, A. Le Moigné, F. Spiess, M. Thibault, R. Trébuchon, Dictionnaire culturel de la Bible, Paris, Editions du Cerf, 1990, Nathan, 1990, p. 15-16), à savoir : Gn Jg R Jdt Ct La Genèse Le Livre des juges Les Livres des Rois Judith Le Cantique des Cantiques Pour les dictionnaires : 8 Abréviations Grand Larousse Grand Robert Littré Robert I Ducrot, Oswald,Schaeffer, Jean-Marie, avec la collaboration de Marielle Abrioux, Dominique, Grand Larousse de la langue française, Paris, Larousse, 1987 pour l’édition originale, 1990, deuxième édition en 7 vol. Robert, Paul Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, en 8 volumes Littré, Emile, Dictionnaire de la langue française, Paris, Librairie Hachette et Cie, en 4 volumes Robert, Paul, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Petit Robert I, Paris, Société du Nouveau Littré Pour les revues : CAEF CJG CRB NRF RHLF RHT TLLITT TM Cahiers de l’Association des Etudes françaises Cahiers Jean Giraudoux Cahiers de la Compagnie Madeleine Renaud-Jean-Louis Barrault La Nouvelle Revue française Revue d’histoire littéraire de la France Revue d’histoire du théâtre Travaux de linguistique et de littérature Les Temps modernes Associations : A. J G. Association des Amis de Giraudoux, Siège social : Maison Natale de Jean Giraudoux, 4, avenue Jean Jaurès, F-87 300 Bellac ; site Internet : www.amisdegiraudoux.com S. I. E. G. Société Internationale des Etudes Giralduciennes. 9 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Introduction « OBJET : 1°) Tout ce qui se présente à la vue. […]. 2°) Tout ce qui affecte les sens. […]. 3°) Terme de philosophie. Tout ce qui est en dehors de l’âme ; par opposition à sujet qui exprime ce qui est en dedans de l’âme. L’objet et le sujet. […]. 4°) Chose, dans un sens indéterminé. C’est un objet de peu de valeur ; objets de première nécessité. […]. » 1 Voici quelques unes des rubriques de l’article « Objet » d’un Littré de 1881 que pouvait avoir à sa disposition un élève du lycée Lakanal préparant le concours de la rue d’Ulm, Jean Giraudoux, qui profita en outre de ces années pour fréquenter les musées et les théâtres parisiens. Studieux, il aurait lu les exemples littéraires dont nous avons fait grâce au lecteur et eût continué la lecture de cet article qui développe un grand nombre de sens figurés du 2 mot « objet » . Plus tard, s’emparerait de lui le goût des « antiquailles », des beaux objets, et celui du beau style : « Notre époque ne demande plus à l’homme de lettres des œuvres – la rue et la 3 cour sont pleines de ce mobilier désaffecté –, elle lui demande un langage. » . Le quatrième point de l’article cité plus haut l’eût-il mené, comme nous, à l’article « CHOSE » ? Nous en retiendrons deux définitions : « 1°) Désignation indéterminée de tout ce qui est inanimé. […]. 8°) Ce qui est en fait, en réalité, par opposition à ce qui est un mot, un nom. Vous ne nous donnez que des mots, Et nous voulons des choses. Rien n’est plus commun que le nom. Rien n’est plus rare que la chose. (La Fontaine, Fables, IV, 17). Par extension, en 1 E. Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1881, en 4 volumes. Article « Objet », tome 3, p. 775-776. 2 Fervent lecteur de Racine et de La Fontaine auxquels il consacrerait un jour des essais, il n’ignorait pas les sens du mot « objet » dans le français classique. « Objet. N. m. – « Ce qui est opposé à notre vue […] ou ce qui se représente à notre imagination », d’après Furetière (Dictionnaire universel, 1690) cité par G. Cayrou qui poursuit : « vue, spectacle ; aspect, image matérielle ; vision, image morale », avant de citer Phèdre, Alexandre et Britannicus, puis Les Fables et d’ajouter : « Il se dit aussi, mais plus rarement, de ce qui frappe nos autres sens » (Furetière, op. cit.), et « les choses sont les objets de l’odorat, du goût ou de l’ouïe, par leurs odeurs, leurs saveurs et leurs sons. […]. Explication. Etym.- Il tient ce sens, très étendu du latin objectum, "chose placée devant" (les yeux, l’esprit, etc.). – « Se dit aussi poétiquement des belles personnes qui donnent de l’amour. C’est un bel objet, un objet charmant (Furetière, op. cit.). Racine est encore cité : « Volage adorateur de mille objets divers » (Phèdre, V. 636), références auxquelles nous adjoindrons, pour le registre comique, Molière et Sganarelle : « Doux objet de mes vœux, je vous frotterai les oreilles » (Le Médecin malgré lui, I, 1). [Article « Objet » dans Cayrou, Gaston, Dictionnaire du français classique, Paris, Didier, 1948, p. 607-608]. Nous ne trouvons, dans le théâtre de Giraudoux et celui de ses contemporains, que peu de traces de ces sens que le français moderne a délaissés. 3 J. Giraudoux, « Discours sur le théâtre », article repris dans Littérature, Paris, Grasset, 1941. Réédition, Paris, Gallimard, collection « Folio Essais », 1994, p. 205. 10 Introduction termes de littérature, pensées de valeur, réelles et positives ; livre, style plein de 4 choses. » . De la confrontation des articles « Chose » et « Objet » naît l’idée que le mot "chose" serait réservé à l’inanimé tandis que le mot "objet" désignerait tout ce qui s’offre à la perception et aux sensations. Alors que le mot "objet" fonctionne de façon à la fois antithétique et complémentaire avec le nom "sujet", le mot "chose", résolument placé du côté de la réalité, s’opposerait à ce qui est de l’ordre du langage. Mais le sens donné pour la littérature nous guide vers une autre piste, celle de la richesse d’une œuvre littéraire : en ce sens, le théâtre de Giraudoux est « plein de choses ». Phénoménologie : chose et objet. Il semble que, pour débattre des sens à accorder aux mots "chose" et "objet", la réflexion phénoménologique ne soit pas inutile. Husserl propose à la démarche philosophique un 5 retour « aux choses elles-mêmes » . La chose désigne une réalité indépendante de l’esprit humain : 6 « La chose nous ignore, elle repose en soi. », écrit Merleau-Ponty . La chose devient un objet dès lors que la perception d’un sujet s’en empare : auparavant, 7 « Une chose a d’abord sa grandeur et sa forme propres. » . Nous trouvons aussi cette idée chez Heidegger : 4 E. Littré, Dictionnaire de la langue française, op. cit., article « Chose », tome 1, p. 612-613. Cf. B. Vallette : « a priori une chose est un objet concret, naturel ou non, qui se définit par sa matérialité, directement perceptible […]. Le terme chose désigne par extension […] la réalité, telle qu’on peut l’imaginer antérieurement au langage, ou indépendante de celui-ci. ” […]. La chose : le réel. Le mot : le langage. Le mot est donc signe d’une chose. » (B. Vallette, « Les mots et les choses : le point de vue du linguiste », dans Analyses et réflexions sur Ponge, Paris, Ellipses, 1988, p.23). 5 Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, I [1913], édition française, Idées directrices, Paris, Gallimard, 1950. 6 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Editions Gallimard, NRF, Bibliothèque des idées, 1945, p. 372. Cf. également : « La définition de l’objet , c’est […] qu’il existe partes extra partes, et que par conséquent il n’admet entre ses parties, ou entre lui et les autres objets, que des relations extérieures et mécaniques, soit au sens étroit d’un mouvement reçu et transmis, soit au sens large de rapport de fonction à variable. » (M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Gallimard, 1945, p. 87). 7 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 345. « Il s’agit de regarder la chose, non pas à partir de l’expérience qu’on peut en avoir, mais à partir d’elle-même pour ainsi dire », commente G. Vannier (G. Vannier, « Les mots et les choses, note sur l’approche phénoménologique. », dans Analyses et réflexions sur Ponge, Paris, Ellipses, 1988, p. 30). « La chose est ce qui existe en soi, dans l’absolu, indépendamment de tout regard humain, indépendamment de toute figuration ou de toute représentation, indépendamment de toute perspective du regard. En cela elle s’oppose à l’objet qui ne se définit que relativement à l’activité d’un sujet, qu’elle soit perceptive ou productrice. », écrit G. Farasse dans Objet : Ponge, Textes réunis et présentés par G. Farasse, Paris, Editions L’Improviste, 2004, p. 84. 11 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « Une chose autonome peut devenir un objet si nous la plaçons devant nous, soit 8 dans une perception immédiate, soit dans un souvenir qui la rend présente. » . L’objet n’a pas pour autant partie liée avec l’intériorité. Si nous pensons à la démarche poétique de Ponge, elle consiste à donner à percevoir, non à exprimer des sensations, une subjectivité : les choses sont « sous l’objectif » : il s’agit « de regarder la chose non pas à partir de l’expérience qu’on peut en avoir, mais à partir d’elle-même pour ainsi dire […] afin 9 de saisir directement l’essence de la chose. » , autrement dit de mettre entre parenthèses l’intentionnalité pour considérer la chose en soi. Ce rapide détour par la phénoménologie aura permis de confirmer qu’au théâtre, lors de la représentation d’une pièce, ce qui est sur le plateau, « ce qui s’offre à la vue », ce sont des objets ; dans le texte de théâtre, qu’il soit lu ou proféré et joué, les mots désignent des objets, non des choses. Pour mieux cerner ce qu’il faut entendre par "objet", revenons à un dictionnaire plus 10 récent, le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française qui réunit les deux premières acceptions du mot "objet" données par notre vieux Littré avant de proposer une seconde définition : « Se dit de tout ce qui est doté d’existence matérielle et répond à une certaine destination […] ; acheter un objet, manier un objet, donner une liste d’objets, objets trouvés dans les poches ». Parmi ces propositions, la seconde peut concerner au théâtre le jeu des comédiens, la seconde et la troisième sont illustrées par l’inventaire du contenu des poches de Crapuce et Cambronne dans Intermezzo (Int., II, 4, p. 322).Au nombre des exemples d’objets « artificiels » cités, nous retiendrons les ustensiles, les objets de fantaisie ou colifichets, les bibelots, les objets d’art et de luxe, objets qui ont envahi la société et les différents arts, au nombre desquels le théâtre : nous les retrouverons à des titres divers dans les pièces de Giraudoux. Le spectre du mot "objet" dans ses acceptions matérielles s’est donc élargi. L’objet selon les sociologues. 11 Pour définir le mot "objet" au seuil d’un ouvrage qui leur est consacré, A. Moles considère l’objet comme un révélateur de la société et un prolongement de l’acte humain. A la question « Qu’est-ce qu’un objet ? », il répond d’abord par le rappel de l’étymologie et cite le Larousse : objet « signifie jeté contre, chose existant en dehors de nous-même, chose placée devant, avec un caractère matériel, tout ce qui s’offre à la vue et affecte les sens. » (op. cit., p. 15). Cependant il lui paraît nécessaire de restreindre cette définition à « l’objet comme produit spécifique de l’homme », par opposition à la chose : en ce sens, 8 M. Heidegger, « La chose », Essais et conférences, traduit de l’allemand par A. Préau, Paris, Editions Gallimard, collection « Tel », 1958, p. 196. 9 G. Vannier, « Les mots et les choses, note sur l’approche phénoménologique. », dans Analyses et réflexions sur Ponge, Paris, Ellipses, 1988, p. 30. 10 11 P. Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Société du nouveau Littré, 1959, t. 4. A. Moles, Théorie des objets, Paris, Editions universelles, collection « Encyclopédie universelle », 1972. Cet ouvrage reprend, en les amplifiant, les réflexions de l’article « Objet et communication. », paru dans la revue Communication, n° 13, 1969 (« Les objets. »). 12 Introduction 12 tout objet est artificiel, la limite entre la chose et l’objet tenant à l’intervention humaine . « La pierre ne deviendra objet que promue au rang de presse-papier. », écrit quant à 13 lui J. Baudrillard . A ce titre, les « pierres gauloises » et le « mur mycénien » du palais 14 d’Agamemnon sont des objets. A. Moles affine encore sa définition de l’objet lorsqu’il poursuit : « C’est un élément du monde extérieur fabriqué par l’homme et que celui-ci peut 15 prendre ou manipuler. » . M. Vuillermoz, commentant ces assertions dans son ouvrage sur le théâtre français des années 1625-1650, note que « la part du travail humain contenu dans certains objets est 16 parfois infime, comme par exemple dans la fleur cueillie ou dans le bouquet » . Il en est ainsi de la « rose rouge » que le Jardinier de Sodome et Gomorrhe donne à Dalila (Sod., II, 3, p. 892), de l’« iris géant » dont se pare la Folle de Chaillot (FC, I, p. 966), ou encore des « perles » d’Outourou convoitées par Mr. Banks et pour lesquelles il propose en échange des objets fabriqués, les « tire-bouchons » (SVC, 4, p. 570). A. Moles insiste également sur une autre caractéristique de l’objet : 17 « Il est à l’échelle de l’homme, et plutôt légèrement inférieur à cette échelle. » . Partant, il refuse de considérer non seulement la maison, ce qui se conçoit, mais aussi la voiture, comme des objets au motif qu’on y entre : pour lui, l’homme « reste extérieur à ces objets en général » (ibid.). Cette ultime concession nous autorise-t-elle à ne pas écarter un bel objet, la Rolls-Royce qu’un riche séducteur propose à la convoitise de la femme qu’il 18 veut « cueillir » ? Autre restriction, d’importance celle-ci, pour le théâtre : A. Moles exclut le mobilier sous prétexte que « le meuble est, contrairement à son étymologie, immobile et généralement volumineux », un meuble « n’acquiert la qualité d’objet que quand il devient 19 mobile, transportable ou transporté, comme un guéridon ou une chaise. » . Pour cette raison, tous les éléments statiques d’un décor de théâtre ne pourraient être considérés comme des objets : pourtant, avec une pointe de mauvaise foi, nous serions tentée de dire qu’à défaut d’être maniés par les comédiens, ceux-ci le sont par les machinistes ou par la machinerie, et bien souvent à vue dans les mises en scène contemporaines. La Folle de Chaillot et l’Egoutier viennent d’ailleurs à notre secours pour cette contestation : il suffit d’un « secret », et « Un pan du mur pivote. » (FC, II, p. 992). Faut-il renoncer à compter parmi les objets ce « mur » du sous-sol d’Aurélie qui n’est certes pas à l’échelle humaine, 12 Cf. F. Dagognet : « Distinguons ces deux catégories, celle des choses et celle des objets. La pierre, par exemple, appartient à la première – celle de la choséité – tandis que, si elle est sciée polie ou simplement "marquée" et gravée, elle devient un presse-papier éventuellement, mais relève alors du monde des produits ou des objets. » (F. Dagognet, Eloge de l’objet : pour une philosophie de la marchandise, Paris, Vrin, 1989, p. 19-20). Et, pour le théâtre, cf. M. Corvin : « On distingue habituellement entre les choses qui sont toujours de l’ordre de la nature et les objets qui sont le produit de l’activité de l’homme ; au théâtre, en revanche, il n’y a que des objets qui peuvent renvoyer à un paysage ou à une culture, à une situation ou à un personnage. » (Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1995, article « Objet », p. 656). 13 14 15 16 17 18 19 J. Baudrillard, Le Système des objets, Paris, Denoël, collection « Médiations », 1976, p. 8. Respectivement El., I, 1, p. 598 et El., II, 6, p. 660. A. Moles, Théorie des objets, op. cit., p. 27. M. Vuillermoz, Le Système des objets dans le théâtre français des années 1625-1650, Genève, Librairie Droz, 2000, p. 26. A. Moles, Théorie des objets, op. cit., p. 27. Le Chiffonnier, dans le rôle d’un « mec », FC, II, p. 1014. « Objet et communication. », art. cit., p. 5. 13 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux mais qui est mobile ? Si nous acceptons le postulat d’A. Moles, nous devrons écarter le « secrétaire » de la chambre d’Isabelle (Int., III, 3, p. 340), les « portes de la guerre » désignées dans une didascalie comme un « monument » (GT, II, p. 512), les « colonnes » 20 du palais d’Agamemnon et de celui du roi Hercule . Cependant, au théâtre, le terme de « praticable » désigne un élément du décor, mobile ou non, qui permet le jeu des comédiens, l’escalier en étant le meilleur exemple dans deux pièces aussi différentes que Siegfried et 21 Ondine . Nous voyons combien les critères retenus par A. Moles qui s’appliquent aux objets dans la réalité sociale soulèvent autant de questions qu’ils apportent de réponses pour les objets au théâtre. Le recours à la sémiologie du théâtre s’impose donc. L’objet selon les sémiologues. 22 Pour M. Corvin, l’objet théâtral est « un élément concret de la scénographie » . Comme A. Moles, il insiste sur les proportions de l’objet, sur le fait qu’il « doit être maniable ». Il convient cependant que le texte « appelle » l’objet, qu’il soit inscrit dans les didascalies ou dans le dialogue. A. Ubersfeld envisage d’abord, à l’instar des sémiologues, l’objet théâtral comme élément de la représentation : « L’espace théâtral n’est pas vide : il est occupé par une série d’éléments concrets, dont l’importance relative est variable et qui sont : -les corps des comédiens, -les éléments du décor, -les accessoires. Les uns et les autres 23 méritent, à des titres divers, le nom d’objets. » . Elle fait ensuite une remarque pour nous essentielle : l’objet théâtral « peut avoir un statut scriptural ou une existence scénique », et, à partir de là, elle propose une définition de l’objet « au niveau textuel » à l’aide de deux critères : « a) Un premier critère, grammatical : est objet, dans le texte, le non-animé (le personnage ne devient scéniquement objet que s’il est transformé en non-animé, avec les traits du non-animé, la non-parole et le non-mouvement). b) Un critère de contenu : est objet dans le texte de théâtre ce qui pourrait à la rigueur figurer scéniquement ; critère extrêmement lâche, on s’en doute. ». S’ensuit la définition que nous retiendrons : est objet théâtral dans son statut textuel « ce qui est syntagme nominal, non-animé et dont on pourrait à la rigueur donner une figuration 24 scénique […]. » . Prenant l’exemple du théâtre de Racine, elle considère comme objets aussi bien des parties du corps que des éléments de décor et « certains emplois abstraits (métonymiques ou métaphoriques) comme feux ou fers. ». 20 21 22 23 24 14 Respectivement El., I, 2, p. 607 et Ond., II, 2, p. 795. Sieg., I, 7, p. 19-20 et Ond., II, 9, p. 802. M. Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, op. cit., p. 655. A. Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, Editions sociales, « Classiques du peuple », 1978, p. 194. Ibid., p. 195-196. Introduction Nous écarterons du domaine de définition de l’objet les parties du corps qui, la plupart du temps, ne correspondent pas au critère grammatical de « non-animé », exception faite 25 du cadavre . En revanche, « le terme d’objet tend[ant] à remplacer dans les écrits critiques 26 ceux d’accessoire ou de décor », comme le fait remarquer P. Pavis , nous prendrons en compte les uns et les autres ; quant aux emplois dans des figures et des images, ils sont trop riches de significations pour ne pas être conservés. L’objet au cœur de la crise des représentations. Si nous prenons le parti de l’histoire des arts dont la démarche consiste à contextualiser les productions artistiques, de quelque domaine qu’elles soient, nous voyons que l’objet est au cœur de la crise des représentations dès la fin du dix-neuvième siècle et pendant toute la première moitié du vingtième. En effet, la période pendant laquelle Giraudoux écrit pour le théâtre voit se poursuivre un mouvement de réflexion théorique sur la mimésis et sur la représentation largement 27 amorcé au tournant du siècle dans plusieurs pays d’Europe . Les œuvres qui s’inscrivent dans ce questionnement, autant que les théories, font une place importante à l’objet. Une rapide contextualisation historique nous permettra de comprendre pourquoi la plupart des mouvements artistiques européens prennent en compte les objets à la fois dans un propos théorique et dans la mise en œuvre artistique. Nous souhaitons par ce biais mieux appréhender le discours tenu sur l’objet et les objets au théâtre. Il ne sera pas question de faire ici un panorama des arts, ni du théâtre des années 1880 à 1945 en Europe, mais de mettre en perspective l’œuvre dramatique de celui qui n’était étranger ni à son époque, ni 28 aux préoccupations artistiques contemporaines, Jean Giraudoux . Pour cela, nous envisagerons d’abord la place des objets dans la société, puis celle qu’ils ont occupée dans la vie de Jean Giraudoux. Les objets dans la société. Historiens et sociologues soulignent l’impact que la révolution industrielle et technologique aux dix-neuvième et vingtième siècles a eu, non seulement sur la production des objets et leur fonctionnalité, mais aussi sur le rapport de l’homme à l’objet et sur les représentations qu’il s’en fait. 25 Il nous semble en effet que l’élargissement de la définition de l’objet qu’opère A. Ubersfeld à partir du théâtre de Racine se justifie difficilement à partir du moment où l’objet prend, dans tous les arts, une dimension particulière. En outre, l’importance du corps dans le théâtre de Giraudoux justifierait à elle seule une thèse. 26 27 P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, A. Colin, 2004, p. 233, article « Objet ». Comme en témoigne l’ouvrage de R. Abirached, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, collection « Tel », 1994. 28 Voir Annexe 1. Chronologie sommaire. 15 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux J. Baudrillard oppose ainsi à l’objet dans « l’environnement traditionnel » l’objet 29 moderne dont la finalité est « la fonctionnalité maximale ». Le dix-huitième siècle a vu un premier foisonnement des objets techniques « dont l’Encyclopédie a voulu rendre compte » et dont le théâtre s’est fait indirectement l’écho par la place de plus en plus importante accordée aux objets, tant dans les didascalies de décors et de costumes, dans le théâtre de Beaumarchais par exemple, que dans l’action, 30 aussi bien chez celui-ci que chez Goldoni . Mais, avec le développement de la civilisation urbaine et surtout des technologies modernes, les objets modifient le rapport de l’homme au monde et à lui-même. Jean Baudrillard parle à ce propos d’une autre dialectique entre 31 l’homme et les objets, « la dialectique sociale des forces de production » . Au théâtre, il faut attendre Piscator et surtout Brecht pour que cette dialectique soit véritablement prise en compte dans sa dimension idéologique. Les mentalités, on le sait, évoluent moins vite que les structures socio-économiques, et l’on voit jusqu’au milieu du vingtième siècle perdurer dans la paysannerie le modèle traditionnel d’une « relation profonde, gestuelle, de l’homme aux objets », qu’il s’agisse de la 32 faux , des corbeilles ou des cruches, exemples donnés par Baudrillard ; de plus, l’habitation 33 est, dans ce milieu, organisée autour du foyer, l’horloge ajoutant sa présence rassurante , ce qu’Antoine donne à voir au Théâtre Libre et, de façon plus inattendue, Giraudoux dans l’espace hors scène d’Ondine, mais non dans la cabane de pêcheurs du premier acte, ce qui pose d’entrée la question du statut de l’objet. 34 Quant à « l’intérieur bourgeois type, [il] est [lui aussi] d’ordre patriarcal » : cela se manifeste à la fois par une recherche de l’intimité, par la clôture de l’espace, par la présence de meubles et d’objets enfin dont la fonction sociale et affective recoupe la fonction pratique, ainsi du buffet, du lit, du canapé, salle à manger, chambre et salon fournissant le décor de tout le théâtre de Boulevard, avec glaces et pendules sur les cheminées, objets que nous trouvons dans des œuvres de l’entre deux guerres, et pas exclusivement dans le théâtre de 35 Boulevard, alors que Giraudoux, bien avant Sartre et Ionesco , met en cause de diverses manières leur présence et leurs fonctions traditionnelles. Dès le Second Empire, l’intérieur bourgeois a vu « une profusion de bibelots, de tableaux, de petits meubles inutiles » : le décoratif contribue à la saturation de l’espace en 36 même temps qu’il est signe de richesse. Pierre Sorlin souligne que « le mobilier s’en tient aux imitations [avec] le Pompadour dans les salons et le Henri II dans les salles à manger. ». La modernité ne s’impose guère, en dépit de l’Art Nouveau et de fabriques comme celles 29 30 J. Baudrillard, Le Système des objets, op. cit., p. 24. Pour les didascalies précises, Le Mariage de Figaro est un modèle du genre. Quant aux objets pivots de l’action, pensons à l’épingle de Suzanne, au ruban de la comtesse ; pour Goldoni, à l’éventail qui donne son nom à une comédie et au flacon d’eau de mélisse de La Locandiera. 31 32 33 34 35 36 16 J. Baudrillard, Le Système des objets, op. cit., p. 68. Ibid., p. 67. Ibid., p. 33. Ibid., p. 21. Nous pensons aux canapés mal assortis de Huis clos et à la pendule de La Cantatrice chauve. P. Sorlin, La Société française, Paris, Artaud, 1969, t. 1, 1840-1914, p. 154. Introduction 37 de Gallé ou de Daum , puis de l’Art Déco : nous verrons que l’appartement de Thérèse, 38 dans L’Apollon de Bellac,réunit tout ce que l’on peut imaginer en matière d’imitations . Par ailleurs, le goût des collections va s’amplifiant à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle : il ne concerne pas seulement les marchands tels DurandRuel ou Kahnweiler et les artistes comme Apollinaire et, plus tard, Breton, mais aussi les « nouveaux riches » après la Première Guerre mondiale et se répand peu à peu en même temps que celui des « antiquités » : il s’agit alors de céder à un « goût de la possession, à 39 une passion pour les objets, voire à un fétichisme. » . 40 Au cours des années 20 et 30, de nouveaux produits et de nouveaux ustensiles font leur apparition qui vont changer la vie de la ménagère et s’inscrivent par là dans tout le mouvement de libération de la femme qui prend dans ces années là toute son ampleur et 41 dont on trouve des échos dans la littérature et au cinéma . Le design auquel le Bauhaus et les années Art déco donnent ses lettres de noblesse voit « l’incorporation de préoccupations 42 esthétiques dans l’objet industriel » , ce qui modifie la perception que l’on a de l’objet. L’Exposition Internationale des Arts décoratifs de 1925 présente les robes et les tissus de Sonia Delaunay, les verres de Daum et de Lalique, le mobilier de Ruhlmann : des objets qui réunissent la recherche artistique , la mode et le souci du confort. Les objets dans la vie de Jean Giraudoux. Que retrouvons-nous de ces objets et de ces comportements sociaux dans la vie de Jean Giraudoux ? Quelques interviews, quelques passages de la correspondance et la récente 43 biographie de Jacques Body permettent d’imaginer les objets dont Giraudoux aimait à s’entourer. Ainsi une lettre à Paul Morand du 13 octobre 1919 se fait-elle l’écho de ses goûts : « J’ai acheté un masque Louis XIV, une assiette Compagnie des Indes avec deux antilopes noires, vendu mon piano 220 (acheté 31), acheté une étagère anglaise 37 C’est encore un vase de Sèvres qui trône dans la salle à manger des Paumelle dans Victor ou les enfants au pouvoir de Vitrac, un Saxe dans Jean de la lune de M. Achard et un bronze de Barbédienne dans le salon de Huis Clos de Sartre. 38 39 40 Ap., sc. 8, p. 940. J. Baudrillard, op. cit., p. 120 sq. Ainsi, à la Foire de Paris, en 1929, sont présentés le réfrigérateur, le grille-pain électrique venu des Etats-Unis, l’autocuiseur et l’épluche-légumes. Le « moulin-légume » (sic) en fer blanc émaillé commercialisé par la firme Moulinex reste l’emblème de cette libération de la ménagère. Cf. Journal de la France de 1900 à nos jours, sous la direction de J. Marseille, Paris [Bordas/ Her, 1999], Larousse-Vuef, 2003, p. 200. Nous ne surprendrons pas en disant qu’aucun de ces objets n’a sa place dans le théâtre de Giraudoux, exception faite de deux mentions du réfrigérateur dans la dénomination courante du langage parlé de « frigidaire » (T, II, tableau IV, 3, p. 441, FC, II, p. 1001). 41 42 Avec le fameux roman de V. Margueritte, La Garçonne (1922), des films comme L’Inhumaine de M. L’Herbier (1924). B. Blandin, La Construction du social par les objets, Paris, PUF, « Sociologie d’aujourd’hui », 2002, p. 10. L’intervention de l’artiste aboutira à la « transfiguration de l’objet industriel ou design en œuvre d’art. » (ibid.), les ready made. 43 J. Body, Jean Giraudoux, Paris, NRF, Gallimard, 2004. 17 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Louis XVIII merveilleuse, vendu console Empire repoussante 100 (achetée 25, non 44 payée encore). » . Outre l’humour, on notera le mélange des styles et l’absence d’objets de facture moderne dans cette lettre qui ne témoigne d’aucune relation affective aux objets. Plus tard, « Jean 45 et Suzanne continuent de fréquenter les galeries de peinture et les antiquaires . Il a mis 46 la main sur un grand tableau de l’école française du XVIème siècle. », écrit J. Body . L’appartement de la rue du Pré-aux-Clercs, habité de 1921 à 1934, est évoqué par un journaliste : « Derrière la table Louis XV, entre la lampe austère et le téléphone, un buste clair 47 un peu frêle : Giraudoux. » . 48 Au Quai d’Orsay, dans le vaste salon, le même signale « deux énormes potiches » , dans le cabinet de travail, le fameux tableau « de l’école française » et, « parmi les toiles anciennes 49 de grande beauté, une lampe moderne en verre limpide, une commode de style […]. » . Un 50 autre journaliste remarque, « juché sur une armoire, un centurion de marbre » , et Yvonne Moustiers souligne « la fusion des époques », « le clair confort de grands divans et de 51 fauteuils modernes » s’harmonisant avec « de beaux meubles anciens » dans le salon . Ces éléments traduisent non seulement un changement de statut social, mais reflètent également l’évolution des goûts de Giraudoux, esprit éclectique dont on remarquera qu’il se plaît à rapprocher les époques et les styles comme il le fait dans son théâtre. L’on connaît le 52 pastel de Vuillard montrant l’écrivain à sa table de travail aussi peu encombrée que celle de Colette pouvait être surchargée de bibelots et de sulfures. 53 En matière de peinture, Giraudoux, comme Zelten, a fréquenté Montparnasse , il a 54 visité l’exposition « d’art nègre » chez Paul Guillaumin en 1916 et selon J. Body, « laisse à Cocteau, aux mondains et aux snobs les œuvres à scandale, les formes fracassantes, les révolutions esthétiques importées d’Allemagne ou d’Espagne. […]. Mais il n’est pas non 44 45 J. Giraudoux, lettre citée dans J. Body, op. cit., p. 370. Un héros de Giraudoux, Forestier, garde de son créateur ce goût des objets décoratifs et des beaux meubles : « Pas une trace ne subsistait de la sûreté avec laquelle il avait jadis retiré de cent boutiques d’antiquaires et de trois ateliers modernes tous les meubles et tous les objets qui depuis le XVIème siècle et en passant par Iribe n’avaient été faits que pour lui. » (Siegfried et le Limousin, ORC, chap.III, p. 677). Pour Iribe, nous retranscrivons la note de la Pléiade : « Le dessinateur Paul Iribe avait fondé, pendant la guerre de 1914, un journal anti-allemand, Le Mot, auquel collaborèrent Gide, Cocteau, Dufy, Léger et bien d’autres. » (n. 1/ p. 677, p. 1688). 46 47 J. Body, Jean Giraudoux, op. cit., p. 476. er Article de F.-R. Dumas, paru dans la Revue mondiale le 1 juillet 1927, cité dans CJG n° 14, p. 77. La biographie de J. Body permet de compléter cet inventaire : « le goût, le souci du décor, l’amour des beaux meubles sont peut-être ce qui unit le plus fortement Jean et Suzanne […] des meubles Louis XVI en acajou ou bois de violette, des bronzes Empire, des glaces à cadre doré, service de table en nacre et en argent […]. » (J. Body, Jean Giraudoux, op. cit., p. 391). 48 49 50 51 52 Article de C. Dherelle dans Paris Soir du 24 février 1933, cité dans CJG n° 19, p. 98-99. Article de F.-R. Dumas cité, CJG n° 14, p. 78. Article de G. Champeaux dans Les Annales politiques et littéraires du 10 septembre 1935, cité dans CJG n° 19, p. 174. Article d’Y. Moustiers dans L’Intransigeant du 30 avril 1937, cité dans CJG n° 19, p. 207. Vuillard, Jean Giraudoux écrivant, pastel, 1926. 53 54 18 Cf. Robineau à Geneviève : « Tu l’as vu d’ailleurs, Zelten, à Montparnasse. » (Sieg., I, 5, p. 13). Nous devons ces informations à J. Body, op. cit., p. 264 et p. 334. Introduction plus de ceux qui, à la même date, en pleine exposition Durand-Ruel, ont traité les jeunes peintres de "dégénérés" et de "Boches"... […]. Son goût à lui […] le porte vers des artistes délicats, figuratifs, tout en nuances, […], ce sont des coloristes revenus du fauvisme : Derain, 55 Bonnard, Vuillard, Marie Laurencin. » . Après une période « cézanienne » et la tentation cubiste, Derain renoue, pour les natures mortes, avec la tradition des peintres hollandais du dix-septième siècle, Bonnard et Vuillard diluent l’objet dans les taches colorées, même lorsqu’ils peignent des intérieurs, ce qu’avaient déjà fait les Impressionnistes ou Degas, – dans Les Repasseuses, par exemple, Renoir dans Le Déjeuner des canotiers, ceci à l’inverse du réalisme d’un Courbet. En effet, comme l’écrit M.-C. Hubert, « tous les arts du vingtième siècle ont repensé le concept de mimésis [en raison de] l’apparition photographique puis filmique qui offre une copie fidèle du réel (et par là même) a ruiné le rêve du réalisme dans les arts de l’espace, 56 particulièrement en peinture et au théâtre. » . Ceci nous amène à considérer la place des objets dans les arts plastiques ainsi que les choix artistiques et esthétiques dont elle témoigne. Les objets dans les arts plastiques. La véritable rupture dans la représentation des objets est le fruit des recherches de Cézanne dans des natures mortes où l’objet, nappe, torchon ou pichet, est d’abord un volume jouant avec d’autres volumes et structurant l’espace de la toile. La Bouteille de menthe cet égard significative : 57 est à « La profondeur de la table étant supprimée, les objets semblent suspendus sur des plans verticaux mais, dans cet espace contracté, l’artiste peint une carafe translucide, à travers laquelle apparaissent les différents plans des objets […] Tout le tableau constitue un exemple de l’indépendance à l’égard du réel dont 58 Cézanne fait preuve dans l’expression de sa volonté constructive. » . Cette analyse soulève la question centrale du rapport de l’œuvre d’art au réel, cependant, la notion de représentation n’est pas remise en cause : cette toile reste figurative. Nous savons que la « révolution cubiste » part des recherches de Cézanne. Les objets récurrents dans les toiles de Picasso, Braque, Juan Gris, guéridon, journal, guitare, sont déconstruits, comme le sont les visages. Le peintre juxtapose ou surimpose les divers 55 J. Body, op. cit., p. 339-340. E. Goulding évoque l’un des derniers textes de Giraudoux, Combat avec l’image : « Dans Combat avec l’image, Giraudoux nous rappelle sa vie d’amateur d’art, de collectionneur de tableaux. En plus du dessin de Foujita, il mentionne certains de ses autres trésors […]. Il fait allusion à des peintres […] y compris Cranach, Véronèse, La Joconde, l’Olympia de Manet ; à d’autres de réputation plus discutée, les femmes de Dali, de Bouguereau, de Burne Jones. Chirico est également évoqué, ainsi qu’un certain tableau à scandale fait par Duchamp et Picabia. » (Mona Lisa à moustaches). (E. Goulding, « "Andromaque, je pense à vous !" Réflexions sur Combat avec l’image », dans La Guerre de Troie a-t-elle eu lieu ? Jean Giraudoux : les dernières œuvres, Istanbul, Les Editions Isis en co-édition avec Tours, Littérature et nation, 1992, p. 125. 56 57 58 M.-C. Hubert, Les grandes Théories du théâtre, Paris, Armand Colin, 1998. p. 206. P. Cézanne, La Bouteille de menthe, 1890-1894, National Gallery of Art, Washington. Cézanne, texte original de M.-T. Benedetti, adaptation française de M.-C. Gamberini, Paris, Gründ, 1995, p. 204. 19 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux points de vue du sujet sur l’objet, donnant ainsi à voir au spectateur du tableau non un moment de l’objet mais plusieurs, offerts simultanément au regard. Il modifie ainsi la relation du spectateur à l’espace et au temps, aussi bien que celle de l’objet regardé et du sujet regardant. Cependant, le cubisme analytique rompt avec la reproduction univoque de l’objet, non avec sa représentation. 59 Bien plus radicalement, Malevitch et son Carré noir sur fond blanc en 1915, Mondrian vers 1917, et, avant eux, Kandinsky dès 1911, peignent des toiles non figuratives, or, l’art abstrait suppose, avec l’abandon de toute référence à la réalité concrète, la disparition de l’objet, qui va de pair avec celle du sujet du tableau. Kandinsky, dans Regards sur le passé, affirme : « L’objet de [l’art] n’est pas l’objet matériel concret auquel on s’attachait exclusivement à l’époque précédente - étape dépassée - ce sera le contenu même 60 de l’art, son essence, son âme. » . A l’inverse, les Futuristes et les Constructivistes font entrer dans l’œuvre d’art tout ce qui appartient à la vie moderne, automobiles, avions, machines, ampoules électriques, objets divers et ils mettent l’accent sur le dynamisme et la vitesse, caractéristiques du monde moderne. Dans le Manifeste du futurisme, Marinetti écrit : « Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive… une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de 61 Samothrace. » . Si l’aspect provocateur d’une telle déclaration est évident, il n’en demeure pas moins l’affirmation d’une valeur esthétique du moderne en rupture avec les canons du beau maintenus par l’académisme. Les Constructivistes russes, quant à eux, réintroduisent la notion d’objet à partir du concept de « production ». Le titre de la revue publiée en trois langues à Berlin en 1922, Vešč/ Gegenstand / Objet est significatif. « Le créateur avait fait place à un producteur qui devait prouver son savoir-faire technique […]. Il n’était plus question de créer une œuvre, mais de produire un 62 objet, une chose. » . Dans un essai à valeur de manifeste, Ilia Ehrenbourg rapproche l’art et l’industrie : « Les artistes constructeurs font des objets (des tableaux, des statues, des poèmes, etc.). Ils perçoivent les objets créés par les constructeurs techniciens 59 60 Malévitch, Carré noir sur fond blanc, 1915, Leningrad, Musée russe. Kandinsky, Regards sur le passé et autres textes, 1912-1922, Paris, Hermann, 1974, cité dans J. Pierre, Breton et la peinture, Lausanne, Cahiers des Avant-Gardes, Editions de l’Age d’homme, 1987, p. 98. 61 F. T. Marinetti, Premier Manifeste du futurisme, publié en français dans le Figaro du 20 février 1909, cité dans Le Futurisme, 1909-1916, Paris, Musée national d’art moderne, Edition des musées nationaux, 1973, p. 3. 62 C. Hamon Siréjols, Le Constructivisme au théâtre, Paris, Editions du CNRS, 1991, p. 66. Remarquons au passage la confusion terminologique entre les deux termes que nous avons distingués, confusion d’autant plus surprenante que tout le propos prouve qu’il s’agit d’objets. 20 Introduction (les machines, les ponts, les paquebots), non seulement comme des objets proches, mais comme des objets qui peuvent les aider sur la voie de la mise en 63 forme d’un nouveau style. » . L’on ne peut ignorer l’élargissement du champ définitionnel de l’objet auquel se livre ici Ehrenbourg : tout ce qui est un produit de l’activité humaine, artistique ou industrielle, est objet. Nous rappellerons l’importance accordée par les Constructivistes au matériau et à la fonctionnalité, même s’ils affirment ne pas souhaiter « réduire la création artistique aux 64 objets fonctionnels. » . Nous verrons la portée de telles déclarations pour le théâtre. Par ailleurs, le Constructivisme « emprunte à la vie quotidienne, au langage des journaux, 65 aux techniques nouvelles » et à d’autres formes d’art (le cirque, le music-hall, le cinéma burlesque de Chaplin) ses sources d’inspiration dans les arts plastiques comme au théâtre, or, dans ces formes d’art, les objets ont une place importante. Avant le constructivisme, le verbe « produire » avait été revendiqué par un artiste dada, Jean Arp, dans une tout autre perspective : 66 « Nous ne voulons pas reproduire, nous voulons produire. » . Se trouvent associés dans cette phrase le rejet de toute représentation et la volonté de construire des objets en dehors de toutes les conventions, aussi bien esthétiques que morales ou idéologiques et en dehors de toute fonctionnalité : c’est là bien sûr que « Dada » est véritablement révolutionnaire. « Dada » prend ses objets dans l’environnement matériel des hommes, mais les isole de leur contexte. Les ready-made de Marcel Duchamp soulèvent « une question fondamentale : quelles sont les qualités et les conditions requises 67 pour qu’un objet puisse être défini comme œuvre d’art ? » . La Fontaine, urinoir en porcelaine envoyé à la Society of Independent Artists pour l’exposition de 1917 à New 68 York, et refusé , est un objet industriel mais il a subi plusieurs « manipulations destinées 69 à transformer le produit tout fait en œuvre d’art » . Un des gestes « dada », outre la provocation, est le détournement de la fonction utilitaire des objets et l’échec fonctionnel de l’objet produit : ainsi du premier ready-made de Duchamp, La Roue de bicyclette (1913), 70 constitué d’une roue sur un tabouret de cuisine, du Porte-bouteilles ou de la photographie 71 du fer à repasser de Man Ray dans Cadeau : des clous de cuivre ayant été collés sur la plaque du fer à repasser, celui-ci ne peut que déchirer au lieu d’aplanir, e qui le rend parfaitement inutilisable. L’on peut voir là un des modes de l’ironie « dada ». Mais c’est aussi un « monde objectif mécanique » que crée Dada, qu’il s’agisse de L’Esprit de notre 72 temps (Tête mécanique) de Raoul Hausman ou des personnages mannequins de Giorgio 63 64 65 66 67 68 69 Et pourtant elle tourne ! Moscou, Berlin, Edition Hélikon, 1922, cité dans C. Hamon Siréjols, op. cit., p. 66. Dans la revue Vešč déjà évoquée, citée par C. Hamon Siréjols, op. cit., p. 66. Ibid. Cité dans D. Elger, U. Grosenick, Dadaïsme, Cologne, Taschen, 2004, p. 28. D. Elger, U. Grosenick op. cit., p. 80. M. Duchamp, Fontaine, 1917, Stockholm, Moderna Museet. D. Elger et U. Grosenick le décrivent ainsi : « 1. Il l’a placé sur un socle. 2. Il l’a signé et daté. 3. Il l’a envoyé à une exposition d’art contemporain. » (op. cit., p. 80). 70 71 72 M. Duchamp, Porte-bouteilles , 1914, Paris, Musée National d’Art Moderne, Centre Pompidou. Man Ray, Cadeau, 1921, New York, The Museum of Modern Art, James Thrall Soby Fund, 1966. R. Hausman, L’Esprit de notre temps (Tête mécanique), 1919-1920, Paris, Musée National d’Art Moderne, Centre Pompidou. 21 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux de Chirico : tous les éléments de la conscience humaine sont rejetés à l’extérieur de la tête sous forme d’accessoires signifiants dans Tête mécanique. Cette réification de l’être humain est au cœur de la crise des représentations, aussi bien plastiques que théâtrales, mais son traitement, et surtout ses significations, diffèrent dans les œuvres. Dans son rapide historique, le Dictionnaire abrégé du surréalisme, considère que « les ready-made et ready-made aidés, objets choisis ou composés, à partir de 1914, par Marcel Duchamp, constituent les premiers objets surréalistes. », Breton ajoute qu’en 1924, luimême propose de fabriquer et de mettre en circulation « certains de ces objets qu’on n’aperçoit qu’en rêve » , ce qu’il appelle des « objets oniriques ». En 1930, Salvador Dali construit et définit l’objet « à fonctionnement symbolique (objet qui se prête à un minimum de fonctionnement mécanique et qui est basé sur les phantasmes et représentations 73 susceptibles d’être provoqués par la réalisation d’actes inconscients). » . Notons qu’ici le terme de « représentation » se charge de tout ce qui est d’ordre mental et psychique, sans référence à une réalité extérieure au sujet, l’idée de « l’objet onirique » est une forme de défi à la réalité : l’inexistant matériel, pur produit de l’inconscient, sera « fabriqué ». Autre objet surréaliste, l’objet trouvé est le lieu d’une véritable rencontre : sorti de la vie quotidienne et privé de sa fonction utilitaire, il « est disponible pour l’imaginaire et permet l’objectivation de l’activité de rêve (ou) de l’activité inconsciente de la veille. », explique Breton dans « Le 74 Surréalisme et la peinture » . Ainsi, la cuiller en bois dont le manche est orné d’un petit soulier lui rend-elle la « pantoufle de vair » de Cendrillon, qui symbolise pour lui « une femme unique, inconnue ». Plus extraordinaire encore est évoquée dans Nadja, la trouvaille d’un demi-masque de métal qui permet à Giacometti de conduire un projet artistique interrompu 75 à son achèvement . Enfin, les « objets interprétés » sont des objets ordinaires métamorphosés par « des formes insolites ou un changement de matériau », écrit Claude Abastado, qui donne comme exemple Le déjeuner en fourrure de Meret Oppenheim (1936), « ensemble – soucoupe, 76 tasse, et petite cuiller – entièrement recouvert de fourrure. » . La plupart du temps, ces objets ont une signification érotique : il en est ainsi de ceux que construit Dali selon la 77 méthode « paranoïa-critique » . Le Surréalisme a, par ailleurs, cultivé de nouvelles associations entre le langage verbal et le langage de l’image, ce qui a contribué, dans un premier temps, à la négation radicale de la représentation mimétique du réel, ainsi, le tableau de Magritte représentant une pipe intègre une phrase calligraphiée niant que ce que nous percevons soit l’objet pipe : 73 A. Breton, Dictionnaire abrégé du surréalisme, in Œuvres complètes, Paris, NRF, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, t. 2, p. 816. 74 75 A. Breton, « Le surréalisme et la peinture. », dans Crise de l’objet, Paris, Cahiers d’art, numéro spécial, 1936, p. 277. A. Breton, L’Amour fou, p. 5 et p. 44, cité par J. Pierre, André Breton et la peinture, Lausanne, L’Age d’homme, Cahiers des avant-gardes, 1987, p. 168. Dans Nadja, nous avons la photographie de « cette sorte de demi-cylindre blanc irrégulier […] précieusement contenu dans un écrin », trouvé au « marché aux puces » de Saint-Ouen où le narrateur dit être « souvent, en quête de ces objets qu’on ne trouve nulle part ailleurs, démodés, fragmentés, inutilisables, presque incompréhensibles, pervers enfin au sens où [il] l’entend et où [il] l’aime. » - objet pervers que celui qui pervertit la relation au réel et impose au sujet de nouvelles représentations. (A. Breton, Nadja, Paris, Editions Gallimard, collection « Folio », 1964, p. 62). 76 77 C. Abastado, Le Surréalisme, Paris, Classiques Hachette, collection “ Faire le point, Espace littéraire ”, 1975, p. 207. Comme le Taxi pluvieux (1938) qui « montre un mannequin noyé sous la pluie, enlisé dans un monceau de légumes et couvert d’escargots (vivants). », exemple donné par C. Abastado qui le commente ainsi : « Les objets n’existent qu’en fonction du désir d’un sujet. Ils échappent en somme au principe de réalité pour n’obéir qu'au principe de plaisir. ». (C. Abastado, op. cit., p. 204). 22 Introduction « Ceci n’est pas une pipe. ». En effet, ce que nous voyons, c’est la représentation picturale de l’objet « pipe », non la pipe elle-même. Breton, quant à lui, renoue avec une pratique ancestrale mêlant images visuelles et signes graphiques pour créer des « poèmes-objets » : s’ils semblent s’inscrire dans la lignée des emblèmes et devises des seizième et dix-septième siècles, avec la même 78 règle –« cacher pour révéler » -, il en va tout autrement de l’effet produit : « Dans le poème-objet de Breton [la] concordance rationnelle et métaphysique [de l’emblème baroque] est inopérante […]. Mais ce qui se perd en intelligibilité se gagne en pouvoir de surprise et d’invention […]. Arrachés à leur contexte, les objets sont déviés de leur usage et de leur signification. Ce ne sont plus vraiment 79 des objets et ce ne sont pas encore tout à fait des signes. » . La lecture se transforme en regard et ce d’autant plus que les lignes, les couleurs, les matériaux des « poèmes-objets » invitent à les saisir dans l’espace et dans une sorte de 80 hors temps, celui du regard du spectateur qui les appréhende . Les avant-gardes artistiques, dans le domaine des arts plastiques, ont donc radicalement changé le rapport du sujet à l’objet. Qu’en est-il du domaine théâtral ? De quelques théories et pratiques théâtrales prenant en considération les objets. Nous n’avons pas ici d’intention exhaustive : notre dessein est de situer Giraudoux dans un demi-siècle fécond en révolutions théâtrales, marqué par de fortes personnalités qui ont toutes, à des degrés divers, fait œuvre de théoricien, et Giraudoux doit être compté des 81 leurs . Si la fin du dix-neuvième siècle a connu avec le naturalisme le dernier avatar de l’imitation de la réalité, il a vu aussi se dresser contre cette conception de l’art théâtral, de tous les horizons, les plus vives critiques, précisément au nom d’une remise en cause de la mimésis. Brocardant avec humour, dans L’Impromptu de Paris, par personnages interposés, 78 79 80 Préface d’O. Paz à Je vois, j’imagine. Poèmes-objets d’A. Breton, Paris, Gallimard, 1991, p. VI. Ibid., p. XI. Nous mentionnerons pour mémoire une autre forme de spatialisation de l’écriture, pratiquée au début de la période qui nous intéresse par Apollinaire, le calligramme, qui offre au regard une image des objets dans le même temps qu’il les dérobe à la main qui voudrait s’en emparer autrement que par une pratique de spectateur lecteur : citons par exemple « La cravate et la montre » (Apollinaire, Œuvres poétiques, préface par André Billy, texte établi et annoté par Marcel Adéma et Michel Décaudin, Paris, Editions Gallimard, NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 792). 81 Sa réflexion sur le théâtre abordant des questions essentielles, la fonction du théâtre, le public, la qualité des pièces, le décor, la mise en scène et ce, parfois avec des jugements sur les théories et les pratiques théâtrales qu’il a pu connaître. Cf. B Dawson, ème Giraudoux théoricien du théâtre, thèse de 3 cycle, Université de Paris IV, 1977, dactylographiée. En revanche, nous ne dirons rien des réflexions de Jouvet qui n’aborde pas la question de l’objet, contrairement à Copeau qui réclame dès 1913 « un tréteau nu » : à la mise en scène « qui a trait aux décors et aux accessoires, nous ne voulons pas accorder d’importance », écrit-il (J. Copeau, « Un essai de rénovation dramatique » [NRF, septembre 1913], reproduit dans Du théâtre d’art à l’art du théâtre. Anthologie des textes fondateurs réunis et présentés par J.-F. Dusigne, Paris, Editions théâtrales, 1997, p. 45). 23 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux les comédiens Adam et Dasté, le Théâtre libre, Giraudoux s’inscrit dans ce mouvement général de refus de la copie de la réalité au théâtre : « Dasté : C’était joli, le Théâtre Libre ! On disait il est cinq heures, et il y avait une 82 vraie pendule qui sonnait cinq heures. » . Nous verrons, à propos du statut des objets et de leurs fonctions, comment ses œuvres résolvent la question. Pour l’heure, nous tenterons, autant qu’il sera possible, de donner un aperçu de quelques « -ismes » sans jamais oublier que notre propos est l’objet – au cœur du débat même quand il n’est pas évoqué explicitement : partie constitutive de la réalité que l’on veut ou ne veut pas intégrer au « réel » du théâtre. Nous avons conscience de naviguer dangereusement entre deux écueils : celui du discours généralisant et celui, non moins périlleux, de la réduction simplificatrice, aussi, pour essayer de maintenir le cap, nous en tiendrons-nous le plus possible à ce qui peut éclairer par analogie, similitude, ou par 83 différence, les choix de Giraudoux . Le Naturalisme a radicalisé le réalisme qui s’était installé sur les scènes européennes dès lemilieu du dix-huitième siècle, les objets envahissant le plateau, les auteurs écrivant des 84 didascalies de plus en plus précises pour les décors et les costumes . Zola, prétendant révolutionner la dramaturgie, le fait par le biais du roman : pour lui comme pour Antoine, « non seulement le décor (conçu comme un anagolon du "milieu" des romans naturalistes) existe avant le personnage, mais encore il doit parvenir à faire oublier qu’il est décor, 85 artefact. » , d’où la théorie du « quatrième mur » et les vrais objets, les vrais meubles sur scène comme la pendule ou ce « vrai piano qui a fait hurler de déception » le père de 86 Renoir, et l’a dégoûté du théâtre, si l’on en croit un personnage de Giraudoux . Zola insiste en effet à plusieurs reprises sur la nécessité de ce qu’il appelle le « décor exact » qui est, selon lui, « une conséquence du besoin de réalité qui nous tourmente […]. Les personnages modernes s’assoient, et il leur faut des fauteuils, ils écrivent, et il leur faut des tables, ils se 82 IP., 1, p. 691-692. Rappelons cependant que Giraudoux admirait Antoine acteur et metteur en scène tout en rejetant les présupposés du naturalisme : « Le Théâtre Libre (j’admire la personnalité d’Antoine, mais il faut bien dire ce qui est), le Théâtre Libre a fait piétiner le théâtre […]. Les détails matériels vrais, autant d’entraves qui alourdissent et retiennent. […]. Maintenant la pièce ne réussit pas parce que l’horloge marche sur scène ou que la porte a un bouton, mais au contraire parce qu’aucun des objets n’est plus soumis aux règles habituelles de la logique ou de la pesanteur. » (P. Lagarde, « J. er Giraudoux et le théâtre », Les Nouvelles Littéraires, 1 mai 1937, cité dans CJG n° 19, p. 214). 83 Outre les divers écrits théoriques que nous avons pu consulter en langue originale ou en traduction, nous tenons à signaler notre dette à l’égard de plusieurs ouvrages de référence : ceux de M. Borie, M. de Rougemont, J. Scherer, Esthétique théâtrale, textes de Platon à Brecht, Paris, SEDES, 1982, C. Hamon Siréjols, Le Constructivisme au théâtre, Paris, Editions du CNRS, 1991, R. Abirached, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, collection « Tel », 1994, M.-C. Hubert, Les grandes théories du théâtre, Paris, Armand Colin, 1998, J. de Jomaron, Le Théâtre en France, Paris, Armand Colin, La Pochothèque,1992. 84 Si les romantiques ont mis en cause la scène-miroir, ils n’en ont pas moins concédé au goût du public, Musset excepté, un décor chargé, un plateau encombré, et des costumes historiques, comme en témoignent les didascalies des drames de Victor Hugo. Cf. Histoire des spectacles, publié sous la direction de G. Dumur, Paris, Gallimard, « Encyclopédie de la Pléiade », 1965 ; J. de Jomaron (dir.), Le Théâtre en France, op. cit. 85 86 « Reconstruire le réel ou suggérer l’indicible. », dans J. de Jomaron, Le Théâtre en France, op. cit., p. 715. « Renoir : A huit ans on a mené mon père au Gymnase. Il y avait sur la scène un vrai piano. Il a hurlé de déception et on a dû le sortir du théâtre. Il n’y est jamais retourné. » (IP, 1, p. 692). 24 Introduction couchent, ils s’habillent, ils mangent, ils se chauffent, et il leur faut un mobilier complet. » Comment ne pas retrouver dans ces mots le souci non seulement de reproduire la réalité 87 extra théâtrale, mais aussi de rivaliser avec la photographie ? En réponse aux critiques « que fâche cette reproduction minutieuse [et pour qui] seuls les meubles ou les objets qui servent comme accessoires devraient être réels [et selon lesquels] il faudrait peindre les autres dans le décor », Zola écrit : « Comment ne sent-on pas tout l’intérêt qu’un décor exact ajoute à l’action ? Un décor exact, un salon par exemple, avec ses meubles, ses jardinières, ses bibelots, pose tout de suite une situation, dit le monde où l’on est, raconte les 88 habitudes des personnages. » . Cette citation montre à quel point le rôle confié au décor et aux objets par Zola est, en effet, analogue à celui que jouent les descriptions dans les romans naturalistes : rien n’y est décoratif, tout est porteur de sens, tout signifie le milieu social dans lequel évoluent les personnages et dans l’exemple qu’il donne on reconnaît sans peine le salon bourgeois à l’espace encombré. J.-P. Sarrazac souligne pour sa part l’aspect sémiologique de cette esthétique en citant une phrase d’Antoine : « Ce sont ces imperceptibles choses qui font le sens intime, le caractère profond du milieu qu’on a voulu reconstituer. » Il souligne la fonction dramatique de ces objets dont Antoine montre l’importance : « Un crayon retourné, une tasse renversée seront aussi significatifs, d’un effet aussi certain sur l’esprit du spectateur que les exagérations grandiloquentes du 89 théâtre romantique. » . Cette remarque, outre qu’elle rend justice à un metteur en scène que Giraudoux admirait, nous guide vers les fonctions des objets au théâtre. Zola n’accepte la convention et la machinerie que pour la féerie qui en tire tout son 90 charme, mais se situe à l’opposé des ambitions théâtrales des naturalistes . A ce titre, n’est-il pas plaisant de voir Giraudoux, dans une pièce consacrée au théâtre, cet Impromptu de Paris que nous avons déjà cité, attaquer dès le début le naturalisme et finir par un emploi 91 facétieux de la machinerie avec la « gloire » dans laquelle s’élève Robineau ? Ce rejet du théâtre naturaliste prend, dans les décennies qui nous intéressent, des voies et des formes différentes. « La constante de l’avant-garde en France […] est de réduire la part du texte au profit de l’image, de l’objet, du geste et du jeu, de réduire la part du théâtre au sens occidental du terme au profit du sensible, du concret, en somme des arts 92 plastiques. », écrit M. Corvin . 87 Technique pour laquelle Zola a manifesté le plus grand intérêt, au point de la pratiquer, et qu’il considère comme un moyen scientifique d’enregistrement de la réalité. 88 E. Zola, Le Naturalisme au théâtre. Les théories et les exemples [Paris, Charpentier, 1883], Paris, Editions Complexe, collection « Le théâtre en question », 2003, p. 88- 89. 89 Antoine, plaquette du Théâtre Libre, 1890, citée par J.-P. Sarrazac, op. cit., p. 716. 90 91 92 Cf. Zola, Le Naturalisme au théâtre, op. cit., p. 22. IP, 4, p. 720. M. Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, op. cit., p. 82. 25 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Cette remarque s’applique-t-elle à d’autres avant-gardes de la première moitié du vingtième siècle ? La stylisation est une des voies qu’emprunte le rejet du naturalisme, et ce, sous des formes très différentes : les Symbolistes, Jarry, Appia, Craig et Schlemmer au Bauhaus comme Kandinsky homme de théâtre en sont la preuve, certains d’entre eux vont plus loin, .dressant l’objet contre le texte, tels Artaud, Appia ou Baty. « Les symbolistes s’érigent contre la vulgarité du réalisme et réclament un 93 théâtre digne des poètes, un théâtre d’art. », écrit J.-F. Dusigne. La fondation du Théâtre d’Art par Paul Fort en 1891 se réfère à Mallarmé et à une conception de l’« œuvre d’art totale » (Gesamtkunstwerk) inspirée de Wagner, et selon laquelle les arts réunis, peinture, musique, poésie, doivent contribuer à éloigner du réel tangible, d’où une nouvelle idée de la représentation n’attachant qu’une « importance médiocre au côté matériel dénommé théâtre. », ce qui se traduit par un très petit nombre d’accessoires et la primauté du langage pictural aussi bien pour les décors que pour les costumes. R. Abirached parle à ce propos d’« anti-dramaturgie », considérant que le Symbolisme « malmène la mimésis […] beaucoup moins parce qu’il la subvertit que parce qu’il l’imite elle- même, en confiant à l’imagination du spectateur le soin d’accomplir le verbe en figures construites dans l’espace du rêve, ce qui revient à lui donner les prérogatives de l’acteur, sans les pouvoirs 94 qui y sont attachés. » . Giraudoux, pour sa part, a « souten[u] le théâtre symboliste de 95 Lugné-Poe contre le réalisme d’Antoine. » . Tout autant marqué par Wagner, au point de mettre en scène la Tétralogie, Appia, dont on a surtout retenu l’adoption des « plus récentes innovations en matière d’éclairage [a le] 96 goût de la nudité décorative. » , n’ignore pas pour autant les objets auxquels il souhaite conférer à la fois une fonction esthétique, mais non décorative, et ludique, suggérant par là le sens moderne du mot « objet » au théâtre, élément manié ou utilisé par l’acteur dans le jeu théâtral. Il explicite en ces termes le rapport qu’il cherche à établir entre la lumière, les objets et le corps de l’acteur : « Un objet n’est plastique sous nos yeux que par la lumière qui le frappe, et sa plasticité ne peut être mise artistiquement en valeur que par un emploi artistique de la lumière, cela va de soi. […] Le mouvement du corps humain demande des obstacles pour s’exprimer ; tous les artistes savent que la beauté des mouvements du corps dépend de la variété des points d’appui que lui offrent le sol et les objets. La mobilité de l’acteur ne saurait dons être mise artistiquement 97 en valeur que par une bonne conformation des objets et du sol. » . La fonction esthétique de l’objet, nous la retrouverons, mais cette fois sur le mode ludique, dans L’Apollon de Bellac de Giraudoux lorsqu’ Agnès associe au mouvement de l’Huissier 98 la corbeille de l’Office des Grands et Petits Inventeurs ; quant à la relation entre le corps 93 94 95 . F. Dusigne, Du théâtre d’Art à l’Art du théâtre, op. cit., p. 13. R. Abirached, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, op. cit. , p. 184. J. Body, Introduction au TC (Pl.) , p. XXIII. 96 97 Guy Dumur, « Echecs et réussites du théâtre contemporain », dans Histoire des spectacles, op. cit., p. 1310. er Appia, Adolphe, « Comment réformer notre mise en scène », La Revue, volume I, numéro 9, Paris, 1 juin 1904, p. 342, dans Du théâtre d’Art à l’Art du théâtre, (op. cit., p. 22). 98 26 « Quand vous avez relevé la corbeille à papier, elle ne s’est pas penchée avec vous, votre silhouette ? » (Ap., 4, p. 926). Introduction de l’acteur et les points d’appui, ne nous vaut-elle pas, autant que la référence à l’antique, le joli mouvement d’Hélène qui « rajuste sa sandale, prenant bien soin de croiser haut la jambe. » (GT, I, 5, p. 494) ? Pour ce qui est de l’éclairage, Giraudoux en connaît la magie comme en témoigne la première scène d’Amphitryon 38 : « Jupiter : Tu vois la fenêtre éclairée, dont la brise remue le voile. Alcmène est là ! […]. Dans quelques minutes, tu pourras peut- être voir passer son ombre. » ( 99 Amph., I, 1, p. 115) . Confrontons cette réplique à ce qu’écrit Appia : « Seul l’espace de la scène attend toujours une nouvelle ordonnance […]. Il est plus ou moins éclairé, les objets que l’on y placera attendront une lumière qui les 100 rende visibles. » . Pour lui, la lumière modifie le rapport de l’acteur à l’espace scénique qui devient un espace à trois dimensions et ce d’autant plus que la mobilité des sources lumineuses multiplie les possibilités puisque, « par l’éclairage, tout est possible […] car il suggère à coup sûr et la suggestion est la seule base où l’art de la mise en scène puisse s’étendre sans rencontrer 101 d’obstacles, la réalisation matérielle devenant alors secondaire. » . La lumière rend en effet le décor inutile, dès lors, les praticables, escaliers, plans inclinés s’imposent. Giraudoux s’en inspire-t-il pour la scénographie que proposent ses pièces « antiques » ? L’influence 99 L’extension de l’éclairage électrique, l’invention, en 1902, par Mariano Fortuny de la lumière réfléchie, l’utilisation des arcs électriques, la mobilité des sources lumineuses qui met en valeur des volumes et le corps des acteurs, modifient la perception du spectacle théâtral. Appia, Baty, Jouvet ont su en tirer parti. Giraudoux nous donne un aperçu des exigences du « Patron » en la matière dans L’Impromptu de Paris : « Marquaire : Les casseroles sont prêtes, Monsieur Jouvet. Jouvet : Donne- moi la bleue… Ca ne vous fait rien, Monsieur, d’être coloré en bleu une seconde ? Les projecteurs sont tous dirigés sur M. Robineau. Robineau : Très flatté. Jouvet : La rouge, Marquaire. […]. Jouvet : Donne la jaune, Marquaire. On va voir comment le jaune va à Monsieur […]. Jouvet : Un peu de mercure, maintenant, pour décomposer complètement Monsieur. […]. » (IP, 3, p. 698). Laissons la régie lumière de l’Athénée, son technicien et l’argot de métier, les « casseroles » essayées sur le député Robineau, le jaune faisant place aux couleurs de la République française, avant que Jouvet ne teste le mercure : l’échantillonnage des gélatines colorées est déjà au point dans Amphitryon 38, sur le mode poétique, à la demande de Mercure (Amph., II, 1, p. 140-141). La « fée électricité » permet aussi la rénovation scénographique qu’entreprennent les metteurs en scène allemands, Piscator utilisant, comme le rappelle R. Abirached (La Crise du personnage dans le théâtre moderne, op.cit..259), des treuils électriques, des escalators, des tapis roulants, sur lesquels ironise Giraudoux dans sa conférence de 1931, « Le théâtre contemporain en Allemagne et en France » qui attaque le « théâtre politique d’excitation directe » dudit Piscator (conférence reprise dans Or dans la nuit, op. cit., p. 132-184). En France, la machinerie complexe du Théâtre Pigalle où est créée Judith de Giraudoux en 1931 doit tout à l’électricité. Jouvet emploie également des ascenseurs invisibles qui éblouissent la critique à la création d’Electre en1937. « Grâce à des moyens techniques – quatre escaliers descendants, deux tampons et un escalier montant invisible – les personnages, "à peine sortis, réapparaîtront sur les remparts" annonce […] André Franck enthousiaste, et, en descendant, ils donneront l’impression de s’enfoncer sous la scène. », écrit C. Weil (Notice d’Electre, TC [Pl.], p. 1546). Mentionnons encore les haut-parleurs, très vite utilisés dans le théâtre d’Agit’ Prop en Allemagne et en Russie, et auquel a recours Apollinaire dans Les Mamelles de Tirésias, les « résonateurs et amplificateurs » auxquels fait allusion le Jardinier d’Electre (El., Lamento, p. 642). 100 Appia, L’œuvre d’art vivant, 1921, réédition, Lausanne, L’Age d’homme, 1993, t. 1, cité dans M. Borie, M. de Rougemont, J. Scherer, Esthétique théâtrale, op. cit., p. 269. 101 Appia, L’œuvre d’art vivant, 1921, cité dans M.-C. Hubert, Les grandes théories du théâtre, op. cit., p. 210. 27 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux d’Appia a été déterminante pour Copeau, maître de Jouvet, ne l’oublions pas, ainsi que pour le constructivisme théâtral. 102 En revanche, il est clair que tout oppose Giraudoux à Craig pour qui le texte n’est qu’une des composantes du spectacle théâtral et qui va jusqu’à considérer qu’on pourrait s’en passer, attitude radicalisée par Artaud dans un même refus du théâtre « littéraire ». Pourtant, une troublante définition de l’acteur se lit sous la plume de Giraudoux : l’acteur trouve sa récompense « dans le rôle qui lui rend les modulations, les amplitudes, les silences du vrai langage, et où il n’a plus qu’à être la statue à peine animée de la parole ! » explique Bovério au député Robineau (IP, 3, p. 708). Cette expression paradoxale ferait-elle de l’acteur l’équivalent de la marionnette ? Il faut replacer cette phrase dans le contexte d’une 103 défense du « théâtre littéraire » . Le hiératisme suggéré par le mot « statue » et l’image quasi sacrée de l’acteur proférant le texte suggèrent un rapprochement entre Giraudoux et Craig, à condition de ne pas oublier que ce dernier veut évacuer « l’émotion brute, 104 déclenchée par la présence charnelle de l’acteur » , ce qui n’est évidemment pas le cas du théâtre de Giraudoux où la présence physique des personnages incarnés par les comédiens 105 est si importante . La marionnette, le masque ont pour Craig l’avantage d’écarter toute représentation réaliste : l’idée de la « surmarionnette » lui vient dès 1905, date à laquelle il écrit L’Art du théâtre. Cette préoccupation est celle de la plupart des avant-gardes autant que d’auteurs comme Jarry ou Claudel, et plus tard Ghelderode. Qu’il s’agisse de la marionnette ou de l’acteur transformé en marionnette, le but est identique, à savoir « libérer le théâtre 106 des conventions de type naturaliste et psychologisant » . Craig nous intéresse à un autre titre parce qu’il a trouvé une solution scénographique originale : son souci de redonner au théâtre « une scène architecturée », mais avec « des matériaux légers, souples, aisément 107 manipulables » , l’a conduit vers la solution des screens, paravents verticaux mobiles, qui rendent l’espace scénique modulable et modifient le rapport du spectateur au spectacle. 108 « L’art du théâtre n’a rien à voir avec la représentation du réel. », proclame Craig . L’on comprend dès lors qu’il recourre à un petit nombre d’accessoires, l’accent étant mis sur la révélation de l’invisible, sur l’essence de la vie. La scénographie constructiviste est une autre réponse au refus de l’imitation de la réalité : objet construit et « machine à jouer », la structure, qui s’inscrit dans les trois dimensions, reste toujours visible. Les plans inclinés, les passerelles, les rouages font 102 Jouvet, la « deuxième muse » de Giraudoux, a été l’élève de Copeau, or ce dernier, comme le rappelle M.-C. Hubert, a introduit en France les idées de Craig. (M.-C. Hubert, Les grandes théories du théâtre, op. cit., p. 223). J. Body rappelle que Giraudoux « eut connaissance directe des réalisations de Reinhardt et de Piscator, indirecte des théories de Stanislavski et de Gordon Craig » (TC [Pl.], Introduction, p. XXIV). 103 Cf. J. Giraudoux, Littérature, [Paris, Grasset, 1941], Réédition, Paris, Gallimard, collection « Folio Essais », 1994. p. 204-206 et IP, 3, p. 706-707. 104 M.-C. Hubert, op. cit., p. 220. Et O. Schlemmer, Théâtre et abstraction, Lausanne, L’Age d’homme, 1978, pour la traduction française. 105 106 Bovério parle ensuite du souffle en accord avec le « rythme de Racine » (ibid.). B. Eruli, « La marionnette dans le théâtre contemporain et chez Ghelderode », in Michel de Ghelderode et le théâtre contemporain, Actes du Congrès international de Gênes, Bruxelles, Société internationale des Etudes sur Michel de Ghelderode, 1980, p. 104. 107 108 M.-C. Hubert, Les grandes théories du théâtre, op. cit., p. 221. G. Craig, « L’imagination » dans Le Théâtre en marche, traduit de l’anglais par M. Beerbbek, Paris, NRF, Editions Gallimard, collection « Pratique du théâtre », 1964, p. 19. 28 Introduction écho au machinisme et s’éloignent de toute représentation mimétique : nous citerons pour mémoire la scénographie de Popova pour la mise en scène du Cocu magnifique de 109 Crommelynck par Meyerhold en 1922 . Pour les constructivistes, le fonctionnalisme de l’objet est essentiel au théâtre comme dans les autres arts. Parmi ceux qui ont mené le plus loin la réflexion sur l’objet au théâtre s’impose le nom d’Oskar Schlemmer dont les essais, articles et conférences accompagnent le travail 110 théâtral, en particulier au Bauhaus, entre 1920 et 1929. La neue Sachlichkeit rejette l’objet ornemental ou esthétisant : « créons des objets positifs (sachlich), adaptés à des buts précis », écrit-il dans son Journal en 1922. Le Ballet triadique fait des acteurs-danseurs des sortes de « jouets mécaniques ». Pour induire un nouveau rapport à l’espace scénique et au monde, Schlemmer propose « l’adjonction de formes, d’objets et d’accessoires à manipuler […]. Le fait de porter, de tenir en équilibre, de jeter, de construire, engendre une modification durable de l’image optique et des situations spatiales. Accessoirement se dévoile ici aussi la malice de l’objet. ». Mais les spectacles du Bauhaus mettent en scène la « mécanisation de la vie » comme pour mieux résister au poids croissant de la technique, contrairement à la majorité des avant-gardes européennes : le Ballet mécanique de Schmidt, Bogler et Teltscher (1923) témoigne ainsi « de l’effet produit par la mécanisation du travail industriel », de même, le Cabinet des figures de Schlemmer donne à voir « la folie du machinisme ». Notons encore que les spectacles du Bauhaus évacuent le texte au profit de figures et de 111 formes . Pour Schlemmer, comme pour Craig, « contre l’acteur naturaliste, la marionnette 112 reste [l]a référence majeure. » . Il en va de même pour Artaud qui privilégie les signes non verbaux, et parmi eux les objets. Dans le manifeste intitulé « Le Théâtre de la cruauté », il inverse les rapports entre le visible et le non visible : « Des mannequins, des masques énormes, des objets aux proportions singulières apparaîtront au même titre que des images verbales, insisteront sur le côté concret de toute image et de toute expression – avec pour contrepartie que des choses qui exigent d’habitude leur figuration objective seront escamotées ou 113 dissimulées. » . 109 Cf. C. Hamon-Siréjols, Le Constructivisme au théâtre, Paris, Editions du CNRS, collection « Arts du spectacle. Spectacle, histoire, société », 2004, p. 159-175. 110 La « Nouvelle Objectivité » se veut un nouveau réalisme, cf. catalogue Paris-Berlin. Rapports et contrastes France Allemagne 1900-1933, Paris, Editions du Centre Georges Pompidou/ Editions Gallimard, 1992, p. 238-241. L’adjectif sachlich signifie "concret", le mot est formé sur die Sache, la chose (le mot Gegenstand qui signifie "objet" veut dire étymologiquement "qui se tient contre", à rapprocher de l’étymologie du mot français "objet" : "jeté contre"). 111 Giraudoux a-t-il vu un spectacle du Bauhaus ? Il n’en parle pas (J. Body n’en dit rien non plus dans sa monumentale biographie) mais mentionne Dessau dans Siegfried et le Limousin à propos du mobilier : « Gravés sur tout ce qui était bois […], je retrouvais dans son bureau tous ces proverbes et résidus de la sagesse allemande dont le visiteur est abreuvé : "Assieds-toi sur moi, je suis un loyal fauteuil de Dessau"… » (Siegfried et le Limousin, ORC, chap.III, p. 677). Les recherches les plus novatrices pour le mobilier sont cependant postérieures à la rédaction du roman de Giraudoux : celles de Marcel Breuer « culminent en 1926 avec le fauteuil Wassily, fait de tubes cylindriques en métal nickelé sur lequel sont tendues des sangles de toile, véritable "machine à s’asseoir" tout autant que construction placée dans l’espace, qui renouvelle totalement la notion de siège. » (Paris-Berlin, 1900-1933, op. cit., p. 265). 112 113 M. Borie, M. de Rougemont, J. Scherer, Esthétique théâtrale, op. cit., p. 271. er A. Artaud, « Le Théâtre de la cruauté », Premier manifeste, Texte paru dans la NRF, n° 229, 1 octobre 1932, repris dans Le Théâtre et son double, Paris, Editions Gallimard, collection « Idées », 1964, p. 148. Artaud va même jusqu’à 29 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux L’influence déterminante des spectacles de Bali avec les marionnettes, les masques se conjugue au rejet de tout illusionnisme théâtral soutenu par le jeu des disproportions entre les divers objets scéniques. Artaud souhaite que le théâtre « s’adresse d’abord aux sens au 114 lieu de s’adresser d’abord à l’esprit comme le langage de la parole. » , d’où l’importance des « combinaisons de lignes, de formes, de couleurs, d’objets à l’état brut » et de la 115 pantomime . La primauté accordée au concret sur le texte est évidemment aux antipodes des exigences littéraires de J. Giraudoux comme du souci didactique de Brecht. Lorsque celui-ci fait le procès du naturalisme, c’est à la fois au nom d’une esthétique et d’une idéologie, celles du « théâtre épique » et d’un réalisme qui s’oppose en tous points au naturalisme : « Aujourd’hui, il importe davantage que les décors disent au spectateur qu’il est au théâtre plutôt que de lui suggérer qu’il se trouve, par exemple, en Aulide. […]. Le mieux est de montrer la machinerie, palans et cintres. », écrit-il avant d’affirmer que les décors 116 doivent « être pratiques » et qu’ils « doivent participer au jeu. » Ainsi, les mises en scène du Berliner Ensemble, par l’emploi de rideaux nus et de faisceaux lumineux, créent-elles un espace scénique non mimétique, la présence d’objets « vrais » renforçant la discontinuité qui doit produire « l’effet de distanciation » (Verfremdunseffekt). La réflexion de Brecht sur les objets scéniques est particulièrement intéressante puisqu’elle fonde l’idée, banale pour nous, qu’un objet est ce qu’en fait le comédien : « Doit-il fournir une chaise de grand prix, elle apparaîtra précieuse si les comédiens l’apportent avec cérémonie et la disposent avec les plus grandes 117 précautions. » . Contrairement aux avant-gardes, Brecht considère que l’art doit permettre de maîtriser le monde et non de voir les choses ou les objets autrement, « car l’œuvre de l’artiste n’est pas qu’un témoignage de beauté sur un objet réel… Ce n’est pas qu’un témoignage de beauté sur la beauté de l’objet, c’est précisément et avant tout un témoignage sur ce qu’est l’objet, 118 une explication de l’objet. » . L’objet doit révéler les forces sociales en présence, et par là 119 servir la visée idéologique du théâtre épique . Choix de l’auteur, choix du sujet, problématique. imaginer « un être inventé, fait de bois et d’étoffe, créé de toutes pièces, ne répondant à rien, et cependant inquiétant par nature, capable de réintroduire sur la scène un petit souffle de cette grande peur métaphysique qui est à la base de tout le théâtre ancien. » (« La mise en scène et la métaphysique », Conférence du 10 décembre 1931 à la Sorbonne, repris dans Le Théâtre et son double, op. cit., p. 63). 114 115 A. Artaud, « La mise en scène et la métaphysique », repris dans Le Théâtre et son double, op. cit., p. 54. Ibid., p. 56-57. 116 B. Brecht, « Sur le déclin du vieux théâtre. Les décors. », dans Ecrits sur le théâtre, traduits par J. Tailleur et G. Delfel, B. Perregaux et J. Jourdheuil, Paris, L’Arche, 1972, t. I, p. 82. 117 118 « Sur l’architecture scénique et la musique du théâtre épique », dans Ecrits sur le théâtre, op. cit., t. I, p. 427. B. Brecht, « Observation de l’art et art de l’observation » (1939) dans Ecrits sur la littérature et sur l’art, traduction de J.-L. Lebrave et J.-P. Lefebvre, Paris, L’Arche, 1970, p. 65. 119 « L’œuvre d’art réaliste socialiste met au jour les lois dialectiques du mouvement des rouages sociaux, dont la connaissance facilite la maîtrise de la destinée humaine. », B. Brecht, Petit Organon pour le théâtre, dans Ecrits sur le théâtre, op. cit., t. II, p. 260. 30 Introduction Face à l’incontestable « pouvoir des mots » dans le théâtre de Giraudoux, mis en lumière 120 par de multiples commentateurs de son œuvre , nous souhaitons faire état du pouvoir des objets. Paradoxe sans doute s’agissant d’un auteur qui défend des « pièces littéraires » au moment même où Artaud fustige « un théâtre qui soumet la mise en scène et sa réalisation, c’est-à-dire tout ce qu’il y a en lui de spécifiquement théâtral, au texte », comme le rappelle M. Lioure qui affirme que, chez Giraudoux, « les personnages – au nom de l’auteur – éprouvent envers le langage une gourmandise où la saveur des termes, à la limite, importe plus que leur contenu. ». Cette « gourmandise » conduit pourtant Giraudoux à inventer des objets, tels « ramat » et « écoutière » dont les noms ne sont pas répertoriés dans les dictionnaires de langue française, mais qui n’en acquièrent pas moins la réalité que leur confère le discours du personnage et l’aplomb de l’auteur. « Nommer les choses, c’est leur conférer, par la parole, une certaine existence, ou, du moins, attester leur existence. La dénomination est le garant de leur "êtrelà" (Dasein). L’icône "nomme" visuellement ou linguistiquement l’objet qu’elle 121 représente ”, par exemple “ Marat dans sa baignoire. » . Il nous apparaît que le théâtre de Giraudoux nous invite à reconsidérer les rapports du littéraire et du théâtral : si, dès la création de ses pièces, les deux termes ont été associés, plus souvent pour le blâme que pour l’éloge, les critiques n’ont pas manqué sur sa « préciosité », ses « fleurs de rhétorique », propos que reprennent encore nombre de nos contemporains pour écarter ce théâtre qui serait dépassé, alors que d’autres soulignent sa modernité et que les nombreuses mises en scène de ses pièces, tant en France qu’à l’étranger, témoignent de son inépuisable vitalité. Notre questionnement est le suivant : comment ce théâtre, écrit pour l’essentiel dans l’entre-deux-guerres, prend-il en compte un des éléments qui est au cœur de la « crise des représentations » depuis la fin du dix-neuvième siècle, l’objet ? Comment le traitement de l’objet dans ce théâtre peut-il nous parler, à nous qui avons lu Ponge, le Nouveau Roman, qui avons vu l’essor des « installations » et du théâtre d’objets ? Ces interrogations suggèrent plusieurs directions de recherche. Nous avons d’emblée écarté l’étude de la réception de l’œuvre et l’analyse sémiologique de représentations. Mais quelle voie choisir entre une critique strictement littéraire qui ferait fi de la spécificité du texte de théâtre et la lecture sémiologique ? Sans renoncer aux apports de l’une et de l’autre, car il est impossible de faire l’économie d’une réflexion sur le signe lorsque l’on prétend parler des objets au théâtre, comme il est aussi peu imaginable de négliger l’étude stylistique, nous avons opté pour une approche qui nous est familière, à savoir celle de l’histoire des arts qui replace les œuvres dans leur époque, tant sur le plan historique qu’artistique, pour mieux mettre en valeur leur originalité. La nécessaire élucidation du sens nous paraît devoir passer par une contextualisation du théâtre de Giraudoux non dans le cadre trop général d’une histoire du théâtre, mais dans celui de toute la réflexion conduite dans tous les domaines de l’art sur l’objet, conséquence des transformations techniques et sociales. 120 Parmi lesquels J. Robichez, à qui nous empruntons l’expression (Le Théâtre de Giraudoux, Paris, CDU et SEDES, 1976, p. 71), M. Lioure, « Ecriture et dramaturgie dans le théâtre de Jean Giraudoux », TLLITT, XIX, 2, Etudes littéraires, Strasbourg, Centre de philologie et de Littératures romanes, 1981, p. 171-190), Y. Moraud, « Giraudoux et notre interrogation sur le pouvoir, le sens et le discours », CJG n° 12, 1983, p. 20-37. 121 Selon la Sprachtheorie de Bühler, cité par P. Pavis, Problèmes de sémiologie théâtrale, Montréal, Presses Universitaires du Québec, 1976, p. 57. Il n’est pas inutile de rappeler qu’Adam a conféré l’existence aux animaux en les nommant (Gn, 2, 19-20). 31 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux 122 Giraudoux considère qu’« il n’y a pas en France de théâtre d’avant-garde » . Ne seraitce pas aller un peu vite que d’en conclure qu’il s’inscrit en faux contre toute l’effervescence artistique de son époque ? De là à le taxer d’auteur conventionnel, il n’y a qu’un pas. Si, de surcroît, cet auteur affiche la revendication, déjà fort suspecte à son époque, d’un théâtre littéraire, la cause est entendue. Pour peu qu’un spécialiste reconnu et fort 123 sérieux analyse le vocabulaire de Giraudoux et arrive à la conclusion, statistiquement inattaquable, que l’abstrait l’emporte sur le concret, il devient périlleux de prétendre prouver que l’imaginaire giralducien prend appui sur des objets. Or notre ambition est précisément de montrer que le théâtre de Giraudoux accorde aux objets une place qui fait vaciller les jugements à l’emporte-pièce et ce dans tous les domaines, celui du style et de cette fameuse « préciosité », pont aux ânes de la critique dramatique, celui de la dramaturgie dont les objets peuvent révéler la modernité, celui de l’esthétique enfin, indissociable, comme l’a montré R. M. Albérès, de la morale, qu’il faut entendre ici autant comme réflexion politique que philosophique. Qui, en outre, mieux que le facétieux créateur d’une pendule qui « sonne 102 heures » permet de poser la question des relations entre le ludique et le poétique ? Méthode. Du débat sur la prééminence à donner au texte ou au spectacle, nous ne retiendrons ici que 124 les éléments qui peuvent fonder une réflexion méthodologique . En réaction contre la critique littéraire, comme la plupart des sémiologues, M. Corvin suspecte la lecture du texte dramatique qui selon lui « mutile et dénature gravement 125 le théâtre dans sa définition spécifique » . Il n’en concède pas moins que « le texte écrit a l’avantage de proposer des traces moins fugitives et moins subjectives que celles qu’enregistrent l’œil et l’oreille ; il permet mieux, paradoxalement, de déceler des classes 126 de signes typiques et de dégager [.. ;] un schéma organisateur […]. » . Aussi propose-t-il lui-même une « approche sémiologique d’un texte dramatique », en l’occurrence de La Parodie d’Adamov. De sa lecture, nous retiendrons la mise en valeur des jeux entre le signifiant et le signifié en ce qui concerne les objets, le plus ou moins grand écart entre signe et référent renforçant un projet dramaturgique et une esthétique, en 127 l’espèce, la déréalisation . Issacharoff, quant à lui, revendique une autre démarche : s’il privilégie le texte théâtral, c’est « comme lieu d’inscription de la représentation virtuelle ». Pour lui, ce choix « n’implique 122 123 124 Jean Giraudoux, Or dans la nuit, Paris, Grasset, 1969, op. cit., p. 126. E. Brunet, Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution, Genève, Slatkine, 1978. Il nous paraît en effet urgent de revenir au texte, non dans une posture passéiste, voire réactionnaire, qui consisterait à affirmer sa primauté absolue, posture qui ignorerait tout de l’effort du vingtième siècle pour s’en libérer, ainsi que la réflexion sémiologique, mais dans la perspective d’une lecture attentive qui prenne en compte la spécificité du texte théâtral et sa qualité littéraire. 125 M. Corvin, « Approche sémiologique d’un texte dramatique. La Parodie d’Adamov », revue Littérature, n° 9, février 1973, Larousse, 1973, p. 87-100. 126 127 32 M. Corvin, art.cit., p. 88. Voir en particulier les commentaires sur « l’horloge sans aiguilles » et « la pancarte », art. cit., p. 95-97. Introduction 128 nullement l’intention de faire abstraction de la représentation. » . Ses analyses nous intéressent à plus d’un titre, car elles sont le point de départ d’une réflexion sur « le visible » et « le non-visible », sur « l’espace mimétique » et sur « l’espace diégétique » dans lesquels s’inscrivent les objets, ce qui fonde une dramaturgie. « D’après certains créateurs, dont Giraudoux, par exemple, plus racinien qu’artaudien, le visuel compromet le spectacle et il défend le principe, rétrograde aux yeux de bon nombre de nos contemporains, d’un théâtre à dominante 129 logocentrique. » . P. Pavis évoquant « les possibilités et les limites de l’analyse du texte théâtral en système sémiologique » reprend la distinction entre « le signe iconique mimétique » qui est une imitation de la réalité, « le signe à fonction indicielle » qui est en rapport avec l’action et « le 130 signe à fonction symbolique » . Répartition tripartite que nuance A. Ubersfeld en proposant « de tenter une typologie de l’objet dans le texte dramatique » : elle distingue alors « l’objet utilitaire ("S’il s’agit de figurer un duel, deux épées ou deux pistolets s’imposeront"), l’objet référentiel iconique et indiciel [qui] renvoie à l’histoire, à la peinture (au "pittoresque", au "réel") et enfin l’objet symbolique qui “ apparaît comme la métonymie ou la métaphore detel ordre de réalité […]. ». Celui-ci, « que soit mis en œuvre un symbole culturel ou que s’y ajoutent les rapports imaginaires institués par l’auteur », peut conduire à mettre à jour un « système signifiant » 131 de l’objet dans l’œuvre dramatique d’un auteur . Cette distinction permet de s’interroger sur le fonctionnement des objets, mais, comme le fait remarquer P. Pavis, « L’objet n’est pas réduit à un seul sens ou niveau d’appréhension. Le même objet est souvent utilitaire, symbolique, ludique, selon les moments de la représentation et surtout selon la perspective 132 de l’appréhension esthétique. » . Quoique, une fois de plus, Pavis privilégie le spectacle, il nous semble que cette remarque peut s’appliquer à l’objet dans le texte de théâtre, et tout particulièrement à l’œuvre dramatique de Giraudoux. Nous souhaitons inscrire notre démarche dans une double perspective. Considérant que le texte de théâtre, s’il est une partition pour les gens de théâtre, c’est-à-dire un objet à lire en vue d’une interprétation scénique, il l’est aussi, mais autrement, pour tout lecteur, producteur et spectateur potentiel de ce que J.-P. Ryngaert appelle la « scène 133 imaginaire » . La première difficulté, nous l’avons vu, tient à la définition même de l’objet. Nous nous sommes ralliée à celle que propose A. Ubersfeld, quitte à la nuancer en cours d’analyse. Notre entreprise exige que l’on se munisse d’une loupe pour établir un relevé exhaustif des noms d’objets, l’ordinateur se révélant un auxiliaire peu sûr puisqu’il ne saurait distinguer un meuble, le « buffet » évoqué par Aurélie dans La Folle de Chaillot du buffet de la gare de Siegfried, et encore moins le « filet » d’un pêcheur dans Ondine de la métaphore construite 128 M. Issacharoff, Le Spectacle du discours, Librairie José Corti, 1985, p. 10. Comme M. Corvin, il insiste sur le « statut de constante unique » du texte par rapport à des « souvenirs approximatifs de mise en scène qui risquent toujours de ne pas être communs à tout le monde. » (ibid.). 129 130 M. Issacharoff, Le Spectacle du discours, op. cit., p. 141. P. Pavis, Problèmes de sémiologie théâtrale, op. cit., p. 7. 131 132 133 A. Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., p. 196-197. P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, op. cit., article « Objet », p. 234. J.-P. Ryngaert, Introduction à l’analyse du théâtre, Paris, Bordas, 1991, p. 24. 33 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux sur le même substantif, ceci pour ne rien dire des « glaces à la framboise » de Pour Lucrèce et de la « glace » d’Isabelle dans Intermezzo. Suivre ensuite les conseils méthodologiques 134 d’A. Ubersfeld et de quelques autres spécialistes pour établir une typologie des objets rassure : l’on s’empresse de classer les objets dans des catégories qui, très vite, se révèlent poreuses, comme chez n’importe quel auteur de théâtre. Pire, il est chez Giraudoux des objets a priori inclassables pour la simple raison qu’ils n’existent pas ailleurs que dans ses pièces, ou qu’il est fort difficile de les définir. A l’inverse, nombre d’entre eux sont pourvus de caractérisations qui nous confortent dans l’idée qu’ils "existent" pleinement. Et que faire des centaines de figures et d’images construites sur un nom d’objet ? Nous avons eu la tentation de confronter les œuvres dramatiques de Giraudoux à quelques pièces contemporaines pour mieux cerner la spécificité du traitement de l’objet dans son théâtre. L’établissement d’un corpus, pour arbitraire qu’il soit, nous a permis de nuancer certaines impressions de lecture, voire certaines analyses, et de situer Giraudoux dans ce grand mouvement de rejet de la reproduction de la réalité qui commence avec le théâtre symboliste. Il ne s’agira pas de confrontations systématiques, mais de mises en perspective ponctuelles qui n’auront d’autre prétention que d’éclairer l’œuvre qui nous 135 occupe . Pour ce qui est de la terminologie, nous retiendrons les termes de l’analyse structurale qui se trouvent sous la plume d’A. Ubersfeld, en particulier en ce qui concerne l’action. En revanche, il nous faudra redéfinir les termes "icône", "index" et "symbole" qui, selon les auteurs, sont des valeurs ou des fonctions des objets. Corpus. Le corpus sur lequel nous travaillons est celui du Théâtre complet dans l’édition de la 136 Pléiade . Il comporte, outre les œuvres achevées et créées du vivant de l’auteur, La Folle de Chaillot dont Giraudoux a « renvoyé les épreuves corrigées [à Grasset] une quinzaine de 137 jours seulement avant sa mort, en janvier 1944. » , Pour Lucrèce dont « à son habitude, [il] retoucha encore [le] texte quelque peu, jusqu’en 1943. La pièce était complète, achevée 134 Girard, Gilles, Ouellet, Réal, Rigault, Claude, L’Univers du théâtre, Paris, PUF, collection « Littératures modernes », 1978 ; J.-P. Ryngaert, op. cit. 135 Bien que la production dramatique de Giraudoux ne commence qu’en 1929 avec Siegfried, nous remontons au tournant du siècle qui a vu la création d’un chef d’œuvre du théâtre symboliste, Pelléas et Mélisande de Maeterlinck et la pièce atypique de Jarry, l’une et l’autre, par des choix très différents bien sûr, s’opposant radicalement au théâtre naturaliste. Nous ne nous interdirons pas quelques ex cursus au-delà de 1944, du côté de Beckett et de Ionesco, mais nous avons tenu à garder la cohérence du demi siècle qui a vu à la fois dans les théories et dans les œuvres des choix singuliers en matière d’objets. Corpus (par ordre chronologique) : Maurice Maeterlinck, Pelléas etMélisande (création française1893) ; Alfred Jarry, Ubu roi(1896) ; Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias(1917) ; Ferdinand Crommelynck, (Le Cocu magnifique(1921) ; Henry Bernstein, Judith(1922) ; Jean Cocteau, Orphée(1926) ; Roger Vitrac, Victor ou les enfants au pouvoir(1928) ; Marcel Achard, Jean de la lune(1929) ; Paul Claudel, Le Soulierde satin(1929) ; Jules Romain, Donogoo(1930) ; Jean Cocteau, La Machine infernale (1934) ; Armand Salacrou, L’Inconnue d’Arras (1935) ; François Mauriac, Asmodée(1937) ; Henry de Montherlant, La Reine morte (1943) ; Jean Anouilh, Antigone (1944) ; Jean-Paul Sartre, Huis clos(1944). Pour ce corpus comme pour celui du Théâtre complet de Giraudoux, afin d’alléger les références des citations, nous avons adopté des abréviations : nous renvoyons à notre liste d’abréviations en tête d’ouvrage. 136 137 34 J. Giraudoux, Théâtre complet, Paris, NRF., Editions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1982. G. Teissier, Notice de La Folle de Chaillot dans TC (P.), p. 1253. Introduction 138 lorsqu’il mourut. » . Il n’en va pas de même avec Les Gracques, que G. Teissier ne retient pas dans son édition du théâtre complet, alors que, dans la Pléiade, L. Gauvin propose une version du premier acte « à peu de choses près conforme à [celle] de l’édition originale (posthume) des Gracques, publiée pour la première fois dans L’Express, le 22 mai 1958 », 139 puis dans un volume des « Cahiers verts » chez Grasset avant l’édition séparée de 1969 . Nous n’écarterons donc pas cet acte de nos analyses. Se pose également la question de Fugues sur Siegfried, qui rassemblent Divertissement de Siegfried, Lamento et Fin de Siegfried, versions différentes auxquelles Giraudoux était suffisamment attaché pour les publier. J. Body et G. Teissier, dans leurs éditions respectives du Théâtre, les retiennent et, si l’on en croit le témoignage de G. Neveux, Jouvet aurait regretté de ne pas avoir retenu pour 140 la création ce qu’il aurait considéré comme « la vraie fin de la pièce » . Outre que toutes ces autorités réunies invitent à prendre en compte des textes élaborés et retravaillés par Giraudoux, il nous a semblé intéressant de les confronter à l’œuvre que nous connaissons. Reste le problème particulier de Tessa, adaptation directe de The constant Nymph, « trois actes qu’en collaboration avec Basil Dean, vieux routier du Boulevard londonien, Margaret 141 Kennedy avait, en 1926, tirés de son roman, portés au théâtre et édités. » . Réécriture plus que traduction, Tessa mérite pleinement de figurer dans notre corpus : « Tessa n’est ni une œuvre en marge, étrangère à l’univers mythique de 142 Giraudoux, ni une œuvre contraire à son esthétique. », écrit J. Delort . Ce texte nous conduira cependant à une démarche particulière : tandis que pour les autres pièces, la consultation des variantes est utile, elle est ici indispensable pour mesurer 143 l’originalité de Giraudoux par rapport au modèle anglais . 138 139 G. Teissier, Notice de Pour Lucrèce, TC (P)., p. 1266. « De toutes les pièces de Giraudoux, Les Gracques sont celle qu’il a le plus longuement méditée et qu’il a le plus reprise et abandonnée, ne se résolvant pas à la terminer. » (L. Gauvin, Notice de la pièce, TC [Pl.], p. 1821). 140 141 142 143 TC. (Pl.), p. 1260. J. Delort, Notice de Tessa, TC (Pl.)., p. 1472. TC. (Pl.), p. 1473. Pour simplifier, nous retiendrons les dénominations fréquemment employées de pièces « bibliques », « antiques » et « modernes ». Les premières sont celles dont la fable et/ ou les personnages sont inspirés de la Bible. Nous n’ignorons pas que Le Livre de Judith est apocryphe, mais le « sujet […] depuis le début du siècle connaissait un remarquable regain d’actualité » (G. Teissier, Notice de la pièce, TC [Pl.], p. 1317). Giraudoux a renoncé à une adaptation moderne, « Judith au pays des Soviets » (expression de G. Teissier, TC [P.], p. 1115). L’on ne saurait négliger la prégnance dans les années 20 de la figure de la femme fatale qui reprend à son compte une mythologie qui s’élabore avec l’Hérodias de Flaubert, l’Hérodiade de Mallarmé, la peinture de G. Moreau, la Salomé de Wilde et celle de R. Strauss. Figures bibliques ou pseudo bibliques comme Judith nourrissent de toute évidence un imaginaire renouvelé d’Eros et de Thanatos au moment où le cinéma s’empare du personnage de la femme fatale, pensons à L’Inhumaine de M. L’Herbier, à Metropolis de F. Lang. Quoique le titre reprenne celui d’un célèbre poème inséré dans la Bible, Cantique des cantiques ne nous paraît pas devoir être rangé parmi les pièces « bibliques » : seules lesmétaphores employées par la Caissière sont une réécriture directe, le palimpseste prend appui sur les comédies proverbes de Musset, sur l’œuvre romanesque de Giraudoux, en particulier Eglantine et sur « le souvenir de Briand, "le pèlerin de la paix", grand artisan de la Société des Nations qui avait été dix fois président du Conseil » et que Giraudoux « avait déjà évoqué dans Combat avec l’ange, sous le nom du président Brossard » (L. Gauvin, TC [Pl.], Notice de la pièce, p. 1610). Ce « Proverbe des proverbes – car tel était le premier titre [de la pièce] montre en effet qu’on ne badine pas avec l’amour, même si l’on n’en meurt plus. » (ibid.). Dans cette pièce, les objets renvoient au monde moderne, aussi la placeronsnous parmi les pièces modernes, aux côtés de La Folle de Chaillot et de Pour Lucrèce, pièces avec lesquelles elle partage un décor familier à Giraudoux, celui des terrasses de cafés et de salons de thé. Pour Sodome et Gomorrhe, les déclarations de Giraudoux désignent explicitement la source biblique : « A un moment, j’ai eu l’idée d’écrire une pièce sur Sodome et Gomorrhe, je la voyais sous 35 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Annonce du plan Il nous a semblé nécessaire de consacrer notre première partie à l’étude du statut scriptural des objets. Nous chercherons à déterminer comment Giraudoux, par les emplois qu’il fait du mot « objet », en oriente le sens, ce qui nous conduira à en approfondir la définition. Nous attachant aux modes d’apparition lexicaux et syntaxiques des objets dans le tissu textuel, nous serons mieux en mesure d’évaluer l’intérêt de leur présence. Il s’agira donc de nous demander ce qu’induisent ces choix sur le plan stylistique et s’ils ne permettent pas de battre en brèche l’idée d’un auteur abstrait ; l’analyse de la virtuosité rhétorique de Giraudoux devrait également nous amener à tordre définitivement le cou à l’épithète « précieux » que l’on accole encore trop souvent à son style. Enfin, en dépit des affirmations et des dénégations de l’auteur, nous voudrions montrer comment, grâce aux objets, il invente une véritable écriture dramatique. Dans notre seconde partie, nous nous interrogerons sur la place et le fonctionnement des objets dans la dramaturgie pour soulever la question de la représentation et celle de la mimésis dont nous avons vu qu’elle est au cœur de la problématique de l’objet dans l’histoire des arts de la période que nous avons retenue. L’étude du cadre spatio-temporel de l’action des pièces mettra en lumière les choix originaux de Giraudoux et son usage des anachronismes, celle des personnages fera la part de l’innovation et de la tradition qui subsiste dans ce théâtre, tandis que les fonctions dramatiques attribuées aux objets nous montreront un auteur très soucieux de l’efficacité théâtrale de son œuvre. Notre troisième partie s’attachera à définir une poétique de l’objet giralducien. Nous réfléchirons à la manière dont l’objet est porteur d’un regard sur le monde et sur la vie. Pour cela, nous prendrons en compte la façon dont s’articulent l’expression d’un certain nombre de réflexions d’ordre métaphysique, politique, social et le caractère ludique et poétique de ce théâtre : nous montrerons que les fonctions des objets que la clarté de l’exposé oblige à aborder successivement sont indissociables, leur savant tissage assurant une grande part de l’originalité de cette œuvre. un angle tragique, normal et telle, en quelque sorte, que l’histoire est racontée dans la Bible. Mais ces cas spéciaux sont devenus sujets de conversations banales et, d’un autre côté, ils me rappellent un peu trop la belle époque du théâtre réaliste de 1890 : c’est bien vieux. » (Interview de Giraudoux par J. de Montalais parue dans Marianne le 3 mai 1939, citée par E. Brunet, Notice de la pièce, TC [Pl.], p. 1666). L’actualité se charge d’assombrir le projet et la pièce achevée en 1941-1942 porte la marque de l’histoire. Selon L. Gauvin, « en négligeant les "cas spéciaux", c’est-à-dire homosexuels, que le nom des villes maudites permet d’évoquer, Giraudoux se distingue de Proust. » : soit, mais peut-être bien davantage de Cocteau et de Montherlant pour ce qui est du domaine théâtral. Les pièces « antiques », à savoir Amphitryon 38, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Electre et Les Gracques, mettent en scène des personnages issus de l’Antiquité ou de la mythologie, même si les hypotextes ne sont pas tous antiques. En dépit de son titre, du motif du viol et du thème de la pureté qui le justifient, Pour Lucrèce appartient aux pièces « modernes » auxquelles peut être rattaché Supplément au voyage de Cook. Ondine, enfin, constitue un cas à part. 36 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? La définition de l’objet théâtral donnée par A. Ubersfeld vise l’une et l’autre puisque le lexème est un mot et qu’il désigne tout objet éventuellement présent sur scène ou représentable. Voici donc posée d’emblée la question du signe et du référent. Lorsque Giraudoux emploie le mot « objet », il semble a priori que ce ne soit qu’un signe, mais dès lors qu’une liste d’objets vient compléter ce mot, ce sont des signes d’objets qui se joignent à lui. M. Foucault 144 analysant « l’écriture des choses » affirme que l’hébreu seul porte encore trace d’une adéquation du mot à la chose, Babel ayant mis fin à « cette ressemblance aux choses qui 145 avait été la première raison d’être du langage. » . Pour Platon, les mots sont à l’imitation des choses qu’ils désignent, si bien que la connaissance que nous avons des uns nous assure la connaissance des autres, le signe et le référent étant indissociables. Selon M. Foucault, le dix-septième siècle marque une rupture importante dans l’appréhension de la relation entre le signe et le référent : dans Don Quichotte, « les similitudes déçoivent, tournent à la dérision et au délire ; les choses demeurent obstinément dans leur identité ironique : elles ne sont plus que ce qu’elles sont […]. La similitude n’est 146 plus la forme du savoir, mais plutôt l’occasion de l’erreur. » . En conséquence magie 147 et érudition sont vaines. Giraudoux n’est-il pas pourtant érudit et magicien, sémiologue 148 même, lui qui a écrit un texte intitulé Le Signe ? « Giraudoux a la plus vive conscience que les mots ne ressemblent pas aux choses, et son travail sur le langage consiste précisément à "rédimer" ce défaut. En opposant, comme il le fait dans son entretien avec André Rousseaux, le signe du langage littéraire à l’"indication" du langage ordinaire […], il apparaît à Jules Brody plutôt comme un sémioticien avant la lettre que comme un cratylien 149 impénitent. », écrit P. d’Almeida . 144 Foucault, Michel, Les Mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines, Paris,Editions Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1966, p. 49. 145 Ibid., p. 51. 146 147 Ibid., p. 61. T. Kowzan l’a montré (T. Kowzan, « Giraudoux et le signe ou Jean le sémiologue », dans Sur une note juste… 47 hommages offerts à Jacques Body, Publications de l’Université de Tours, 1990, p. 331-336). 148 J. Giraudoux, Le Signe, Les Ecrits nouveaux, juillet 1922, p. 5-17. [Publié par Emile-Paul, Paris, 1929], repris dans La France sentimentale, Paris, Grasset, 1955 (Œuvre Romanesque, t. 2, p. 341-467). 149 P. d’Almeida, « L’invention d’un langage », CJG n° 17, p. 66. Il cite Giraudoux : « Il faut en effet prendre garde à l’importance du signe dans le langage littéraire. Il y a une grande différence entre le langage littéraire, qui est fait de signes, et le langage ordinaire, qui est fait d’indications. Les indications sont analytiques et finissent par se perdre plus ou moins dans la confusion et l’approximation. Le signe est synthétique, il ramasse le sens de tout ce qu’il porte en lui, et le rend perceptible par une sorte de commotion. Le langage du signe a quelque chose de magique, quelque chose d’une 37 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux M. Foucault quant à lui rapproche les éléments de théâtralisation et le style quand il souligne le fait que le début du dix-septième siècle, époque du baroque naissant, est « le temps privilégié du trompe-l’œil, de l’illusion comique, du théâtre qui se dédouble et représente un théâtre […]. » et que « c’est le temps où les métaphores, les comparaisons et les allégories 150 définissent l’espace poétique du langage. » . Or nous savons ce que Giraudoux doit au théâtre baroque, dans le domaine de la dramaturgie et de la théâtralité, souvent étudié, mais aussi dans celui du style. Cette première partie qui s’attache à définir le statut scriptural des objets dans le théâtre de Giraudoux part des signes, le mot « objet », les lexèmes d’objets. Mais dès lors que l’on en vient à parler de caractérisations des objets, la multiplicité des signes ne tend-elle pas à renvoyer du signe – le lexème « statue » par exemple – vers un référent précis, réel ou imaginaire : « cariatides de stuc » du Théâtre de l’Athénée ou « statue de neige rouge » 151 d’Ondine ou « Apollon de Bellac » ? Ceci revient à constituer l’objet en objet théâtral, visible ou invisible, et non pas uniquement en objet de langage. A partir de là, il est possible de prendre en compte un élément fondamental de la définition qu’A. Ubersfeld donne de 152 l’objet, à savoir non animé et non doué de parole , quitte à la contester lorsque Giraudoux inverse les attributs du sujet et de l’objet, parole et capacité à se mouvoir. La rhétorique, bien évidemment, joue avec des signes de signes d’objets, parfois même pour désigner un objet réel. Quant à l’écriture spécifiquement théâtrale, elle vise non seulement un discours sur les objets comme sur les personnages et sur le monde mais la représentation : aussitôt se compliquent les relations entre le lexème d’objet et l’objet qui sera à son tour signe d’autre chose que de lui-même par ses fonctions dramaturgiques et esthétiques. Dans un premier chapitre consacré au lexique, nous nous interrogerons sur les différents sens que Giraudoux donne au mot « objet » qu’il emploie plus souvent dans son théâtre que ses contemporains. L’analyse des divers emplois du mot au sens propre et au sens figuré nous amènera à nuancer, voire à complexifier, les définitions de l’objet proposées en introduction. Ensuite, nous réfléchirons à la composition du lexique des objets, nous plaçant successivement d’un point de vue quantitatif, celui des fréquences, et d’un point de vue qualitatif, celui de la richesse lexicale. Le second chapitre constituera une mise au point morpho-syntaxique à partir de la définition qu’A. Ubersfeld donne du lexème d’objet, d’une part pour l’infléchir et, d’autre part, pour réfléchir aux effets stylistiques 153 que Giraudoux tire de tel ou tel choix grammatical . Notre troisième chapitre sera plus directement consacré à l’étude du style : nous verrons comment Giraudoux confère aux 154 objets une « concrétude » tout en les plaçant sous le regard des personnages qui en opération de sorcellerie. » (Entretien de Giraudoux avec André Rousseaux, publié le 22 mars 1939 dans Candide, cité par J. Brody dans « Jean Giraudoux et la modernité du roman », CJG n° 12, p. 82). 150 Ibid., p. 65. 151 152 153 Respectivement IP, 3, p. 704, Ond., III, 5, p. 845, Ap., 5, p. 928. A. Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., p. 195-196. Rappelons après L. Victor une évidence : « Examiner et décrire la langue d’un texte littéraire pour le lexique ou pour la syntaxe, c’est déjà engager une analyse du "style" de ce texte. » (dans C. Veaux et L. Victor, La Guerre de Troie n’aura pas lieu et Electre de Jean Giraudoux, Neuilly, Editions Atlande, 2002, p. 170). 154 Ce terme, selon le Grand Robert de la langue française, désigne en psychologie « un état mental » qui se caractérise « par ème l’impossibilité d’élaborer des idées sans recours à des données concrètes » (Le Grand Robert de la langue française, 2 édition par A. Rey, Paris, Dictionnaire Le Robert, 2001). Ce n’est évidemment pas dans ce sens que nous l’employons ici : nous nous autorisons de l’usage qu’en fait G. Durand lorsqu’il dit, à propos du symbole : « La moitié visible du symbole, "le signifiant", sera toujours chargée 38 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? parlent et nous montrerons comment les échanges grammaticaux entre sujet et objet sont à la source de deux processus lourds de significations, la personnification des objets et la réification des êtres humains. Nous nous intéresserons enfin au très grand nombre de figures de style et d’images dont un nom d’objet est le support, et à cette concrétisation aux antipodes de la préciosité qui est une des particularités du style de Giraudoux. Notre quatrième chapitre s’inscrira en faux contre une assertion de Giraudoux selon laquelle 155 il n’y a pas un style particulier au théâtre . Notre argumentation s’appuiera sur le rôle conféré aux métaphores et autres figures dans la conduite du dialogue, puis sur l’analyse de la répartition des objets entre didascalies et répliques et sur l’étude des informations didascaliques, éléments qui nous permettront d’aborder dans notre seconde partie la place des objets dans la dramaturgie giralducienne. Chapitre 1. Etude lexicale. Que nous apprend le lexique des objets sur les objets ? Quels objets Giraudoux privilégiet-il ? Pour répondre à ces questions, nous prendrons d’abord en compte les occurrences du mot « objet », mettant en regard sens propre et sens figurés pour mieux cerner les valeurs que Giraudoux donne à ce terme ; nous nous intéresserons ensuite à la composition du lexique des objets et à sa richesse. Mais comment faire l’économie d’une réflexion sur le mot et l’objet, le signe et le référent, autrement dit sur le « cratylisme » de Giraudoux dont P. d’Almeida écrit qu’il est « à reléguer au musée des monstres giralduciens […] avec 156 l’aristotélisme, la préciosité et le romantisme allemand. » ? A) Les occurrences du mot "objet", sens propre/ sens figurés. A la lecture du théâtre de Giraudoux, nous avons été frappée par la récurrence du mot "objet" et par une manière singulière de le faire apparaître dans certaines répliques. Pour 157 ne pas en rester au stade de l’impression, nous avons relevé toutes les occurrences du mot, une soixantaine, la proportion étant de cinq sixièmes du total pour le sens propre alors que les sens figurés sont attestés seulement dans cinq pièces, Amphitryon 38, Intermezzo, Tessa, L’Apollon de Bellac et La Folle de Chaillot. Cela nous a permis de constater que le sens matériel est présent dans toutes les œuvres, avec une fréquence élevée pour Sodome du maximum de concrétude […]. », le mot ayant ici le sens de « caractère concret ». (G. Durand, L’Imagination symbolique, Paris, PUF, collection « Quadrige », 1989, p. 13). La concrétisation (« fait de rendre concret, perceptible » selon le Grand Robert de la langue française, op. cit.) désigne le processus, la « concrétude », le résultat de ce processus. 155 « Pour moi, il n’y a pas de texte particulier à la scène, pas de forme proprement théâtrale. Ce qui rend un texte théâtre, c’est l’interprétation qu’en donnent les acteurs. », proclame Giraudoux dans une interview accordée à Roger Régent pour L’Intransigeant, er le 1 novembre 1931, citée dans CJG n° 14, p. 145-146. B. Dawson commente : « Giraudoux affirme même qu’il n’écrit jamais directement pour la scène, et qu’il ne visualise jamais la représentation lorsqu’il se met à rédiger une œuvre dramatique, [qu’il] s’efforce de dégager complètement son esprit de toute pensée de décors, d’accessoires ou de costumes, et considère la pièce en chantier uniquement comme un texte littéraire. » (B. Dawson, « Théorie du langage dramatique et problèmes de mise en scène », CJG n° 10, p. 16). 156 P. d’Almeida, « L’invention du langage », dans CJG n° 17, p. 65. Nous tenterons de nous mesurer ici au premier « monstre », les autres auront leur tour. 157 Voir Annexe 2. Les occurrences du mot « objet ». 39 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux et Gomorrhe, Amphitryon 38 et Pour Lucrèce, moyenne dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu et dans La Folle de Chaillot, faible dans les autres pièces : autant dire que ne se dessine aucune évolution chronologique. Il fallait, à partir de là, se demander si les choix de Giraudoux permettent de mieux cerner la définition de l’objet, voire de l’orienter. Nous exposerons d’abord la façon dont le sens propre s’affirme et le rôle que Giraudoux confère dans ce cas au mot "objet" ; nous étudierons ensuite les trois sens figurés attestés dans l’ensemble de l’œuvre dramatique et les jeux sur sens propre et sens figuré. 1) Le sens propre. Il prend diverses valeurs selon le contexte : permettant de désigner le non-animé, il peut contribuer à distinguer entre eux des objets, souligner l’opposition entre animé et non-animé ou encore introduire ou résumer un ensemble d’objets. a) Distinction entre mots désignant des non animés. Dans une didascalie de Tessa, le mot prend le sensd’accessoires de décor et ajoute au terme global un pluriel généralisant qui évite toute description réaliste, contrairement au texte anglais, la notation d’atmosphère étant ici confiée à l’adjectif : « Mobilier et objets sordides. » (T, I, p. 359). Ce parti pris de traducteur va de pair avec les choix esthétiques de Giraudoux dont le rejet du naturalisme est le plus connu. Le mot peut suggérer soit un élément du costume, soit un objet personnel, ainsi dans la conclusion que tire Hector des explications de Pâris sur l’enlèvement de la reine grecque : « Pas un seul des vêtements d’Hélène, pas un seul de ses objets n’a été insulté. Le corps seul a été souillé. » (GT, I, 4, p. 492). La distinction surprenante entre les objets et le corps laisse penser que la vertu d’une femme tient seulement aux apparences : serait-il plus grave de s’en prendre aux objets qu’à l’être ? Sodome et Gomorrhe offre la possibilité de confronter deux sens du mot qui sont liés à sa définition. Jean fait à l’Ange l’éloge de l’homme en ces termes : « Et il est inventif, de chaque énigme que tu lui poses devant sa nourriture ou son voyage, de ses mains sort l’objet voulu, le couteau, le mortier, la tasse. » (Sod., I, 2, p. 873-874). Le mot « objet » désigne ici clairement le produit d’une activité humaine correspondant à la nécessité de trouver des réponses concrètes aux sollicitations de la vie, les noms apposés proposant des exemples particuliers d’objets utilitaires fabriqués par l’homme. En revanche, Lia emploie le mot objet au sens de choses, d’éléments de la Création : « Depuis que je suis enfant, je n’ai jamais aimé et touché que les objets de la terre qui m’ont été présentés par les anges. » (Sod., I, 4, p. 884). Notons que ces deux répliques, par les valeurs différentes données au mot « objet » et ce qu’elles impliquent de rapports au monde, divisent le couple. Pourtant, Jean, peu avant la destruction de Sodome, s’adressant à Jacques, use du même sens de "choses" lorsqu’à son tour il emploie le mot « objet » pour désigner la Création : « Regarde ces mouvements dans la plaine, ces arbres en marche. C’est que les objets et les animaux de la création se distribuent enfin entre nous. » (Sod., II, 8, p. 914). 40 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? La suite de sa tirade ne comporte que des noms de plantes et d’animaux, le terme « objet » 158 est donc ici encore à prendre au sens de ce qui s’offre à la vue . Une évolution se dessine donc dans l’emploi que fait Giraudoux du terme « objet » pour nommer des non-animés : du prosaïque au métaphysique, du matériel au spirituel. b) Animé et non animé. Conformément à sa définition, l’objet se pose comme tel dans son opposition au sujet. Le mot, dans son sens concret, et employé au pluriel, se trouve à plusieurs reprises coordonné au mot « êtres », le groupe binaire ainsi constitué permettant de distinguer les deux mots. C’est le cas dans une réplique de Mercure qui fait comprendre à Alcmène que les dieux ne sont pas dupes de ses proclamations de fidélité : « Nous avons pu voir que certains spectacles dans la nature, que certains parfums, que certaines formes vous irritent tendrement dans votre âme et dans votre corps, et que souvent, même au bras d’Amphitryon, il naît en vous vis-à-vis d’objets et d’êtres une tumultueuse appréhension. »(Amph., II, 5, p.162). Les dieux sont investis de la clairvoyance qui échappe aux mortels quant à leurs sensations et à leurs pulsions inconscientes. L’insistance de Mercure par le groupe ternaire construit sur la répétition de l’adjectif indéfini « certains », plein de sous-entendus, met l’accent sur les impressions et les sensations produites à l’insu d’Alcmène et qui la rendent déjà infidèle à son mari par le trouble inconscient qui naît en elle. La même relation grammaticale de coordination unit les deux mots dans des répliques de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, l’une d’Hélène : « Entreles objets et les êtres, certains sont colorés pour moi. Ceux-là, je les vois . » (GT, I, 8, p. 506), l’autre d’Ulysse : « C’est là la difficulté de la vie de distinguer, entre les objets et les êtres, celui qui est l’otage du destin. » (GT, II, 13, p. 547). Dans les deux phrases, la préposition « entre » a le sens de « parmi ». Dans les deux cas, le « et » d’addition qui relie les mots « objets » et « êtres » au lieu de contribuer à différencier l’animé du non animé les réunit : la réplique d’Hélène laisse entendre que sa perception du monde et d’autrui ne tient pas aux apparences, mais à une réalité plus subtile que par un étrange don de voyance elle capte ; celle d’Ulysse suppose une même différence entre l’anodin et ce qui fait signe, mais, pour lui, la faculté qui permet de trancher est humaine, c’est l’intelligence, et il en donne une preuve par son analyse de ce qu’est Hélène au regard du destin. Cette distinction peut se faire par le moyen de la coordination du mot « objet » à des lexèmes désignant des êtres vivants, nous citerons une réplique de Clytemnestre évoquant le cauchemar de sa vie auprès d’Agamemnon : « Partout une méfiance qui gagnait jusqu’aux objets, jusqu’aux animaux, jusqu’aux plantes. » (El., II, 5, p. 655). Ce qui désigne ordinairement chez Giraudoux l’harmonie du monde, le rapprochement entre les règnes et les espèces, devient ici un signe de déréliction. c) Le mot « objet » dans son contexte linguistique immédiat. Giraudoux use de deux procédés symétriques : tantôt le mot « objet » précède la nomination d’objets précis, tantôt il résume une énumération d’objets, comme si l’identification des 158 Il n’est peut-être pas indifférent de constater que semblable usage du mot pour renvoyer à la Création se trouve sous la plume de Claudel dans le grand dialogue de Doña Prouhèze et de Don Rodrigue du Soulier de satin : « Et si la perfection de l’œil n'est pasdans sa propre géométrie mais dans la lumière qu’il voit et chaque objet qu’il montre/ Et la perfection de la main non pas dans ses doigts mais dans l’ouvrage qu’elle génère […]. » (S, Troisième journée, 13, p. 275). 41 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux objets devait passer par l’abstraction pour mieux souligner la particularité de ceux qui sont explicitement évoqués. Introduction à la nomination d’objets. Le mot « objet » se présente, tantôt au singulier, tantôt au pluriel, pour introduire des noms d’objets précis. Siegfried nous en offre un exemple : « Robineau place certains objets dans les rayons de la bibliothèque. » (Sieg., II, 1, p. 25). Cette didascalie est aussitôt complétée par une réplique du personnage qui n’est pas exactement l’équivalent d’une didascalie interne dans la mesure où elle introduit un motif fondamental de la scène, la substitution d’objets français aux objets allemands de la vie de Siegfried : « Deux livres français que je viens de trouver chez un libraire. », dit Robineau (ibid.). Dans un dialogue entre Mercure et Alcmène, le jeu sur le singulier et le pluriel du mot « objet » conduit à la chute inattendue qui ramène les amours de Jupiter au prosaïsme du théâtre de Boulevard : « Alcmène : […]. Qu’il daigne choisir un objet parmi mes objets préférés ! Mercure : Il l’a choisi, et il viendra ce soir au coucher du soleil le demander luimême. Alcmène : Lequel ? Mercure : Votre lit. » (Amph., II, 5, p. 158). L’humilité de la mortelle et le lyrisme du dieu messager s’effacent devant l’objet nommé sans la moindre velléité de l’anoblir par un vocable plus prestigieux, la couche, par exemple, qui ressortit au style élevé : Mercure va droit au but, et Giraudoux joue avec humour de la dissonance des tons. Lorsque le Contrôleur explique au Droguiste pourquoi les Petites Filles aiment bien la leçon d’astronomie, il lui dit : « C’est un ciel complètement moderne. Il est plein, non de héros, mais d’objets : l’Horloge, le Triangle, la Balance, le Compas. On dirait un atelier. Les enfants adorent les ateliers… » (Int., II, 1, p. 308). Outre le fait que les constellations qu’il a retenues lui permettent de concrétiser un savoir abstrait, elles sont présentées comme relevant exclusivement d’une science humaine et non de la mythologie : « elles ont été baptisées par quelque astronome physicien ou francmaçon. » (ibid.), la remarque confirme un emploi du mot « objet » comme renvoyant toujours à une activité humaine, ici celle de la nomination imagée d’astres. Le procédé qui consiste à partir du mot générique pour égrener ensuite les noms d’objets est une pratique fréquente sous la plume de Giraudoux, comme en témoigne telle réplique d’Isabelle dans laquelle l’expression « objets familiers » se décline en deux lexies d’objets, « un ventre de potiche, un bouton de tiroir » (Int., II, 6, p. 329). Dans ce type d’énumération où le mot « objet » sert de commun dénominateur, en quelque sorte, l’adjectif possessif peut aussi se rencontrer : « Ce qu’Ondine préférait, dit le Roi des Ondins aux juges, c’était [sic] leurs objets les plus vils, son escabeau, sa cuiller. » (Ond., III, 4, p. 837). Ces objets renvoient implicitement à la cabane de pêcheurs du premier acte dans laquelle pourtant aucune didascalie, externe ou interne, n’a attesté la présence scénique desdits 42 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? objets. Dans ces deux exemples, le qualificatif nous prépare à un certain type d’objets, ceux du quotidien le plus humble auquel Giraudoux s’attache volontiers. S’il est employé avec le partitif, le mot amène nécessairement le nom d’un objet, mais comme si c’était le moyen de mettre l’accent sur l’altérité, à la fois celle de l’objet convoité et celle de sa dénomination dans une langue étrangère : « Rapporte un de ces objets que les Anglais appellent miroir. », dit Outourou à sa fille. (SVC, 4, p. 574). Ce procédé d’annonce d’une série d’objets est récurrent chez Giraudoux, concourant à la mise en valeur des objets nommés précisément, et il est original : ses contemporains ne 159 l’emploient pas, exception faite de Cocteau dans La Machine infernale . Le mot « objet » comme résumé d’une liste d’objets. Solution inverse, bien plus rare chez Giraudoux, le mot « objet » résume ce qui précède, la plupart du temps pour insister sur un objet important aux yeux du personnage et déjà suggérer son statut particulier. Nous en avons un exemple avec la « photographie » remarquée dans le bureau de Siegfried par Geneviève : « C’est sans doute le seul objet commun à sa vie d’autrefois et à sa vie d’aujourd'hui. » (Sieg., II, 1, p. 27). Le statut temporel de l’objet détermine sa fonction dramatique. A propos de Jérôme qu’elle va épouser, Florence dit au Président : « Je ne dois pas lui apporter en dot les objets du passé. Je ne parle pas des pensées, des sentiments. […]. Mais des objets. […]. Aussi tous les objets de mon passé, je les écarte. Je les rends à ceux de qui ils me viennent… Les voilà… » (C., 6, p. 744). Si la première phrase suggère un ensemble indifférencié d’objets, il est clair que, dans la suite, le terme objet ne désigne que les cadeaux du Président, et parmi ceux-ci, les « bijoux » qu’elle lui restitue. En revanche, Giraudoux n’a guère recours au mot « objet » pour éviter une répétition. Un des rares exemples de ce procédé se trouve dans L’Impromptu de Paris, lorsque Boverio, pour faire entendre à Robineau l’inutilité du verbe « comprendre » au théâtre, emploie une comparaison : « J’ai connu un enfant qui voulait comprendre le kaléidoscope. […]. Ses camarades avec cet objet comprenaient qu’il y a le bleu, le rouge, les arcs-en-ciel […]. Lui ne comprenait rien, et cassa sa machine. » (IP, 3, p. 709). Le mot « objet » est pris ici entre le nom précis « kaléidoscope » et le mot « machine », au sens d’objet fabriqué : l’approche intellectuelle et scientifique des objets conduit à l’échec, il en est de même pour le théâtre qui s’adresse aux sens et à l’imagination, comme les multiples couleurs et images que produit le kaléidoscope. 159 Dans ce cas, le mot « objet » apparaît comme point de départ de l’attribution d’une fonction dramatique aux objets nommés. Jocaste s’exclame : « Je suis entourée d’objets qui me détestent ! Tout le jour cette écharpe m’étrangle. […]. On met des gardes à ma porte et on me laisse avec des objets qui me détestent, qui veulent ma mort. » (Mach., I, p. 26). Le délire de persécution de la reine trouve dans les objets, encore plus que dans les êtres, matière à fantasmes. La malveillance des objets a valeur de prolepse pour la destinée de Jocaste. 43 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Le mot « objet » valant par lui-même. Lorsqu’il n’est ni sommaire ni résumé, le mot « objet » vaut pour lui-même. « Apprends, dit Mr. Banks à Outourou, que chez nous chaque objet, chaque coin de terre appartient uniquement à celui qui l’a gagné. » (SVC, 4, p. 571). Il est clair pour Mr. Banks que rien n'échappe à la propriété, entendue comme la récompense d’un travail. Egisthe évoque « les prix des objets de détail », mot qui peut s’entendre comme synonyme d’articles au sens commercial (El., I, 3, p. 611). L’emploi le plus fréquent du mot « objet[s] » dans son sens concret se trouve dans Sodome et Gomorrhe, et les personnages qui l’utilisent, l’Archange, Lia, Jean et l’Ange ne lui confèrent pas la même valeur. L’Archange le met en relation avec le mot « choses » et semble l’employer comme synonyme dans un contexte strictement humain : « C’est dans l’intimité et au milieu des choses sûres, des objets et des repas quotidiens que doit se dérouler le débat du dernier couple. » (Sod., « Prélude », p. 859). Or nous avons vu que parmi les critères de définition il fallait retenir l’opposition entre ce qui est d’ordre naturel et ce qui suppose l’activité humaine : Giraudoux brouille la distinction entre les deux termes. Lia emploie à des fins polémiques le lexème « objet » : il s’agit de reprocher à Jean d’avoir mis ses sentiments partout, de telle sorte qu’ils se sont interposés entre le monde, les objets et elle : « C’est horrible de vivre avec un être qui cache un cœur dans chaque objet de sa maison. » (Sod., I, 3, p. 878). L’usage du mot « objet » au sens propre offre donc une grande diversité : Giraudoux joue des différentes acceptions soit dans un propos globalisant qui fuit le réalisme, soit dans une opposition entre nature et culture, « objet » rivalisant alors avec « chose », soit encore pour différencier le non-animé du vivant. Les valeurs stylistiques attachées à ces emplois révèlent l’originalité de Giraudoux qui, par l’utilisation du terme abstrait « objet », parvient à mettre en relief les objets particuliers qu’il nomme. 2) Les sens figurés. Les dictionnaires de langue française nous proposent plusieurs sens : « ce vers quoi tendent les désirs, la volonté, l’effort et l’action ; ce en quoi consiste quelque chose ; l’être à qui 160 s’adresse un sentiment (objet de pitié, d’horreur, etc.). » . a) Le sens figuré de but, projet. Au sens figuré de but, projet, nous avons quatre occurrences du mot. L’une d’elles est placée dans la proclamation que l’Inspecteur d’Intermezzo adresse au Spectre : « L'Humanité est une entreprise surhumaine. Les Petites Filles : Surhumaine ! L’Inspecteur : Qui a pour objet d’isoler l’homme de cette tourbe qu’est le Cosmos… » (Int., III, 1, p. 336). 160 44 Robert I., art. objet. Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? Le but de l’humanité serait de protéger l’homme de l’univers, et, par voie de conséquence, de ses manifestations les moins prévisibles : propos de rationaliste dont nous retrouvons la 161 teneur sous une autre forme dans le dialogue entre les Juges et Hans dans Ondine . Dans La Folle de Chaillot, le mot est employé trois fois en quelques lignes par les « mecs » : « LeBaron : Et serait-ce une indiscrétion, Président, que demander l’objet de notre société ? Le Président : Ce n’est pas une indiscrétion ; ce n’est pas non plus un usage. […] Je vous pardonne d’autant plus volontiers que j’ignore encore cet objet moi-même. […] Cher Baron, apprenez qu’à sa naissance, une société n’a pas besoin d’un objet, mais d’un titre. » (FC, I, p. 954). Ces répliques disent le peu de scrupules des « mecs » : les souscripteurs doivent être appâtés par le nom de la société et non par un projet qui justifierait sa création. Giraudoux reprend ici le motif des processus de l’escroquerie que J. Romains a brillamment dénoncés 162 dans Donogoo . L’objet est bien alors « ce vers quoi tendent les désirs, la volonté, l’effort et l’action », comme le précise le dictionnaire Robert. Au deuxième acte, lorsque le Chiffonnier, à la demande des Folles constituées en tribunal, joue le rôle d’un avocat des « mecs »s, le mot « objet » se retrouve avec la même acception. A la Comtesse qui lui reproche les spéculations boursières, il répond : « Pour vous faire plaisir, Comtesse. C’est mon objet dans la vie. Plaire aux dames. Pour débarrasser de l’argent ceux qui en ont. » (FC, II, p. 1013). Cette fois-ci, le but est clairement énoncé, le discours du Chiffonnier permettant de dévoiler les véritables motivations des capitalistes. Remarquons que Giraudoux attribue à des personnages antipathiques le sens figuré de « projet » pour le mot « objet ». 163 Cet emploi est peu attesté dans le théâtre de la même époque . b) Ce en quoi consiste quelque chose. Une autre signification apparaît à propos de l’amitié qu’Alcmène veut offrir à Jupiter qui en ignore tout. Une interrogative elliptique, « Son objet ? », conduit Alcmène à préciser en quoi elle consiste : 161 Hans : « Ce que je réclame ? […]. Je réclame le droit pour les hommes d’être un peu seuls sur la terre. […]. Ce que je demande, c’est vivre sans sentir grouiller autour de nous, comme elles s’y acharnent, ces vies extra-humaines […]. Le premier juge : […]. Un seul jour, j’ai senti le monde délivré de ces présences et de ces doubles infernaux. » (Ond., III, 4, p. 832-833). 162 Les escrocs organisent la publicité pour une ville qui n’existe pas , mais que Le Trouhadec a décrite dans sa Géographie de l'Amérique du sud, Donogoo-Tonka, que Lamendin se charge de fonder. Or il lui faut des fonds, et le dialogue avec un des banquiers porte sur le nom de la société : « Lamendin : Je cherche encore… J’avais pensé à quelque chose comme "Compagnie générale des grands travaux de Donogoo-Tonka". […]. Le Banquier : […]. Pour la publicité courante, "Compagnie générale de Donogoo-Tonka", ça peut aller. Pour la publicité technique et pour les statuts, il faut quelque chose de plus corsé. (Il essaie) "Compagnie générale franco-américaine" ? Hein ? Lamendin : Oui, très bien. Le Banquier : "Pour…" Lamendin : "Pour l’embellissement et l’extension de Donogoo-Tonka." Le banquier, qui écrit sous la dictée : C’est un peu couillon, mais ça a l’air honnête… Oui. Lamendin : "Et l’exploitation intensive…" […] "de sa région aurifère" ! » (D, Septième tableau. « La septième banque », Paris, NRF., Gallimard, p. 80-81). La pièce de J. Romains a été créée au Théâtre Pigalle le 25 octobre 1930, dans une mise en scène de Jouvet. 163 Montherlant est le seul à recourir à ce sens figuré du mot dans La Reine morte, lorsque qu’Egas Coelho essaie, dans une réplique qui souligne son machiavélisme, de convaincre Ferrante de faire mettre à mort Inèsde Castro : « Les actes ne demeurent pas autant qu’on le croit. Combien de vos actes, après avoir rempli l’objet que vous en attendiez, se sont desséchés, ont perdu leur venin […]. » (RM, II, 1, p. 81). 45 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « Elle accouple les créatures les plus dissemblables et les rend égales. » (Amph., III, 5, p. 187). Nous n’avons relevé aucune autre occurrence de cet emploi, qui n’est pas avéré chez les auteurs contemporains de Giraudoux. c) « Objet de ». Nous retiendrons enfin la formulation « objet de mépris » employée par Florence dans une phrase moralisatrice à l’intention de Tessa : « Chez les gens propres, la femme qui poursuit ouvertement les hommes, et surtout un homme qui ne l’aime pas particulièrement, est objet de mépris. » (T, II, 164 tableau IV, 7, p. 452) . Les emplois du mot « objet » au sens figuré, au demeurant assez rares sous la plume de Giraudoux, n’ont rien de singulier, si ce n’est la tendance que nous avons remarquée à les attribuer à des personnages antipathiques. 3) Jeux sur les sens du mot « objet ». Figure de la polysémie, la syllepse sémantique, définie par C. Fromilhague et A. Sancier 165 comme « l’emploi d’un terme unique en double sens », fonctionne à double entente . Dans Amphitryon 38,quandSosie enjoint au Trompette de sonner pour sa proclamation, les atermoiements du Trompette nous valent un jeu sémantique sur le mot « objet » : « Le Trompette : C’est pour un objet perdu ? Sosie : Pour un objet retrouvé. Sonne, te dis-je ! […]. Le Trompette : […]. Dis-moi donc de quel objet perdu il s’agit, pour que je compose un air muet en conséquence. Sosie : Il s’agit de la paix. » (Amph., I, 2, p. 119-120). Le début de ce dialogue laisse penser que les personnages parlent d’un objet matériel, et ce, en raison des épithètes antithétiques « perdu »/ « retrouvé », mais la dernière réplique de Sosie, qui introduit un terme abstrait, « la paix », invite à considérer qu’il y a une syllepse sur le mot « objet », le but étant de différer la teneur de la proclamation pour le lecteur ou le spectateur, et de la faire surgir en ménageant un effet de surprise, alors que le personnage Sosie est, lui, impatient de délivrer son message. Nous avons trouvé un cas plus subtil de jeu sur les sens du mot « objet » dans la deuxième scène de L’Apollon de Bellac : Agnès avoue au Monsieur de Bellac : « J’ai peur des hommes… » (Ap., 2, p. 921). 164 Giraudoux suit de très près le texte anglais, traduisant « the woman […] is despised by everybody » (CN, p. 100-101) par l’expression « objet de mépris ». C’est ici la seule occurrence d’un sens et d’une construction que nous retrouvons sous la plume de Montherlant, à propos d’autres sentiments, dans La Reine morte, lorsque l’Infante ironise sur l’amour : « Les gens affligés du dérangement amoureux ont la manie de se croire objet d’admiration et d’envie pour l’univers entier. » (RM, I, 1, p. 15). 165 C. Fromilhague, A. Sancier, Introduction à l’analyse stylistique, Paris, Dunod, 1996 [Bordas, 1991], p. 83. J. Mazaleyrat et G. Molinié nous proposent une définition complémentaire : « Variété de trope, telle qu’un signifiant a au moins deux signifiés, soit un tropique et un non-tropique – cas général-, soit deux tropiques différents. » (J. Mazaleyrat, G. Molinié, Vocabulaire de la stylistique, Paris, PUF, 1989, p. 345). 46 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? Et quand son interlocuteur essaie de comprendre, elle ne trouve pas de meilleure explication qu’une métaphore filée construite à partir d’une comparaison dans laquelle prend place le mot « objet » que, paradoxalement, elle n'arrive pas à définir : « Agnès : Là où il y a un homme, je suis comme une voleuse dans un grand magasin qui sent sur son cou le souffle de l’inspecteur. Le Monsieur de Bellac : Voleuse de quoi ? Agnès : J’ai envie de me débarrasser à toute force de l’objet volé et de lui lancer en criant : Laissez-moi fuir ! Le Monsieur de Bellac : Quel objet ? Agnès : Je ne me le demande même pas. Je le recèle. J’ai peur. » (Ap., 2, p. 921-922). A partir de la première question du Monsieur de Bellac, l’enchaînement se fait sur les mots : l’interrogatif « de quoi ? » amène le mot « objet » sur lequel rebondit la réplique du Monsieur de Bellac ; le motif du vol passe du sujet, « voleuse », à l’objet, « volé », avant de réunir les deux (« Je le recèle »). Tout ce vocabulaire donne l’impression qu’il s’agit d’un objet concret, d’où l’hypothèse du Monsieur de Bellac : « Leur costume sans doute vous impressionne ? Leurs chausses et leurs grègues ? » (ibid.). Hypothèse que la jeune fille écarte immédiatement : « Je me suis trouvée avec des nageurs. Leurs grègues étaient à terre. L’objet me pesait tout autant. » (ibid.). L’incapacité à cerner consciemment ce qui lui fait peur et qui lui a suggéré cette image de cauchemar de la midinette prise en flagrant délit de vol ne laisserait certainement pas d’intéresser un psychanalyste : son attirance inavouée (inavouable ?) pour les hommes se dit ensuite joliment par une litote après la formulation d’une hypothèse d’explication par son interlocuteur : « Le Monsieur de Bellac : Peut-être qu’ils vous déplaisent, tout simplement. Agnès : Je ne crois pas. […]. Mais dès qu’ils me regardent ou me parlent, je défaille. » (ibid.). Comment mieux dire que son trouble vient du désir qu’elle lit dans les yeux des hommes, qu’elle entend dans leurs paroles, et, derrière cela, son propre désir d’être désirée ? Ou comment l’objet inconscient d’une quête peut amener un brouillage sémantique sur un mot apparemment anodin, le mot « objet ». L’utilisation du mot, au second acte de Siegfried, nous paraît instaurer une autre forme d’ambivalence entre sens propre et sens figuré. Le contexte invite d’abord à prendre le mot « objet » au sens propre : Siegfried est revenu vers Geneviève en « costume de voyage » : « Siegfried : N’est-ce pas que j’ai l’air d’avoir oublié à dessein quelque chose, comme ceux qui laissent leur parapluie pour pouvoir revenir ? Geneviève : Il neige. Je ne connais pas d’objet contre la neige. » (Sieg., II, 5, p. 40). A y regarder de plus près, l’on s’aperçoit que l’objet prétexte nommé par Siegfried dans le cadre d’une comparaison, en l’espèce le « parapluie », pourrait conduire sur une voie que la jeune femme refuse par une réponse qui écarte la syllepse sur l’objet pour ne retenir que le sens matériel, celui d’un objet protecteur contre les intempéries. Mais n’est-ce pas aussi l’auteur pris au piège du langage, lui qui, dans les œuvres postérieures, osera plus d’un néologisme, et qui, dans une pièce où le « canadien français » de Robineau ne comporte pas de mot spécifique pour désigner la neige, précisément, semble dénoncer en même temps l’incapacité des hommes à répondre par des objets à la réalité du monde ? Mais pas plus qu’il n’y a d’objet contre la neige, il n’y a de mot équivalent à « parapluie », sauf à le créer. 47 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux La syllepse sémantique semble bien avoir partie liée avec la fonction dramatique des objets dans les trois exemples que nous venons d’étudier : sous une apparence anodine, créant un effet de surprise, elle suscite notre curiosité : s’agira-t-il de la paix dans Amphitryon 38, de la relation d’Agnès aux hommes dans L’Apollon de Bellac ? Les divers sens et emplois du mot « objet » par Giraudoux nous guident déjà vers quelques pistes qui devront être confirmées ou infirmées par notre recherche, celle d’une certaine abstraction, l’opposition marquée entre le non-animé et l’animé, opposition que nous savons constitutive de la définition même de l’objet, enfin un rôle attribué aux objets dans l’action. B) Le lexique des objets. Pour cette partie de notre étude, nous nous référerons aux travaux, qui font autorité en la 166 matière, d’E. Brunet et de D. Dugast concernant le vocabulaire de Giraudoux, et nous nous permettrons seulement d’apporter à leurs statistiques les précisions sémantiques ignorées de l’ordinateur pour lequel le « buffet », qu’il soit un meuble dans lequel la Folle de Chaillot « trouve […] de la crème fraîche que personne n’y a mise. » (FC, II, p. 1005) ou le buffet de la gare (Sieg., IV, 1, p. 63) est indistinctement comptabilisé, de même que la 167 « glace à la framboise » (Luc., I, 8, p. 1060) et la « glace » dans laquelle on se mire . Rappelons que la richesse lexicale d’une œuvre tient à la fois au nombre d’occurrences d’un mot et au nombre de vocables présents. Après une présentation des fréquences significatives des lexèmes d’objets, nous aborderons la question des termes rares qui ont pu valoir à Giraudoux les reproches de pédantisme et de préciosité. Enfin, nous présenterons quelques objets fantômes qu’il nous paraît impossible d’écarter : objets non nommés, mais suggérés par divers procédés et que nous avons appelés objets "en creux". Nous nous intéresserons ensuite à la répartition des objets pour voir si se dessine une évolution chronologique, si des regroupements par type de pièces, par sujets, par tons comme ceux qu’a pu faire E. Brunet pour l’ensemble du vocabulaire sont possibles dans ce domaine. 1) Les fréquences significatives. E. Brunet propose pour chaque pièce un « vocabulairesignificatif rangé par ordre décroissant ». Nous nous sommes inspirée de ses travaux pour affiner les résultats dans le domaine particulier qui nous occupe, celui des objets : nous proposerons donc deux tableaux, le premier pour les fréquences supérieures à huit occurrences, le second pour ce que nous appelons les fréquences moyennes. Si, pour les fréquences élevées, la répartition est à peu de choses près équivalente pour les éléments de décor d’une part, les costumes et accessoires d’autre part, il n’en va pas de même pour les fréquences plus basses où dominent les accessoires. Par ailleurs, les fréquences élevées concernent un grand nombre de pièces (plus de la moitié du corpus), alors que les fréquences moyennes se concentrent dans les trois pièces « antiques » achevées et dans Siegfried. Est-ce la preuve de cette 166 E. Brunet, Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution, Genève, Slatkine, 1978 ; D. Dugast, Vocabulaire et stylistique. Etudes de Lexicométrie Organisationnelle sur les théâtres de Corneille, Racine et Giraudoux […], Genève, Slatkine, 1979. 167 Quelques-uns de nos décomptes ne coïncident pas avec ceux d’E. Brunet, en particulier pour les fréquences supérieures à 8. Comme il y a une syllepse sur le mot « gloire » dans une réplique du député Robineau, nous avons comptabilisé l’occurrence : « La petite Véra : Tenez-vous seulement très droit, la tête haute. Robineau : Je sais. La gloire n’aime pas les dos voûtés. » (IP, 4, p. 720). Nous excluons bien sûr ici des accessoires les « glaces à la framboise » de Pour Lucrèce, de faible fréquence, au bénéfice de la glace au sens de miroir. 48 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? abstraction remarquée par E. Brunet ? Si elle semble avérée pour les pièces « bibliques », encore faudra-t-il nous demander à quoi elle tient, la réponse nous paraît infiniment plus complexe pour les pièces « modernes ». Il faut enfin soulever la question des termes rares dont la présence a souvent valu à Giraudoux des épithètes péjoratives, parmi lesquelles celles de pédant. a)Les fréquences élevées. Le tableau qui suit appelle quelques commentaires. Les grandes fréquences, égales ou supérieures à huit, désignent des éléments de décor ou des accessoires : des objets scéniques donc, ce qui, pour un auteur réputé « abstrait » n’est pas si mal. Fréquences Objets/décor 29 29 20 19 porte(s) palais 11 11 11 10 palais lit 9 8 porte table mur palais tente portillon Pièces Fréquences GT El. Amph. SVC Int. C FC GT Jud. Sieg. 23 20 16 16 16 15 15 13 13 11 11 11 10 10 8 8 8 8 8 8 8 Objets/ costume ou accessoires épée truite gloire bijoux boa robe manteau tasse glace [miroir] poignard bêche 168 Pièces El. Ond. IP C FC Jud Jud T Luc. Jud. SVC Ap. Int. SVC Jud. Int. SVC Sod. FC FC Luc. silhouette arme lunette pomme diapason perles lampe(s) iris. billet mouchoir Parmi les éléments de décor, nous avons choisi de retenir ceux qu’A. Ubersfeld considère comme « figurables », et qui, en outre, sont objets de la perception, au double sens de vue et de vision, qu’en ont et qu’en donnent les personnages, l’exemple le plus frappant étant bien sûr le palais des Atrides dans la première scène d’Electre qui totalise à 169 elle seule plus du quart des occurrences . La présence récurrente du palais, lieu obligé par référence au théâtre antique et à celui de Racine, le désigne apparemment comme constitutif des pièces « antiques », ce qui demandera à être confirmé par l’étude du statut spatial des objets. L’on ne s’étonnera pas en revanche de trouver parmi les fréquences élevées des éléments de décor essentiels à l’action, tels les « portes » de La Guerre de Troie n’aura pas lieu ou le « mur » de La Folle de Chaillot, ou bien des objets en relation directe 169 Huit occurrences exactement. Nous ne comptabilisons évidemment pas parmi celles-ci le mot dans l’expression « Je suis le jardinier du palais. » (El., I, 1, p. 599). 49 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux 170 avec les enjeux de la pièce, entente et mésentente du couple pour les lits au voyage Cook ou les tables de Cantique des cantiques. de Supplément Pour ce qui est des accessoires, la majorité d’entre eux participe aux enjeux dramatiques et symboliques des pièces dans lesquelles ils sont nommés : E. Brunet parle à propos de certains d’« objets vedettes, armes ou appâts, sur lesquels se cristallise l’action, 171 172 "bijoux" du Cantique des cantiques, […], "épée" d’Electre ou "poignard" de Judith. » . Si le parcours de la« robe » et du « manteau » dans Judith et du « mouchoir » dans Pour Lucrèce sont partiellement scéniques, ils n’en sont pas moins en relation directe avec l’action. La « tasse » de Tessa constitue un cas particulier dans la mesure où le nombre élevé de fréquences est essentiellement concentré dans un dialogue conflictuel au terme 173 duquel l’objet est cassé, le mot étant apparu une seule fois auparavant . Plus inattendus sans doute sont les fréquences élevées d’accessoires apparemment inclassables, « gloire », « boa », « bêche », « diapason » et « iris », qui ne sont pas seulement incongrus : les personnages leur accordent une importance qui nous amènera à nous interroger sur leurs fonctions : ainsi le « boa » nous conduira-t-il peut-être à considérer 174 qu’un des thèmes importants de La Folle de Chaillot est la vieillesse et ses marottes , la fonction symbolique de cet accessoire de costume nous invitant à une autre lecture. Reste, parmi les fréquences élevées, l’énigmatique « paillette d’or » dans l’œil de la comtesse Violante qui fascine le vieux pêcheur dès que le Chevalier l’a mentionnée (Ond., I, 2, p. 767), et que le roi des ondins lui permet de voir au second acte (Ond., II, 8, p. 802). 175 De fréquence onze, cet objet insaisissable autant que réel, n’est-il pas à l’image du réel théâtral, cet « or dans la nuit », mais également des paillettes du music hall ou bien du cirque ? b) Les fréquences moyennes. 170 Objets qui, avec les portes, sont essentiels dans le théâtre de Boulevard (Cf. H. Gidel, Le Théâtre de Feydeau, Paris, Editions Klincksieck, 1979, en particulier p. 194-197 pour la porte et p. 199-200 pour le lit). Giraudoux fait subir d’étonnants traitements dramaturgiques à ces objets. 171 Malgré la caution d’E. Brunet, l’on nous objectera peut-être que l’épée n’est pas vraiment un objet scénique tant qu’Oreste ne l’a pas en main : il faudra effectivement nous interroger sur son statut dans la scène des Petites Euménides (El., I, 12, p. 636-638). 172 173 E. Brunet, Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution, op. cit., p 418. Mrs Gregory évoquant, parmi les « traces » de Lewis les « tasses sales » (T, II, tabl. III, 4, p. 426). Ensuite, Tessa confie à l’oncle Charles « J’ai acheté une tasse avec l’argent que Lewis m’a donné pour ma fête. […]. » (T, II, tabl. 4, sc. 1, p. 437). [Les traductions, inédites, de Tessa sont de nous.]. 174 Il faut appeler à notre secours l’article de T. Kowzan qui met en regard sémiologie et gérontologie pour que l’on ne croie pas de notre part à une simple boutade. (T. Kowzan, « La Folle de Chaillot : gérontologie, écologie, sémiologie », dans La Guerre de Troie a-t-elle eu lieu ? Jean Giraudoux : les dernières œuvres (1940-1944), colloque de Bursa, 1992, Istanbul, Les Editions Isis, en co-édition avec Littérature et nation, Tours, 1992, p. 43-47). 175 50 Et pour cette raison ne figurant pas dans notre tableau, puisqu’il est aussi inclassable. Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? 51 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Si nous considérons les fréquences égales ou supérieures à quatre, nous constatons qu’elles se répartissent à peu près indifféremment entre les œuvres, soit entre quatre et six lexèmes d’objets ; cependant trois œuvres sortent du lot : Siegfried, La Folle de Chaillot et Pour Lucrèce, les deux premières par la fréquence élevée d’un nombre important de vocables. Pour Lucrèce se rangeant parmi les pièces où le vocabulaire abstrait domine largement, la faible proportion de lexèmes d’objets fréquents s’explique. Il faut noter l’absence d’objets modernes parmi les fréquences élevées et parmi les fréquences moyennes : ce refus du modernisme facile auquel cède volontiers le théâtre 176 de Boulevard qui renvoie au public une image de son cadre de vie et de son goût pour les nouveautés distingue également Giraudoux des auteurs d’avant-garde comme 176 Et même le « Boulevard littéraire » de M. Achard : dans Jean de la Lune, Jef place un disque sur le phonographe (JL,I, 3, p. 9), Marceline utilise le téléphone comme on le faisait à l’époque : « Allô ! Allô ! Passy 14-19, s’il vous plaît. […]. » (JL, II, 5, p. 18). Les personnages de Giraudoux, eux, ne passent pas par une standardiste : le téléphone n’est pas traité de façon mimétique mais comme un objet de communication immédiate qui installe dans l’espace temps scénique un autre espace temps, extra-scénique celui-là, et qui a une fonction dramatique importante. 52 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? Apollinaire qui, dans Les Mamelles de Tirésias, installe sur le plateau un « kiosque » et fait 177 utiliser par les personnages un « mégaphone » , ou encore de Cocteau qui se plaît à ce lexique anachronique dans une pièce comme Orphée, attribuant à la Mort des « gants de 178 caoutchouc », « une blouse blanche » de chirurgien comme à ses aides, et tout un attirail . Cela ne signifie pas pour autant l’absence d’objets modernes chez Giraudoux : sont en effet attestés « automobile » dans Siegfried, « hublot » dans Ondine, « motocyclette » dans 179 Intermezzo et La Folle de Chaillot, « phonographe », « pneus » dans cette même pièce , « téléphone », mais avec de faibles fréquences, le téléphone constituant une exception remarquable puisqu’il est un lexème de fréquence 7 dans Siegfried et de fréquence 3 dans L’Apollon de Bellac. Ces objets ont en commun de n’être pas scéniques, téléphone mis à part. Il nous faudra donc nous interroger sur les fonctions que leur confère Giraudoux. c) Mots ou objets rares ? A propos de la richesse lexicale, E. Brunet note que « Giraudoux s’amuse souvent à étonner le lecteur par l’emploi de termes rares et l’étalage de connaissances très particulières 180 dans des domaines fort variés […]. » : les lexèmes d’objets nous en offrent quelques spécimens. Nous ne dresserons pas ici une liste des hapax, catégorie de vocables de sous 181 fréquence 1 , mais nous retiendrons quelques lexèmes rares au double sens du mot, c’est-à-dire n’apparaissant qu’une fois dans le corpus du Théâtre complet ou peu fréquents dans la langue des années 30 et 40, la plupart étant encore plus rares à notre époque. Archaïsmes, mots rares et objets précieux, allusions littéraires, termes techniques émaillent les textes dramatiques de Giraudoux. Objets rares ? Pour deux d’entre eux, « binocle » et « haillon », la rareté tient davantage au choix du nombre qu’aux objets eux-mêmes. Giraudoux emploie le premier au singulier dans une didascalie de Siegfried, « Robineau, qui essuie son binocle. » (Sieg., I, 5, p. 12), et dans une réplique de Mr. Banks : « Mon binocle de rechange, jamais ! « (SVC, 4, p. 571), alors que l’Inspecteur d’Intermezzo parle de ses « binocles de rechange [qui] sont en morceaux » à la suite d’une collision malheureuse avec un martinet (Int., II, 2, p. 313). Le singulier fait plus ancien, ce qui se conçoit pour l’époque de Cook. En outre, en ce qu’il est un mot savant, « binocle » 182 a quelque chose de pédant qui s’accorde à ces trois personnages tous imbus de leur science. C’est dans une caricature du peuple juif qu’Holopherne utilise le mot « haillon » : « Holopherne : Viens dans mes bras, Juive. Judith : Voici la Juive. Holopherne : Ce mot n’est pas une injure pour toi ? Judith : Tout roi que tu es, il me fait ton 177 178 Apollinaire, MT, I, 1, p. 883, I, 8, p. 896, II, 5, p. 907. Objets qui éloignent son personnage de la représentation allégorique qu’elle rappelle par ailleurs, « un squelette avec un suaire et une faux » (Orphée,sc. 6, p. 56-57). 179 180 181 182 Respectivement Sieg., IV, 6, p. 74, Ond., III, 3, p. 831, Int., I, 4, p. 286, FC, II, p. 1002, FC, I, p. 953. Ibid., p. 127, note 1. Ibid., p. 125. « Au pédant qui invente binocle, l’instinct heureux de l’ignorant répond par lorgnon », écrit R. de Gourmont (Esthétique de la langue française, Paris, Pocket, 2000, p. 28). 53 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux égale. Holopherne : Il veut dire pourtant l’avarice, le haillon, les artères les plus élastiques sous la peur ou l’appétit ! » (Jud., II, 7, p. 249). L’objet réfère à l’avarice, c’est là « un de ces traits anti-juifs traditionnels », comme l’écrit A. Job, d’un antisémitisme qui, chez Giraudoux, est « d’abord, à n’en pas douter, une façon 183 de ne pas résister au plaisir d’un bon mot, si malveillant soit-il. » , facilité que l’on ne peut que regretter. Les archaïsmes. Certains archaïsmes ont une résonance médiévale, que le contexte soit ironique ou poétique. Ainsi, le mot « oriflamme », cœur d’une métaphore, introduit-il une rupture de ton dans une réplique d’Egon qui rejette les divertissements offerts par Sarah, la Juive passée aux Assyriens : « Nous les connaissons, tes spectacles gais. Douze femmes nues, sur le nombril desquelles tu projettes en couleur l’oriflamme de leur nation. » (Jud., II, 1, p. 229). Le terme, de tonalité épique, fait ressortir la vulgarité de l’aide de camp et la dérision doublée d’un second anachronisme par la projection d’une image, allusion à un procédé moderne. L’effet parodique se devine également dans une réplique d’Eclissé qui parle comme les personnages de la tragédie classique lorsqu’elle dit de sa maîtresse : « Elle est mollement étendue sur sa couche. » (Amph., II, 4, p. 154). Dans un registre humoristique, le calembour sur les « oublies » s’accompagne peut-être 184 d’une allusion littéraire à la pâtisserie chère au cœur de Jean Jacques , perle de culture qui ne peut être attribuée au personnage, Joseph ayant besoin de consulter le « dictionnaire à l’office » pour rapporter à Marcellus la définition du « vice ». (Luc., I, 1, p. 1037, p. 1039). Le goût des mots rares et des objets précieux. Le goût des mots rares et des objets précieux rehausse le modeste cadre d’une cabane de pêcheurs quand apparaît aux yeux émerveillés du Chevalier l’« aiguière » (Ond., I, 6, p. 774) ou, lorsque rêvant devant Hans dont la mort et l’oubli vont la séparer, Ondine imagine son avenir au fond des eaux : « Ce sera bien extraordinaire […] si je n’ai pas l’idée […] d’allumer le feu du Rhin aux candélabres. » (Ond., III, 6, p. 849). Le mot « candélabre » a été préféré par Giraudoux au mot "chandelier", moins prestigieux, mais avec lui l’objet qui, comportant moins de branches, éclaire moins, et est en général d’un métal plus ordinaire ; en outre, la matière sonore du mot est plus riche, puisqu’elle joue sur une alternance entre une voyelle ouverte et une voyelle fermée : [an], [a], [e fermé] et se termine par une vibration [br] qui prolonge l’écho, ce qui est important non seulement pour la diction, mais aussi pour l’imaginaire de cet objet porteur de lumière au fond des eaux, tandis que le mot écarté s’éteint peu à peu, passant du [an] au [e] et au [ié] fermés. Nul doute que la beauté des objets, autant que celle des mots, motive un choix stylistique associant au prestige du conte merveilleux celui d’un décor aristocratique. Termes techniques. 183 A. Job, Giraudoux Narcisse. Genèse d’une écriture romanesque, Université de Toulouse Le Mirail, Presses Universitaires du Mirail, 1998, p. 257-258. 184 54 J.-J. Rousseau, Les Rêveries d’un promeneur solitaire, « Neuvième promenade », Livre de poche, p. 145. Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? 185 En matière de « détails spécifiques et techniques » ,Giraudoux nous surprend par la précision qui suppose de réelles connaissances, mais il nous prend parfois au piège du néologisme qui se fait passer pour un objet précis. Dans ses remarques sur le lexique 186 d’Electre, L. Victor analyse « quelques mots plus ou moins techniques, dont certains viennent des langues de métier », au nombre desquels les « chromos » d’Hélène, l’« embauchoir », et bien sûr « ramat » et « écoutière » de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, les seuls véritables néologismes en matière d’objets, les « étrivières »d’Electre. Nous ne retiendrons ici que les deux premiers. Rappelons seulement que si le terme de chromolithographie désigne un procédé technique et artistique de reproduction, l’abréviation « chromo » est péjorative, et que c’est dans ce sens de « image, tableau de mauvais goût, 187 aux couleurs naïves et criardes » qu’Hector l’emploie et qu’Hélène le reprend . Ces termes aux consonances rares contribuent davantage à un dépaysement sonore qu’à un quelconque effet de réel. L’« embauchoir » (GT, I, 6, p. 500) désigne « la forme dure en boisou en métal que l’on met dans une chaussure pour lui garder son volume », L. Victor voit dans l’emploi de ce mot « l’intention [chez la servante] de faire une plaisanterie 188 grivoise sur Demokos. » . Le plaisir des mots nous entraîne paradoxalement fort loin de la réalité qu’ils sont censés évoquer concrètement, comme en témoigne une réplique d’Ida dans Divertissement de Siegfried : « C’est le timbre de la goupille qui obture le sillon du voltage. Il faut changer le fil et le couler par la basque du virement. » (Div., 2, p. 79). Qui osera contester le diagnostic d’Ida ? Certainement pas Muck, trop heureux de voir son téléphone réparé, ni le lecteur, et encore moins le spectateur, étourdi par le vocabulaire autant que par l’aplomb de l’ouvrier. Le personnage d’Ida n’y gagne pas forcément en crédibilité dans son rôle d’électricien et l’objet « téléphone » s’en trouve déréalisé. Il en va de même avec l’emploi d’un mot pris à l’argot de métier du régisseur, les « casseroles », dont une didascalie donne, pour le lecteur, l’équivalent, tandis qu’à la représentation, il vient de lui-même par l’usage de l’objet : « Les casseroles sont prêtes, Monsieur Jouvet, dit Marquaire. […]. Les projecteurs sont tous dirigés sur M. Robineau. »(IP, 3, p. 698). Mais la palme du mot rare nous paraît revenir au « pyrogène » de La Folle de Chaillot qu’aucune édition ne commente : laissé à la perplexité du lecteur, l’objet, même avec l’aide de plusieurs dictionnaires, ne révèle qu’un usage, à savoir produire du feu, non son identité. Le Trésor de la langue française permet de résoudre l’énigme : 185 E. Brunet emploie cette expression à propos de trois pièces modernes, Intermezzo, L’Apollon de Bellac et La Folle de Chaillot, (E. Brunet, Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution, op. cit., p. 127). 186 187 C. Veaux et L. Victor, La Guerre de Troie n’aura pas lieu et Electre de Jean Giraudoux, Neuilly, Atlande, 2002, p. 176-179. Respectivement dans GT, I, 9, p. 508 et GT, II, 8, p. 532. 188 C. Veaux et L. Victor, La Guerre de Troie n’aura pas lieu et Electre de Jean Giraudoux, op. cit., p. 177. 55 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « Pyrogène, substantif masculin vieilli : "Godet de forme et de décoration variées contenant des allumettes et muni d’un frottoir." (Tabac, 1982). Synonyme : 189 pyrophore. » . Le contexte d’apparition du mot et de l’objet nous déroute, Aurélie le brandissant comme une arme contre le Prospecteur qui veut lui faire lâcher la main de Pierre rescapé de sa tentative de suicide : « Il veut prendre la main de la Folle. Elle lui assène un pyrogène. » (FC, I, p. 980). Cet objet suppose donc que la comtesse fume ou a fumé, comme les femmes des Années Folles, or les personnages qui fument le « cigare » ou la « cigarette » dans cette pièce sont les « mecs » et leurs alliées. S’agit-il d’une association au motif du pétrole dont la prospection se retourne au second acte contre ceux qui prétendent tout lui sacrifier, y compris la vie humaine ? Ce serait alors un objet annonce du sort réservé aux « mecs » dans le souterrain. 190 Ou bien est-ce un geste de pure fantaisie et, de la part de l’auteur, un pur plaisir verbal ? Tout cela à la fois peut-être. Ces mots rares ont un caractère d’étrangeté lexicale au pouvoir suggestif, héritage lointain du mot rare chez Mallarmé : ils ont alors une valeur poétique et témoignent d’un goût des mots qui a valu à l’auteur et à son théâtre le qualificatif, toujours péjoratif, de 191 « précieux », alors qu’ils nous paraissent justement être le signe de sa valeur littéraire . D’autres, en particulier les termes techniques, introduisent des dissonances, des ruptures de ton là où on les attend le moins, le plus souvent dans un contexte tragique, et ils sont 192 l’un des procédés de la mise à distance aussi bien des mythes que de la tragédie, l’un des éléments d’une esthétique du décalage. 2) L’objet en creux. Nous voudrions attirer ici l’attention sur un cas particulier qui, si nous nous en tenons aux définitions de l’objet proposées en introduction, ne devrait pas être pris en considération et qu’il nous semble pourtant impossible d’écarter, à savoir ce que nous appelons l’objet en creux : aucun objet n’est nommé et pourtant un objet est là, en filigrane dans l’échange de répliques, ou bien le vocabulaire employé conduit à considérer un personnage comme un objet, ou, plus subtil encore, un nom propre cache un nom d’objet ou bien un personnage joue avec un objet inexistant. 189 P. Imbs, puis B. Quemada (dir.de), Trésor de la langue française, Dictionnaire de la langue du dix-neuvième et du vingtième siècles,Paris,Gallimard, CNRS, 1990, t. 14, p. 82.Le Robert I ne donne que l’adjectif, attesté à partir de 1839, et dont l’étymologie « produit par le feu » est à l’origine des trois acceptionsproposées. 190 La présence de l’adjectif « autogène » pour la soudure, terme technique spécialisé employé par le Chiffonnier, nous y autorise : « Constance : […] je voudrais savoir comment on fait ressouder les boîtes de conserve vides. […]. Le Chiffonnier : Vous me les donnerez. Je vous ferai ça à l’autogène. » (FC, II, p. 1015). Giraudoux se moque-t-il, à l’instar de R. de Gourmont, de ces termes prétentieusement formés à partir de racines grecques ? L’ancien directeur du Mercure de France ironise sur le « grec industriel et commercial », donnant, entre autres exemples, l’adjectif « skytogène » appliqué au « papier-cuir » (R. de Gourmont, Esthétique de la langue française, Paris, Pocket, 2000, p. 32). 191 Comme l’écrit P. d’Almeida, pour inventer un langage, « Il ne s’agira pas de multiplier les néologismes, à la façon des symbolistes, ni d’avoir recours, comme ce pauvre Lemançon, aux soixante mille mots des dictionnaires techniques. » (P. d’Almeida, « L’invention d’un langage », CJG n° 17, p. 62). 192 « Ce pédantisme est cependant tempéré par l’humour. »,écrit E. Brunet (Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution, ème op. cit., p. 127), voir notre 3 partie, chap. 2. 56 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? a) Présence en filigrane d’un objet non nommé. Il arrive qu’un objet ne soit pas nommé, alors que le contexte sémantique impose saprésence en filigrane. L’exemple le plus probant est celui de la scène au cours de laquelle Demokos arrête Hélène pour fixer l’image de son visage. (GT, II, 3, p. 515). J. Body écrit : « Cettescène, inventée tardivement, pourrait être résumée comme celle du 193 "photographe sans appareil", double jeu d’anachronisme et d’illusionnisme. » . En effet, l’objet n’est pas nommé, mais toutes les répliques de Demokos correspondent à ce que peut dire un photographe à un modèle et, mieux encore, suggèrent un jeu qui mime ses actions : il soulève le drap noir qui recouvre l’objectif, demande au modèle de mettre la dernière main à sa présentation, puis de s’immobiliser pour permettre la prise du cliché. La présence fictive de l’oiseau est, dans le déroulement de la séance de pose, le moyen, pour le photographe, d’obtenir que le modèle focalise son attention sur un point précis : « Et regarde-moi bien en face. J’ai dans la main un magnifique oiseau que je vais lâcher… » (GT, II, 3, p. 515). Levocabulaire qu’emploie Pâris pour la chevelure de sa compagne souligne l’anachronisme : « Je ne vois pas en quoi l’oiseau s’envolera mieux si les cheveux d’Hélène bouffent. » (ibid.). Quant à l’illusionnisme dont parle J. Body, il est évidemment dans cette présence irréelle de l’« oiseau qui sait se rendre invisible », à l’inverse des objets que l’Illusionniste d’Ondine fait surgir « sans matériel ». Pourquoi avoir recours à un tel procédé ? Le poète Demokos affirme qu’il a besoin d’une image pour écrire son chant qui s’avère être, dans la scène suivante, un chant de guerre : le visage d’Hélène, comme le dit alors Hécube, est celui d’Hélène : « La petite Polyxène : A quoi ressemble-t-elle, la guerre, maman ? Hécube : A ta tante Hélène. » (GT, II, 4, p. 517). L’usage de la photographie comme moyen moderne de propagande est sous-jacent. Cette scène nous paraît offrir un bel exemple du traitement de la modernité par Giraudoux : 194 l’allusion préférée à la démonstration, le verbe à l’objet scénique . P. Alexandre-Bergues y voit, pour sa part, une mise à distance du mythe : « Si Hélène n’est qu’un cliché, ce que suggère peut-être la photo que prend Demokos de la jeune femme […], le mythe dans son ensemble proclame sa 195 facticité, décrédibilisé qu’il est par le téléscopage des stéréotypes […]. » . Tessa comporte également un objet en creux, mais dans une formulation qui, pour les contemporains de Giraudoux, ne laissait aucun doute : au cours de la discussion sur la musique de Lewis qu’ils viennent d’entendre au concert, les personnages échangent des remarques désobligeantes pour le compositeur, en sa présence, et Mrs. Gregory, la sœur de Lewis, ironise : 193 194 TC (Pl.), n. 1 de p. 515, p. 1513. Ce qui est l’inverse de la démarche de Brecht : à « l’effet de distanciation », Giraudoux préfère le décalage pour dénoncer la propagande belliciste. 195 P. Alexandre-Bergues, « "Si la pendule sonne 102 heures, ça commence à être du théâtre" : théâtre et mimesis dans Electre et La Guerre de Troie n’aura pas lieu. », Revue Méthode !, Vallongues, 2002, p. 203. 57 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « A part celle des sirènes pour Zeppelin ça ne ressemble à aucune des musiques que j’ai déjà entendues. » (T, III, tableau V, 8, p. 463). G. Teissier signale que Giraudoux « a remplacé la comparaison originale avec les plombiers par une allusion au ballon dirigeable allemand, construit par le comte von Zeppelin et 196 qui avait servi pendant la Première Guerre à bombarder Londres et Paris. » . Tandis 197 que le texte anglais, par la comparaison avec les plombiers , attribuée d’ailleurs à Sir Barthelemy, le parrain de Florence, met l’accent sur les percussions, le texte français insiste perfidement sur l’acidité des vents : à l’esprit pragmatique qui transparaît dans l’humour anglais, Giraudoux préfère une allusion historique qui fonctionne aussi bien pour le cadre supposé de l’action, Londres, que pour les spectateurs français et est encore plus blessante, puisqu’elle suggère que la musique de Lewis est non seulement détestable, et est assimilable à du bruit, ce qui, de tout temps, a été le reproche fait aux musiques modernes qui choquaient les oreilles par leur nouveauté, et plus encore au début du vingtième siècle, mais, dans un amalgame entre la mauvaise musique et la guerre, quelque chose de plus grave : elle crée l’épouvante au lieu d’apporter l’apaisement. b) Personnage traité comme un objet. Un second cas se présente : il ne s’agit pas d’un objet, mais d’un personnage traité comme tel par les verbes employés pour désigner les actions dont il est l’objet. C’est encore La Guerre de Troie n’aura pas lieu qui nous en donne l’exemple. Andromaque, formulant son projet pour éloigner la menace de guerre, a cette réplique extraordinaire : « Cet envoyé des Grecs a raison. […]. On va bien lui envelopper sa petite Hélène, et on la lui rendra. » (GT, I, 1, p. 483). Le verbe et la familiarité du ton, inattendus chez un personnage noble, font de la princesse grecque un simple objet, ce qui procède de la « dévaluation du référent causal de la guerre : Hélène. La "femme-beauté" que tous les Troyens admirent et proclament, est réduite à une toute petite chose, un tout petit cadeau qu’on rendra à son premier propriétaire. »,écrit J. 198 del Prado Biezma Dans le même article, J. del Prado rapproche l’autre métamorphose qu’Hector fait subir à Hélène dans le même dessein : « L’envoyé grec s’en charge… Il la repiquera lui-même dans la mer, comme le piqueur de plantes d’eau, à l’endroit désigné. » (GT, I, 4, p. 492). La volonté et la liberté des protagonistes, Pâris et Hélène, sont ainsi niées par un abus de pouvoir qui est le fait du couple d’Andromaque et d’Hector, autrement dit d’une forme de la démesure dont on sait qu’elle attire les foudres des dieux dans la tragédie grecque et qui pourrait donner une explication supplémentaire à l’échec de ce couple dans son projet de maintenir la paix à tout prix dans la pièce de Giraudoux. J.-L. Fraisse qui commente lui aussi cette réplique d’Andromaque met en lumière le décentrement que fait subir au mythe cette manière de traiter le personnage d’Hélène : « Avant Anouilh et comme lui, Giraudoux fonde le jeu culturel sur une certaine trivialité […]. Hélène est bien l’objet du conflit, objet dérobé et à livrer à son propriétaire. Cause légendaire de la guerre, Hélène se verra progressivement 196 197 198 TC (P.), n. 1 de p. 450, p. 1150. "Just like having the plumbers in, wasn’t it ?" (« Tout à fait comme si nous avions les plombiers ici, n’est-ce pas ? » (CN, p. 107). J. del Prado Biezma, « Mots de femme : discours d'homme. », dans La poétique du détail : autour de Jean Giraudoux, CJG n° 34, p. 128. 58 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? remise en question dans ce rôle de facteur déclenchant. C’est donc une matière à 199 réflexion qui est lancée ici, sur le mode de la dissonance stylistique » . Dans Electre, les Euménides s’opposent aux intentions de l’héroïne : « Pauvre fille ! Tu es simple ! Ainsi tu imaginais que nous allions laisser Oreste errer autour de nous, une épée à la main. […]. Nous l’avons enchaîné et bâillonné. » (El., II, 7, p. 668-669). G. Teissier signale que « cet enchaînement d’Oreste – par les Euménides, selon Giraudoux qui réinterprète une péripétie souvent utilisée par les épigones (Voltaire en particulier) – retarde l’événement, et permet au peuple des mendiants de se déclarer aux côtés du fils 200 d’Agamemnon. » . La réunion d’un terme du registre noble en accord avec la tragédie et d’un mot qui évoque les faits divers ou les films policiers crée de surcroît un effet de décalage plaisant dans une situation grave. Nous aurons d’autres exemples de cette réification de l’être humain, mais des noms d’objets apparaîtront dans le contexte immédiat. c) L’objet dissimulé dans un nom propre. Autre type d’objet recélé, celui qui est enfermé dans un nom propre, celui d’Oiax et que seule l’érudition permet d’identifier, en l’occurrence, celle de P. Brunel : « Comme nom commun, le mot oiax désigne le gouvernail que tient la Fortune (Tyché) dans l’Agamemnon d’Eschyle (v. 663). ». Nous savons qu’Oiax est le chef « d’une des trirèmes grecques qui a accosté sans permission et par traîtrise, qu’il est le plus brutal et le plus mauvais coucheur des Grecs. » (GT., II, 5, p. 522). Ce personnage est donc associé à la marine grecque par Busisris, mais la signification du nom commun nous fait comprendre que « ce sont les Oiax 201 qui dirigent le Destin là où l’on croit maîtres les Hector. » . d) L’objet nommé, mais inexistant. Dernière solution, dont nous n’avons trouvé qu’un exemple, l’objet est nommé et tout le jeu se construit autour de lui comme s’il existait, alors qu’il n’est qu’un subterfuge. Nous faisons ici allusion à une scène de Pour Lucrèce au cours de laquelle un personnage use de ce moyen pour donner un avis à Lucile, scène dans laquelle l’objet inexistant impose un jeu à l’acteur qui interprète le personnage du « gros homme » : « Le gros homme : Aidez-moi à vous parler sans qu’on le voie, Mesdames. […]. Eugénie : Ayez l’air de chercher un napoléon. Le gros homme : Je vais chercher un franc. De ma part, c’est plus naturel. […]. Parlez à Monsieur Armand, Madame la Procureuse impériale. […]. Eugénie : Il ne serait pas ici, sous la table ? ». 199 J.-L. Fraisse, « A l’aube d’une civilisation et d’une poétique : la première scène de La Guerre de Troie n’aura pas lieu. », Revue Méthode ! Vallongues, 2002, p. 237. 200 201 TC, (P.), n. 1 de p. 652, p. 1193. P. Brunel, « Giraudoux et le modèle grec. », Revue Méthodes !, p. 216. Nous avouons être moins convaincue, non par la référence à « l’Iliade où oiax, nom commun, est employé à propos de l’anneau par lequel passe le joug. » (Iliade, XXIV, 269), mais par l’interprétation qu’en donne P. Brunel, qui rattache ce mot au cheval de Troie : « Ce sont eux (les Oiax et les Ulysse qui passent le joug sous les naseaux du cheval de Troie ».(ibid., p. 216-217). Par ailleurs, P. Brunel rappelle qu’« Oiax était le fils de Nauplios et [que] son nom apparaissait dans l’Oreste d’Euripide. » (ibid.). 59 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Une fois l’avertissement donné, le personnage conclut : « J’aurais trois autres histoires semblables à vous conter. Mais j’ai les reins cassés. Ce que c’est difficile à trouver un franc qu’on n’a pas perdu. Enfin, le voilà… Grand merci, Mesdames ! » (Luc., I, 6, p. 1051-1052). Le procédé qui consiste à feindre de chercher quelque chose pour s’adresser sans risque à un personnage est une vieille recette de comédie avec laquelle Giraudoux s’amuse : la distinction entre les deux pièces de monnaie a l’air de plaider pour la vraisemblance, le napoléon valant vingt francs, un simple appariteur du Tribunal de commerce ne doit pas en avoir plein ses poches, mais le personnage finit par avouer que l’objet n’existe pas, oubliant la ruse dont il vient de convenir avec Eugénie. Tous ces objets en creux ont en commun d’intervenir dans un contexte soit ironique, c’est le cas pour l’allusion au « zeppelin » et pour Hélène traitée comme un colis encombrant, soit franchement comique par le jeu, celui de Demokos ou celui du gros homme de Pour Lucrèce, alors même que la teneur du propos n’est pas comique, qu’il s’agisse de la guerre ou du danger qui menace Lucile. Quant au jeu sur le nom d’Oiax, il suppose une érudition qui n’est pas le fait du spectateur moyen, et constitue par là un clin d’œil du normalien à ses pairs. Giraudoux tire, excepté dans ce cas, des effets de décalage de ces objets particuliers. 202 3) Répartition des lexèmes d’objets . a) Présence des lexèmes d’objets dans la classe des substantifs. De son étude des catégories grammaticales, E. Brunet conclut que les pièces modernes sont celles qui comportent le plus grand nombre de substantifs, Intermezzo et La Folle de Chaillot arrivant largement en tête, or ce sont également les deux œuvres qui se distinguent 203 pour le nombre de vocables de six lettres appartenant au domaine concret . Nous avons voulu confronter à ces données le nombre de lexèmes d’objets par pièce pour mieux rendre compte de la diversité du vocabulaire giralducien en la matière. Il nous a paru utile de dépasser le stade des pourcentages généraux et de différencier les vocables qui désignent des objets matériels, que ceux-ci soient ou non scéniques, des lexèmes d’objets qui figurent dans des images ou des figures se style : si leur statut lexical est le même, en revanche, les conclusions que nous pourrons tirer sur le degré d’abstraction ou 204 de concrétisation du vocabulaire de Giraudoux s’en trouveront affectées . 202 203 Voir Annexe 3. Répartition générale des objets. E. Brunet, Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution, Structure et évolution, respectivement p. 288 et p. 186. Curieusement, D. Dugast qui note que ces deux pièces comportent le plus de vocables rares, ne dit rien des lexèmes d’objets ; en revanche, il s’interroge : « Giraudoux a, dans ces deux pièces, exprimé autre chose, au moment de leur écriture, que ce qu’il disait dans ses autres pièces. Il reste à l’histoire littéraire de nous dire quoi et pourquoi. » (D. Dugast, Vocabulaire et stylistique, Genève, Slatkine, 1979, p. 78). Nous proposerons quelques interprétations pour ce rapprochement : la jeune fille et la vieille femme sont toutes deux des fées, l’une réduisant à quia les méchants, l’autre installant la petite ville dans un état de « délire poétique ». Pour les deux personnages, il est un prix à payer : le risque de mort, frôlé dans l’étreinte avec le Spectre pour Isabelle, la folie sénile pour Aurélie. Enfin, leurs noms renvoient à deux univers : celui de la commedia dell’arte, le Contrôleur étant « l’Amoureux », celui du fantastique nervalien, Aurélie retrouvant le fantôme de son amour démultiplié en cortège des Adolphe Bertaut à la fin de la pièce. 204 Nous avons exclu du tableau qui suit les fragments qui constituent Fugues sur Siegfried, Les Gracques, pièce inachevée, et Tessa dont trop peu des lexèmes d’objets appartiennent en propre à Giraudoux pour permettre une comparaison avec les autres pièces. 60 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? 205 REPARTITION DES LEXEMES D’OBJETS PARMI LES SUBSTANTIFS 206 Pièces Nombre de Nombre Nombre % Nombre % substantifs total de de noms de noms lexèmes d’objets d’objets d’objets matériels dans les images Sieg. 1371 165 12 131 9,5 34 Amph. 1245 45 3,6 21 1,7 24 Jud. 1313 56 4,2 30 2,3 26 Int. 1502 152 10,1 132 8,8 20 GT. 1157 46 4 27 2,3 19 SVC 81 73 8 El. . 1332 74 5,6 36 2,7 38 IP 80 69 11 C 661 68 10,3 63 9,5 5 Ond. 1320 137 10,4 128 9,7 9 Sod. 1222 79 6,5 34 2,8 45 Ap. 634 25 4 22 3,5 3 FC 1598 203 12,7 194 12,1 9 Luc. 1393 93 6,7 57 4 36 % 2,5 1,9 2 1,3 1,6 2,8 0,7 0,7 3,7 0,5 0,6 2,6 b) Distribution des lexèmes d’objets : La plus grande variété de noms d’objets en pourcentage se rencontre dans les pièces modernes, Pour Lucrèce exceptée, et ceci sans évolution chronologique, indépendamment de toute référence générique et de la longueur des pièces, La Folle de Chaillot arrivant largement en tête. Ondine est fort proche, en termes de variété dans le domaine des objets, 207 des pièces modernes or E. Brunet a remarqué la grande pauvreté lexicale de cette pièce , ce qui rend d’autant plus intéressante la très forte proportion de noms d’objets divers qu’il faudra tenter d’expliquer. Eu égard à la relative pauvreté de L’Apollon de Bellac, Cantique des cantiques et Supplément au voyage de Cook surprennent, et ce d’autant plus que ces deux pièces en un acte comportent un nombre élevé de fréquences significatives. La distribution des uns et des autres dans l’ensemble du théâtre conduit E. Brunet à affirmer : « quand un texte appartient au théâtre, et que le sujet en est antique et le ton tragique, le vocabulaire de Giraudoux perd en étendue et en variété – le cas limité étant atteint par Electre dont le vocabulaire est enfermé dans le cercle étroit des hantises de 208 l’héroïne. » . Cette remarque sur le sujet et le ton s’avère valable pour les noms d’objets matériels, dans les pièces antiques et bibliques, les plus faibles proportions revenant à Amphitryon 38, Judith, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Electre, Sodome et Gomorrhe, pièces pourtant riches en anachronismes matériels. Pour ce qui est d’une « évolution 209 chronologique où Giraudoux manifeste une tendance à la sobriété lexicale » , la tendance est renversée par les fortes proportions d’objets matériels dans Ondine et La Folle de Chaillot. Or ces deux pièces, l’une en raison de son caractère fantaisiste et l’autre à cause de 207 E. Brunet, Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution, Structure et évolution, op. cit., p. 553. 208 209 Ibid., p.35. Ibid. 61 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux sa source légendaire, paraissent a priori devoir échapper à la réalité concrète et matérielle : il nous faudra donc comprendre en quoi et pourquoi ces objets si nombreux sont nécessaires. A partir des pourcentages d’images et de figures de style construites sur un nom d’objet nous pouvons faire plusieurs remarques. Si l’on considère la longueur des œuvres, l’on s’aperçoit que les pièces en un acte sont pauvres et que, de façon surprenante, Ondine l’est autant. L’on pourrait invoquer une évolution chronologique si Sodome et Gomorrhe et Pour Lucrèce ne venaient inverser cette tendance. Quelle explication fournir ? Les deux œuvres riches en figures et images s’appuyant sur un nom d’objet ont en commun la violence des débats entre les hommes et les femmes et l’exigence mortelle de la vérité en conflit avec diverses formes de la fausseté ; Ondine concrétise systématiquement les mêmes oppositions par des objets matériels, scéniques ou non, ce qui n’est pas le cas des 210 deux autres pièces . Les trois premières œuvres de Giraudoux illustrent par ailleurs le fait qu’aucune distinction n’est repérable entre œuvres à sujets moderne, antique ou biblique. c) Champs lexicaux et « profil thématique » des pièces. L’étude des champs lexicaux révèle une distribution très différente selon le type de pièce : ceux des armes et des éléments de costumes dominent dans les pièces « antiques » et dans Judith. Si nous les mettons en relation avec « le profil thématique » des œuvres, la très forte proportion d’armes nommées dans Judith s’explique aisément par le thème de la ville assiégée, les mots « Juif », « sauver », « prophète », « peuple », « vaincu », « poignard » appartenant au vocabulaire significatif de cette tragédie. Il en va de même pour La Guerre de Troie n’aura pas lieu où « guerre », « grec », « troyen », « paix » disent assez l’enjeu de l’action. En revanche, le lexique dominant d’Amphitryon 38, à savoir « dieu », « maîtresse », « chéri », « mari », est centré sur l’intrigue alors que le lexique des objets témoigne d’une part de l’importance de la lutte, guerre avec Thèbes ou rivalité de Jupiter et d’Amphitryon et, d’autre part, de l’importance des vêtements à mettre en relation avec le travesti du dieu, élément de l’intrigue, ou avec l’image mondaine des personnages féminins de la pièce qui les rapproche du public de l’époque de la création et qui est commun à Judith. Le profil thématique d’Electre n’est pas aussi éloigné des objets dominants, puisque, en dehors des noms « jardinier », « mendiant », « mère », « reine », il est marqué par la fréquence des mots « épée » et « palais ». Pour ce qui est de la diversité, les éléments de costume sont plus nombreux que les armes, mais, si l’on y regarde de près, ils concernent essentiellement les personnages masculins, et, parmi eux, le Jardinier sous le regard de son chien, Agamemnon et Oreste, vus par Electre et par la reine et, dans les récits du Mendiant, le « roi des rois » et Egisthe : autrement dit ces objets apparaissent en situation et sont en relation avec les divers conflits entre les personnages : ils ont donc une fonction dramatique. Qu’en est-il pour les œuvres modernes ? Le grand nombre d’objets nommés dans Siegfried s’explique par la réécriture du roman Siegfried et le Limousin, qui donne à la pièce ce qu’ E. Brunet appelle son « profil thématique » attesté par les trois termes significatifs « Allemand, » « pays », « patrie », et donc par l’opposition entre la vie de Jacques Forestier à Paris et celle de Siegfried à Gotha, entre l’Allemagne et la France et entre deux conceptions de l’Allemagne. Plus spécifiquement théâtrale, la présence de trois décors différents contribue à la variété des noms d’objets dans cette œuvre. 210 Voir dans notre tableau le faible pourcentage d’objets matériels dans Sodome et Gomorrhe et Pour Lucrèce en regard de leur forte proportion dans Ondine. 62 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? Dans ce premier chapitre, nous avons mis en évidence la fréquence du mot « objet » et surtout la singularité des emplois qu’en fait Giraudoux au sens propre : d’une part, une tendance à utiliser ce terme comme ouverture ou clôture d’une liste d’objets, d’autre part, le maintien de l’opposition entre animé et non animé et donc entre objet et sujet. Outre le plaisir des mots et le sens du mot juste qui conduisent parfois Giraudoux vers l’archaïsme ou le néologisme, l’analyse lexicale a confirmé la présence d’objets « vedettes », bien plus nombreux que ceux auxquels E. Brunet accorde cette mention. La récurrence de certains dans l’ensemble du théâtre en termes de décor ou d’accessoires de jeu doit être mise en relation avec les diverses fonctions de ces objets, élément d’interprétation esquissé par E. Brunet. Le plaisir du mot rare et de l’invention verbale nous laisse parfois perplexes : Giraudoux invente-t-il un objet ou s’amuse-t-il à nous faire douter de sa réalité ou de la réalité ? 211 De là à affirmer comme J. Robichez que « le mot compte plus que la chose » , il y a un pas que nombre de commentateurs franchissent sous prétexte que les héros de Giraudoux se plaisent à définir les termes qu’ils emploient, ce que l’on ne saurait contester, excepté, précisément, pour le domaine qui nous occupe : aucun personnage ne prend la peine de définir un mot désignant un objet – l’on ne saurait en effet considérer comme une définition du lustre la description qu’en donne Agnès dans L’Apollon de Bellac – et nous verrons qu’à l’inverse des objets permettent de définir d’autres objets, voire des personnages et même des mots. Or cela se fait par analogie et non par identification : il n’y a donc pas confusion entre le signe et le référent, bien que la fonction référentielle subsiste en particulier grâce 212 aux caractérisations des objets . 213 Loin d’être vidés de leur substance par les adjectifs , les substantifs désignant des objets s’en trouvent concrétisés, ce qui les fait échapper à l’abstraction du langage au profit d’une appréhension sensible voire sensuelle du monde : « La nomination que Suzanne et Giraudoux pratiquent avec délectation n’a pas pour principe la convenance des mots aux choses : rien ne motive kirara ou ibili […]. C’est bien plutôt le pouvoir libérateur du langage qui se manifeste ici : la langue poétique inventée par Suzanne ordonne le réel. », écrit P. 214 d’Almeida . Chapitre 2. Etude morpho-syntaxique. Ce chapitre a pour but de préciser les modes d’apparition des lexèmes d’objets ou de leurs substituts dans le contexte linguistique immédiat, de prendre en considération leurs fonctions grammaticales ainsi que les procédés grammaticaux de mise en valeur des noms d’objets. Nous étudierons dans un premier temps les formes que prend le lexème d’objet et, dans un second temps, la syntaxe de la lexie d’objet. 211 212 J. Robichez, Le Théâtre de Giraudoux, op. cit., p. 67. Contrairement à ce que remarque P. d’Almeida pour les romans : « à partir d’Elpénor et de Suzanne, [il se produit] comme une absorption des qualités sensibles des choses par le signe. » (P. d’Almeida, art. cit., p. 67). 213 « Par les adjectifs […], le nom se vide de sa substance qu’il a rassemblée en lui […] si bien qu’à la fin il redevient abstrait. » (ibid.). 214 P. d’Almeida, art. cit., p. 66. 63 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux A) Morphologie du lexème ou de la lexie. Après avoir étudié le cas du nom sans déterminant, nous nous intéresserons aux emplois singuliers des déterminants du substantif, articles définis et indéfinis, adjectifs démonstratifs, possessifs, indéfinis, interrogatifs et exclamatifs. 1) Le substantif sans déterminant. Les didascalies de début d’actes étant, dans le théâtre de Giraudoux, généralement brèves, on ne s’étonnera pas de trouver un petit nombre de lexèmes d’objets réduits au seul substantif, dont l’aspect elliptique rejoint celui des notes de régie dans des indications de costume par exemple : « Pourpoint de velours » pour le Spectre d’Intermezzo (Int., I, 8, p. 303) ou, pour les quatre Folles : « Jupe de soie. Souliers Louis XIII. » (FC, I, p. 964), « Charlotte blanche. » (FC, II, p. 1006). Ces notations rapides sont l’équivalent de croquis ou de notes de régie. Plus fréquemment apparaissent dans les répliques des syntagmes composés du seul nom. Ce peut être pour des raisons prosodiques dans les chansons, dans le spectacle donné par le Roi des Ondins dont les répliques sont versifiées pour distinguer la scène intérieure de la scène qui se joue entre les protagonistes : « Croix et hochet témoins seront ». (Ond., II, 13, p. 821) ou dans le poème de la Fille de vaisselle : « Posant couronne sur ma tête. »(Ond., III, 4, p. 844). Il peut s’agir d’une énumération d’objets comme dans la tirade de l’Inconnu de La Folle de Chaillot qui dit s’être « lié avec tous les objets qui n[e] disposent pas non plus [de papiers], allumettesbelges, dentelles et cocaïne. Livres spéciaux aussi. » (FC, I, p. 960) : l’absence de déterminants donne l’impression d’un boniment de camelot et, de surcroît, montre bien qu’importe peu pour le personnage la nature de l’objet qui lui a permis de s’enrichir par un commerce illicite. Parfois, l’absence de déterminant permet d’intégrer le nom d’un objet concret à une série de noms abstraits, soulignant ainsi sa présence incongrue : l’Inspecteur dit, en parlant de l’avenir des Petites Filles, « pour des niaises comme elles, c’est bavardage etcocuage, casserole et vitriol. » (Int., I, 6, p. 300). Les mots s’appellent ici par une rime intérieure en [age] et en [ol] qui renforce le parallélisme des deux groupes nominaux coordonnés, en outre, un effet de chiasme consonantique [v], [k], [k], [v] assure l’intégration du nom d’objet par la matière sonore des mots dans une belle cacophonie où se heurtent les [a] et les [o] ouverts, le [i] et les consonnes dures, gutturales et dentales. Cette réplique est particulièrement significative d’un personnage qui, bien avant Demokos, coasse : le Droguiste ne parle-t-il pas, au second acte, de « sa voix discordante » et de « dissonances » (Int., II, 5, p. 326) ? Elle est aussi la preuve du souci, dans l’écrit, chez un auteur aussi littéraire que Giraudoux, du dit, c’est-à-dire du texte oralisé par les comédiens et du plaisir qu’apportent la diction et la vivacité de l’expression. Bien entendu, au lieu de servir l’argumentation de l’Inspecteur, cette irruption tonitruante d’une fausse poésie fait rejaillir sur lui le ridicule. 2) Articles définis et articles indéfinis dans la lexie d’objet . Ordinairement, l’article défini « individualise l’être ou l’objet nommé », alors que l’article indéfini « indique que l’être ou l’objet désigné par le nom est présenté comme distinct 64 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? des autres êtres ou objets particuliers de l’espèce, mais dont l’individualisation reste 215 indéterminée », comme l’écrit M. Grévisse . L’article indéfini apparaîtdans quelques didascalies descriptives ou narratives, ainsi, « Un face à main pendu par une chaîne. Un camée. Un cabas. » complètent le portrait de la Folle de Chaillot (FC, I, p. 964); « Une porte du fond s’ouvre. », permettant l’entrée des personnages dans la chambre d’Isabelle (Int., III, 1, p. 333). Bien entendu, comme dans la langue courante, l’article défini renvoie à un objet déjà nommé : « La fenêtre s’est ouverte brusquement. » (Ond., I, 1, p. 762). En revanche, dans le dialogue, le nom d’objet apparaissant pour la première fois peut être précédé de l’article défini, parce que l’on suppose qu’il est clairement identifié par les personnages : ainsi, dans L’Impromptu de Paris, seul Robineau, ignorant le vocabulaire technique du théâtre, peut s’étonner : « Léon : La gloire est prête, Monsieur Jouvet ! Robineau : La gloire ? […]. Qu’appelez-vous la gloire au théâtre, Monsieur Renoir ? »(IP, 4, p. 719). La correction grammaticale exigerait l’article indéfini, mais l’intervention d’Adam – « Mot bien français, n’est-ce pas ? » – appelle la reprise de l’article défini par Robineau en raison de l’ambiguïté qu’elle instaure sur le sens du mot par la syllepse sur le nom de l’objet et le sens figuré de « renommée » que suggère la réplique d’Adam. Les répliques privilégient souvent le singulier, le syntagme nominal désignant dans ce cas des objets non scéniques ou noyaux d’une figure de style. Dans le cadre d’une relation subjective du personnage à l’objet, perception ou maniement, l’article défini renvoie à un objet immédiatement identifiable, ainsi dans la didascalie « Geneviève qui a décroché le tableau » (Sieg., II, 1, p. 27). A l’inverse, Ondine multiplie, pour les objets scéniques, l’article indéfini dans le dialogue : il s’agit, au singulier comme au pluriel, de nommer des objets qui font leur première apparition dans le discours et en scène, mais surtout qui suscitent la surprise et la perplexité d’un personnage, puisque les mots « faux » et « quenouille » sont nommés trois fois avec le même déterminant : « Hans : C’est une faux qu’elle tient au côté ? Le Juge : Non. Une quenouille. Grete : Une faux, une faux en or ! Un serviteur : Une quenouille. Le gardeur de porcs : Une faux. […]. » (Ond. , III, 4, p. 844). Il en va de même avec les lexèmes « un râtelier », « une bague », « un manteau », « une robe », entre autres. Ce choix a pour conséquence de rendre l’objet sinon exceptionnel du moins inattendu comme ce « râtelier » apparu dans la bouche du Chambellan par suite de l’accélération du temps opérée par l’Illusionniste. 215 M. Grévisse, Le bon usage, Grammaire française avec des remarques sur la langue française d’aujourd’hui, Gembloux (Belgique), ème Editions J. Duculot, S. A., 9 édition revue, 1969, respectivement p. 255 et p. 268. Cette distinction est patente dans les échanges entre Père Ubu et Mère Ubu : « Père Ubu : Si j’étais roi, je me ferais construire une grande capeline […].Mère Ubu : Tu pourrais aussi te procurer un parapluie et un grand caban […]. » Comme il tergiverse pour l’assassinat du roi, Mère Ubu s’adresse à lui comme à un enfant qui ferait un caprice : « Et la capeline ? et le parapluie ? et le grand caban ? » (UR, I, 1, p. 354). Un peu plus tard, l’accès à la fonction royale grâce aux meurtres perpétrés, permet au rêve enfantin de devenir réalité : « On va m’apporter ma grande capeline », dit-il à sa femme (UR, III, 1, p. 369). Nous voyons comment le changement d’article, puis le passage à l’adjectif possessif accordent à ces objets une importance capitale dans cette parodie de Macbeth où il s’agit de satisfaire des désirs immédiats. Giraudoux fait lui aussi usage de ces glissements à seule fin de mettre en valeur certains objets. 65 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux L’article indéfini souligne quelquefois l’importance qu’a un objet aux yeux du personnage locuteur, ainsi de cette « bague » sur laquelle Hans attire l’attention des juges à l’acte III (Ond., III, 4, p. 834) ou des vêtements que réclame Ondine quand elle doit se laisser embrasser par Bertram : « Ne puis-je avoir un manteau, une robe ? » (Ond. , III, 4, p. 841). Le passage d’un article à l’autre offre parfois l’occasion d’un jeu sur les mots : à propos du manteau d’Holopherne qu’Egon revêt à l’instigation de Sarah, s’engage le dialogue suivant : « Otta : Le manteau royal te va bien, d’ailleurs. Egon : Un manteau royal va toujours bien. C’est le triomphe de la confection… » (Jud., II, 1, p. 232). L’article défini renvoie à l’objet qui participe à la mystification organisée à l’encontre de Judith tandis que l’article indéfini a une valeur de généralisation qui, associée au terme anachronique de « confection », en fait un vêtement et non plus un costume au sens théâtral, ce qui nous fait passer de la comédie que les officiers vont s’offrir à un souci de mode et d’apparence qui les caractérise. 3) La présence d’adjectifs démonstratifs, possessifs, indéfinis, interrogatifs ou exclamatifs dans la lexie d’objet. Nous signalerons ici quelques exemples d’emplois de ces déterminants qui, à des titres divers, contribuent à mettre en valeur certains objets. a) Adjectifs démonstratifs. Comme dans la langue non littéraire, la lexie comportant un adjectif démonstratif permet de montrer, d’attirer le regard de l’interlocuteur, et, par voie de conséquence puisqu’il s’agit de textes de théâtre, celui du spectateur et à tout le moins l’attention du lecteur, sur un objet donné. L’objet est ainsi devant un sujet qui insiste sur sa présence concrète ou sur son pouvoir évocateur : « ce carnet » désigne l’agenda d’Isabelle exhibé par les demoiselles Mangebois (Int., I, 5, p. 291-292) et l’image de « ces étrivières que l’on passe aux jambes des pouliches » doit faire comprendre à Clytemnestre quel lien retient Electre près de l’homme qui n’est autre que son frère Oreste (El., I, 7, p. 627). Par les valeurs affectives d’admiration ou de rejet, l’objet se trouve placé devant une subjectivité qui en fait l’éloge comme Robineau de « ces charmants accessoires » (Sieg., II, 4, p. 24) ou le blâme comme Geneviève : « Rien de moi ne pactisera avec ces meubles », la nuance péjorative contrastant avec le ton emphatique de Robineau (ibid.). Par ailleurs, l’importance d’un objet pour l’action peut ressortir de l’insistance à le présenter comme un enjeu : « cette fenêtre », « cette porte » dans le conflit entre le Contrôleur et le Spectre (Int., III, 3, p. 345), « cette épée », objet clé d’Electre (El.., I, p. 637) ou encore « ces enveloppes » qui inquiètent le Président dans La Folle de Chaillot au point qu’il s’écrie : « Ne touchez pas ces enveloppes, Baron. Ce sourd-muet est de la police, qui prend de cette façon les empreintes. » (FC, I, p. 955). Si fantaisiste que nous paraisse l’interprétation du personnage, elle n’en prépare pas moins l’usage desdites enveloppes à des fins malveillantes à l’égard des « mecs » puisqu’elles seront un des instruments de leur perte au second acte. b) Adjectifs possessifs. Dans Intermezzo, les possessifs marquent l’appartenance, aussi bien pour les diapasons du Droguiste que pour les « Vénus en terre écaillée » du Maire : rien là que de très banal. Cependant, dans La Folle de Chaillot, Aurélie parle d’elle tantôt à la première, tantôt à la 66 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? seconde personne, ce qui a pour effet une généralisation à partir de son cas particulier et donne également l’impression qu’elle se dédouble en personnage locuteur et personnage agissant : elle dit « mon boa » (FC, I, p. 965), mais « vos cheveux du jour » quand elle évoque pour Pierre sa toilette du matin, ce qui est peut-être un moyen de mettre à distance cette vieille femme qu’elle est devenue tout autant qu’un « vous » qui englobe l’interlocuteur pour cette leçon de vie (FC, I, p. 976). Bien entendu, la prise de possession d’un objet par un personnage se fait dans le discours au moyen du changement de personne, ainsi dans Electre, « ton épée »/ « mon 216 épée »/ « son épée » , ou par le passage du possessif à l’article défini : à « quand il tenait son sceptre » répond « prendre le sceptre à pleines mains » dans la tirade où Clytemnestre exhale sa haine du roi des rois (El., II, 8, p. 678). Mais l’adjectif possessif est parfois le moyen de mettre l’accent sur l’objet comme signe distinctif d’un personnage, fût-ce de façon ironique comme lorsque Siegfried réplique à Geneviève qui a prétendu avoir une ferme au Canada « ce sont là vos vêtements de fermière » (Sieg., II, 2, p. 28) ou lorsque la Première Petite Fille dit aux autres : « Laissons les tous deux devant leur façade gâteuse. » (El., I, 1, p. 602). L’attachement sentimental aux objets se marque par le possessif. « O ma truite chérie, toi qui depuis ta naissance nageais vers l’eau froide », se lamente Ondine sur le sort du poisson cuit au bleu par Eugénie (Ond., I, 3, p. 769). Nommant les objets qui seront avec elle dans le Rhin, elle dit « ma table », « ma fenêtre », « mes lustres », « ma pendule », mes meubles » (Ond., III, 6, p. 849). c) Adjectifs indéfinis. Cas fort rare, la présence d’adjectifs indéfinis est toujours significative dans la mesure où elle s’oppose à l’emploi d’un autre déterminant, ce qui, rendant indistincts les objets, les condamne : « qu’aucun meuble ne parle pendant ma leçon ! », s’exclame Geneviève (Sieg., II, 1, p. 27). Ailleurs, dans une métaphore, l’indéfini traduit l’absence de solution, l’inutilité des recherches d’Electre : « Toutes les clés, comme tu dis, je les ai essayées. Aucune n’ouvre encore. » (El., II, 5, p. 657). d) Adjectifs interrogatifs et exclamatifs. Leur emploi n’a rien de singulier : ils témoignent de la réaction d’une subjectivité, en l’occurrence celle d’un personnage, à l’égard d’un objet. En réponse au cri de victoire d’Electre après qu’Agathe a crié sa haine au Président, Clytemnestre trahit son angoisse d’être découverte par la réplique « Quelle clé ? » (El., II, 7, p. 668). L’adjectif exclamatif exprime l’étonnement et introduit un jugement de valeur, il attire donc l’attention sur l’objet nommé : « Quelle superbe aiguière ! » s’étonne le Chevalier dans la cabane de pêcheurs (Ond., I, 6, p. 774). Hors l’usage conventionnel de ces déterminants, nous pouvons tirer de ces exemples quelques remarques : la récurrence d’objets, matériels comme l’épée, ou métaphoriques comme la clé, l’importance dramatique accordée à tel ou tel objet scénique, les relations affectives qu’un personnage établit avec certains objets. 216 « Oreste : Où est mon épée ? Electre : […]. Prends ton épée. Prends ta haine. Prends ta force. » (El., II, 4, p. 651), « Electre : Il a son épée ? » (El., II, 9, p. 682). 67 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux 4) Les groupes nominaux prépositionnels. Les groupes nominaux prépositionnels se structurent différemment selon leur fonction grammaticale : notons seulement qu’ils offrent une grande diversité morphologique, que l’on voit leur importance croître au fur et à mesure de la production dramatique de Giraudoux, en particulier dans les pièces longues, ce qui est à mettre en relation avec l’introduction d’une grande variété d’objets. Avant d’étudier la syntaxe de l’objet, nous voudrions attirer l’attention sur le cas du syntagme nominal introduit par la préposition « sans ». Il paraît en effet difficile d’ignorer les syntagme nominaux comportant la préposition « sans » qui induit l’absence ou la privation de l’objet nommé, bien que cette formule ne soit attestée que dans cinq pièces, au début et à la fin de la production théâtrale giralducienne : Siegfried, Judith, Cantique des cantiques, Sodome et Gomorrhe et L’Apollon de Bellac. Pouvons-nous considérer comme un hasard le fait que la majorité de ces lexies soient en relation avec l’image d’un corps sans protection, qu’il s’agisse d’une réalité concrète ou d’un propos figuré ? Dans deux cas, le manque indiqué par la préposition correspond à une faiblesse physique, celle d’un blessé ou celle d’une jeune fille sans défense. Lorsque le baron von Zelten ironise sur le projet Siegfried présenté au Parlement, il rappelle à Eva qu’il lui « a plu […] de baptiser du nom de Siegfried un soldat ramassé sans vêtements, sans connaissance », autrement dit un être à qui la guerre a fait perdre à la fois conscience et identité. (Sieg., I, 2, p. 5). Quand Suzanne dit à Judith décidée à rejoindre le camp d’Holopherne : « Vous n’allez pas partir ainsi,sans manteau ? » (Jud., I, 8, p. 226), cela témoigne de son souci de protéger la jeune fille du froid de la nuit, comme elle a voulu la protéger d’elle-même en proposant de la remplacer, par une autre expression de la fragilité supposée : « Une fille sans forces, sans armes. » (Jud., I, 8, p. 224), image d’elle que récuse Judith lorsqu’elle réclame à Suzanne son poignard. L’idée d’une faiblesse sous-tend aussi une réplique de Jean dans Sodome et Gomorrhe : après que Lia a montré que les hommes n’ont rien de mieux que leur corps pour dissimuler leur absence, la faim ou la fatigue les éloignant de l’explication attendue par la femme, la question de Jean laisse entendre que l’homme serait démuni devant la femme s’il ne se protégeait tandis que, selon Lia, le corps de la femme n’est que vérité : « Que serait-on devant toi, sans cuirasse ? », dit Jean. (Sod., I, 2, p. 869). Dans la scène précédente, Ruth expliquant à Lia qu’elle n’aime plus Jacques parce que rien de lui jamais ne bouge, ni ne change (Sod., I, 1, p. 864), en vient à évoquer la respiration mécanique de son mari : « Jamais je n’ai vécu avec un mari sans soufflet dans la gorge, unmari à thorax d’or pur. » (ibid., p. 865). La métaphore trahit l’exaspération de Ruth par l’opposition sous-jacente entre le bruit de la forge et la splendeur de l’or natif, la dévalorisation de l’homme est ici patente. Nous avons relevé dans deux pièces des périphrases de la nudité fondées sur l’emploi de la préposition « sans ». A l’assertion de Joachim, « Tu es la plus belle. », Judith répond : « Personne encore ne m’a vue sans vêtement. » (Jud., I, 5, p. 216). Dans son orgueil, la jeune fille affirme qu’elle est la seule à connaître sa beauté, signe moins de sa chasteté que de son narcissisme. Dans la longue comparaison que fait Florence, dans Cantique des cantiques, de Jérôme et du Président, elle dit à ce dernier : 68 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? « Avec vous, j’étais toute à vous et je ne me sentais que faute. […]. Vous seul existiez, et si une main dans le métro m’effleurait, j’étais sans force. Je peux traverser sans voiles la place de la Concorde, maintenant… Je ne croiserai même pas les bras… J’ouvre nue aux livreurs. » (C, 4, p. 739). On ne peut comprendre cette impudeur sereine, marquée d’abord par une métaphore de la nudité, à savoir « sans voiles », puis par son expression directe en fin de réplique, que par cette indifférence à son corps toute nouvelle pour Florence qui l’explique par l’absence de jalousie de son fiancé (ibid.). L’Apollon de Bellac nous fournit deux exemples sans rapport avec les précédents : l’extrême fantaisie nous vaut le « clou sans pointe » (Ap., 1, p. 920) et la trivialité, « le froid sansbouillotte » (Ap., 8, p. 941). Du premier, nous ne retiendrons ici que son caractère exceptionnel sur le plan formel : de part et d’autre de la préposition, nous avons deux termes concrets, « clou » et « pointe », qui, normalement, vont ensemble, la préposition 217 introduit donc le non sens et l’humour . Quant au second, il apparaît dans une réplique où Thérèse, la maîtresse en titre du Président, rageant de se voir préférer une jeune rivale, menace son amant de toutes les calamités au quotidien. Parmi elles, réunis dans un groupe ternaire, « Des jours d’entérite sans bismuth, de froid sans bouillotte, de moustiques sans citronnelle… » (ibid.). La préposition « sans » prend ici tout son sens privatif : le précieux accessoire pour réchauffer les lits glacés et la pharmacopée feront cruellement défaut au malheureux Président. Cette privation rejoint, par la fragilisation du corps humain qu’elle induit, celles que nous avons trouvées dans les autres pièces, mais elle s’en distingue par le contexte comique. Il semble donc bien, « clou sans pointe » mis à part – encore que, privé de l’élément qui le rend pointu, et donc, à proprement parler désarmé –, le clou n’est-il pas, lui aussi, fragilisé ?-, la formulation d’un état physique défaillant, défectueux ou inhabituel, passe chez Giraudoux par cet usage du groupe prépositionnel que nous avons tenté de définir. Que nous a appris l’analyse morphologique du lexème ou de la lexie d’objet ? Dans le groupe nominal, le jeu sur les déterminants est essentiel, soit qu’il mette en valeur la présence incongrue d’un objet ou son irruption dans l’espace scénique, soit qu’elle le place sous le regard, perception ou jugement, d’un personnage. Pour ce qui est des groupes nominaux prépositionnels, nous avons vu qu’ils sont de plus en plus nombreux à mesure que l’on avance dans la production théâtrale de Giraudoux. Il s’agit surtout d’objets extra scéniques : comme si le réalisme, chassé de la scène, faisait un retour en force de manière allusive et parodique dans le hors scène ; il nous est apparu que ce pouvait être par ailleurs le moyen de mettre en lumière la fragilité d’un personnage, ce qui est une façon originale de le caractériser. B) Syntaxe de l’objet. Nous nous intéresserons aux fonctions grammaticales des lexies d’objets puis à l’emploi fréquent du pronom personnel comme moyen de mettre en valeur certains lexèmes d’objets. 1) Fonctions grammaticales des lexies d’objets. Conformément à la définition la plus simple de l’objet, la lexie d’objet appartient communément au groupe verbal et a la fonction grammaticale de complément d’objet direct d’un verbe d’action ou de pensée. Cependant, la majorité des lexies d’objets sont 217 Voir 3ème partie, chap. 2, Le saugrenu. 69 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux des groupes nominaux prépositionnels aux diverses fonctions grammaticales, les plus fréquentes étant celles de compléments circonstanciels de lieu et de moyen, ce qui se conçoit aisément dans un texte de théâtre qui propose des éléments de décor et des accessoires de jeu. Ne sont pas à négliger certains compléments de noms qui traduisent un souci de précision dans le détail. Enfin, et le renversement est d’importance, maint objet se trouve dans ce théâtre en position de sujet grammatical, ce qui nous amènera à l’étude stylistique. a) Les syntagmes nominaux compléments d’objet directs. Dans Siegfried, la plupart des lexies d’objets sont compléments d’objet directs de verbes d’action, aussi bien dans les didascalies que dans les répliques et supposent un maniement de l’objet. Ainsi, dans Intermezzo les objets dépendent de verbes transitifs directs qui ont exclusivement pour sujets les personnages locuteurs qui disent ce qu’ils font, comme le Contrôleur : « Je verrouille cette porte, je ferme cette fenêtre, je baisse ce tablier de cheminée. » (Int., III, 3, p. 345). Dans Electre, un petit nombre d’objets scéniques se distinguent du fait qu’ils sont compléments d’objet directs de verbes d’action : ce sont le « trône », « l’escabeau », « l’anneau », « l’épée », or nous avons déjà rencontré trois d’entre eux parmi les « objets vedettes » sur le plan des fréquences lexicales, à savoir l’épée, le trône et l’escabeau : voilà qui les signale de toute évidence à notre attention comme objets chargés de sens. Dans Ondine, la fréquence élevée du verbe « prendre » a pour corollaire un nombre important d’accessoires de jeu alors que dans La Folle de Chaillot nous trouvons une aussi grande diversité de verbes d’action que d’objets maniés ou utilisés, en scène et hors scène. Mais nous assistons dans cette pièce à un nouveau phénomène d’écriture dramatique puisqu’un tiers des lexies d’objets amenées par un verbe transitif direct sont non dans les répliques, mais dans les didascalies, liées soit à un déplacement du personnage, soit à un mouvement. Ce qui était rare dans Intermezzo, Luce « lançant son béret en l’air » au lieu 218 d’obéir au Contrôleur (Int., II, 8, p. 333) et qui l’est encore dans Pour Lucrèce devient si fréquent dans La Folle de Chaillot qu’à la lecture nous visualisons les personnages, par exemple la Folle qui « renverse le verre du Président sur son pantalon » (FC, I, p. 965) ou « assène un pyrogène » (FC, I, p. 980) ou encore « frappe […] avec son timbre » le Prospecteur (ibid.). Cette pièce esquisserait-elle une nouvelle dramaturgie ? b) Les groupes nominaux prépositionnels. Nombreux sont les compléments circonstanciels de lieu, mais que l’on ne s’attende pas à trouver parmi eux une majorité de lieux scéniques, même si telle ou telle didascalie donne des indications : bien au contraire la plupart d’entre eux correspondent à des lieux non scéniques en rapport direct avec l’action : « Des hordes de mendiants s’assemblent autour des halles, prêts à piller. » (El., II, 7, p. 663). Dans Ondine, les compléments circonstanciels de lieu reprennent des éléments du décor comme accessoires de jeu, à savoir « porte » et « fenêtre » dans les premières scènes, tandis que d’autres sont liés à la reconstitution du passé de Bertha, tel ce « berceau de 218 Nous n’avons trouvé que deux exemples : « Porter un verre d’eau à ses lèvres » (Luc., I, 5, p. 1050), « part[ir] avec ses pistolets » (Luc., III, 3, p. 1099). 70 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? roseaux » dans lequel est une petite fille, nouveau Moïse sauvé des eaux (Ond., II, 13, p. 820) ou à la mort de Hans : « Sur la dalle qui s’est soulevée, Hans croise les mains en gisant. » (Ond., III, 7, p. 850). Les groupes construits avec la préposition « en » se trouvent dans certaines didascalies pour des notations de costumes, ainsi du jardinier « en costume de fête » (El., I, 1, p. 597), de Constance « en robe blanche à volants » (FC., II, 993). Le groupe nominal prépositionnel est parfois un complément de détermination par laquelle est introduite une précision sociale comme ces « vendeurs de piles électriques truquées » évoquées par l’un des « mecs » (FC, I, p. 953). Il arrive également que soit indiqué par ce moyen l’état d’un objet : Le Gaulois du 7 octobre 1896 que s’obstine à lire Aurélie est « en loques » (FC, I, p. 977). Il peut signaler une métamorphose, telle celle du bourreau « en statue de neige rouge » (Ond., III, 5, p. 845). La Folle de Chaillot est de loin l’œuvre qui offre la plus grande diversité dans le statut grammatical de l’objet : outre le fait que les compléments d’objet direct de verbes d’actions sont plus nombreux que dans les autres pièces, un tiers des objets est présent dans les didascalies, soit dans des indications de costumes, soit dans des notations concernant un déplacement ou un mouvement d’un personnage. L’importance nouvelle accordée dans l’écriture dramatique à ce qui est proprement « théâtre » nous semble le signe d’une voie que Giraudoux a ouverte et qui reste sans lendemain dans sa production dramatique. c) Les syntagmes nominaux sujets. Que certains lexèmes d’objets soient sujets de verbes pronominaux, cela ne surprendrait pas si le contexte n’invitait pas à prendre au pied de la lettre l’action énoncée, ainsi des verbes « s’ouvrir » et « se fermer » qui, dans ce théâtre ont pour sujets des éléments du décor. 219 La porte et ses avatars, fenêtre, mur , est l’objet le plus fréquemment sujet d’un verbe 220 pronominal exprimant un mouvement : employés absolument, les verbes « s’ouvrir » et « se fermer » confèrent à la porte l’autonomie, quand ce n’est pas davantage. Au troisième acte d’Intermezzo, les efforts du Contrôleur pour protéger Isabelle reçoivent un démenti immédiat dans la didascalie : « Le Contrôleur : Je verrouille cette porte. […]. La porte verrouillée s’ouvre. Le Spectre paraît. » (Int., III, 3, p. 345). La violence faite à l’univers humain par le surnaturel est parfois moins inquiétante, même si elle reste aussi étrange. Dans Ondine, c’est la fenêtre qui « s’est ouverte brusquement »une première fois, révélant la tête du « vieillard blanc [qui] fait froid dans ledos » à Auguste (Ond., I, 1, p. 762), là encore, la volonté humaine se heurte à plus fort qu’elle : « Je ferme la fenêtre. Elle s’ouvre à nouveau brusquement. Une charmante tête de naïade apparaît, éclairée. » (Ond., I, 1, p. 763). 219 Ces remarques grammaticales imposent bien sûr l’étude stylistique de la personnification, aussi ne donnons-nous dans ce chapitre que peu d’exemples. 220 Ce procédé grammatical est la base de l’animation des objets dans les récits fantastiques. Ainsi, dans La Cafetière de T. Gautier, pouvons-nous lire : « Les bougies s’allumèrent toutes seules, le soufflet, sans qu’aucun être visible lui imprimât le mouvement, se prit à souffler le feu […]. Ensuite, une cafetière se jeta en bas d’une table où elle était posée, et se dirigea, clopin clopant, vers le foyer, où elle se plaça entre les tisons. » (La Cafetière dans T. Gautier, Récits fantastiques, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 55-56). 71 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Fâché contre Ondine qui ne rentre pas, le pêcheur « tire le verrou »et triomphe : « Voilà !… Nous voilà en paix pour le dîner. La porte s’ouvre toute grande. Auguste et Eugénie se retournent au fracas. Un chevalier en armure est sur le seuil. » (ibid.). Cette troisième apparition se fait sur un mode identique aux précédentes, celui d'une irruption brutale, si bien qu’avant de ne révéler qu’un être humain cherchant un abri contre l’orage, elle fait croire à une nouvelle manifestation du surnaturel. L’effet comique lié à la succession des fermetures et des ouvertures se double de mystère. Remarquons dans tous ces exemples le jeu entre répliques et didascalies, les secondes apportant à chaque fois une réponse ironique à la présomptueuse certitude des personnages, et constituant donc des « gags » dont l’effet comique, à la représentation, est garanti. 2) Le pronom personnel comme procédé de mise en valeur du syntagme nominal d’objet. Nous voudrions, pour compléter ces analyses, souligner l’utilisation par Giraudoux du pronom personnel comme moyen de mettre en valeur le syntagme nominal d’objet, procédé grammatical et stylistique au service de l’écriture théâtrale : effet d’annonce, reprise ironique, insistance sont les trois principales valeurs du pronom personnel objet et même, parfois, sujet. Intermezzo nous en offre un des meilleurs exemples : « Le Droguiste : C’est que je viens de les retrouver, cher Maire. Le Maire : Qu’avez-vous retrouvé ? Le Droguiste: Mes diapasons ! Le Maire : Il s’agit bien de diapasons. Vous venez d’entendre, il s’agit de meurtre. Le Droguiste : Regardez-les.[…]. Je les croyais perdus et je les avais sur moi […]. Nous voici sauvés ! » (Int., II, 5, p. 325). Les trois effets sont réunis : le verbe d’action « retrouver » crée une attente et le pronom personnel annonce l’objet inconnu du Maire comme du lecteur ou du public ; la reprise ironique du mot « diapasons » par le Maire est la seule occurrence supplémentaire du lexème d’objet dans ce début de scène. Grâce aux pronoms personnels s’instaure un échange discursif sur les objets dorénavant désignés par des substituts, préparant de cette façon le retour en force et en signification du lexème, au singulier cette fois, à la fin de la scène : « Le Maire : Vous croyez vraiment que je peux partir, qu’Isabelle ne risque rien ? Le Droguiste : Mon diapason vous en répond. » (ibid. ). Nous avons l’impression que l’objet, une fois nommé, a un pouvoir puisqu’il devient sujet d’un verbe qui suppose un sujet humain : l’objet anodin acquiert ainsi une importance et une valeur inattendues. C’est ici que la remarque de P. Larthomas sur « un certain nombre 221 de procédés qui ressortissent à la fois au style et à ladramaturgie . » prend tout son sens. Dans Cantique des cantiques, le jeu sur le pronom personnel objet, substitut du mot « bijoux », induit tout un marivaudage : il est lié à la relation entre Florence et le Président, tandis que le pronom personnel sujet accompagne, d’un personnage à l’autre, ces objets que la jeune femme veut rendre et que son amant ne veut pas reprendre : « Florence : […]. Aussi tous les objets de mon passé, je les écarte. Je les rends à ceux de qui ils me viennent… Les voilà… Le Président : Voilà quoi ? Florence : 221 72 P. Larthomas, Le Langage dramatique, sa nature, ses procédés, Paris, PUF, 1980, p. 181. Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? Vos bijoux… Pardon… Mes bijoux. Le Président : Les bijoux que je vous ai donnés ? » (C, 6, p. 744). Ensuite, elle accepte de les garder pour s’en servir comme d’une arme défensive : « Très bien. Je les reprends. Je les reprends tous. Je n’ai pas à les avaler, non plus, pour qu’ils fassent davantage partie de moi-même ? Ils me protégeront contre Jérôme. […]. Ils me protégeront aussi contre vous. Surtout contre vous. Ils me diront comment vous me préférez mon jour de noces ». (C, 6, p. 749). Ces deux fragments de dialogue nous permettent de voir que le recours à un procédé grammatical banal, le pronom personnel employé comme substitut du groupe nominal, finit par rendre abstrait l’objet concret, de telle manière qu’il ne soit plus que l’essence même du don accepté / refusé, avant de redevenir concret par le retour du nom dans une didascalie gestuelle : « Elle a assemblé dans le petit sac tous les bijoux. » (C, 6, p. 750). Nous avons pu remarquer combien Giraudoux varie la construction des lexies d’objets et comment les fonctions grammaticales qu’il leur attribue sont en étroite relation avec le genre théâtral : la nécessité dramatique de ces choix, à peine esquissée ici, demandera de plus 222 amples développements . Chapitre 3. Rhétorique et stylistique. L’objectif de ce chapitre est d’apporter des réponses à la question du concret et de l’abstrait, 223 maint critique affirmant que Giraudoux s’attache plus au mot qu’aux choses . Nous ne pourrons pas éviter le débat sur la prétendue « préciosité » de l’auteur. Nous nous attacherons dans un premier temps aux traits caractéristiques attribués aux objets puisqu’ils sont l’un des moyens de les particulariser et donc de leur donner une réalité concrète. Dans un second temps, nous verrons comment la distinction fondatrice de la définition de l’objet, à savoir celle entre sujet et objet, animé et non animé, doué ou non de parole est remise en cause dans ce théâtre par le double processus de personnification des objets et de réification des personnages humains. Enfin, nous installant dans l’atelier rhétorique 224 de Giraudoux, nous tenterons de comprendre la manière dont, « jongleur » ou orfèvre, il utilise les noms d’objets comme matrices ou comme moules de figures et d’images. 225 A) Les traits distinctifs des objets . 222 Bien que la répétition variation soit fondée sur les changements de déterminants et de nombre, nous en réservons l’étude à l’écriture théâtrale car c’est un procédé qui se révèle fort efficace sur le plan dramatique. 223 224 Cf. Introduction, n. 118. Ce terme péjoratif revient sous la plume de nombreux critiques dramatiques de son époques, avec la connotation méprisante d’amuseur doué mais superficiel. 225 R.-M. Albérès fait, à propos de l’objet, une remarque qui justifie l’attention que nous portons à la manière dont les objets sont particularisés : « L’objet reçoit […] un double caractère : 1) un caractère général, dans la mesure où, en son instant de grâce, il prend une valeur supérieure à sa valeur apparente, et Giraudoux traduira l’assomption fugitive de cette valeur universelle par l’allégorie ; 2) un caractère particulier parce que l’objet exprime alors au mieux son originalité 73 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Caractériser, selon le Petit Robert de la langue française, « c’est indiquer avec précision, dépeindre les caractères distinctifs d’une personne ou d’une chose, ce qui permet de la distinguer d’une autre [et] de reconnaître, de juger ». Que nous disent les stylisticiens ? Pour C. Fromilhague et A. Sancier, la caractérisation est « l’expression de qualités ou de 226 propriétés assignées au référent. » . Nous conviendrons ici que le référent, un lexème d’objet, peut être accompagné de toutes sortes de caractérisants - adjectifs évaluatifs ou affectifs, groupes nominaux apposés, groupes nominaux prépositionnels de qualité, de manière, de caractérisation au sens strict du terme, de subordonnées relatives apportant 227 une précision d’ordre descriptif ou explicatif , de comparaisons. Giraudoux, qui a recours à tous ces moyens, joue de surcroît sur la place des caractérisations pour renforcer soit l’objectivité, soit la subjectivité. Etayées par des relevés exhaustifs dans les œuvres dramatiques, les considérations d’E. Brunet sur le caractère abstrait du vocabulaire giralducien semblent inattaquables. Si l’on ne peut que constater la faible proportion de substantifs concrets en regard des noms abstraits, comment ne pas remarquer le nombre important de caractérisations qui font appel à un imaginaire de la perception, des sensations et à des modalisations évaluatives ou affectives ? Nous voudrions montrer que l’objet n’est pas un simple concept : sa nature, ses qualités intrinsèques, ses constituants, son aspect, son état, sa matière, sa forme, son volume, sa taille, sa couleur, le définissent de façon objective, aussi bien dans des répliques que dans les didascalies ; les modalisations sont la marque de la subjectivité de personnages dont le regard oriente notre appréhension des objets et, par là, de la réalité. La multiplication des points de vue sur un objet, dans certains dialogues, place le lecteur ou le spectateur dans une attitude de réception active, à l’inverse du théâtre naturaliste dans 228 lequel les caractérisations sont données comme inhérentes à l’objet . Par ailleurs, nous avons pu constater que Giraudoux multiplie les caractérisations d’objets dans les figures de style et dans les images. Des constantes se dégagent-elles quant à la manière de préciser la spécificité, de mettre en valeur les particularités d’un objet ? Du fait qu’ils se voient attribuer, de pièce en pièce, des caractérisations, certains objets ne sont-ils pas désignés à notre attention ? S’agit-il de réalisme ou d’humour ? Les caractérisations subjectives nous éclairent-elles sur les personnages qui les emploient, sur leur rapport à la réalité concrète ? 1) Définition objective par les caractérisations. a) La nature des objets. Nous avons relevé peu d’exemples d’une précision quant à la nature des objets. Sarah, dans Judith, à la question d’Egon sur le statut social de « la Juive », répond : « Non, la haute banque. Ne devines-tu pas, autour de cette simplicité, les voitures à ressort, les bijoux à chaînette de sûreté ? » (Jud., II, 2, p. 234). propre, et cet aspect se traduit dans la recherche des caractéristiques originales. » (R.-M. Albérès, Esthétique et morale , op. cit., p. 221-222). 226 227 C. Fromilhague, A. Sancier, Introduction à l’analyse stylistique, Paris, Dunod, 1996, p. 215. Ibid., p. 217. 228 Ce choix esthétique résolument moderne serait à rapprocher des tentatives du cubisme qui, dans la représentation d’un objet, fait coexister des points de vue différents. 74 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? Les deux compléments de détermination introduits par la préposition « à » situent délibérément les objets nommés dans l’époque de l’écriture de la pièce, et l’anachronisme rapproche la fable du temps historique, la réplique relevant des lieux communs de l’antisémitisme des années 30, la richesse des banquiers juifs. Il faut ici faire mention de caractérisations que Giraudoux a abandonnées : dans les plans de Siegfried, elles insistaient sur les substitutions opérées par Robineau parmi les objets de la vie quotidienne du héros : ces répétitions, déjà peu élégantes à la lecture, alourdissaient le texte promis à la scène, elles sont supprimées dans la version définitive au profit d’un échange dialogué entre Geneviève et Robineau sur le « système » de ce dernier qui consiste à remplacer chaque objet de Siegfried par un objet de Jacques, le qualificatif « français » n’apparaissant plus qu’une fois (Sieg., II, 2, p. 26). b) Qualité intrinsèque à l’objet. « Mercure : Vous avez des vêtements éternels. Je suis sûr qu’ils sont imperméables. » (Amph., I, 5, p. 132). Le dieu valet souligne à quel point la métamorphose de Jupiter en Amphitryon est imparfaite : tout, en lui, trahit le dieu, ce que marque la première épithète, la seconde étant un moyen irrévérencieux et humoristique d’exprimer la nature divine de Jupiter, le dieu de la foudre et des orages, indirectement donc, des averses. Une semblable modernité dans le choix des qualificatifs anachroniques vient, dans une tirade de Lia, donner une possible réécriture de la fin du monde telle qu’elle n’aura pas lieu : les femmes ne devront pas leur vie aux hommes, présentés comme des sauveteurs des temps modernes, elles n’échapperont ni aux flammes ni au sol bouillant de Sodome : « Quel soulagement qu’ils ne soient pas là à nous passer des vêtements ininflammables, des souliers étanches ! », dit-elle à Ruth. (Sod., II, 8, p. 913). L’étrangeté d’un objet peut être mise en évidence par une proposition relative qui énonce sa propriété surprenante : « le livre qui se litlui-même» (Ap., 5, p. 930) est une des inventions que le Secrétaire général donne comme réelle, or tout la désigne comme un objet de récit fantastique. c) Constituants d’objets. Nous ne proposerons ici qu’un exemple de caractérisations qui énoncent les constituants d’un objet, le procédé étant rare chez Giraudoux.Dans Siegfried, l’architecture du burg est ainsi évoquée de façon redondante par trois termes qui en soulignent le caractère médiéval : « un burg avec des échauguettes, des bannières, des ponts-levis. » (Sieg., I, 5, p. 11). Fautil lire dans ce groupe ternaire un souci linguistique d’élucidation du substantif pour un public non germaniste ou peu familier des dessins de V. Hugo, ou bien une surenchère qui vise à la parodie d’un cliché du romantisme, le style troubadour ? Le réalisme descriptif servirait la couleur locale, mais l’ironie qui sous-tend les répliques de Geneviève dans le dialogue sur les monuments de Gotha nous fait privilégier l’humour de Giraudoux à l’égard d’un cliché. Il en va de même pour le « palais florentin à fresques et arcades »(ibid.) dont l’épithète dénonce l’imitation de l’architecture du Quattrocento. d) L’aspect d’un objet. 75 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Une phrase de Siegfried résume de manière concrète la pensée des généraux Ledinger et Waldorf qui souhaitent annoncer non la démission et le départ, mais la disparition, la mort de l'homme d’Etat : « Un monument en pied à Munich pour Siegfried, une colonne brisée à Paris pour Forestier. »(Sieg., IV, 3, p. 68). Le premier objet correspond à une image glorieuse de l’homme politique allemand, tandis que le second, par le qualificatif, suggère métaphoriquement une vie brisée par la guerre, celle du journaliste français porté disparu. Une didascalie d’Intermezzo nous donne rétrospectivement une image visuelle du Spectre qui est apparu après les coups de feu des Bourreaux : « [Luce] s’amuse à mimer son balancement, les bras tombants, les jambes en laine. » (Int., II, 8, p. 333). On croit voir un pantin désarticulé, cette impression est renforcée par la substitution du complément « en laine » à l’expression figée « en coton », c’est-à-dire sans forces, donnant au personnage un caractère inoffensif, fragile, à l’opposé du fantôme qui terrorisait l’Inspecteur et les Bourreaux. C’est par une antithèse que Mr. Banks essaie de faire imaginer à Outourou le vêtement d’un mineur anglais : « Ils ne vont pas vêtus de vos étoffes éclatantes. Un droguet les couvre, puantet taché. » (SVC, 4, p. 569). Les deux épithètes dévalorisantes s’inscrivent dans une peinture quasi naturaliste de la vie des mineurs, vie qui s’oppose en tous points à l’oisiveté et à la beauté tahitiennes ; les sonorités contribuent d'ailleurs à cette antithèse : l’allitération en [v] de la première phrase s’oppose à la dominante consonantique dure de la deuxième avec les dentales et les gutturales. e) L'état des objets. Il nous est quelquefois précisé : ainsi, avant d'annoncer à Sosie l’attaque des Athéniens, le Guerrier s’enquiert-il du général thébain : « Ses armes sont-elles en état ? » demande-t-il au serviteur qui a cette réponse étonnante : « Un peu rouillées, accrochées du moins à des clous neufs ». (Amph., I, 2, p. 122). La paix, cet « intervalle entre deux guerres », selon la définition de Sosie, aurait-elle pour conséquence que soit négligé l’entretien du fourniment du général, entretien qui, en bonne logique, à défaut d’aide de camp, revient au seul Sosie ? Par deux fois, Giraudoux emploie des épithètes pour exprimer un désordre vestimentaire, lui-même signe d’une faute : dans Amphitryon 38, c’est sur le mode de la plaisanterie qu’Alcmène donne le tableau de la fuite de son « petit ami » supposé, « maugréant et jurant, car il a pris sa tunique déroulée dans ses jambes nues… » (Amph., I, 6, p. 138) ; un motif semblable se retrouve dans Electre, cette fois dénoncé par le Jeune Homme qui reproche à Agathe d’avoir un autre amant : « Un soir, il se hâtait, son écharpe mal mise, sa tunique entrouverte. » (El., III, 2, p. 646). Inversement, la pureté d’Alcmène transparaît lorsqu’elle donne à Jupiter ses raisons de ne pas vouloir d’amant : « Parce que j’aime les fenêtres ouvertes et les draps frais. » (Amph., I, 6, p. 137). 76 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? Cette réplique, outre la sensualité qui s’en dégage, prend tout son sens si nous la rapprochons de la mention « des draps propres [qu]'il va falloir salir un petit peu » pour compromettre la pureté de Lucile, dans Pour Lucrèce. (Luc., I, 10, p. 1066). f) La forme, le volume, la taille des objets. Ils sont rarement indiqués, leur mention n'en revêt que plus d’importance. Eclissé invente un tableau d’Alcmène attendant le dieu : « Ses regards distraits caressent une énorme sphère d’or qui soudain pend du plafond. » (Amph., II, 4, p. 154). L’antéposition de l’épithète confirme l’intention hyperbolique et l’emphase introduit une distance de l’auteur à l’égard du propos de la nourrice. De surcroît, l’objet évoque ces « lustres boucliers » Art déco contemporains de l’écriture de la pièce. La postposition d’un adjectif de sens superlatif peut avoir la même valeur stylistique. Busiris, justifiant, à la demande expresse d’Hector, la formation de face adoptée par la flotte grecque, ajoute : « D’autant plus que les Grecs ont à leur proue des nymphes sculptées gigantesques. » (GT, II, 5, p. 524). Le qualificatif ouvre la voie à une interprétation favorable aux Troyens, « la nymphe en tant que symbole fécondant s’offre… » (ibid.). Nous voyons dans ces deux exemples la limite de l’objectivité dans le choix des caractérisants. Présente dans une didascalie, la notation de taille est purement objective : « On voit une grande écharpe se former dans le ciel. », celle d’Iris (GT, II, 12, p. 543). L’extrême précision jointe au vocabulaire technique du plateau se trouve cependant dans une réplique de L’Impromptu de Paris et nous donne une idée de la plantation d'un décor : « Léon : Dix colonnes de douze mètres à la cour, et l’arc de triomphe au jardin. […]. » (IP, 3, p. 696). Nous verrons plus loin que les épithètes successives et contradictoires qu’Agnès utilise pour le lustre auquel elle s’adresse dans L’Apollon de Bellac, « mon petit, mon grand lustre », ne se justifient pas par des données objectives de dimensions. (Ap., 4, p. 929). g) Matières et matériaux. Matériaux précieux. Parmi les matières, les métaux précieux sont les plus fréquents. L’or est le privilège des puissants de ce monde : métal inaltérable, il est signe de suprématie et est ordinairement attaché à la dignité royale. Amphitryon décrit un beau travail d’orfèvre, la tête de Méduse de son bouclier : « Ce sont des serpents taillés en plein or. » (Amph., I, 3, p. 125), et Giraudoux s’amuse d’un souvenir érudit : Athéna a placé sur son bouclier la tête terrifiante de la Gorgone que lui a donnée Persée après l’avoir vaincue 229 grâce au bouclier poli comme un miroir dont la déesse lui avait fait cadeau . Les Troyens « seron[t] tous en cuirasse d’or » et l’ambassadeur grec portera un casque d’argent, tel est du moins le tableau que brosse Hector de la restitution d’Hélène aux Grecs 229 Cf. Ovide, Les Métamorphoses, L. IV, 630-660, Traduction de Georges Lafaye, Editions Gallimard, 1992, p. 156 ; R. Graves, Les Mythes grecs, Paris, Fayard, collection « Pluriel », 1967, p. 257-260. 77 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux 230 non sans quelque souvenir de l’Iliade maisne peut-on s’étonner de voir tous les guerriers troyens revêtus d’or comme s’ils étaient tous de sang royal, ou faut-il comprendre que ce sont les fils de Priam ? L’or est aussi, comme l’argent, le moyen d’une distinction sociale, de l’affirmation des privilèges dans l’étiquette de cour : « Le Chevalier : J’ai droit au troisième rang après le roi, et à la fourchette d’argent. Le Chambellan : Vous l’aviez. Et même au premier, et même à la fourchette d’or, si certain projet avait pris corps. » (Ond., II, 9, p. 807). Le sous-entendu vise le mariage du chevalier avec Bertha, la fille adoptive du roi. Cette querelle de préséance autour des objets n’est pas sans rappeler le« couvert magnifique, avec un étui d’or massif » placé devant chacune des sept fées au festin du baptême, et le simple couvert donné à la vieille fée qu’on n’attendait pas, dans La Belle au bois dormant 231 de C. Perrault . Mais, dans Ondine, l’or est bien plus souvent un signe du surnaturel : Auguste continue à s’étonner des « assiettes d’or » (Ond., I, 1, p. 762) et Ondine propose à Hans un miroir, « unmiroir d’or » (Ond., I, 6, p. 774). L’or est aussi le métal d’un outil de travail promu au rang d’objet surnaturel, la « faux en or »de la Fille de vaisselle : le merveilleux des contes se superpose à l’allégorie (Ond., III, 5, p. 844). Autres matériaux. Tandis que nous ignorons la nature des matériaux de construction des multiples monuments de Gotha dans Siegfried et du palais de Priam dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu qui restent des noms plus que des monuments ou des édifices concrets, la première scène d’Electre nous laisse perplexes devant la description du palais d’Agamemnon : « […] le corps de droite est construit en pierres gauloises […]. Et le corps de gauche est en marbre d’Argos. » (El., I, 1, p.,598). La différence de matériaux pourrait correspondre à divers moments de la construction de l’édifice, or il n’en est rien : « Leur origine, écrit G. Teissier, souligne la version française de la légende grecque et évoque la gaieté et même la grivoiserie introduites dans la tragédie 232 par des personnages de vaudeville » . Certes, mais les deux matériaux sont nobles, le second connotant une plus grande richesse et tout le prestige de l’antique. Cependant n’y a-t-il pas également un plaisir des mots qui s’appellent par le son, et par là un sens très sûr du pouvoir des mots au théâtre ? Le [r] assure la cohésion de l’édifice, puisqu’il est la dominante, une modulation vocalique sur le [o] ouvert parcourt les deux membres de la description, tandis que les voyelles fermées [e], [ui], [i] s’opposent au [a] éclatant. Or ce contraste sonore correspond au sens attribué aux signes par le Jardinier : « le palais pleure » par « les pierres gauloises qui suintent à certaines époques de l’année », signe du deuil, de la tristesse, qu’expriment les voyelles fermées ainsi que l’allitération en [p], et il « rit » grâce au « marbre d’Argos, lequel, […] s’ensoleille 230 Dans l’Iliade, Ulysse est « casqué de bronze flamboyant » (Il., chant IV, op. cit., p. 84), Hector, quant à lui, a pour épithète de nature « au casque scintillant » (Il., chant VI, op. cit., p. 117). 231 C. Perrault, Contes, Paris, Editions Garnier Frères, 1967, p. 97. Et d’autres objets sont caractérisés avec des matériaux connotant le même luxe, « Les vases de cristal et d’agate/ Où l’or en mille endroits éclate. » de Grisélidis (op. cit., p. 24). 232 78 TC (P.), n. 1 de p. 586, p. 1189. Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? soudain. », illumination prometteuse du triomphe de la lumière et des êtres solaires que sont Electre et Oreste dans l’éclat des [e] et des[o] ouverts. Dans un registre plus léger, les notations précises contribuent autant à concrétiser les objets qu’à dépeindre une bien peu innocente manie chez le Maire d’Intermezzo qui paraît en effet peu respectueux de l’ordre moral quand il avoue « collectionner les faïences provençales à sujets licencieux », qu’il dénomme également ses « Vénus en terre écaillée » (Int., III, 1, p.335) : par un chiasme, les faïences sont dégradées en « terre écaillée » et, inversement, les « sujets licencieux sont promus à une certaine grandeur par le nom de la déesse de l’amour que le matériau et son état dévalorisent, trait d’humour d’un Giraudoux lui-même amateur d’antiquailles. Un matériau fragile est par deux fois nommé dans ce théâtre, le cristal. Nous le trouvons d’abord sous les yeux du Contrôleur qui énumère les objets de la chambre d’Isabelle et s’attarde complaisamment sur « ce porte-liqueurs où l’eau de coing impatiente attend l’heure du dimanche qui la portera à ses lèvres… Du vrai baccarat… Du vrai coing… Car tout est vrai chez elle, et sans mélange. » (Int., III, 3, p. 340). Par un glissement du contenant au contenu, puis à une caractérisation commune à l’un et à l’autre, exprimée par la répétition de l’épithète « vrai », s’opère un rapprochement entre vérité et pureté, donnant ainsi la clef du personnage de la jeune fille telle que Giraudoux la conçoit. Les réalités matérielles sont le reflet ou l’expression de données d’ordre spirituel. Au contraire, le « lustre » de L’Apollon de Bellac semble le triomphe de l’artifice puisque « sesbobèches sont en faux baccarat des Vosges. » (Ap., 4, p. 929) et que toute la magie du langage consiste à faire de lui un bel objet pour s’entraîner à dire aux hommes les plus laids qu’ils sont beaux : la jeune fille, à ce jeu, perd son innocence. Les tissus. Giraudoux se plaît souvent à nous donner la nature des tissus, avec une prédilection pour 233 ceux qui sont doux au toucher et agréables au regard, le velours, le satin . Le Contrôleur fait un éloge sensuel du « corsage tendrement moulé de satin ou d’organdi [qui] aimante dans chaque petite ville aux diverses heures du jour l’itinéraire du sous-préfet, des lycéens et de toute la garnison ! » (Int., I, 5, p. 290). Le regard masculin erre avec délices à la surface du corps féminin et le caresse avec une sensualité gourmande qui transparaît dans le choix de tissus légers et brillants qui attirent l’œil et éveillent le désir. Le Spectre porte un « pourpoint de velours » séduisant par un rien de nostalgie romantique ou shakespearienne (Int., I, 8, p. 234 303) . Curieusement, à la fin de la pièce, c’est Armande, une des vieilles filles, qui pense « doubleren velours « sa cape, en « velours de soie », le plus seyant, contrairement au « crêpe de Chine » qui convient mieux à son statut de vieille fille (Int., III, 6, p. 355), comme si le tissu qui a d’abord contribué à l’attirance mortifère d’Isabelle pour le Spectre changeait 233 J.-P. Richard rapproche Proust et Giraudoux, rappelant l’éloge que Giraudoux fait de Proust : l’auteur de La Recherche du temps perdu est loué pour avoir « mis à jour » et « épousseté […] toutes ces vieilles étoffes, velours, panne, moleskine, étoffes de nos mères qui sont la doublure de nos âmes. » (J. Giraudoux, Or dans la nuit, Paris, Grasset, 1969, p. 22, cité dans J.-P. Richard, Proust et le monde sensible, Paris, Editions du Seuil, 1974, p. 63). 234 Ce costume peut évoquer Roméo ou quelque personnage du théâtre romantique, Lorenzaccio ou Ruy Blas, ou encore le Portrait de Delacroix en Hamlet (1824, musée du Louvre) ou Hamlet dans la suite lithographique deDelacroix pour le drame de Shakespeare, entre autres, la scène de rencontre du « fantôme sur la terrasse » et celle des fossoyeurs dans lesquels le héros shakespearien porte chausses, pourpoint et cape (lithographiesreproduites dans A. Sérullaz, Y. Bonnefoy, Delacroix et Hamlet,Paris, Editions de la Réunion des muséesnationaux, 1993, p. 31, 42). 79 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux de valeur, ce que laisse imaginer la réplique de la jeune fille dans laquelle s’exprime toute l’ambivalence du tissu : « Pour doubler la vie, du velours de soie… pour doubler la mort… Mais qu’est-ce que je dis? » (ibid.). L’envers et l’endroit, la vie et la mort, la cape et sa doublure, la vieille fille et le Spectre : autrement dit, et tellement plus poétiquement, une oscillation entre la réalité et le rêve d’absolu. Dans L’Apollon de Bellac, une autre jeune fille est associée à la douceur du velours : l’humour de Giraudoux oppose ici malicieusement deux personnages féminins par le biais des caractérisations de leurs chaises : « Le Président : […]. Jusqu’à tes chaises Directoire à dessus de crin qui disaient à mon derrière que je suis laid, et en le grattant. […]. Comment est-ce chez vous, Agnès ? Agnès : Mes chaises ? Elles sont en velours. Le Président : Merci, velours. » (Ap., 8,p. 940). L’analogie est plus qu’évidente entre la rudesse du crin et le caractère revêche de Thérèse d’une part et, d’autre part, la douceur du velours et l’aménité d’Agnès. Conformément au rôle que lui attribue le Monsieur de Bellac, la jeune fille métamorphose les hommes par la formule magique « que vous êtes beau », mais, plus prosaïquement, nous la voyons donner des conseils vestimentaires au Secrétaire général : elle le fait renoncer à son « ignoble jaquette » au profit d’« un complet en tussor beige » dont il se rappelle opportunément l’existence. (Ap., 5, p. 932). La préférence pour l’étoffe légère d’un costume d’été est le signe d’un soin apporté à son apparence et elle atteste un souci de l’élégance vestimentaire 235 et de la mode chez Giraudoux . Les didascalies de La Folle de Chaillot nous offrent de véritables images de mode, nous l’avons vu précédemment : Aurélie porte une « jupe de soie » (FC., I, p. 964) et se désespère d’avoir perdu un « boa en plumes mordorées, de trois mètres de long », vestige de la Belle Epoque et de sa jeunesse (FC.., I, p. 965). Le « voile de lin » qu’Alcmène préfère au « grand voile rouge » proposé par Eclissé souligne la simplicité avec laquelle elle veut recevoir Jupiter, le rouge ayant quelque chose de royal, d’officiel (Amph., II, 4, p. 236 153) . Mais une autre symbolique des couleurs n’affleure-t-elle pas ? Le lin, blanc, peut être symbole de pureté et le rouge prendre une connotation érotique, ce qui expliquerait aussi le refus d’Alcmène. h) Couleurs. Les nombreuses notations de couleurs nous permettent d’imaginer costumes et accessoires et certains objets non scéniques. Le souci d’élégance apparaît dans la précision des 235 Souci dont nous trouvons l’écho dans un roman avec la caricature de Lemançon : « Juliette évidemment ne s’attendait pas à ce qu’il vînt nu, ni à ce qu’il portât un péplum ou des braies, mais les vêtements de Lemançon semblaient avoir subi démesurément les opérations de la coupe. Partout et en tous sens couraient d’énormes coutures, comme sur le moulage en plâtre d’une statue. Si bien que Juliette eut, par de faux indices, l’impression de la vérité, et soupçonna que Lemançon était un faux, un moulage d’écrivain. » (Juliette au pays des hommes, ORC, chap. V, p. 832-833). Les vêtements sont déjà en relation avec la dialectique du vrai et du faux, à laquelle nous les trouvons fréquemment associés au théâtre. 236 Ce rouge n’est pas sans rappeler la pourpre et les broderies déroulées sur l’ordre de Clytemnestre pour le retour d’Agamemnon dans la tragédie d’Eschyle, luxe et couleur des étoffes dans lesquels le roi des rois voit une preuve de démesure, Eschyle, Agamemnon, 923-927 et 946 (Tragiques grecs, Eschyle, Sophocle, traduction par Jean Grosjean, Paris, NRF, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 291 et p. 293). Alcmène, la très humaine, en écartant le rouge, se distingue ainsi des héros tragiques. 80 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? nuances remarquées par Siegfried et Geneviève lors de la « leçon de français »et dont ils se font la mutuelle confidence au dernier acte : au « mouchoir saumon et vert » de Siegfried répondait le « chapeau gris perle avec un ruban gris souris » de Geneviève (Sieg., IV, 6, p. 237 75-76). Tandis que Siegfried cultive la subtilité des nuances et des contrastes, Geneviève paraît s’être réfugiée dans les demi-teintes. Signe du demi-deuil qu’elle porte encore, sept ans après la disparition de Jacques, conformément au code social de l’époque, ce gris ne symbolise-t-il pas également la mélancolie et cet état d’entre deux qui met le personnage de Geneviève entre le blanc de la neige qui recouvre Gotha et les vêtements noirs que choisit Siegfried pour quitter l’Allemagne, entre le noir de l’uniforme des hussards de la mort que porte Fontgeloy et Blancmesnil, le village français aperçu à l’acte IV ? Certains accessoires de costume sont au contraire vivement colorés, comme ces écharpes qui sont offertes à la Comtesse pour remplacer son boa : « Le Chasseur : Prenez une de ces écharpes. […]. La bleue est très gentille. La Folle : Avec le col de corsage rose et le voile vert du chapeau ? Tu veux rire. Donne-moi la jaune. » (FC, I, p. 965). L’excentricité du personnage se révèle dans l’association de ces couleurs franches qui fait penser aux toiles de Bonnard qu’appréciait Giraudoux. La riche palette colorée que déploie Hector pour qu’Hélène « voie » son départ fait penser, par la violence des tons et des contrastes entre des couleurs complémentaires juxtaposées, le violet et l’ocre, le rouge et le vert, à quelque toile fauve autant qu’aux « chromos » qui utilisent des couleurs franches violemment contrastées : « Nous allons vous remettre aux Grecs en plein midi […], entre la mer violette et le mur ocre. Nous serons tous en cuirasse d’or à jupe rouge, […] mes sœurs en peplum vert vous remettront nue à l’ambassadeur grec, dont je devine, au-dessus du casque d’argent, le plumet amarante. » (GT, I, 9,p. 508). Remarquons l’archaïsme de l’adjectif « amarante » qui clôt la phrase non seulement sur le rouge pourpre, mais sur un écho de la langue du dix-septième siècle. Giraudoux parodiant Giraudoux romancier et son goût des descriptions et des qualificatifs ? Nous sommes tentée de le supposer avec cette chute sur un adjectif rendu célèbre par le sonnet de Trissotin dans 238 Les femmes savantes de Molière : Giraudoux « précieux » se moquant de lui-même . Ce déploiement coloré suffirait-il à conjurer le destin ? Dans Electre, la querelle entre mère et fille à propos du « poussé ou pas poussé » se double d'une contestation sur la couleur de la tunique du petit Oreste : Electre prétend avoir retenu son frère « Par sa petite tunique bleue. », Clytemnestre corrige : « Entre nous, la tunique était mauve. », s’attirant cette réplique d’Electre : « Elle était bleue ! Je la connais la tunique d’Oreste. Quand on la séchait, on ne la voyait pas sur le ciel. » (El., I,4, p. 620). 237 La pièce nous épargne la longue description du costume de Siegfried et abandonne l’association de couleurs criardes qui sera réservée à la Folle de Chaillot comme signe d’excentricité. Qu’on en juge plutôt : « Lui, qui ne portait que du linge blanc, s’enveloppa d’un tricot mauve, d’un caleçon rose, de genouillères vert Véronèse, s’armant pour je ne sais quel tournoi avec l’arc-en-ciel. » (Siegfried et le Limousin, ORC, p. 669). Ce déplacement nous paraît doublement intéressant : dans Siegfried, les rares couleurs nommées sont associées à l’élégance et au désir de plaire d’un personnage masculin tandis que, dans La Folle de Chaillot, elles proclament l’indifférence de l’héroïne au goût du jour et rejoignent les couleurs de la vie et de l’enfance mises en valeur par Isabelle et condamnées par l’Inspecteur dans Intermezzo. 238 Concédons également à ceux qu’agace sa préciosité l’un des concetti « précieux » d’ Amphitryon 38 : à la question d’Alcmène : « Quelle tunique portes-tu sous ta cuirasse ? », son époux répond : « L’églantine, avec les galons noirs. » (Amph., I, 3, p. 126). 81 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux La querelle est-elle si dérisoire qu’il y paraît ? Electre revendique-t-elle pour son frère la couleur destinée aux garçons, selon un cliché social en vigueur à l’époque d’écriture de la 239 pièce, ou la couleur de l’azur, pour un héros qui semble un double solaire d’Agamemnon ? Le noir, associé en Occident au deuil, à la mort, est imposé par l’Inspecteur d’Intermezzo aux fillettes comme au tableau, dans la meilleure tradition de la Troisième République. Les couleurs sont en effet pour lui synonymes de fantaisie, et donc de désordre, alors qu’elles sont celles de l’enfance dans les choix d’Isabelle : « Que le tableau bleu reste ici ! Qu’il reste avec la craie dorée, l’encre rose et le crayon caca d’oie. Vous aurez un tableau noir, désormais ! Et de l’encre noire ! Et des vêtements noirs ! »(Int. , I, 6, p. 301). Les qualificatifs choisis par l’Inspecteur pour leur puérilité, le troisième étant particulièrement méprisant dans sa bouche, sont, à bien y regarder, des variations de nuances sur les trois tons retenus plus tard par la Folle de Chaillot : jaune, rose et vert, triade qui revient régulièrement sous la plume de Giraudoux. Le changement de couleur trahit une autre forme de mort, symbolique, celle-là, dans L’Impromptu de Paris : « Le sang s’est retiré de l’immeuble entier ; en regardant le rideaurouge, vous verriez que c’est un rideau blanc. »(IP, 4, p. 715). Giraudoux fait évoquer par Jouvet, non sans humour, son théâtre le soir de l’échec d’une pièce, comme si le bâtiment, le rideau de scène prenaient part à la déconvenue de l’auteur au point d’en être mourants. Nous retiendrons l’attention portée par Giraudoux aux matières et aux matériaux qui semble devoir être mise en relation avec l’œil du collectionneur amateur de beaux objets. Sa prédilection pour les tissus est un écho de son intérêt pour la mode et d’un souci d’élégance vestimentaire. Les objets nous sont connus par identification répétitive grâce aux notations de couleurs, de tissus, de matériaux qui les rapprochent d’une pièce à l’autre, d’autres se distinguent au contraire par leur originalité et leur rareté. D’autres caractérisations semblent devoir davantage être mises en relation avec les personnages qui expriment par ce biais leur rapport aux objets ou à des réalités que ceuxci permettent d’évoquer indirectement. 2) Les caractérisations subjectives. Elles sont la preuve d’un regard du personnage sur les objets, regard dans lequel se devine une relation affective ou s’exprime un jugement esthétique. a) Modalités évaluatives. Les jugements esthétiques sur des objets. Ils passent la plupart du temps par des adjectifs épithètes antéposés, ce qui, en français, contribue à mettre en valeur la qualité. Giraudoux aime bien l’adjectif « superbe » dont le sens est superlatif et qui dénote toujours une certaine emphase. « Quelle superbe aiguière ! » s’exclame Hans dans la 239 Les véritables couleurs de la tragédie sont ailleurs : « Le Mendiant : Cela ne va pas te suffire que les visages des menteurs soient éclatants de soleil ? Electre : Non. Je veux que leur visage soit noir en plein midi, leurs mains rouges. C’est cela la lumière. » (El., II, 1, p. 643), le noir du crime, le rouge du sang répandu par les assassins d’Agamemnon et la lumière de la vérité. 82 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? chaumière d’Auguste et d’Eugénie, ébloui par l’apparition d’un objet aristocratique dans ce cadre (Ond., I, 6, p. 774). Le Monsieur de Bellac rappelle que Bernard Palissy a dû sacrifier « ses superbes meubles Henri II » à sa passion artistique (Ap., 1, p. 921) et Alcmène remarque les « superbes bagages » des étrangères qui la rendent jalouse (Amph., I, 3, p. 129) : dans ces deux cas, l’admiration est suspecte et voile l’ironie ou le dépit. Le représentant de l’Etat, dans L’Impromptu de Paris, s’extasie sur le rosier de L’Ecole des femmes : « Charmant accessoire ! » alors qu’il vient de s’accrocher à cet élément de décor. Faut-il entendre de sa part, ou de celle de l’auteur, de l’ironie par antiphrase ou une façon de réparer sa maladresse aux yeux des comédiens ? Faisant l’éloge du lustre, Agnès multiplie les qualificatifs valorisants pour des matériaux tout à fait ordinaires réunis dans un groupe ternaire, signe d’une emphase lyrique : les épithètes doivent persuader le lustre de sa beauté, aussi le discours de la jeune fille en fait-il ce monument de « merveilleux laiton, de splendide carton huilé, de bobèches en faux baccarat des Vosges ». (Ap., 4, p. 929). Or, à y regarder de près, les matériaux reçoivent ici des caractérisations non pertinentes : rien qui puisse émerveiller dans un alliage bon marché comme le « laiton », rien de lumineux dans le « carton huilé », et le seul matériau noble, le « cristal de Baccarat », est dévalorisé par l’épithète « faux ». Tout désigne ce « lustre » comme un objet banal, identique peut-être aux lampes du modeste logis d’Agnès, aussi bien que probable dans la salle d’attente d’une administration miteuse. Devons-nous déceler dans ce choix l’ironie de Giraudoux à l’égard de son personnage dont le lyrisme maladroit trahit la débutante ? L’éloge du « lustre », parodie du style oratoire d’une Agnès qui s’exerce à l’éloge, est aussi un bel exemple de métamorphose des objets par le langage : les matériaux les plus vils accèdent à la beauté, comme les hommes les plus laids, et l’illumination du lustre serait alors le signe de sa gratitude, annonçant celle du Président et des membres du Conseil, tous plus laids les uns que les autres, auxquels elle aura dit qu’ils sont beaux. L’ambiguïté giralducienne est toute dans ce mélange d’ironie à l’égard du personnage et dans le pouvoir accordé aux mots. Les jugements esthétiques nous paraissent être souvent de nature à apprivoiser la réalité, à se la rendre, sinon favorable, du moins inoffensive, comme si le langage, par l’éloge, souvent immérité, de l’objet, pouvait neutraliser son éventuelle malignité ou sa laideur. Les jugements moraux. Dans ce théâtre, les jugements moraux sont rares, mais toujours négatifs. Pour désigner l’apparence humaine qu’il a prise à seule fin de séduire Alcmène, Jupiter emploie une périphrase dans laquelle l’épithète antéposée traduit son désappointement : « Et je suis las de cette humiliante livrée. Je viendrai en dieu. » (Amph., II, 3, p. 152). La métaphore est doublement dépréciative, puisque le substantif désigne le vêtement imposé à un domestique par son maître, or Jupiter est le maître des dieux, et que le qualificatif dit non seulement ce qu’une telle apparence peut avoir de vil, mais peut-être, si l’on considère qu'il s'agit d’un hypallage, l’humiliation que le dieu a subie de ne pas avoir été reconnu pour ce qu’il est réellement par Alcmène. Hécube, pour exprimer l’horreur que lui inspire la guerre, la compare à « une guenon dont le fondement rouge [est] ceint d’une perruque immonde. » (GT., II, 5, p. 527), or si la perruque est ordinairement censée cacher une faiblesse, calvitie ou maladie, dans la réplique d’Hécube, le qualificatif en retourne la valeur, puisque l’objet lui-même est 83 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux repoussant : l’immoralité de la guerre, son aspect profondément répugnant, sont ainsi rendus concrètement par un vocabulaire à la fois visuel et moral. D’Agathe qui, dans la « chanson des épouses », donne un aperçu de leur servilité à l’égard des maris, nous retiendrons ce cri de révolte : « Et s’ils fument, il nous faut allumer leur ignoble cigare avec la flamme de notre cœur. » (El., II, 6; p. 658). L’antithèse entre la métaphore traditionnelle de l’amour, « la flamme » et l’adjectif « ignoble » invite à considérer l’épithète caractérisant le cigare comme un hypallage, le jugement s’appliquant alors aux maris qui sont abjects, alors que la femme ne serait qu’amour. Nous voyons par ces quelques exemples que les jugements moraux sur les objets , qu’ils aient trait à la condition humaine, à la guerre, ou au couple, permettent par l’emploi de lexèmes d’objets dans des images, de dévaloriser ce que réprouve le personnage. Nous nous apercevons que les jugements moraux portés par les personnages sont imprégnés de réactions affectives, déception ou révolte. b) Modalités affectives. Elles sont l’expression d’une relation privilégiée entre un personnage et un objet. Dans une tonalité lyrique, nous avons l’exclamation de Geneviève devant la reproduction d’une œuvre de Vermeer de Delft : « Cher portrait ! » (Sieg., II, 1, p. 27). Dans ce cas encore, l’épithète concerne moins l’objet, la reproduction de la « femme de Vermeer », que la relation de ce portrait à Jacques Forestier qui le possédait et que Geneviève retrouve chez Siegfried. Dans L’Apollon de Bellac, l’utilisation d’un hypocoristique par Agnès établit entre elle et le « téléphone », puis le « lustre », un rapport affectif : « Comme tu es beau, mon petit téléphone… […]. Comme tu es beau, mon petit, mon grand lustre ! » (Ap., sc. 4, p. 929). Notons que la contradiction entre les deux épithètes s’efface si l’on considère que la seconde corrige ce que la première pouvait avoir de « déjà dit » à un autre, Agnès est obligée d’inventer une formule qui assure au « lustre » la supériorité car dire au « téléphone » qu’il est beau en ajoutant seulement un hypocoristique est inopérant : le « téléphone » ne répond pas ; pour que le lustre réagisse, il faut donc proférer des mots pour leur charge affective et non pour leur sens avant l’instauration d’un véritable dialogue avec l’objet. L’emploi, fréquent dans la langue, de l’adjectif « pauvre » antéposé pour exprimer ou provoquer la compassion, se trouve sous la plume de Giraudoux, qu’il s’agisse pour Alcmène de souligner la part modeste qu’est la sienne dans l’humanité, « pauvre maillon présentement isoléde la chaîne humaine ! »(Amph., III, 6, p. 139), de la pitié d’Andromaque pour l’ennemi tué par un guerrier : « Et l’on se penche en dieu sur ce pauvre corps, mais on n’est pas dieu, on ne rend pas la vie . » (GT, I, 3, p. 488), ou encore de l’apitoiement de Lia sur le sort des deux couples de Sodome devenus des objets dans les mains de Dieu, « ces quatre pauvres dés colorés » (Sod., I, 2, p. 875). Les caractérisations subjectives, pour rares qu’elles soient, n’en sont pas moins le signe d’un rapport des personnages aux objets, et des objets au langage. L’éloge et le blâme y trouvent matière à s’exprimer sur un élément concret et vise souvent, au-delà de l’objet, la relation du personnage à la réalité. Le langage apparaît ainsi comme un possible correctif à la laideur des hommes et du monde tels qu’ils le font et, à défaut, comme l’expression d’une affectivité, ce qui confère au personnage une certaine intériorité. 84 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? 3) Caractérisations multiples pour un objet. Il nous faut, pour terminer, dire quelques mots de l’accumulation de caractérisations pertinentes pour un seul objet, procédé qui peut être inclus dans celui du « cumul » que P. 240 Hamon considère comme relevant de l’ironie . La prolifération d’adjectifs évaluatifs et descriptifs pour le village de Blancmesnil dessine, à l’acte IV de Siegfried, la carte postale d’un village français stéréotypé : « Siegfried : La belle église ! La jolie maison blanche ! […]. Geneviève : Et à miflanc de la colline, ce chalet de briques entre des ifs avec marquise et véranda, c’est le château. » (Sieg., IV, 5, p. 70-71). Cependant, il s’agit là d’un duo dans lequel les protagonistes, nommant tour à tour ce qu’ils voient, s’unissent dans la pensée d’une France retrouvée en même temps que l’amour : le lyrisme de la scène tempère ce que l’écriture peut comporter d’humour. En revanche, dans les autres exemples de caractérisations multiples que nous avons relevés, l’intention caricaturale ou parodique nous semble évidente. Dans Intermezzo, l’Inspecteur donne du Spectre une description conforme à l’esprit d’Halloween et aux clichés, ce que souligne l’adverbe : « recouvert d’un suaire, évidemment, la tête faite d’une citrouille vidée et ajourée où l’on installe une lampe électrique. » (Int., I, 5, p. 288). La précision matérialiste et le ton ironique sont ici la preuve de la négation de toute spiritualité, et donc du surnaturel dont l’Inspecteur nie l’existence, mais le lieu commun fait rejaillir le ridicule sur l’Inspecteur. Dans Cantique des cantiques, c’est le fiancé de Florence que nous voyons s’appesantir, à grand renfort de qualificatifs, sur le cadeau qu’il lui apporte après avoir découvert que c’est le jour de sa fête : « Jérôme : c’est un zirkon. Il n’est pas gros. Même il est minuscule. Mais comme il est faux, ça n’a pas d’importance. Au contraire […]. Te donner un gros zirkon reconstitué, c’était une espèce de plaisanterie. […]. Le Président : L’intention est tout. Jérôme : Intention est le mot. C’est une intention vraie avec un zirkon faux. » (C, 8, p. 752-753). La maladresse du jeune homme s’expose dans ces indépendantes juxtaposées, d’abord construites sur un seul modèle avec un adjectif attribut, qui conduisent à la double caractérisation qui encadre le nom de la pierre, la seconde épithète, « reconstitué » insistant sur sa nature artificielle. La remarque ironique du Président amène la pointe, exprimée sous la forme d’un brillant paradoxe, artifice et vérité se trouvant réunis par un procédé littéraire qui est lui-même le comble de l’artifice. Ne voyons-nous pas quelquefois poindre dans la surcaractérisation la « préciosité » si souvent reprochée à Giraudoux ? Eclissé s’adressant aux vierges qui montent vers le palais d’Amphitryon, leur décrit le costume de sa maîtresse : « Une tunique de linge inconnu qu’on appelle la soie, soulignée d’un rouge nouveau, appelé la garance […]. Sa ceinture est de platine et de jais vert. » (Amph., II, 4, p. 155). Dans cette phrase, Giraudoux joue ostensiblement avec le langage, faisant passer pour des néologismes « soie » et « garance », or si la soie était inconnue des Grecs anciens, 240 « […] l’énumération, procédé quantitatif par excellence, donc voyant, est un signal privilégié et efficace de l’ironie. » (P. Hamon, L’Ironie littéraire, Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette Université, collection « Recherches universitaires », 1996, p. 90). 85 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux 241 la garance fait partie des pigments qui étaient utilisés en peinture . Les deux mots sont amenés par un verbe de nomination qui attire l’attention sur leur rareté : c’est un jeu d’esprit, puisque pour le lecteur ou le spectateur du vingtième siècle, tissu et couleur appartiennent à la réalité. Le second objet, la ceinture, devient un objet précieux par le métal utilisé en joaillerie, et à la mode dans les années Art déco, celles de la création de la pièce. Objet de 242 prix, certes, mais impossible quant à sa couleur, le jais étant d’un noir luisant . La nourrice s’enivre de mots dans une sorte de délire poétique que l’on peut supposer provoqué par la présence diffuse du dieu, bien que ce ne soit pas Apollon, et Giraudoux s’abandonne avec 243 humour à son propre goût des mots , entre clin d’œil aux spectatrices des années 30 et déréalisation des objets. L’importance, aussi bien quantitative que qualitative des traits distinctifs attribués aux objets permet déjà de battre en brèche l’idée d’un théâtre abstrait : les objets, par les caractérisations qui leur sont attribuées, sont concrétisés. Matières et couleurs, tout particulièrement, nous les rendent visibles. Il nous semble que cela prouve un intérêt réel de Giraudoux pour les objets, aussi divers soient-ils. Le fait que les personnages expriment jugements ou sentiments à leur égard leur confère une autre forme de réalité, subjective. Ils sont souvent le lieu privilégié d’un regard amusé , ironie et humour ayant la part belle dans ces choix. B) Réification et personnification. L’étude morpho-syntaxique nous a amenée à constater une anomalie : la position de sujet grammatical du lexème, ou de la lexie d’objet. Elle a pour corollaire une figure de style dûment répertoriée, la personnification. Si nous avons choisi de la traiter à part, c’est qu’elle est, dans le théâtre de Giraudoux, symétrique d’une autre particularité, tout aussi féconde sur le plan dramaturgique et idéologique, la réification de personnages. Cette double métamorphose, de l’objet en sujet et du sujet en objet, remet-elle en question la définition de l’objet que nous avons tenté d’établir ? 1) La personnification d’un objet. Tendant à faire d’un non animé un être humain, la personnification n’est pas seulement, dans le théâtre de Giraudoux une figure de style : elle participe du brouillage des frontières entre le sujet et l’objet. Parmi les objets personnifiés, nous avons des éléments de décor, des accessoires de costume ou de jeu et quelques objets hors scène. a) Eléments du décor. 241 Avec le rouge de cinabre et les ocres, la laque de garance est un autre rouge qui se trouve par exemple sur les stèles d’Alexandrie. La garance venait de l’Inde, et l’on pense que ce sont les contacts au temps d’Alexandre de Macédoine qui en ont répandu l’usage en Grèce. Mais pas plus qu’Amphitryon , Eclissé n’appartient à l’époque historique. 242 Le vert est-il attiré par sa complémentaire, le rouge garance ? C’est une couleur liée ordinairement au doré chez Giraudoux : Alcmène parle de ses couleurs préférées, le « mordoré, [le] pourpre, [le] vert lézard » (Amph., II, 2, p. 144) et la « petite mercerie » de la Folle de Chaillot est « en carton vert, avec bordure d’or » (FC, II, p. 1027). 243 A titre de comparaison, nous citerons une description qui abuse des caractérisations, mais dans une tonalité nettement ironique, il s’agit de Suzanne, qui cherche à « flatter Naki » : « son épingle de cravate, si affreuse et dont il était fier, cette perle rocaille tenue par un serpent d’or, tenu lui-même par une main, une main debout sur une tortue d’émeraude, je lui criai combien elle était simple […]. » (Suzanne et le Pacifique, chap. 3, ORC, p. 505). 86 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? L’animation des éléments du décor se fait par l’intermédiaire de didascalies précises et nombreuses, phénomène assez rare chez Giraudoux pour qu’il soir remarqué, et s’appuie, comme nous l’avons remarqué précédemment, sur l’usage grammatical et stylistique de 244 verbes pronominaux . A l’acte II d’Ondine, à chaque dénégation du Chambellan répond le surgissement immédiat des objets les plus inattendus venus du ciel astronomique aussi bien que des légendes ou de l’histoire : « Le Chambellan : […]. On ne fait point passer de comètes avec leur queue, on ne fait point monter des eaux la ville d’Ys […]. L’Illusionniste : Si. Une comète passe. La ville d’Ys émerge. Le Chambellan : […]. On ne fait point entrer le cheval de Troie […], on ne dresse point les Pyramides […]. Le cheval de Troie entre. Les Pyramides se dressent. »(Ond., II, 1, p. 792). Qu’il s’agisse d’un mouvement vertical, dessiné par les verbes « se dresser », « émerger », ou d’un mouvement horizontal esquissé par les verbes « passer », « entrer », les uns et les autres sont un défi aux lois de la pesanteur autant qu’à la définition de l’objet comme non animé, d’autant qu’aucune machinerie ne semble présider à ces déplacements puisque les didascalies n’énoncent rien de plus qu’une sorte de réponse ironique par les faits à l’incrédulité du Chambellan : Giraudoux joue ici délibérément la carte de l’étrange et du surnaturel, laissant au metteur en scène le choix des moyens techniques. Un procédé différent est utilisé dans La Folle de Chaillot : à l’acte II, l’Egoutier révèle à la Comtesse le secret du souterrain et une didascalie dissipe pour nous le mystère du mouvement : « Il appuie sur un coin de la plinthe. Un pan de mur pivote. » (FC, II, p. 992). S’il paraît bien peu probable, dans la réalité, que tout un pan de mur puisse, sans risque d’effondrement, se mouvoir ainsi, il est possible d’imaginer une explication tenant aux possibilités techniques du plateau, ce que ne confirme aucune didascalie, Giraudoux ayant une fois de plus confié à Jouvet le soin de trouver une solution. Lorsqu’ Aurélie applique elle-même le procédé, deux signes tendent à en faire une opération magique : « La Folle appuie trois fois sur la plinthe et le pan du mur s’ouvre. » (FC, II, p. 1022). Le chiffre trois et le verbe suggèrent une réponse positive de l’objet à une sollicitation rituelle de nature irrationnelle. Les « portes de la guerre » changent de statut grammatical plusieurs fois dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, ce qui a pour conséquence de leur conférer une fonction dramatique et une fonction symbolique essentielles : nous nous contenterons ici de confronter deux répliques, celle d’Andromaque : « Ferme-les. Mais elles s’ouvriront. » (GT, I, 3, p. 486) et celle de la Petite Polyxène : « Les portes se ferment, maman ! » (GT, II, 5, p. 526). Dans les deux phrases, un verbe pronominal de sens actif attribue aux portes une liberté de décision et de mouvement ; pourtant, les répliques de la Petite Polyxène laissent planer un doute : le surnaturel s’en mêlerait-il ? « Ce sont les morts qui les poussent ? » demande-t-elle à Hécube, avant de remarquer, en enfant malicieuse à qui rien n’échappe : « Ilsaident bien, surtout à droite »(ibid.). A la fin de la pièce, « Les portes de la guerre s’ouvrent lentement. » (GT, II, 14, p. 551). Cette lenteur qui pourrait connoter la solennité est en fait un artifice de mise en scène pour dévoiler l’absurdité de cette guerre : « Elles découvrent Hélène qui embrasse Troïlus. » (ibid.). 244 Nous ne reviendrons pas sur les portes et les fenêtres évoquées à propos de la fonction grammaticale de sujet. 87 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Le fait que la personnification des « portes de la guerre » alterne avec leur statut d’objet non animé, manipulé par les hommes, peut signifier soit qu’ils sont les seuls responsables de la guerre, soit, au contraire, que les portes sont les instruments du destin auquel ils ne peuvent échapper : Giraudoux, comme Iris dans la scène où elle transmet aux hommes les volontés contradictoires des dieux (GT, II, 12, p. 542-543), nous laisse libres de l’interprétation. b) Accessoires. Outre les éléments du décor, les accessoires peuvent sortir de leur statut d’objet, s’animer et même penser, comme en témoigne l’épée d’Oreste dans le dialogue des Euménides qui 245 jouent les rôles d’Oreste et de Clytemnestre. Selon A. M. Monluçon , il faut reconnaître 246 dans cette scène « la parodie de l’apparition du poignard » dans Macbeth (II, 1) . Mais l’épée que les petites Euménides – au nombre de trois, comme les sorcières de Macbeth – voient bouger toute seule n’est plus une terrifiante manifestation du surnaturel. L’outrance de la formule « C’est une épée qui pense… » dénonce l’invraisemblance de la dramaturgie 247 shakespearienne. ” . L’objet n’a-t-il ici qu’une fonction « métalittéraire » ? Pour juger sur pièces, relisons ce dialogue que l’on nous pardonnera d’élaguer, non seulement pour alléger la lecture, mais pour centrer l’attention sur l’objet : « Première Euménide : Je n’ai aucune arrière-pensée. Je ne veux pas t’influencer… Mais si une épée comme celle-là tuait ta sœur, nous serions bien tranquilles ! Deuxième Euménide : Tu veux que je tue ma sœur ? Première Euménide : Jamais. […]. L’idéal serait que l’épée la tue toute seule. Qu’elle sorte du fourreau, comme cela, et qu’elle la tue toute seule. […] Tu serais le roi Oreste. Deuxième Euménide : Une épée ne tue pas toute seule. Il faut un assassin. Première Euménide : Evidemment. Je devrais le savoir. Mais je parle pour le cas où les épées tueraient toutes seules. […]. Il y a une belle occasion en ce moment pour une épée qui penserait toute seule, qui se promènerait toute seule, qui tuerait toute seule. […]. Troisième Euménide : […] enlève ta main de la poignée de ton épée, Oreste, pour voir ce qu’elle aura l’intelligence de faire toute seule ! Première Euménide : C’est cela, enlève… Elle bouge, mes amies, Elle bouge ! Deuxième Euménide : Il n’y a pas de doute. C’est une épée qui pense… Elle pense tellement qu’elle est à demi sortie ! » (El., I, 12, p. 637-638). A la différence du « poignard » que Macbeth apostrophe par les termes de « vision fatale », et qui ne se laisse pas confondre avec l’arme qu’il porte, mais qui lui paraît aussi réel qu’elle, dans Electre, l’objet n’a pas à apparaître : il est un objet scénique, comme le suppose la formulation de l’hypothèse « Si une épée comme celle-là… ». Là où Macbeth part de la vision pour aller vers la réalité – « celui qu’[il] tire ici même de sa gaine », 245 A. M. Monluçon, « Anachronisme et actualité dans Electre de Jean Giraudoux et Les Mouches de Jean-Paul Sartre », TM, 53e année, octobre-novembre 1998, n° 601, p. 76-108. 246 « Macbeth : Est-ce un poignard que je vois devant moi, la garde vers ma main ? Viens, que je te saisisse ! Je ne te tiens pas et pourtant je te vois toujours… N’es-tu pas, vision fatale, perceptible au toucher, comme à la vue ? ou n’es-tu qu’un poignard de la pensée, fallacieuse création d’une tête accablée de fièvre ? Je te vois cependant aussi palpable que celui que je tire ici même de sa gaine… […]. Je te vois toujours, et, sur ta lame, et sur ton manche, des gouttes de sang qui ne s'y trouvaient pas... Mais tu n'existes point !… C’est le sanglant projet qui prend corps à mes yeux… » (Shakespeare, La tragédie de Macbeth, II, 1, traduction de Maurice Maeterlinck, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, p. 968). 247 A. M. Monluçon, « Anachronisme et actualité dans Electre de Jean Giraudoux et Les Mouches de Jean-Paul Sartre », art. cit., p. 101. 88 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? le dialogue des Euménides, à l’inverse, prend appui sur l’objet scénique pour aller vers l’irréel, irréel grammatical qui ne conduit aucunement au fantastique. En outre, la situation d’énonciation est radicalement différente : au monologue halluciné du héros shakespearien ponctué d’interrogatives et d’exclamatives s’oppose un dialogue dans lequel deux des trois voix discutent du devenir de l’épée, et, à travers lui, de l’avenir d’Oreste, la troisième voix se contentant d’une injonction au dormeur pour que soit assurée l’autonomie de l’objet scénique, tandis que les deux autres ont débattu d’épées potentielles dans un échange d’interrogatives et de phrases déclaratives. En effet, d’abord énoncées à l’irréel du présent, actions et pensée se manifestent ensuite dans le présent scénique. Les répliques de la Première Euménide sont construites sur un rythme ternaire, comme celui d’une incantation magique qui peut rappeler les sorcières de Macbeth : la répétition des verbes de pensée et d’action ne peut-elle en effet être considérée comme un moyen d’imposer à Oreste, dans son sommeil, un désir qui lui est étranger ? Le souhait de le voir tuer sa sœur met en lumière le désir inavoué de Clytemnestre, mais peut-être également le désir des Euménides de voir Electre échapper à son destin de criminelle en puissance, ou, plus trouble encore, le désir d’Oreste d’écarter Electre et de partager le pouvoir avec Clytemnestre dont il serait alors l’époux, comme Œdipe celui de Jocaste dans La Machine infernale de Cocteau. L’objet scénique finit par réellement se substituer à la volonté humaine ou aux désirs inconscients énoncés par les Euménides. c). Objets doués de parole. D’autres objets, dans Electre, sont doués de parole, et d’une parole dénonciatrice. Au lieu de nous livrer les mots du mort apparu en songe à Electre, Giraudoux confie aux objets le soin de l’accusation : « Et il y avait sur le soulier une boucle qui répétait : je ne suis pas laboucle de l’accident, mais la boucle du crime. » (El., II, 3, p. 650). Par l’emploi d’un verbe de parole pour l’objet, l’auteur évite les lieux communs de la pièce policière, l’indice révélateur, tout comme celui du drame, le personnage délateur, spectre ou traître. Le contexte de la personnification peut entraîner sa dévalorisation. Dans Siegfried, à des objets sont attribuées pensée et parole : « Robineau : C’est la mode en Allemagne de broder des proverbes. (Il s'approche pour lire la devise.). C’est le coussin qui parle ! Un rêve dans la nuit,/ Un coussin 248 dans le jour ». (Sieg., II, 1, p. 24) . Par un jeu sur les sens du verbe « parler », Robineau se désolidarise de l’objet et de son propos soi-disant poétique. L’exaspération de Geneviève à l’égard de « ces vieux résidus de la routine humaine » se traduit quant à elle d’abord par deux métaphores animales, à savoir, « ce ramage des tabourets », « ce gazouillis des étagères », avant qu’elle ne passe par une référence au fantastique et à un maître du genre : 248 Le roman multiplie les citations de proverbes, tandis que la pièce n’en propose qu’un, différent : « Gravés sur tout ce qui était bois, brodés sur tout ce qui était étoffe, je retrouvais dans son bureau tous ces proverbes et résidus de la sagesse allemande dont le visiteur est abreuvé : "Qui parle le matin se tait le soir… Qui aime son prochain aura des fleurs au printemps… Assieds-toi sur moi, je suis un loyal fauteuil de Dessau… L’heure du matin a de l’or dans la bouche…" ». (Siegfried et le Limousin., ORC, chap.III, p. 677). Comme en d’autres occasions, Giraudoux a compris que si le lecteur de roman accepte la profusion, il n’en va pas de même pour le spectateur de théâtre. 89 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « […] ou alors qu'ils parlent vraiment, ces meubles, comme dans Hoffmann ! Que le buffet chante des tyroliennes, que le coussin exprime son avis sur le derrière des gens ! »(Sieg., II, 1, pp. 24-25). Grâce à l’humour et à la fantaisie, voici les objets promus au rang de sujets et non de simples truchements de la parole moralisatrice ou édifiante des hommes. C’est en revanche sur le mode lyrique que Geneviève attribue à des objets ayant appartenu à Jacques Forestier des sentiments : « Ta lampe t’attend, les initiales de ton papier à lettres t’attendent […] et les costumes démodés que je préservais des mites. » (Sieg., III, 5, p. 58). Des objets hors scène peuvent également être doués de parole, et ce pour exprimer leur avis. Selon le Président de L’Apollon de Bellac chez Thérèse, tous les objets lui disaient qu’il était laid. : « Et ta pendule en onyx des Alpes me le répétait chaque seconde. Et ton Gaulois mourant sur la cheminée ! […] ton Gaulois mourant me répétait dans son râle que j’étais laid. […]. Jusqu’à tes chaises Directoire à dessus de crin qui disaient à mon derrière que je suis laid, et en le grattant ! »(Ap., 8, p. 939-940). Par la récurrence des verbes « dire » et « répéter », la laideur est imposée au personnage comme une vérité inéluctable par les bibelots et par le mobilier, résolument malveillants. Il apparaît donc que la personnification des objets n’est jamais un simple ornement rhétorique : elle accorde aux objets des fonctions, dramatique, symbolique, poétique, ce 249 qui est assez peu fréquent chez les contemporains . Dans le théâtre de Giraudoux, la personnification est à l’origine d’effets dramatiques, souvent liés à l’étrange, voire au fantastique, ou bien à la polémique et à l’ironie. 2) La réification. La réification telle que nous la trouvons dans le théâtre de Giraudoux doit être replacée dans un contexte général de mécanisation croissante du monde moderne qui conduit, dès le mouvement Dada, à la création d’êtres hybrides, mi-humains, mi-mécaniques, comme ceux que l’on voit sur les toiles de Chirico. Or cette « marionnettisation » de l’être humain rencontre la découverte, par l’Europe occidentale, des marionnettes du bunraku, essentielle, on le sait, pour Claudel, et induit toute une réflexion amenant Craig à l’idée 249 Cocteau, nous l’avons vu dans notre premier chapitre, fait de l’animation des objets un enjeu dramatique et psychologique : l’on peut penser que la reine Jocaste reporte sur les objets son sentiment de culpabilité. Apollinaire va plus loin dans la fantaisie : les objets jetés dans le berceau vide par le Mari, à savoir « journaux déchirés », « porte-plume » et « ciseaux », associés à « l’encre » et à la « colle », se métamorphosent en un nouveau-né journaliste et maître chanteur, « le Fils ! » (MT, II, 3, p. 904). Quant à Crommelynck, il va jusqu’au bout d’une image esthétisante de l’être aimé, à la fois objet de désir et de contemplation avide. De retour de la ville, Bruno dit à Stella : « Que tu me l’as donc fait destristes, mon stradivarie ! » (CM, I, p. 30) : l’analogie entre le violon du prestigieux luthier de Crémone dont on peut tirer des sons magiques et le corps de la femme aimée proclame le désir amoureux. En revanche, c’est un photographe de la Belle Epoque connu pour ses clichés attentifs au moindre détail des décors parisiens, extérieurs ou intérieurs, E. Atget, qui pratique à sa manière la personnification des objets : un de ses clichés de devanture, Boulevard de Strasbourg, Corsets de 1912, outre qu’il témoigne de sa fascination pour les mannequins de vitrines, « offre un bon exemple de la façon dont le photographe, en plaçant subtilement son objectif de biais, anime visuellement le cadre, créant ainsi l’illusion d’animer les objets inanimés. » (G. Badger, Eugène Atget, Paris, Phaidon, 2001, p. 64-65). Cette vision subjective nous semble celle que pratique Giraudoux dans les personnifications des objets qui ne sont pas simplement de l’ordre du décor et de nature grammaticale puisque c’est toujours par le biais d’un personnage, de son regard et de son discours sur l’objet que s’opère la personnification. 90 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? 250 de la « surmarionnette » dès 1905 et Oskar Schlemmer au Bauhaus à faire travailler 251 les étudiants de telle façon qu’ils se rapprochent des automates . Chacun se souvient de l’image burlesque de la taylorisation dans Les Temps modernes de 1936 avec ce Charlie Chaplin que Giraudoux admirait et des images effrayantes des souterrains de Metropolis de Fritz Lang , film de 1926, où les travailleurs sont devenus des automates disciplinés. a) La réification d’un être humain. Elle peut être, dans le théâtre de Giraudoux, comme dans la langue courante, le résultat d’un processus, et d’abord celui d’une violence subie, ou de la mort : en cela, rien de bien original. Mais cette obsession du corps mort que l’on peut lier à l’expérience traumatisante de la Première Guerre mondiale se lit dans toutes les pièces qui ont trait, de près ou de loin, à la guerre. Dans Siegfried, le baron von Zelten impose cette réification du soldat blessé par l’emploi d’un participe passé passif et l’insistance sur le caractère inerte du corps : « un soldat ramassé sans vêtements, sans connaissance. » (Sieg., I, 2, p. 5). Dans Judith, le tableau que Jean brosse du champ de bataille en souligne l’horreur, les morts devenus objets et les blessés en voie de le devenir sont inextricablement mêlés dans sa phrase comme dans la réalité : « Tous les dix ou quinze pas, tu heurteras des sacs étendus, froids ou encore tièdes, muets ou vagissants, mais tous pleins. » (Jud., I, 6, p. 219). Giraudoux maintient l’ambiguïté entre le non-animé et l’animé en plaçant aux deux extrémités de la phrase les termes qui désignent des objets : « des sacs […] tous pleins » et en rapprochant du lexème d’objet une épithète – « étendus » – qui ne peut s’appliquer qu’à des êtres humains. Il instaure ainsi l’incertitude entre le mort et le vivant. Les qualificatifs mis en apposition semblent alors fonctionner par couples antithétiques dans une symétrie binaire : le premier adjectif de chaque alternative – « froids », « muets » – impose la réalité des cadavres, et l’on pourrait croire que la symétrie fait des deux autres qualificatifs l’expression de la vie, or la formulation « encore tièdes » s’applique à des corps morts et l’adjectif verbal vagissants suggère un reste de vie qui s’exhale dans la plainte. Cet entredeux de la mort et de la vie, du sujet et de l’objet, dit très concrètement toute l’horreur de la guerre. G. Teissier écrit à ce propos : « Venue directement de Lectures pour une ombre, l’évocation du siège suscite des effets pathétiques et un sentiment d’horreur que Giraudoux avait 252 pudiquement gommés de "sa" guerre. » Par deux fois, dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, le cadavre est désigné par une périphrase à valeur d’euphémisme : « ce pauvre corps », dit Andromaque à propos de l’adversaire tué dans un combat (GT, I, 3, p. 488) et Hector qui a demandé à Hélène : « Vous voyez lecadavre de Pâris traîné derrière un char ? » l’interroge ensuite de manière plus pressante avec une périphrase qui met à distance sa propre angoisse : « Il y aun fils entre la mère qui pleure et le père étendu ? » (GT, I, 9, p. 509). Ce n’est pas sans cruauté que Clytemnestre dénie à Electre la connaissance de son père vivant : 250 251 252 M -C. Hubert, Les grandes Théories du théâtre, op. cit., p. 219. Ibid., p. 225. Notice de Judith, TC (P.), p. 1318. 91 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « Clytemnestre : Tu as touché un cadavre, une glace qui avait été ton père. Ton père, non ! […] Electre : Moi, je n’ai pas embrassé mon père ! Clytemnestre : Le corps déjà froid de ton père, si tu veux. Ton père, non. » (El., II, 8, p. 670-671). L’insistance macabre sur le froid et l’emploi du plus-que-parfait dans la première réplique de la reine contribuent à distinguer le corps triomphant du corps tué, l’insensibilité et même la haine de Clytemnestre s’exprimant dans cette obstination à ne garder d’Agamemnon que cette image. Le Mendiant, dans son récit, montre bien que les deux assassins se sont acharnés sur leur victime dont le verbe « retourner » fait un objet : « Chacun d’eux par un bras l’avait retourné contre le sol. […]. Et puis […], ils le 253 retournèrent à nouveau. » (El., II, 9, p. 681) . Dans ce théâtre, le processus de réification peut n’être que verbal et consister en la déshumanisation d’un personnage par un autre. Le Prospecteur, dans La Folle de Chaillot, fait peu de cas de la vie humaine : « C’est Pierre! Que s’est-il passé… Vous, qu’apportez-vous là ? Le Sauveteur : Un noyé. Mon premier noyé. Je suis le nouveau sauveteur du pont de l’Alma. »(FC, I, p. 969). Passant du prénom, « Pierre », à un pronom interrogatif objet, « qu’ », le Prospecteur trahit le peu de cas qu’il fait de la vie humaine, le fond de sa pensée apparaissant lorsqu’il conseille ensuite au naïf sauveteur de noyer pour de bon cet encombrant objet. De la part de ces hommes sans scrupules, le projet n’a rien de surprenant. Nous ne nous étonnons pas davantage de voir Paola transformer Lucile, objet de sa haine, endormie par ses soins, en objet : « Nous l’emporterons dans ma voiture. » (Luc., I, 10, p. 1066). En outre, elle projette dans l’avenir, par une métaphore filée, celle de la « clef », sa vengeance : 253 Cette réification tragique mérite d’être opposée à l’usage ludique que font Jarry, Apollinaire et Cocteau du même processus. Dans Ubu Roi, les Nobles passent du statut de personnages à celui d’objets par l’emploi de verbes d’action qui les chosifient puisque les personnages se retrouvent dans la fonction grammaticale de compléments d’objets directs : Ubu « prend [le comte de Vitepsk] avec le crochet et le pousse dans le trou ». (UR., III, 2, p. 370), et « On empile les Nobles dans la trappe. » (UR, III, 2, p. 371). Réduits à l’état de pantins, les personnages n’ont plus riend’humain, ce qui éloigne tout pathétique au profit d’un effet burlesque. Quant aux corps de Presto et Lacouf, dans Les Mamelles de Tirésias, morts tous deux au cours du duel au revolver, ils changent fort prestement de statut : « Le gendarme à cheval caracole, tire un mort de la coulisse […], agit de même avec l’autre mort. » (MT, I, 5, p. 891), un peu plus tard, les deux comparses reviennent, vivants, avant de redevenir cadavres. Dans Ubu roi, la réification a quelque chose de mécanique qui est à la fois terrifiant et comique, par la violence, la répétition des actions et la nature des objets qui fait des personnages ainsi traités des pièces de boucherie : nous sommes dans le grotesque. Chez Apollinaire, il s’agit d’un numéro de clown : lecirque est à l’honneur dans les avant-garde artistiques et chez « l’ami Picasso ». Dans Les Mariés de la Tour Eiffel de Cocteau, des phonographes qui sont en réalité des comédiens chosifiés « renvoient à une convention théâtrale », le chœur (cf. M. Issacharoff, Le Spectacle du discours, Paris, Librairie José Corti, 1985, p. 63). La réification n’a jamais, chez Giraudoux,de ces fonctions ni de tels accents : c’est l’un des rares domaines d’où soient absents humour et désinvolture, probablement parce qu’il est lié à de profondes angoisses, l’une associée à la guerre, nourrie du passé et des inquiétudes à l’égard de l’avenir, l’autre à cette mécanisation du monde en laquelle il voit à juste titre unemenace pour l’homme. Voir ème notre 3 partie, chap. 1. L’uniformisation. 92 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? « Pas une de tes moulures, pas une de tes encoches qui n’indique que ce sera un scandale de choix. » (Luc., I, 10, p. 1065). Son dessein expliqué à Barbette, il restera à celle-ci le soin de traiter Lucile comme une sorte de mannequin dont on fait ce que l’on veut, et c’est comme objet de honte que Lucile, sujet regardant, découvrira son corps, objet regardé, dans le miroir disposé à cet effet. Il nous semble, à cette étape de notre argumentation, intéressant de confronter cette réification aux modes de chosification d’un personnage par un autre que nous offre la cinquième scène de Huis clos de Sartre : Inès se fait miroir pour Estelle qui n’a pas de glace où se regarder, et, par glissements dans les répliques, Inès amène Estelle à comprendre qu’elle n’existe plus comme sujet regardant, ni même comme objet regardé par elle-même, le « pour soi », mais seulement comme objet du regard d’Inès, le « pour autrui » : « Inès : Voulez-vous que je vous serve de miroir ? […] Regarde dans mes yeux : est-ce que tu t’y vois ? Estelle : Je suis toute petite. Je me vois très mal. Inès : Je te vois, moi. Tout entière. Pose-moi des questions. Aucun miroir ne te sera plus fidèle. […]. Hein ? Si le miroir se mettait à mentir ? Ou si je fermais les yeux, 254 si je refusais de te regarder, que ferais-tu de toute cette beauté ? » . Le passage du voussoiement au tutoiement, outre qu’il nie la distance sociale et exprime le désir d’Inès, abolit la distance entre l’objet regardant, l’objet regardé et le miroir. La réification de l’autre accompagne un désir de possession qui s’assouvit d’abord dans la parole d’Inès adressée à l’objet de son désir tandis que Paola chez Giraudoux met à sa merci Lucile par un procédé de mélodrame, le narcotique. b) Le moment de la réification. Nous avons parfois dans le texte l’instant de la métamorphose d’un personnage en objet. Il arrive qu’elle soit l’équivalent d’une mort esthétisée à laquelle nous assistons par le moyen d’une didascalie : « Le roi des ondins, d’un geste, a changé le bourreau en statue de neige rouge. » (Ond., III, 5, p. 845). Dans ce cas, l’immobilité que suggère le mot « statue » transforme le personnage en non animé selon un modèle attesté aussi bien dans la Bible avec la femme de Loth transformée 255 en statue de sel que dans la mythologie gréco-latine avec Niobé. De même que cette 256 dernière, changée en un bloc de marbre pleure encore , alliant deux éléments de façon 254 HC, p.45-46. Pour A. Ubersfeld, celui qui va le plus loin dans cette chosification est sans conteste Salacrou dans L'Inconnue d'Arras : « Le mythe se congèle, se durcit en objet », écrit-elle à propos de la « matérialisation des dieux devenus objets » (A. Ubersfeld, Armand Salacrou, Paris, Seghers, collection « Théâtre de tous le temps », 1970, p. 114. Le dialogue entre Ulysse et son domestique est révélateur : « Nicolas : Mais, monsieur, les dieux sont là depuis longtemps. […]. Ulysse : Ah ! ce sont mes dieux ! Ils sont tombés comme mes premières dents, - tu peux les brûler. » (IA, II, p. 193). La comparaison avec les dents de lait peut suggérer que les dieux appartiennent à l’enfance de l'humanité, à une phase dépassée par l’homme qui vit après le « Dieu est mort » de Nietzsche, et donc que ces dieux objets témoignent de la ème disparition de toute transcendance, ce qui n’est pas sans rappeler Lucien. Voir 3 partie, chap. 1, La métaphysique. 255 256 Gn 19, 1-29. Cf. Ovide, Métamorphoses, VI, 146-312, op. cit., p. 163. 93 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux 257 contradictoire, le Bourreau conserve la couleur de la vie, le rouge du sang en même temps que le froid de la mort est connoté par la neige, métamorphose poétique et dramatique à la fois qui est un beau défi pour les metteurs en scène. Hans, dans la dernière scène « croise les mains en gisant », prenant lui-même la position traditionnelle dans les représentations plastiques des chevaliers et des rois : la réification est ici valorisante en même temps qu’elle est pétrifiante, et donc signe de mort. (Ond., III, 7, p. 850). c) Vocabulaire péjoratif de la chosification. Nous le trouvons, dans ce théâtre, par des mots qui supposent que l’être humain a perdu non la faculté de se mouvoir, mais celle de penser et de maîtriser son destin : les termes « marionnette », « pantin », « automate », fréquents sous la plume de Giraudoux, sont synonymes d’une déshumanisation. Ils s’appliquent ainsi aux acteurs d’un théâtre commercial auquel les critiques assurent le succès au détriment des grandes œuvres, celles de Becque ou de Claudel : « La scène françaisependant des décades a été un asile de marionnettes et de poncifs. » (IP, 3, p. 700). Dans cette réplique de Jouvet, le mot semble bien viser le jeu convenu et stéréotypé des acteurs du théâtre de Boulevard. De la même façon, lorsqu’une pièce « flanche »,les comédiens ne sont plus que « des pantins », alors que le succès « rend leur réalité aux choses et aux gens » (IP, 4, p. 714). Giraudoux est donc de ceux que la mécanisation du monde et le risque corollaire de réification de l’être humain inquiètent alors que la plupart des avant-gardes chantent les louanges de la machine. Il faut mettre ces termes en regard de celui d’« automate » désignant un objet qui imite l’être animé mais n’est pas doué de pensée dans une image qu’emploie Jouvet pour faire comprendre au député Robineau la tâche difficile qui incombe aux gens de théâtre : rendre la vie à un public que la vie quotidienne et l’Etat épuisent, comme en témoignent les participes « énervé », à prendre au sens étymologique, et « usé » : « Tu nous fais les grèves, tu nous fais les faillites, tu nous fais les crises. […]. Tu amènes le soir à mes guichets un peuple énervé, usé par ses luttes de la journée […]. Et nous, en échange, que faisons-nous de lui ? […]. Nous donnons à cet automate un cœur de chair […]. Nous le rendons sensible, beau, omnipotent. » (IP, 4, p. 721). Par la magie de l’art théâtral, la réification est réversible, le public retrouve une âme, des sentiments et un pouvoir qui lui est dénié dans la réalité quotidienne : aux groupes ternaires qui évoquent ce qui écrase le public et ce, en prise directe sur l’actualité, celle de l’après crise de 1929, s’opposent les mots qui lui rendent sa dignité, ses sentiments, autrement dit son humanité. C’est une des missions attribuées au théâtre par Giraudoux. Notons que dans Sodome et Gomorrhe et dans Pour Lucrèce, les termes d’ « automate », de« mannequin », aggravation du précédent dans sa fixité d’objet inanimé, mais proche par l’idéed’une apparence trompeuse, sont fréquemment employés par les personnages masculins et féminins comme armes contre l’adversaire de l’autre sexe. En outre, laréification paraît, dans Sodome et Gomorrhe, le fait de Dieu, si l’on en croit Lia qui l’accuse d’avoir fait de ses créatures des jouets : les « poupées de Dieu » (Sod., I, 3, p. 880), 257 Non sans ambiguïté d’ailleurs, le sang pouvant être le sien qui se fige ou celui des condamnés qu’il a exécutés, le rouge étant également la couleur de la casaque des bourreaux. 94 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? cette impression est exprimée également par l’image des « quatre pauvres dés colorés » que sont les couples de Jean et Lia, Ruth et Jacques, dans les mains de Dieu et des anges 258 (Sod., I, 2, p. 875). Dieu n’aurait ainsi laissé aucune liberté à la créature . Il est donc bien rare de voir Giraudoux attribuer une valeur positive, ou du moins légère, ludique, à la réification, l’esthétisation à l’œuvre dans Ondine étant une exception qui peut fort bien s’expliquer par le fait que la pièce est un conte, comme le répète Ondine. La réalité, physique, sociale ou métaphysique, de la réification est toujours la déshumanisation, la perte de la liberté humaine. Si la personnification des objets relève, de façon relativement conventionnelle, du merveilleux ou du fantastique, elle entretient la plupart du temps un rapport évident avec la théâtralité. En revanche, la réification est porteuse d’une réflexion sur la guerre, sur la mort, sur la déshumanisation, sujets qui préoccupent Giraudoux. C) Les objets et la rhétorique. Giraudoux écrivait dans son Discours sur le théâtre : « Notre époque ne demande plus à l’homme de lettres des œuvres – la rue et la 259 cour sont pleines de ce mobilier désaffecté – elle lui réclame un langage. » . Cette phrase qui proclame la nécessité d’un théâtre littéraire propose dans sa formulation même l’un des éléments de ce langage, le recours à un vocabulaire concret employé métaphoriquement, ici un ensemble d’objets réunis dans le mot « mobilier ». Ce type de métaphores se rencontre si fréquemment sous la plume de Giraudoux qu’il a retenu notre attention. Une étude des lexies d’objets serait en effet incomplète si elle ne tenait pas compte de ceux qui constituent le noyau d’une figure de style ou le support d’une image. Dans une étude consacrée aux romans de Giraudoux, Morton M. Celler a mis l’accent sur cette particularité, et il affirme que « la qualité la plus évidente de son style métaphorique est la 260 concrétisation constante. » . Ce qui vaut pour les romans, et pour la métaphore, se vérifie-t-il pour le théâtre et pour d’autres figures ? Quels rapports figures et images instaurent-elles entre le concret et l’abstrait, entre la réalité et l’imaginaire ? Devons-nous considérer avec de nombreux critiques que les fleurs de la rhétorique giralducienne font mériter à son style le qualificatif, toujours péjoratif dans ce cas, de « précieux » ? Ou bien, retournant le blâme en éloge, 261 prendre pour une valeur positive cette préciosité du style ? 258 F. Torres Monreal voit dans « l’accentuation [du destinateur] ce qui conduirait à la "marionnettisation" du reste des personnages », ce qu’il considère comme « preuve de [la] modernité de Giraudoux qui le range, selon lui, à côté de Craig, de Jarry et des futuristes, sans pour autant le confondre avec eux. ». Il rattache cette affirmation à la conception antique du destin : « car la marionnette, la grande marionnette du théâtre du XXe siècle […] vient en réalité des Grecs, chez lesquels le Destin tirait les fils des personnages. » (F. Torres Monreal, « Poétique de la ville assiégée dans le théâtre de Giraudoux », CJG n° 34, p. 174). Pour intéressante que soit cette interprétation pour ce qui est de la transcendance, elle nous semble faire l’économie d’une réflexion sur la « marionnettisation » à l’œuvre dans la société, qui, elle, est le fait des hommes (cf. la relation du peuple et de l’Etat pour l’exemple du public dans IP). 259 260 J. Giraudoux, Discours sur le théâtre, repris dans Littérature, op. cit., p. 205. Morton M. Celler, Giraudoux et la métaphore : une étude des images dans ses romans, Monton, The Hague, Paris, 1974. 261 Comme l’a fait C.-E. Magny dans Précieux Giraudoux, Paris, Editions du Seuil, 1945, et plus récemment un colloque de la S.I.E.G. consacré à « la poétique du détail » chez Giraudoux, cf. CJG n° 33 & n° 34. 95 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux D’après J.-C. Ranger, « à la différence des Précieuses du XVIIème siècle, Giraudoux n’use pas des figures pour s’écarter du réel et du commun ou pour en écarter le peuple – le Jouvet de L’Impromptu de Paris ne proclame-t-il pas en vrai classique : "Nous lui donnons l’égalité, la vraie, celle devant les larmes et devant le rire" ? Il en use pour écarter les clichés 262 en lesquels les vérités générales dégénèrent et pour serrer de plus près la vérité. » . Que cherchent en effet les Précieuses si ce n’est à bannir du langage les mots vils, ceux qui, de près ou de loin, ont un rapport avec le corps ? Attitude aristocratique également, celle d’un mépris de la réalité. A l’inverse, Giraudoux attache au corps et aux objets une réelle importance. Le fait qu’il emprunte nombre de substantifs désignant des objets pour construire des figures et des images nous paraît un signe indubitable d’une attitude aux antipodes de la préciosité. Un rapide inventaire descriptif permettra de cerner la place des objets dans l’élaboration de ces métaphores. Pour apporter, à partir du champ d’investigation qui est le nôtre, une modeste contribution au débat sur le style de Giraudoux, nous concéderons d’abord à ses détracteurs l’emploi de ces figures pour l’esprit et nous montrerons comment la virtuosité rhétorique est rarement gratuite en nous interrogeant sur les effets produits et les choix esthétiques qui les sous-tendent. L’inventaire quantitatif des figures met en lumière la richesse métaphorique du théâtre qui compte plus de trois cents métaphores construites sur un nom d’objet contre une trentaine de comparaisons, élément statistique auquel il faut apporter un correctif, celui du nombre important de métaphores in praesentia, proches de la comparaison. Nous verrons en revanche que bien des comparaisons introduisent des métaphores filées ou même tendent à l’image. Les autres figures ayant pour support un nom d’objet sont peu représentées. Les plus fréquentes, à savoir alliances de mots, zeugmes lexicaux, oxymores, participent souvent à la création d’images, alors que d’autres, métonymies, synecdoques, chiasmes, syllepses et jeux de mots, relèvent davantage de l’esprit, établissant des relations de type intellectuel entre les lexèmes d’objets et ce qu’ils permettent d’exprimer de façon figurée. Ne prétendant pas à l’exhaustivité, dans ce chapitre, nous centrerons notre étude sur les métaphores construites à partir d’un lexème d’objet sans nous interdire de commenter d’autres figures et des images à d’autres moments de notre parcours. 1) Typologie des métaphores. Les métaphores étant, de loin, les plus nombreuses, il nous semble nécessaire de tenter 263 une typologie en prenant en considération les domaines d’emprunt et les diverses constructions de ces métaphores avant de réfléchir au rôle qu’elles peuvent avoir dans le dialogue. Deux remarques s’imposent : l’absence de toute évolution chronologique alors que l’on pourrait penser qu’au début de sa production dramatique, Giraudoux garde ses habitudes 262 J.-C. Ranger, « Le théâtre de Giraudoux ou le classicisme de la préciosité », dans La poétique du détail : autour de Jean Giraudoux, CJG n° 33, p. 98. D’autres interventions, au cours de ce même colloque, ont fait la litière de ce reproche de « préciosité », cf. CJG n° 33 & 34. 263 Dans sa thèse, M.-E. Galani propose une répartition des champs sémantiques en relation avec ce qu’elle appelle des « réseaux métaphoriques » positifs ou négatifs selon qu’ils ont une influence favorable ou défavorable dans l’intrigue et dans leur relation aux personnages ; nous renvoyons à son travail, quoiqu’elle ne prenne guère en considération des objets que dans une annexe où elle mêle images et objets concrets sous des rubriques comme « objets quotidiens », « technique » (Annexe II). [M.-E. Galani, Entre l’analyse psychologique et l’analyse littéraire, la recherche d’un noyau dur du texte théâtral. Un exemple : la dramaturgie de Jean Giraudoux, Thèse en lettres et Arts, dir. par Jean Verdeil, Université Lumière, Lyon 2, 2001, thèse en ligne]. 96 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? 264 de romancier, à savoir un style métaphorique qui lui a valu l’épithète de « précieux », l’impossibilité d’établir une distribution par catégories de pièces, que l’on entende par là une distinction peu opérationnelle pour ce théâtre entre drames, tragédies et comédies, ou la classification que nous utiliserons souvent, avec toutes les précautions d’usage quant à ces dénominations, entre pièces « bibliques », « antiques » et « modernes ». Les œuvres les plus riches en métaphores sont, par ordre décroissant, Sodome et Gomorrhe, Pour Lucrèce, Siegfried, Judith et La Guerre de Troie n’aura pas lieu et les plus pauvres en la matière, Supplément au voyage de Cook, Amphitryon 38, La Folle de Chaillot et Ondine, auxquelles nous ajouterons, quoiqu’elles constituent des cas particuliers, Tessa et Les Gracques, l’une parce qu’inachevée, l’autre, parce qu’adaptée d’une pièce étrangère. L’inventaire des différents types de métaphores, in absentia, in praesentia, filées, permet de distinguer deux œuvres pour la répartition équilibrée entre les trois catégories, Judith et Sodome et Gomorrhe, et, à l’inverse, un déséquilibre net au profit des métaphores filées dans Siegfried et dans Intermezzo. Dans l’ensemble, cependant, dominent les métaphores in praesentia, proches de la comparaison comme le souligne P. d’Almeida : « Dans les métaphores giralduciennes qui pourtant sont en réalité souvent des comparaisons ou du moins des métaphores in praesentia, des "identifications", pour reprendre le vocabulaire de Genette, toutes les qualités du comparé sont transférées au comparant, et non pas seulement celle qui motive l’analogie. […]. 265 Giraudoux "file" les métaphores. » . a) Les domaines d’emprunt. Qu’en est-il des domaines d’emprunt ? Alors que, pour les comparaisons viennent en tête les arts, la vie quotidienne et les armes, l’essentiel des métaphores provient de la vie quotidienne, des vêtements et des arts, une moindre proportion de la technique et 266 des armes . Aucune évolution chronologique ne se manifeste dans ces choix, mais on remarque la prépondérance des cinq grands domaines d’emprunt dans les deux pièces d’inspiration bibliques situées aux deux extrêmes de la production théâtrale giralducienne, à savoir Judith et Sodome et Gomorrhe. On notera les constantes qui nous guident vers une bipolarité qui demandera à être confirmée entre les objets les plus simples, les plus modestes, d’une part, et, d’autre part, ceux qui sont le fruit de l’art. L. Le Sage parle de la modernité de Giraudoux pour les domaines d’emprunt des métaphores dans les œuvres 267 non théâtrales : cela demande à être vérifié pour le théâtre. Les objets anachroniques ne sont pas très nombreux, mais ils sont concentrés dans les pièces d’inspiration « biblique » et dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu. Ils appartiennent, pour la plupart, à la vie quotidienne, tels le « réveille-matin » de Siegfried, l’ « aspirateur » de Judith, la « lampe sans mazout » d’Electre, « loupe » et « bocal » dans Sodome et Gomorrhe 268 . Ces objets introduisent, outre le décalage temporel constitutif de l’anachronisme, des 264 E. Brunet souligne que « la chasse aux adjectifs a développé un produit de remplacement : la métaphore. » (E. Brunet, Le Vocabulaire de Jean Giraudoux et son évolution, op. cit., p. 297, note 1). 265 266 P. d’Almeida, art. cit., p. 69. La distribution des métaphores en fonction des domaines d’emprunt s’établit comme suit : 1/ 5ème provient de la vie quotidienne, 1/ 6ème des vêtements, 1/ 6ème des arts, 1/ 10ème de la technique, 1/ 10ème des armes et pièges. 267 L. Le Sage, Metaphor in the on dramatic works of Jean Giraudoux, University of Oregon, The University press, 1952, p. 34. 268 Respectivement Sieg., I, 2, p. 6 et III, 5, p. 59 ; Jud., II, 4, p. 245 ; El., I, 13, p. 639, Sod., I, 1, p. 864, II, 2, p. 889. 97 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux ruptures de ton auxquelles contribuent également les emprunts à la technique qui sont tous la base de métaphores, la plupart du temps dans des répliques au ton emphatique, plus 269 rarement ironique : dans Judith, « engrenages », « machine », « rivet et cheville » , dans 270 La Guerre de Troie n’aura pas lieu, « baromètre » et « anémomètre », « lentille » et, dans 271 Sodome et Gomorrhe,« carcans » et « cadenas », « sextant » et « boussole » . Les arts nous valent les métaphores attribuées à Hector, et, en écho, à Hélène : 272 « chromos », « gravures », « tableau », « carton » dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu. Ces métaphores apparaissent presque toujours dans un contexte ironique : l’art sert ici un processus de dévalorisation. b) Les divers modes de construction des métaphores Les métaphores in praesentia. Sur le plan syntaxique, nous trouvons les trois solutions répertoriées par C. Fromilhague et A. Sancier (op. cit., p. 133). Dans toutes les pièces, la « construction la plus canonique » reliant par un « est » d’équivalence comparant et comparé ; fréquente aussi est la structure « substantif + de + substantif », associant systématiquement chez Giraudoux un nom concret, le comparant, à un nom abstrait, le comparé ; enfin, nous avons l’apposition. La structure attributive peut être le fait d’un personnage locuteur qui cherche à se définir dans un élan introspectif , tel Siegfried : « Je ne suis guère qu’une machine à questions. » (Sieg., II, 2, p. 29). Le processus producteur suggéré par le mot « machine » est réduit à néant par le terme voisin, qui montre que rien, pour le personnage, n’apporte de réponse. La même structure permet à un personnage d’en définir un autre, présent ou non : le Président du tribunal affirme l’adéquation parfaite de l’assassin à la nuit, pour mieux lui opposer Electre : « L’assassin était le noyau qu’on a retiré du fruit, et qui ne risque plus […] de vous casser les dents. » (El., I, 2, p. 605). C’est une manière imagée de dire que le criminel est clairement identifié comme tel, et donc ne présente plus de danger pour la société, à l’inverse d’Electre qui est une menace permanente, mais le recours au vocabulaire trivial a pour effet, outre la dépoétisation de la tirade du Président Théocathoclès, de nous éloigner du ton tragique. Enfin, cette construction s’applique également à un objet métaphorisé par un autre, ainsi de l’épée par l’os : « Quand on retrouve dans le sol une ossature humaine, il y a toujours une épée près d’elle. C’est un os de la terre.[…]. » (GT, I,6, p. 502). L’image associant le squelette et l’arme dans une proximité que l’épopée inviterait à considérer comme glorieuse est ici l’outil de la dénonciation de la guerre par Andromaque. De la seconde structure possible, nous avons plusieurs exemples dans Siegfried. Ainsi Geneviève confie-t-elle : 269 270 271 272 98 Respectivement Jud., I, 2, p. 203, Jud., III, 7, p. 272. GT, I, 6, p. 497, GT, I, 9, p. 509. Sod., II, 5, p. 899, Sod., I, 2, p. 873. GT, I, 9, p. 508, Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? « C’est seulement par le silence de toute mon enfance […], par des télégrammes ininterrompus de silence que j’ai appris mon état d’orpheline. » (Sieg., I, 5, p. 273 13) . La métaphore est motivée par le contexte : Zelten a envoyé à Robineau des « télégrammes » pour qu’il amène son amie à Gotha. Lors de sa seconde entrevue avec Siegfried, la fausse institutrice canadienne dit au héros, empruntant l’image au contexte de la leçon de français : « Je me refuse à continuer ma leçon dans ce manuel de la désolation. » (Sieg., II, 2, p. 30). Enfin, l’apposition du comparé et du comparant existe sous la forme simple, comme dans cette réplique du Gabier : « Quand j’aurais dû voir la tranche d’un seul corps, toute la journée, j’ai vu la tranche de deux, un pain de seigle sur un pain de blé […]. Des pains qui cuisaient, qui levaient. » (GT, II, 12, p. 540). Belle image sensuelle et gourmande de l’érotisme des corps des amants, Pâris et d’Hélène, venue à un marin voyeur mais aussi poète. La métaphore peut se trouver isolée en fin de phrase par l’emploi d’un pronom personnel qui en diffère l’apparition : « Ose parler de ce jardin ! Tout y est sec, je l’ai vu de la route, un crâne pelé ! » (El., I4, p. 622). L’exclamative méprisante de Clytemnestre réserve pour la fin le coup de grâce : l’image ajoute peut-être à la stérilité de la terre la laideur de l’homme déjà moquée par les Euménides dès la première scène. Quand l’apposition glisse d’une réplique à l’autre, elle crée un effet de surprise par la distorsion syntaxique qui révèle un objet anachronique : « La petite Polyxène : Les portes se ferment, maman ! […]. Hector : C’est fait ? Le Garde : Un coffre-fort. » (GT, II, 5, p. 526). Ce type de construction syntaxique fait de l’image un condensé de la pensée du personnage, donnant au dialogue la vivacité de l’échange oral. Pour renforcer une image, Giraudoux associe les structures. Ainsi, Eclissé, persuadée de voir arriver Jupiter, nous en fait une surprenante description : « C’est un bloc de lumière avec une ombre d’homme. » (Amph., II, 6, p. 169). Scientifiquement aberrante, car la lumière ne saurait avoir une ombre, la métaphore fonctionne si l’on voit les deux objets juxtaposés dans l’espace, le premier désignant la nature divine de Jupiter par le complément « lumière », le second renvoyant à l’apparence humaine qu’il prend pour visiter Alcmène : ombre et lumière ne sont plus antithétiques, en dépit de l’opposition entre le solide, le « bloc » et l’insaisissable, l’« ombre », mais complémentaires et l’alliance de mots se résout en image. P. D’Almeida souligne la particularité de ces figures chez Giraudoux : « Dans les métaphores giralduciennes (qui pourtant sont en réalité souvent des comparaisons, ou du moins des métaphores in praesentia, des "identifications" pour reprendre levocabulaire de Genette, toutes les qualités du comparé sont 273 G.Teissier souligne que « comme l’Isabelle d’Intermezzo, l’Agnès de L’Apollon de Bellac (et, dans les romans, Suzanne, Juliette, Eglantine), Geneviève est orpheline. » (TC [P.], n. 1 de p. 20, p. 1093). 99 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux transférées au comparant, et non pas seulement celle qui motive l’analogie ; 274 comme on disait naguère, Giraudoux file les métaphores. » . Les métaphores filées. Elles offrent, quant à la place du lexème d’objet, deux solutions : elles sont un point de départ ou d’aboutissement. Dans La Folle de Chaillot, une comparaison inspirée au Baron par leur voisin de table amorce la métaphore : « Le Baron : […]. On dirait une borne ! Le Président : Vous l’avez dit, une des bornes de la ruse humaine, de l’avidité, de l’obstination humaine. Elles sont plantées le long de toutes les routes du jeu, de l’acier, de la luxure, du phosphate. Elles jalonnent la réussite, le crime, le bagne et le pouvoir. » (FC, I, p. 954). Un visage peu expressif est assimilé par le Baron à un objet en raison de son immobilité et de son caractère inexpressif. Le Président, loin de voir là un signe de bêtise, celle d’un être borné, y voit au contraire un signe qu’il s’agit de capter et d’interpréter, ce à quoi il se livre dans la suite de sa réplique : l’inconnu est bien l’associé espéré, puisqu’il possède les trois qualités indispensables aux escrocs, « la ruse, l’avidité et l’obstination. ». La métaphore filée de la « borne » prend à l’expression usuelle « rester planté comme une borne », variante de l’expression figée "rester planté comme un piquet", le participe « plantées » qui amène l’image des routes et le verbe « jalonner ». Par une syllepse sur ce verbe, nous arrivons aux domaines dans lesquels s’exercent les qualités de qui veut réussir : jeux d’argent, produits industriels cotés en Bourse comme « l’acier » et le « phosphate », proxénétisme suggéré par le mot « luxure ». A ces quatre termes répondent les quatre suivants qui expriment soit le succès soit l’échec. Cette métaphore permet à Giraudoux, qui dénonce régulièrement la collusion entre le monde des affaires et le pouvoir, de condamner, en le faisant exprimer avec cynisme par un personnage, l’enrichissement éhonté d’êtres sans scrupules. Le fait que l’image soit première éveille notre curiosité, et son développement nous en donne la clé. Second cas de figure, la métaphore se développe et s’achève sur un lexème d’objet. Siegfried, qui va quitter l’Allemagne en dépit des efforts de Waldorf et de Ledinger pour le retenir, répond à ce dernier par une image qui exprime la difficile conciliation qu’il va tenter entre ses deux passés, ses deux personnalités : « Il n’est pas de souffrances si contraires, d’expériences si ennemies qu’elles ne puissent se fondre en une seule vie car le cœur de l’homme est le plus puissant creuset. » (Sieg., IV, 3, p. 68). L’image suggère une sorte d’alchimie, une mutation profonde de l’être et, placée en fin de phrase, elle suppose une certaine assurance du personnage quant à sa capacité à dépasser l’opposition entre son passé français et son passé allemand, justifiant son nom désormais non par la référence au héros wagnérien amnésique comme lui, mais par le sens même des mots qui constituent ce nom : la paix de la victoire, victoire sur soi qui suppose une confiance en l’homme. 275 La virtuosité rhétorique sert donc l’expressivité des transferts opérées dans les métaphores. grâce à la richesse ou à la complexité 2) Les figures pour l’esprit. 274 P. d’Almeida, « Giraudoux et la littérature », CJG n° 17, p. 69. 275 Il en va ainsi chez tous les grands écrivains et tous les grands artistes, cf. V. Jankélévitch, Liszt et la rhapsodie, Essai sur la virtuosité, Paris, Plon, 1979. 100 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? Parmi les figures pour l’esprit, nous retiendrons d’abord les figures figées et les figures réactivées, puis nous étudierons ce que Morton M. Celler appelle des « images 276 d’éclaircissement » , ensuite, nous évoquerons quelques unes des images que Giraudoux 277 emprunte « à la vie sociale moderne » . a) Les figures lexicalisées. Giraudoux, en dépit de son exigence quant à un théâtre littéraire, ne renonce pas aux figures lexicalisées : nous sommes tentée de voir dans cette manière de rapprocher son style de la langue courante, non une concession à cette médiocrité qu’il dénonce, mais la recherche d’un langage dramatique qui exploite le plus large éventail de possibilités stylistiques. En effet, en dehors des cas où ces figures permettent des jeux d’esprit, elles disent les enjeux de l’action dans des dialogues. Les expressions figées prises à la langue parlée, voire populaire, sont rares sous la plume de Giraudoux : leur présence n’en est que plus significative. Serait-elle le signe d’une caractérisation sociale des personnages ? J. Robichez, dans le chapitre qu’il leur consacre, remarque justement que « le langage, à deux ou trois exemples près, ne les caractérise 278 pas. » . La synecdoque « boire un verre » est employée par une femme de pêcheur, Eugénie, pour excuser le récit invraisemblable qu’Auguste, son mari, vient de faire au Chevalier à propos d’Ondine : « Chaque fois qu’il boit un verre, il bat la campagne ! » (Ond., I, 7, p. 781), mais c’est une concession bien mince en regard des parlures et idiolectes attribués aux personnages du théâtre naturaliste, ou même des paysans de Molière. La variante plus populaire « se payer un verre » paraît convenir au Chiffonnier de La Folle de Chaillot, à ceci près que l’auteur la lui fait prononcer lorsqu’il est censé jouer le rôle d’un président dans le procès que les Folles intentent aux puissants de ce monde : est-ce une expression de son langage habituel qui échappe à cet homme du peuple, ce qui serait pour Giraudoux le moyen de nous rappeler que le Chiffonnier joue un rôle, ou faut-il y voir une caricature des prétentions au beau langage des « mecs » par l’introduction d’une dissonance ? (FC, II, p. 1017). Dans le reste de la pièce en effet, le langage du Chiffonnier ne diffère guère de celui des autres personnages. Giraudoux ne cherche donc pas à imiter la réalité sociale, à copier le parler d’un marginal, mais à tirer parti d’un double décalage humoristique entre la situation sociale du Chiffonnier et le rôle que lui font jouer les Folles pour leur tribunal : il est alors un président qui parle comme un homme de la rue, ce qui le déclasse et, partant, entame le prestige illusoire des mecs qu’il représente tout comme celui des lieux huppés qu’ils fréquentent : « Si j’avais su, je me serais payé un verre chez Maxim’s. », dit celui qui n’en connaît que l’enseigne. Un personnage antipathique et désigné comme tel, le Sale Monsieur, non content de forcer la porte du sous-sol d’Aurélie, la menace : « Ah, vous voilà ! […]. J’ai à vous notifier que vos chats du quai Debilly auront passé l’arme à gauche ce soir. » (FC, II, p. 1027). Là encore, le rapprochement est plaisant entre la violence de la périphrase expressive prise au langage familier, l’objet du délit qui, précisément, erre, à savoir les chats nourris par la Folle de Chaillot, et le verbe « notifier » : tandis que le début de la phrase résonne comme une parodie du langage administratif ou juridique, la seconde révèle la véritable personnalité 276 277 Morton M. Celler, Giraudoux et la métaphore : une étude des images dans ses romans, op. cit. ,p. 127. Nous réservons à notre troisième partie une analyse approfondie des jeux de l’humour et des diverses formes du comique. 278 J. Robichez, Le Théâtre de Giraudoux, op. cit., p. 144. 101 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux du locuteur, la violence de l’expression correspondant à l’agressivité du personnage. C’est aussi la colère qui inspire au comédien Dasté une réplique polémique qui fait appel à une image populaire : « Avec leurs histoires de mises en scène, on te fait prendredes vessies pour des lanternes. Tu n’ycomprends plus rien ! » (IP, 1, p. 691). Qui est ce « on » qui leurre les comédiens et le public ? La conférence intitulée « Le metteur en scène », prononcée par Giraudoux en 1931 et reprise dans Littérature, nous en donne la clef : elle met en cause l’autocratie du metteur en scène en Allemagne, sa prétention à être le seul détenteur du sens de la pièce qu’il monte : « Sur les affiches, la simple indication du régisseur attire le public autant que celle du nom de l’auteur. Le public tient autant à voir de quelle façon le régisseur a compris cette pièce que de voir la pièce elle-même ; la pièce devient l’étoffe avec laquelle le couturier bâtit sa robe […]. » (op. cit., p. 213). Dans le feu du dialogue théâtral, Giraudoux a préféré à la formulation intellectuelle la saveur de l’expression populaire qui suggère la volonté délibérée de tromper le public, attitude tout à l’opposé, bien sûr, de celle de Jouvet qui se mettait au service des auteurs et des textes qu’il défendait, tandis que dans la conférence, c’est par une métaphore empruntée au domaine de la mode et du vêtement que s’exprime la condamnation de cette mainmise autoritaire sur le texte. Ces exemples nous ont permis de voir que l’emprunt de figures figées du langage familier ne correspond pas chez Giraudoux au souci réaliste de faire correspondre le langage d’un personnage à son milieu social, ce qui ne saurait nous étonner, et qu’en revanche, il est un procédé révélateur d’un état d’esprit du personnage et d’une intention humoristique ou satirique de l’auteur. Intermezzo nous offre d’autres exemples de métaphores lexicalisées, comme la « flèche du Parthe » dans une réplique de l’Inspecteur qui lui permet de faire acte de culture (Int., I, 5, p. 294). Le Spectre, quant à lui, lors de sa visite à Isabelle, consent enfin à lui livrer le secret des morts : « Je t’apporte la clef de l’énigme, Isabelle ! » (Int., III, 4, p. 346), mais cette clef, à en croire le Contrôleur, ne peut qu’ouvrir la porte au malheur. Dans le débat sur la vérité du couple, Lia reproche à Jean de se servir d’un prétexte, la menace de la destruction de Sodome, pour rester dans l’hypocrisie et le mensonge : « La catastrophe t’a redonné confiance. A sa faveur, tu veux jeter un voile sur notre discorde. » (Sod., II, 8, p. 909). La finalité de cette attitude est bien entendu de donner le change à Dieu sur l’harmonie du couple, en dissimulant la vérité, ce que refuse Lia. Prises à la langue courante, les métaphores lexicalisées construites sur les noms « arme », « appât » « piège », « clé », « fil » sont fréquentes : outre leur fonction dramatique, elles ont une fonction symbolique à laquelle il nous faudra réfléchir. b) La réactivation de clichés. Morton M. Celler a mis en évidence à propos des romans de Giraudoux ce qu’il appelle le « rajeunissement » d’une figure et qui permet soit l’évasion poétique soit les jeux de 279 l’humour . 279 102 Morton M. Celler, Giraudoux et la métaphore. Une étude des images dans ses romans, op. cit. , p. 127. Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? Selon le contexte dans lequel elle apparaît, une figure réactivée produit humour ou 280 ironie . « Le Président : C’est à se tuer ! A se jeter la tête contre le mur ! Agathe : Ne te gêne pas pour moi. Le mur mycénien est solide. » (El., II, 6, p. 660). La scène de ménage, classique dans le théâtre de Boulevard, a recours au langage familier, volontiers imagé, mais le cliché est réactivé par la syllepse sur le mot « mur » et l’allusion culturelle à Mycènes : l’effet comique est garanti. Dans une scène aussi orageuse entre les époux Banks, l’expression « ramener sur le tapis » s’adjoint le drap du lit : « Mr. Banks : Evelyn, voilà onze mille nuits […] que nous passons ensemble, et il n’en est point une où vous n’ayez trouvé prétexte à ramener sur le tapis ou le drap Miss Sally Thomson. » (SVC, 7, p. 579). La formulation de Mr. Banks ne le trahit-elle pas ? Il fait de l’humour, certes, mais le dérapage qu’introduit le mot « drap » amène Miss Thomson elle-même dans le lit par le rapprochement inattendu de son nom et du substantif qui permet la réactualisation du cliché. Humour anglais ? humour giralducien ? Cette façon de prendre une expression au pied de la lettre dont H. Baudin signale la fréquence dans le théâtre de Giraudoux, joue, selon lui « sur 281 l’inattendu pour manifester quelque saugrenu ou servir d’arme ou de piège. » . De cette seconde valeur, voyons quelques exemples. Dans Electre, le jeu sur l’expression « perdre le fil » prouve-t-il seulement que le Mendiant n’a pas les idées claires ? Il se perd, ou feint de se perdre, dans ses histoires de hérissons : « Qu’est-ce que diable je voulais dire ? J’ai perdu mon fil… Continuez… Cela me reviendra… » (El., I, 3, p. 610). L’utilisation de l’adjectif possessif donne à la figure une saveur populaire et la défige partiellement : la syllepse n’est pas loin, et l’ambiguïté s’installe dans le dialogue avec Egisthe : « Le Mendiant : Voilà ! J’ai retrouvé ! Egisthe : Vous avez retrouvé quoi ? Le Mendiant : Mon histoire, le fil de mon histoire… Je parlais de la mort des hérissons… » (ibid., p. 611). Le jeu sur les verbes « perdre » et « retrouver » associé à l’emploi du pronom interrogatif neutre dans une formulation familière peu en accord avec la dignité attachée à la fonction du régent, appelle le sens concret aussitôt démenti par le retour de l’expression figée « le fil de mon histoire ». Est-ce la maladresse ou l’extrême habileté d’un personnage qui, dieu ou mendiant, ivrogne ou non, embrouille les fils, infléchit le cours du dialogue par ses digressions, risquant bien de faire perdre le fil de leur discours aux puissants, et enserre Egisthe dans une sorte de filet d’où surgit la vérité cachée de ses intentions réelles à l’égard d’Electre ? c) Les « images d’éclaircissement ». 282 Cette expression de Morton M. Celler désigne les images à fonction didactique qui « aident l’imagination du lecteur en expliquant une abstraction, une apparence ou une 283 action. » : par le biais de la concrétisation, elles explicitent parfois une notion. 280 281 Voir 3 ème partie, chap. 2, Une distiction difficile. H. Baudin, La Métamorphose du comique et le renouvellement littéraire du théâtre français de Jarry à Giraudoux, 1896-1944, thèse Paris IV, 1974, Atelier de reproduction des thèses, Lille III, 1981, p. 514. 282 Morton M. Celler, Jean Giraudoux. Une étude des images dans ses romans, op. cit., p. 127. 103 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Parlant des dieux, Egisthe en donne une définition abstraite qu’il complète par une métaphore filée de la pierre précieuse : « C’est une inconscience fulgurante, omnisciente, taillée à mille faces, et à leur état normal de diamants, atones et sourds, ils ne répondent qu’aux lumières, qu’aux signes, et sans les comprendre. » (El., I, 3, p. 609). Mettant l’accent sur les abstractions, C. Weil commente « Inconscience […] omniscience : alliance de mots proche de l’oxymore. » 284 Il nous semble que l’adjectif « fulgurante » qu’elle rapporte à son sens étymologique (« Zeus lanceur de foudre ») enclenche, par le motif de la lumière, la métaphore des diamants qui suggère à la fois la perfection divine et, par une des qualités intrinsèques du diamant, l’insensibilité des dieux. Notons que les adjectifs apposés « atones et sourds », et la fin de la phrase, sont en accord avec l’image d’objets dépourvus de toute subjectivité et de toute intelligence. La réponse des dieux aux signes devient une simple réaction assimilable à celle d’un corps minéral qui renvoie les rayons qui l’atteignent : elle n’en est que plus imprévisible. D’autres personnages ont recours à ce type de métaphores pour rendre leur pensée plus claire. Témoin de cet usage, une réplique de Joachim pour définir le rôle que doit jouer Judith pour les Juifs, et qui nous vaut, par la métaphore filée de l’industrie, un bel anachronisme : « Quand les plus terribles engrenages semblent vouloir se mordre pour toujours, seul un doigt d’enfant ou de femme peut se glisser entre eux et stopper la machine, le doigt de David, le doigt de Jahel, le doigt de Judith… » (Jud., I, 2, p. 203). Le vocabulaire technique qui semble tout droit sorti des Temps modernes de Charlie Chaplin se mêle à l’évocation de grandes figures bibliques qui ont en commun d’avoir sauvé à un moment de son histoire le peuple juif, qu’il s’agisse de David vainqueur de Goliath, de Jahel 285 qui tua le chef de l’armée du roi de Canaan , préfiguration directe du rôle qu’on entend faire jouer à Judith contre Holopherne, ou de Judith elle-même. Ainsi se trouvent mises à distance les grandes figure mythiques, y compris celle de Judith dont Giraudoux réécrit l’histoire par des images « empruntées à la vie sociale moderne et à la technique ». d) Les figures « empruntées à la vie sociale moderne et à la technique ». Nous reprenons cette expression à H. Sœrensen qui les commente ainsi : « Dans la plupart des cas, les métaphores tirées de la vie sociale moderne ne se laissent que difficilement exploiter à des fins poétiques. Nous devons plutôt nous attendre à voir [Giraudoux] tirer de 286 cette sorte d’images des effets purement intellectuels. » . L’exemple suivant nous semble très significatif de cette tendance à parler par métaphores techniciennes. Paola, dans Pour Lucrèce, pour ironiser sur la pureté de Lucile, 283 Ibid. 284 TC. (Pl.), n. 4 de p. 609, p. 1571. 285 286 Pour David, Premier Livre de Samuel, 1 S, 17, 50 ; pour Jahel, Livre des Juges, Jg, 4, 21. H. Soerensen, Le Théâtre de Jean Giraudoux. Technique et style, Kopenhague, Universitetsverlaget, 1950, p. 246-247. Ce genre de métaphore vient d’ailleurs à Giraudoux facilement, puisque l’on en trouve des exemples dans sa correspondance. Nous citerons une lettre à P. Morand, adressée à celui-ci à propos d’un recueil de poèmes : « Tu es un réchaud à exotisme. Tu es un poêle à gaz anglais importé en France. » (Lettre à P. Morand, 29 octobre 1919, citée dans Jean Giraudoux. Du réel à l’imaginaire, Paris, B. N., 1982, p. 26). 104 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? a recours au domaine de la photographie ce qui a pour conséquence l’introduction, par le biais d’une métaphore, d’un terme archaïque, mais en prise directe sur l’époque de la fable, le « daguerréotype » : « La pureté se serait moquée de notre farce. Madame Blanchard a cru tout ce qu’on lui contait […]. Nous lui aurions montré les daguerréotypes du spectacle qu’elle n’aurait pas été plus vite convaincue. Les daguerréotypes étaient dans sa mémoire, tirés par elle. Ils y sont… » (Luc., III, 4, p. 1107). Notons que dans cette réplique, le mot désigne non le procédé technique mais les clichés : l’imagination désirante de Lucile lui a fait voir un viol là où il n’y avait que savante mise en scène. Effet intellectuel également, les termes techniques dont le Garde émaille ses répliques, à savoir « pilon, » « étau », « cheville », « rivet » (Jud., III, 7, p. 271-272). L’on peut cependant se demander si ce n’est pas avant tout pour faire oublier qu’il est un ange. De même, Dieu et les anges deviennent les passagers d’un avion qui survole les villes maudites de Sodome et Gomorrhe, tandis que sur terre le Jardinier sera un témoin privilégié : « Tous les hublots du ciel et l’œil du jardinier, c’est plus que suffisant pour voir la fin du monde. » (Sod., I, "Prélude", p. 859). Comment ne pas voir là une allusion à l’actualité de la Seconde Guerre mondiale ? 287 Nous retrouvons, empruntée textuellement au roman Siegfried et le Limousin , l’image des « tickets d’entrée » que sont les « photographies de leur enfant » produites par les parents putatifs auprès de Muck : ces objets leur donnent accès à la résidence du Conseiller d’Etat et à sa personne (Sieg., I, 1, p. 4) à défaut de leur rendre leur enfant. Comment ne pas sentir l’aspect dérisoire de ces pauvres souvenirs après un guerre qui a fait tant de « disparus » ? Par ailleurs, le goût pour les rapprochements sonores amène Giraudoux à écrire des rimes intérieures qui associent des termes techniques au personnage qui les nomme. Ainsi, le Géomètre disant d’Hélène : « Elle est notre baromètre, notre anémomètre ! » (GT, I, 6, p. 497), désigne des instruments de mesure de la pression atmosphérique, de la force et de la direction du vent, après avoir dit « L’air de son passage est la mesure des vents. » (ibid.). L’anachronisme burlesque semble relever du jeu d’esprit, mais G. Teissier, après R. M. Albérès, insiste sur les « correspondances » entre l’homme et le cosmos qui sous-tendent 288 ce genre de réplique . En outre, replacées dans l’histoire de la guerre de Troie, ces métaphores trouvent tout leur sens : comment ne pas penser à la flotte grecque immobilisée à Aulis parce que les vents ne se lèvent pas ? Comment ne pas faire le lien avec la passe 289 d’armes entre Ulysse et « Des voix » sur la rapidité des vaisseaux grecs et troyens ? Ce qui paraît pure fantaisie d’un esprit fantasque, celui du Géomètre, troublé par la beauté d’Hélène, est également la mise à distance humoristique d’un motif légendaire par l’auteur. L’électricité offre à Giraudoux plus que l’occasion d’un procédé de style, la possibilité 290 d’un jeu sur le nom d’une héroïne : en 1937, date de l’Exposition internationale, coïncident 287 « […] chacun tenait dans la main, comme un ticket d’entrée, une photographie […]. » (Siegfried et le Limousin, ORC, p. 698). L’on notera que la comparaison du roman s’est muée dans la pièce en métaphore appositive. 288 289 290 G. Teissier, TC (P.), n. 1 de p. 487, p. 1164 et R. M. Albérès, Esthétique et morale chez Jean Giraudoux, op. cit., p. 93. GT, II, 12, p. 538. « Le jeu de mots un peu facile entre le nom de l’héroïne et l’électricité […] trouve ici tout son sens : lumière pure, à l’éclat aveuglant, Electre devient pour Giraudoux le mythe même de la Vérité,- ce que, certes, elle n’était pas chez les Tragiques grecs. », 105 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux 291 une commande de l’Etat à Dufy, à savoir une fresque à la gloire de la Fée Electricité et un « Spectacle créé en vue de l’exposition » dans le cadre des « manifestations théâtrales. Groupe du théâtre du Cartel », Electre de Jean Giraudoux. Qu’il ait commencé à rédiger la pièce bien avant ne nous interdit pas de mettre en relation le nom de l’héroïne éponyme et l’électricité. Si alektra signifie celle qui n’a pas connu la couche nuptiale, la vierge, elektra 292 est la brillante, celle qui éclaire et s’inscrit dans le mythe solaire des Atrides . Ecoutons le Mendiant : « Elle est la vérité sans résidu, la lampe sans mazout, la lumière sans mèche. »(El., I, 13, p. 639). Ces images jouent sur l’étymologie du nom de l’héroïne Elektra, la lumineuse, par des périphrases qui désignent la lumière électrique par défaut grâce à l’emploi de la préposition de sens privatif « sans », élaborant une vision de l’objet par différence avec ceux qui existent. Elles signifient en même temps la clarté que va répandre dans cet univers de mensonges 293 et de faux-semblants la jeune fille qui est « la ménagère de la vérité »(ibid.) . e) Les paradoxes. Parmi les procédés rhétoriques qui ont valu à Giraudoux des étiquettes péjoratives, au 294 nombre desquelles celle de « précieux », qualificatif qu’E. Magny a retourné en éloge, les paradoxes ne sont pas les moins brocardés et rares sont les voix qui, comme celle de R. 295 Kemp, osent parler de « paradoxes délectables » . Les paradoxes giralduciens ne sont pas toujours l’expression abstraite d’une « opinion contraire à l’opinion commune », selon l’étymologie du mot : ils reposent souvent sur des images ou s’appuient sur des formulations oxymoriques. L. Gauvin a souligné combien « le destin tragique des personnages et des pièces de Giraudoux est lié au système de figures mises en jeu, soit plus précisément à la présence ou à l’absence de la forme la plus forte 296 de la contradiction, l’oxymore […]. » . Cette « conjonction des contraires » a des effets différents selon le contexte dans lequel elle apparaît, cependant, il nous semble difficile de souscrire, pour les exemples que nous avons retenus, à l’opinion selon laquelle il y aurait « une contradiction tragiquement proclamée pour l’antithèse, paradisiaquement assumée 297 pour l’oxymore. » . commentent P. d’Almeida et L. Himy-Pieri (P. d’Almeida et L. Himy-Pieri, Electre, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Paris, A. Colin, 2002, p. 33). 291 292 293 Aujourd’hui au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Cf. TC (Pl.), p. 1550. Ou comment Giraudoux confère une fonction dramatique, poétique et symbolique à l’emprunt qu’il fait à la modernité pour actualiser un mythe, ce qu’il appelle « épousset[er] le buste d’Electre » dans une déclaration à André Warnod, mai 1937, citée par C. Weil, Notice d’Electre, TC (Pl.), p. 1549. 294 295 C. E. Magny, Précieux Giraudoux, Paris, Editions du Seuil, 1945. R. Kemp, Lectures dramatiques. Chronique théâtrale. (D’Eschyle à Giraudoux), Paris, La Renaissance du Livre1947, p. 210. 296 L. Gauvin, « L’idée de bonheur dans les dernières pièces de Giraudoux : figures, figurants, fréquences », dans La Guerre de Troie a-t-elle eu lieu ? Jean Giraudoux : les dernières œuvres (1940-1944), Istanbul, Les Editions Isis, en co-édition avec Littérature et nation, Tours, 1992. p. 1. Pour lesdiverses définitions de l’oxymore, nous renvoyons aux ouvrages de H. Morier, P. Fontanier, L. Cellier, du groupe μ et à l’article de J. Cohen que L. Gauvin mentionne en note, op. cit., n. 4, p. 2. 297 106 Rhétorique générale, Paris, Larousse, 1970, p. 120, cité par L. Gauvin, op. cit., n. 4, p. 2. Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? Le paradoxe peut être plaisant, comme lorsque Samson s’extasie sur les armes de Jean : « Les massues surtout sont magnifiques. Légères comme des plumes. » (Sod., II, 4, p. 895). Les armes reçoivent une caractérisation non pertinente, légèrement décalée par rapport au nom d’objet grâce à la pause que marque le point, caractérisation à laquelle la comparaison ajoute l’exagération qui renforce le paradoxe, et la mention des plumes y met une pointe d’humour, les anges laissant ici et là un peu d’eux-mêmes, puisque Lia a mis des plumes d’anges dans un vase comme on y disposerait des fleurs : « Regarde, dans ce vase ; ce sont des plumes que je leur ai arrachées. », dit-elle à Ruth, évoquant ses luttes passées contre le ciel (Sod., I, 1, p. 861). C’est Sodome et Gomorrhe qui nous offre le plus grand nombre 298 de ces paradoxes qui, grâce à des oxymores, opèrent de véritables retournements , et il s’agit à chaque fois pour Jean de définir la femme, être insaisissable et indéfinissable autrement que par les contraires. Dans une des ses tirades de l’acte I, Jean multiplie les paradoxes en opposant aux termes abstraits réunis en groupes binaires, dans la première phrase, une image développée par une relative, dans la seconde, deux images, les unes et les autres fonctionnant de façon antithétique avec les abstractions : « Tout en elles est tapage, distraction, et elles contiennent la cage de silence où le moindre grincement et la moindre palpitation du monde sont perçus. Tout en elles est égoïsme, chair, et elles sont le sextant de l’innocence, la boussole de pureté. » (Sod., I, 2, p. 873). La double antithèse tapage/ silence, chair/ innocence, pureté passe par des alliances de mots entre un substantif concret et un mot abstrait. L’on remarquera que la femme (ou les femmes, puisque Jean est passé dans sa tirade du singulier au pluriel) est considérée comme une sorte de capteur de l’univers par l’image de la « cage de silence » : l’idée est fréquemment exprimée par Giraudoux de cette capacité de la femme à être en étroite relation avec le cosmos. Par ailleurs, les termes techniques, au lieu d’être risibles comme ceux qu’emploie le Géomètre dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, poétisent la femme, et donc l’idéalisent, tandis que les lieux communs de la misogynie sont repris dans la première partie de chaque phrase. Cet exemple nous montre bien que « l’attribution à un même sujet de prédicats 299 contraires rend […] impossible toute définition univoque », comme l’écrit L. Gauvin . Il semble bien que, dans cette pièce, la femme soir par excellence le sujet qu’il est impossible de définir autrement que par l’union des contraires : au second acte, Jean énonce de nouvelles variations paradoxales au moment où il dit à Jacques que les femmes sont dorénavant « hors d’atteinte » : 298 Parfois, « le paradoxe peut aller jusqu’au retournement complet », écrit D. Noguez qui cite ceux du « Lamento » du Jardinier dans Electre, exemples que nous ne retiendrons pas, puisqu’ils ne comportent aucun lexème d’objet. Nous mentionnerons pour mémoire une rédaction primitive de l’acte IV de Siegfried et de la diatribe du douanier Pietri contre les voyageurs indélicats qui passent des marchandises de contrebande : « Les militaires organisent la guerre entre les hommes, les douaniers la guerre entre les objets. […]. La guerre des objets, c’est la paix. ». L’on attendrait que les douaniers fassent la guerre aux objets de contrebande, la formulation surprenante permet ainsi d’opposer non seulement les douaniers et les militaires, mais la guerre et la paix : l’on voit ici que le paradoxe n’est qu’apparent, puisque la véritable guerre est celle des hommes. 299 L. Gauvin, « L’idée de bonheur dans les dernières pièces de Giraudoux : figures, figurants, fréquences », art. cit., op. cit., p. 3. 107 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « Il n’y aura plus dans notre maison la statue volubile du silence, le portrait aux yeux loyaux de la perfidie, ou dans notre lit le corps insensible de la volupté. » (Sod., II, 8, p. 913). A la fois alliance de mots et oxymore, « la statue volubile du silence » réunit le non parlant et le bavard, le loquace et le silencieux, l’objet et l’être ; la seconde expression rapproche les antonymes, « loyauté » et « perfidie », par le biais d’une image, celle du portrait, objet incarnant la duplicité de la femme : au cours de la phrase, nous passons par les images de la statue au portrait et au corps, autrement dit de l’inanimé à l’animé, par la dialectique du vrai et du faux. Ce feu d’artifice des figures qui se superposent est-il aussi gratuit qu’il y paraît ? Des questions essentielles s’y expriment, celles de la femme, de l’apparence et de la réalité, de la vérité et du mensonge, posées par un personnage masculin dont le nom est le prénom de l’auteur, faut-il le rappeler ? Nous citerons encore D. Noguez : « […]une certaine gravité, un grand zeste de sagesse atténue ici le côté mécanique de la jonglerie, nimbe tout d’un sourire crépusculaire. » (op. cit., p. 200). 300 Métaphores et autres figures ne contribuent-t-elles pas à une « poétique du détail » ? Si l’esprit normalien et le théâtre de Boulevard soufflent à Giraudoux certains jeux d’esprit, le souci d’explicitation de notions abstraites par des figures comportant un nom d’objet ne rejoint-il pas le désir d’écrire un théâtre qui ne soit pas réservé à une élite intellectuelle, qui 301 parle autant à l’imagination qu’à l’intelligence ? En ce sens, les objets, par la concrétisation qu’ils apportent, jouent un rôle essentiel. R. Bray, quant à lui, y voit une attitude par rapport au monde : « La préciosité, ce serait donc l’usage de ces figures par lesquelles nous 302 apprivoisons le réel et lui donnons un style. » . Ne contribuent-ils pas, en effet, dans une plus large mesure, à la création d’un univers poétique ? 3) La poétisation par les métaphores. R. M. Albérès souligne l’importance, pour l’écriture poétique de Giraudoux, de deux événements majeurs, son séjour en Allemagne et la découverte de Claudel : « […] la rhétorique prend un sens qui la justifie : elle donne un plus grand pouvoir, un plus grand angle au langage. […]. La métaphore […] est donnée 303 comme le moyen de procurer des ailes aux termes communs et utilitaires. » . 300 Nous empruntons l’expression à un article de S. Coyault, « "Le battement de cils d’Andromaque" ou la Poétique du détail chez Giraudoux », CJG n° 33, p. 39-52. 301 Cf. CJG n° 33 & n° 34, La Poétique du détail : autour de Jean Giraudoux . 302 R. Bray, La Préciosité et les Précieux de Thibaut de Champagne à Jean Giraudoux, Paris, Albin Michel, 1948, p. 384. 303 R. M. Albérès, Esthétique et morale dans l’œuvre de Jean Giraudoux, op. cit., p. 113. 108 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? 304 La poétisation du réel provient d’images aux multiples résonances . La paroi, la vitre mêlent ou opposent transparence et opacité, ainsi de la métamorphose des jeunes filles « quand l’homme arrive », selon le Spectre : « Toutes les parois de la réalité dans lesquelles transparaissaient, pour elles, mille filigranes et mille blasons, deviennent opaques, et c’est fini. »(Int., III, 4, p. 349). L’homme est celui qui s’interpose entre la femme et le monde, qui fait écran, qui veut se prémunir contre tout ce qui n’est pas la réalité tangible : le Contrôleur en donne la preuve avec son image de « la cloche à plongeurs que doit être toute maison humaine » (Int., III, 3, p. 345), autrement dit un espace préservé dans un milieu hostile. Au contraire, le Spectre, qui a la faculté de traverser les obstacles matériels comme il le prouve au début de la scène, conçoit la réalité comme le lieu de tous les possibles : le « filigrane » suppose la capacité à voir au-delà des limites que nous impose notre condition d’êtres humains, par une faculté de déchiffrement des signes que suggère également le mot « blason ». Lia emploie l’image de la « vitre » pour dire l’impossibilité de communiquer avec Jean : « Dieu sait si j’ai frotté la vitre, et tapé à la vitre, et gratté la vitre de Jean. Elle est intacte. Comme le sera la vitre de Jacques. » (Sod., I, 4, p. 884). Le rythme ternaire et le « et » de relance, loin de chanter l’entente du couple, souligne les vains efforts de la femme pour atteindre l’Autre, l’homme, Jacques ou Jean, peu importe. 305 La vitre étant à la fois « transparente et infranchissable », comme l’écrit J.-P. Richard , elle « interdi[t] aussitôt de toute sa surface interposée l’accès immédiat de l’objet. ». La vitre giralducienne ajoute au motif de la surface celui de son caractère indestructible et donc irréversibilité de la séparation du couple. Pour exprimer la séparation irréversible du couple, Lia dit aussi : « L’univers ne s’est pas rétréci pour moi, mais on y a découpé une silhouette de ta forme […]. Devant toi, maintenant, je ne te vois pas. Je vois une fenêtre de ta forme sur le néant. » (Sod., I, 3, p. 879). Cette image du double, fréquente sous la plume de Giraudoux et qu’il hérite, selon E. Brunet, 306 du symbolisme , est ici tout négative, puisqu’elle souligne encore l’irréalité fondamentale de l’Autre et, par conséquent, l’impossibilité d’entrer en contact avec lui, mais la seconde image est presque surréaliste qui dessine un contour et une forme vide. S’il est indéniable que Giraudoux cède parfois au plaisir de cultiver les fleurs de la rhétorique, nous avons vu que dans sa production théâtrale les figures sont rarement gratuites. Elles ont pour effet une concrétisation des propos des personnages et laissent deviner, outre le plaisir d’éblouir qui est le corollaire de la virtuosité, les intentions profondes de l’auteur. Giraudoux privilégie les métaphores parce qu’elles permettent une communication rapide et efficace de la pensée ou du sentiment qui ne s’embarrasse pas de développements, qui atteint d’autant plus sûrement son but, que celui-ci soit de l’ordre de l’esprit ou de la sensibilité, ce qui est encore plus important au théâtre que dans le roman, l’impact des mots devant être immédiat pour le spectateur. Nous serions tentée de rapprocher l’usage que fait Giraudoux de ces métaphores en prise directe sur l’action de celles de Racine dont il fait l’éloge dans Littérature : 304 ème Nous ne donnerons dans les lignes qui suivent qu’un échantillon de ces images, réservant à notre 3 partie un développement sur la fonction poétique des objets (chap. 3). 305 306 J.-P. Richard, Poésie et profondeur, Paris, p. 111-112. E. Brunet, Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution, Structure et évolution, op. cit., p. 539. 109 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « Lorsque des images ou des métaphores se présentent, leur effet est prodigieux, car elles ne sont pas les granulations poétiques d’un esprit inspiré, mais la parole même d’un héros, mais le reflet, l’éclat, le crépitement causés par la fable en heurtant sa peau divine à notre atmosphère. La métaphore n’est pas comme chez ses devanciers un paraphe, une provocation poétique, un léger accès d’oubli de la réalité, ou un épanouissement, mais le moment où le langage humain se change, en raison de l’élévation de l’acoustique et de la tension poétique, en le langage de la poésie même. Cela est si vrai que les plus belles métaphores de Racine ne sont pas réservées aux rôles principaux, mais à des comparses, à 307 Pharnace, à des confidents ou des valets. » . Chapitre 4. L’écriture théâtrale. 308 Dans un article consacré à l’énonciation dans les pièces de Giraudoux, M. Parent la question de l’écriture théâtrale de Giraudoux : soulève « S’il vaut par son écriture, rien ne dit que cette écriture n’ait pas reçu les caractères du langage parlé, vivant. Tout le succès de ce théâtre nous porte au contraire à penser que Giraudoux a su faire œuvre d’auteur dramatique : il a su imaginer son texte dit et joué ; il l’a écrit pour qu’il soit dit et joué ; mieux, Giraudoux l’a vu répéter et jouer, il l’a entendu, il l’a critiqué et corrigé pendant les répétitions […], ce dont [les acteurs de la troupe de Jouvet] peuvent 309 témoigner, comme le fait […] madame Marthe Besson[Herlin] . ». Quels sont donc les éléments de cette écriture ? Il vient d’abord à l’esprit, comme pour n’importe quelle œuvre dramatique, le tissage des didascalies et des répliques, et donc la présence des objets dans les unes et les autres. Mais ce serait un erreur que de ne considérer les métaphores, et plus généralement les figures, que dans leur relation à la rhétorique : la contribution qu’elles apportent à l’expressivité prouve qu’elles elles participent pleinement à l’élaboration du dialogue théâtral giralducien. Il en va de même avec un procédé stylistique récurrent dans le théâtre de Giraudoux, la répétition variation sur un lexème d’objet. Aussi les prendrons-nous d’abord en compte. Dans un second temps nous ferons état de la distribution des objets entre didascalies et répliques dans chaque pièce, conservant ici l’ordre chronologique pour nous interroger sur une éventuelle évolution de l’écriture théâtrale giralducienne dans ce domaine. Les réflexions de M. Issacharoff sur 310 l’énoncé didascalique nous seront utiles et nous reprendrons à S. Golopentia et M. 311 Martinez la réflexion sur la « textualité didascalique » leur adjoignant d’autres définitions et mises au point sur le « prélude didascalique », les « didascalies descriptives », les « didascalies gestuelles » et le « postlude didascalique ». Ensuite, nous verrons la place des objets dans les répliques, nous attachant d’abord à ce que l’on appelle communément 307 Littérature, op. cit., p. 48-49. 308 M. Parent, « La valeur dramatique de l’énonciation dans quelques pièces de Giraudoux », CJG n° 9, p. 79-87. 309 « Secrétaire de Jouvet, présente au colloque. » (M. Parent, art. cit., p. 80). 310 311 M. Issacharoff, Le Spectacle du discours, Paris, Librairie José Corti, 1985. S. Golopentia, M. Martinez Thomas, Voir les didascalies, CRIC, Université de Toulouse- Le Mirail, & Ophrys, Paris, 1994. 110 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? didascalies internes ou implicites pour les objets scéniques, avant de nous interroger sur la présence des objets extra scéniques dans les répliques. A) Les objets dans la conduite du dialogue. 1) Les métaphores et autres figures dans la conduite du dialogue. De sa connaissance très sûre du dialogue de théâtre qui lui vient de son admiration pour des auteurs aussi différents que Racine, Marivaux, Musset ou Claudel et de sa fréquentation des théâtres dans ses jeunes années, Giraudoux a pu prendre conscience des pouvoirs de la rhétorique dans le dialogue de théâtre. Nous mettrons donc en lumière la fonction épidictique des métaphores construites sur des lexèmes d’objets et nous souleverons la question de l’expression d’une possible intériorité des personnages par l’emploi des figures. a) Fonction épidictique. L’éloge. A deux reprises, dans la même pièce, l’éloge passe par une image empruntée au domaine de l’art. Ainsi, l’image de la statue glorifie la beauté de Léda et son prestige : « Il suffit de vous voir pour comprendre, lui dit Alcmène, que vous êtes moins une femme qu’une de ces statues vivantes dont la progéniture de marbre ornera un jour tous les beaux coins du monde. »(Amph., II, 6, p. 166). L’oxymore « statues vivantes » écarte tout risque de déshumanisation et même de réification de Léda : sa beauté est telle qu’elle peut se comparer à une œuvre d’art. Une alliance de mots, la « progéniture de marbre » reprend en les inversant les termes de la vie et de l’art, la descendance réelle de Léda, fruit de ses amours avec Jupiter, est effacée au profit des représentations plastiques de son corps par les sculpteurs dans le matériau le plus noble, le « marbre », habituellement réservé aux dieux. A l’inverse, Jupiter fait l’éloge du couple humain d’Alcmène et d’Amphitryon par une comparaison prise au domaine de la sculpture : « J’aime votre couple. J’aime, au début des ères humaines, ces deux grands et beaux corps sculptés à l’avant de l’humanité comme des proues. » (Amph., III, 4, p. 184). L'image du navire et des figures de proue sert l’argumentation du dieu qui prétend ne pas vouloir séparer les deux époux, mais sa mauvaise foi ne transparaît-elle pas dans l’emploi d’un pluriel, puisqu’il il n’y a qu’une proue par navire ? Bien rares sont les éloges, en regard du nombre impressionnant de métaphores qui ressortissent au blâme. Le blâme. La plupart du temps employées de façon ironique, les métaphores servent à atteindre un point d’impact avec l’interlocuteur. Sans doute n’est-il pas inutile de rappeler que la notion d’agressivité est l’un des éléments constitutifs de l’ironie, comme l’écrit C. Kerbrat-Orecchiani qui met l’accent sur 111 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux 312 cette composante actantielle de l’ironie . Dans le théâtre de Giraudoux, l’ironie fait feu de tout bois, et tout particulièrement des métaphores dans lesquelles l’objet fait mouche. Le Spectre semble avoir entendu la scène de la demande en mariage au cours de laquelle le Contrôleur a vanté les charmes de la vie de fonctionnaire qui tient à l’oscillation entre les deux villes de ses futurs postes : lorsqu’il prend congé d’Isabelle, il ironise sur ce balancement : « Je te laisse sur l’escarpolette où la main de ton fiancé te balancera pour le plaisir de ses yeux entre tes deux idées de la mort […]. » (Int., III, 4, p. 350). Tandis que dans Véronique de Messager, l’escarpolette est liée à l’amour, comme dans telle 313 toile de Renoir , l’objet cristallise ici le motif de l’incertitude par le va-et-vient entre deux vérités dont Isabelle ne saura jamais si l’une ou l’autre correspond à la mort. Le Spectre retourne donc la valeur de l’objet pour déstabiliser Isabelle. Parfois, un personnage emprunte les termes ironiques au contexte thématique de la pièce. Ainsi, pour dévaloriser la poésie belliciste de Demokos, Hécube prend-elle à la guerre l’instrument de musique, anachronique d’ailleurs, qui conduit les armées au combat, le « tambour », dans un alexandrin blanc, autrement dit un mètre faussement épique (3/ 4 / 5) dans lequel le [r] crée une harmonie imitative : « La rime, c’est encore le meilleur tambour. » (GT, II, 4, p. 517). A l’acte I, Hector a une image plus triviale pour se moquer du poème que Demokos vient d’improviser : « Tu as fini de terminer tes vers avec ces coups de marteau qui nous enfoncent le crâne ? » (GT, I, 6, p. 504). La réplique d’Hector comporte une allitération en [t] et en [k] elle aussi imitative du bruit de l’outil nommé dans l’image ; de plus, son matériau sonore fait écho à celui de la strophe de 314 Demokos car l’on y retrouve la dentale [d] et la gutturale [g] : le signifiant est pastiché au détriment du signifié. Giraudoux ne fait pas autre chose, lui qui, pour ce poème de Demokos, « pastiche les poètes de la Pléiade » par « la forme du vers, l’archaïsme des mots à la 315 rime » . C’est également par deux images péjoratives qu’Hector, dans une réplique où la violence le dispute à l’ironie, se moque des « scènes colorées » dont vient de lui parler Hélène : « Vous doutez-vous que votre album de chromos est la dérision du monde ? » (GT, I, 9, p. 508). Les visions colorées d’Hélène sont réduites à cet objet anachronique que l’on feuillette en famille, en temps de paix, l’album de photographies, mais le terme péjoratif « chromos » indiquant la mauvaise qualité des clichés, laisse affleurer le peu de crédit qu’Hector accorde 312 La complicité avec un tiers, lecteur ou public, ou autre personnage, existe, dans l’ironie, aux dépens d’un adversaire. Fontanier la définit comme une raillerie qui repose essentiellement sur l’antiphrase : elle « dit le contraire de ce que le locuteur pense ou veut faire penser. » (P. Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1968, collection « Science », p. 145). Or cette définition ne rend pas compte de procédés tels que l’allusion plus ou moins perfide, l’emploi d’un vocabulaire péjoratif ou d’images dévalorisantes, moyens par lesquels maint personnage de Giraudoux attaque un adversaire. 313 André Messager, Véronique, opéra-comique en 3 actes, sur un livret d’A. Vanloo et G.Duval, Paris, Bouffes Parisiens, 1898. Le duo « Poussez, poussez l’escarpolette » est resté célèbre. 314 « Belle Hélène, Hélène de Sparte, / A gorge douce, à noble chef, / Les dieux nous gardent que tu partes, / Vers ton Ménélas derechef ! » (GT, I, 6, p. 504). 315 112 G.Teissier, TC (P.), n. 1 de p. 493, p. 1164. Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? à ces images de l’avenir. A la fin de sa réplique, il reprend la métaphore avec une autre forme d’art : « Vous êtes là à feuilleter vos gravures prêtes de toute éternité. » (ibid.). L’image visuelle, le « chromo », est reprise par celle des « gravures » qui suppose la reproduction de ces mêmes images : Hector y voit une manière de se moquer du monde alors qu’il exprime la vérité de ces images en disant qu’elles sont « prêtes de toute éternité », c’est-à-dire, non comme il l’entend, des artifices pour esquiver les questions sérieuses, en 316 l’occurrence l’amour pour Pâris et la guerre, mais l’écriture du destin . L’expression relève de l’ironie tragique : le personnage, dans le même temps où il dénietoute valeur aux visions d’Hélène, affirme que le destin les a gravées. L’attaque ad hominem associée à une image est le procédé qu’emploie Paola pour désigner à Armand ce qu’elle tient comme le crime de Lucile : elle « brasse en cette minute son mari, Marcellus et toi dans un pot-au-feu de pensionnaire et de sorcière. » (Luc., III, 4, p. 1104). L’objet « pot-au-feu » induit tout un jeu sémantique : en tant que marmite, il devient le chaudron de sorcière qu’appelle le verbe « brasse » et dans lequel, selon Paola, Lucile a mis les trois hommes auxquels elle est liée, le premier par le mariage, le second par la séduction supposée et le troisième par un amour qu’elle ne s’avoue pas. Mais la réunion des termes « pot-au-feu » et « pensionnaire » suggère une autre perfidie : l’expression figée « être potau-feu » qui qualifie une femme attachée au ménage convient parfaitement à Lucile que nous avons vue dès le premier acte en femme d’intérieur popote qui confiait à Eugénie : « J’ai à la fois confiture et lessives, j’ai à écrire à mon mari que je fais les confitures et surveille la lessive. » (Luc., I, 6, p. 1052). L’ironie de Paola fait coup double, puisqu’elle dénonce à la fois ce qu’elle regarde comme la perversité de sa rivale et sa naïveté ainsi qu’une certaine conception de la femme. De même, une réplique pleine de fiel de Clytemnestre laisse transparaître tout le mépris qu’elle a pour le Jardinier par le biais d’une attaque contre son jardin : Ose parler de ce jardin ! […]. Je l’ai vu de la route : un crâne pelé ! » (El., I, 4, p. 622). La métaphore détruit brutalement l’éloge que vient d’en faire le Jardinier par une image de mort et de stérilité, dans laquelle il est aisé de lire une attaque ad hominem, la laideur du Jardinier ayant déjà été suggérée par les petites Euménides dans la première scène. Dans tous ces exemples, le blâme vise directement l’interlocuteur. Il arrive que le procédé s’inscrive dans une offensive plus large contre le sexe opposé. Ainsi Electre fustige-t-elle la facilité avec laquelle les hommes oublient la vérité et ses exigences : « Et les hommes n’eussent-ils dormi que cinq minutes, ils ont repris l’armure du bonheur : la satisfaction, l’indifférence, la générosité, l’appétit. » (El., II, 3, p. 651). « L’armure du bonheur » est ce qui les protège de la « haine de l’injustice » et donc de la nécessité de l’action au nom d’une valeur qui les dépasse et dont la femme est la championne, ils s’enferment dans un repli égoïste sur eux-mêmes. Cette attaque d’Electre vise certes son frère qui, un peu plus haut, avait affirmé : « Je suis dans un de ces moments où je vois si nette la piste de ce gibier qui s’appelle le bonheur. » et qui lui proposait d’aller en Thessalie voir sa « maison, perdue dans les roses et les jasmins. » (ibid., p. 648). Electre veut lui faire prendre la piste d’un autre gibier, celle des criminels ; cependant la 316 Hélène étant, selon Ulysse, « l’otage du destin ». (GT, II, 13, p. 547). 113 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux généralisation a une double visée : d’une part, blesser Oreste en l’assimilant au commun des hommes, pour le faire réagir, d’autre part, atteindre le public masculin dans un propos qui préfigure ceux de Lia dans Sodome et Gomorrhe. Dans le duel qui l’oppose à Jean, Lia a recours à l’image du « tapis volant » pour stigmatiser l’indifférence de l’homme : cet objet magique de conte merveilleux voit sa valeur inversée dans une métaphore péjorative suggérant la manière dont l’homme s’évade sans cesse du couple. Lorsque Jean accuse la femme de fausseté, Lia contre-attaque ironiquement : « Et l’homme, lui, garde toutes ces cocardes qu’il s’est attachées lui-même ? Il est bon. Il est courageux. Il est fidèle. » (Sod., II, 8, p. 911). Cette réplique donne de l’homme l’image d’un être qui se pare des qualités qu’il s’attribue 317 comme insignes de sa valeur dans une autosatisfaction présomptueuse . L’Ange a déjà utilisé le même moyen pour blâmer la duplicité de la femme, lui reprochant de ne jamais donner ou se donner sans arrière pensée, il dit à Lia : « Tout ton dévouement est appât, ton offre avidité. » (Sod., I, 4, p. 885). Le parallélisme de construction souligne l’hypocrisie, les dentales martèlent le blâme, mais la métaphore permet d’introduire la dissymétrie et donc la variété : ce qui, en elle, paraît de l’ordre du don est toujours un piège pour attirer l’autre, fût-il un ange. Or la duplicité n’est pas le fait que de la femme. Dans Pour Lucrèce, Lucile fait l’amère découverte de l’étrangeté fondamentale de l’autre, de ce mari qu’elle aimait et à qui elle a essayé de faire comprendre son « mariage d’une autre terre, d’un autre temps » avec Marcellus ; confiant à Armand sa désillusion, elle multiplie les images dévalorisantes, au nombre desquelles celle du « pantin égoïste ». Une double antithèse prise au domaine du vêtement et à celui du corps souligne le divorce entre l’être et le paraître par des termes péjoratifs : « Sa robe de vertu, dont il était fier, dont j’étais si fière, ce n’est plus qu’une loque, sa peau de vertu, une écaille. » (Luc., II, 3, p. 1101). Tous ces exemples nous prouvent que l’emploi ironique de métaphores est l’une des armes de prédilection de personnages qui cherchent à blesser le plus sûrement possible un adversaire et ceci dans le cadre d’une lutte dont l’enjeu est une conception de la vie, du couple, du destin. Le vitriol nous semble bien une image de ce qui peut rapprocher certains personnages féminins du théâtre de Giraudoux : Lia, Paola et Clytemnestre, pour ne rien dire d’Electre ou d’Agathe, les unes lancées dans une guerre impitoyable contre l’autre sexe, telles Lia, Clytemnestre et Agathe, ou bien contre celles qui refusent le leur telles 318 Clytemnestre ou Paola contre Electre ou Lucile . Par leur fonction épidictique, les métaphores apparaissent comme l’un des éléments du dialogue conflictuel, mais ne sont-elles pas, dans la mesure où s’expriment par elles les jugements d’un personnage, un moyen de nous faire connaître ses idées ou ses sentiments ? b) Affleurement de l’intériorité par les métaphores. 317 L’emploi de la métaphore de la « cocarde » par Hector dans le discours aux morts a une tout autre résonance : Hector ne reconnaît à la cocarde comme insigne de la valeur guerrière (allusion transparente aux médailles de la Grande Guerre) aucune valeur : seule vaut « la vraie cocarde, la double cocarde », les « deux yeux » des vivants (GT, II, 5, p. 525). 318 Agathe dans Electre et Thérèse dans L’Apollon de Bellac échappent à notre liste car elles n’emploient pas de métaphores ironiques, mais des allusions blessantes à des réalités concrètes de la vie quotidienne du couple. 114 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? Le dialogue de théâtre n’a pas pour seul objectif l’action sur autrui, il est aussi « explicitant », 319 selon E. Souriau : il laisse affleurer la subjectivité de certains personnages, nous l’avons vu avec l’image du « creuset » employée par Siegfried. La métaphore peut signaler une absence de profondeur qui fait de certains personnages des fantoches. La grandiloquence des métaphores scientifiques ou techniques couvre de ridicule l’Inspecteur d’Intermezzo : « Dès qu’on laisse un peu de liberté à ces fourmis dans l’édifice social, toutes les poutres en sont rongées en un clin d’œil ». (Int., I, 5, p. 292). Outre qu’il confond fourmis et termites, l’Inspecteur voit les femmes comme des êtres non seulement malfaisants, mais d’une redoutable efficacité dans la ruine de la société : la disproportion entre « un peu deliberté » et l’hyperbole « toutes les poutres », associée à l’accélération diabolique du temps, « en un clin d’œil », produit évidemment l’effet inverse de celui qui est escompté par le personnage, le sérieux dont son propos se veut pénétré tourne au franc comique. A l’acte III, pour faire revenir Isabelle de son évanouissement, il tient un discours purement scientifique dont il constate complaisamment le résultat : « Voilà… Elle rosit. La science est encore le meilleur flacon de sels. Passez les atomes et les ions sous le nez d’une jeune institutrice évanouie, et elle renaît aussitôt. » (Int., III, 5, p. 351). La métaphore aboutit à une dépoétisation et est une des composantes de l’humour qui rejaillit sur le personnage : le cliché de la femme évanouie respirant des sels fournit la métaphore, le nom des particules arrive dans la phrase suivante pour remplacer les sels et pour exprimer le triomphe de la science à l’époque moderne, victoire toute relative : Isabelle n’échappe pas à l’évanouissement. Nous n’avons guère trouvé de métaphores qui soient le signe d’une quelconque psychologie des personnages : elles sont toujours en relation avec les idées qu’ils défendent ou qu’ils battent en brèche, autrement dit, elles s’inscrivent dans la dimension conflictuelle du théâtre. En revanche, il arrive fréquemment qu’un changement de registre se fasse par l’intermédiaire d’une métaphore. c) Registre conféré par la métaphore à une réplique ou à une scène. La métaphore peut conférer un registre à une réplique, à une scène. En dehors du registre ironique présent dans le blâme, nous retiendrons l’image du « linceul » qui se superpose au spectacle du paysage enneigé dans Siegfried : « C’est pourtant l’adieu qui m’a le plus coûté. […]. Sur toute cette étendue, où les morts et les vivants étaient pareillement couchés et dont seules les statues trouaient le linceul, il régnait une allure des vents, une ronde des reflets, une conscience nocturne dont je ne pouvais me détacher. » (Sieg., IV, 6, p. 72). Le héros poétise l’univers nocturne tel qu’il s’est offert à lui après la révélation de son identité, poétisation qui passe par l’image funèbre du « linceul » qui n’enveloppe pas seulement le paysage, mais également la part de lui-même qu’il doit abandonner en quittant l’Allemagne, part qui apparaît ainsi comme le cadavre de son passé de sept années. Mais le même Siegfried est capable d’humour à l’égard de lui-même et de sa situation : 319 Le dialogue de théâtre est « explicitant : ce second facteur de la théâtralité dans le dialogue indique qu’il s’agit d’expliciter une intériorité. En effet, chaque personnage pris isolément et non plus dans le conflit verbal agit par la parole, même si la parole n’est pas action sur autrui. La parole alorsdevient l’acte par lequel affleurel’intériorité. » (E. Souriau, Les grands Problèmes de l’esthétique théâtrale, Paris, CDU, 1960, p. 39). 115 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « C’est par inadvertance que Dieu permet des accrocs dans son livre de comptes […]. Il fera un beau vacarme quand il s’apercevra qu’il y a deux dossiers pour le même Siegfried ». (Sieg., II, 2, p. 31). Les deux images qui font de Dieu un bureaucrate, un rond de cuir outré par le désordre administratif viennent à Siegfried de sa fonction d’administrateur du pays : par ce biais, il met à distance ce qui peut être cause de souffrance, la découverte de sa double identité, de sa double nationalité. Métaphore de l’instant tragique que celle du « guichet » de prison qu’Electre, impitoyable, utilise pour hâter la scène entre Clytemnestre et Oreste : « Puisqu’au milieu de la nuit, des haines, des menaces, s’est ouvert une minute ce guichet qui permet à la mère et au fils de s’entrevoir tels qu’ils ne sont pas, profitez-en et refermez-le. La minute est écoulée. » (El., I, 11, p. 635-636). Electre prend ici le rôle du gardien de prison insensible aux épanchements de la sensibilité, et elle enferme les deux autres personnages dans la souricière tragique : cette minute d’amour filial accordée à sa mère constitue la scène dont cette réplique amène la conclusion. Electre vit dans l’impatience de la vérité et dans l’urgence de l’action, ce que marque la répétition de la mesure du temps de part et d’autre de la métaphore du « guichet ». Les métaphores que nous venons d’étudier sont en relation étroite avec la nécessité théâtrale puisqu’elles expriment les réactions des personnages et nous invitent à considérer les diverses fonctions allouées aux objets dans ce théâtre. Plus inattendu sans doute est le rôle attribué à ces métaphores dans la conduite du dialogue et dans la caractérisation des personnages, ce qui constitue un élément important de l’écriture théâtrale. 2) Répétitions et variations sur des lexèmes d’objets. Relevant à la fois du lexique puisqu’elle assure une fréquence élevée de certains lexèmes d’objets et de la morpho-syntaxe en ce que l’emploi de déterminants différents est essentiel, le procédé que nous appelons répétition et variations est une des marques singulières de l’écriture théâtrale giralducienne. Le jeu sur différentsdéterminants du lexème d’objet, bien plus complexe que ceux que nous avons évoqués dans notre étude morpho-syntaxique, associé à des changements de nombre, est une constante de l’écriture théâtrale giralducienne : nous en avons des exemples aussi bien pour des objets scéniques ou hors scène que pour les objets supports de figures de style. Le passage d’un déterminant à l’autre pour un même objet attire évidemment l’attention sur lui et sur la relation que les personnages établissent, par leur discours, avec cet objet. Les deux exemples les plus probants sont les variations autour du mot « porte[s] » dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu et celles sur le mot « bêche » dans Supplément au voyage de Cook : la différence de registre entre les deux pièces laisse penser que Giraudoux trouve dans un tel procédé grammatical le moyen de mettre en valeur un objet scénique aux multiples fonctions, mais d’autres variations nous sont offertes dans Supplément au voyage de Cook, Amphitryon 38 et Tessa. a) Répétitions et variations sur le mot « portes » dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu. Des scènes 4 et 5 du second acte de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, nous ne reprendrons au fur et à mesure de notre analyse que les répliques où apparaît le syntagme 116 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? nominal d’objet. Dans la scène 4, l’adjectif démonstratif présent dans l’attaque du dialogue désigne d’entrée de jeu l’objet concret du débat – « Hécube : Enfin, vous allez nous la fermer, cette porte ? » – laisse la place à l’article défini employé par Polyxène : « Où mène-t-elle, la porte, maman ? » (GT, II, 4, p. 515). L’emploi du singulier fait des portes monumentales un objet ordinaire, ce qui peut être, pour le personnage locuteur, Hécube, un moyen de dédramatiser leur importance symbolique et dramatique, la petite Polyxène enchaînant dans sa logique enfantine sur ce singulier, mais il peut aussi s’agir de la valeur particularisante du singulier, fréquente chez Giraudoux, 320 comme le fait remarquer S. Coyault . Ensuite, le lexème se retrouve au pluriel : « Hécube : C’est bien ce que je dis, les dieux ne savent pas fermer leurs portes. », phrase ironique qui fait des dieux des malappris, manière de désamorcer à nouveau la gravité de l’instant, tout en traitant les dieux de manière burlesque. A la fin de cette scène, dans le bouclage du dialogue par Hécube, reviennent le singulier et l’article défini, ce qui nous ramène à la particularisation : « Je te le dirai quand la porte sera fermée. » (GT, II, 4, p. 515-519). Dans la scène suivante, s’adressant à Hector, Priam reprend le démonstratif qui désigne à la fois l’objet concret et l’objet du discours des personnages : « Si tu fermes cette porte, il va peut-êtrefalloir la rouvrir dans une minute. ». Hector, après toute uneargumentation, en arrive à un premier bouclage du dialogue : « Fermons les portes. » (GT, II, 5, p. 520). Le pluriel s’impose désormais, restituant aux portes leur valeur symbolique non sans changement de déterminant : l’article défini de la réplique de Priam « Le général victorieux doit rendre hommage aux mortsquand les portes se ferment. », renvoie aux « portes de la guerre », avec la valeur généralisante et symbolique qui leur est attachée, sans erreur possible pour ceux qui écoutent le vieux roi, alors que le démonstratif dont use Hector a également une valeur déictique (GT, II, 5, p. 524). La petite Polyxène qui écoute bien les adultes leur reprend cette fois le pluriel et l’article défini dans une réplique à valeur de didascalie interne qui prend cependant en charge l’excitation enfantine par la modalité exclamative : « Les portes se ferment,maman ! » (GT, II, 5, p. 526). La mise en perspective, visuelle et morale, des « portes de la guerre » par les différents personnages place ainsi le lecteur ou le spectateur devant un faisceau d’éclairages subjectifs qui le conduit à se situer dans le débat dont les « portes » concrétisent l’enjeu si bien que la fonction idéologique, une réflexion sur la guerre et la paix, et le parti pris esthétique, une forme de distanciation, sont indissociables d’un mode d’écriture théâtrale particulier. b) Répétitions et variations sur le mot « bêche » dans Supplément au voyage de Cook. Giraudoux peut user du même procédé de répétition variation à des fins ludiques et idéologiques à la fois, tel est le cas dans Supplément au voyage de Cook pour l’objet emblématique du travail, la bêche : « Mr. Banks : […]. Sullivan, tu as les bêches et les râteaux. Donne une bêche à ce jeune homme… Outourou : Que va-t-il en faire ? Mr. Banks : Ce qu’il voudra. Peu importe. C’est son insigne. Outourou : Ces bêches ressemblent à des avirons. Il 320 S. Coyault, « Le battement de cil d’Andromaque ou la Poétique du détail chez Giraudoux », in La Poétique du détail : autour de Jean Giraudoux, CJG n° 33, p. 43. 117 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux pourrait peut-être ramer, avec sa bêche ? Mr. Banks : Excellente idée, qu’il bêche la mer ! […]. Valao s’en va, avec sa bêche, en titubant. Outourou : Entendu, Mr. Banks. Tous mes camarades auront demain des bêches ou des râteaux pour recevoir les marins. […].» (SVC, 4, p. 569-570). L’article défini « les » ou l’article défini contracté « des » réunit d’abord les deux outils de travail avant que l’article indéfini ne particularise l’un des deux, « une bêche » ; l’adjectif démonstratif de la réplique d’Outourou souligne l’étrangeté de l’objet, aussitôt ramené au monde connu par la comparaison aux « avirons ». L’adjectif possessif « sa » répond ensuite à celui qu’a employé Mr. Banks « son insigne », passe dans la didascalie où il n’est pas signe de propriété mais attribut obligé du jeune Tahitien converti au travail à son corps défendant. Outourou revient alors aux deux outils, au pluriel, bouclant de cette façon la séquence de la bêche ouverte par son interlocuteur. Mais ce qui paraît simple attraction, une sorte de numéro de la bêche, est habilement repris par Giraudoux dans la grande tirade d’Outourou à la fin de la pièce, avec un autre jeu sur les déterminants et sur le nombre qui nous montre avec humour un Tahitien maître du jeu autant que des subtilités de la langue lorsqu’il s’adresse à ses compatriotes : « […] n’oubliez pas que vous êtes des travailleurs, ayez toujours chacun une bêche avec vous, éventez-vous avec vos bêches, protégez-vous du soleil avec vos bêches, dansez la danse de la bêche, quand vous dormez, dormez le sommeil de la bêche. Et ne vous en servez sous aucun prétexte, il faudra les rendre au départ. » (SVC, 11, p. 591). Aux marques distributives, à savoir le pronom indéfini « chacun » et l’article indéfini « une », que l’on peut aussi considérer ici comme un numéral, succèdent les adjectifs possessifs dans des groupes nominaux prépositionnels associés de façon non pertinente, et implicitement contestataire, à des verbes d’action qui détournent l’outil de travail de sa fonction utilitaire pour en faire le substitut d’autres objets – éventail, parasol –, le nom d’objet finissant par être complètement déréalisé lorsqu’il est précédé de l’article défini, au point de n’être plus qu’une lexie « la bêche » complément des verbes « danser », « dormir », liés à la vie tahitienne dans sa permanence, vie que n’aura pas réussi à troubler l’incursion des Anglais sur l’île, au point d’ailleurs que le substantif s’efface à son tour au profit des pronoms personnels de substitution « en », « les » comme les objets qui disparaîtront avec les Européens. c) Variation sur quelques objets européens et indigènes dans Supplément au voyage de Cook. Parmi les notions sommaires des « trois devoirs de l’homme » que Mr. Banks est chargé d’inculquer aux Tahitiens, à savoir le « travail », la « propriété » et la « moralité », le discours sur "le tien" et "le mien" prend appui sur des objets scéniques. L’échange de répliques simule le troc, mais dans ce croisement des désirs respectifs du Tahitien et de l’Anglais, la répétition des noms d’objets, matière de l’échange verbal qui précède le troc, est pervertie. Or, la mauvaise foi de Mr. Banks tient au maniement de la langue : les deux instruments qui faussent l’échange sont en effet de nature grammaticale et stylistique. La capacité de Mr. Banks à déposséder Outourou de ce qui lui appartient, et de lui donner le change avec un autre objet, passe, certes, par un usage complexe des modes et des temps verbaux que nous étudierons dans le cadre du statut temporel des objets, mais l’esquive et la contreattaque qui structurent ce fragment de dialogue s’appuient également sur cet art de la répétition dont nous tentons ici de mettre à jour les mécanismes. Pour notre analyse, il nous 118 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? paraît indispensable de citer la presque totalité du fragment retenu : le fait qu’Outourou 321 apparaisse totalement dénué du sens de la propriété, à l’instar des Tahitiens de Diderot , étonne son interlocuteur, d’où les interrogatives qui lancent ce passage : « Mr. Banks : En es-tu sûr ? Je peux te prendre ce collier ? Outourou : Si vous voulez. Ce sont des perles. Sullivan : Et moi ces bracelets ? Outourou : Bien sûr, ce sont des diamants. […]. Ces boucles d’oreilles aussi, si tu veux, ce sont des rubis... […]. Mr. Banks : […]. Les perles et les diamants nous suffiront. Tu nous les donnes ? Outourou : De grand cœur. De même que vous allez me donner cet instrument bizarre qui pend à votre cou. Mr. Banks : Mon binocle de rechange, jamais ! Outourou : Ou ce tube qui est à votre côté ? Mr. Banks : Ma lunette d’approche ? [.. ;]. Non. […]. Nous allons te donner de vrais trésors. Sullivan […] apporte les tire-bouchons. […]. Et si tu peux m’avoir trois autres colliers, Outourou, tu auras trois autres tire-bouchons ! Outourou : Je ne veux pas de tire-bouchons. Je veux votre lunette. Je veux plonger avec votre lunette. […]. Mr. Banks : Tu as tort. Tu abîmeras ma lunette. Tandis que tu peux plonger avec nos tire-bouchons. […]. Outourou : Ce n’est vraiment pas juste que mes perles t’appartiennent, et que ta lunette ne m’appartienne pas ! » (SVC, 4, p. 570-571). L’Anglais nomme les objets de parure du Tahitien au moyen d’adjectifs démonstratifs, ce qui, d’une part, est l’équivalent d’un regard ou d’un geste, et, d’autre part, déjà, une dénégation de la possession. Pour Outourou, « perles » et « diamants » sont de simples matériaux naturels, d’où l’article indéfini, tandis que Mr. Banks, en faisant précéder le substantif de l’article défini se réfère implicitement aux objets « collier » et « bracelets ». Le tournant du dialogue, marqué par « de même que », conduit le notable tahitien à une démarche identique : désignation de l’objet convoité à l’aide d’un adjectif démonstratif, puis expression de la propriété incessible par les adjectifs possessifs, ce que renforce l’expression réitérée du refus par Mr. Banks. La manœuvre de diversion par un objet non encore apparu dans le dialogue, les « tire-bouchons » proposés comme monnaie d’échange, échouant, la lutte se durcit autour de l’objet désiré par Outourou, la « lunette d’approche ». A partir de ce moment, les deux adversaires emploient des adjectifs possessifs « votre lunette/ ma lunette » et la dernière tentative de Mr. Banks pour imposer les « tire-bouchons » amène une radicalisation des positions : de « ma lunette »/ « nos tire-bouchons », on passe à « mes perles »/ « ta lunette ». Le chiasme montre qu’Outourou n’est pas naïf : au centre du chiasme, l’objet de valeur répond à l’objet dénué de valeur ; de surcroît, la répétition du mot « lunette » de part et d’autre se fait avec une variation d’importance : le Tahitien abandonne le voussoiement pour le tutoiement, marquant par là une mise en cause de l’infériorité dans laquelle les Anglais prétendent le placer et une dénonciation du marché de dupes. Ainsi les fonctions ludique et idéologique des objets sont-elles mêlées dans une réécriture où la fausse naïveté du « sauvage » permet de dénoncer avec peut-être plus d’alacrité que d’ironie le cynisme des Européens à l’égard de ceux qu’ils considèrent comme de grands enfants. Nous voyons dans ces exemples qui concernent des objets scéniques ou extra scéniques tout le parti que Giraudoux tire dans le dialogue de la diversité des déterminants du substantif. Le fait que nous retrouvions semblable procédé pour le mot « arme » pris au sens figuré dans Amphitryon 38 et dans Sodome et Gomorrhe semble confirmer le choix d’une certaine pratique de ce que nous avons appelé la répétition variation. 321 Cf. Le discours du Vieillard à Bougainville : « Ici tout est à tous, et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. » (Diderot, Supplément au voyage de Bougainville,Le Livre de poche, collection « Les Classiques d’aujourd’hui », 2002, p. 41). 119 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux d) Répétitions et variations sur le mot « armes » dans Amphitryon 38. Dans la scène qui oppose Amphitryon à Jupiter, la métaphore filée de la bataille, initiée par le dieu, « Tu tiens à engager la bataille avec moi ? » dans un dialogue conflictuel amène la répétition du mot « arme [s] » : « Jupiter : Je pense que tu es un général suffisamment intelligent pour ne t’y hasarder qu’avec des armes égales aux miennes. […]. Amphitryon : J’ai ces armes. Jupiter : Quelles armes ? Amphitryon : J’ai Alcmène. Jupiter : […]. Je les attends de pied ferme, tes armes. Je te prie même de me laisser seul avec elles. Viens ici, Alcmène […]. » (Amph., III, 4, p. 185). L’adjectif démonstratif employé par le général thébain, au lieu de faire référence, comme l’on s’y attend, à un objet, renvoie à l’idée qui sous-tend la réplique précédente du dieu, combattre d’égal à égal. L’enchaînement du dialogue par simple reprise de termes « ces armes »/ « Quelles armes ? », procédé fréquent dans le langage dramatique, amène ici le nom de celle qui n’est pas seulement l’enjeu du conflit, mais la meilleure alliée d’Amphitryon, du moins les époux le croient-ils sincèrement l’un et l’autre. Jupiter laisse alors libre cours à son ironie : le jeu sur le pronom personnel annonce, suivi du lexème d’objet que précède le possessif, aboutit au pronom personnel complément d’objet direct, le dieu ayant entretenu la confusion grammaticale en jouant sur le pluriel : le premier engagement du conflit, sorte de passe d’armes verbale, tourne à l’avantage de Jupiter. e) Répétitions et variations dans Tessa. 322 Dans l’adaptation de The constant Nymph que Giraudoux appelle un « exercice théâtral » nous reconnaissons certains de ces procédés dans deux scènes conflictuelles. Nous passerons rapidement sur le premier exemple, qui prouve une fois de plus que Giraudoux, qui connaît bien ses classiques, sait la valeur de la répétition comme moyen d’enchaînement dans le dialogue. Le « nécesssaire » de toilette. Là où l’original anglais n’emploie le nom que deux fois, lui préférant ensuite des pronoms de substitution – that, it – l’auteur français reprend le nom de l’objet qui cristallise la haine de deux femmes, Linda et Antonia, dite Tony : « Tony : Vous n’allez pas emporter ce nécessaire, il est à moi. Linda : A vous ? Il est à moi depuis cinq ans ! Tony, le prenant et le passant à Jacob : Il est à moi, il était à ma mère. […]. Linda : Mon nécessaire aura les initiales qu’il voudra, mais je ne quitte pas la maison sans lui. […]. Lewis, lui lançant le nécessaire : Allez, filez, vous allez manquer le train. » (T, I, tabl. II, 12, p. 405-406). Attaques et contre-attaques se font sur le lexème d’objet, le désignant clairement comme l’enjeu d’un rapport privilégié à Sanger dont Linda est la dernière maîtresse, alors que Tony revendique une filiation, renvoyant Linda au statut d’étrangère au clan Sanger. 322 « Quand Jouvet m'a demandé d’adapter Tessa, je venais justement de refuser à Barnowsky d’adapter une certaine pièce de Shakespeare. Adapter un texte aussi consacré, aussi "intouchable" que celui de Shakespeare m’eût semblé un simple exercice littéraire, tandis que l’adaptation de Tessa a été un exercice théâtral où j’ai pu mettre beaucoup plus de moi-même. », propos rapporté par Benjamin Crémieux dans « Conversations sur le théâtre », Programme de l’Athénée pour Tessa. Tessa et Jean Giraudoux., cité par J. Delort (TC [Pl.], p. 1473). 120 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? La tasse de Tessa. Bien plus intéressant pour nous est l’épisode de la « tasse » que Giraudoux a entièrement écrit, en prenant le motif au roman de M. Kennedy, le développant avec un sens très sûr du dialogue de théâtre, épisode qu’il a soigneusement préparé par la confidence de Tessa à l’oncle Charles : « J’ai acheté une tasse avec l’argent que Lewis m’a donné pour ma fête. […] : c’est la première chose que je possède. » (T, II, tabl. IV, 1, p. 437). La virtuosité verbale sert ici, avec une efficacité dramatique très sûre, toute la symbolique de l’objet. Que l’on nous pardonne cette très longue citation, nécessaire au commentaire : « Roberto : Voici la tasse de Tessa. Un chef d’œuvre ! Un Léonard ! Tessa : Comment la trouves-tu, Lewis ? Lewis : Quoi ? Florence : La tasse que Tessa s’est achetée avec ton argent ? Charles : Ravissante. Je te félicite, Tessa. Lewis : Pourquoi as-tu besoin d’une tasse ? Tessa : Elle m’a plu. J’ai eu envie d’elle. Lewis : Tu as l’instinct du propriétaire maintenant ? Tessa : Je la regarde toute la journée. Je lui appartiens plus qu’elle ne m’appartient. Lewis : Ne mens pas. Tu as voulu avoir une tasse à toi. Charles : Pourquoi Tessa n’aurait-elle pas de tasse à elle ? Florence : C’est un objet délicieux. Lewis : Elle n’a pas de maison. Les gens qui n’ont pas de maison n’ont pas à avoir de tasse. Tessa : Prends garde, Lewis, tu vas la casser. Lewis : Les tasses mènent directement aux maisons. Les maisons ont été créées spécialement pour qu’on y loge des tasses. Si tu as une première tasse, tu vas avoir une douzaine de couteaux, un frigidaire et une pendule. C’est ton premier pas vers la servitude, et il n’y a que le premier pas qui coûte ! Oh ! mon Dieu, Tessa, j’ai cassé ton objet délicieux… […]. Tessa, contemplant toute pâle les débris : Il n’y a plus rien à faire pour elle, je crois ? Roberto : Je la remporte, Tessa ? Tessa : Oui, l’épisode de ma première tasse est terminé. Lewis : De ta seule tasse, j’espère. » (T, II, tabl. IV, 3, p. 440-441). Giraudoux n’a pas résisté au jeu phonique facile, permis par la langue française, entre « tasse » et « Tessa » dans la réplique de Roberto dont le lyrisme emphatique fait sourire avant que ne s’engage vraiment le dialogue sur l’objet. La question initiale de la jeune fille montre tout le prix qu’elle attache aux jugements de Lewis, tandis que la muflerie du personnage masculin éclate dans ce pronom interrogatif monosyllabique qui contraste avec les répliques environnantes. L’intervention de Florence, qui répond à la question de Lewis dont elle n’a pas décodé le sens, puis celle de l’oncle Charles qui répond, lui, avec tact à la question de Tessa, enclenche un dialogue croisé que rompt brusquement l’attaque de Lewis : « Pourquoi as-tu besoin d’une tasse ? ». L’objet est précieux aux yeux de Tessa qui confesse un désir très enfantin d’avoir un bel objet à elle, mais qui, jeune fille déjà, avoue à demi mots un autre désir : le verbe « appartenir » s’entend au sens amoureux aussi bien qu’au sens de la possession matérielle. La tasse, achetée avec l’argent de Lewis – Florence le dit, Tessa l’a dit précédemment à Charles –, est un substitut de Lewis qui, dans sa violence, va jusqu’à dénier à Tessa le droit d’avoir quelque chose à elle et qu’elle aime. L’entreprise destructrice à laquelle il se livre par le discours l’atteint en fait lui-même à travers Tessa : n’a-t-il pas longtemps fait partie des gens sans maison lorsqu’il vivait dans le « cirque Sanger » et, en épousant Florence, n’a-t- il pas accepté d’avoir une maison et tout ce qu’elle renferme de confort et de signes de la respectabilité bourgeoise ? La « tasse » entraîne avec elle des objets qui dénotent tous le point de départ d’un embourgeoisement : 121 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « la douzaine de couteaux » est la base d’un service de table, le « frigidaire », objet moderne, est synonyme à l’époque d’un certain niveau de vie et la « pendule » l’objet indispensable 323 à tout salon bourgeois . La hargne de Lewis s’explique aussi du fait de la présence et des interventions de Florence : en cassant la tasse, il se libère comme il l’a fait en chantant la « chanson du pourceau », mais il brise aussi un rêve d’amour, la pâleur de Tessa semble l’attester. L’ironie de Lewis à l’égard de la tasse est à la fois le signe d’une rancœur et celui de sa propre servitude, autant que la preuve d’un égoïsme monstrueux qui le fait jouer avec la souffrance qu’il inflige. Le persiflage vise également Florence : la reprise ironique de l’expression « objet délicieux » dénonce son langage mondain. Le bouclage de cette partie de dialogue est une réflexion désabusée de Tessa qui s’applique à la tasse, mais aussi, symboliquement, à son premier amour tandis que la réplique de Lewis montre l’emprise qu’il veut garder sur Tessa en la soustrayant à une destinée de femme rangée et installée, or c’est lui qui, à l’acte I, lorsqu’il a cherché à la convaincre d’aller en pension, proposait l’image de la femme parfaite qu’elle deviendrait, reniant les amis encombrants : « "Evitons ce Lewis", te diras-tu ! "Si grâce au ciel j’ai pu m’enfuir des bas-fonds de ma jeunesse, si j’ai un chef et un frigidaire […] ce n’est pas pour saluer dans la rue un individu sans cravate […]". » (T., Tabl. 1, 17, p. 387). Nous voyons que le Lewis enfermé dans « la porcherie d’argent » rejette violemment ce qu’il présentait alors à Tessa, de façon provocatrice et non sans humour, comme un avenir raisonnable. Par l’emploi du mot « épisode », Giraudoux attire également notre attention sur l’écriture de ce passage : le terme renvoie à l’hypotexte des deux pièces, le roman de M. Kennedy, et à l’action dramatique car cet incident concernant un accessoire est aussi une action accessoire, mais qui n’en demeure pas moins révélatrice des rapports de Lewis aux femmes et à la société et qui est en outre comme un condensé de l’action principale. Lewis, incapable de comprendre, ou comprenant trop tard, comme Hans dans Ondine, brise la vie de Tessa et la sienne. Par ailleurs, le mot « épisode », terme littéraire, nous invite à relire le dialogue d’un autre point de vue, celui de l’enchaînement des mots et des phrases à l’intérieur d’une réplique. A ce titre, le raisonnement de Lewis dans lequel les objets s’appellent les uns les autres nous paraît intéressant : « tasses » et « maisons » y sont réunies par un chiasme qui souligne leur caractère indissociable et l’enchaînement des deux assertions rappelle étrangement les raisonnements absurdes du Pangloss de Voltaire : « Les tasses mènent directement aux maisons. Les maisons ont été créées spécialement 324 pour qu’on y loge des tasses. », comme les nez ont été faits pour porter des lunettes . Le pastiche fait sourire à un moment de grande tension dramatique. La suite relève encore de la théorie leibnitzienne selon laquelle il n’y a pas d’effet sans cause, mais si Giraudoux a lu Voltaire, la prolifération d’objets à partir d’un seul évoque la malle du Locataire diabolique de Méliès et préfigure le théâtre de Ionesco d’autant mieux qu’il n’existe aucun lien logique entre les quatre sortes d’objets : la relation est, nous l’avons vu, de type sociologique. 323 Dans Suzanne et le pacifique, roman des années 20, Giraudoux dissocie également l’amour de la vie embourgeoisée d’un couple, et ce par l’alternance des phrases sentimentales et des phrases nominales marquant l’absence des objets connotant une existence aisée. Ainsi transparaît l’ironie de la naufragée à l’égard de la vie qui l’attendait en Europe, et celle de l’auteur : « Je rêvai d’un homme. Pas de raviers, pas de porte-couteaux. Un homme qui pleurait. Pas de couvert à salade, pas de compotier. Un grand jeune homme blond avec de grands yeux noirs. Pas de fourchettes à huîtres. Un homme qui m’avouait tout. Il me tenait dans ses bras. […]. Pas de petits coins de verre pour glisser sous les assiettes les jours d’asperges ou d’artichauts, pas de bols. Mais un homme qui m’étreignait… Pas de cuillers en vermeil, de surtout en or. » (J. Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, ORC, chap. 7, p. 548). 324 Voltaire, Candide ou l’optimisme, chapitre 1. Dans quelle mesure l’ironie de Lewis n’est-elle pas doublée par celle de Giraudoux à l’encontre de son personnage par ce jeu parodique ? 122 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? Loin de faire des gammes, Giraudoux expérimente ici la superposition des registres, et non leur succession ou leur mélange comme le théâtre romantique ; il reprend à son compte un des éléments fondamentaux du langage dramatique, l’enchaînement des répliques, pour en tirer toutes les harmoniques possibles aussi bien sur le plan littéraire que sur le plan théâtral. Que dans cinq pièces aussi différentes et éloignées dans le temps, Giraudoux use du même procédé est bien le signe qu’il a trouvé là un moyen très sûr de focaliser l’attention sur un objet. Que celui-ci soit ou non lié à l’action principale comme dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu ou Amphitryon 38, il cristallise toujours un débat, qu’il s’agisse de la guerre et de la paix, du couple, des « sauvages » et des Européens : nous pouvons donc affirmer que Giraudoux ne reste pas dans l’abstrait et que, bien au contraire, il a le souci d’appuyer des conflits d’idées sur des éléments concrets qui en matérialisent les enjeux. L’emploi des métaphores et de la répétition variation prouve, s’il en est besoin, que Giraudoux pratique bien un « style particulier au théâtre » en dépit de ce qu’il affirme. D’ailleurs n’a-t-il pas usé d’une belle métaphore technique pour répondre à P. Achard qui lui demandait : « Et le dialogue de théâtre vous intéresse ? » : « Beaucoup : deux rouages 325 qui mordent l’un sur l’autre. » ? Comment mieux définir l’intrication des répliques ? B) Distribution des objets entre didascalies et répliques. Il est temps d’en venir à une autre question qui nous conduira vers l’étude de la dramaturgie : la répartition des objets entre les didascalies et les répliques. Après le rappel de quelques définitions, nous présenterons la répartition chiffrée des objets dans les didascalies et les répliques, puis leur fonctionnement et les informations qu’elles nous apportent. 1) Quelques définitions et mises au point. Si le scripteur, en l’occurrence, l’auteur, est l’énonciateur des didascalies, le destinataire est « le praticien (ou le lecteur, praticien virtuel) » : il s’agit de « lui enjoindre de construire tel ou tel ensemble de conditions d’énonciation spatiale » ainsi que le « mode d’investissement de l’espace par les personnages (occupation du lieu, mouvement, gestuelle) », du moins en est-il ainsi pour les « didascalies explicites », les didascalies internes « prennent en compte 326 tout l’univers spatial de la fiction, y compris ce qui n’a pas vocation à être représenté. » . Cette distinction, indispensable sur le plan théorique et pour le passage à la représentation, ne présente pas a priori un grand intérêt pour qui se situe, comme nous, du côté du texte, pourtant, elle peut permettre de déceler des modes d’écriture théâtrale et 327 révéler à travers eux une conception du théâtre . 325 er 1 326 Paul Achar, « Du roman à la scène. M. Jean Giraudoux débute demain à la Comédie des Champs-Elysées », Paris-Midi, mai 1928, cité dans CJG n° 14, p. 82-83. A. Helbo, sous la direction de, Théâtre, modes d’approche, Klincksieck, « Méridiens », 1987, p. 173. 327 Pour ce qui est de la pratique scripturale de Giraudoux en matière de didascalies, E. Brunet propose une synthèse à partir de son étude de la ponctuation : « les parenthèses n’interviennent guère dans les pièces de Giraudoux que pour glisser des indications scéniques moins directement destinées au spectateur qu’au metteur en scène et au lecteur. Encore Giraudoux a-t-il varié sur ce point. Après Intermezzo il n’éprouve plus la nécessité d’expliciter le détail de la mise en scène, et les parenthèses disparaissent presque entièrement avec une très légère reprise au niveau d’Ondine et de L’Apollon de Bellac. Sans doute Giraudoux fait-il confiance à son propre texte et à la sensibilité de son interprète. Il est vrai qu’assistant aux répétitions il garde un ultime recours. » (E. Brunet, Le Vocabulaire de Jean Giraudoux et son évolution, op. cit., p. 235). Ces affirmations demandent à être nuancées du fait que nombre 123 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux En outre, selon M. Ezquerro, « le dialogue théâtral ne saurait être lu en dehors du cadre de signification que constitue l’ensemble didascalique […]. Car le texte didascalique n’est pas destiné seulement à la lecture du metteur en scène, mais à celle d’un nombre croissant de lecteurs "non-professionnels", et il a pour fonction, en tant que tel, tout simplement de "faire surgir dans l’imagination de son lecteur des images précises et complexes qui ne sont 328 pas inévitablement induites par ce que disent les personnages". » . 2) Répartition des lexèmes et lexies d’objets entre didascalies et répliques . Pièces Nombres de pages Sieg. Amph. Jud. Int. T GT SVC El. IP C Ond. Sod. Ap. FC. Luc. 73 81 78 77 122 69 37 88 36 29 90 61 28 80 82 Dans les didascalies (avec répétitions) 43 9 27 27 152 12 8 11 11 6 34 5 5 59 16 329 Dans les répliques (avec répétitions) 268 136 138 226 171 87 143 250 51 131 225 66 119 307 199 Les œuvres dans lesquelles la présence des objets dans les didascalies est la plus importante sont, pour les pièces en deux ou trois actes La Folle de Chaillot, Siegfried, Ondine, Judith, pour les pièces en un acte : Supplément au voyage de Cook, L’Impromptu de Paris. Pour ce qui est de la présence des objets dans les répliques, nous avons, en ordre décroissant, pour les pièces en deux ou trois actes, La Folle de Chaillot, Siegfried, Electre, Intermezzo, Ondine et pour les pièces en un acte Supplément au voyage de Cook et L’Apollon de Bellac. d’indications scéniques ne figurent pas entre parenthèses, qu’il s’agisse des entrées et sorties de personnages, de mouvements au cours d’une scène (éléments qui ne concernent pas notre sujet), ou de jeu avec un accessoire. Il suffit de relire Supplément au voyage de Cook ou Electre pour s’en convaincre. 328 329 S. Golopentia, M. Martinez Thomas, Voir les didascalies, op. cit., p. 12. Nous avons exclu de ce tableau Fugues sur Siegfried qui sont des fragments et Les Gracques, acte inachevé. A la différence du décompte des lexèmes d’objets pour les fréquences, nous prenons en compte dans ce tableau toutes les occurrences d’un lexème. 124 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? Une constante se dégage donc pour les pièces longues : La Folle de Chaillot et Siegfried, aux deux extrêmes de la production dramatique de Giraudoux, sont comparables, et il faut leur adjoindre Ondine : il s’agit de pièces « modernes » qui ont en commun les motifs de la mémoire et de l’oubli, et celui du double qui apparaissent sous les formes de Siegfried/ Forestier, d’Aurélie et de son image dans la glace, de la comtesse et de la vieille folle, d’Aurélie par rapport aux trois autres Folles, Ondine étant quant à elle redoublée par Bertha. Parmi les œuvres brèves, Supplément au voyage de Cook tient une place à part puisque les objets nommés et ceux avec lesquels les personnages jouent ou ceux qu’ils utilisent en scène sont très nombreux. Tessa constitue un cas particulier dans la mesure où Giraudoux suit le modèle anglais qu’il adapte : le texte de M. Kennedy et B. Dean, The constant Nymph, comporte de nombreuses didascalies descriptives ou prescriptives et le dialogue est truffé de lexèmes d’objets ; Giraudoux en a ajouté quelques uns, comme la tasse de Tessa ou la cale de la fenêtre au dénouement, ceci pour des raisons dramatiques. 3) Les objets dans les didascalies. Nous prendrons successivement en considération l’absence de lexèmes d’objets dans les titres des oeuvres, le prélude didascalique, les microdidascalies descriptives, les microdidascalies gestuelles et le postlude didascalique. a) Dans le titre des œuvres. Aucun titre de pièce de Giraudoux ne comporte de nom d’objet, contrairement à des œuvres de la même époque comme La Machine à écrire de Cocteau ou Le Soulier de satin de 330 Claudel . Un intitulé peut cependant nous laisser dans le doute : celui de L’Apollon de Bellac. En effet, la structure morphologique de ce titre le rapproche de sculptures telles que la 331 Victoire de Samothrace, la Vénus de Milo, l’Apollon du Belvédère . Si nous suivons cette piste, le titre désignerait une statue à propos de laquelle nous pouvons formuler trois hypothèses. Serait-ce une sculpture trouvée ? C’est un des sens du mot « inventé » que celui de découvert par quelqu’un, fût-il jardinier ou inventeur du « légume unique », laboureur ou archéologue. L’assertion « C’est moi qui l’extrais en ce moment à votre usage du terreau et du soleil antiques. » (Ap., 4, p. 928) peut se lire comme la découverte d’une statue. Les deux autres hypothèses supposent un jeu humoristique avec le pays natal : ce serait une statue érigée à Bellac, Haute-Vienne, patrie d’un certain Jean Giraudoux, ou encore remisée dans un petit musée de cette sous-préfecture qui, à notre connaissance, n'en possédait pas à l’époque de l’écriture de la pièce. Un objet donc qui donnerait apparence sensible, palpable, à une divinité, Apollon, dieu solaire, dieu de la beauté et des arts, dans un lieu invraisemblable autant que réel, cet « Office des Grands et Petits Inventeurs » sis 330 Et à bien d’autres encore, L’Eventail de Goldoni, Un Chapeau de paille d’Italie de Labiche ou L’Eventail de lady Windemere d’O. Wilde, Les Chaises de Ionesco ou La dernière Bande de Beckett, pour n’en citer que quelques unes avant et après Giraudoux. 331 Cf. A.-M. Prévost, « Le titre de l’œuvre suscite d’emblée l’étonnement : le groupe nominal associant un dieu […] et une ville du Limousin, chère à Giraudoux, s’inscrit dans un clin d’œil complice, certes, mais déstabilisant : un homme passant pour le plus beau de Bellac ? Une parodie de noms de chefs d’œuvre ? Apollon du Belvédère, Apollon de Cyrène, Apollon de Tralles… L’écart entre une représentation sublime et son appropriation provinciale étonne et en même temps s’impose à nous par la grammaire de ce syntagme qui crée un lien indissoluble entre un dieu et un lieu, mais aussi, entre une œuvre et son créateur, à l’instar de sculptures célèbres sollicitées dans l’œuvre : Le Penseur de Rodin, L’Esclave de Michel-Ange. », dans « Le lecteur et l’hétérogénéité de l’œuvre », CJG n° 35, p. 142. 125 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux à Paris ? à Bellac ? et dans lequel se déroule cet acte unique, réunion de la grécité et de la francité. Titre déceptif cependant si nous attendons une œuvre d’art, ou même une copie d’antique : si la Cantatrice chauve de Ionesco demeure invisible, nous ne verrons jamais d’autre sculpture dans la pièce de Giraudoux que le « buste » sur lequel Agnès doit s’entraîner à dire aux hommes qu’ils sont beaux (Ap., 3, p. 924). Est-ce faute de magicien ? L’Illusionniste d’Ondine fait bien surgir cheval de Troie et pyramides… En revanche, dans L’Apollon de Bellac, il est bien question du Penseur de Rodin, de la Vénus de Milo et de l’Esclave de Michel-Ange, or c’est dans la scène où ces œuvres sont nommées qu’en écho au titre de la pièce, l’injonction : « Dites l’Apollon de Bellac. »accompagne la référence à Michel-Ange (Ap., 4, p. 928), elle semble donc confirmer l’hypothèse d’une statue. Mais la scène n’étant explicitement ni à Bellac, ni dans un quelconque musée où elle aurait pu échouer, son absence scénique se trouve rationnellement justifiée, ce qui n’éclaircit pas pour autant le mystère. En outre, Apollon apparaît bien sur scène, un peu plus tard, ayant pris forme humaine, ou le Monsieur de Bellac s’étant métamorphosé en Apollon, ou son discours tenant lieu de la métamorphose physique. En somme, comment un lexème d’objet peut cacher un personnage, à moins que ce ne soit l’inverse puisque l’image qu’Apollon donne de lui-même à Agnès semble l’ekphrasis de quelque statue de temple : « Les yeux de la beauté sont implacables. Mes yeux sont d’or blanc et mes prunelles de graphite. » (Ap., 9, p.944). Faut-il inférer de l’absence de nom d’objet dans le titre des pièces de Giraudoux qu’aucun d’eux n’a une grande importance dramatique et symbolique ? Si un objet attire l’attention dans les titres des diverses œuvres que nous avons citées, l’érigeant en véritable personnage par ce choix, il en va différemment dans le théâtre de Giraudoux qui privilégie d’autres modes d’intitulés, tout comme Shakespeare qui peut intituler Othello une tragédie dans laquelle un mouchoir joue pourtant un rôle de premier plan tant au niveau dramatique que symbolique. b) Le « prélude didascalique ». Des composantes du « prélude didascalique » tel que le définit S. Golopentia, nous ne retiendrons pour notre propos que les « stipulations (existentielles, temporelle et 332 spatiale) » . A l’instar de la plupart de ses contemporains et contrairement à ce qui était la pratique courante du théâtre classique, Giraudoux ne rédige aucune macrodidascalie après la liste des personnages pour préciser le lieu de l’action, ou le moment, exception faite, évidemment, des pièces en un acte, mais les macrodidascalies de celles-ci ne comportent 333 aucun nom d’objet . Ce sont donc les didascalies liminaires de chaque acte qui remplissent la même fonction pragmatique pour le lecteur, et pour le metteur en scène, équivalant à une disposition directive pour le metteur en scène : il s’agit pour lui d’imaginer un lieu, parfois un décor, 332 « […] les macrodidascalies ouvrent des espaces mentaux, peuplés par des êtres humains (ou non-humains) imaginaires – ce sont les personnages – que l’action de la pièce aura ensuite à mettre en rapport avec le temps et l’espace réels des lecteurs et spectateurs contemporains. » (S. Golopentia, M. Martinez Thomas, Voir les didascalies, op. cit., p. 50, 51-52). 333 Dans une des versions primitives de Siegfried, une indication temporelle s’appuie sur un objet : « on allume les becs de gaz » (fr. 6, ms. 2, dactyl. 1 et 2, cité dans TC (Pl.), Notes et variantes, n. 3 de p. 3, p. 1240. Dans aucune de ses pièces, Giraudoux n’utilise un tel moyen de préciser le moment de l’action. 126 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? grâce à la nomination d’objets, de construire ce que J.-P. Ryngaert appelle « la scène 334 imaginaire » . Nous avons identifié trois pratiques d’écriture des ces débuts d’actes : des didascalies réduites au lieu de l’action, renouant avec une pratique qui est celle de la tragédie classique française, ceci pour Judith, les deux premiers actes d’Intermezzo, Ondine, le premier acte de La Folle de Chaillot, les actes I et II de Pour Lucrèce ; des didascalies descriptives comportant la mention d’un ou de plusieurs objets d’un décor, ainsi dans Siegfried, Amphitryon 38, Tessa, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Electre et les actes II de La Folle de Chaillot et III de Pour Lucrèce ; enfin, le cas particulier de Sodome et Gomorrhe dont le cadre spatio-temporel n'est fixé par aucune indication liminaire. Encore faut-il parfois prendre avec précaution ces informations liminaires : pour les quatre actes de Siegfried, nous avons dans les éditions récentes de la pièce des didascalies descriptives très précises, d’une rare précision chez Giraudoux, or J. Body note que « les indications concernant le décor, la sculpture et les costumes sont tirées du livre de bord de la Compagnie des Champs 335 Elysées (fonds Jouvet) et qu’elles ne figurent dans aucune édition » . Ceci corroborerait l’idée selon laquelle Jouvet aurait amené le sens du concret, du visible, chez Giraudoux, comme le rappelle J. Body à propos de Siegfried : « Jouvet lui-mêmeaurait objecté : "Le secret du théâtre, depuis le siècle d’or espagnol, c’est le changement à vue, des décors et de personnages. Votre 336 dénouement comporte trop de changements invisibles." » . Tessa, adaptation française de The constant Nymph de M. Kennedy et B. Dean, d’après le roman de M. Kennedy, nous permettra de mesurer l’originalité de Giraudoux, puisque nous 337 y trouvons des pratiques d’écriture qui lui appartiennent en propre . c) Microdidascalies descriptives. Elles sont fort rares dans le théâtre de Giraudoux, contrairement à toute la tradition théâtrale qui s’est instaurée à partir du dix-huitième siècle et de l’esthétique du drame bourgeois, puis confortée avec le théâtre de V. Hugo, et qui s’est épanouie dans le théâtre naturaliste. En cela, il est plutôt le continuateur de Racine, de Marivaux et de Musset dont il admirait les œuvres. Pour le décor. Ce qui nous semble intéressant dans l’écriture théâtrale de Giraudoux, c’est que la construction d’un décor s’élabore bien davantage au fur et à mesure de l’action, et bien souvent grâce au déplacement d’un personnage dans l’espace scénique, que par le recours à des « didascalies internes ». Si le procédé est banal pour les entrées et les sorties qui font exister des portes dont nous n’avons eu nulle mention auparavant, comme dans Judith ou Intermezzo, il nous paraît plus original dans quelques exemples que nous avons retenus. Les architectures, souvent données d’entrée, nous y reviendrons, comme décor, se complexifient au cours des pièces. Au début d’Amphitryon 38,la rédaction didascalique 334 335 336 337 J.-P. Ryngaert, Introduction à l’analyse du théâtre, op. cit., p.24. TC(Pl.) p.1239. TC (Pl.), p. 1150. Nous réservons à notre seconde partie consacrée au statut des objets dans la dramaturgie l’analyse des renseignements fournis par ces didascalies. 127 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux entretient le suspense de l’apparition du Guerrier en la différant par les descriptions d’un mouvement ascendant, ce qui, à la lecture, donne au praticable, l’escalier, toute sa dimension dramaturgique, ce que ne ferait pas une simple mention en début d’acte ou de scène : « Dans le dos même de Sosie, gravissant degré par degré l’escalier qui mène à la terrasse, surgit et grandit un guerrier géant, en armes. » (Amph., I, 2, p. 121). Semblable procédé est employé dans Electre avec une formulation qui fait penser à un 338 scénario de film , les sons précédant l’image : « Trompettes. Rumeurs. Apparitions aux fenêtres. D’une galerie, Egisthe se penche. » (El., I, 9, p. 633). Ces deux exemples renvoient également au théâtre élisabéthain, le premier à Hamlet, le second à l’usage qui était fait de la musique dans les spectacles, soit pour marquer le commencement de la pièce, soit pour annoncer l’entrée d’un personnage important, et à l’emploi de l’« upper stage », la galerie. C’est encore en situation qu’est nommé l’élément architectural, mettant en valeur, pendant une scène de querelle entre Electre et Clytemnestre, l’apparition d’Egisthe qui vient annoncer l’arrivée d’Oreste dans Argos ; la position apparemment dominante du régent n’est qu’un leurre puisque celui qu’il redoute est présent dans la cour du palais. Il faut souligner dans les deux didascalies une construction qui fait pleinement exister un dispositif scénique : sommes-nous si loin de l’idée qu’il doit être non un décor, mais une « machine à jouer », idée défendue par les Constructivistes ? La différence essentielle est que les dispositifs scéniques constructivistes se donnaient à lire comme tels, ne dissimulant rien de la construction et ne cherchant en aucune manière à figurer un décor, alors que nous savons que Jouvet, pour Electre, précisément, a mis en place, derrière le décor, des escaliers et des tambours qui permettaient aux acteurs d’apparaître soudainement aux yeux du public, mais en préservant l’illusion théâtrale. Le souci de l’efficacité dramatique est premier chez Giraudoux et il s’accompagne parfois d’une évidente théâtralisation, « Le rideau du fond s’écarte. Holopherne 339 paraît. » (Jud., II, 2, p. 240), voire de ce que T. Kowzan appelle la « surthéâtralisation » : « Dalila et Lia apparaissent sur le péristyle de la villa, comme sur une scène dans la scène. » (Sod., II, 3, p. 892). Cet exemple est d’autant plus significatif qu’aucune indication, nous l’avons remarqué, ne nous est donnée en début d’acte dans la version définitive de la pièce, contrairement à la première rédaction : l’architecture surgit de nulle part, s’énonçant et se dénonçant ostensiblement comme théâtre. Il nous semble intéressant de citer une variante, à savoir le premier état du texte pour le début du « Prélude » : « La scène représente la terrasse d’une villa d’où l’on voit dans le lointain deux villes : Sodome et Gomorrhe. Le jardinier travaille à un massif. Dans un nimbe d’or et de feu, l’archange apparaît. » (Sod., « Prélude », TC Pl., p. 1691). La formulation même de cette didascalie abandonnée met l’accent sur sa dimension prescriptive et, par l’emploi d’un verbe de perception, suppose l’œil d’un spectateur ; quant à l’apparition de l’archange, elle est préparée par une notation picturale qui renvoie à des représentations des anges dans la peinture occidentale et entre en contraste avec le personnage du jardinier, associé à la terre et au travail : de cette façon, l’anachronisme 338 Faut-il rappeler l’intérêt de Giraudoux pour le septième art, intérêt qui le conduisit à écrire des scénarios de films ? 339 T. Kowzan, « Vers la surthéâtralisation dans l’œuvre dramatique de Jean Giraudoux », Paris, Grasset, CJG n°12, 1983, p. 100-112. Voir 3ème partie, chap. 2. 128 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? du lieu se heurte à toutes les références bibliques implicites ou explicites. Dans la version définitive, Giraudoux a fait le choix de la sobriété, reportant la mention de la villa au second acte, en situation, c’est-à-dire au moment de l’entrée de deux personnages. La conséquence immédiate nous paraît être la modification du statut de l’espace scénique et de sa perception par le lecteur : il devient un espace « vide », pour employer l’expression 340 de P. Brook , espace dans lequel la tragédie du couple se joue « à nu » comme dans une 341 tragédie de Racine. Il rejoint aussi l’idéal du « plateau nu » de Copeau , un lieu de partout et de nulle part qui peut fonctionner comme métaphore du théâtre, à partir de la première réplique du Jardinier : « Voici le plus beau lever de rideau qu’auront jamais les spectateurs […]. Les prophètes l’annoncent. C’est la fin du monde. » (Sod., I, 1, « Prélude », p. 855). Et lorsque la didascalie intervient à l’acte II, elle joue pleinement son rôle de décalage entre les noms à consonance biblique des personnages, celui de Lia excepté, et les 342 anachronismes qui mettent à distance les références bibliques . Ces exemples confirment l’éloignement de Giraudoux pour les didascalies descriptives. L’adaptation française de The constant Nymph nous offre une preuve supplémentaire de ce refus, qui va de pair avec le rejet du naturalisme. Si nous confrontons les didascalies liminaires de la pièce anglaise et celles de Giraudoux, nous avons d’une part des descriptions réalistes multipliant noms d’objets et caractérisations et de l’autre le laconisme auquel nous sommes habitués chez l’auteur français : « Mobilier et objets sordides. » pour le chalet Sanger du premier tableau (T., I, p. 360), « Décoration charmante et compassée. » pour l’appartement londonien de Florence et Lewis au deuxième acte (T, II, p. 414). Pour le troisième acte, Giraudoux ne retient du Foyer des artistes que les « portes », nécessaires à l’action, et pour le dernier tableau, il abrège, selon son habitude, allant à l’essentiel, tandis que le texte anglais se complaît dans un misérabilisme qui évoque les décors naturalistes : « a sash window on L. with a broken roller blind and some dirty lace curtains. The 343 panes of glass are so dirty that they obscure the view. » (CN, p. 119) donne, sous la plume de Giraudoux : « Fenêtre par laquelle on voit des toits. Mobilier misérable. Au pied du lit un mauvais fauteuil. » (T, III, tabl. VI, p. 470). La juxtaposition sèche de quelques notations évite l’écueil du tableau : l’épure laisse toute latitude au metteur en scène, certes, mais, à la lecture, ceci a pour effet de boucler le cercle du « cirque Sanger » et donc de contribuer à la clôture du texte, le cercle étant à la fois figure de la répétition et figure de l’enfermement. Ce « mobilier misérable » fait écho au « mobilier et objets sordides » du premier tableau, ce que souligne le dialogue avec les propos de Tessa sur les « endroits où la famille Sanger est chez elle. » (T, III, tabl. VI, 2, p. 472), or ici, comme la jeune fille le fait remarquer à Lewis, point de montagnes où s’échapper : répétition et fermeture ne peuvent conduire qu’à la mort, Tessa reproduisant le destin de sa mère. 340 341 342 P. Brook, L'Espace vide, Paris, Editions du Seuil, 1977. La filiation de Jouvet avec Copeau est connue. En outre, l’absence de didascalie prescriptive laisse toute liberté au metteur en scène, Giraudoux faisant entièrement confiance à sa « deuxième Muse », Jouvet. 343 « Une fenêtre à guillotine sur la gauche avec un store roulant cassé et des rideaux de dentelles sales. Les vitres sont si sales qu’elles obscurcissent la vue ». 129 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Il ressort de ces analyses que, à l’opposé de Claudel qui, d’abord indifférent à la réalité 344 du plateau, a fini par se substituer de plus en plus au metteur en scène et au décorateur , Giraudoux, quoique présent à bien des répétitions, a toujours fait confiance à Jouvet pour la réalisation scénique et qu’il pratique un mode d’écriture didascalique tantôt aussi classique que possible, c’est-à-dire essentiellement abstrait, tantôt proche des pratiques du théâtre 345 élisabéthain . Pour les costumes. « Les didascalies vestimentaires contribuent, bien entendu, dans le théâtre 346 traditionnel, à la caractérisation [des personnages]. », écrit M. Issacharoff . Nous ne trouvons aucune didascalie pour les costumes de chaque personnage, ni en début d’œuvre comme chez Beaumarchais, ni dans le corps des pièces, exception faite de Siegfried et de La Folle de Chaillot, mais n’est-ce pas une tendance avérée chez la plupart 347 des auteurs dramatiques contemporains de Giraudoux ? . Le peu d’intérêt de celui-ci pour des didascalies mimétiques se confirme avec l’élimination d’objets nommés dans la version primitive de la deuxième scène de l’acte I concernant le costume de Muck qui était décrit comme « un personnage en vêtements bizarres, uniforme d’église usagé », interprété par Zelten comme un « vêtement 348 d’espion » . Lorsqu’elles existent dans la version définitive, les microdidascalies sont laconiques : « Entrent le général von Waldorf et le général Ledinger. Grands manteaux. » (Sieg., II, 3, p. 37). Dans ce cas, le costume est lié à la fable et, comme à la représentation, il peut suggérer un événement particulier : le Jardinier d’Electre est « en costume de fête ». (El., I, 1, p. 597). Le Contrôleur d’Intermezzo, qu’une didascalie nous présente en tenue de jeune premier le jour de la demande en mariage (Int., III, 3, p. 340), reprend à son compte dans 344 Claudel étant l’un des rares à rédiger des didascalies d’une extrême précision Nous renvoyons aux exemples donnés par M. Lioure, le décor du troisième acte de Partage de midi, celui de L’Otage, « l’architecture, le mobilier de la bibliothèque [étant] décrits avec précision dans les didascalies » : « à défaut d’un réalisme illusoire, il désirait un décor concret », écrit M. Lioure : loin du décor « de convention » tel que l’esquissent les didascalies giralduciennes (M. Lioure, L’Esthétique dramatique de Paul Claudel, Paris, Armand Colin, 1971, p. 286-305). Il faudra cependant nuancer ces propos concernant les deux auteurs dramatiques lorsque nous aborderons l’étude du statut spatial des objets dans le cadre d’une réflexion sur la mimésis. 345 Non des textes manuscrits des auteurs élisabéthains et jacobéens qui ne comportent pas de didascalies, celles que nous connaissons pour Shakespeare étant le fait des éditeurs. 346 347 M. Issacharoff, Le Spectacle du discours, op. cit., p. 39. Là encore, Claudel donne dans la précision. Nous citerons l’exemple de L’Echange donné par M. Lioure : « dans l’acte III, le personnage principal est le chapeau haut de forme de Thomas [Pollock] qui doit être de dimensions considérables et ne pas bouger de sa tête. » (M. Lioure, L’Esthétique dramatique de Paul Claudel, Armand Colin, 1971, p. 152). Il nous semble en revanche que les indications du Soulier de satin, pour précises qu’elles soient, par exemple par la référence picturale, n’en comportent pas moins une mise à distance par la formulation même de cette référence. L’on sait que Montherlant attachait de l’importance aux costumes, mais ses exigences ne passent pas par des didascalies. 348 TC (Pl.), Notes et variantes, p. 1201. J. Body ajoute que « toute la réplique de Muck sur Siegfried est parsemée de détails concrets qui relèvent davantage de l’écriture romanesque par le souci de précision dont ils témoignent, et que les versions successives vont trier pour ne garder que quelques détails significatifs. » (ibid.). Autrement dit Giraudoux s’aperçoit par la pratique qu’il y a un « style particulier à la scène », contrairement à ce qu’il affirme. 130 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? le dialogue le détail de son costume (Int., III, 3, p.341) : la redondance n’est qu’apparente puisque le statut temporel des différentes pièces de ce costume est différent. Exceptions notoires, les didascalies décrivant le costume de chacune des quatre Folles avant leur entrée en scène : pour le lecteur, elles sont le portrait en pied de ces personnages extravagants. Nous avons évoqué les caractérisations nombreuses de certains éléments de ces costumes : comme Giraudoux n’est pas coutumier de ce genre de précision didascalique, il est évident que nous avons affaire à ce « réalisme de la fantaisie » qui, à ses yeux, 349 est bien plus intéressant que le réalisme ordinaire . Il est un mode d’écriture didascalique proche de la caricature dans La Folle de Chaillot, celui qui concerne les « mecs », ces derniers apparaissant par groupes, et avec des signes distinctifs récurrents, « moustaches » et « cigares », le trait allant jusqu’à l’amplification comique d’un groupe à l’autre dans des séries qui correspondent aux groupes qui font leur entrée : phrases nominales brèves, puis phrases réduites à des adjectifs avant la phrase qui amplifie les précédentes et de laquelle l’objet « cigares » a disparu, ce qui équivaut au trait incisif du caricaturiste : « Moustaches en virgules. Complets prince de Galles. Cigares. » (FC, II, p. 1022), « Tenues bigarrées. Cigares. » (FC, II, p. 1023), « Barbus. Ventrus. Moustachus. Surtout familiers. Cigares. » (FC., II, p 1024), « Ils sont de plus en plus barbus, moustachus, familiers, ventrus. » (ibid.), et, pour leurs compagnes : « Tenue nette. Cigarettes. » (FC, II, p. 1026). Cette écriture excède notre propos sur les objets qu’elle incorpore pourtant : costumes et accessoires sont déclinés au masculin et au féminin dans un registre clairement satirique, l’uniformisation prônée par les « mecs » comme garant de l’ordre social leur est appliquée, dans une sorte de comique de « l’arroseur arrosé ». La didascalie peut proposer un cliché que le terme de « costume » tire vers la théâtralisation : il en va ainsi des « deux diseuses de bonne aventure en costume romanichel » de Cantique des cantiques (C, 4, p. 741). Ainsi, non seulement la place, mais l’écriture des didascalies descriptives, les éloigne aussi bien de l’actualisation que du pittoresque, exception faite de la caricature. d) Didascalies gestuelles. Outre ces didascalies descriptives, Giraudoux a recours à des didascalies gestuelles, ce qui, en matière de décor, a l’avantage de le compléter en situation comme nous l’avons déjà noté pour les portes et les fenêtres ; de plus, cela rejoint l’idée de maints théoriciens du vingtième siècle selon lesquels les éléments du décor sont des objets avec lesquels joue le comédien et non un décor devant lequel il joue. Nous avons cependant remarqué une moindre fréquence de ce type de didascalie à mesure qu’on avance dans la production théâtrale de Giraudoux. Faut-il y voir un retour à un certain classicisme, La Folle de Chaillot constituant une exception dans cette évolution chronologique, exception qui s’explique fort bien par le règne de la fantaisie dans cette œuvre ? Siegfried est, de loin, la pièce dans laquelle les objets du décor existent le plus par les actes des personnages. La présence du domestique se trouve ainsi justifiée dès la première scène : « Il met en ordre les fauteuils et les portières. » (Sieg., I, 1, p. 4). 349 « Il y a un réalisme dans la littérature fantaisiste et autrement difficile à saisir et à tenir que dans la littérature des naturalistes. » (Note copiée par C. Weil dans le cartonnier 10 des papiers Giraudoux conservés par son fils, note dont l’on ignore la date, citée par J. Body dans ORC, p. XXVIII). 131 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux De même, à l’acte IV, est-ce le moyen d’introduire au dialogue entre les deux douaniers : « Le douanier allemand entre et époussette hâtivement une banquette de 350 cuir. » (Sieg., IV, 1, p. 62). Electre offre un bel exemple de construction d’un décor efficace sur le plan dramaturgique avec le jeu sur le « trône » et l’« escabeau », objets qui l’un et l’autre s’inscrivent dans le décor planté de façon vague par la didascalie initiale du premier acte, et ce de façon apparemment très logique : « Egisthe entre, sous les vivats des invités, cependant que des serviteurs installent son trône et appliquent contre une colonne un escabeau. » (El., I, 2, p. 607). La simultanéité des actes, l’entrée du régent et l’installation des objets, met en relation Egisthe avec deux objets, le premier, le « trône », attendu, l’adjectif possessif désignant clairement Egisthe et excluant ipso facto la reine, le second complètement incongru. Il faut le dialogue de la scène suivante pour justifier sa présence : « C’est pour le mendiant. », dit un serviteur, et surtout les microdidascalies qui donnent une telle importance à l’objet vil et au jeu du Mendiant que le « trône » s’en trouve éclipsé avant même que la parole du Mendiant ne concurrence celle du pouvoir. La première didascalie montre bien que ce personnage dispute la vedette à celui qui est entré sous les acclamations. La question métaphysique posée au Président par Egisthe : « Tu crois aux dieux, Président ? » trouve, à la lecture, une réponse ironique, l’accent étant mis de nouveau sur la simultanéité qui produit un effet burlesque : « Cependant le mendiant est entré […] et, avec des saluts empressés, s’installe peu à peu sur l’escabeau. » (El., I, 3, p.609). L’adverbe « cependant » signifiant ici « pendant ce temps », les mots « dieux » et mendiant » se répondent. Dans un tout autre contexte, une microdidascalie dont l’humour n’est appréciable qu’à la lecture vient perturber le dialogue entre le Président et Victor, le garçon de café, de Cantique des cantiques, par une gestuelle caricaturale qui met en valeur l’objet autant que la cocasserie de la comparaison : « La caissière, qui entre temps a gravi un haut comptoir avec les précautions d’un cocher d’omnibus […]. » (C, 1, p. 728). Semblable effet, perceptible davantage à la lecture, se trouve dans La Folle de Chaillot, Giraudoux jouant sur la polysémie du mot « chasseur » qui désigne, dans le contexte du café Francis, un domestique en livrée et, en raison des fourrures nommées par les deux personnages, celui qui pratique la chasse : « Le Chasseur : Je ne l’ai pas retrouvé, Comtesse.Mais on m’a laissé un collet en hermine ! La Folle : […]. De la vraie hermine ? Le Chasseur : On le dirait. La Folle : Apporte-le. […]. En route. (Le chasseur lui met le collet.) Merci,chasseur. C’est du lapin… » (FC, I, p. 988). L’isotopie de la chasse, outre « hermine » et « lapin » que le domestique, piètre chasseur d’objets – il n’a toujours pas remis la main sur le boa de la comtesse – confond, est complétée par un jeu sur le mot « collet » qui désigne un piège et une pièce du vêtement qui entoure le cou et peut donc remplacer le boa. Ainsi, la Folle est-elle affublée d’un objet 350 Nous traiterons d’autres objets ainsi présents dans des didascalies gestuelles lorsque nous étudierons leur statut et leur fonction dramatique, le « portrait » de l’acte II et le « téléphone » des actes II et III. 132 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? de peu de prix, résultat d’un braconnage peu efficace dans les vestiaires du célèbre café. S’y ajoute une subtile variation sur le vrai et le faux qui fait écho à la préparation des rets dans lesquels elle prétend prendre les « mecs », mais la Folle, elle, évente le piège dès sa première question, « De la vraie hermine ? ». Le ton dubitatif, la phrase suspensive « C’est du lapin… » prouve que, si elle accepte d’être prise au piège de l’objet vil, c’est 351 sans illusion . Excepté dans la première pièce de Giraudoux, les didascalies gestuelles, pour prescriptives qu’elles soient, sont essentiellement l’occasion de produire pour le lecteur des effets de décalage qui le dédommagent peut-être du comique gestuel qu’introduit à la représentation le jeu des comédiens, mais qui attestent surtout chez l’auteur un goût des mots et un évident plaisir à jouer avec eux. e) Le « postlude didascalique ». « Le postlude didascalique inclut le plus souvent l’un des deux sousensembles de macrodidascalies qui suivent (ou les deux ensemble) : (a) les macrodidascalies de la clôture du spectacle et (b) les macrodidascalies de la 352 clôture textuelle. », écrit S. Golopentia . Nous nous inspirons ici des analyses qu’elle conduit pour plusieurs œuvres du vingtième siècle, parmi lesquelles Intermezzo et Amphitryon 38 : dans ces deux pièces, la macrodidascalie de clôture du spectacle apparaît « après une réplique qui dit la fin du 353 spectacle. », ajoute-t-elle. Jupiter demande « métaphoriquement aux rideauxde la nuit (qui préfigurent les rideaux du théâtre) de retomber (ibid.) : "Jupiter : […] et sur ce couple, […] pour clore de velours cette clairière de fidélité, vous là-haut, rideaux de la nuit quivous 354 contenez depuis une heure, retombez.". » (Amph., III, 6, p. 195) . Giraudoux, qui n’utilise pas, comme Molière, la machinerie et le char de la Nuit, livre ici une image poétique : le mot « velours » s’entend aussi bien avec les connotations habituelles de douceur et de sensualité qu’il a sous sa plume que concrètement comme le tissu lourd et mat, épais comme l’obscurité qui va se faire. L’accent est mis de façon encore plus nette sur la théâtralité dans L'Impromptu de Paris où le jeu sur un élément de la machinerie, la « gloire », précisé par des indications de régie, accompagne la clôture textuelle : « La gloire, au lieu de descendre, se met à remonter. Jouvet : Qu’est-ce que tu fiches, Léon, tu m’as compris ? Léon : Lemouvements’est détraqué. Je n’ai plus de commandes ! Robineau : Ne vous affolez pas,Messieurs. Quelle que soit l’issue par où je sors de cette scène, l’Etat connaîtra vos désirs ! La Petite Véra, criant : Restez droit, calme. Robineau : Je reste droit, calme… Raymone : 351 Avec cet exemple nous ne sommes pas loin de ce que M. Issacharoff appelle des didascalies « autonomes », parmi lesquelles celles qui « sont explicitement destinées à la lecture » (M. Issacharoff, Le Spectacle du discours, op. cit., p. 31), ce qui n’est que partiellement le cas ici. 352 353 354 S. Golopentia, M. Martinez Thomas, Voir les didascalies, op. cit., p. 83. Ibid., p. 87. La belle image des « rideaux de la nuit » transfère de la déesse de la Nuit, encore présente chez Molière, au régisseur le pouvoir sur le temps. Faut-il voir dans l’association du velours et des rideaux, outre le rideau de scène, une allusion à une métaphore shakespearienne dans Roméo et Juliette : « Déploie ton épais rideau, nuit qui accomplis les amours » (monologue de Juliette, Roméo et Juliette, III, 2, dans Shakespeare, Théâtre complet, traduction de Pierre-Jean Jouve et Georges Pitoëff, p 504) ? 133 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Voilà qu’il monte au ciel ! Robineau, montant : Tant mieux !… C’est du théâtre ! Il disparaît. Rideau. »(IP, 4, p. 724). La clôture du spectacle, légèrement différée par les caprices de la « gloire », permet à la clôture textuelle de se faire sur deux plans. Le premier est celui du départ du député, clôture d’une fable qui le place à l’origine dans la position du fâcheux qui vient perturber une répétition, clin d’œil évident à Molière, et celui du discours sur les politiques culturelles dans le domaine du théâtre qui est, lui, d’une brûlante actualité et renvoie aux préoccupations de Giraudoux autant qu’à celles de Jouvet metteur en scène du Cartel. En outre, cette clôture parodie les interventions de deus ex machina, ce que souligne plaisamment la réplique de Raymone : ayant écouté les doléances humaines, professionnelles et artistiques de Jouvet, le député peut remonter dans les sphères supérieures, comme les dieux qui ont réglé quelque affaire humaine. Dès lors, le mot « rideau », qui indique de manière conventionnelle la fin, reprend sa dimension théâtrale. Mieux encore, la phrase de Robineau, « C’est du théâtre ! » met en valeur l’utilisation de la machinerie et le plaisir qu’elle procure au spectateur en même temps qu’elle constitue une mise en abyme. La fin de La Guerre de Troie n’aura pas lieu présente une écriture encore plus complexe du postlude didascalique. A la suite d’une indication sur le jeu d’Hector et d’Andromaque, « (Il essaie de détacher les mains d’Andromaque qui résiste, les yeux fixés sur Demokos.) » et après la réplique triomphante d’Hector, « La guerre n’aura pas lieu, Andromaque ! », écho du titre de la pièce, nous avons une fausse clôture textuelle par un jeu sur les temps verbaux : « Le rideau qui avait commencé à tomber se relève peu à peu. », signifiant par là l’erreur d’Hector, le véritable dénouement lui échappant complètement. La véritable clôture textuelle vient après les cris de Demokos et le lynchage d’Oiax : « Hector : Elle aura lieu. » (ibid.). Cette réponse au titre et aux illusions pacifistes se matérialise alors par une didascalie : « Les portes de la guerre s’ouvrent lentement. Elles découvrent Hélène qui embrasse Troïlus. » (ibid.). Cet arrêt sur image parodique de plus d’un happy end cinématographique apporte un démenti ironique au souhait qu’avait exprimé Andromaque (GT., II, 8, p. 530), à savoir que cette guerre ait un sens : les objets non seulement donnent raison au camp des bellicistes, mais dénient à la guerre toute justification puisqu’il ne s’agira pas de se battre pour une cause noble, celle de l’amour, mais seulement à cause d’un ivrogne, Oiax et d’un vieillard irresponsable, Demokos. Mais Giraudoux retarde encore la clôture textuelle qu’il confie à Cassandre : « Le poète troyen est mort… La parole est au poète grec. » avant la macrodidascalie finale que distingue la typographie : « LE RIDEAU TOMBE DEFINITIVEMENT. » (GT, II, 14, p. 550-551) 355 . Cette manière de différer la chute du rideau instaure une atmosphère pesante, l’étirement du temps jouant contre les hommes, or la réplique de Cassandre qui donne comme prophétie ce qui est du passé, celui des hypotextes littéraires, justifie à son tour la clôture définitive. Le rideau contribue non seulement à suspendre le temps et à jouer du temps de la fable et de celui de la représentation, mais encore à orienter la signification de l’œuvre. Plus surprenant est le postlude didascalique de Sodome et Gomorrhe : « Jean : Tais-toi, menteuse ! O quelles ténèbres ! Lia : Quel soleil ! L’Ange : Ciel ! Allez ! Et c’est la fin du monde. Tous sont foudroyés. Les groupes ne sont 355 134 « Le double baisser derideau est un effet de théâtre. », écrit J. Body (TC [Pl.], n. 1 de p. 550, p. 1525). Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? plus que des amas de cendres. La voix de Jean :Pardon, ciel ! Quelle nuit ! Lia : Merci, ciel ! Quelle aurore ! L’archange des archanges apparaissant. L’Archange :Vont-ils enfin se taire ! Vont-ils enfinmourir ! L’Ange : Ils sont morts. L’Archange : Qui parle, alors ? L’Ange : Eux. La mort n’apas suffi. La scène continue. Le monde disparaît. Le rideau tombe. » (Sod., II, 8, p. 915). Les personnages humains réifiés, puisqu’ils sont devenus des « amas de cendres », reprennent la parole, et il faut une autre didascalie de clôture de la fable – « Le monde disparaît. » – pour que la clôture du spectacle soit enfin possible, mais, entre temps, la réplique de l’Ange – « La scènecontinue. » – peut faire penser que, tant qu’il y aura des hommes et des femmes, l’histoire du couple continuera de s’écrire, mais hors de la fiction théâtrale, ce qui est une manière de ramener le lecteur ou le spectateur à la réalité extra théâtrale après lui avoir fait quitter le réel théâtral. Il nous semble que ce postlude doit beaucoup au cinéma : nous avons comme un long plan fixe sur le groupe des hommes et sur celui des femmes puis un plan rapproché sur l’Archange des archanges et sur l’Ange, 356 le dernier plan arrive par un montage cut tandis que le mot « rideau » nous ramène au théâtre. Tessa nous offre la preuve d’un choix délibéré d’écriture théâtrale en matière de postlude : au lieu de traduire, Giraudoux adapte ici avec un sens très sûr de l’efficacité dramatique. S’emparant de l’objet que les auteurs anglais cantonnent dans les didascalies, la « fenêtre », il en fait le pôle physique et concret de l’agonie de Tessa, au lieu de la lumière réclamée de façon plus conventionnelle par l’héroïne anglaise. Le jeu de Lewis avec la fenêtre, amplifié dans la didascalie giralducienne, devient un véritable combat dont l’issue tragique est inéluctable, tandis que dans The constant Nymph les efforts de Lewis interviennent avec un temps de retard sur la mort. Le sens en est évidemment affecté : chez Giraudoux, le personnage masculin agit enfin en répondant à l’injonction désespérée de Tessa qui elle-même a été vaincue dans sa lutte contre l’objet. La deuxième didascalie reprise du texte anglais est réécrite par Giraudoux dans le sens d’un écrasement de l’être humain par l'inertie des choses, l’objet se refusant au projet, au dessein de la jeune fille, comme en témoigne une intervention d’auteur par un modalisateur, l’adverbe « toujours » là où la formulation d’origine est purement objective, indiquant la succession dans le temps des divers éléments : « After another attempt at the window, she sinks down on the floor with a little sigh. 357 » (CN, p. 128) est devenu « Tessa est tombée évanouie au pied de la fenêtre toujours fermée. » (T, II, tabl. VI, 4, p. 480). L’on nous objectera peut-être que cela n’a d’importance qu’à la lecture : pourtant, un metteur en scène qui lirait de près cette imbrication du dialogue et des didascalies n’aurait-il pas une piste quant au jeu des deux acteurs, bien plus violent et désespéré chez les personnages de Giraudoux ? Cet aspect mélodramatique se confirme dans la suite : en effet, à partir de là, Giraudoux réintroduisant avec Mme Maes sa fille Gabrielle tire parti de la présence des deux personnages pour boucler la séquence de la pension Maes ouverte au début du tableau par une allusion à cette fille naturelle de 358 Sanger , ceci pour réécrire la fin à partir de la réplique de Mme Maes fidèlement traduite à un objet près : « Qu’est-ce que tu fais là, avec ma cale ? » (T, III, tabl. VI, 4, p. 480). 356 Cela fait penser aux dernières images d’un film d’O. Welles très postérieur, The Trial, [Le Procès], d’après Kafka (1962). 357 358 « Après une autre tentative avec la fenêtre, elle s’affaisse sur le plancher avec un léger soupir. » T, III, , tabl. VI, 1, p. 470. 135 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Les personnages de Giraudoux sont décidément attentifs au moindre petit rien : cette « cale » qui a bloqué la fenêtre, précipitant la mort de Tessa, est ici prétexte à un réflexe mesquin de propriétaire qui ajoute une touche réaliste au portrait de la tenancière de la pension, plus soucieuse de sa maison que de ses pensionnaires. A ce moment-là, au lieu 359 du simple constat de Lewis – « Tessa’ s got away. She’ s safe. She’ s dead. » (CN, p. 128) – Giraudoux tresse des phrases d’une platitude qui fait penser au théâtre du quotidien de la deuxième moitié du vingtième siècle et qui renforcent la tonalité tragique de la scène par le décalage. Il introduit ensuite le silence dans les répliques de Lewis avant la clôture textuelle, dramatique et métatextuelle : « Qu’est-ce que tu fais là, avec macale ? Lewis, montrant le lit, Regardez ! Gabrielle : Elle est évanouie, la petite ? Mme Maes : Je te disais bien qu’elle était malade. Lewis : Elle est guérie… Elle est guérie de tout… Gabrielle : Tu n’as pas fini d’en voir avec cette petite Tessa, crois-moi, Lewis… Lewis : Avec cette petite Tessa ? Si, j’ai fini… Rideau » (ibid. ). Le « lit », matière à sous-entendus grivois dans les répliques de Mme Maes au début du tableau, devient une couche funèbre dans une atmosphère qui évoque le dénouement de La Bohême de Puccini, ainsi un art tout classique de la litote voisine-t-il avec le prosaïsme du mélodrame ; en outre, la dernière réplique de Lewis peut se lire comme une phrase d’auteur qui en a fini avec l’adaptation de la pièce anglaise, interprétation qui n’est peut-être pas à écarter puisque déjà le Droguiste d’Intermezzo conclut : « Et fini l’intermède ! » (Int. , III, 6, p. 356). 4) Les objets dans les répliques. a) Didascalies internes pour le costume des personnages. Giraudoux confie très rarement aux répliques le soin de nous donner des indications sur le costume des personnages ; quand il le fait, est-ce vraiment pour nous renseigner en lieu et place de didascalie ou pour attirer notre attention sur un objet signe ? Dans L’Impromptu de Paris, les entrées successives des comédiens récitant L’Impromptu de Versailles sont truffées de commentaires par leurs camarades, le souci d’élégance de l’un d’entre eux est ainsi souligné : « Félicitations pour le foulard, Adam ! » (IP, 1, p. 690). Simple moyen, ici, de donner à ce ballet un air de réalité. Le détail vestimentaire peut ailleurs amener un effet comique : à la fin d’une scène où il a essayé d’imposer son autorité aux Petites Filles, l’Inspecteur d’Intermezzo s’écrie : « Où est mon chapeau ? Qui a mis un hérisson à la place de mon chapeau ? ». S’ensuit une reprise du chœur des fillettes qui nie sa supériorité : « C’est Arthur, Monsieur l’Inspecteur ! C’est Arthur ! »(Int., I, 6, p. 301). Nous voyons déjà par cet exemple que la disparition du chapeau signe de respectabilité, outre qu’elle est prétexte à faire rire aux dépens de celui qui le réclame, conclut une séquence, celle de l’Inspecteur, comme elle a commencé, par un démenti infligé à l’incrédulité du personnage, précisément avec le même objet. En effet, après son défi aux esprits, une didascalie et une réplique exprimaient sa première défaite : « (Son chapeau s’envole). Dieu, quel vent ! » (Int., I, 4, p. 284). 359 136 « Tessa est partie. Elle est guérie. Elle est morte. » Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? On voit bien que le « chapeau » est là pour concrétiser le discours des uns et des autres sur les êtres surnaturels. Dans Judith, le jeu de substitution auquel se prête Egon a pour appui le costume du chef assyrien : « Sarah : […]. Otta, le manteau. Egon : Le manteau d’Holopherne ? Tu veux qu’elle me prenne pour Holopherne ? […]. Otta : Le manteau royal te va bien, d’ailleurs. » (Jud., II, 1, p. 231). Signe et support du déguisement, le « manteau » dont se revêt l’aide de camp prépare la comédie que les officiers vont se donner aux dépens de Judith. Dans ces deux exemples, l’absence de caractérisation des objets les réduit à leur seule fonction de signes. b) Les accessoires de jeu présents dans les répliques. Lorsqu’il s’agit pour un personnage de montrer un objet, les formulations du type « voici » ou « voilà » en tête de réplique le mettent en valeur. Dans Intermezzo, la préposition « voici » déclenche une méprise comique : « L’Inspecteur : Affaire urgente, Messieurs, voici la lettre que, par courrier spécial, m’expédie le gouvernement. Lisez, Monsieur le Maire. […]. L’Inspecteur : Pardon, j’ai confondu. Voici la vraie lettre. J’exige votre sérieux, Messieurs. » (Int., II, 2, p. 310-311). D’un « voici » à l’autre, la crédibilité de l’Inspecteur a quelque peu souffert. C’est par la même manière de présenter un objet que la femme d’Auguste déchaîne la colère d’Ondine : « Eugénie revient avec son plat. Eugénie : Voici votre truite au bleu, seigneur. […]. Ondine : Sa truite au bleu ! Le Chevalier : Elle est magnifique ! Ondine : Tu as osé faire une truite au bleu, mère !… Eugénie : Tais-toi. En tout cas, elle est cuite… » (Ond., I, 3, p. 769). Une innocente préposition serait-elle associée chez Giraudoux à des situations de crise, fussent-elles traitées, comme nous l’avons vu, sur le mode comique ? Nous serions tentée de le croire puisque c’est dans Electre qu’une autre occurrence du « voici » introduit un objet qui scelle la destinée de tous les personnages, alors même que l’objet, signe de l’alliance entre Electre et la famille des Théocathoclès, est censé écarter la menace du destin par le mariage d’Electre avec le Jardinier : « Egisthe : Je l’ordonne. Et voici les anneaux. Prends ta femme. » (El., I, 4, p. 622). Exception rassurante, le « voici » du Droguiste lié à une injonction adressée à M. Adrien et au Père Tellier insère dans le tissu du « chœur provincial » qui doit ramener Isabelle à la vie, un jeu de cartes : « Voici des cartes. Dès que je vous l’ordonnerai, jouez la manille. La manilleparlée ». (Int., III, 6, p. 351). Cette fois, la préposition introduit un objet qui va contribuer à dénouer une crise, contrairement à ceux que nous avons rencontrés jusque là. Giraudoux utilise peu le présentatif « c’est » qui tend davantage à préciser la nature d’un objet : « Outourou : […]. Que vois-je ? C’est mon chien ? Mrs. Banks : C’est votre chien, Outourou, prenez-le. » (SVC, 8, p. 581). 137 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Le « chien rayé » du notable tahitien, tué par un soldat et empaillé par les soins de Mr. Banks, n’est plus qu’un objet inanimé que son maître a de la peine à reconnaître. Dans L’Apollon de Bellac, lorsqu’ Agnès refuse de s’exercer à dire tout de suite aux hommes qu’ils sont beaux, le Monsieur de Bellac lui impose le premier objet qui se trouve là comme moyen de s’entraîner : « Très bien, commencez par ce buste ! Agnès : C’est le bustede qui ? Le Monsieur de Bellac : Peu importe. C’est un buste d’homme. Il est tout oreilles. » (Ap., 2, p. 924). La jeune fille a vainement essayé de gagner du temps en posant une question sur l’identité du personnage représenté : pour son mentor, l’essentiel est que ce soit une figure masculine, sorte de mannequin sur lequel s’exercer. Parfois, Giraudoux associe dans une ou deux répliques consécutives le lexème d’objet comportant un démonstratif et le présentatif « c’est », l’objet devient alors l’enjeu du dialogue. Ainsi dans Cantique des cantiques à propos des bijoux offerts à Florence : « Le Président : Prenez cetteagrafe. C’est un diamant ». (C, 6, p. 746). Après le démonstratif d’ostention, le présentatif permet de préciser la nature de l’objet. A cela fait écho, un peu plus loin, une réplique du fiancé : « Jérôme : Florence, c’est aujourd'hui ta fête. J’ai filé jusqu’à Saint-Cloud. J’ai trouvé cette bague. Florence : Une bague ? Jérôme : C’est un zirkon. » (C, 7, p. 752). Le parallélisme met en évidence autant la rivalité entre deux hommes que les bijoux euxmêmes et ce qu’ils connotent quant à la richesse et au goût des deux personnages, le « zirkon » étant faux. En outre, nous avons déjà constaté, dans l’étude morpho-syntaxique du lexème d’objet, que Giraudoux emploie rarement l’adjectif démonstratif dans le seul but de montrer ou de désigner un objet. Nous en voulons pour preuve une réplique du Contrôleur d’Intermezzo vers la fin de la pièce et dans laquelle la reprise du démonstratif accompagne des gestes empreints d’une volonté affirmée et qui aboutissent à la clôture de l’espace scénique par le personnage qui prétend s’en rendre maître : « Le Contrôleur : Je verrouille cette porte. Je ferme cette fenêtre. Je baisse ce tablier de cheminée. » (Int., III, 3, p. 345). Une telle insistance et un tel volontarisme, par leur excès même, ne préparent-ils pas au démenti infligé au jeune homme peu après par le Spectre ? Quelques répliques introduisent un nouvel élément de décor ou un détail vestimentaire par le biais d’une injonction : « Attends là, sous la voûte. », dit Electre à son frère à l’issue de la confrontation avec Clytemnestre (El., II, 4, p. 653). L’architecture du palais des Atrides est complétée en situation. Il en va de même pour le costume d’Aurélie, la Folle de Chaillot, grâce à l'intervention du Chasseur : « Prenez une de ces écharpes. Personne ne les réclame. » (FC, I, p. 965). Nous n’insisterons pas davantage sur ce genre de formulations qui permettent de glisser, de la façon la moins artificielle possible, une information qui, souvent, est en relation avec l’action : il s’agit, pour Oreste d’être là, prêt pour la vengeance, ou de combler le vide laissé par la disparition du « boa » d’Aurélie. 5) Didascalies et répliques : un jeu sur les temps. 138 Première partie. Les objets : le mot ou la chose ? Nous voudrions en revanche nous attarder sur un mode d’écriture didascalique proche de l’écriture romanesque, tout à fait inattendu au théâtre : l’information, concernant un déplacement, un geste, ou, plus largement le jeu, au lieu d’être formulée au présent, l’est à un temps du passé, le passé composé la plupart du temps, dans une phrase narrative. Giraudoux évoque ainsi une action qui s’est inscrite dans la durée : « Solander qui a monté le lit de camp pendant la scène précédente : Votre lit est prêt, Mr. Banks. » (SVC, sc. 7, p. 578). L’énoncé du processus et son résultat sont rapprochés, alors qu’ils sont forcément dissociés à la représentation, et cela induit un jeu sur le statut temporel de l’objet que nous étudierons dans notre seconde partie. Quelquefois, l’énoncé rétrospectif permet au dialogue de se dérouler sans à coups pour le lecteur, la question ne se posant pas à la représentation où la simultanéité du geste et de la parole ne soulève bien sûr aucun problème, mais Giraudoux en tire toujours un effet. Nous en donnerons quelques exemples. Lorsque la Folle de Chaillot entreprend de redonner à Pierre le noyé du pont de l’Alma, le goût de vivre, en lui démontrant le prix inestimable de la vie, un bref intermède humoristique précède ses grandes tirades : « Un sergent de ville, qui passe, au sergent de ville qui s’est assis et auquel le garçon a servi un bock : Je fais ta relève. Ne te dérange pas. » (FC, I, p. 977). La didascalie prouve que le sergent de ville s'est désintéressé du dialogue depuis que la Folle l’a rabroué huit répliques plus haut et sa réponse au collègue s’en trouve désamorcée. L’emploi du passé est plus étonnant dans une scène de Cantique des cantiques où une réplique à l’impératif est immédiatement suivie d’une didascalie au passé composé : « Florence : Enlevons notre armure. Elle a assemblé dans le petit sac tous les bijoux. » (C, sc. 6, p. 750). Logiquement, ce devrait être le présent du geste qui réponde à l’injonction que s’adresse le personnage, alors qu’on a l’impression que le geste a été accompli aussi rapidement que l’idée en a été formulée, comme si Florence renonçait instantanément au projet énoncé précédemment de se protéger de Jérôme comme du Président en gardant tous les bijoux : inconséquence, revirement, force de l’amour qui lui fait inconsciemment abandonner ce qu’elle appelle, par une métaphore guerrière, son « armure » ? La suite du dialogue ne nous permet pas de privilégier une hypothèse. Le jeu sur les temps entre didascalie et réplique s’avère parfois être un jeu sur le temps. Ainsi, dans Judith, les verbes des didascalies gestuelles sont au passé, le premier au plusque-parfait, le second au passé composé, tandis que tous les verbes qui désignent les déplacements successifs de Jean, à savoir « disparaître », « revenir », « se précipiter », sont au présent : « Jean, qui avait tiré son épée, disparaît vers la chambre d’Holopherne. […]. Jean revient aussitôt transfiguré. Il se jette aux pieds de Judith. […]. Il se précipite à nouveau vers la chambre, Suzanne s’est jetée aux genoux de Judith. » (Jud., III, 2 et 3, p. 258-259). Ceci nous paraît contribuer à suggérer le mouvement, c'est-à-dire un élément de nature spatiale, par un élément de nature temporelle : en somme l'inverse de ce qui se passe sur un plateau où l’espace peut exprimer le temps. A l’inverse, l’emploi du passé peut donner l’impression d'un ralenti s’il intervient après des didascalies au présent : dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, aux retrouvailles d’Hector et d’Andromaque exprimées par des exclamatives puis par le jeu « (Ils s’étreignent) », succède comme un alanguissement par le 139 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux rythme ternaire descendant (7/ 7/ 6) et les pauses marquées par la ponctuation suggérant la lenteur du rythme que l’on peut lire comme l’équivalent littéraire d’un jeu empreint de gravité et de tendresse, Cassandre venant d’annoncer qu’Andromaque attend un enfant : « Il l’a prise dans ses bras, l’a amenée au banc de pierre, s’est assis près d’elle. Court silence. » (GT, I, 3, p. 486). Ces exemples tendent à prouver que Giraudoux, dans ces didascalies narratives, ne cède pas seulement à une habitude de romancier mais qu’il a le souci de rendre perceptible au lecteur, par un artifice d’écriture, ce qui est une donnée immédiate pour un spectateur : l’enchaînement des répliques et du jeu ou leur simultanéité, peut-être encore davantage ce qui relève vraiment de la mise en scène, le rythme des actes et des paroles. De cette pratique d’écriture, nous n’avons pas trouvé d’exemple chez ses contemporains. L’écriture didascalique induit des choix dramaturgiques : la pauvreté ou la sobriété des didascalies externes signifient-elles une rupture avec la représentation mimétique ? Nous avons vu qu’en matière d’espace temps, elles pouvaient renvoyer à des modèles aussi différents que le théâtre classique français ou le théâtre élisabéthain. Il nous faudra donc affiner ces remarques par l’analyse du rôle des objets dans l’élaboration du cadre spatiotemporel de l’action. Il nous semble important de souligner par ailleurs que les objets nommés dans les répliques fonctionnent rarement comme éléments de didascalies internes : ils participent souvent aux modalités évaluatives dans lesquelles se révèle la subjectivité des personnages ; en outre, la plupart des objets nommés sont extra scéniques, ce qui pose de nouveau, mais autrement, la question de la représentation mimétique, celle d’un univers hors scène cette fois. A l’issue de cette première partie, nous nous apercevons que la définition du mot « objet », confortée dans son opposition au sujet par l’emploi que Giraudoux fait du terme « objet » est en fait mise à mal parce qu’il brouille les frontières de l’animé et du non animé dans le déroulement de l’action et dans le dialogue, le plus souvent dans la perspective d’une réflexion sur l’homme et sur le monde qui va à contre courant de la plupart des mouvements artistiques de son époque en affirmant une inquiétude humaniste à laquelle l’histoire a donné raison. La préciosité qu’on a si légèrement accolée à son nom est tout le contraire de l’attitude précieuse, même si l’on constate le goût du mot rare, qui n’est pas si fréquent au demeurant : nul mépris, chez lui, de la réalité matérielle qui, au contraire, lui fournit plus d’une fois la matière de son style comme le prouvent ces nombreux objets supports de figures dont nous devons concéder, au sein d’une réelle virtuosité au service de l’intelligence du texte et des plaisirs de l’esprit, l’aspect non clinquant, mais éblouissant. Enfin, et en dépit de ses dénégations, son œuvre témoigne d’une grande attention portée à l’écriture dramatique. Sa dette est patente à l’égard du théâtre classique français, 360 dit-on, certes, mais aussi du théâtre élisabéthain, et, plus largement, du théâtre baroque , ce qui ne l’empêche pas d’inventer de nouveaux rapports entre le dialogue et les didascalies, particulièrement remarquables dans les préludes et les postludes qui fonctionnent comme des ouvertures d’opéras ou assurent de façon très visuelle et moderne la clôture de ses pièces. 360 Giraudoux mentionne le théâtre du Siècle d’or espagnol dans Littérature (op. cit., p. 212), et l’on sait que Jouvet a monté L’Illusion comique de Corneille. 140 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? Le terme « dramaturgie » désigne, selon M. Corvin, un « concept flou, de contours et de portée variables » : ayant rappelé la définition du Littré, « l’art de la composition des pièces de théâtre », il évoque Lessing, qui, dans sa Dramaturgie de Hambourg considère que l’objet de la dramaturgie est le spectacle autant que le texte, et le sens qui s’est imposé à la fin 361 du dix-neuvième siècle, de mise en scène . Pour P. Pavis, « Examiner l’articulation du monde et de la scène, c’est-à-dire de 362 l’idéologie et de l’esthétique, telle est en somme la tâche principale de la dramaturgie. » . Ceci devrait nous dissuader d’employer le mot « dramaturgie » pour le texte de théâtre, mais P. Pavis lui-même suggère pour l’analyse dramaturgique de pratiquer un « travail sur la constitution du sens du texte ou de la mise en scène » et de répondre aux questions 363 sur la temporalité, l’espace, les types de personnages . R. Monod, quant à lui, justifie la possibilité d’entreprendre l’étude dramaturgique d’un texte par les exemples qu’il analyse et par une réflexion théorique que nous reprendrons à notre compte : « J’ai énoncé plusieurs fois l’idée qu’un texte de théâtre dessine une dramaturgie. Il la propose, il ne la réalise pas, puisque la dramaturgie ne se réalise que dans le 364 rapport scène/ salle. », écrit-il encore . En revanche, nous écarterons ce qu’il appelle les problèmes « d’action sur l’intelligence et 365 la sensibilité du public » qui nous paraissent relever d’une poétique, mais les questions retenues par Pavis sur le « lien de l’œuvre avec l’époque de sa création, l’époque qu’elle 366 représente et notre actualité » , autrement dit sur des historicités différentes trouveront 367 leur place dans les analyses sur le statut temporel des objets . Comment situer le théâtre de Giraudoux entre les « deux pôles extrêmes de la dramaturgie, qui n’existent à l’état pur ni l’un ni l’autre, mais entre lesquels toute représentation opère des choix : – une dramaturgie de l’illusion, qui consiste à nous faire 368 oublier que nous sommes au théâtre […] ; – une dramaturgie de l’allusion » , par laquelle au contraire tout nous le rappelle ? Quelle est sa place entre une dramaturgie de type aristotélicien et une dramaturgie de type brechtien ? Nous montrerons que l’analyse du 361 M. Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1995, t. 1, p. 285-286. 362 363 364 365 366 367 P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, A. Colin, 2004, p. 106-107. P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, op. cit., p. 108. R. Monod, Les Textes de théâtre, op. cit., p. 139. Ibid., p. 48. P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, op. cit., p. 108. ème Notre 3 partie abordera la dimension idéologique de ces historicités. 368 R. Monod, Les Textes de théâtre, op. cit., p. 113. 141 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux fonctionnement dramaturgique des objets peut apporter une contribution importante à cette réflexion. Notre premier chapitre sera consacré aux objets qui renvoient au cadre spatio-temporel de l’action, un second chapitre abordera la fonction dramatique des objets et le troisième replacera les rapports entre les personnages et les objets dans le cadre plus général de 369 la « crise du personnage dans le théâtre moderne » pour mieux cerner la singularité du théâtre de Giraudoux. Chapitre 1. Les objets et le cadre spatio-temporel de l’action. En préambule à ce chapitre, nous établirons la nécessaire distinction entre « objets scéniques » et « objets extra scéniques », en nous appuyant sur les ouvrages d’A. Ubersfeld, 370 de R. Monod et de J.-P. Ryngaert , puis nous rappellerons les idées de Giraudoux sur le décor au théâtre. Nous nous intéresserons ensuite au statut spatial des objets avant de poser la question de la couleur locale et des anachronismes, enfin nous étudierons leur statut temporel. A) Préambule. « Palliant les ellipses du texte théâtral, l’objet peut […] représenter un moyen commode 371 pour situer synecdochiquement le cadre de l’action », écrit M. Vuillermoz qui souligneque cessignes sont souvent destinés à la fois aux spectateurs et aux personnages. Comment situer le théâtre de Giraudoux, entre déploiement d’objets et distribution parcimonieuse ? 1) Objets scéniques et objets hors scène. Il est indispensable, au préalable, de différencier, dans le texte, le « en scène », c’est-àdire « le[s] lieu[x] où se passe, très matériellement, chacune d[es] scène[s] », selon J.-P. Ryngaert et le hors-scène, « espace qui intervient dans la fable pour des scènes qui n’ont 372 pas lieu, mais qui sont évoquées ou racontées par les personnages. » . Aussi étudieronsnous les objets constitutifs de l’espace intra fictionnel, « scéniques » ou « non-scéniques », 373 selon la terminologie d’A. Ubersfeld . Les premiers relèvent des choix de mise en scène, 369 Nous empruntons cette expression à l’ouvrage de R. Abirached, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, B. Grasset, 1978, pour la première édition, Gallimard, collection « Tel », 1994. 370 A. Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, Editions sociales, « Classiques du peuple », 1978, R. Monod, Les Textes de théâtre, op. cit. ; J.-P. Ryngaert Introduction à l’analyse du théâtre, Paris, Bordas, 1991. 371 M. Vuillermoz, Le Système des objets dans le théâtre français des années 1625-1650, op. cit., p. 79. Il citecomme exemples « les tableaux et l’ameublement somptueux […] qui [dans L’Heureux Naufrage] signalent un intérieur princier ». De même, « Pour camper le décor de la galerie du Palais dans la pièce éponyme, Corneille a recours à de nombreux objets particularisants : les articles et le matériel des marchands. » (op. cit., p. 80). 372 373 142 J.-P. Ryngaert Introduction à l’analyse du théâtre, op. cit., p. 76. A. Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., p.195. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? 374 à savoir, éléments de décor , costumes, accessoires de jeu, les seconds suggèrent, selon J.-P. Ryngaert, « […] un espace qui n’est pas, en principe, destiné à la représentation, mais qui intervient dans la fable ». De plus, poursuit-il, « ces espaces absents mais littéralement présents dans la coulisse existent hors texte comme ils existent hors scène et parfois ils pèsent assez fort sur le texte ou sur la scène pour qu’on s’y arrête. » (ibid.). R. Monod, quant à lui, ajoute un troisième terme, le « off », pour désigner ces espaces « dans la coulisse », réservant au hors-scène « tous les éléments de la fable qui sont seulement l’objet d’informations, qui ne sont pas représentés ». Dès lors « sont "off" les actions qui se déroulent dramatiquement dans le temps du fragment, mais non dans son espace : actions perçues par les personnages en scène (auditivement et/ou visuellement) comme se passant là, tout près, mais hors de la vue du spectateur. Alors que le "horsscène" tend parfois vers l’épique, le "off" réalise au profit (ou aux dépens) du spectateur une extension de l’effet dramatique. Derrière cette porte, il n’y a plus la coulisse, mais une autre salle où se joue, en ce moment, le cours des événements… […]. Beaumarchais use 375 et abuse du "off". » . Cette distinction nous semble importante et féconde pour le théâtre de Giraudoux, aussi la retiendrons-nous pour rendre compte des nombreux objets qui ne sont pas dans le « en scène ». Issacharrof, lui, distingue ce qu’il appelle le « visible » et le « non visible », termes auxquels il substitue en cours d’analyse ceux de « mimétique » et de « diégétique ». « Qu’est-ce que le visible au théâtre ? ce qu’on voit sur scène, évidemment. Mais on, c’est 376 qui ? […]. Le visible signifie […] du point de vue du public et non des personnages. » , ainsi la dague que Macbeth voit devant lui n’a pas d’existence concrète pour les spectateurs. Ce qu’Issacharoff dit du « non visible », à partir d’exemples pris à Racine, la mort d’Hipppolyte ou les portes de Trézène, nous semble plus intéressant : « le non-visible doit se situer soit dans le passé (dans l’avenir s’il s’agit d’un élément à visualiser ultérieurement), soit dans la coulisse, bref en dehors du microcosme scénique », si bien qu’une « séparation (spatio377 temporelle) s’impose entre le visible scénique et le non-visible extra-scénique. » . Cette remarque justifie l’analyse du statut spatio-temporel des objets que nous entreprenons ici : si le « visible » est de l’ordre du présent (de l’énonciation) et de la présence, le « nonvisible » impose l’étude du rapport au passé et à l’avenir, c’est-à-dire des relations que les objets entretiennent avec l’histoire ou/ et la fable. Ce qu’Issacharoff appelle également le « perceptible » est l’espace mimétique, tandis que le non perceptible est l’espace diégétique, 378 espace qui nécessite la médiation verbale du dialogue . Cependant, il existe un « cas intermédiaire […] celui où un personnage sur scène parle du perceptible, se référant donc 379 expressément au décor, au mobilier, aux accessoires. » comme dans Huis clos ou dans 374 Il faut encore citer A. Ubersfeld à ce propos : « l’objet-décor peut être référentiel ; iconique et indiciel, il renvoie à l’histoire, à la peinture (au "pittoresque", au "réel") […] le mise en scène romantique a pour but l’"exactitude historique" […], l’objet naturaliste dénote un cadre de "vie quotidienne" ». (A. Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., p. 197). Nous renonçons à l’emploi des termes icône et indice qui nous paraissent peu opérationnels pour le texte de théâtre. 375 376 377 378 R. Monod, Les Textes de théâtre, op. cit., p. 142. M. Issacharoff, Le Spectacle du discours, Paris, Librairie José Corti, 1985, p. 19. Ibid. L’espace diégétique ne nécessite pas obligatoirement la médiation du dialogue : pensons aux bruitages, aux cris, etc. L’introduction du troisième terme proposé par R. Monod, le « off », s’impose donc. 379 M. Issacharoff, Le Spectacle du discours, op. cit., p. 69. 143 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Siegfried, où Geneviève et Robineau jugent les objets, à l’acte III d’Intermezzo, où le Contrôleur décrit le mobilier de la chambre d’Isabelle. L’étude du statut spatial des objets passe donc nécessairement par une analyse détaillée des rapports entre les objets et l’espace scénique d’une part, entre les objets extrascéniques et les lieux hors scène d’autre part : ceci justifiera les deux volets de notre exposé pour chaque pièce. Si la présentation pièce par pièce a l’avantage de conserver la cohérence textuelle, il est indispensable de regrouper certaines œuvres, non point seulement parce qu’elles empruntent leur matériau à de grands modèles littéraires et à des domaines que nous continuerons d’appeler, pour simplifier, « biblique », « antique » et « moderne », mais parce que certaines constantes se dégagent des pièces appartenant au même domaine d’inspiration. Par ailleurs, nous distinguerons différentes sortes d’espaces, en fonction de leur plus ou moins grande proximité par rapport à l’espace scénique : l’espace contigu (une autre 380 pièce de la maison, par exemple), l’espace élargi (la ville), l’espace plus lointain (le pays) . Nous aurons en outre à régler le sort d’objets extra fictionnels qui suggèrent un espace non humain, surnaturel ou mythique. Certains objets peuvent bien entendu transiter d’un espace à un autre, mais cela concerne moins leur statut spatial que leur fonction dramatique. Il nous semble par ailleurs nécessaire de différencier les types d’espaces que les objets contribuent à constituer ou à désigner : il est important aussi de distinguer « intérieur » 381 et « extérieur » et l’on sait, depuis que R. Barthes, étudiant le théâtre de Racine , a mis l’accent sur « l’espace clos » et sur « l’espace ouvert », combien l’action et le sort des personnages en dépendent. Nous ajouterons, lorsqu’elle se révélera pertinente, l’opposition entre espace public et espace privé, qui, chez Giraudoux, complexifie souvent 382 les distinctions précédemment évoquées . 2) Les idées de Giraudoux sur le décor. Il nous paraît nécessaire d’évoquer la conception giralducienne du décor. Bien que nous ayons pris le parti du texte et non celui de la représentation théâtrale, nous ne saurions passer sous silence les idées de l’auteur lui-même sur le décor de théâtre : elles nous semblent de nature à éclairer la valeur indicielle des objets par rapport au cadre de l’action. Giraudoux pose clairement la question de la représentation mimétique de la réalité : en cela, il s’inscrit dans la réflexion menée depuis les années 1880, tant par des auteurs dramatiques 383 que par les metteurs en scène . C’est précisément dans un propos centré sur « Lemetteur 380 381 382 Voir Annexe 4. Statut spatial des objets. R. Barthes, Sur Racine, Paris, Editions du Seuil, 1963. Pour accompagner cette étude, nous proposons en annexe pour chaque pièce un tableau dans lequel l’espace scénique est confronté à la multiplicité des espaces hors scène. 383 Il faut rappeler ici que les choix esthétiques des metteurs en scène du Cartel qui vont vers une sobriété du décor ne sont pas indépendants des contraintes économiques de l’après Première Guerre mondiale, les décors représentant une charge financière très lourde pour les théâtres, même si plane l’ombre de Copeau et sa théorie du « tréteau nu ». Celui-ci écrit en effet « qu’à l’heure actuelle, dans l’Europe entière, tous les artistes du théâtre se rencontrent sur un point : condamnation du décor réaliste qui tend à donner l’illusion des choses mêmes, exaltation d’un décor schématique ou synthétique qui vise à les suggérer. » (J. Copeau, « Un essai de rénovation dramatique », NRF, septembre 1913, reproduit dans Du théâtre d’art à l’art du théâtre. Anthologie des tetxes fondateurs réunis et présentés par J.-F. Dusigne, Paris, Editions théâtrales, 1997, p. 45). 144 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? en scène » et repris dans Littérature, qu’il aborde le problème du décor. Parlant du public français, il écrit : « Sur la scène, le décor vrai lui paraît faux, et à juste titre, puisqu’il n’est qu’une 384 imitation. » . Nous retrouvons ici le rejet de la conception naturaliste d’un décor illusionniste, parce qu’il n’est qu’un simulacre. C’est justement cette exactitude, cette présence de vrais objets d’un décor réclamés par Antoine qui, si l’on en croit l’acteur Renoir de L’Impromptu de Paris, déçoit : « A huit ans on a mené monpère au Gymnase. Il y avait sur la scène un vrai piano. Il a hurlé de déception et on a dû le sortir du théâtre. » (IP., 1, p. 692). L’on peut supposer que l’enfant espérait un décor de rêve ou de féerie, or, au nom de la même exigence de vérité, Giraudoux récuse aussi « le décorvolontairement 385 et grandiosement irréel. » . Cetteexpression pourrait nous faire penser au théâtre symbolistedont les décors témoignent souvent de la primauté accordée aulangage 386 picturalqui suggère au lieu de représenter, selon l’esthétique mallarméenne . Dans le contexte polémique de la conférence sur le metteur en scène, il semble bien qu’il fasse davantage allusion, par les termes de « décor […] irréel », aux batailles livrées en Allemagne et en Russie pour la découverte du « décor imaginaire »(Littérature, p. 222), ce qui concerne alors Piscator et Meyerhold, pour ne citer que les plus grands novateurs en la matière. Giraudoux récuse également dans ces choix scénographiques la « prépondérance 387 du visuel, du spectaculaire », comme le noteB. Dawson . Ces deux solutions sont donc également à bannir selon Giraudoux qui s’appuie sur l’argument de la nécessaire cohérence entre le texte et le décor, pour prôner une troisième solution, « le décor de convention. » Pour clarifier sa pensée, il donne deux exemples de décors conventionnels qui ont fait la preuve de leur efficacité dramatique : « Il s’est agi de trouver pour l’époque des avions et des meubles Ruhlmann l’équivalent de ce qu’avait été pendant deux cents ans, de Voltaire à Emile Augier, la perfection de ce salon Louis XV à pans coupés et à trois portes, et de la forêt avec ses deux arbres de premier plan, celui de droite incliné, celui de gauche avec fourche et nid de pie. » (op. cit., p. 222). Cette affirmation, outre qu’elle témoigne de l’intérêt de Giraudoux pour la modernité, comporte deux objets qui proposent de nouvelles formes et s’inscrivent dans de nouvelles conceptions de l’espace : « l’avion », un des premiers objets de la modernité à être entré 384 J. Giraudoux, « Le metteur en scène », conférence prononcée le 4 mars 1931, reprise dans Littérature, Paris, B. Grasset, 1941, Gallimard, collection « Idées », 1967, p. 221. 385 386 J. Giraudoux, Littérature, op. cit., p. 241. R. Abirached souligne que les choix du théâtre symboliste empêchent « le surgissement d’une autre dramaturgie » : selon lui, « si le théâtre mental malmène la mimésis, c’est beaucoup moins parce qu’il la subvertit que parce qu’il l’imite elle-même, en confiant à l’imagination du spectateur le soin d’accomplir le verbe en figures construites dans l’espace du rêve, ce qui revient à lui donner les prérogatives de l’acteur, sans les pouvoirs qui y sont attachés. » (R. Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, op. cit., p. 184). 387 B. Dawson, « Théorie du langage dramatique et problèmes de mise en scène », CJG n° 10, p. 22. 145 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux 388 en poésie grâce aux futuristes et à Apollinaire , le mobilier, une constante des références giralduciennes, avec la mention d’un des principaux concepteurs du mobilier Art déco, Ruhlmann. 389 Giraudoux n’opte pas pour la solution radicale prônée par Jarry dans une conférence et dans une lettre à Lugné-Poe : « Adoption d’un seul décor, ou mieux, d’un fond uni […]. Un personnage viendrait, comme dans les guignols, accrocher une pancarte signifiant le lieu de la scène. (Notez que je suis certain de la supériorité "suggestive" de la pancarte 390 sur le décor). » . Le « décor de convention » giralducien ne met pas en cause l’illusionnisme théâtral, contrairement à l’option extrémiste de Jarry selon laquelle le rejet du naturalisme pour le 391 décor et la revendication de l’irréalisme vont de pair avec l’affirmation de la théâtralité , ce que nous retrouvons chez Brecht avec l’usage des pancartes et des rideaux qui délimitent des aires de jeu dans l’espace scénique. Par une toute autre voie, Claudel dénonce la mimésis par ses didascalies qui nous rappellent que le lieu n’est que l’espace du théâtre. Ainsi, dans Le Soulier de satin, présentant avec humour ce qu’il appelle « quelques indications scéniques », écarte-t-il tout illusionnisme : « Dans le fond la toile la plus négligemment barbouillée, ou aucune, suffit. » (S., p. 11). Claudel reprend à Jarry l’idée que le décor doir être perçu comme théâtre, et à plusieurs reprises les didascalies mettent 392 l’accent sur cet aspect essentiel de la dramaturgie . Giraudoux, rejetant le modèle brechtien pour des raisons autant idéologiques qu’esthétiques, les deux étant inséparables, ne suit pas davantage Claudel qu’il admire. Or dans la nuit complète ses réflexions : « le décor, c’est une atmosphère, unecouleur poétique donnée à toute la pièce. » (op. cit ., p. 183). Cette nécessaire invention que Giraudoux réclame pour la scène est-elle totalement étrangère au traitement spatial des objets dans le texte théâtral ? La question semble invalidée par l’auteur lui-même lorsqu’il dit ne jamais penser au décor quand il écrit. Cependant, le statut spatial des objets semble bien induire les choix de Giraudoux en matière de représentation. Celle-ci est-elle mimétique ? Esquisse-t-il ce « décor 388 Pensons aux « hangars de port-aviation » dans « Zone » (Apollinaire, Alcools, dans Œuvres poétiques, Paris, Editions Gallimard, NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 39-44). 389 A. Jarry, « De l’inutilité du théâtre au théâtre », Théâtre complet, Paris, Gallimard, NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 405 et suivantes. 390 A. Jarry, Lettre à Lugné-Poe, 8 janvier 1896, citée dansA. Jarry, Théâtre complet, op. cit., p. 1043. 391 ème La question de la théâtralité sera abordée dans notre 3 partie, dans le chap. 2, Un théâtre ludique. 392 M. Lioure a consacré à cette dramaturgie un article intitulé « Le théâtre à l’état naissant », RHLF, novembre-décembre 1977, p. 916-931. Le sens du théâtre et le refus de l’illusionnisme inspirent à Claudel une solution dramaturgique intéressante, l’emploi d’un objet comme signe d’un autre : « Un vieux bateau élabré et rapiécé […]. Si c’est trop compliqué à représenter, une simple bouteille ème dans la main de Diego Rodriguez contenant un bateau à voiles fera l’affaire. » (S., 4 journée, 7, p. 345). L’on ne saurait mieux ruiner toute prétention mimétique. Et le « théâtre d’objet » est déjà présent dans cette proposition. Nous savons que Claudel, qui avait souhaité rencontrer Piscator, va jusqu’à suggérer dans les didascalies l’emploi d’un écran et d’une projection cinématographique ème ème lorsqu’apparaît « l’Ombre double » (S., 2 journée, 13, p. 167), puis « une palme » (S., 2 journée, 14, p. 169) ainsi que pour « l’image bleuâtre » du Globe terrestre et pour la terre qui « se rétrécit et devient pas plus grosse qu’une tête d’épingle » avant que ème l’écran ne soit « rempli par le ciel fourmillant » (S., 3 journée, fin 8, p. 238). 146 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? deconvention » dont il rêve pour le théâtre moderne ? Le hors-scène fonctionne-t-il avec les mêmes partis pris esthétiques que le en scène ? B) Statut spatial des objets. Nous considérerons dans un premier temps les pièces « bibliques », dans un second temps, nous examinerons les œuvres réunies sous l’appellation de pièces « antiques ». Avant de prendre en compte les pièces « modernes », nous nous arrêterons sur Ondine et Supplément au voyage de Cook, autres palimpsestes. 1) Les pièces « bibliques ». a) Judith. Le « salon d’entrée » chez Judith, espace clos, est sans cesse assiégé de l’extérieur et défendu par Joseph : une « fenêtre s’ouvre […]. Un homme paraît, à cheval sur la croisée. » (Jud., I, 1, p. 200) ; il est aussi un lieu de passage : de multiples portes créent un lien avec l’espace contigu, celui de la rue par « la porte principale »(Jud., I, 1, p. 202), celui de la demeure par « une porte de côté » (ibid.). Seule « une table » vient meubler l’espace scénique. Une réplique de Joseph qui enjoint aux domestiques de chercher partout : « Dans l’escalier ! Dans les placards ! Dans la cheminée ! » (Jud., I, 1, p. 199) ne nous permet pas pour autant de savoir si ces éléments font partie du décor ou d’un espace contigu. En revanche, scénique ou non, le lieu est tout sauf ce que les prêtres veulent en faire : lorsque le grand rabbin y voit un endroit déjà sacré, Joseph rétorque : « Sacré ? Pourquoi sacré ? J’espère bien que ce lieu ne sera jamais sacré ! C’est le salon où mon père a eu sa première attaque, où Judith rassemblait ses poupées et a perdu sa première dent, où sa mère a eu le premier malaise de sa grossesse… On y mange, on y pleure, on y crache. […]. Sa sainteté est d’être un lieu humain, et non sacré… » (Jud., I, 2, p. 204). Ce lieu correspond parfaitement à l’univers profane, « milieu où se déploie la vie dans 393 sa dimension quotidienne et banale », comme l’écrit P. Alexandre-Bergues . La reprise exaspérée de l’adjectif « sacré » est contrebalancée par une longue phrase au rytme ternaire qui rassemble tout le passé familial, très humain, et une seconde, brève, construite sur un système ternaire de verbes exprimant des actions corporelles, ce qui accentue le refus du sublime, et donc du sacré, tout ceci amenant le paradoxe final qui proclame la haute valeur de ce qui est strictement humain, thème déjà abordé dans Amphitryon 38, mais dont l’expression est ici volontairement provocatrice. Or ce lieu si humain est assailli par un prophète, puis par les prêtres qui veulent lui imposer, comme à Judith, un rôle. La tente d’Holopherne sous laquelle se déroulent les deux autres actes (Jud., II, p. 228, II, 3, p. 254) est également un lieu profane, revendiqué comme tel par le personnage qui l’a dressée juste en face de la ville du Dieu juif, dans une oasis (Jud., II, 4, p. 244). Les éléments du décor sont aussi peu exotiques que possible et ne sont mentionnés que dans leur rapport à l’action et aux actes des personnages : du « siège » qui sert de trône (Jud., II, 1, p. 231), de la « portière » (Jud., II, 8, p. 254, III, 1, p. 254), des « rideaux » (Jud., III, 2, p. 257, III, 4, p. 261), nous ne connaissons pas la localisation scénique précise et leur valeur indicielle est mince. La seule exception concerne le « rideau du fond » qui peut rappeler le 393 P. Alexandre-Bergues, « L’ange, l’ondine et le spectre », CJG n° 29, p. 96. 147 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux 394 dispositif du théâtre élisabéthain utilisé dans Hamlet pour le meurtre de Polonius et qui permet un effet théâtral (Jud., II, 2, p. 240). Au troisième acte, un objet scénique, ce « banc » sur lequel « un garde ivre mort est étendu » (Jud., III, 1, p. 254) est placé là comme une barrière entre « l’alcôve », lieu de l’intimité désigné par un terme anachronique, et le reste de la tente, mais il n’empêche pas Jean de passer et son horizontalité redouble celle du corps du garde endormi : au sommeil du garde correspond la facilité avec laquelle l’espace privé de la tente est investi par les Juifs. Entre Holopherne et la ville, une « armée de cadavres » assiège les vivants. (Jud., I, 2, p. 203) tandis que la ville de Béthulie n’existe guère que selon le topos de la ville assiégée, comme en témoigne ce rapide échange de répliques : « Judith : Par quelle porte dois-je sortir ? Jean : Par la poterne d’en face. » (Jud., I, 6, p. 218). Tout à l’opposé de Bernstein, Giraudoux propose donc comme lieu scénique un espace dépouillé qui fait penser aux tragédies bibliques de Racine, en particulier à Esther dont l’héroïne, comme Judith, a pour mission de sauver son peuple et à laquelle il ne manque 395 pas de faire allusion par l’intermédiaire de Sarah . On remarquera par ailleurs que les espaces privés, la demeure de Joseph et de sa nièce, comme la tente d’Holopherne, deviennent des espaces publics par le jeu des portes et de la « portière ». L’intimité ne peut y être qu’éphémère parce qu’ils sont investis par la violence des intrusions physiques et de la parole des prêtres et du garde ange, autrement dit par le sacré auxquels certains personnages essaient vainement d’échapper. b) Sodome et Gomorrhe. Objets scéniques ou objets hors scène ? Aucune didascalie ne précise pour cette pièce les lieux de l’action. Les objets nommés sont eux-mêmes difficilement localisables. Quelques uns supposent un intérieur, comme le « miroir » de Lia (Sod., I, 1, p. 860, 863), mais ce « vase »dans lequel sont « des plumes que [Lia a] arrachées aux anges. » (Sod., I,1, p. 861) peut être aussi bien à l’extérieur sur une terrasse. La maison, « les meubles », « le lit où s’étend chaquesoir [leur] couple spectre. », selon Lia (Sod., I, 3, p. 877) n’ont guère plus de réalité spatiale : Sodome est un prétexte à mettre en scène la faillite du couple et il semble bien que le plateau nu soit ce qui lui convient le mieux. L’espace s’élargit à un paysage paisible évoqué dès la première scène : « Ruth : C’est beau, c’est calme, cette bourgade au milieu des tilleuls ! Lia : Oui, c’est Sodome. Ruth : Et cette ville blanche dans les peupliers, qu’elle est douce à l’œil ! Lia : Oui, c’est Gomorrhe. Et ce sentier dans la montagne comme un sillon du ciel, c’est par là que viennent les anges. » (Sod., I, 1, p. 859). Ce dialogue brosse un paysage délicieusement campagnard qui nous offre d’abord un univers doublement rassurant, puisque les arbres sont des essences qui nous sont familières, et que les exclamations de Ruth constituent l’espace hors scène comme un tableau sur lequel on peut s’extasier. La répétition de « C’est » en anaphore et le patron syntaxique « Et ce[tte] » dans des phrases exclamatives donnent au dialogue une tonalité 394 Shakespeare, La tragique histoire d’Hamlet, III, 4 (Shakespeare, Théâtre complet, traduction d’André Gide, Notes par Jean Fuzier, Paris, Editions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol., 1959, vol. II, p. 666.) 395 « Sarah : Vas-y, Esther. C’est le moment, Assuérus t’écoute. » (Jud., II, 2, p. 236). L’allusion transparente placée dans la bouche de la rabatteuse de femmes qu’est Sarah, dans une formulation familière, dit l’hommage à la pièce de Racine, autant qu’à l’épisode biblique qui l’a inspirée, et le met simultanément à distance par la vulgarité du personnage : tout Giraudoux est dans ce double mouvement. 148 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? 396 lyrique que brouillent les noms des deux villes maudites énoncés par Lia . De plus, le surnaturel s’introduit par où nous l’attendons le moins, ce « sentier » qui crée un effet pictural de lointain avant que la métaphore ne le métamorphose en espace intermédiaire entre le ciel et la terre, entre le sacré et le profane. L’image que les jeunes filles donnent, au second acte, de Sodome, est plus inquiétante : « Le sol bout là-bas. »(Sod., II, 3, p. 892). On voit donc dans cette pièce la plupart des objets échapper à l’espace : la réalité concrète du monde cède la place aux affrontements, aux débats entre l’homme et la femme, entre la femme et l’ange, sur fond de fin du monde. De plus, la présence des anges aux côtés des personnages humains transforme l’espace scénique en espace mythique. 2) Les pièces « antiques ». a) Amphitryon 38. Dans Amphitryon 38, l’espace scénique se dédouble : d’une part, ce qui est directement visible, la « fenêtre éclairée » et le « voile » qu’évoque Mercure (Amph., I, 1, p. 115), et, d’autre part, la chambre d’Alcmène qui est dérobée aux regards ; cette répartition pose le lecteur, et davantage le spectateur bien sûr, dans une position de voyeur frustré, à l’instar d’un Jupiter qui s’est volontairement privé de son regard divin : il reste à capter, à travers le regard et le discours de Mercure, « les murs de [la] chambre d’Alcmène, son linge, son corps, puis l’ombre du mari acco[ant] l’ombre de sa femme. » (Amph., I, 1, p. 117). Aussi l’injonction du dieu valet à son maître : « Entrez par la porte […], par le lit […], par la fenêtre. » (Amph., I, 2, p. 118), espaces interdits, suppose-t-elle une effraction comme prélude à la transgression. Une didascalie de la deuxième scène met en place un praticable, « l’escalier qui mène à la terrasse » : Giraudoux structure ainsi l’espace scénique qu’il complète un peu plus loin par « la balustrade » sur laquelle est penché le Guerrier et qui fait de lui une figure du destin en même temps qu’un spectateur (Amph., I, 2, p. 121, 123). L’espace est donc marqué par la verticalité. C. Hallak souligne à ce propos « la superposition de deux espaces scéniques, celui des dieux qui occupent l’espace horizontal (la terrasse) et celui des humains l’espace vertical (le palais), inversion de la répartition traditionnelle entre le ciel et la terre : le jeu de substitutions au niveau scénographique est une réécriture du mythe. » Nous avons en effet « Alcmène à son balcon. Jupiter en Amphitryon. » (Amph., I, 6, p. 136). A l’inverse, l’acte II se joue dans l’horizontalité, matérialisation spatiale du rôle joué par le dieu auprès de la mortelle et de son désir satisfait : « Jupiter en Amphitryon étendu sur la couche et dormant. » (Amph., II, 2, p.141). Il est clair que cette géométrisation d’un espace à trois dimensions va dans le sens du « décor de convention » que souhaite Giraudoux. Pour s’en convaincre, il suffit de lire dans les lettres à Suzanne l’expression ironique de sa déception dans ce domaine lors de la création de la pièce en Allemagne 396 Ce dialogue rappelle à plus d’un titre Siegfried : d’une part, le dernier acte et l’évocation du village français, par le vocabulaire et le lyrisme, d’autre part, le second acte dans lequel Geneviève et Robineau nomment tous les monuments de Gotha, l’un admiratif, l’autre ironique. Nous avons là une constante de l’écriture giralducienne pour faire « voir » au lecteur, par un artifice qui n’est pas exactement l’équivalent d’une didascalie interne, le hors-scène : la modalité exclamative introduit en effet une vision subjective, toujours distanciée par l’un des personnages, Geneviève ou Lia. 149 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « Décor peu moderne, une sorte d’établissement de bains grec dans la Forêt 397 Noire. » . La fenêtre mentionnée à plusieurs reprises par Eclissé s’avère un objet clé puisqu’elle est à la fois le lieu des proclamations mensongères de la nourrice à l’adresse des jeunes filles qui montent vers le palais et celui de l’intrusion d’une « abeille » importune, dieu ou insecte, selon les interprétations opposées des deux personnages. Auparavant, les fenêtres permettent à Jupiter un jeu inverse de celui du premier acte puisqu’il contemple le paysage (Amph., II, 2, p. 141). Le lien entre la scène et l’espace contigu est assuré par « cette porte [qui] donne sur une chambre obscure où tout est préparé pour le repos. », lieu mystérieux et protecteur à la fois des amours conjugales (Amph., II, 6, p. 166). A l’espace ouvert des premier et troisième actes, clairement placé sous le signe du regard, que ce soit celui des dieux ou celui des Thébains, s’oppose l’espace clos de la chambre, clos mais non préservé en fait puisque Léda, acceptant de rendre service à Alcmène en se substituant à elle, retrouvera le véritable Amphitryon et non Jupiter. Là encore, l’espace de l’intimité est le lieu d’une transgression. Pourtant le matériau sonore de cette phrase nous éloigne de la comédie et du motif banal de la tromperie : il tempère en effet le caractère solennel que suggèrent les consonnes dures, dentales, palatales et gutturales, par la douceur des sifflantes et la dominante vocalique fermée : [ou],[u],[é] qui crée une atmosphère feutrée : la chambre d’amour est ainsi poétisée, mais nous savons qu’il s’agit d’ironie tragique, puisque, à la différence des deux personnages féminins, nous connaissons le plan de Jupiter qui transforme la chambre conjugale en lieu d’une double infidélité. Les objets non scéniques, quant à eux, suggèrent comme espace contigu l’intérieur 398 du palais, qu’il s'agisse des « mosaïques » (Amph., II, 2, p. 148), de « l’autel d'or » qu’Alcmène envisage de dresser à Jupiter dans le palais (Amph, II, 5, p. 158), ou encore de la chambre où Léda va attendre celui qui est supposé être le dieu, lieu dont le confort et l’intimité sont indiqués par la présence du « divan » et de « tapis de haute laine » (Amph., II, 6, p. 170). L’espace élargi est celui de la ville de Thèbes, suggéré par les « lampes » qui s’éclairent une à une (Amph., I, 2, p. 123), une « chaumière » remarquée par le Guerrier (ibid.) ; quant aux « murailles », aux « remparts » depuis lesquels Eclissé a « vu au galop de son cheval [Amphitryon] franchir les fossés. »(Amph., II, 6, p. 169), ils assurent la tonalité épique, même au prix d’un anachronisme de mot, le « chemin de ronde » (ibid.) évoquant davantage les romans de chevalerie que l’épopée antique. L’espace lointain, celui du champ de bataille quitté par le général thébain, n’a d’autre réalité que celle des armes et des cadavres nommés par Amphitryon (Amph., I, 3). Enfin, l’espace surnaturel n’existe que par la mention de parties du corps des dieux, et non par par celle d’objets, exception faite de la Méduse dont les cheveux sont « des serpents taillés en plein or » sur le bouclier d’Amphitryon. (Amph., I, 3, p. 125). b) La Guerre de Troie n’aura pas lieu. « Dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, tout commence par une didascalie qui semble faire de la ville une citadelle imprenable, une cité totalement impénétrable, – une mer de 397 J. Giraudoux, Lettre à Suzanne, 14 décembre 1930, citée dans Jean Giraudoux, Catalogue de l’exposition de la B.N., 1982, p. 95. Et encore : « Horrible !… Tout ce que j’avais voulu éviter, les Grecs de l’Odéon, les couleurs les plus vulgaires, le décor le plus inintelligent, tout y est… », Lettre à Suzanne du 15 janvier 1931 (ibid.). 398 150 Mosaïques que l’on rapprochera de celle dont se souvient l’Etranger (El., I, 1, p. 598). Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? remparts. », écrit P. Brunel qui rapproche ce décor de celui de Hamlet, les sentinelles étant 399 au début du drame sur une terrasse, « the platform ». (Hamlet, I, 2, v. 213) . L’espace scénique de La Guerre de Troie n’aura pas lieu est structuré par des plans horizontaux et des plans verticaux que désignent des termes d’architecture dès la macrodidascalie du premier acte :« Terrasse d’un rempart dominé par une terrasse et dominant d’autres remparts. » (GT, I, p. 483), ce que l’on peut considérer comme un souvenir de L’Iliade aussi bien que comme un écho des recherches scénographiques contemporaines : rappelons qu’à la création, les décors de Mariano Andreu avaient pour 400 caractéristiques « simplicité, stylisation, géométrisation des formes » . L’espace du deuxième acte est clos, et, placé au centre, un objet monumental attire l’attention, les « portes de la guerre » (GT, II, p. 512), le discours des personnages leur donne d’ailleurs une réalité concrète : il est question de « deux battants toujours ouverts » (GT, II, 4, p. 516). Giraudoux utilise, pour élargir l’espace, divers procédés. « Vois ce soleil. Il s’amasse plus de nacre sur les faubourgs de Troie qu’au fond des mers. […]. Vois ce cavalier de l’avant-garde se baisser sur l’étrier pour caresser un chat dans ce créneau… », dit Andromaque à Cassandre. (GT, I, 1, p. 485). Grâce àl’anaphore du verbe à l’impératif, « d’un regard et d’un geste, Andromaque fait exister l’espace extérieur pour le spectateur », écrit P. Brunel qui poursuit : « Une harmonie entre terre et mer essaie de se créer, [alors même] que le cavalier de l’avant-garde annonce l’arrivée de l’armée et donc l’avancée de l’action, cependant que le chat caressé réintroduit subrepticement l’image terrible du tigre. » (ibid., p. 238-240). Ainsi, l’espace lontain n’est-il qu’apparemment porteur d’espoir de paix, illusion que dénonce Cassandre avant de faire, à son tour, exister l’espace contigu : « Et il monte sans bruit les escaliers du palais. Il pousse du mufle les portes… Le voilà… Le voilà… » (GT, I, 1, p. 485). L’ambiguïté entretenue par l’emploi du pronom personnel de troisième personne et le savant ralenti qui nous fait parcourir en imagination le palais, préparent l’entrée du tigre, autrement dit du destin ou d’Hector, ce qui revient au même. Le procédé du regard est de nouveau utilisé, par Cassandre cette fois, pour faire découvrir à Hector un autre tableau : « Hélène a une garde d’honneur […]. Regarde. C’est l’heure de sa promenade… Vois aux créneaux toutes ces têtes à barbe blanche… […]. Ils devraient être à la porte du Scamandre, par où entrent nos troupes et la victoire. Non, ils sont aux portes Scées, par où sort Hélène. […]. Elle est sur la seconde terrasse. » (GT, I, 4, p. 493-494). L’espace s’élargit à l’ensemble des fortifications : Giraudoux crée un effet de lointain par la reprise du terme d’architecture militaire : les « créneaux ». La ville fortifiée reprend à L'Iliade les « portes Scées » et la « porte du Scamandre », non sans jouer avec cette mémoire 401 littéraire . La ville de Troie apparaît dans une réplique ironique de Cassandre et elle semble 399 P. Brunel, « Giraudoux et le modèle grec. », Revue Méthodes !, p. 214. 400 401 Cf. G. Teissier, TC (P.), Notice, n.7, p. 1155. La porte Scée apparaît dans les chants III, VI et XXII du poème homérique, et le Scamandre est le fleuve que les dieux dirigent contre le rempart au chant XII. Hélène nomme à Priam et aux Vieillards les chefs grecs dans le chant III et c’est devant la porte Scée qu’Hector est tué par Achille ; enfin, du haut des remparts, après Priam, Hécube, puis Andromaque, voient Achille traîner derrière 151 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux se résumer aux « petits bancs » des hémiplégiques qui admirent Hélène. Hector, dans la scène avec Ulysse, met, quant à lui, l’accent sur la campagne et sur la ville industrieuse : « des milliers de charrues, de métiersàtisser, de forges et d’enclumes. » (GT, II, 13, p. 544). A l’acte II, le port où les navires grecs se sont présentés revêt une importance particulière, et les termes techniques de marine, parfois inventés de toute pièce, laissent imaginer ces navires arrogants dont les proues s’ornent de « nymphes sculptées gigantesques » (GT, II, 5, p. 521). L’espace lointain est d’abord celui du champ de bataille d’où revient Hector et qui, dans son discours, est présent par les armes et les corps blessés ou morts (GT, I, 3). Dans le dialogue entre Pâris et son frère aîné, apparaît le rivage grec témoin de l’enlèvement d’Hélène dans le « canot » du Troyen (GT, I, 4, p. 492), et, plus lointaine encore, voici la Grèce dont Hélène donne un raccourci saisissant et dont Hector fait un chromo blanc et or : « Hélène : C’est beaucoup de rois et de chèvres éparpillés sur du marbre. Hector : Si les rois sont doit dorés et les chèvres angora, cela ne doit pas être mal au soleil levant. » (GT, I, 8, p. 505). Bien que « rois » et « chèvres » soient des êtres vivants, échappant donc a priori à nos investigations, la formulation par la locution adverbiale de quantité « beaucoup de » ordinairement appliquée à des éléments matériels, à des objets et, dans la réplique d’Hector, l’attribut « dorés » qui assimile les rois à des statues ne nous invitent-ils pas à considérer « chèvres » et « rois » comme des objets représentés dans un tableau ? Le départ d’Iris semble plus conforme à la tradition, puisque l’arc en ciel, son attribut, fait le lien entre le ciel et la terre : « On voit une grande écharpe se former dans le ciel. » (GT, II, 12, p. 543), mais la réplique d’Hélène, « Elle a oublié saceinture à mi- chemin. » (ibid.) est aussi, par l’emploi d’un terme du costume, le signe d’une confusion entre le monde des dieux et celui des hommes, entre l’espace hors scène et l’espace scénique, entre le visible et l’invisible. c) Electre La macrodidascalie du premier acte renoue, nous l’avons vu , avec la sobriété d’écriture de la tragédie classique, s’abstenant de toute précision descriptive : « Cour intérieure dans le palais d’Agamemnon. » (El., I, p.597), aussi est-ce par le dialogue que Giraudoux construit peu à peu ce palais : jusque-là, rien de bien original, mais si nous avons employé le terme de « construction », c’est qu’il s’agit bien d’édifier par le discours le palais d’Agamemenon et cela avec des termes d’architecture qui attestent la volonté de structurer un espace vertical, à savoir « façade », « fenêtres », et horizontal, par les expressions « corps de droite », « corps de gauche », « aile ». Nous retrouvons ce qui semble bien une constante du lieu 402 scénique des pièces antiques de Giraudoux . Mais l’architecture de ce palais, dans sa construction purement verbale, est minée par l’intervention de la Première Petite Fille : « Le côté droit n’existe pas. On croit le voir, mais c’est un mirage. » (El., I, 1, p. 597). son char le cadavre d’Hector au chant XXII, L’Iliade, v. 405-515, op. cit., p. 372-374. Chez Giraudoux, les noms propres suffisent à l’arrière-plan épique, sans souci d’exactitude. 402 Comme l’écrit J. Body, « Côté décors, la légende permet d’opérer en douceur la "révolution scénographique" […] le passage du décor de toile peinte devant laquelle se prodilent les acteurs , à l’organisation d’un espace scénique à trois dimensions dans lequel se meuvent les acteurs. ». Evoquant la création de la pièce, J. Body poursuit : « pour fermer le champ clos où s’affrontent les discours rivaux, Jouvet a érigé un palais inquiétant […]. A l’intrigue horizontale (arrivées, départs, assauts), la mise en scène ajoute donc l’énigme d’une intrigue "verticale" que le texte suggérait aussi. » (J. Body, « Légende et dramaturgie dans le théâtre de Giraudoux », RHLF, 1977, p. 937-938). 152 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? Le mot « mirage » est un « possible effet de distanciation qui désigne le décor comme 403 tel, éphémère édifice de carton-pâte sans réalité. », commente P. Alexandre-Bergues . Comment, dès lors, parler de droite et de gauche ? L’illusionnisme théâtral est ici mis à mal autant que la logique. Nous avons bien ici cette « crise de la représentation dans 404 un spectacle qui se dénonce comme tel », comme l’écrivent C. Veaux et P. Alexandre405 Bergues . A la différence de Claudel qui confie à des didascalies le soin de ruiner la représentation mimétique, Giraudoux utilise le dialogue comme lieu de l’élaboration et de la destruction quasi simultanées d’un décor : ce n’est même plus le fameux « décor verbal », c’est un fantôme de décor. Le palais dépeint par le Jardinier est étrange : « La façade est bien d’aplomb […]. Ce qui vous trompe, c’est que le corps de droite est construit en pierres gauloises qui suintent à certaines époques de l’année. […]. Et que le corps de gauche est en marbre d’Argos, lequel, sans qu’on ait jamais su pourquoi, s’ensoleille soudain, même la nuit. » (El., I, 1, p. 597-598). 406 Cette personnification du palais, et son ambivalence, entre rire et larmes, impose une interprétation symbolique : le deuil et l’espoir du retour du fils d’Agamemnon pour Electre, le mythe solaire structuré autour de la figure d’Agamemnon et de son fils, Electre ne dit-elle pas « mon frère est né comme le soleil, une brute d’or à sonlever. »(El., I, 8, p. 629) ? La nuit est aussi celle de la mort et du mensonge des criminels, nuit que dissipera la lumière de la vérité. La répartition spatiale des fenêtres, dès lors, ne peut plus être lue comme référant à un espace donné, mais comme une construction symbolique, celle d’« une sorte de maison 407 hantée dont le remords semble avoir été l’architecte . » , ce qui fait écho à l’atmosphère du Deuil sied à Electre d’O’Neill, même si, comme l’affirme L. Gauvin, « lesrapprochements 408 [sont] trop infimes pour qu’on puisse parler d’une influence de O’Neill sur Giraudoux. » . La fenêtre d’Electre est « si haut, presque aux combles » (El., I, 1, p. 599) dans un endroit en désaccord avec le statut de princesse, C. Veaux y voit une mise à l’écart et par le fait que « c’est l’ancienne chambre du petit Oreste » : à l’exil de son frère, rappelé par le Jardinier 409 (ibid.), correspondrait l’exil intérieur d’Electre . Ce lieu fait surtout habilement le lien avec l’espace élargi tout en confirmant le motif du deuil : 403 P. Alexandre-Bergues, « "Si la pendule sonne 102 heures, ça commence à être du théâtre" : théâtre et mimesis dans Electre et La Guerre de Troie n’aura pas lieu », Vallongues, Revue Méthode ! 2002, p. 204. Le décor de G. Monin imposait un édifice inquiétant avec ses « murs percés d’ouvertures, encadrées de colonnes majestueuses ; colonnes inspirées d’ailleurs des œuvres de l’architecte Ledoux », précise C. Weil (TC [Pl.], p. 1545). 404 405 C. Veaux, L. Victor, La Guerre de Troie n’aura pas lieu et Electre, Neuilly, Atlande, 2002, p. 69. « Le traitement ludique de l’espace mythique ne relève pas tant du jeu de l’humaniste ou du normalien attardé que d’une volonté de poser cet espace comme non-mimétique. » (P. Alexandre-Bergues, « "Si la pendule sonne 102 heures, ça commence à être du théâtre" : théâtre et mimesis dans Electre et La Guerre de Troie n’aura pas lieu », art. cit., p. 205). 406 « L’animation du monde des objets (le palais qui pleure et qui rit) et la coexistence des contraires (le soleil qui brille la nuit) introduisent dans un univers délibérément insolite. », commente P. Alexandre-Bergues, art. cit., p. 205. 407 408 409 J. Robichez, Le Théâtre de Giraudoux, op. cit., p. 12. L. Gauvin, Giraudoux et le thème d’Electre, Paris, Minard, 1969, p. 13, citée par G. Teissier (TC. [P.], p. 1184). C. Veaux, La Guerre de Troie et Electre…, op. cit., p. 77. Peut-on penser que Giraudoux reprend là un motif de contes et de récits médiévaux, celui de la princesse prisonnière dans une tour, la mal mariée, motif réactivé, on le sait, par Maeterlinck dans Pelléas et Mélisande, œuvre que Giraudoux connaissait par le biais de l’opéra de Debussy qu’il admirait ? Dans cette hypothèse, la localisation de la fenêtre préfigure la révélation des desseins d’Egisthe qui évincent Electre de la sphère du pouvoir en la donnant au Jardinier. 153 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « De cet étage, on voit le tombeau de son père. ». Par cette réplique attribuée au Jardinier (El., I, 1, pp. 599), Giraudoux prend ses distances à l’égard des tragiques grecs, puisque dans Les Choéphores d’Eschyle, le tombeau est le décor et que les libations sont versées sur la tombe aussi bien dans l’Electre de Sophocle 410 que chez Eschyle . En outre, par « un ingénieux procédé dramaturgique », celui qui consiste à associer les fenêtres aux morts violentes dans la famille des Atrides, « Giraudoux fait constamment passer le lecteur du maintenant de l’espace paisible du dehors (la façade fleurie) à l’espace clos du dedans où se sont déroulés les terribles événements », nous 411 invitant ainsi « à faire appel à nos propres souvenirs. » . L’architecture du palais est ensuite compliquée : une didascalie à la fin du premier acte, pendant la dispute entre Electre et sa mère après la reconnaissance d’Oreste, ajoute une « galerie » (El., I, 9, p. 633) et, au deuxième acte, une réplique d’Electre complète 412 l’architecture du palais : « Attends là, sous la voûte. », dit-elle à son frère (El., II, 4, p. 653) . De cette façon, ce palais qui paraissait un mirage d’après le dialogue de la première scène, prend un air de réalité par la relation à l’action : « D’une galerie Egisthe se penche. » qui voit mal ce qui se passe en bas, et n’identifient pas l’homme qui est avec Electre, la « voûte » à la courbe protectrice se faisant alors complice du futur meurtrier. Dans l’espace scénique sont introduits deux objets dont ce n’est manifestement pas la place : le « trône » et « l’escabeau ». Le premier, d’ordinaire, est dans la salle du même nom, le second relève soit du ménage, soit de l’installation d’un décor si l’on attribue au mot « escabeau » le sens moderne ; au sens ancien de siège, il a sa place dans une salle basse ; dans les deux cas, il est tout aussi incongru : aurait-il été oublié par quelque négligent machiniste ? Point du tout : « Egisthe entre […] cependant que des serviteurs installent son trône et appliquent contre une colonne un escabeau. » (El., I, 3, p. 607). Les deux objets ont ceci de commun qu’ils sont des sièges – ce que l’usage moderne de l’escabeau nous a fait oublier, usage que Giraudoux réactualise dans la suite de la scène par le jeu du Mendiant. L’incongruité de la présence de l’objet prosaïque est soulignée par le régent : « Pourquoi cet escabeau ? Que vient faire cet escabeau ? » (ibid.). L’escabelle est en effet au trône ce qu’est l’écuelle à la vaisselle d’or ou d’argent. Mais le rapprochement spatial de la « colonne » et de « l’escabeau » confère à ce dernier une dignité inattendue, et conséquemment une ambivalence qui annonce celle du personnage, dieu ou mendiant. Ce peut être un exil volontaire de la part d’Electre, qui peut se justifier par son refus de pactiser avec le pouvoir d’Egisthe et de Clytemnestre. Ces interprétations ne s’excluent pas. 410 Eschyle, Les Choéphores, Sophocle, Electre, dans Tragiques grecs, Eschyle, Sophocle, traduction par Jean Grosjean, Fragments traduits par Raphaël Dreyfus, Introduction et notes par Raphaël Dreyfus Paris, NRF, Editions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 411 C. Nier, « La scène d’exposition d’Electre », texte dactylographié, 1977. Le statut spatial des objets, à savoir les fenêtres, ne masque le passé qu’en apparence, la symbolique des fleurs venant jeter un doute sur l’aspect « paisible » de la façade. 412 Ces deux éléments peuvent renvoyer au dispositif du théâtre élisabéthain : la galerie du niveau supérieur, et la scène (« the inner stage ») protégée par l’auvent soutenu par deux piliers, la colonne de l’acte I contre laquelle est placé l’escabeau fonctionnant à la fois comme un signe de grécité ou du moins d’Antiquité et comme un possible équivalent du pilier de l’auvent, le Mendiant, par bien des aspects, étant comparable aux personnages de bouffons du théâtre élisabéthain. La fenêtre d’Amphitryon 38 pourrait, dans cette hypothèse, être rapprochée du fameux balcon de Roméo et Juliette, mais la référence à Don Giovanni nous paraît plus riche. 154 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? Que devient cet escabeau ? Nulle didascalie, nulle réplique n’en fixe le sort pour les scènes suivantes : il reste donc au metteur en scène à faire un choix en accord avec l’interprétation qu’il propose pour le rôle du Mendiant : l’ôter, le déplacer ou le laisser en l’état pour toute la pièce, et le choix sera lourd de sens, puisque le « trône », si l’on en croit une réplique d’Agathe, est encore sur scène au second acte. En effet, dans sa querelle avec son mari qui menace de « fai[re]baiser et lécher le marbre » à son amant, Agathe répond par le persiflage : « Tu vas voir comment il le baise et il le lèche, le marbre, tout à l’heure, quand il entrera dans cette cour et viendra s’asseoir sur ce trône. » (El., II, 6, p. 660). L’adjectif démonstratif invite à considérer le « trône » comme un objet scénique. L’espace contigu n’existe qu’en fonction du statut temporel d’objets non scéniques liés à la tragédie passée ou à venir, aussi ne les mentionnerons-nous pas ici. Au second acte, la ville est assiégée par les Corinthiens : « On voit leurs lances émerger des collines. » (El., II, 7, p. 662-663). Cette annonce du Capitaine donne une vague idée du site. Mais Argos nous apparaît essentiellement telle que l’a reçue Egisthe, comme un paysage grandiose : « ses tours, ses ponts, les fumées qui montaient des silos des maraîchers, […], et le grincement de ses écluses […]. Et tout dans ce don était de valeur égale, Electre, le soleil levant sur Argos et la dernière lanterne dans Argos, le temple et les masures, le lac et les tanneries. » (El., II, 7, p. 665). Le paysage urbain s’élargit peu à peu à la campagne alentour par les groupes ternaires ; dans le dernier de ces groupes, des substantifs coordonnés, « soleil levant », « temple », « lac », associent le sublime de la nature à celui de la religion et le trivial des quartiers populaires « lanterne », « masures », « tanneries », développant de façon concrète la remarque d’Egisthe : « Tout dans ce don était de valeur égale. » Cette image rappelle évidemment la ville de Troie magnifiée par Hector dans son dialogue avec Ulysse (GT., II, 13, p. 544). Nous voyons coexister dans cette pièce les indices d’une construction imaginaire et la déréalisation du décor, ce qui nous paraît aller de pair avec l’ambivalence de personnages qui participent à la fois de l’humain et du divin, Petites Euménides et « dieu mendiant ». 3) Ondine. Ondine surprend à plus d’un titre : les objets démentent les structures spatiales énoncées dans les didascalies, qui supposent, pour les trois actes, un espace fermé, qu’il s’agisse de la « cabane de pêcheur », de la « salle d’honneur du palais du roi», ou de la « cour intérieure d’un château »,en effet, « portes » et « fenêtres » livrent passage à des êtres surnaturels ou surprenants, et à des objets inattendus : « tête de naïade », de « vieillard à la barbe ruisselante » (Ond., I, 1, p. 762-763), ondines (Ond., I, 8, p. 782-785), fille de vaisselle (Ond., III, 4), ainsi qu’à tous les objets suscités par l’Illusionniste au second acte (Ond., II, 1, p. 792-793). L’espace scénique du premier acte semble un espace vide, mais il est investi par tous les objets liés à l’hospitalité offerte au Chevalier qui sont nommés dans des répliques (Ond., I, 6, p. 774-776). Quelle est la part de la représentation mimétique dans ces « assiettes d’or », ce « miroir d’or » et cette « aiguière » apparus l’on ne sait comment ? Contrairement aux objets fabuleux produits au second acte par l’Illusionniste, ceux-ci ne sont repris dans aucune didascalie : faut-il en conclure pour autant que ce ne sont que des objets de 155 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux langage ? Il nous faudra poser à nouveau la question sous l’angle de la fonction poétique 413 des objets . Au deuxième acte, une didascalie mentionne « les colonnes » derrière lesquelles se cachent les courtisans (Ond., II, 3, p. 795) et une réplique du Roi invite Ondine à regarder un « cartouche » pour y reconnaître le sixième travail d’Hercule (Ond., II, 10, p. 809). Un « escalier » nous vaut l’image obligée de la débutante qui apprend à faire des révérences comme pour le bal de l’Opéra (Ond., II, 9, p. 802). C’est tout ce que nous savons de l’architecture et de la décoration de ce palais dont la salle d’honneur est curieusement entourée de « jets d’eau », ce qui suggère son caractère merveilleux ; ils sont un élément de déréalisation supplémentaire directement lié au pouvoir des ondins puisqu’il « s’élèvent subitement » à la sortie de Hans, après son défi : « Si l’eau compte me faire peur, elle se 414 trompe. L’eau ne comprend rien, l’eau n’entend rien ! » (Ond., II, 14, p. 825) . Dans cet espace s’inscrit une scène intérieure : « Le fond du théâtre représente le bord du lac avec la chaumière d’Auguste. » (Ond., II, 13, p. 820). Le verbe « représenter » suggère une reproduction mimétique, mais les éléments de ce décor restent vagues, comme dans le théatre symboliste. La « scène royale » comporte une machinerie : le Surintendant des théâtres parle de « treuils » (Ond., II, 1, p. 791) ; « rideaux et corniches » font penser à quelque petit théâtre de cour de l’époque baroque (Ond., II, 1, p. 791). Auparavant, l’Illusionniste avait fait surgir aux yeux du Chambellan incrédule des objets venus du ciel astronomique : « Une comète passe », de l’espace légendaire : « La ville d’Ys émerge, Le cheval de Troie entre. », et même de l’Egypte antique : « Les Pyramides se dressent. », tous ces objets introduisant un espace-temps extra fictionnel (Ond., II, 1, p. 792). La cour du château reste au troisième acte un espace clos et vide alors que tout le hors-scène est rempli d’objets sans localisation précise, mais qui tous renvoient de façon métonymique à l’espace des salles ou des cuisines : « escabeau », « cuiller », « pilon », « chenets », « soufflets », « brocs », « éviers », que , selon le Roi des Ondins, Ondine a toujours préférés aux objets nobles (Ond., III, 4, p. 837). D’autres, « lustres », « pendule », « meubles », « fauteuil », « candélabres », ont été jetés dans le Rhin par Ondine pour y garder la mémoire de sa vie humaine (Ond., III, 6, p. 849). Il faut souligner que ces objets n’ont pas d’autre existence que purement verbale, puisque dans les deux cas, ils sont nommés dans des énumérations qui ne visent pas à structurer un quelconque espace, mais à prouver l’attachement d’Ondine aux objets, humbles ou nobles, et qu’ils témoignent ainsi de la dimension profondément humaine du personnage. Les objets appartenant à l’espace contigu matérialisent l’activité d’Auguste, et semblent donc plaider pour un effet de réel, qu’il s’agisse de la « grille du vivier » (Ond., I, 1, p. 413 Une récente mise en scène de J. Weber au Théâtre Antoine (2005) a d’ailleurs évacué tous ces objets merveilleux, alors même que l’intérieur de la cabane d’Auguste était traité de façon réaliste, le fond de scène laissant voir , évoluant dans une atmosphère glauque, des personnages vêtus de scaphandres, l’effet produit par le décalage relevait à notre sens du fantastique autant que d’un certain humour distancié à l’égard du conte. 414 Des multiples manifestations de l’eau dans le conte de La Motte-Fouqué, Giraudoux n’a retenu que celle-ci pour l’espace scénique, spectaculaire, et qui, par son surgissement inattendu, s’inscrit dans la continuité des objets suscités par l’Illusionniste, la ville d’Ys ayant introduit avec le motif de la cité engloutie le thème du châtiment. Avant la réponse des jets d’eau, Ondine s’inquiète de la situation du château de Hans entre lac, Rhin et cascades, motifs repris directement au conte Undine. (Ond., II, 14, p. 825). L’aspect spectaculaire peut renvoyer aux jeux d’eau des palais royaux imités de Versailles un peu partout en Europe, autant qu’aux pièces à machines du dix-septième siècle. 156 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? 762), des « filets quele lac n’abîme plus jamais ».(Ond., I, 7, p. 780), de la « nasse à brochets » (Ond., I, 7, p. 781), mais leur absence de l’espace scénique nous semble relever du refus du réalisme au profit de l’atmosphère poétique d’une cabane de conte. Il en va de même pour l’espace lointain de la Cour, auquel les répliques de Hans donnent une vague existence par le « candélabre » que la comtesse Violante, maladroite, apporte à la reine (Ond., I, 2, p. 767). 415 4) Pièces à fable moderne ou contemporaine . a) Supplément au voyage de Cook. L’organisation de l’espace, dans Supplément au voyage de Cook, dit la confrontation entre deux mondes : Tahiti dont les habitants « dressent des piquets »pour la case de Mr. Banks (SVC., 1, p. 558) dans l’espace scénique, cette « clairière de gazon » désignée par la macrodidascalie initiale dans le vocabulaire des Européens (SVC, p. 555), et l’Angleterre représentée de façon métonymique par le « vaisseau » du capitaine Cook qui mouille dans l’espace élargi, et à bord duquel se trouve « l’harmonium » que le Lieutenant du roi ne désespère pas de faire débarquer pour accompagner les pratiques religieuses anglicanes. (SVC, 2, p. 562). Remarquons enfin un objet représentatif de la civilisation occidentale, le « lit de camp » que le Lieutenant charge Solander d’apporter et qui passe ainsi du mouillage au rivage, transformant l’espace scénique en tableau de Hogarth, selon les termes mêmes de Giraudoux (SVC, 10, p. 589). Lorsque les deux époux anglais sont réunis, toutes sortes d’objets, à savoir « pilules », « dentier », « tabatière », plaquent artificiellement sur le lieu tahitien la chambre anglaise des Banks, soulignant, dans cet espace à l’origine ouvert et accueillant, la fermeture et le repli sur soi tout autant que la négation de l’altérité : « Une vraie nuit d’Europe. », conclut Mrs. Banks. (SVC, 10, p. 589-590). b) Siegfried. Le sujet et les personnages de la première pièce de Giraudoux venant de son roman Siegfried et le Limousin, on pourrait s’attendre à la même répartition spatiale des objets entre la France et l’Allemagne, or la province natale n’existe plus dans la pièce et la ville de 416 Munich, si présente dans le roman, est remplacée par Gotha . Dans Siegfried, l’espace scénique se définit facilement : la résidence du Conseiller a remplacé la Résidence de Munich du roman et de la première version de la pièce, tandis que l’espace non-scénique se démultiplie : Gotha, l’Allemagne, d’une part, Paris, la France, des villes de province, un village français d’autre part, auxquels il faut ajouter trois espaces particuliers parce que non situés géographiquement dans le texte de la pièce : les tranchées de la guerre de 1914-1918 que le dialogue de Zelten et de Robineau suggère très vaguement (Sieg., I, 6, p. 15), l’hôpital de campagne où le soldat blessé a été recueilli (Sieg., I, 2, p. 5) et enfin cette « gare frontière » du quatrième acte dont nous pouvons supposer, d’après les propos des généraux, qu’elle est reliée par une ligne directe à Gotha (Sieg., IV, 2, p. 63). Ce lieu, scénique celui-ci, est le seul à être concrétisé par des objets. Parmi les objets scéniques, « l’escalier » des premier et troisième actes occupe une place à 415 Nous ne suivons pas l’ordre chronologique d’écriture ou de création des œuvres mais celui des époques attestées ou supposées de la fable pour chacune d’entre elles. 416 La première version « succombe à la "tentation du pittoresque", amenant au fil des actes un panorama de Munich, l’inventaire d’un intérieur allemand, la visite de la résidence royale et du château de Nymphenbourg. Cette tentation sera réprimée jusqu’à l’ascèse. », écrit J. Body dans la Notice de la pièce (TC [Pl.], p. 1150). 157 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux part : il permet des déplacements de type vertical et fait donc le lien avec l’espace contigu ; un autre, la « baie », offre une découverte sur l’extérieur, ce que souligne une didascalie : « Vue sur Gotha couverte de neige. » (Sieg., I, 1, p. 3). « Fauteuils » et « tapis rouge » désignent un espace officiel, et donc ouvert, que nous retrouvons au troisième acte. A l’acte II, nous avons un espace fermé, rempli d’objets. Alors que la didascalie de présentation reste dans le vague par une dénomination d’ensemble : « Ameublement dans [le] style sécession. » (Sieg., II, p.22), le dialogue entre Geneviève et Robineau sature peu à peu l’espace comme les noms allemands interminables occupent les répliques : « Robineau : Ces meubles, ma petite, sont de Kohlenschwanzbader. […] Ces 417 bustes, de Weselgrosschmiedvater. » (Sieg., II, 1, p. 23). S’ajoutent le « nécessaire de fumeur », les « coussins brodés », « un guéridon », la « bibliothèque », un « tableau, la femme de Vermeer de Delft », des « fleurs artificielles. » Bon nombre de ces objets disparaissent à la demande de la jeune femme : « Prends ces coussins, qu’aucun meuble ne parle pendant ma leçon ! Emporte ces fleurs. C’est aujourd’hui la moisson des fleurs artificielles. » (Sieg., II, 2, p. 27). Le quatrième acte propose un lieu marqué par ce qui sépare concrètement deux espaces opposés : « Gare-frontière, divisée en deux parties par une planche à bagages et un portillon. » (Sieg., IV, p. 60). La ligne qui matérialise la frontière, comme le « portillon », sont franchis par Robineau, puis par Siegfried sans intention malveillante, mais le douanier Pietri se plaint : « Toute la journée une bande de maniaques, sans en avoir l’air, passent leur pied sous le portillon. » R.M. Albérès souligne ce procédé qui donne à l’espace une valeur symbolique par l’usage caricatural et parodique d’une attitude définissant habituellement la recherche de l’harmonie par la complémentarité : « Giraudoux place un homme ou un objet sur la ligne qui sépare deux espaces 418 jumeaux, utilisant ainsi un effet de double appartenance. » Cet effet se vérifie par les personnages, Robineau, philologue, étant associé à l’Allemagne par ses recherches et par ses amitiés d’avant-guerre, Siegfried participant des deux nations, la française et l’allemande, par son double passé. Par ailleurs, la gare illustre les réalités antinomiques des deux pays, leitmotiv de la pièce en même temps qu’elle objective les deux 419 parts de Siegfried . Il appert de ces observations que seul l’espace scénique de l’acte II est encombré, or s’y déroule la première confrontation entre Geneviève et Siegfried, ce dernier ne remarquant d’ailleurs aucune des modifications survenues dans son univers familier : inadvertance de Giraudoux ou aveuglement de Siegfried déjà fasciné par Geneviève ? c) Fugues sur Siegfried et Fin de Siegfried. Dans Divertissement de Siegfried, le nombre d’objets scéniques est réduit : ceux qui figurent sont d’autant plus importants. Le « trône » est replacé dans la salle du même nom pour les 417 Ces « deux noms qui semblent nés de la fantaisie de Giraudoux pour faire rire de la langue allemande et de sa capacité à fabriquer, par composition, des mots interminables. » selon J. Body ( TC [Pl.], p. 1247) ont pour effet immédiat de renforcer l’ironie de Geneviève qui apprécie aussi peu le mobilier que l’ébéniste ou le sculpteur. 418 R. M. Albérès, Esthétique et morale chez Jean Giraudoux, Paris, Nizet, 1962, p. 102. 419 ème Cf. J. Body, Giraudoux et l'Allemagne, Paris, Didier, 1975, et dans notre 3 partie, chap. 1. 158 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? derniers moments où le Régent, Zelten, peut y prétendre (Div., 3, p. 81). Un « téléphone » est là, qui doit être réparé (Div., 2, p. 79). Pour ce qui est des objets non-scéniques, ils délimitent des espaces contigus à la scène et sont en relation avec la révolution : le « canon » (Div., 2, p. 78), la « carte de Gotha » que le Régent réclame à Muck (Div., 6, p. 86). D’autres renvoient au monde moderne et, par leur précision technique relèvent de l’humour puisque « ce flotteur de carburateur et ce bouchon de radiateur » d’automobile inquiètent bien plus le moine que la révolution en cours (ibid.). Il en résulte, contrairement à Siegfried, une grande abstraction du décor et la présence plus importante de la modernité. L’espace scénique du Lamento reste, lui, totalement abstrait, exception faite de « cette lampe » sous laquelle les parents ont montré les « photographies » de leurs fils disparus et qui, dans Siegfried, devient un « lustre », le mot et l’objet étant plus beaux (L, p. 88). Deux lieux hors scène ont une vague réalité grâce aux objets : la ville dans laquelle, selon Siegfried, Eva redoute pour lui, « au lieu d’attentats, les voitures et les bancs fraîchement peints. »(L, p. 89), la gare de Cologne où il avait « été retrouvé sans vêtements et sans mémoire. », et où il vient de passer deux jours : il en brosse un tableau rapide et réaliste qui n’est qu’un contrepoint à son angoisse d’être sans nom : « des émigrants qui dormaient 420 […] la tête sur des valisesoù leur nom était écrit à la craie. » (L, p. 91). Le lieu défini pour Fin de Siegfried, une « galerie », n’est matérialisé que par les « arcades »(FS, p. 93), il demeure un espace ouvert et abstrait dans lequel de rares objets scéniques interviennent, tous ceux qu’apportent Durand et la Vieille Dame française qui se charge, elle dont c’est la spécialité, de « créer des atmosphères » par « les bibelots », dans le cas présent, à défaut d’hommes (FS, 5, p. 104). Durand, qui accompagne la Vieille Dame, « pose des paquets » dont le contenu nous est peu à peu révélé : un « portrait de 421 Jules Grévy » que la Vieille Dame recommande de mettre « bien en vue » (FS, 5, p. 105), la « garniture de cheminée » (ibid. ) dont nous ne connaissons pas la localisation, mais dont nous savons qu’elle est un objet indiciel du salon bourgeois, tout comme le tableau 422 de Henner . A ces objets s’ajoutent un « cendrier » (ibid. ), des « porcelaines », point de départ d’une discussion sur « le Gien » et « le Sèvres » qui paraît totalement déplacée dans le contexte tragique, mais qui est un signe du goût de Giraudoux pour les beaux objets et d’une connaissance très sûre en la matière. L’espace scénique, d’abord vide, s’emplit ainsi selon la fantaisie de la vieille institutrice, mais avec un souci qui fait penser au naturalisme : construire un milieu dans lequel le personnage s’inscrive tout naturellement, ici un intérieur peuplé d’objets français ou qui 423 désignent de façon métonymique la France pour recevoir Jacques Forestier . Cette Fin de Siegfried semble donc vouloir substituer à l’espace vide un espace rempli d’objets, à l’abstraction le concret, pour faire surgir de façon métonymique la France dans 420 Serait-ce un souvenir de L’Emigrant de C. Chaplin (1917) ? Le rapprochement spatial entre têtes et valises rappelle la séquence du film où l’on voit les passagers de troisième classe avec des étiquettes qui font d’eux des objets. 421 422 J. Grévy (1807-1891), Président de la République de 1879 à 1887. J.-J. Henner ( 1829-1905), « peintre galant et mondain […] à la mode au début du siècle. » (J. Body, TC Pl., p. 1269) dont l’hôtel particulier sis 43, avenue de Villiers, dans le dix-septième arrondissement de Paris, est un condensé du goût bourgeois de la IIIème République. 423 Dans Siegfried, cette idée revient à Robineau et s’applique par une substitution d’objets : « Geneviève : Oui, tu m’as expliqué ton système, Robineau. Remplacer le peigne de Siegfried par un peigne de Paris, chaque meuble de cette salle par chacun de ses meubles. » (Sieg., II, 1, p. 26). 159 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux l’univers allemand où vivait jusque là Siegfried-Forestier. Or « créer [une] atmosphère » par des objets, n’était-ce pas le dessein du théâtre naturaliste ? Faut-il, dès lors, voir dans la naïve et touchante intention de la Vieille Dame un écho ou une parodie de cette esthétique ? Telle qu’elle est décrite, la Vieille Dame est aussi émouvante que ridicule et, d’autre part, tous ses efforts sont rendus inutiles par la mort du héros, ce qui semble accréditer la thèse de la parodie. En outre, le traitement des objets qui contribuent, dans Siegfried, à créer une atmosphère allemande au deuxième acte peut nous éclairer : ces objets sont la cible de l’ironie de Geneviève, la femme française par excellence. Le déplacement que Giraudoux fait subir à l’intention présidant à la mise en place des objets qui évoquent la France est intéressant : il concerne non seulement le personnage responsable de cette initiative, comme nous l’avons dit, mais aussi le moment de la pièce. En effet, au lieu d’arriver comme dans Fin de Siegfried, peu avant le dénouement, avec pour rôle de précipiter celuici dans le sens favorable, à savoir rendre Forestier à lui-même, mais trop tard, le héros étant rapporté blessé, dans Siegfried, la scène où la substitution des objets est évoquée prend place au second acte et constitue un des éléments du nœud de l’action, ce qui est bien plus fécond sur le plan dramatique. d) Intermezzo. Le contraste spatial très marqué entre les deux premiers actes, d’une part, et le troisième, d’autre part, passe par les objets scéniques : au paysage désigné par la « prairie » et les « bosquets » s’oppose l’intérieur d’une chambre de jeune fille, espace à la fois fermé et ouvert sur l’extérieur : « Un balcon à deux fenêtres d’où l’on voit la place de la petite ville, sur laquelle donne aussi une porte fermée. » (Int., III, 1, p. 333). Or, dès la première scène, « une porte du fond s’ouvre. » (ibid.), laissant le passage à l’Inspecteur et aux Petites Filles. Les sorties précipitées de la fin de la scène se font par « la porte qui donne sur la place. » (Int., III, 1, p. 337). Une fois encore se dessine le topos de la place assiégée, l’espace privé, intime, de la chambre étant investi peu à peu par tous les 424 personnages de la pièce . Dans la scène de la demande en mariage, le Contrôleur donne peu à peu une réalité au décor de la chambre d’Isabelle : « J’y suis seul avec ces meubles et ces objets. […], ce secrétaire qui reprend ici son nom, […], cette gravure […] et ce porte-liqueurs […]. » (Int. III, 3, p. 340). La petite sous-préfecture existe par quelques objets non-scéniques en relation avec la vie municipale : « affiches », « panneaux », « urnes » des dernières élections (Int., I, 4, p. 285) et un élément architectural complète l’évocation, le « beffroi » qui sonne les heures (Int., II, 2, p. 313). Quant à la réalité quotidienne de la petite ville, elle apparaît dans ce « banc […] fraîchement peint » qu’évoque l’Inspecteur (ibid.) et dans les bruits réclamés par le Droguiste à l’acte III, liés à des objets précis : les « battoirs », « une trompe d’auto. » (Int., III, 6, p. 353), témoins de la vie d’une bourgade rurale touchée par la modernité. L’espace extra fictionnel du musée du Louvre se déduit des références culturelles du Contrôleur à la « Victoire de Samothrace » et à la « Vénus de Milo » (Int., I, 6, p. 294). e) Tessa. 424 L’Inspecteur, pourtant si obtus, le souligne : « Pensez-vous pouvoir, à notre âge, pénétrer dans la chambre ou dans le cœur d’une jeune fille autrement que par effraction ? » (Int., III, 1, p. 333). 160 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? Du premier tableau situé dans le « chalet Sanger », peu d’objets dénotent le lieu : seuls le « grand piano » (T, I, p. 359) et les « partitions » (ibid., p. 377) insistent sur cet univers de musiciens où prévalent le désordre et la vie de bohême sur lesquels Giraudoux met davantage l’accent que la pièce anglaise, nous l’avons remarqué dans notre analyse comparée des didascalies. f) L’Impromptu de Paris. « La scène est la scène même de l’Athénée. » et tous les objets la constituent comme 425 telle : « larampe », nommée dans plusieurs scènes , les « trappes » (IP, 2, p. 694), les « planches », « l’échelle » (ibid.), les « projecteurs » (IP., 3, p. 698) et jusqu’à « un des rosiers de L'Ecole des Femmes », du décor de Christian Bérard, ou encore cette fameuse « gloire », élément de machinerie sur laquelle Robineau s’élève dans la dernière scène. (IP, 4, p. 720,721, 724). Le vocabulaire technique inscrit donc le propos sur le théâtre dans un cadre concret, celui de la salle dans laquelle Jouvet a monté nombre de chefs d’œuvres. L’espace contigu, celui des coulisses, est encombré d’éléments de décors : « le puits 426 d’Electre », « la poutre du Château de cartes » . (IP, 1, p.693). Quelques détails nous rappellent qu’il s'agit d’une salle à l’italienne : il est question de « strapontin de galerie » (IP, 3, pp. 703- 704)), du « rideau rouge »(IP, 4, p. 715) ; la salle est décorée dans le goût néo-classique avec des « cariatides de stuc » (IP, 3, p. 704). Espaces contigus à la salle, « l’escalier »dans lequel discutent les comédiens (IP, 1, p. 689), le vestiaire présent de façon métonymique par les vêtements du public : « des hermines et des claques », une « cape de curé doyen », le Théâtre Libre avec sa « vraie pendule » sur scène, le Théâtre du Gymnase avec son « vrai piano » qui , selon une anecdote que Giraudoux reprend à son compte, aurait dégoûté à jamais du théâtre le père de l’acteur Renoir, c’est-à-dire le peintre (IP, 1, p. 692) : pour un artiste, peintre ou dramaturge, l’art n’est pas dans la copie servile de la réalité. Enfin, par le biais des « douze carabiniers [qui] tirent àl’escopette sur l’amant de Tosca. » (IP, 3, p. 708), nous avons une allusion à une scène dramatique ou lyrique selon qu’il s’agit de la pièce de V. Sardou ou de l’opéra de Puccini. L’espace s’ouvre sur les environs de Paris par l’évocation d’une partie de campagne qui tourne mal, Jouvet reprenant à l’Impressionnisme ses objets, meule, robes et souliers, dans une séquence en accéléré digne des meilleurs films comiques : « la pluie à deux heures, […], l’orage à trois, à quatre la foudre sur l’arbre qui les abrite, à cinq l’incendie de la meule qu’ils n’ont pu gagner qu’en massacrant dans la pluie robes et souliers. » (IP, 3, p. 697). Enfin, la mer fournit les objets de deux comparaisons du théâtre comme navire, d’abord par l’acteur Adam : « Ici, on se croirait sur des vergues, au large d’Ouessant. » (IP, 1,p. 692), puis par Robineau : « On dirait le plancher d’un navire… »(IP, 2, p. 694). Quant au ciel mythologique, il est affaire de machinerie théâtrale et d’humour : « Léon : Le tampon pour faire monter Iris est terminé, Monsieur Jouvet. […] Jouvet : […] je crois que nous allons la faire venir du ciel. C’est beaucoup plus régulier pour Iris. Tu vas me monter une gloire […]. » (IP, 3, p. 697). g) Cantique des cantiques. 425 IP, 1, p. 691 et 4, p. 713. 426 « Le Château de cartes, pièce en trois actes de Steve Passeur (théâtre de l’Athénée, 9 janvier 1937. » (TC. [Pl.], n. 3 de p. 693, p. 1601). 161 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux L’espace scénique, « Belle terrasse de café de luxe. Au Bois ou sur la Seine. » (C, p. 727) acquiert une réalité dès la première réplique : « Le Président : Quelle table me conseillez-vous, garçon ? »(C, 1, p. 727). Cet objet est matière à un discours sur les propriétés supposées des différentes tables : « la table des brouilles », « la tablemaudite » (C, 1, p. 730), suggérant ainsi la coexistence, dans le même espace, du faste et du néfaste. Les objet indiciels deviennent aussitôt des objets chargés de signes. « On sait combien les cafés sont des lieux chers à Giraudoux l’homme et à Giraudoux l’écrivain. Cet espace magique, traversé par des lignes secrètes, de la "terrasse d’euphorie" à la table maudite où se boivent filtres et philtres, constitue 427 le territoire minimum d’une vie totale. », écrit L.Gauvin . Le « haut comptoir » (C, 1, p. 728), la « serviette à essuyer les verres » (C, 1, p. 729), « l’échiquier », « le jeu de dames » (ibid.) font exister de façon métonymique l’espace contigu de la salle du café. L’espace élargi est d’abord celui de l’appartement de Florence avec ses « armoires » (C, 4, p. 736). La ville de Paris se révèle pour le Président lieu d’expansion, comme en témoigne la mention de « la voiture » (C, 2, p. 734, et 8, p.755). Dans un espace lointain, est nommée la ville d’Aix où s’est déroulé un congrès et où le Président a fait une cour assidue à Florence, lui offrant une « perle » (C, 6, p. 747) ; Versailles, comme Genève, lieux de conférences internationales, sont associées à des bijoux, « bague », « bracelet », offerts à Florence par le Président, mais aucun objet ne donne de réalité géographique ou politique à ces lieux : il s’agit de l’espace de la relation amoureuse. La déréalisation est évidente. h) L’Apollon de Bellac. « La salle d’attente à l’Office des Grands et Petits Inventeurs. » n’est pas un espace vide en dépit de l’absence de didascalies externes : outre « la table » et le « registre » sur lequel doivent s’inscrire les inventeurs, « buste », « chaise », « pendule », « téléphone » et « lustre » sont présents dans les répliques, constituant l’intérieur passe-partout d’un quelconque bureau ; de surcroît, c’est un espace fermé que défend l’Huissier, cerbère des temps modernes auquel Agnès lance en guise de galette la formule magique « Comme vous êtes beau ! ». De l’espace contigu, nous connaissons « l’escalier » aux « paillassons neufs » dénotant à la fois la propreté et le confort (Ap., 9, p. 945) ; le bureau du Président est à peine suggéré par sa « table » (Ap., 7, p. 935). L’espace élargi s’organise autour de trois pôles : la résidence du Président, l’appartement de Thérèse et le logement d’Agnès. La saturation de l’espace par les meubles et les objets décoratifs caractérise les deux premiers, l’accumulation dans une tirade du 428 Président en est la preuve : « fauteuil », « guéridon » voisinent avec la « pendule en onyx des Alpes », le « Gaulois mourant sur la cheminée », le « page florentin », la « bayadère à la grenouille » et les « chaises Directoire » (Ap., 8,p. 939-940), objets qui connotent la 427 TC (Pl.), Notice, p. 1610. 428 Nous retrouvons dans ce procédé un équivalent des nominations successives d’objets au second acte de Siegfried.et dans le contraste entre les logements de Thérèse et Agnès celui qui existe entre la pièce telle quel’on peut supposer qu’Eva l’a conçue et ce qu’en fait Geneviève, un espace sinon vide, du moins débarrassé du superflu. 162 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? bourgeoisie ; au contraire, du logis d’Agnès ne sont mentionnés que quelques meubles : « chaises en velours », « table », « cheminée » (ibid.). Enfin, le personnage de l’Apollon de Bellac inscrit dans l’espace scénique à la fois le lieu natal de Giraudoux et l’espace mythique, réunissant fiction et clin d’œil autobiographique dans la réplique du Monsieur de Bellac à Agnès : « C’est moi quil’extrais du terreau et du soleil antiques. » (Ap., 4, p. 928). i) La Folle de Chaillot. A l’espace ouvert du premier acte, « Terrasse chez Francis, place de l’Alma. », s’oppose apparemment en tous points l’espace clos du deuxième acte, « Un sous-sol aménagé en appartement dans la rue de Chaillot. » (FC, p. 951, p. 990). A l’acte I, les tables plusieurs fois nommées (FC, I, p. 963, 964, 966) structurent un espace social : devant, autrement dit à l’avant-scène, sont ceux qui ont le pouvoir de l’argent, et, derrière, la Folle de Chaillot, or, par une inversion intéressante, cet endroit est le « meilleur point de la terrasse ». (FC, I, p. 966) ; passant entre les tables, des personnages du petit peuple, des marginaux provoquent la colère du Président (ibid.). De l’intérieur du café proviennent un « verre », des « bocks » (FC, I, p. 963, 976). Au deuxième acte, la « porte » sépare et unit le dedans (le sous-sol habité par Aurélie) et le dehors, l’espace hors scène de la rue, de la ville de Paris, et l’on voit ainsi les quatre Folles en position d’assiégées : « Surveiller la porte ! Tu me fais peur ! » s’exclame Constance. (FC, II, p. 996). Irma contient à grand peine les groupes qui « arrivent par monômes » (FC, II, p. 1022) et le « petit vieux » (FC, II, p. 1027). Le refuge d’Aurélie est bien un espace clos, une sorte de caverne inverse de celle d’Ali Baba que le Baron a évoquée implicitement au premier acte (FC, I, p. 951) : elle ne recèle pas de trésor, mais un souterrain dont on ne revient pas, comme l’Enfer du Dante et cet antre ne s’entrouvre que pour les besoins de la lutte. Contrairement aux autres espaces clos dont nous avons remarqué qu’ils étaient assiégés, celui de La Folle de Chaillot fonctionne comme un piège, ce qui est un motif récurrent de la pièce et une inversion utopique par rapport aux pièces dans lesquelles l’invasion par 429 l’extérieur signifie toujours la défaite des héros . M. Rahmouni, évoquant ce jeu entre le réel et l’irréel, entre la caverne légendaire et la ville de Paris, écrit : « Giraudoux dessine le lieu théâtral de La Folle de Chaillot sur la ligne de partage 430 du rêve et de la réalité. » . J. Robichez, parmi les exemples qu’il donne de « projets spécifiquement scéniques inscrits dans le texte », nomme celui du second acte de La Folle de Chaillot « avec son mécanisme secretet son pan demur pivotant qui parodient le mélodrame (FC, II, p. 992), avec ses oubliettes (FC, II, p. 1025-1028) pareilles à la trappe d’Ubu Roi. » (op. cit., p. 123). Le « pan de mur » et la « trappe » mettent en communication l’espace scénique et le horsscène du sous-sol parisien que nous sommes réduits à imaginer d’après les répliques de l’Egoutier : « Après soixante-six marches, on trouve un carrefour en étoile dont chaque chemin aboutit à une impasse. » (FC, II, p. 992), souterrain dont les « mecs » et leurs complices ne reviendront pas ; quant au « carrefour en étoile » qui ne mène nulle part, 429 De cette remarque, il faudrait exclure Intermezzo au motif que tout finit bien, à savoir qu’est « couronné comme il se doit le lyrisme des fonctionnaires » (Int., III, 6, p. 356) et qu’est sauvée Isabelle, mais n’est-ce pas une forme subtile de défaite pour la jeune fille éprise d’absolu et pour la petite ville qu’aucun « état poétique » ne réveillera plus désormais ? 430 M. Rahmouni, « Inflation et effacement du texte dans La Folle de Chaillot », CJG n° 10, p. 89. 163 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux il pourrait bien être le double inversé de la célèbre place parisienne à partir de laquelle rayonnent de prestigieuses avenues. Le Baron, lui, conçoit Paris comme un lieu de conte : « Je me sens dans un de ces matins de Bagdad où les voleurs lient connaissance, et, avant de courir leur chance, se racontent leur vie. » (FC, I, p. 951). Le Prospecteur a pour ennemis « les démons ou lesgénies qui veillent sur les trésors souterrains »qu’il rapproche des « gnomes » gardiens de l’or du Rhin, les Nibelungen (FC, I, p. 962). La ville de Paris rejoint ainsi tout un imaginaire giralducien nourri des Contes des Mille et une nuits et de mythologie germanique. Une des originalités de La Folle de Chaillot est d’intégrer à l’espace scénique un espace onirique : « Le mur opposé au mur du souterrain s’est ouvert, et des cortèges sortent, que seule la Folle voit…[…]. Un dernier groupe sort du souterrain, composé d’hommes […] un peu miteux ». (FC, II, p. 1029). Autre espace contigu à l’espace scénique, la chambre d’Aurélie que l’on suppose exister par « l’armoire à glace » dans laquelle Pierre a retrouvé le« boa » (FC, II, p. 1021). Quant au « buffet », lexème précédé d’un article défini, il est peut-être un objet scénique, puisque les quatre amies prennent le thé et qu’il est question de « gâteaux », de « miel » (FC. II, p. 1005-1006). L’espace élargi de la ville offre l’occasion de situer des actions et des personnages et se construit, lui aussi, comme un espace social : « la Seine » et le « Pont de l’Alma » sont associés à Pierre et à l’ingénieur dont il était chargé par le Prospecteur de faire sauter le pavillon (FC, I, p. 967). L’espace géographique parisien est toujours en rapport avec des activités humaines liées à des objets, qu’il s’agisse de la « voiture d’enfant poussée » par le sénateur qui salue Gabrielle au cours de ses promenades « rue de Tournon » (FC, II, p. 999), de la « Bourse » et des « billets de cinq mille francs » (FC, II, p. 984), du « banc » des « Champs-Elysées » qu’occupe Joséphine (FC, II, p. 994), ou encore des fournisseurs célèbres : « Tu as fait graver des cartes chez Stern ! Tu lui as acheté des chocolats chez Gouache ! » (FC, II, p. 1020). L’espace des beaux quartiers, Chaillot, Passy, les Champs-Elysées, la Concorde, est largement représenté alors que celui des quartiers populaires est absent : il faudra nous interroger sur ce choix de Giraudoux. Le sous-sol parisien est avant tout un espace mythique, labyrinthique, infernal, tel qu’il apparaît par l’absence d’issue : « Les marches sont ainsi faites qu’on les descend facilement, mais qu’on ne peut les remonter. », confie l’Egoutier à Aurélie (FC, II, p. 992). L’espace extra fictionnel vient toujours renforcer le discours d’un personnage : il n’est question de Buenos-Aires dans les propos du Coulissier que pour évoquer cyniquement le moyen de procurer une « émeraude » à sa mère, à savoir les expulsions de familles pauvres de la capitale argentine (FC, I, p. 968). Dans cette pièce, Giraudoux nous paraît très soucieux de mettre en relation l’ici et l’ailleurs dans une géographie réelle, celle de la ville de Paris, autant que mentale ou imaginaire, ne laissant rien au hasard, en dépit du caractère fantaisiste ou onirique de nombre d’éléments, ceci étant à mettre en relation, bien évidemment avec le propos sur la société. j) Pour Lucrèce. 164 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? N’était la didascalie de l’acte I, « Terrasse d’une pâtisserie sous les platanes », qui propose, comme pour Cantique des cantiques et pour La Folle de Chaillot, un espace extérieur, bien peu d’objets le constituent comme tel : « [Monsieur Octave ] vous prie de bien vouloir choisir une autre table. Celle-là est retenue. », dit Joseph au comte Marcellus (Luc., I, 1, p. 1037) ; une didascalie indique qu’un « gros homme s’est levé d’une table et avance vers les deux femmes. » (Luc., I, 6, p. 1051). Quelques accessoires comme les « glaces », les « oublies » (Luc., I, 2, p. 1039), ou le « verre » que Lucile porte à ses lèvres (Luc., I, 5, p. 1050) sont censés rappeler le lieu, cette pâtisserie fréquentée par la bonne société aixoise, 431 et que G. Teissier rapproche du « célèbre café des Deux garçons sur le cours Mirabeau » . L’espace contigu n’a guère plus de consistance : il constitue, avec la terrasse, un espace aussi vague. « Les actes II et III se passent dans des lieux fermés, antithétique. A la chambre de Marcellus, repaire de don juan, chambre des amours clandestines, où se passe le second acte, s’oppose au troisième le bureau du vertueux Procureur impérial, tout entier résumé dans les bustes de Cujas et de Lycurgue. », commente encore G. Teissier (op. cit., p. 1268). A l’acte II, aucune didascalie concernant les objets du décor ne vient dénoter le vice, cependant, une tirade d’Armand le suggère : « Elle [Paola] est l’habituée de ces fauteuils […], de ces lampes […], de ce canapé… »(Luc., II, 3, p. 1081). Le seul élément du décor qui soit nommé est la « porte » par laquelle Paola entre et sort de sa cachette. (Luc., II, 1, p. 1073, II, 3, p. 1083). Dans un espace dévolu à l’application de la loi pénale, le bureau de Lionel, les « bustes » du législateur spartiate et du jurisconsulte célèbre par ses travaux sur le droit romain sont rapprochés par la didascalie liminaire de l’acte III : ces objets connotent le sérieux, la gravité, et la sévérité qui sont ceux du personnage qui travaille dans ce bureau. Toute une série d’objets concrétise d’ailleurs ce lieu de travail dans une réplique de Lionel : « la table », le « bureau », les « plumes », les « crayons » (Luc., III, 2, p. 1093). Cet espace englobe aussi une « glace » devant laquelle le Procureur répète ses réquisitoires comme un comédien son rôle (ibid., p. 1094). La « porte » de Lucile, à laquelle il frappe vainement plusieurs fois, et qu’elle finit par ouvrir, permet une découverte sur l’espace intime de la chambre, espace interdit aux regards des spectateurs comme il est, dans cet acte, interdit au mari (Luc., III, 1, p. 1091-1092). 432 L’espace élargi s’étend à la ville d’Aix où circulent des « lettres » d’amour illicites et des billets (cf. Luc., I, 1, I,2), au Cours Mirabeau, à l’Opéra, aux rues, à l’église, à la prison, lieux que ne concrétisent aucun objet, et, plus loin, à « l’enclos d’Orsel » où les témoins de Marcellus et d’Armand attendent avec les pistolets. Dans cet espace urbain, des lieux spécifiques ont une grande importance : la demeure de Paola et d’Armand, celle de Lucile et enfin la maison de Barbette. De la première sont nommés des meubles, « secrétaire », « commode », « bureau d’appui », « tableaux » (Luc., I, 5, p. 1049), « meubles enpalissandre » (Luc., I, 7, p. 1056), « les vases de Sèvres » (Luc., I, 9, p. 1064) qui tous connotent la richesse. C’est Paola qui évoque « le lit vide » de Lucile lors des absences du Procureur, et c’est encore elle qui parle de la maison close de Barbette « sur la route de Brignoles » (Luc., I, 10, p. 1066). Notons que ces lieux gardent, dans les trois actes, leur statut d’espaces non-scéniques et que nous ne connaissons sa demeure qu’à travers le regard d’Armand, mari aveugle puis lucide, et à travers celui de Paola la maison de Barbette. Le deuxième acte confronte deux espaces hors scène, la maison du viol supposé et celle 431 TC (P), p. 1265. 432 Il faut rappeler que le lieu de l’action a changé d’une version à l’autre : de Venise, il est passé à Aix (cf. J. Robichez, Notice de la pièce, TC [Pl.], p. 1792). J. Robichez poursuit : « Bien qu’il ne soit pas un auteur soucieux de la couleur locale, on ne doit pas négliger […] une ambiance romanesque et sentimentale, l’élégance des vieux hôtels, un classicisme persistant dans ce XXème siècle […], tout cela très à la mode dans les années 1920-1930 et qui pouvait éveiller en 1942 une singulière nostalgie. » (ibid., p. 1793). 165 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux de Lucile, l’accent étant mis, dans les deux cas, sur les « miroirs » et sur « le lit » qui renvoient à la maison close, mais ont surtout une fonction dramatique. Le troisième acte insiste sur l’intérieur de cette chambre où Lucile croit avoir été violée : « couvre- pieds » et « bougeoirs » (Luc., III, 4, p. 1106), « table de nuit » (Luc., III, 8, p. 1115) dressent le décor : ainsi à « l’Odalisquenue », tableau qui orne la maison d’Armand (Luc., I, 5, p. 1049), fait écho l’image d’une Lucile abandonnée dans une pose lascive. Il n’y a quasiment pas d’espace lointain dans cette pièce : à peine une charrue sans laboureur entrevue (Luc., I, 8, p. 1058), « les fenêtres des châteaux ruinés » par lesquelles Lucile s’obstine à voir « les passages de fantômes », selon son mari (Luc., III, 2, p. 1095) et qui constituent un espace mythique à résonances romantiques dans l’imaginaire conventionnel d’une femme qui apprend par cœur des Harmonies poétiques de Lamartine. Ces vagues échappées marquées par des allusions à la littérature et à l’opéra romantiques ne permettent pas à Lucile de se soustraire à un destin tragique qui emprunte à Madame 433 Bovary le poison et les stéréotypes du romantisme moqués par Flaubert . Que pouvons-nous retenir des relations entre les objets et l’espace ? Globalement, une tendance à multiplier les objets indiciels dans le hors scène et à les utiliser avec parcimonie dans le « en scène », comme si chassés par le refus théorique du mimétique, ils revenaient en force. Cette remarque vaut pleinement pour les pièces bibliques, le petit nombre d’objets indiciels de l’espace scénique s’opposant à l’évocation précise des horreurs du siège dans Judith ou des villes maudites dans Sodome et Gomorrhe. Dans les pièces antiques, les objets scéniques structurent un espace tri-dimensionnel, à la fois signe de modernité et porteur de valeurs symboliques, celle des relations entre les dieux et les hommes et celle du pouvoir, tandis que les objets non-scéniques contribuent, comme dans les pièces bibliques, à faire peser les menaces extérieures sur les personnages. Ondine et Supplément au voyage de Cook constituent des cas à part : à la présence du surnaturel dont Giraudoux use avec sobriété en scène dans Ondine, le hors-scène oppose un effet de réel, si bien que l’on ne sait plus trop bien si le château de Hans évoqué dans le lointain au premier acte est plus ou moins « réel » que celui dans lequel se déroule l’action du troisième. Supplément au voyage de Cook confronte deux espaces, l’ici et l’ailleurs étant inversés par rapport au regard européen, le hors-scène tahitien venant perturber l’espace scénique européanisé par les Anglais : les objets brouillent les frontières entre nature et culture. En raison de la diversité des œuvres, il est plus difficile de dégager des constantes pour les pièces modernes. Se confirme néanmoins une propension à accroître le nombre d’objets indiciels, les objets non scéniques élargissant l’action à une ville, à une région, à un pays, voire à l’Europe, ce qu’il faut mettre en résonance avec la fable et les thèmes abordés. La bipolarité est récurrente dans ces pièces : Gotha/ Paris, l’Allemagne/ la France, la campagne/ la bourgade, l’Athénée/ les autres scènes parisiennes, Tahiti/ l’Angleterre, ou encore deux images de la ville de Paris. Cette bipolarité est le signe de l’oscillation entre deux pôles, motif fondateur de l’imaginaire giralducien systématisé et mis à distance par l’humour dans l’évocation par le Contrôleur des carrières de fonctionnaires. Cette bipolarité va de paire avec une façon de voir le monde, la politique, le théâtre, la ville, la vie : avec 434 une éthique, inséparable, comme l’a montré R.-M. Albérès, d’une esthétique . Il est deux autres remarques valables pour la presque totalité des œuvres, toutes catégories confondues : l’interférence de l’espace privé et de l’espace public et le fait que 433 434 166 Luc., I, 4 et 5, p. 1047. Luc., III, 1, p. 1091-1092. R.-M. Albérès, Esthétique et morale dans l’œuvre de Jean Giraudoux, Paris, Nizet, 1957. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? 435 tout espace clos soit, d’une façon ou d’une autre, un espace assiégé . Il est quasiment impossible de tenir longtemps la distinction entre le privé et le public dans le théâtre de Giraudoux : une cour intérieure de palais, celui de Priam ou celui d’Agamemnon, n’échappe pas plus aux querelles familiales qu’à la guerre venue de l’extérieur. F. Torres Monreal a mis en lumière ce qu’il appelle la « poétique de la ville assigée » dans trois pièces, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Electre, Sodome et Gomorrhe : il a montréque « la figuration spatiale du cercle […] est soulignée par les sèmes "sans issue" 436 et "menacé de l’extérieur et de l’intérieur". » or il nous semble que cette configuration s’applique à tous les espaces clos giralduciens, salle d’attente et bureau de Siegfried, maison de Judith ou tente d’Holopherne, chambre d’Alcmène, cabane d’Auguste, chambre d’Isabelle, sous-sol d’Aurélie, chambre de Marcellus ou bureau du Procureur impérial. Les personnages n’y sont pas à l’abri des intrusions de leurs adversaires, ce qui est le plus fréquent dans ce théâtre, ni de celles d’êtres surnaturels plus ou moins bien intentionnés : 437 l’image de la « cloche à plongeurs qu’est toute maison humaine » convient parfaitement à cette position d’assiégés des personnages giralduciens que portes et murs ne protègent d’aucune menace. A ces conclusions, il faut apporter le correctif de trois exceptions : le « siège » de la salle d’attente des Grands et Petits Inventeurs par Agnès et le Monsieur de Bellac finit presque bien, par la réussite sociale d’Agnès, et celui de l’Athénée par le député Robineau se conclut par le haut à tous les sens du terme : la « gloire » élève Robineau, le char de Thepsis et le char de l’Etat progresseront, réconciliés, du moins le suppose-t-on ; quant à l’issue favorable de La Folle de Chaillot pour la ville de Paris et ceux que menacent les « mecs », elle relève de l’utopie. L’espace ouvert, « terrasse d’euphorie » des cafés et pâtisseries, de la campagne limousine ou de la clairière tahitienne, serait-il paradoxalement plus protecteur ? Lieu de tous les possibles, de tous les espoirs, il se révèle très vite lieu de rencontres inquiétantes, d’affrontements, de stratégies de lutte ou de séduction. Enfin se confirme chez Giraudoux une tendance à vider l’espace scénique et, dans un mouvement inverse, à multiplier les objets indiciels pour le hors-scène : l’influence de Jouvet élève de Copeau défenseur, lui, du « plateau nu » est-elle une explication suffisante ? La référence au théâtre de Racine peut fournir une autre explication : le lieu scénique est avant tout le lieu d’affrontements. Cela ne résout pas la question du grand nombre d’objets extra-scéniques qu’à notre connaissance aucun commentateur n’aborde vraiment. Doit-on considérer qu’il s’agit de la recherche d’un effet de réel dénié à l’espace scénique et dans quel but ? S’agit-il de renforcer l’illusion théâtrale ? Il semble bien que ce soit le cas pour les pièces modernes dans lesquelles l’espace contigu « existe » pour justifier, semble-t-il, l’espace scénique, ainsi des intérieurs de cafés et de pâtisserie. Siegfried nous conduit vers une autre piste puisque l’espace contigu des actes un et trois devient l’espace scénique de l’acte II et inversement, comme si la demeure du conseiller d’Etat devait avoir une réalité dans l’imaginaire du 435 Chez les auteurs contemporains de Giraudoux, l’espace clos est souvent le lieu du pouvoir, pouvoir qui a le contrôle des portes par des gardes, comme chez Racine, ou par ou son équivalent moderne, le garçon d’étage de Huis clos : maison puis palais royal d’Ubu, palais de Ferrante dans La Reine morte, palais de Créon dans Antigone d’Anouilh, salon « enfer » chez Sartre. 436 437 F. Torres Monreal, « La poétique de la ville assiégée », CJG n° 34, p. 169-170. Image employée par le Contrôleur qui prétend, en fermant toutes les issues de la chambre d’Isabelle, la protéger du Spectre et qui reçoit immédiatement un démenti par l’entrée de celui-ci (Int., III, 3, p. 345). 167 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux lecteur ou du spectateur : il en va de même pour l’immeuble dans lequel se trouve « l’Office des Grands et Petits Inventeurs » de L’Apollon de Bellac et pour le théâtre de l’Athénée, cas limite, puisque celui-ci existe vraiment et que Giraudoux prend la peine de le localiser 438 précisément dans Paris . Une remarque de C. Hallak à propos de La Folle de Chaillot nous paraît devoir convenir à l’ensemble du théâtre de Giraudoux : « La dramaturgie de La Folle de Chaillot repose [.. ;] sur un jeu qui marque le décalage entre ce que l’on montre sur scène et ce que l’on suggère au 439 spectateur. » . S’agit-il d’un héritage du symbolisme ? L’irréalisme fondamental du théâtre symboliste est tempéré chez Giraudoux par son attachement aux objets précisément car dans cet ailleurs non scénique, il donne à imaginer non seulement les actions des personnages mais leur relation à un certain nombre d’objets. Lequel des deux espaces est le plus vrai de l’espace scénique à peine esquissé comme dans Sodome et Gomorrhe, voire clairement désigné comme mirage – le palais d’Electre – ou l’espace hors scène lié au passé des personnages, à leurs désirs frustrés, à leurs fantasmes ? Nous avons vu en effet que les objets indiciels permettent de souligner des contrastes, voire des oppositions irréductibles entre des lieux qui se chargent alors de valeurs symboliques, idéologiques la plupart du temps, et, à travers les lieux, entre des personnages, ainsi dans L’Apollon de Bellac ou Pour Lucrèce. Plus subtilement s’instaurent des échos entre les espaces évoqués, à l’intérieur d’une œuvre, voire d’une œuvre à l’autre : désolation du champ de bataille de Judith et des villes maudites de Sodome et Gomorrhe, ville et campagne riches de promesses, Troie ou Argos, promises à la destruction. Il nous semble donc que l’effet de réel tout comme le décalage sont dépassés par tout un système d’objets signes qui fonctionnent entre eux et construisent un espace imaginaire fait d’oppositions et d’échos dans l’ensemble de l’œuvre dramatique. C) La question de la couleur locale et des anachronismes : des choix spatio-temporels. Ni l’un ni l’autre terme ne se trouve dans le Dictionnaire du théâtre de M. Corvin ni dans celui de P. Pavis. Seule A. Pierron, dans son Dictionnaire de la langue du théâtre, propose un article dont nous donnons ici l’essentiel : 438 439 Entre la rue Boudreau et la rue Caumartin (IP., 4, p. 717). C. Hallak, « La dialectique du frai et du faux dans La Folle de Chaillot », CJG n° 25, p. 49. Sans doute faut-il voir dans ce jeu complexe entre le visible et l’invisible cette influence du cinéma sur la scène à partir des années 20 à laquelle fait allusion G.-D. Vierge : dans les nouvelles écritures dramatiques se multiplient les « passages sans aucune transition d’un lieu à un autre, d’un monde à l’autre, allant jusqu’à matérialiser l’invisible, ou laissant le spectateur le soin d’imaginer le réel. » (G.-D. Vierge, « L’art dramatique et l’évolution économique et sociale depuis 1914 », dans J. Jacquot, Le Théâtre moderne. Hommes et tendances, Paris, Editions du CNRS, 1961, p. 20). Si Giraudoux n’a pas renoncé au découpage enactes au profit de tableaux (exception faite de Tessa où ils viennent du modèle anglais) et s’il maintient une cohérence par l’évocation dans un acte d’un lieu non scénique qui devient scénique dans un acte suivant, contrairement à la discontinuité recherchée par les auteurs d’avant-garde, il n’en demeure pas moins que la prégnance du hors scène et, dans une moindre mesure, de l’invisible sur scène, dépasse les souvenirs du théâtre symboliste. 168 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? « COULEUR LOCALE. Au théâtre, elle concerne les ACCESSOIRES et les COSTUMES qui doivent respecter la réalité : le lieu de l’action, le statut social des personnages, et non pas les conventions arbitraires mises en place par l’époque 440 classique. » . Elle ajoute que, par la fondation de son Théâtre historique, A. Dumas s’est fait « le champion de cette vision des choses qui prépare l’avènement du naturalisme. ». Elle rappelle également que « l’expression, jusqu’alors réservée à la peinture, fait son entrée au théâtre. ». En effet, la « couleur locale » était requise dans les tableaux mythologiques et dans la peinture d’histoire, les « grands genres » selon l’Académie. A. Pierron cite un texte critique de T. Gautier et une réflexion de C. Dullin. Le premier rendant compte d’une représentation écrit : « [...] la tragédie, telle que les grands maîtres du dix-septième siècle l’ont entendue, ne se pique nullement de couleur locale. Elle ne connaissait ni le mot ni la chose. […]. L’analyse dialoguée des passions devant un vague fond d’architecture […] n’a pas besoin d’un costume précis, et la tragédie qui se jouait en perruque, en tonnelet et en robe à paniers, pourrait se représenter tout aussi bien en habit noir. ». Et Gautier de critiquer « l’attirail pompeux » du Théâtre Français : « chlamydes, peplos, tuniques, manteaux, cothurnes, et même un décor un peu trop pompéien pour le palais 441 de Buthrote où se passe l’action. » (ibid.). Ce compte-rendu de spectacle nous paraît particulièrement intéressant et ce, à plusieurs titres : Gautier a été l’un des hérauts du théâtre romantique, présent à la « bataille d’Hernani » en 1830, or, quarante ans plus tard, sa réflexion témoigne d’un rejet de ce qui avait été l’un des éléments dramaturgiques 442 du drame romantique, en particulier de la conception de V. Hugo . L’idée de jouer en costume contemporains des spectateurs, et non de l’époque historique de l’action de la pièce est associée à ce que Giraudoux appelle un « décor de convention », ce « vague fond d’architecture » qui suffit à suggérer un lieu . C. Dullin, metteur en scène du Cartel, écrit dans Mise en scène et commentaires de Cinna que « les soucis de détail de couleur locale qui entraînent une figuration réaliste des 443 lieux, sont des ornements dont la tragédie peut se passer. » . La question des anachronismes est à replacer dans le cadre plus général de la reprise des mythes antiques par nombre d’artistes et d’auteurs de l’entre deux guerres : elle s’inscrit en partie dans le néo-classicisme qui a vu le jour bien avant 1914 dans tous les arts, de L’Après-midi d’un faune de Mallarmé et plus tard Debussy à Daphnis et Chloé de Ravel en passant par Œdipe de Gide et Les Mamelles de Tirésias d’Apollinaire. La part des anachronismes, pour ce qui est des œuvres théâtrales, y est fort variable et les intentions qui 440 441 A. Pierron, Dictionnaire de la langue du théâtre. Mots et mœurs du théâtre, Paris, Le Robert-VUEF, 2002, p. 148. Le Théâtre Français a longtemps été le gardien d’une tradition qui ne remonte qu’à la Révolution et à l’Empire, celle du néo- classicisme. Quant au décor « pompéien », il rappelle le goûtà la mode sous le Second Empire. 442 Les seuls romantiques français sont pour Giraudoux Nerval et Vigny : « Tous les autres sont des anti-romantiques ! Voyez leurs drames historiques ! Ils ont commencé par inventer les décors et ils ont ensuite inventé des personnages qui puissent tenir dans er les décors…. » (André Lang, « L’Enchanteur Giraudoux », Les Annales politiques et littéraires, 1 décembre 1929, interview citée dans CJG n° 14, p. 139). 443 C. Dullin, Mise en scène et commentaires de Cinna, 1948, cité dans A. Pierron, Dictionnaire de la langue du théâtre. Mots et mœurs du théâtre, op. cit., p. 148. 169 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux président à leur introduction ne se résument pas à la parodie comme c’est le cas dans les livrets de Meilhac et Halévy, La Belle Hélène ou Orphée aux enfers, écrits pour Offenbach. La perspective a changé : l’on cherche à actualiser les mythes ou à parler, à travers eux de l’époque contemporaine, non sans les mettre à distance par l’humour ou la désinvolture. Le retour aux mythes est également une « revanche de l’humanisme dont on a proclamé la 444 faillite. », écrit G. Quéant . Les figures et les mythes bibliques déjà remis à l’honneur par 445 Flaubert, Mallarmé, Wilde et, dans l’entre-deux-guerres par Bernstein , n’échappent pas au palimpseste et à la question de l’anachronisme. « Si le procédé [de l’anachronisme] se retrouve sous la plume de Giraudoux, ajoutez 446 [aux termes "plaisant" et "canular"] : spécialité de normaliens », écrit A.-M. Monluçon à qui nous emprunterons quelques éléments de réflexion. Elle rapproche Sartre et Giraudoux qui « pratiquent l’anachronisme d’actualité » pour s’interroger sur [l]es fonctions, [l]es effets et 447 [l]a portée ” des anachronismes. » Nous confronterons ses choix à ceux d’autres auteurs. L’on « prête [à l’anachronisme] deux fonctions contradictoires. Tantôt il confère à l’action 448 l’intemporalité et l’universalité par "décontextualisation", tantôt il installe l’intrigue (sic) dans une autre temporalité que son cadre d’origine, voire dans le présent de l’auteur et de son public, en opérant une "actualisation" du mythe. », et de faire référence à J. Robichez qui a été le premier à soulever cette question pour le théâtre de Giraudoux où il trouve ces 449 deux valeurs de l’anachronisme . 450 J. Labesse rappelle la définition la plus courante de l’anachronisme : « erreur historique ou chronologique qui consiste à inclure dans une période donnée des événements, des faits, des personnages ou des objets appartenant à une autre période. » Or, chez un écrivain, l’anachronisme est la plupart du temps le résultat d’un choix délibéré, non d’une erreur, et cela est particulièrement vrai pour les auteurs dramatiques du vingtième siècle. Ne retenant ici que les objets qui peuvent renvoyer à un autre moment que celui de la fable, nous emprunterons également à J. Labesse la distinction qu’il opère entre différentes catégories : « les anachronismes de mots désignent soit des réalités matérielles qui n’existent pas à l’époque », comme les « savons » nommés par Hélène (GT, I, 9, p. 516), « soit des objets existants maisqui ne s’appelaient pas ainsi », telle la « hune » d’un navire (GT, II, 12, p. 540) ; « lesanachronismes historiques et matériels à la fois concernent des usages, des symboles ou des significations d’ordre social, politique ou religieux attachés à des objets matériels » comme les « arcs de triomphe. ». 444 G. Quéant, Encyclopédie du théâtre contemporain. L’âge d’or de la scène française et européenne, dirigée par, Paris, Olivier Perrin éditeur, 1959, p. 96. 445 446 La figure de Salomé présente dans Hérodias (Trois Contes) de Flaubert, Hérodiade de Mallarmé, Salomé de Wilde. A. M. Monluçon, « Anachronisme et actualité dans Electre de Jean Giraudoux et Les Mouches de Jean-Paul Sartre », TM, 53e année, octobre-novembre 1998, n° 601, p. 77. 447 448 449 Ibid. Nous laissons à l’auteur de l’article la responsabilité de la confusion entre intrigue et action que l’on ne saurait nous imputer. J. Robichez, Le Théâtre de Jean Giraudoux , op. cit., p. 83, 85. S’agissant des objets anachroniques auxquels, l’épée d’Oreste mise à part, A.-M. Monluçon n’accorde aucune attention, nous ne retiendrons dans le cadre de ce chapitre que les effets liés au cadre spatio-temporel de l’action, réservant à notre troisième partie la portée idéologique, ainsi que la fonction esthétique desdits objets. 450 J. Labesse, « Les anachronismes dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu », in Analyses et réflexions sur Giraudoux, La Guerre de Troie n’aura pas lieu,Paris, Editions Marketing,collection « Ellipses », 1989, p. 44. 170 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? 451 Un relevé rapide nous a convaincue de la nécessité de complexifier l’analyse : nous avons répertorié plusieurs familles d’objets « anachroniques », subséquemment, parmi les réalités matérielles inconnues à l’époque supposée de la fable, il nous a paru évident de distinguer entre objets scéniques et objets hors scène, ces derniers étant de très loin les plus nombreux ; ensuite, nous avons retenu des objets que leurs caractérisations rendent anachroniques, puis nous avons relevé quelques lexèmes désignant des objets qui pouvaient exister mais « qui ne s’appelaient pas ainsi », pour reprendre les termes de J. Labesse ; enfin, nous nous sommes intéressée à la présence, si originale, d’objets anachroniques dans nombre d’images et de figures de style. Nous ne saurions, bien sûr, nous en tenir à un simple inventaire : nous tenterons de déterminer la signification des divers objets anachroniques, nous autorisant quelques confrontations avec des œuvres contemporaines de celles de Giraudoux. Pour mieux répondre à la question du rôle que jouent les objets anachroniques dans le cadre de l’action, nous avons opté pour une présentation qui réunit les pièces dites « bibliques », puis celles dites « antiques », ensuite, nous avons abordé le cas d’Ondine et de Supplément au voyage de Cook. Enfin, il nous a paru indispensable de faire un sort particulier aux objets anachroniques présents dans les figures et les images. 1) Dans les pièces à fable « biblique ». Dans un article sur Judith et Sodome et Gomorrhe, M. Autrand écrit : « Giraudoux a choisi uncadre temporel biblique. Il a choisi en même temps de ne pas lui être fidèle. ». D’après lui, les « noms de lieux et de choses permettent à Giraudoux de susciter par 452 là, selon un procédé avéré, [une] atmosphère biblique à la fois lointaine et proche. » . Cependant, les anachronismes historiques et matériels ne mettent-ils pas à distance ces notations spatio-temporelles ? a) Judith. R. Kemp, faisant l’éloge de Judith, défend les anachronismes : « Jamais M. Giraudoux n’a créé avec autant de bonheur ces ambiguïtés de la chronologie, ces chatoiements de civilisations, ces interférences entre les rayons de l’antiquité et d’aujourd’hui qui sont un de ses prestiges. On sent l’effort dans les anachronismes […] des opérettes de Meilhac et Halévy […]. Ceux de M. Giraudoux sont la poésie même […]. L’aventure de Judith est, dit-on, de 672 avant Jésus Christ. La Judith de M. Giraudoux est une mondaine de 1931, et les maisons de Béthulie ont des placards et des cheminées, comme ses rues ont des réverbères et ses hôpitaux sentent l’iode et l’éther. […]. Ce pourraient être de faux brillants, de vaines acrobaties d’humoriste : c’est la substance même du 453 langage de Judith. » . 451 452 Voir Annexe 5. Objets anachroniques. M. Autrand, « Temps dramatique et temps biblique dans Judith et Sodome et Gomorrhe », dans Le Temps dans l'œuvre de Giraudoux, Actes du colloque de la Société Internationale des Etudes Giralduciennes, Faculté des Lettres et Sciences Humaines Saïs-Fès, Université Sidi Mohamed Ben Abdellah, Fès, 2001, p. 417-427. 453 R. Kemp, Lectures dramatiques. Chronique théâtrale (D’Eschyle à Giraudoux), Paris, La Renaissance du livre, 1947, p. 204. 171 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Il nous paraît intéressant de voir R. Kemp, contemporain de la création des pièces de Giraudoux, mettre l’accent sur la valeur des anachronismes si décriés, et signaler comme exemples des objets : ce n’est pas si fréquent. La distinction qu’il opère entre un usage conventionnel des anachronismes, par la référence aux librettistes d’Offenbach, et ceux de Giraudoux, est d’importance : elle oppose un ornement plaisant à ce qu’il appelle « la substance du langage » de la pièce, autrement dit à une poétique. H. Baudin, pour sa part, écrit qu’on a dans cette pièce« la plus forte concentration d’anachronismes de tout lethéâtre de Giraudoux, et leur plus forte ostentation, comme si l’auteur avait voulu atténuer par là et par un hédonisme à fleur de peau le caractère sombre 454 et subversivement païen de la seule pièce qu’il ait intitulée tragédie. » . Il cite de nombreux objets anachroniques présents dans les variantes écartées pour décrire le costume de la mort telle que la voit Judith, « bas », « justaucorps », « chemisette ». Il ne subsiste dans la version définitive que les vêtements anachroniques attribués à Judith, « souliers », « chaussures » (Jud., I, 6, p. 219, III, 7, p. 269) qui s’opposent aux « sandales » nommées par Jean (Jud., III, 1, p. ), « robes » et « manteau », mentionnés à plusieurs reprises pour 455 Judith, Egon ou Suzanne , et des objets qui soulignent l’appartenance sociale de Judith à un milieu riche comme les « bijoux à chaînette de sûreté » (Jud., II, 2, p. 234). Cette jeune fille de bonne famille est surtout une jeune fille des temps modernes, « moitié garçonne et 456 moitié demi-vierge », comme l’écrit G. Teissier . Le lieu même de l’action tel qu’il apparaît dans l’injonction de Joseph à ses domestiques : « Dans l’escalier ! Dans les placards ! dans la cheminée ! Il ne nouséchappe pas, cette fois. » (Jud., I, 1, p. 199) est complètement anachronique, puisqu’il renvoie à l’espace clos du théâtre de Boulevard, en particulier par le mot « placards », refuge traditionnel des amants, alors que l’homme dont il s’agit de s’emparer est l’un des prophètes qui réclament Judith : la facétie rompt, d’entrée de jeu, le ton tragique annoncé par le soustitre de l’œuvre. Le hors scène évoqué par Jean est celui d’une ville moderne en proie à la propagande et dans laquelle les graffitis expriment des revendications, en l’occurrence, une revendication orientée par le « parti » des prêtres : « Tu as vu sur toutes les vitres des boutiques, sur chaque piédestal de réverbère, gravée au diamant ou tracée au charbon […] cette phrase stupide sur la plus belle et la plus pure de nos filles séduisant Holopherne ? » (Jud., I, 2, p. 207). Tout aussi peu biblique est « la boîte de conserve » que Judith fait donner au petit Jacob (Jud., I, 3, p. 205) et qu’il rapporte pour ne pas rompre ce que la propagande des prêtres lui fait appeler « le jeûne », alors que ce sont les privations imposées par le siège de la ville (Jud., I, 4, p. 208) : cet objet n’évoque-t-il pas la réalité très moderne de nouveaux modes d’alimentation que l’influence américaine et les difficultés liées à la crise de 1929 457 ont imposés ? Le « poignard », objet central de l’action, est une arme des temps modernes et les outils de menuisier, « scies » et « marteaux » brandis par les adversaires de Judith, les prophètes et le peuple, sont également anachroniques : ils semblent sortis du martyrologe chrétien tel qu’il apparaît dans La légende dorée et dans certaines enluminures médiévales (Jud., III, 454 455 456 ème 3 457 172 H. Baudin, La Métamorphose du comique de Jarry à Giraudoux…, op. cit., p. 500. Jud., I, 6, p. 219, I, 8, p. 222, 226, II, 1, p. 231, I, 6, p. 249, III, 3, p. 259, III, 8, p. 276. G. Teissier, « L’image de la femme dans l’œuvre de Jean Giraudoux », Des Mots et des mondes, op. cit., p. 89. Voir infra, partie, chap. 1, Un théâtre d’idées. Sur cette invasion des produits modernes venus d’Amérique, cf. FC, II, p. 999. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? 4, p. 262). Holopherne, quant à lui, dans la tirade séductrice adressée à Judith, esquisse une image des mondanités : « Songe au thé de cinq heures sans péché mortel, avec le beau citron et la pince à sucre innocente et étincelante. » (Jud., II, 4, p. 245). Le rêve pré458 adamique ne reste pas dans les régions éthérées : Holopherne est un être charnel, et son créateur, un auteur plein d’humour. Les anachronismes concourent ici à mettre en valeur la vie dans son immédiateté. Dans une relation plus complexe à l’histoire contemporaine et au mythe, un anachronisme historique et matériel apparaît dans une réplique de Paul, le coadjuteur du rabbin : « Paul : Tu vois nos morts se relever dans les tranchées en entendant crier : "Debout les morts !", des anges combattre devant l’infanterie avec des épées lumineuses et incassables, et l’apoplexie ou le remords foudroyer à point le maréchal ennemi ? » (Jud., I, 2, p. 203). Le vocabulaire biblique avec les « anges » est associé implicitement, par la présence des « épées », à un épisode de la Genèse souvent représenté, Adam et Eve chassés du paradis terrestre par un ange qui manie un glaive, or le rapprochement avec un lexique du jouet moderne par les caractérisations données à l’objet, ces « épées lumineuses etincassables », ôtent à la référence biblique sa gravité : irrévérence de Giraudoux, goût de la provocation ? Giraudoux nous parait plus humoriste qu’iconoclaste. N’est-ce pas le moyen de mettre à distance le surnaturel qui vient prendre pied dans le temps humain ? L’ironie du grand rabbin exclut le miracle. A ce lexique viennent s’ajouter des termes qui font explicitement référence à la Première Guerre mondiale, « tranchées », « infanterie », « maréchal », aboutissant à un double décalage temporel qui a pour effets à la fois une déréalisation du siège de Béthulie, une démythification de la Genèse et, pour Giraudoux comme pour ses contemporains, le souvenir des horreurs de la guerre. Au second acte, Giraudoux met dans la bouche d’un des officiers assyriens s’adressant au faux Holopherne une énumération qui reprend les topoï de l’antisémitisme des années 30 : « Songez que de votre étreinte avec cette pucelle va naître une série d’êtres et de symboles déjà presque rayés de l’univers, le tailleur de casquettes et l’usure, le virtuose et la prophétie. » (Jud., II, 2, p. 237). Les deux groupes binaires ne comportent qu’un élément concret, un des métiers traditionnels des Juifs, en complet décalage avec la situation, Otta prédisant l’avenir du peuple juif au prétendu Holopherne. Le second terme, « l’usure », reproche habituel des chrétiens à l’égard des Juifs auxquels, à l’époque médiévale, ils abandonnaient cette activité, entre en parallèle avec ce que nous voyons effectivement à l’œuvre dans la tragédie, l’impact des prophètes et la manipulation à laquelle se livrent les prêtres en ce domaine, tandis que le métier humble des « tailleurs de casquettes » a pour pendant « le virtuose », allusion aux nombreux musiciens juifs au talent exceptionnel. L’objet anachronique entraîne ici toute une vision des choses, écho du monde extra théâtral dans 459 lequel la pièce voit le jour . M. Autrand, commente ainsi la valeur des anachronismes de Judith : « C’est un point sur lequel l’évocation de l’époque (biblique) s'éloigne tout à fait de celle, réaliste, d’un Henry Bernstein […] dont les critiques ont vanté pour 458 459 Voir. 3 ème partie, chap. 1, Le choix de l’immanence. Que ce discours soit tenu par un Assyrien ennemi des Juifs qui reprend les clichés sur les Juifs ne change rien à la fonction de « résonateur » de son époque et des préoccupations du public attribuée par Giraudoux au théâtre. 173 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux sa Judith la reconstitution minutieuse, la précision jusque dans les moindres 460 détails. » . En effet, à la pièce de Bernstein ne manquent ni la présence du Livre (J., I, 2, p. 233), ni la panoplie guerrière, la « cuirasse » de Saaph (J., I, 3, p. 265) ni le « bouclier » d’un Garde (J., II, 1, p. 277), ni la « petite panthère d’émeraude » cachet d’Holopherne suspendu à son cou (J., II, deuxième tableau, 5, p. 313). La mention des « vases rituels 461 que l’on emplit chaque jour d’eau puisée aux Fleuves sacrés. » témoigne elle aussi du 462 souci documentaire qui a animé Bernstein et qui contribue à dater cette pièce pour un lecteur d’aujourd’hui. A l’inverse, à la fois par rejet de la couleur locale et par une volonté de démythifier l’histoire de Judith, Giraudoux multiple les « anachronismes, en apparence totalement gratuits, dont la fonction consiste à rappeler la signification actuelle de l’œuvre 463 et le refus de toute archéologie. » . La distanciation giralducienne met en valeur le débat sur la transcendance et une réflexion sur l’amour et le désir. b) Sodome et Gomorrhe. « Sodome et Gomorrhe pourtant si bien accordé aux bombardements apocalyptiques de 464 1943 ne contient que cinq anachronismes. »,affirme un peu hâtivement H. Baudin qui ne décompte que deux objets : les « voitures » mentionnées par l’Archange dans le Prélude et la « cloche » de la pension dans une comparaison faite par Lia pour dire son état psychologique (Sod., I, 2, p. 875), or il en est bien d’autres. L’épisode de Samson et Dalila, personnages extraits d’un autre livre, les Juges, et inséré dans ce qui vient de la Genèse, constitue une de ces libertés que Giraudoux prend avec l’hypotexte. Anachronique, l’épisode l’est encore davantage si l’on s’attache au dialogue entre Dalila et une des jeunes filles après que Samson s’est « écroulé » – le verbe est de Giraudoux, dans une didascalie : « Dalila : Toi, lève-lui la tête. Toi, du vinaigre, une éponge ! Martha : Regardez la ! On dirait le patron d’un boxeur ! Dalila : Ce n’est rien, Samson… Toi, masse ici, près du cœur. » (Sod., II, 4, p. 896). Le héros serait donc K. O. au premier round… L’image du match de boxe est amenée par la force traditionnellement attribuée au personnage et rappelée par Dalila au début de la scène (Sod., II, 4, p. 893), ce qui fait dire à M. Autrand que « Giraudoux rend réel en déréalisantpar 465 son humour. » . De même, sur fond de fin du monde, le feu du châtiment divin qui frappe les villes maudites amène curieusement l’évocation de l’aqua alta vénitienne : « Judith : […]. Le sol bout là-bas. […]. On s’accommode comme on peut. On vit sur des trépieds, ou sur ces trottoirs de bois qu’on pose dans les pluies. Mais déjà ils brûlent. » (Sod., II, 3, p. 892). Quant à la fuite d’Abraham et de Sarah, telle qu’elle est rapportée par Lia, elle tient à la fois du miracle puisque les corps des justes sont préservés et des images de l’exode de 1940 460 461 462 M. Autrand, « Temps dramatique et temps biblique dans Judith et Sodome et Gomorrhe », art. cit., p. 420. J., II, tabl. I, p. 13, dans La Petite Illustration. Souci qui fait songer au travail préparatoire de Flaubert pour Salammbô que la pièce deBernstein rappelle par son exotisme et sa violence, non par son style. 463 464 465 174 G. Teissier, Notice de Judith TC (Pl.), p. 1319. H. Baudin, Les Métamorphoses du comique de Jarry à Giraudoux, op. cit., p. 500. M. Autrand, « Temps dramatique et temps biblique dans Judith et Sodome et Gomorrhe », art. cit., p. 421. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? par l’évocation d’un pays en ruines et la dérisoire présence du bagage, le temps biblique se confondant alors avec le temps de l’histoire contemporaine : « Le bon Abraham et la bonne Sarah ont reçu de Dieu des pieds que rien ne chauffe et se hâtent entre les décombres et avec leur cage à serin vers Ségor. » (Sod., II, 8, p. 912). La seconde évocation, celle du seul juste épargné par la colère divine, ne manque pas, dans l’état définitif de la rédaction, de surprendre : « Loth en grande lévite passe à gué sur son dos à travers le fleuve de feu ses filles en culotte. » (ibid.). Le premier terme de costume a bien « une consonance biblique » : E. Brunet précise que « le mot lévite, au sens delongue redingote, est un subtil anachronisme, caché 466 derrière un nom biblique, le lévite désignant le prêtre chargé des sacrifices au Temple. » . Mais si une des premières ébauches de l’acte II levait l’ambiguïté quant au costume des filles de Loth « juponnées à la hâte en culotte àl’assyrienne », l’état actuel du texte suggère une image plus irrévérencieuse dans laquelle on peut deviner une allusion à la relation incestueuse des personnages, ce qui contribue à démythifier l’épisode. Tout aussi facétieuse est la recomposition d’une autre figure mythique, celle de Noé sauvant du déluge des représentants de chaque espèce : « Vous n’avez d’yeux quepour ce brave homme à barbe sur sa péniche qui pagayait en calmant sa femme, ses chiens, ses outardes. », dit Lia. (Sod., II, 7, p. 906). Noé devient un marinier maladroit en bute non aux flots du déluge mais à l’affolement conjugal et animal, les espèces se résumant d’ailleurs aux quelques animaux domestiques dont la présence n’a rien d’inimaginable sur le pont d’une péniche. Selon M. Autrand, « c’est un des moments de franche bouffonnerie où le temps s’efface tout à fait et où Giraudoux 467 montre seulement au passage ce qu’il aurait pu et ce qu’il n’a pas voulu faire. » . c) Cantique des cantiques. Réécriture d’un épisode d’un de ses romans, Eglantine, tout autant que du poème d’amour de la Bible, cet acte composé pour un lever de rideau à la Comédie Française constitue, par les choix spatio-temporels de Giraudoux, un cas particulier : hors le thème biblique qui transparaît en filigrane (Salomon se résignant à abandonner la Sulamite au jeune pâtre 468 qui l’aimait), tout est anachronique . Giraudoux lui-même écrivait, dans le programme de la Comédie française : « Si le harem du roi des rois est remplacé par un café du Bois, si Salomon cède la place à un ancien président du Conseil, si le berger est devenu un jeune oisif moderne, les eunuques et les nègres, les gérants et les chasseurs, la jeune femme de Paris reste la jeune fille de Sulem, qui sacrifie à son mal la gloire, et ses 466 467 468 TC. (Pl.), n. 1 de p. 912, p. 1701. M. Autrand, art. cit., p. 421. Cf. Le compte-rendu de la pièce après la création dans La Petite Illustration : « En dépit du titre, fait pour piquer la curiosité, ce petit acte n’a rien de commun avec la Bible, sinon une situation. De même que le roi Salomon se résigna à abandonner la Sulamite au jeune pâtre qui l’aimait, de même un grand personnage de la République, qu’on appelle simplement "le Président" accepte avec une bonne grâce un peu mélancolique et ironique de s’effacer devant un rival qui n’a pour lui qu’un seul avantage, mais de quelle puissance : sa jeunesse… » (La Petite Illustration, Nouvelle série théâtre, n° 449, 17 décembre 1938). 175 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux 469 avantages, y compris le bonheur. » . L’œuvre est donc une variation sur un thème, l’amour, plus que sur une fable, ce qui a pour conséquence un complet déplacement temporel. E. Goulding suggère une interprétation biographique, le mariage d’Anita de Madero, qui avait eu une longue liaison avec Giraudoux : « On a donc l’impression que Giraudoux en 1938 […] veut métamorphoser cette rupture douloureuse. Les bijoux transitant du roman et de la vie à la pièce, l’auteur porte ses regards avec ironie et avec un certain détachement 470 mélancolique sur une histoire d’amour de caractère à la fois personnel et universel. » (ibid.). Dans ce cas, l’hypotexte serait un prétexte autant qu’un moyen de dépasser la dimension autobiographique que suggère le lieu de l’action, lieu mondain et parisien. Giraudoux pratique ici une transposition, une actualisation. 2) Dans les pièces à fable antique. Giraudoux cède rarement à la facilité de l’anachronisme scénique : les exceptions n’en sont que plus significatives. repérable en tant qu’objet a) Amphitryon 38. Les seuls objets appartenant au présent humain, les armes du guerrier, « casque », « javelot », « lance », « épée », « flèches », « glaives », satisfont à la couleur locale antique. Un intrus se glisse pourtant parmi ces armes, le « sabre à deux tranchants » dont Alcmène attribue l’idée à son époux (Amph., II, 2, p. 143) et dont il nous faut bien imputer l’invention au facétieux auteur qui, par contrecoup, déréalise les autres armes. Le seul objet scénique qui constitue à proprement parler un anachronisme matériel est manié par un personnage secondaire : Sosie « tirant un rouleau »pour sa proclamation aux Thébains (Amph., I, 2, p. 121) fait davantage penser à un scribe égyptien ou à un lettré chinois qu’à un esclave grec ou romain, et l’objet est essentiellement le moyen d’un jeu théâtral. Quant au « portrait » d’Amphitryon montré par Alcmène à Léda, et dont la locution « Le voilà » indique que nous avons bien là un objet scénique, il évoque quelque miniature 471 comme il en circulait du temps des rois : « Léda : Comment est-il votre mari ? Vous avez son portrait ? Alcmène : Le voilà. Léda : C’est qu’il n’est pas mal… » (Amph., II, 6, p. 169). Les commentaires qui suivent révèlent chez Léda une appréciation d’esthète et de femme : « Il ne frise pas, j’espère ? Alcmène : Des cheveux mats, Léda, des ailes de corbeau. » (ibid.). Dans ce dialogue de bonne compagnie perce déjà ce qui deviendra la répulsion de Clytemnestre pour la barbe et les cheveux bouclés d’Agamemnon. Par ailleurs, si la périphrase « des ailes de corbeau » développe l’adjectif « mat » en adjoignant à l’aspect une notation implicite de couleur, il est difficile d’oublier que Jupiter est associé à des oiseaux, le blanc cygne du séducteur de Léda, l’aigle du maître des dieux : l’oiseau et la couleur font d’Amphitryon un piètre rival de Jupiter et, de ce fait, déjà perdant, alors que dans l’esprit d’Alcmène, l’image est valorisante. Nous voyons comment un simple objet anachronique, le « portrait », déclenche par les commentaires qu’il suscite des considérations psychiques et symboliques et même une préfiguration du destin des personnages. 469 470 Cité par G. Teissier dans TC (P.), p. 1208. E. Goulding, « Une heure supraterrestre. Cantique des cantiques : le temps, les temps. », op. cit., p. 293. 471 176 L’on se souvient de l’importance d’un tel portrait dans La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? Hors les deux objets scéniques que nous venons d’évoquer, nombreux sont les anachronismes matériels pour le hors-scène, et, parmi eux, ceux que Giraudoux emprunte à d’autres civilisations autant qu’à des époques différentes. Le domaine des inventions nous laisse perplexe : « clous rouillés » auxquels sont accrochés les armes du général thébain (Amph., I, 2, p. 122), « système de poulies pour fenêtres » imaginé par Amphitryon (Amph., II, 2, p. 145) ou encore la « roue dentée ». Parmi les objets précieux les « manuscrits rares » nommés par Alcmène semblent tout droit sortis de l’époque médiévale (Amph., I, 3, p. 129 ) : nous les retrouvons dans Ondine, où ils sont un élément de couleur historique. Le « divan » mentionné deux fois (Amph., II, 6, p. 170, Amph., III, 5, p. 188) renvoie à un imaginaire, celui du monde persan des Mille et Une Nuits, mais associé au « tapis de haute laine » oriental ou médiéval, il peut également être le décor d’une chambre moderne, le mot « divan » prenant alors le sens de lit de repos que nous lui connaissons. Enfin, le terme « bolide » pour désigner un corps céleste, ici celui de Jupiter, non en tant que planète, mais comme dieu (Amph., III, 1, p. 176), est à la fois un anachronisme lexical sur le plan scientifique et un objet anachronique : le mot fait penser à une voiture de course. Voilà la couleur locale antique mise à mal. Jupiter, avouant à Mercure qu’il aime la jeune femme, rêve d’une intimité quotidienne : « Déjeuner en face d’elle, je parle même du petit déjeuner, lui tendre le sel, le miel, les épices […] heurter sa main ! fût-ce de sa cuiller ou de son assiette, voilà à quoi je pense maintenant. »(Amph., I, 6, p. 150). Si deux des produits nommés, « miel » et « épices » ont une connotation antique, l’expression lui « tendre le sel » suppose la présence d’une salière, objet « en creux », et un geste de courtoisie moderne qui amènent tout naturellement les deux objets anachroniques que sont la « cuiller » et l’« assiette ». En matière de nourriture, « le restant de pâté de lièvre arrosé de vin blanc » mangé avant le départ à la guerre (Amph., I, 2, p. 124), la « pièce de bœuf divine », expression hyperbolique d’un langage mondain (Amph., II, p. 141) constituent de jolis anachronismes qui font sourire, le premier au moment où les Thébains, du fait du Guerrier, vont quitter leur existence paisible, le second dans le dialogue entre Alcmène et Jupiter comblé permettant un jeu d’esprit facile sur l’adjectif « divin » et un badinage dont la gravité échappe à la mortelle. La réception de Jupiter à l’acte III s’annonce comme un lunch offert à une personnalité d’importance par des gens du monde et à la préparation duquel s’affairent des gens de maison : « Sosie : As-tu prévenu les musiciens, les cuisiniers ? Eclissé : J’ai préparé du Samos et des gâteaux. » (Amph., III, 1, p. 176). Tout ceci donne l’impression que les choses les plus graves, les plus sérieuses, la guerre, la séduction, les rapports des hommes et des dieux, ne doivent être abordées qu’avec une certaine légèreté, une désinvolture qui met à distance ce qu’il peut y avoir de pathétique dans un départ à la guerre, l’hypocrisie d’un séducteur, fût-il un dieu, la naïveté touchante 472 des êtres humains devant les machineries des dieux . Lorsque le dieu essaie de comprendre le mot « amitié » que vient de prononcer Alcmène, il formule diverses hypothèses, parmi lesquelles celle-ci qui évoque en termes contemporains le fétichisme amoureux, les objets nommés ayant de surcroît une connotation sexuelle : 472 Cocteau, en revanche, appuie le trait, soit pour faire rire, comme de Jocaste qui entend la musique des boîtes de nuit et veut aller danser à l’acte I de La Machine infernale, soit pour instaurer une atmosphère inquiétante comme dans Orphée avec les accessoires de la Mort. 177 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « Et ceux qui dans une femme, au lieu de l’aimer elle-même, se concentrent sur un de ses gants, une de ses chaussures, la dérobent, et usent de baisers cette peau de bœuf ou de chevreau, amis encore? » (Amph., III, 5, p. 187). Alcmène utilise des accessoires de toilette de la femme moderne, « épiloirs et limes » (Amph., II, 5, p. 159). Elle est jalouse des étrangères qui arrivent « avec leurssuperbes bagages, les belles à peu près nues sous leur soie ou leur fourrure […]. » (Amph., I, 3, p. 129), comme les femmes vêtues de certains modèles des grands 473 couturiers des années Art déco . Refus du peplum, du peplos grec en l’occurrence, et actualisation vont de pair : il s’agit de rapprocher les personnages féminins de la légende du public et en particulier des femmes des années 30 pour suggérer la portée contemporaine de la pièce. b) La Guerre de Troie n’aura pas lieu. Seule concession à la couleur locale, comme dans Amphitryon 38, les armes nommées, « bouclier », « casque », « cuirasse », « javelot », font vaguement référence à l’Antiquité. Pour ce qui est des costumes, le mot latin « peplum », employé par Hector quand il tente de faire voir à Hélène la scène colorée de son départ, est plus familier au public que son équivalent grec peplon : c’est donc à peine un anachronisme lexical (GT, I, 9, p. 508). D’ailleurs, dans Electre, Giraudoux opte pour le mot français correspondant, « tunique ». L’objet anachronique le plus souvent commenté comme tel est un élément du décor : les portes de la guerre (GT, II, p. 512). « A Rome – et non à Troie - les portes du temple de Janus étaient ouvertes au début des guerres ; on les refermait lorsque la paix était 474 conclue. », écrit G. Teissier . Mais le « discours aux morts » d’Hector fait aussi penser à d’autres monuments liés à l’histoire du vingtième siècle, l’Arc de Triomphe de l’Etoile avec la tombe du Soldat inconnu, et les monuments aux morts érigés un peu partout en France après 1918 : l’anachronisme participe donc de l’actualisation et de la volonté d’exprimer la réalité moderne, la situation politique des années 30, pour faire réfléchir sur le sens profond de l’histoire racontée qui fonctionne alors comme un apologue dont nous devons tirer un enseignement sur le présent. Alors que Brecht, dans ses œuvres, Antigone, par exemple, pour nous en tenir à l’Antiquité, cherche à provoquer la réflexion par le « théâtre épique », par « l’effet dedistanciation », Giraudoux opère une distanciation dans les deux sens, nous invitant à lire les histoires mythologiques à travers le prisme du présent, et le présent à travers le filtre de l’antiquité. Cette volonté d’actualiser le mythe se retrouve dans les objets hors scène appartenant au domaine de la marine : l’embarcation qui a permis l’enlèvement d’Hélène prend place dans un contexte parodique qui rappelle Meilhac et Halévy. Pâris qui, dans La Belle Hélène d’Offenbach, est seul capable de trouver la solution de la charade, le mot « locomotive », donne chez Giraudoux, lorsqu’il répond à Hector, une version pleine d’humour de son départ, non pour Cythère, mais pour Troie : 473 J. Robichez rapproche Alcmène de Judith, l’une « jeune fille de famille aisée des années 30, l’autre, « bourgeoise parisienne des mêmes années », ajoutant : « Bref Giraudoux offre au public de ses premières représentations, surtout aux femmes, des reflets de leur vie quotidienne. […]. Avec ces "moralités légendaires", les spectatrices se sentent de plain-pied. Du même monde que cette Alcmène, à qui Eclissé parle, à propos de Léda, le langage de la couture : "Sa robe ? D’argent avec liseré de cygne, mais très discret.". » (Amph., II, 6, p. 163), J. Robichez, Le Théâtre de Giraudoux, op. cit., p. 83. On notera que l’anachronisme s’appuie sur un clin d’œil à la mythologie, puisque c’est sous la forme d’un cygne que Jupiter a séduit Léda. 474 178 TC (P.), n. 2 de p. 476, p. 1162. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? « Ménélas était nu sur le rivage, occupé à se débarrasser l’orteil d’un crabe. Il a regardé filer mon canot comme si le vent emportait ses vêtements. » (GT, I, 4, p. 490). Dévalorisé par sa nudité qui le fragilise autant que l’attaque inopinée du crabe, le roi Ménélas ne peut qu’être spectateur passif, son regard n’atteint pas Hélène et Pâris, mais l’objet moderne et rapide qui les dérobe à sa vue, le « canot », canot qui, dans l’évocation qu’en font 475 les gabiers au second acte, fait davantage penser à un yacht qu’à une frêle embarcation . Dans un contexte a priori aussi sérieux qu’une consultation juridique, Busiris expose son avis sur les derniers événements en employant un vocabulaire technique : « Les Grecs se sont rendus vis-à-vis de Troie coupables de trois manquements aux règles internationales. […]. Premièrement, ils ont hissé leur pavillon au ramat et non à l’écoutière. » (GT, II, 5, p. 521). Les deux néologismes formés sur des termes de marine existant, rame et écoute, qui désigne un cordage, font passer dans la même connivence avec le lecteur le premier mot attesté seulement au seizième siècle, tout en témoignant chez Giraudoux du souci d’un vocabulaire précis qui lui fait inventer au besoin les mots que la langue ne lui donne pas et qu’il mêle aux termes avérés, de telle façon que lecteurs, et encore davantage spectateurs, s’y perdent, ne sachant plus démêler la part de la précision technique et du canular. Nous avons là un exemple de ce que J. Labesse appelle les « anachronismes demots qui désignent […] des réalités matérielles qui n’existaient pas à l’époque », comme les « étriers » sur lesquels se penchent les cuirassiers (GT, I, 1, p. 485). Tous les objets anachroniques prouvent un sens indéniable du concret et participent d’une écriture presque visuelle de la réalité humaine, équivalent de l’instantané en photographie. Quant aux instruments de mesure que le Géomètre nomme en parlant d’Hélène, le « baromètre » et « l’anémomètre », l’un du dix-huitième et l’autre du dix-septième siècles de notre ère, ils ne sont là que pour rimer avec « Géomètre »et ridiculiser la prétention du personnage(GT, I, 6, p. 497). c) Electre. A.-M. Monluçon remarque que « tous les anachronismes ne renvoient pas à l’actualité, c’est-à-dire au présent de l’auteur et de son public. » (ibid.), et fait référence aux « petites Parques » (El., I, 1, p. 602), latines, avant de constater que s’ils « projettent l’action quelques 476 siècles plus tard, [ils] la maintiennent dans un cadre antique (l’époque romaine […] ). » , et ce bien qu’elle oublie la « borne milliaire » (El., I, 2, p. 605). Elle cite le début d’Electre comme l’exemple même d’une catégorie d’anachronismes, « le déplacement géographique 477 de l’intrigue dans la mesure où il implique ausssi une transposition historique. » . 475 476 477 GT, II, 12, p. 540. A. M. Monluçon, « Anachronisme et actualité dans Electre de Jean Giraudoux et Les Mouches de Jean-Paul Sartre », art. cit., p. 79. Ibid. Sartre, dans Les Mouches, emploie des termes anachroniques, parmi lesquels peu d’objets : la « caisse d’ordures » que « tous les matins [Electre] doi[t] vider » en raison du statut de servante que lui imposent Egisthe et Clytemnestre (Les Mouches, I, 4, Paris, Editions Gallimard [1943], collection « Folio », 1984, p. 127), « couverts », « chaises et lits » préparés pour les morts le jour de leur retour annuel parmi les vivants (op. cit., I, 5, p. 141), un élément de décor, les « coussins » du trône sur lesquels les soldats pensent qu’est assis Agamemnon pendant qu’ils bavardent (op. cit., II, 2, p. 185), des détails de costume : la « culotte » du Premier Soldat (op. cit., II, 2, p. 187), sa « veste » (op. cit.,). Sartre, comme Anouilh, pratique l’anachronisme qui rapproche un peu lourdement les personnages antiques des spectateurs du vingtième siècle alors que Giraudoux brouille les pistes par des anachronismes venus d’époques, voire de civilisations différentes, l’effet de décalage s’avérant plus subtil. 179 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux L’architecture du palais des Atrides, telle qu’elle se dessine par les répliques croisées de l’Etranger, du Jardinier et des Petites Filles, outre qu’elle surprend par sa dissymétrie, révèle son ambivalence : « Ce qui vous trompe, c’est que le corps de droite est construit en pierres gauloises […]. Et que le corps de gauche est en marbre d’Argos […]. » (El., I, 1, p. 597-598). Les matériaux différents associent l’antiquité grecque et l’allusion à nos ancêtres les Gaulois 478 qui se double d’un clin d’œil sur le sens figuré de l’adjectif . Un terme anachronique complète l’architecture du palais : « Cassandre fut étranglée dans l’échauguette. », dit la Deuxième Petite Fille (El., I, 1, p. 599). Le mot évoque davantage pour nous une architecture médiévale, qu’elle soit urbaine ou militaire, qu’un palais mycénien. Dans une tirade du Président, apparaît la « borne milliaire », romaine, déjà signalée (El., I, 2, p. 605). Egisthe et Electre, dans leurs tirades symétriques sur le don qui leur a été fait d’Argos, nomment des objets et des êtres qui évoquent la campagne française : les « écluses », « les silos des maraîchers » résolument modernes, vus par Egisthe (El., II, 7,p. 665), le « haleur tirant sur sa péniche » aperçu par Electre(El., II, 8, p. 672), sont tout aussi peu antiques que les « chemins départementaux » dont parle le Mendiant (El., I, 3, p. 612). Il s’agit peut-être autant, dans cette œuvre, d’actualiser le propos que de mettre à 479 distance le mythe par l’humour, voire la gauloiserie . D’autres indices confirmeraient-ils « un ancrage ici et maintenant, en notre XXe siècle » ? A.-M. Monluçon écrit à notre avis un peu vite : « Les personnages évoluent dans un environnement social contemporain. [et 480 que], chez Giraudoux, il n’y a pas d’esclaves. » (ibid.). Certes, en tant que personnage, aucun esclave ne vient authentifier une quelconque antiquité, pourtant, dans l’espace hors scène et dans le souvenir d’Oreste, il y a la présence des maîtres et des esclaves : 478 Cf. G. Teissier : « Premier des nombreux anachronismes de la pièce comme les majordomes et écuyers ou l’échauguette – souvenirs du Moyen Age. Cette idée burlesque (M. Brier) souligne la version française de la légende grecque et évoque la gaieté et même la grivoiserie introduites dans la tragédie par des personnages de vaudeville. » (TC [P.], n. 1 de p. 58-, p. 1189). 479 J. Robichez constate qu’«il y est question de "cigare" aussi à plusieurs reprises et, en particulier, dans une évocation où l’anachronisme s’accompagne de clownerie. » (op. cit., p. 81). En effet, cet objet apparaît comme un attribut de personnages masculins, les maris, dont le Président, et Narsès. Agathe, dans la « chanson des épouses », parmi les multiples signes de l’asservissement des femmes, énonce celui-ci : « Et s’ils fument, il nous faut allumer leur ignoble cigare avec la flamme de notre cœur ! » (El., II, 6, p. 658). La syllepse sur le mot « flamme » suggère l’opposition entre les désirs matériels et charnels de l’homme symbolisés par le « cigare » et l’amour de la femme qui peut aller jusqu’au sacrifice, motif récurrent chez Giraudoux. L’accent de révolte qui anime cette réplique s’inscrit dans le courant féministe des années 30 tandis que le même objet est présent dans une évocation où l’anachronisme s’accompagne de « clownerie », à savoir l’évocation par le Mendiant de « la bêtise de Narsès » : « Narsès, je n’ai jamais pu lui apprendre à fumer un cigare autrement que par le bout allumé… » (El., I, 3, p.614). Faut-il être mauvais esprit pour voir dans la maladresse de Narsès qui fume son cigare par « le bout allumé » une sodomisation involontaire ? Ces « plaisanteries voyantes », le terme est de J.Robichez, (op.cit., p. 81) sont cependant dans les répliques de personnages qui introduisent dans la tragédie un décalage par leur statut social et par le registre burlesque dont ils participent, contrairement aux autres objets de cette pièce que nous avons mentionnés. 480 A. M. Monluçon, « Anachronisme et actualité dans Electre de Jean Giraudoux et Les Mouches de Jean-Paul Sartre », art. cit., p. 80. 180 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? « Aucun visage […], mais des pieds nus. J’essayais, entre les franges, de toucher leurs anneaux d’or . Certaines chevilles étaient unies par des chaînes ; c’étaient les chevilles d’esclaves. » (El., I, 1, p. 598). Ce souvenir peut également se lire comme une mémoire culturelle, simple touche de couleur locale antique que dément il est vrai la présence supposée du médecin ou du vétérinaire dans l’immeuble où loge le second président du tribunal, mais aucun objet anachronique ne concrétise ces inventions d’Agathe et de son jeune amant, alors que la troisième hypothèse amène tout naturellement une surenchère dans l’anachronisme : « Le jeune homme : Je fais l’homme ivre. Je ne sais où je suis. Je casse tous les verres. Agathe : Un seul suffit, chéri ! Un petit. Les grands sont en cristal. » (El., II, 2, p 645). L’espace hors scène devient ainsi celui du théâtre de Boulevard, ce qui, outre l’effet cocasse, 481 actualise le mythe. S’agit-il seulement dans ce cas de « capture narcissique » du public ? La parodie du vaudeville, forme du théâtre commercial rejeté par Giraudoux comme par Jouvet, serait alors un miroir aux alouettes ? Dans la scène suivante, la projection du destin d’Oreste assassin dans les répliques des Euménides se fait encore par l’intermédiaire d’évocations anachroniques, au nombre desquelles « les mottes de beurre qui flottent au printemps sur les sources avec le cresson. » et le geste quotidien du petit déjeuner, leitmotiv giralducien inscrit ici dans un propos menaçant et cynique : « Etends ton beurre sur ton pain avec un couteau, ce jour-là, même si ce n’est pas le couteau qui a tué ta mère, et tu verras. » (El., II, 3, p. 649). A ce point de notre analyse, il nous semble utile de confronter à ces œuvres trois pièces, Les Mamelles de Tirésias d’Apollinaire, La Machine infernale de Cocteau et Antigone d’Anouilh qui réécrivent des mythes antiques, celui du devin et de ses métamorphoses sexuelles pour la première, celui des Labdacides pour les deux autres et qui, de surcroît, abordent des thèmes communs aux pièces « antiques » de Giraudoux, la guerre, la question féminine, le rapport au pouvoir. Apollinaire ne retient de la fable antique que le thème des métamorphoses sexuelles de Tirésias qu’il applique à une femme, Thérèse, aussi bien par esprit de provocation que pour faire émerger un propos d’actualité sur les femmes et sur la guerre. Il situe délibérément l’action dans les préoccupations du moment. En effet, l’actualité, en 1917, date d’écriture de la pièce, c’est la guerre. Le Prologue l’évoque par la mention d’armes, « canons et obus » (MT, p. 879-880) ; lorsque le journaliste parisien « déploie le drapeau américain », nous avons un écho de la fête parisienne du 21 avril 1917 au moment de l’entrée en guerre des Etats-Unis (MT, II, 2, p. 900) ; il est également question des « cartes de rationnement » (MT, II, 6, p. 908). Le thème même de la pièce, la nécessaire repopulation de Zanzibar, découle de cette actualité. L’importance des sources d’information en temps de guerre, qui n’échappe pas à Giraudoux, puisque, dans Amphitryon 38 et La Guerre de Troie 482 n’aura pas lieu, nous avons les discours de propagande belliciste , prend chez Apollinaire une couleur résolument moderne : sont présents les journaux, le « mégaphone », double du masque porte-voix du théâtre antique, mais inventé par Edison en 1878 (MT, I, p. 883). Les « brownings en carton » de Presto et Lacouf sont un double clin d’œil à l’Amérique et au cirque (MT, I, 4, p. 888). Quant au « périscope » mis au point en 1904 (MT, II, 3, p. 903) 481 Ibid., p. 82. 482 Mais cette propagande ne passe pas par l’emploi d’objets modernes, et donc anachroniques, exception faite d’un objet « en creux », l’appareil photo de Demokos qui peut être retenu comme moyen de fabriquer une image de propagande à partir du visage d’Hélène. 181 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux et aux « bicyclettes » que le Mari compte acheter à ses nouveaux-nés, ils dénotent l’époque moderne dont on sait qu’Apollinaire s’est fait le chantre aussi bien dans « Zone » que dans 483 ses articles de critique d’art . Justement, « On apprend de Montrouge / Que Monsieur Picasso / Fait un tableau qui bouge » (MT, II, 4, p. 906). Les toiles cubistes rejoignent les Ballets russes et le Vieux-Colombier du monologue du Mari au début de l’acte II (MT, II, 1, p. 899). L’actualisation du mythe est telle que la pièce a pour nous valeur de document historique au sens anecdotique du terme, les objets historicisent la pièce, ce qui n’est jamais le cas avec les œuvres de Giraudoux. Cocteau est loin de tendre à une telle mise à distance du mythe. Dans La Machine infernale, « L’écharpe rouge qui étrangla Isadora Duncan, en s’enroulant au train de sa 484 Bugatti, est prêtée à Jocaste pour qu’elle se pende. » comme le rappelle J. Touzot . De la même façon sont évoquées les « boîtes de nuit » des quartiers populaires (Mach., I, p. 13, 28, 38), tandis que la « lance » des soldats et les ruines sont une concession à une représentation conventionnelle de l’Antiquité. Dans cette pièce, l’anachronisme passe bien davantage par le langage argotique des soldats et par les considérations politiques de la Matrone (Mach., II, p. 54-55) ou de l’Ivrogne (Mach., III, p. 108) que par les objets, puisqu’il s’agit d’actualiser le mythe. Point commun avec l’Antigone d’Anouilh d’ailleurs, mais dans cette pièce, les objets anachroniques sont plus nombreux. Costumes et accessoires de jeu portant la marque du vingtième siècle rappellent pour nous les costumes de policiers du cinéma américain autant que ceux de la Gestapo : les Gardes avec leur « chapeau sur la nuque » (Ant., Prologue, p. 12, Epilogue, p. 132) sont évoqués par Ismène avec « leurs têtes d’imbéciles, congestionnées sur leurs cols raides » (Ant., p. 28). La reine Eurydice fait penser non seulement aux dames de bienfaisance, mais aux marraines de guerre : le Prologue la présente comme « une vieille dame qui tricote » (Ant., p. 11) et pour Créon elle est « Une bonne femme parlant toujours […] de ses confitures, de ses tricots, de ses éternels tricots pour les pauvres. » (Ant., p. 129). Le décor de sa chambre est d’ailleurs celui d’une petite bourgeoise bien sage : « sa chambre aux petits napperons brodés et aux cadres de peluche » où, morte, elle « est étendue sur un des petits lis jumeaux démodés » (ibid.). Le portrait des deux frères d’Antigone par leur oncle multiple les références anachroniques : « leurs premières cigarettes, leurs premiers pantalons longs » (Ant., p. 91). La proclamation de l’édit royal s’est faite sous une forme actuelle, « l’affiche sur tous les murs de la ville » (Ant., p. 71). Le jouet d’enfant, la « petite pelle de fer qui servait [à Antigone et à ses frères] à faire des châteaux de sable sur la plage, pendant les vacances » (Ant., p. 67) réactualise le rituel d’ensevelissement, par un geste qui devient puéril en même temps qu’il contraste avec l’évocation de l’insouciance de l’enfance. La fable antique revêt ainsi, à des degrés divers dans les trois pièces, les couleurs de la modernité. La manière dont Apollinaire déplace l’histoire de Tirésias est à rapprocher de celle dont Giraudoux traite le poème biblique dans Cantique des cantiques : la référence mythique n’est plus qu’en filigrane dans une intrigue qui privilégie un propos sur l’homme et la femme, provocateur et féministe dans Les Mamelles de Tirésias, désenchanté dans 483 484 Apollinaire, Chroniques d’art, 1902-1918, Paris, Gallimard, NRF, collection « Idées », 1960. « Cocteau et le costume ou Arlequin servi par deux danseuses », dans Jean Cocteau et le théâtre, Textes et documents réunis par Pierre Caizergues, Montpellier, Centre d’étude du XXème siècle, Université Paul Valéry, 2000, p. 76. 182 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? 485 la pièce de Giraudoux . Le dessein, explicite chez Apollinaire, de parler de son temps, 486 apparaît moins par les objets anachroniques chez Cocteau que dans l’Antigone d’Anouilh . 487 Il nous semble que Giraudoux cherche davantage à « assumer l’hellénisme » qui lui vient de sa fréquentation des auteurs grecs et de Racine et donc, à « épousseter » 488 selon son propre terme , mais fort respectueusement, les figures antiques. Chez lui, le décalage introduit par les anachronismes est rarement discordant ou criard comme il l’est chez Cocteau et plus encore chez Anouilh, essentiellement, nous semble-t-il, parce que les objets nommés sont insérés dans un contexte qui les fait passer presque inaperçus : le langage des personnages ne glisse que fort rarement vers la rupture de ton, si bien que 489 l’anachronisme fait tout au plus sourire . d) Les Gracques. Cette ébauche constitue un cas particulier par l’importance de la couleur localeromaine proportionnellement à la longueur du texte tel qu’il nous est parvenu : en effet, cette pièce dont il ne nous reste qu’un acte « à peu près achevé » et dont la première version a été 490 écrite « à la fin du printemps de 1936 » multiplie les éléments de couleur locale : outre les personnages, nombreux sont les objets qui renvoient à la Rome antique. Le cadre spatio-temporel n’est que vaguement suggéré par la didascalie liminaire : « Une salle de la maison des Gracques. », lieu auquel aucun objet ne vient donner une quelconque réalité historique. En revanche, au détour d’une réplique de Caius, apparaît le char du triomphateur avec le cheval « déferré » et « le fer de la roue » (Gr., 3, p. 1824). Les paysages de la campagne romaine esquissés dans des répliques de Tiberius font penser aux dessins d’Hubert Robert : « murs de cyprès », « stèle », « tombeau de brigand » (Gr., 6, p. 1132), paysages complétés lors de l’évocation de son parcours vers la maison de son frère par la 485 Il est à remarquer par ailleurs l’usage que font Cocteau et Anouilh d’une métaphore filée de la mécanique pour exprimer leur conception de la tragédie : dans les deux cas, l’homme est le jouet de ce qui le dépasse. « La Voix : Regarde, remontée à bloc, de telle sorte que le ressort se déroule avec lenteur tout le long d’une vie humaine, une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pour l’anéantissement mathématique d’un mortel. » (Mach., p. 12). « Le Chœur : Et voilà. Maintenant le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela qui est commode dans la tragédie. […]. On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre […]. Après, on n’a plus qu’à laisser faire. […]. Cela roule tout seul. C’est minutieux, bien huilé depuis toujours. » (Ant., p 56-57). Dans les deux métaphores filées se trouvent le même objet, le « ressort » et le verbe « se dérouler », mais Cocteau insiste sur la cruauté des dieux alors qu’Anouilh met davantage l’accent sur la machine. Ces deux images de la tragédie empruntent à la mécanisation son aspect impersonnel et impitoyable. L’objet anachronique a ainsi une fonction poétique et didactique à la fois que Giraudoux lui accorde dans Judith avec l’image de l’engrenage employée par Joachim pour énoncer le rôle des héroïnes dans les périodes tragiques de l’histoire du peuple juif (Jud., I, 2, p. 203). 486 Tricot de la reine Eurydice dans le Prologue, pantalons des frères d’Antigone, petite pelle d’enfant, costume des gardes, tout évoque l’époque contemporaine de la pièce. 487 Nous empruntons cette expression à A. Niderst (A. Niderst, Jean Giraudoux ou l’impossible éternité, Paris, Nizet, 1994, p. 41. 488 « Je crois qu’il est nécessaire de faire revivre de temps à autre quelques grandes figures […]. Il faut épousseter […] les statues éternelles […]. », répond J. Giraudoux à K. Haedens le 12 mai 1937, et à A. Warnod : « Admettons que j’ai épousseté le buste d’Electre. » (articles cités dans TC [Pl.], Notice de la pièce, p. 1549). 489 Cette affirmation vaut pour notre domaine de recherche, mais, lorsque l’anachronisme est souligné par Giraudoux, c’est ème par un clin d’œil humoristique au public, ainsi de l’air de Faust repris par Jupiter (voir 3 partie, Chap. 2, Les allusions culturelles). 490 « En plein Front populaire, Giraudoux interrompt la rédaction de La Menteuse pour réfléchir, par personnages interposés, sur « les assises de [la] République et la notion de patrie associée à celle d’égalité. » (TC [Pl.], p. 1819). 183 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux mention d’une « colonne rostrale », d’un « temple », d’une « statue » (Gr., 8, p. 1135). La couleur locale est cependant, comme presque toujours chez Giraudoux, mise en situation : le « char » n’est mentionné que parmi les défauts qui rendent perceptible la vulnérabilité d’un triomphateur ; quant aux objets qui se sont offerts aux regards de Tiberius, ils sont en relation avec les conjurés dont il a subodoré la présence le long de sa route, car ils « aiment les grandes ombres ». (ibid.). Nous trouvons donc avec ce texte une autre manière d’aborder la question de la couleur locale : une « distance historique », selon le terme de L. 491 Gauvin , à l’égard d’une actualité dont la transposition dans l’histoire romaine et non dans le domaine mythologique, soulève de plus grandes difficultés. Si la question des objets anachroniques se pose de toute évidence pour les pièces à fable biblique ou antique, elle doit aussi être abordée pour une œuvre d’inspiration germanique, Ondine. 3) Les objets anachroniques et la couleur locale dans Ondine. Avec Ondine, Giraudoux « s’arrêtait à un Moyen Age de conte de fées […] pour amener les spectateurs dans un royaume enchanté où se côtoient ondines et chevaliers. », écrit G. 492 Teissier . E. Brunet, au contraire, affirme que Giraudoux « s’est peu soucié […] d’entraîner le spectateur dans une féerie moyenâgeuse et germanique, riche en traits pittoresques. » et selon lui, « peu de termes soulignent la couleur locale et rappellent expressément la langue 493 de l’époque, du lieu ou celle du modèle allemand. » Le temps que suggère le conte, inspiré de celui de La Motte Fouqué, est en effet un Moyen Age de convention qu’il suffit à Giraudoux de suggérer, conformément aux lieux communs des romans de chevalerie : « l’armure » (Ond., 2, p. 764) et « la lance » (Ond., II, 6, p. 801), un objet lié à l’hospitalité, l’« aiguière (Ond., I, 6, p. 774), d’autres renvoyant à des occupations nobles comme la musique, la « flûte à bec » dont ne joue pas Ondine (Ond., II, 6, p. 800), ou domestiques, la « quenouille » de la Fille de vaisselle (Ond., III, 4, p. 844). La pièce comporte un nombre important d’objets anachroniques par rapport à l’époque supposée de la fable, ce qui renforce l’intemporalité du conte. et s’éloigne délibérément de 494 la « volonté de réalisme historique » des écrivains romantiques ou du « style troubadour » . Dans le décor du palais royal, il est question d’un « cartouche » (Ond., II, 10, p. 809) représentant un des travaux d’Hercule qui ne saurait être médiéval : est-il Renaissance ou plus tardif ? G. Teissier nous souffle que « cette salle est directement inspirée de celle de La Résidence de Munich », bien connue de Giraudoux, et « déjà évoquée dans le 495 Divertissement de Siegfried (sc. 1) et Siegfried et le Limousin (ch. VII). » A côté d’un objet dont le nom a une résonance médiévale, l’ « aiguière » (Ond., I, 6, p. 774), nous rencontrons un grand nombre d’anachronismes de mots : les « assiettes »(Ond., I, 1, p. 762,I, 6,p. 774), au lieu des écuelles qu’on attendrait dans une cabane de pêcheurs, les « fourchettes », ustensiles non utilisés au Moyen Age (Ond., II, 9, p. 807), le « verre » (Ond., I, 6, p. 776) et non la timbale ou le gobelet, enfin, à l’acte III, le « canif » du Gardeur de porcs (Ond., , III, p. 829). Ces objets de la vie quotidienne nous 491 492 493 TC (Pl.), p. 1819. G. Teissier, Notice d’Ondine. TC (P.), p. 1219. E. Brunet, Le Vocabulaire de Giraudoux. Structure et évolution, Structure et évolution, op. cit., p. 555. 494 Cf. A. Ubersfeld, « Le drame romantique. », in Le Théâtre en France du Moyen Age à nos jours, sous la direction de J. De Jomaron, Paris, Armand Colin, 1992, p. 549. 495 184 G. Teissier, TC (P.), n. 1 de p. 789, p. 1227. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? éloignent de toute reconstitution historique, comme ceux qu’Ondine affirme avoir jetés dans le Rhin, parmi lesquels « livres », « lustres », « pendule »,« fauteuil » (Ond., III, 6, p. 849). Les « bocks » servis dans une brasserie renvoient à la réalité allemande qu’a connue l’étudiant Giraudoux, mais, « cette Gertrude, qui servait la bière àTübingen » était en réalité, selon un des juges, une « salamandre » (Ond., III, 3, p. 832), ce qui nous ramène aux êtres légendaires et au conte dans un échange permanent entre l’imaginaire et une réalité décalée. Que penser aussi du « caleçon d’écailles » que, selon la Reine, Bertha porterait dans un « bal travesti » ? Il fait songer à un costume de music-hall (Ond., II, 11, p. 816). Les objets anachroniques participent donc du refus de l’esthétique du drame romantique, 496 au profit de « l’éternel présent », comme l’écrit R. Kemp dans sa relecture d’Ondine . Quant aux « palais dits d’enchanteurs » dont parle Bertha, ils sont emplis de « meublesmoisis », de « placards » contenant des « robes » et de « vieux casques » (Ond., III, 1, p. 829) : autant dire que rien ne les distingue de vieux châteaux, de demeures 497 abandonnées qui font penser au château délabré du Capitaine Fracasse plus qu’aux romans de chevalerie, ce qui constitue une nouvelle mise à distance de la couleur locale 498 médiévale . 4) Couleur locale et objets anachroniques dans Supplément au voyage de Cook. Dans le dialogue entre Vaïturou et Mrs. Banks émerge le passé des désirs refoulés de la puritaine Anglaise : chaque rival est associé par le jeune Tahitien à un objet du monde occidental et donne de cette façon corps à ces fantômes, un présent que nous appellerons de divination faisant surgir l’invisible : « Vaïturou : […]. Je les vois si timides, surtout le jeune à chapeau haut de forme et à cravate blanche qui bute dans la table en ramassant son gant. […]. Un seul peut nous être comparé : le grand à tête blonde qui lance si loin sa balle avec une raquette. »(SVC, 9, p. 584-585). Ces portraits esquissés en quelques traits multiplient les anachronismes par rapport à Tahiti tel qu’il existe avant la colonisation, et certains, par rapport au XVIIIème siècle, époque des voyages de Cook : costume, accessoires, sport pratiqué sont de l’ère victorienne. Giraudoux ne cherche pas à être fidèle à un cadre spatio-temporel dans ses réécritures des textes bibliques et antiques : le palimpseste est distance et actualisation du mythe, ce qui introduit des dissonances, des ruptures de ton. La parodie peut tendre au burlesque et aller jusqu’à l’irrévérence, mais rarement jusqu’à la franche bouffonnerie, excepté dans les 496 497 498 R. Kemp, Lectures dramatiques, Chronique théâtrale (D’Eschyle à Giraudoux), Paris, La Renaissance du Livre, 1947, p. 222. Dans le roman de T. Gautier. J. Body souligne la différence avec le conte de La Motte-Fouqué : pour ce dernier, « la nature était le royaume des êtres élémentaires, le lieu des maléfices ; la forêt était hantée, tandis que "la vieille cité qui dresse ses tours de l’autre côté de la forêt" […] représentait son idéal patriarcal et féodal.[..]. » (J. Body, Giraudoux et l’Allemagne, op. cit., p. 399). A la différence de Maeterlinck, Giraudoux ne joue pas du flou qui caractérise la temporalité de Pelléas et Mélisande et qui va de pair avec l’imprécision spatiale. Dans cette œuvre en effet les fenêtres, les portes, la tour ne sont pas localisables : l’utilisation systématique de l’article indéfini et l’absence de tout qualificatif confère aux éléments de l’espace une existence vague. Par ailleurs, la plupart des objets flottent dans un présent intemporel qui se confond avec celui de l’énonciation : la couronne de Mélisande appartient à un passé aussi mystérieux pour nous que pour Golaud. Cette intemporalité contribue à l’atmosphère d’irréalité de la pièce et correspond à une dramaturgie qui se propose « non pas d’imiter le visible, mais de rendre visible, de donner à voir l’irreprésentable, l’indescriptible. » (B. Picon-Vallin, « Au seuil du théâtre : Meyerhold, Maeterlinck et La Mort de Tintagiles », Alternatives théâtrales 73-74, p. 66). 185 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux cas où Giraudoux brode sur de précédentes réécritures, celle de Meilhac et Halévy dans La Belle Hélène par exemple. Les objets anachroniques établissent un décalage temporel qui chez lui prend de multiples valeurs : déréalisation, mise à distance humoristique des mythes, ou au contraire actualisation. « Les légendes sont une convention commode pour introduire dans la réalité du théâtre une liberté des formes (costumes, décors), des mœurs, du langage, qui sera mise sur le compte des temps légendaires. Le risque d’un réalisme historiciste, genre "reconstitution historique", est levé par la pratique 499 systématique de l’anachronisme. La légende est un ailleurs convenu. » . Ce qu’écrit J. Body pour les œuvres inspirées de textes antiques vaut pour les pièces « bibliques » et tout aussi bien pour l’exotisme de pacotille de Supplément au voyage de Cook que pour le faux moyen âge d’Ondine. D) Statut temporel des objets. Bien avant nous, Giraudoux met en relation un objet et le temps : rien que de très banal puisqu’il s’agit d’une pendule, mais que lui soit refusé son office ordinaire dans le théâtre naturaliste comme dans la vie quotidienne, à savoir indiquer une heure précise, et qu’un personnage proclame : « Si la pendule sonne 102 heures, ça commence à être du théâtre. » (IP, sc. 1, p. 692), voilà la fonction mimétique du temps au théâtre mise à mal avec humour. S. Coyault commente cette « liberté des pendules » et s’interroge : « Mais s’agit-il simplement d’introduire par ce biais le spectateur dans l’irréel, dans le monde de la fantaisie, comme le laisserait penser l’illusionniste 500 d’Ondine ? » . Entre le théâtre symboliste qui place ses personnages dans une temporalité si floue qu’elle confine à l’atemporalité, et le théâtre de l’absurde qui dérègle les pendules et nous installe dans un temps insaisissable, les pièces de Giraudoux nous proposent de multiples relations 501 au temps : nous ne retiendrons dans les pages qui suivent que celles qui sont directement en rapport avec les objets. Multiples sont les études sur la temporalité théâtrale. La première mise en relation des objets et du temps dans le texte de théâtre est celle d’A. Ubersfeld dans Lire le théâtre. A propos du cadrage temporel, énumérant les « marques indicielles de l’histoire », elle énumère, « outre les noms de personnages […], la période ou le moment nommés […], les 502 indications de vêtements ou de décor, datées. » . Parmi les signes qui peuvent indiquer le passé en tant que passé, elle retient « des figurations iconiques du passé : cadre vieilli, 503 ruine. » Elle affirme enfin que, « par un paradoxe imprévu, toute localisation dans le présent (allusion contemporaine, mode, etc.), tout envoi référentiel à l’actuel, historicise irrémédiablement », ajoutant : 499 J. Body, « Légende et dramaturgie dans le théâtre de Giraudoux », RHLF, novembre-décembre 1977, p. 937. 500 S. Coyault, « La temporalité dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu et dans Electre », revue Méthodes !, Vallongues, 2002, p. 225. 501 Un colloque de la S.I.E.G leur a été consacré, ainsi que plusieurs articles et chapitres d’ouvrages à l’occasion du programme de l’agrégation 2003 : nous renvoyons à notre bibliographie générale sur l’œuvre de Giraudoux. 502 503 186 A. Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., p. 217-218. Op. cit., p. 219. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? « C’est le malheur des pièces dites de boulevard, d’être très vite historicisées 504 sans l’histoire (c’est-à-dire démodées). » . Nous retiendrons de ces remarques l’idée que certains objets ont un rapport au temps de l’histoire, qu’il s’agisse d’une relation au passé ou au monde contemporain de l’écriture de la pièce. Mais les objets s’inscrivent dans le temps fictionnel, celui de la fable. Et toute distorsion, toute inadéquation entre le temps de l’histoire et celui de la fable produit un anachronisme. Nous ne saurions nous en tenir à ces éléments qui ne rendent que partiellement compte de la richesse et de la complexité de la relation des objets au temps, c’est pour cette raison que nous avons choisi de nous référer à « l’analyse des structures temporelles » que 505 propose J.-P. Ryngaert dans son Introduction à l’analyse du théâtre et à laquelle nous emprunterons une terminologie qui nous semble féconde pour établir le statut temporel des objets. Nous reprendrons donc la distinction qu’il opère entre le « temps de la fable, celui d'une chronologie » – « déroulement, succession desévénements », et celui de « l’intrigue », c’est-à-dire de l’exposition, du nœud, des péripéties, du dénouement : considérant que le second concerne l’action, nous en reportons l’analyse à notre chapitre sur la fonction dramatique des objets. En revanche, nous retiendrons ici la « dimension métaphorique [du temps] équivalente à celle de l’espace », la plus importante chez Giraudoux, qu’il s’agisse 506 du « passé mythique », du « temps de l’attente », ou de « l’avenir annoncé » . 1) Les objets et le temps de l’histoire. Aucune pièce de Giraudoux ne traite l’histoire comme le fait Jarry qui, dans Ubu roi, mêle des objets appartenant à des époques différentes, ce qui rend vaine toute référence historique et nie la notion d’anachronisme : « épée », « masses d’armes » que redoute la reine (UR, I, 7, p. 360, II, 5, p. 365) voisinent par exemple avec le « flingot et le revolver » qui servent pendant la campagne contre les armées du tsar (UR, IV, 4, p. 383), les uns et les autres entrant en concurrence avec des armes inexistantes mais spécifiquement ubuesques, « pistolet à phynances, bâton à physique, croc à merdre » et autres joyeusetés dont le Père Ubu menace tous ceux qu’il veut réduire à quia (UR, IV, 3, p. 382). Il est pourtant un modèle qu’aurait pu suivre Giraudoux, celui du théâtre de Claudel qu’il admirait. Le Soulier de satin historicise partiellement l’action par les références au XVème siècle et surtout les personnages par les costumes qui leur sont attribués : l’Ange gardien ère est « en costume de l’époque avec la fraise et l’épée au côté. « (S, 1 journée, sc. 12, p. 81). Le portrait de l’Annoncier comporte une allusion au grand portraitiste du Siècle d’or : il « a emprunté aux plus attendus Velasquez ce feutre à plumes, cette canne sous son bras et ce ceinturon. » (S, p. 12), mais les formulations de Claudel et la référence extra-théâtrale mettent à distance l’historicisation en la soulignant. a) Supplément au voyage de Cook. Le temps mythique des légendes océaniennes ne s’inscrit que dans la nature, tandis que le temps humain est concrétisé par les objets. 504 Ibid. 505 506 J.-P. Ryngaert, Introduction à l'analyse du théâtre, Paris, Bordas, 1991. Op. cit., p. 81-86. 187 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Deux sortes de passé surgissent du discours sur les objets : un passé historique par rapport au présent de l’énonciation, celui des succès des Européens auprès des « sauvages » rencontrés jusque là, et un passé qui confère aux personnages une épaisseur temporelle. Pour éblouir les insulaires, Solander fait un de ses tours de prestidigitation : « Rien dans mes poches ! Riendans mes mains ! […]. (Solander montre un œuf dans sa main). J’ai fait surgir un œuf. »(SVC, sc. 1, p. 557). Son boniment échouant, il retrace ses succès passés : « A la Terre de Feu, ils léchaient mes pieds à l’œuf et m’adoraient au lapin. » (ibid.). Outre la forfanterie du personnage, ses répliques révèlent l’attitude des colonisateurs à l’égard des insulaires qu’ils traitent comme des enfants que l’on peut séduire par des « tours ». Mr. Banks, à son tour, se remémore l’accueil qui leur a été réservé dans d’autres contrées : « Au Cap Horn et en Tasmanie, ce sont nos tire-bouchons qui ont eu le plus de succès ». (SVC, sc. 4, p. 571).L’objet, parfaitement inutilisable par les Tahitiens vivant à « l’état de nature », ne les fascine même pas par son aspect insolite. A part la « perruque » de Mrs. Banks (SVC, 7, p. 578) et les « jarretières » de son mari, (SVC, 5, p. 576), aucun objet ne date précisément la pièce : seule l’allusion à Hogarth (SVC, 10, p. 589) pourrait historiciser le « tableau de deux vieux époux anglais se mettant au lit », mais le clin d’œil culturel a d’autres valeurs : « l’effet plastique et l’effet satirique 507 sont judicieusement conjugués. », commente J. Delort . b) Pour Lucrèce. Quelques éléments de costumes et des allusions à des œuvres d’art permettent de situer la pièce sous le Second Empire. Ainsi, le « gong égyptien » que sonne Joseph rappelle-til le percement du Canal de Suez, le serveur précisant lui-même la provenance de l’objet : « Il nousvient de M. de la Badonnière qui est allé aux Lesseps. », formulation métonymique du canal deSuez dont Ferdinand de Lesseps a commencé les travaux en 1855. (Luc., I, 1, p. 1037). Il semble bien aussi que la « robe marengo » de Paola, substituée par Giraudoux 508 à la robe rouge écarlate des premières versions soit là moins pour les couleurs que pour l’écho historique d’un Empire à l’autre, Marengo étant une victoire de Bonaparte. (Luc., I, 3, p. 1045). Les accessoires de costume datent la fable : la « mantille » évoquée par Marcellus n’est-elle pas un souvenir de celles portées par l’Impératrice et ses dames d’honneur dans 509 un célèbre tableau de Whistler et de l’espagnolisme à la mode depuis le romantisme en 510 littérature et en art ? Le « shawl » à la graphie anglophile autant qu’archaïque rappelant l’anglophilie (Luc., III, 7, p. 1114) et le « mantelet » de Paola (Luc., I, 7, p. 1057, I, 8, p. 1062, I, 9, p. 1064) renvoient à des gravures de mode du Second Empire. Enfin, la mention par Marcellus, de Constantin Guys, « qui a laissé de multiples croquis de prostituées et de maisons closes. », comme le rappelle G. Teissier, mais aussi peintre des élégantes et des 507 508 T (Pl.), p. 1543. « La robe de Paola doit être d’une couleur éclatante. Elle était donc d’abord, rouge. Marengo : couleur brune mêlée de petits points blancs (Littré), résulte d’une correction de Giraudoux, qui, volontairement ou non, a préféré la splendeur du mot à la justesse du sens. », écrit J. Robichez (TC [Pl.], n. 1 de p. 1045, p. 1809). Giraudoux a en outre substitué à la symbolique infernale et passionnelle de la couleur rouge la valeur indicielle d’un mot prestigieux. 509 510 Whistler, L’Impératrice et ses dames d’honneur. Rappelons seulement à titre d’exemples Hernani et Ruy Blas de V. Hugo, Carmen de Mériméeet surtout l’opéra deBizet, les références évidentes à la peinture espagnole chez Manet. 188 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? dandys, dont Baudelaire fait l’éloge, situe une époque. Dès lors, la référence à l’héroïne romaine dans le titre de la pièce n’en paraît au premier abord que plus énigmatique. c) Autour de la première guerre mondiale : Siegfried. Que le statut temporel des objets soit, dans la première œuvre dramatique de Giraudoux, essentiellement en rapport avec l’histoire contemporaine n’a rien pour surprendre puisque l’auteur reprend à son roman Siegfried et le Limousin la grande question de la France et de l’Allemagne et des éléments de l’actualité : « Pièce historique et politique, donc ? Une simple indication de mise en scène, au début de l’acte II, renvoie vers un passé révolu ce drame 511 qu’on pouvait croire, qu’on a cru actuel […]. », écrit J. Body . Notre analyse nous amènera peut- être à nuancer cette affirmation. Dans cette œuvre, de l’Antiquité au vingtième siècle, les objets sont signes d’une période historique. Ainsi, le burg médiéval de Gotha, authentifié à grand renfort de précisions : « Unburg avec des échauguettes, des bannières et des pontslevis. » (Sieg., I, 5, p. 11), voisine-t-il avec un temple grec néoclassique probablement, un « palais florentin à fresques et arcades », une Renaissance copiée ou reconstituée, l’on ne sait trop, et un très moderne « building de dix étages, percé de verrières en forme de licorne » qui fait penser à l’Art nouveau (ibid.). La petite ville allemande est à elle seule un condensé de l’histoire de l’architecture et l’on peut y deviner, avec les strates du passé, celles des goûts et des modes suivies par les souverains successifs du petit duché : « Ses princes, au XIXème siècle, ont dû faire appel à des artistes du dehors pour l’habiller tardivement 512 de monuments de style grec qui consacrent son titre de "ville des arts". », écrit J. Body . Robineau traverse l’histoire de l’Europe : « Nous avons le choix, de Vercingétorix à Blücher, pour ne parler que des ombres en uniforme, dit- il à propos des ombres de vaincus et de vainqueurs » qui vont flotter […] autour d’eux à l’entrée de Zelten. (Sieg., I, 5, p. 14). Lorsque Siegfried regarde le village français, de l’autre côté de la frontière, à l’acte IV, Geneviève parle de la statue du parc qu’on aperçoit : « La statue de Louis XV ou de Louis XIV. », et le douanier Pietri corrige : « Erreur. De Louis Blanc. » (Sieg., IV, 5, p. 71) : une figure de la Révolution de 1848 efface la monarchie absolue, à moins que ce ne soit qu'un jeu sur les Louis… d) L’entre deux guerres. Intermezzo. Cette histoire de fantôme s’inscrit dans la réalité banale d’une petite ville de province de l’entre deux guerres, ce que nous rappellent certains objets : la « motocyclette », lot gagné exceptionnellement par le « jeune champion » (Int., I, 4, p. 286) ; les « urnesélectorales » (ibid.) et les « feuilles du recensement quinquennal officiel » (ibid.). Notons que tous ces objets sont rattachés à la fable et sont, à l’exception du « récepteur » acoustique deLéonide (Int., I, 5, p. 287), signes du désordre qui règne depuis quelque temps dans la petite ville. Tessa. La transposition en français affecte peu le traitement temporel des objets, aussi les interventions de Giraudoux dans ce domaine sont-elles significatives en ce qu’elles dénotent un infléchissement non de l’intrigue mais du ton général de l’œuvre. Le temps de l’histoire 511 512 TC (Pl.), p. 1151. J. Body, Giraudoux et l’Allemagne, op. cit., p. 52. 189 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux n’est guère présent que par les expressions antisémites qui font de Jacob Birnbaum « la 513 caricature stéréotypée du riche Juif allemand, entrepreneur d’art. », selon G. Teissier . Quelques objets repris par Giraudoux à l’original anglais construisent cette image. Le premier argument de Jacob pour convaincre l’oncle Charles de lui donner Tony en mariage est la richesse : « Je peux lui donner le luxe le plus complet. Elle pourra vivre comme une princesse : robes, bijoux, chevaux, tout est à elle. » (T, I, tabl. II, 10, p. 401). Dans cette réplique, le groupe ternaire réunit tous les signes extérieurs d’une position sociale assise sur l’argent. L’Impromptu de Paris. Un moment de l’histoire du théâtre se dit dans cette pièce : l’aventure du Cartel, comme le rappelle explicitement le personnage de Jouvet (IP, 3 p. 701) et l’activité de metteur en scène de Louis Jouvet, la vie d’une troupe, la réalité d’une salle, celle de l’Athénée où, depuis Tessa, ont été crées les pièces de Giraudoux. Le maladroit Robineau se heurte à des éléments de décor remisés en coulisses qui sont ceux des pièces à succès des années 1936-1937 sur la scène de l’Athénée : « le puits d’ Electre », « la poutre du Château de cartes » de Steve Passeur (IP, sc.1, p. 693), et l’« un des rosiers de L'Ecole des Femmes »(IP, sc. 1, p. 695). Les éléments de décor terminés par l’équipe au cours de la nuit font l’objet d’un dialogue dans lequel le passé de la construction et de la plantation du décor est effacé par les nouvelles exigences du « Patron », le présent est tourné vers l’avenir de la représentation, dans l’urgence : « Jouvet : Tu as fini ta plantation, mon petit Léon ? Léon : J’ai tout fini. Nous avons passé la nuit. Dix colonnes de douze mètres à la cour, et l’arc de triomphe au jardin. Jouvet : Bravo ! Bravo ! Mais j’ai réfléchi. […]. Tu vas me faire une pyramide. […] Léon : Parfait. Ça se fera la nuit prochaine… Le tampon pour faire monter Iris est terminé, M. Jouvet. […]. Jouvet : Tu vas me monter une gloire, 514 une belle, avec des roulements à billes. » (IP, 3, p. 696- 697) . Dans ces divers projets, les époques et les civilisations se mêlent : l’arc de triomphe romain cède la place à la pyramide égyptienne. Le vocabulaire technique, lui, est moderne, qu’il s’agisse de la machinerie ou, en argot de théâtre, des projecteurs, les « casserolesneuves » de Marquaire avec les gélatines de couleur qui se succèdent : « la bleue, la rouge, lajaune », puis « une casserole bleu, blanc, rouge » pour le député (IP, 3, p. 698- 699). Dans la tirade où il fait des reproches à l’Etat, Jouvet nomme pêle-mêle des réalités sociales et des objets de la vie contemporaine qui inscrivent le théâtre dans la réalité sociale parisienne : le « journal », le « panneau affiche », « les tickets de métro » (IP, 4, p. 721). Les marques indicielles de l’histoire s’avèrent donc plus ou moins fantaisistes à partir d’une réalité historique donnée ou, au contraire, renvoient explicitement à des époques précises, à l’histoire contemporaine, celle de la Première Guerre mondiale, celle de la montée des périls avant la seconde, allant parfois jusqu’à l’historicisation. Nous allons voir qu’il arrive fréquemment que le temps de la fable se confonde avec le temps historique. 2) Les objets et le temps de la fable. 513 514 190 G. Teissier, « Jacob Birnbaum, le petit juif naïf, gras et sympathique », CJG n° 21, p. 154. Cette fébrilité et cette insatisfaction perpétuelles étaient une des caractéristiques de Jouvet. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? a)Le temps intra fictionnel dans son rapport au temps de l’histoire : Siegfried. C’est évidemment l’histoire contemporaine, intra fictionnelle, qui a la plus grande place dans la pièce. Lors des retrouvailles de Robineau et de Zelten, les deux amis séparés par la guerre franco-allemande, seuls quelques objets suggèrent l’affrontement évité à distance par les deux amis dont la guerre a fait des ennemis malgré eux : « Robineau : Plusieurs fois, dans les attaques, en pensant à toi, j’ai levé mon fusil et tiré vers le ciel. Zelten : […]. Toutes les fois qu’une balle me ratait, je me disais : C’est encore ce brave Robineau qui tire ! Toutes les balles qui atteignaient […] des bouteilles, des poires sur les arbres, je ne pouvais m’empêcher de penser que c’étaient les tiennes. » (Sieg., I, 6, p. 15). La pièce est centrée sur les « soldats inconnus », les fils à jamais perdus, les blessés sans mémoire : la guerre est le point de départ de la fable, et elle a séparé deux époques que matérialisent des objets sur l’un ou l’autre versant du temps. Du côté allemand, ce sont les « photographies » des fils disparus, « ce chapeau d’avant la guerre [que M. Schmidt] aimerait mieux garder… » pour ressembler à ce qu’il était : il s’est « habillé un peu commeautrefois » pour la visite d’identification (Sieg., I, 4, p. 9). Du côté français, le passé de Jacques Forestier est convoqué dans les répliques de Geneviève par tous les objets de sa vie d’écrivain et de journaliste, dont nous avons vu, au cours du premier chapitre, qu’ils structuraient l’espace. C’est également un passé de Parisien par ses divertissements : « Quand tu me conduisais en canot sur la Marne » rappelle quelque toile impressionniste, de même que la « partie de campagne » qui évoque Maupassant, la « bicyclette » et la promenade en « automobile » faisant penser à quelque photographie de la Belle Epoque. (Sieg., IV, 6, pp. 73-74). La rupture s’est faite avec la guerre et la disparition de Jacques : « C’est en officier qu’il disparut, vêtu de cet uniforme bleu clair que les ennemis ne devaient point voir et qui nous l’a rendu à nous aussi invisible… » (Sieg., II, 2, p. 32). L’uniforme « bleu horizon » est désigné par une périphrase qui entraîne une remarque ironique sur l’absurdité du camouflage. D’autres objets rappellent la guerre en même temps qu’ils s’inscrivent dans la fable, ce sont ceux qui ont révélé la vérité à Zelten : « Un visiteur anonyme m’a prévenu que Siegfried avait été son voisin à la clinique et qu’il n’était pas Allemand. Son nom, il l’avait même lu sur une plaque d’identité trouvée par lui dans la civière : Jacques Forestier. » (Sieg., I, 6, p. 17). Le héros se trouve ainsi déchiré entre un passé qu’il ignore et un présent d’homme d’Etat allemand : « Il a à choisir entre une patrie dont les drapeaux portent son chiffre […] etun pays où son nom n’est plus gravé que sur un marbre […]. », dit Eva (Sieg., III, 5, p. 56). Le premier objet nommé dit un présent glorieux, alors que le second désigne un tombeau. Au moment de quitter le pays, il a déchiré des papiers sans importance aux yeux de Waldorf, et dérisoires en effet au vu de l’enjeu véritable de son départ : « Sa carte d’entrée gratuite dans les musées allemands, ses permis de demi-place pour l’Opéra et le canotage sur les lacs bavarois. » (Sieg., IV, 2, p. 64). Toute l’intrigue consiste en un effort de Geneviève pour faire coïncider deux moments du temps, rendre à Siegfried/ Forestier son passé, et des objets sont porteurs de cette totalité temporelle, les « deux livres français » que Robineau 191 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux place dans les rayons de la bibliothèque, et dont il espère qu’ils réveilleront en Siegfried le Jacques Forestier d’autrefois (Sieg., II, 1,p. 25) ; un portrait, – objet intéressant à plus d’un titre sur le plan temporel, puisqu’en tant qu’œuvre d’art, il a figé un moment évanescent de 515 la vie d’une femme : « C’est la femme de Vermeer de Delft. » et que, par ailleurs, Jacques « avait déjà une photographie semblable dans son bureau de Paris, ce qui fait de lui un objet lien entre deux époques : « C’est sans doute le seul objet commun à sa vie d’autrefois et à sa vie d’aujourd'hui, mais du moins il existe ! » (Sieg., II, 1, p. 27). Enfin, par un accessoire de costume, et le geste réflexe qui lui est attaché, Geneviève compte faire se superposer les deux êtres : « Jusqu’à tes gestes sont aussi plus anciens que tune crois. Si tes mains s’élèvent parfois à ton cou, c’est que tu portais autrefois une régate et tu tirais à chaque instant sur elle. […]. J’ai acheté une cravate hier, avant de quitter Gotha. Tu vas la mettre. » (Sieg., IV, 6, p. 73). L’autre pôle historico-fictionnel de la pièce est la tentative de révolution de Zelten dont nous savons qu’il a d’abord été inspiré à Giraudoux par la République des soviets avant de 516 devenir une révolution « d’opérette » . Des objets sont en relation avec sa préparation. A Eva qui affirme : « On raconte qu’il a acheté la police et qu’hier soir même, tous les agents étaient convoqués chez lui. », Muck réplique par un alibi : « Il leur avait donné des billets de théâtre. » (Sieg., I, 2, p. 5). Un signal, « deux coups de canon », marque l’heure de la révolution (Sieg., I, 3, p. 8) et Zelten attribue son échec à « deux télégrammes adressés à Berlin et que [son] poste a interceptés », télégrammes qu’il fait lire devant Siegfried. (Sieg., III, 2, p. 46). La Guerre de Troie n’aura pas lieu. Le passé proche qu’invente Giraudoux est celui de la dernière guerre dont Hector revient vainqueur et qu’il a vécue autrement que les précédentes : « La lance qui a glissé contre mon bouclier a soudain sonné faux, et le choc du tué contre la terre, et quelques heures plus tard, l’écroulement du palais. » (GT, I, 3, p. 489). Les objets matérialisent ici, par le biais d’une sensation auditive, ce qui est une impression subjective du personnage. C’est ce passé proche qu’il rappelle dans son « discours aux morts » qui n’a rien d’un hommage conventionnel : il le dédie « à l’éventré dont les prunelles tournaient déjà, à celui dont la massue avait ouvert en deux le crâne […]. » (GT, II,5, p. 524). Remarquons l’insistance sur un vocabulaire de la violence perpétrée, sur des images visuelles du corps en fragments qui nient implicitement toute vision héroïque de la guerre, insistance qui se ressent des souvenirs de la Première Guerre mondiale. La Folle de Chaillot. 515 La formulation, avec l’emploi de l’article défini, identifie formellement cette reproduction. Il n’en est pas ainsi dans le roman, le narrateur prenant soin de préciser la référence picturale : « J’aperçus, pendu au mur, un objet commun à ce bureau et à son bureau de Paris, un objet neutre, la femme à turban de Vermeer. » (Siegfried et le Limousin, ORC, p. 677). 516 Cette évolution du personnage et de l’intrigue politique de la pièce est dessinée dans toute sa complexité par J. Body dans la Notice qu’il consacre à la pièce (TC [Pl.], p. 1152). 192 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? Cette œuvre nous paraît un cas particulier dans la mesure où tous les objets nommés, à l’exception des costumes des quatre Folles, ont un statut temporel identique par rapport au temps de l'histoire : ils sont contemporains de l’écriture de la pièce. Les « mecs » 517 suivent la mode au point d’être semblables comme en témoigne la didascalie pour les « Présidents des Conseils d’Administration » qui les rassemble dans l’indistinction du pluriel qui les désigne par leur costume chic : « Complets prince de Galles. » (FC, II, p. 1022). Dans sa plaidoirie du second acte, le Chiffonnier explique plaisamment comment il se « débarrasse » de son argent : « J’ai une paire de souliers jaunes, j’en achète une noire ! J’ai un vélo, j’achète une auto. » (FC, II, p. 1012). Dans les deux exclamatives symétriques, les verbes marquent la possession et l’acquisition, autrement dit tout ce qui fait les « riches ». Tout s’achète, d’ailleurs : « J’ai toutes les femmes. Avec l’argent, on a toutes les femmes […]. A celle qui marche vite, je crie qu’elle aura sa Rolls-Royce […]. » (FC, II, p. 1014). Le rythme binaire des phrases et les jeux de sonorités, en particulier les voyelles ouvertes 518 [e], [a] et la dominante [r] font entendre l’argent qui roule, avant que ce ne soit l’automobile . Dans une autre tirade de l’acte II où il fait le procès des « deux cents familles », il nomme le « tandem » avant d’évoquer le football (FC., II, p. 1016). Aurélie, quant à elle, parle des « disques phonographes » (FC, II, p. 1002) et Constance de « frigidaire » (FC, I, p. 1001), l’une pour vanter les mérites du « pneumatique » qui a permis de signaler au président du Conseil « que le nonce n’avait pas de frigidaire », l’autre pour expliquer ce qu’elle entend par « objets parlants » : ces objets modernes n’ont qu’une existence verbale. Le contraste n’en est que plus grand avec le costume des quatre Folles. Une longue didascalie juxtapose, pour la Folle de Chaillot, des éléments de costumes qui semblent pris à plusieurs gravures de mode, le dernier objet nommé nous ramenant au vingtième siècle et à la décadence de l’aristocratie : « Jupe de soie faisant la traîne. […]. Souliers Louis XIII. Chapeau Marie-Antoinette. Un face à main pendu par une chaîne. Un camée. Un cabas. »(FC, I, p. 964). Le « boa » qu’elle a perdu (FC, I, p. 965) complète cette traversée des siècles par un accessoire de la Belle Epoque qui est celle de la jeunesse d’Aurélie. Le costume de Constance, la Folle de Passy, est tout aussi hétéroclite tandis que celui de Gabrielle, la Folle de Saint-Sulpice, renvoie implicitement au temps des robes à tournure et du théâtre naturaliste : « Constance en robe blanche à volants avec chapeau Marie-Antoinette à voilette violette, solides bottines élastiques. Gabrielle, faussement simple avec toque et manchon 1880 […]. » (FC, II, p. 993). Le dernier costume est un défi au temps, et au costumier de théâtre, en même temps qu’un 519 étrange compromis entre la République et le cléricalisme , le mot « concorde » pris au 517 Cela concrétise un des thèmes de leur discours du premier acte sur l’uniformisation nécessaire de la société, Voir 3ème partie, chap.1. 518 Cette moderne façon d’envisager la conquête sera étudiée dans notre prochain chapitre consacré à la fonction dramatique des objets, voir infra, Fonction dramatique, l’axe du désir. 519 En pleine querelle sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, si l’on reporte la jeunesse de Joséphine, comme celle de ses amies, à la Belle Epoque. 193 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux pied de la lettre ne manquant alors pas de sel : bien sûr, il faut y voir également, comme pour les trois autres « folles », un lieu parisien, la place du même nom : « Joséphine, la Folle de la Concorde, entre majestueusement, dans un accoutrement mi-Fallières, mi-papal. Charlotte blanche. » (FC, II, p. 1006). Ces quatre costumes illustrent le refus du présent chez les quatre Folles, moyen pour elles de nier la vieillesse. Néanmoins, les objets sont marqués par leur appartenance au passé, et donc par l’usure car « il faut attacher à l’intérieur par ses baleines l’ombrelle blanche car elle n’a plus dedéclic. », confie Aurélie à Pierre (FC., I, p. 978), et « les manchettes » des Adolphe Bertaut sont « en loques » (FC, p. 1029). Objets désuets et objets modernes nous guident vers une interprétation : la pièce oppose clairement deux moments de l’histoire, un autrefois mythique, temps de l’élégance, de la jeunesse des quatre Folles et un aujourd’hui trivial – la traîne « est relevée par une pince à linge de métal » (FC, p. 964) – et décevant. L’influence de l’Amérique et les produits frelatés sont opposés aux articles d’autrefois. Il nous faudra analyser les résonances idéologiques de cette opposition entre un passé paré de toutes les vertus et un présent dévalorisé. L’Apollon de Bellac. Les « meubles Henri II » sont l’occasion d’un jeu sur l’histoire et sur les mots : comme sortie d’un livre d’histoire d’école primaire de la Troisième République, la figure de Bernard Palissy contraint de « brûler pour son four ses superbes meubles Henri II » rencontre celle de l’Huissier qui doit « préparer la salle du conseil » dont le mobilier procède du conformisme bourgeois du début du siècle qui, par sa banalisation, a perdu toute valeur, ce qui crée un décalage supplémentaire par rapport à l’appréciation élogieuse. (Ap., 1, p. 921). Aucun objet n’a, dans cette pièce une quelconque valeur temporelle précise excepté le « téléphone », objet obligé de la modernité (Ap., 4, p. 929) ; « corbeille à papiers » et « registre » sont plausibles dans n’importe quelle administration et nous font penser aux ronds-de-cuir de 520 Courteline , à cela près qu’ils fonctionnent fort peu comme objets indiciels. b) Le temps de la fable. Divertissement de Siegfried. Dans ce texte, le statut temporel du « trône » est indissociable de son statut spatial : rapporté dans la salle qui lui est destinée, il permet à Zelten de jouir encore du pouvoir alors même qu’il lui est contesté par les armes et les généraux fidèles à Siegfried. Nous n’avons aucune trace, dans ce texte, de la richesse temporelle que Giraudoux confère à certains objets et qui, dans Siegfried, cristallisent plusieurs moments du temps : elle est donc le résultat de nouveaux choix d’écriture dramatique dans la pièce créée par Jouvet. Lamento. Dans Lamento, quelques objets hors scène sont en rapport avec un avenir proche, dans le cadre de la fable : « Il y aura sans doute six bougies autour de mon gâteau ? », demande ironiquement Siegfried à Eva, à propos de son anniversaire (L, p. 89), six bougies comme les six années de sa vie d’Allemand. Son passé plus lointain se résume, comme dans Siegfried, à « cet être retrouvé sans vêtements et sans mémoire. » (L, p. 91). Quant à son enfance, elle lui échappe : « Au lieu de ces jouets, de ces bêtes amies, chevaux de bois ou cochons d’Inde ou cygnes qui peuplent l’enfance des hommes, je sens la mienne habitée par je ne sais quels 520 194 G. Courteline, Messieurs les Ronds-de-cuir, 1893. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? monstres préhistoriques. » (L, p. 90). L’antithèse entre les objets et les animaux rassurants d’une part et les créatures inquiétantes d’autre part exprime l’angoisse du personnage et son sentiment d’irréductible étrangeté. Il se sait seulement le contemporain de quelques inventions modernes : « bicyclette, auto, téléphone qui sont nés à peu près en même temps que [lui]. » (ibid.). Ces considérations temporelles liées aux objets n’échappent pas à la banalité alors que nous avons vu tout le parti qu’a su tirer Giraudoux du statut temporel de quelques objets significatifs dans la rédaction définitive. « Siegfried : Ses vieux papiers sont là ? Je vais avoir à les lire, à apprendre mon écriture. Ses vieux habits ? Je vais les essayer. » (FS, 4, p. 102). Giraudoux part des personnages pour aller vers les objets, tandis que dans Siegfried, il a su concrétiser la fidélité des êtres et des choses, dire l’absence de Jacques par sa présence en creux dans l’attente de ses objets familiers autant que de son chien. De ce point de vue, il est difficile de ne pas préférer la version qu’il a retenue pour la scène. Fin de Siegfried. Dans Fin de Siegfried, tous les objets apportés par la Vieille Dame et Durand, font exister dans l’immédiat, et ce, de façon concrète, la présence française qui doit entourer Siegfried pour qu’il se retrouve Forestier. Dans la troisième scène, Siegfried refuse le scandale de la révélation de sa véritable nationalité et, à l’inverse du héros éponyme de la pièce créée par Jouvet, accepte de « mourir » : « Il y aura un monument Siegfried Kleist en Allemagne. Il paraît qu’il y a un monument Forestier en France. » (FS, 3, p. 99). Enfin, quelques objets qui appartiennent au passé de Jacques vont entrer dans le proche avenir de celui qui n’est déjà plus Allemand. Intermezzo. Les demoiselles Mangebois apportent à l’Inspecteur « l’agenda » d’Isabelle. Celui- ci, contenant le journal intime de la jeune fille, est donc un condensé de son passé proche, de celui de la petite ville et de l’école. Présent sur scène après avoir été trouvé et feuilleté par les vieilles filles, il fait l’objet d’une lecture publique ; mais il annonce aussi, par le temps de l’attente, la suite : « Armande : Ouvrez le carnet au 14 juin et lisez. L’Inspecteur : Le 14 juin, c’était hier. Nous sommes bien le 15 ? […] Le Maire, lisant : "Je suis certaine que ce spectre a compris que je crois en lui […]. Il me cherche […]. Il va sûrement m’apparaître, et alors quels conseils ne va-t-il pas me donner pour rendre la ville enfin parfaite ? Je suis sûre que c’est pour demain.". L’Inspecteur : Et demain, c’est aujourd’hui. » (Int., I, 5, pp. 293-294). La réplique, qui paraît absurde, souligne l’ambivalence temporelle de ce carnet empli de passé et prédisant un avenir qui deviendra le présent scénique, celui des rencontres avec le Spectre. Un accessoire de costume hors scène, matérialise le suicide supposé du mari : « Le Contrôleur : Au matin, on a retrouvé la femme et l’ami tués, sauvagement tués et, sur le bord de l’étang, le chapeau du mari – ce salut à la mort a grande allure. » (Int., I, 5, p.289). Le costume du Spectre a, lui, un statut temporel difficile à déterminer : est-il médiéval ou Renaissance ? Une didascalie de l’acte I précise : « Le fantôme surgit […]. Pourpoint de velours. » (Int., I, 8, p.303), or, dans la scène précédente, le Droguiste l’a annoncé dans 195 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux des termes qui font penser à quelque gravure romantique. Par contraste, le costume du Contrôleur à l’acte III est une sorte de résumé temporel puisque chacun de ses éléments renvoie à une génération, et que l’ensemble s’offre aux regards étonnés d’Isabelle : « Le Contrôleur : Ne raillez pas mon costume […]. Oui, au fait, ceux qui devraient être là sont justement ceux à qui appartiennent ces vêtements, mon grand-père dont voilà la canne, mon grand-oncle dont vous voyez la chaîne de montre, et mon père, qui jugea cette jaquette encore trop neuve pour l’emporter dans sa tombe. Seul ce melon est à moi. » (Int., III, 3, p. 341). A cette accumulation d’objets qui superpose des temps différents sur un seul personnage, s’oppose l’irréalité du Spectre, corps évanescent, corps émergeant du crépuscule, moment incertain par excellence, tandis que l’être humain s’inscrit dans une lignée, et donc dans 521 le temps . Un statut étrange pour les objets marquant le temps est également repérable dans Intermezzo. Le désordre n’est pas le fait du seul Droguiste comme semble le suggérer l’Inspecteur : « A minuit, une main facétieuse ajoute un treizième coup aux douze coups du beffroi. » (Int., II, 2, p. 313), puisque lui-même, qui se prétend le garant de l’ordre, dérègle le temps et s’en vante : « J’ai fait retarder d’une heure la pendule sur laquelle se règle toute la ville ». (Int., III, 1, p. 334). Comment, dès lors, se fier à ses discours rationnels et scientistes ? Ainsi, les objets marqueurs du temps contribuent-ils à dévaloriser le personnage et la conception du monde 522 qu’il représente . Tessa. Le temps de la fable est concrétisé, dans la pièce anglaise comme dans son adaptation française, par la circulation des bagages qui accompagnent les arrivées et les départs des personnages chez Sanger à l’acte I et l’arrivée de Lewis et de Tessa dans la pension Maes à l’acte III, contribuant à donner l’impression d’instabilité du « cirque Sanger » et des relations entre les. personnages. Pour renforcer l’animosité de sa sœur à l’égard de Lewis, Giraudoux n’hésite pas à concrétiser un passé de désordre par les petits riens qui connotent la saleté et la négligence, signes auxquels, selon Mrs. Gregory, on reconnaît la présence de Lewis : « Partout où il passait, il laissait autrefois une piste de mégots, de tasses sales et de papiers déchirés ». (T, II, tabl. III, 4, p. 426), or le regard aiguisé de Mrs. Gregory lui fait reconnaître dans les objets d’un décor qu’elle a d’abord cru innocent, des témoins à charge : « Regardez, près du foyer, ces quatre coussins en rond, avec ces monceaux de papiers, de petits fours. » (ibid., p. 427). 521 Cette idée est déjà dans Amphitryon 38 lorsque Jupiter en Amphitryon et Alcmène échangent un serment de fidélité, elle s’y exprime sous la forme de deux images : « Jupiter : Moi, Amphitryon, fils et petit-fils des généraux passés, père et aïeul des généraux futurs, agrafe indispensable dans la ceinture de la guerre et de la gloire ! Alcmène : Moi, Alcmène […], pauvre maillon présentement isolé de la chaîne humaine ! » (Amph., I, 6, p. 139). 522 Le dérèglement du temps a d’abord été présenté comme un élément concret, celui d’une boutique d’horloger, par le Contrôleur lorsqu’il défend Mme Lambert et évoque le comportement des hommes fascinés par cette jeune femme et qui feignent « de prendre l’heure à cent cadrans qui se contredisent […] » (Int., I, 5, p. 290). Comment, dès lors, le statut temporel des objets peut-il encore relever de la linéarité et de l’irréversibilité qui caractérise le temps humain ? Le Spectre qui revient après sa mort défie à son tour la conception humaine du temps que les hommes eux- mêmes ont mise à mal. 196 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? Le désordre est encore plus moral que physique cette fois, les « coussins » trahissant ceux qui les ont occupés. Giraudoux, à son habitude, exploite les objets pour les faire participer à la fable, alors qu’ils en sont seulement le cadre dans la pièce anglaise. Pour le croisement entre le temps de la fable et celui de la fiction opératique, celle de l’histoire des Borgia, Giraudoux suit fidèlement le texte anglais, mais il le modifie de telle sorte que le temps de la répétition et le temps de l’opéra coïncident : au lieu d’un terme neutre, par deux fois, il ajoute un qualificatif qui correspond à la situation chantée, l’empoisonnement de Ludovic Sforza : Tessa, en plein milieu du récitatif, « avale les biscuits secs empoisonnés. » (T, I, tabl. I, 13, p. 380), conformément au livret certes, mais l’expression « biscuits secs » nous ramène au temps de la répétition. A l’inverse, après l’envolée lyrique de Lewis, la petite Suzanne demande : « Je peux prendre un des gâteaux empoisonnés ? » (ibid.). L’espiègle fillette confond malicieusement le temps de la fiction et celui de la réalité, avec un rien de provocation à l’égard de l’objet doublement interdit – en temps qu’accessoire de répétition et comme objet qui donne la mort –, tandis que la petite Anglaise se contente de demander si elle peut « avoir un peu deconfiture avec ce gâteau » (CN, p. 21). Outre l’effet comique de la réplique, le « traducteur » infidèle a trouvé là un mode d’écriture temporelle qu’il utilisera dans le second acte d’Ondine : la superposition de moments différents du temps et le tissage subtil entre le parlé et le chanté, et dans chaque cas un objet réel, ici les gâteaux, ou symbolique, le voile de Tanit, qui introduit la dissonance, le trivial jouxtant dans Tessa le lyrique et le pathétique du duo d’amour entre Lewis et Tessa par personnages interposés. Electre. Le déroulement du temps, si important dans la pièce, n’est pas relié à des objets ; en revanche, deux lexèmes sont au cœur d’images visuelles et stylistiques du temps qui passe : « L’idée qu’il va être minuit. Que l’araignée sur son fil est en train de passer de la partie du 523 jour où elle porte bonheur à celle où elle porte malheur. » . L’objet est à l’image du temps de la fable – la pièce commence en fin de journée et s’achève, après les meurtres commis à l’aube, à l’aurore. Le Jardinier, quant à lui, seul pendant sa nuit de noces, « dans ce jardin où tout divague un peu la nuit où la lune s’occupe au cadran solaire. » (Lamento du Jardinier, El., p. 641), personnifie la lune qui se substitue au soleil, brouillant les repères temporels, mais, oisive, la lune passe le temps : les objets disent la vacuité du moment vécu par un personnage désormais hors jeu, que ne concernent plus ni la fable, dont il a été exclu par Oreste, ni le mythe des Atrides. Cantique des cantiques. L’essentiel du dialogue entre Florence et le Président oppose les objets témoins de leur liaison et ceux avec lesquels Jérôme a partie liée. Le passé plus lointain, celui de la rencontre de la jeune femme et du Président à l’occasion d’un congrès qui avait amené ce dernier à Aix-en-Provence, de la cour assidue qu’il lui avait faite, se cristallise dans le souvenir d’un cadeau, la perle : « Florence : Le onzième [jour], dès votre arrivée, vous m’avez pris la main. Vous l’avez renversée, la paume en l’air. Vous en avez fait une coquille, je croyais que vous alliez y mettre un sou. Non… Et la perle est née. » (C, 6, p. 747). 523 Récitation de la Première Petite Fille (El., I, 1, p. 601). 197 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Le temps s’abolit lorsque Florence décide de la garder de nouveau après avoir tenté de la rendre au Président : « Le Président : Charmante femme, à laquelle on offre deux fois la même perle… » (ibid.). L'un après l’autre, les bijoux rappellent au Président des moments de son passé de responsable politique : « l’émeraude » pour une victoire, « le rubis » pour une défaite (C, 6, p. 747-748). Le dernier cadeau, le collier pour la fête de Florence, rejoint tous les autres à l’arrivée de Jérôme, le fiancé : « Elle a assemblé dans le petit sac tous les bijoux. » (C, 6, p.750). Un geste qui la trahit peut-être manque de faire basculer l’avenir vers un retour au passé : « Elle revient sur ses pas. Florence : Oh, pardon, j’emportais votre sac. Elle redonne le sac au Président. » (C, 8, p. 753). La relation qu’a Jérôme aux objets est aussi une relation au temps : « Un bouton de manchette lui est une énigme qu’il met la journée à résoudre. Il entretient, avec une espagnolette, une roue de lit, des intrigues qui le font veiller jusqu'à minuit. Si je mets un canard en caoutchouc dans la baignoire, il n’en sort plus. »(C, 4, p. 738). Vivant dans un instant qui s'éternise du fait de sa maladresse à manier les objets, Jérôme est comme un enfant fasciné par ce qu’il ne comprend pas, mais, à l’inverse d’un enfant qui vit dans la succession des instants, Jérôme nie le temps : « Avec lui, une minute ne passe pas, je vis un temps arrêté. […]. C’est tout ce qu’il sait faire, cet être médiocre, avec son établi portatif, donner l’éternité, arrêter le monde. » (C, 4, p. 741). Ce n’est pas le moindre des paradoxes giralduciens que de considérer la suspension du temps non comme un moment d’extase amoureuse, mais comme une négation du temps, et donc de la vie humaine, ce qui inspire à E. Goulding ce commentaire : « Jérôme, cet être on ne peut plus terrestre exerce un pouvoir aussi effrayant que les dieux, que Dieu, le pouvoir de "donner l’éternité", d’"arrêter le monde" bref, d’obliger Florence à vivre une "fin d’univers", punition qui lui semble bien trop sévère pour la "petite liaison" dont elle a joui 524 avec [le Président]. » . Le « gros zirkon » qu’offre Jérôme à Florence, si solide que rien ne peut l’entamer (C, 7, p. 753), est à l’image de ce temps pétrifié. Au contraire, le Président donnait un sens au temps, même à celui de l’attente, meublé d’humbles tâches domestiques : « C’était une absence douce, pleine, présente. Je vous consacrais mes cent travaux, même ceux qui n’avaient rien à faire avec vous. Je tricotais les chandails de mon frère pour vous. Je tapissais pour vous mes armoires d’étoffe. » (C, 4, p. 736). Ondine. La scène « du berceau de roseaux » orchestrée par le Roi des Ondins est à l’origine, à partir de cet objet témoin du passé, d’une scène où se superposent le temps nié par Bertha, celui d’une naissance roturière, et le temps des Ondins, auquel s’ajoute le temps de l’histoire de Carthage revu par l’opéra, grâce à la surimpression du duo de Salammbô et de Mathô : 524 198 E. Goulding, « Une heure supraterrestre", Cantique des cantiques : le temps, les temps. », art. cit., p. 286. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? « Le Roi des Ondins contemple, dans un berceau de roseaux, une petite fille que les ondines lui apportent. » (Ond., II, 13, p. 820). Un autre objet du passé surgit alors : « Que son hochet lui soit rendu /Qu’Auguste tailla tant bien que mal dans la torpille du narval… » (ibid.). Ces objets signes ont traversé le temps pour arriver dans l’intermède réclamé par le Chambellan. A la Reine qui l’interroge sur son âge, Ondine répond : « Quinze ans. Et je suis née depuis des siècles. Et je ne mourrai jamais… » (Ond., II, 11, p. 813). Or, cette créature surnaturelle qui a voulu partager la vie des humains ne trouve pas d’autres moyens, pour garder la mémoire de cette vie, alors que le Roi des Ondins l’aura plongée dans l’oubli, que les objets : « Je ne saurai au juste ce qu’ils veulent dire, mais je vivrai autour d’eux. Ce sera bien extraordinaire si je ne me sers pas d’eux, si je n'ai pas l’idée de m’asseoir dans le fauteuil, d’allumer le feu du Rhin aux candélabres. De me regarder dans les glaces… Parfois la pendule sonnera… Eternelle, j’écouterai l’heure… » (Ond., III, 6, p. 849). Dans cette réplique paradoxale, l’eau et le feu sont réunis, le temps et l’éternité ne font plus qu’un, et ce, grâce aux objets. Sodome et Gomorrhe. L’Archange, dans le prologue, fait un tableau intimiste du passé proche, marqué par l’entente et la complicité dans le couple : « Rien n’avait trahi encore le mal jusqu’à ce matin. Ils se parlaient en souriant, ils se beurraient mutuellement leur tartine, ils ont dormi, enlacé leurs bras. » (Sod., I, Prélude, p. 858). Pour Lia, le couple n’a aucun avenir, et il ne laissera pas de traces en elle : « Je partirai. Et sans objets, et sans mémoire. » (Sod., I, 3, p. 877). Aucun objet, d’ailleurs, n’inscrit la relation des personnages dans le temps. L’Apollon de Bellac. Ce qui frappe le plus, dans cette pièce, c’est que l’opposition entre deux femmes, Thérèse et Agnès, entre deux moments de la vie du Président, le passé d’une liaison dont il découvre qu’elle l’a rendu laid, et l’avenir de fiançailles avec celle qui lui a révélé qu’il est beau, passe par des objets dont le statut temporel se voit modifié en même temps que s’opère la métamorphose du Président. Objets intimes, vêtements, décor de la vie quotidienne avec Thérèse, tout est laideur désormais, au point que les objets sont rejetés violemment ; néanmoins, le temps semblait suspendu en eux dans la mesure où ils sont la copie d’œuvres d’art, comme le « Gauloismourant » ou inspirés de styles et d’époques différents, comme le « pageflorentin » et les « chaises Directoire ». Du passé détestable, ils passeront à la destruction, le « Gaulois mourant » le premier : « Il sera ce soir à la fonte. […]. Avec ton page florentin […], avec ta bayadère à la grenouille […]. Jusqu’à tes chaises Directoire à dessus de crin qui disaient à mon derrière que je suis laid, et en le grattant. A l’Hôtel des Ventes ! » (Ap., 8, p. 940). 199 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux A l’inverse, les objets de la vie d’Agnès semblent s’inscrire dans l’éternité car le présent d’énonciation fait exister hic et nunc un logis non seulement hors scène mais hors temps : « LePrésident : Comment est-ce chez vous, Agnès ? Agnès : Mes chaises ? Elles sont en velours. Le Président : […]. Et sur la table ? Agnès : Sur la table, j’ai des fleurs. Aujourd’hui des roses. Le Président : […]. Et sur la cheminée ? Agnès : Un miroir ». (ibid.). Aussi Thérèse contre-attaque-t-elle par les objets sur lesquels elle veille en maîtresse attentionnée : ils échappent à à la négligence, à l’usure, à la dégradation, donc au temps : « Tu es, grâce à moi, un des rares hommes dont on puisse assurer que le mouchoir est du jour, […] et les mites cherchent en vain, au-dessus de tes complets, la tache d’huile ou de graisse. » (ibid.). S’ensuit, au présent toujours, le catalogue des calamités qui attendent le Président dans la vie commune avec Agnès comme si l’avenir était déjà un présent détestable avec « des pantoufles dont la semelle gondole. La lecture du soir avec un seul coupe-papier qu’on se dispute, et une lampe de chevet qu’on allume de la porte. » (Ap., 8, p. 941.). Un autre objet transite du passé de l’intention abandonnée à l’avenir immédiat, le diamant que le Président montre à Agnès : « […]. Est-ce qu’il vous plaît ? Agnès : Comme il est beau ! »(Ap., 7, p. 936) avant de le lui offrir : « Et maintenant, Agnès, en gaged’un heureux avenir, acceptez ce diamant. » (Ap., 8, p. 942). Ainsi le statut temporel de l’objet accompagne-t-il l’ascension sociale du personnage, comme le fait remarquer le Monsieur de Bellac : « Une place, un mari, un diamant ! » (ibid.). Pour Lucrèce. Le passé le plus lointainconcernant directement un personnage apparaît lorsque la fausseté de Paola se révèle tout entière à Armand : certains objets témoins de la liaison de sa femme et de Marcellus ont disparu : « Elle a brûlé toutes les lettres. […]. Elle a démarqué les cadeaux. » (Luc., II, 3, p. 1080). La lucidité du mari trompé s’attache à des objets de ce passé : « Le jour où elle m’a offert ce jeu d’échec en marcassite. Tu l’avais choisi, n’estce pas ? », dit-il à Marcellus. (Luc., II, 3, p. 1081). Le décor même de la scène synthétise alors tous les moments du temps : « Elle est l’habituée de ces fauteuils, sur lesquels elle s’est assise, de ces lampes qu’elle a allumées ou éteintes, de ce canapé. » (ibid.). Un objet du passé de Paola ressurgit à l’occasion du conseil donné à Lucile par le Gros Monsieur pour la dissuader de provoquer celle-ci : « un bol de vitriol. Un tout petit bol » qui a défiguré une rivale (Luc., I, 6, p. 1052). Appartenant au passé proche des attentions du Procureur pour son épouse, cette « calèche dont [il] lui réservait la surprise, avec coffre pour les repas froids […] », le « carrick » qu’il a « commandé de Grenoble » et « cette longue vue qu’[elle lui] réclamai[t]. » (Luc., III, 2, p. 1095), or, de tous ces objets promis à l’avenir du couple, Lucile ne connaîtra que ces mots. Giraudoux joue plus d’une fois sur les temps grammaticaux : à l’acte I, les objets chargés de dire « la défaite, la dévastation, la débauche » n’existent qu’au futur dans la fable de Paola – mot qu’il faut prendre ici au sens d’affabulation : « Paola : Tu l’étendras sur les draps propres, que tu souilleras à ta guise. Tu ouvriras son corsage, tu dégraferas son bas, tu prendras ses peignes. […]. 200 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? Installe à portée ton grand miroir, qu’au premier regard elle voie d’elle ce qu’elle n’a jamais vu ou prévu. » (Luc., I, 10, p. 1066). Le moindre accessoire se voit confier un rôle. Dans le récit fait à Marcellus le lendemain matin au passé composé, Paola ne retient que les objets essentiels : « Elle est revenue à soi dans la nuit, étendue sur le lit de Barbette, dégrafée, échevelée. […]. D'ailleurs la victime tenait dans sa main ton mouchoir. » (Luc., II, 1, p. 1070). Enfin, lorsqu’à l’acte III, Lucile exige de Barbette la vérité, le « mouchoir » vient du passé de la nuit maudite au présent du contact réel avant de retourner au passé de Paola, un cadeau reçu de son ancien amant, pour terminer son parcours dans un souhait, ou un désir, de Lucile : « Lucile : […]. Le mouchoir dans ma main, d’où venait-il ? Barbette : Madame l’avait mis. Paola : Et le rapporte. Il vous manque de cette nuit un souvenir palpable. Il est authentique. Je le tenais de Marcellus. Lucile : Bien, donnez… » (Luc., III, 4, p. 1107). Comment ne pas voir dans ce cheminement temporel la circulation du désir de vengeance chez Paola et, de façon plus trouble chez Lucile, le besoin de garder un objet ayant appartenu à Marcellus qu’Armand vient de tuer en duel ? Autrement dit, associées dans un même objet, les fonctions dramatique et symbolique. Mais ces objets n’ont aucun avenir, puisqu’au moment où le Procureur les nomme, Lucile est toute dans ce qu’elle a vécu. Lorsqu’elle interroge son mari sur ses occupations de la veille au soir, elle obtient pour toute réponse des considérations œnologiques et généalogiques qui prouvent son incapacité à vraiment écouter Lucile : « A cette heure précise, il ouvrait une bouteille de ce château-chalon qu'il tient des Scée eux-mêmes. » (Luc., III, 2, p. 1094). Enfin, dans l’éloge funèbre qu'il prononce, Lionel fait se rencontrer des époques différentes : « Je veux qu’aucune des femmes d’ici n’ignore, en suivant ton cercueil, qu’elle mène au repos celle qui a repris l’honneur des mains des hommes.[…].Et je veux qu’au milieu des cyprès, sur la route de Brignoles, un de ces obélisques que tu aimais dise au passant ta grandeur. » (Luc., III, 7, p. 1114). L’avenir immédiat rejoint le passé du couple et celui de la Provence, terre romaine aux tombeaux prestigieux. Plusieurs objets, dans cette pièce, cristallisent des moments différents du temps. Marcellus, qui veut s’installer à une table de la pâtisserie apprend qu’elle était réservée par la femme du Procureur impérial et il finit par la lui céder quand elle arrive. (Luc., I, 1, p. 1037). Lucile, ulcérée de l’attitude du même Marcellus après ce qu’elle prend pour un viol, récapitule les « nouvelles lâches » qu’elle a eues de lui : « Le Comte Marcellus avait déjeuné au café, à cette table qu’il m’avait cédée hier. Vous viviez. […]. Comme tous les jours. » (Luc., II, 2, p. 1077). Objet de contestation entre le vice et la vertu, la table reconquise apparaît à Lucile comme un indice supplémentaire de lâcheté, de même que la maison du séducteur : « Aux fenêtres, pas de volets en deuil. »(ibid.). Les objets ont renvoyé à Lucile l’image de son innocence par la superposition du temps de l’enfance à celui de la femme dans une comparaison : « Mon lit de mariage s’est ouvert comme mon lit d’enfant. » (Luc, II, 2, p. 1076). 201 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Cette image de pureté efface celle qu’a construite Barbette sur les ordres de Paola avec le « lit », le « miroir » et le « mouchoir », objets qui occupent plusieurs moments de la fable selon le personnage qui la raconte et différents temps. Dans la plupart des cas, les objets sont les indices de plusieurs moments du temps, passé plus ou moins lointain, moments différents du présent qui tiennent à la fois à une construction des personnages comme individualités et à la fonction dramatique des objets. L’inscription de la fable dans le temps historique par des objets indiciels concerne un petit nombre de pièces et n’aboutit jamais à l’historicisation. Attendue pour des œuvres comme Siegfried ou Supplément au voyage de Cook, elle paraît d’autant plus surprenante 525 dans Pour Lucrèce. Giraudoux n’a en effet décidé de l’époque, « vers 1868 » que dans la troisième version. Fallait-il « décourager les chercheurs d’anachronismes » comme l’écrit J. Robichez (ibid.) par des détails qui rendent vraisemblable ce choix ? Si « la défaite de 1940 526 a tué le bonheur de vivre » , 1870 a sonné le glas de l’insouciance du Second Empire : est527 ce une explication suffisante ? Giraudoux, à notre connaissance, n’en a donné aucune . Généralement, dans son théâtre, le rapport des objets au temps dépasse la valeur indicielle. Il est souvent pour l’auteur un moyen d’opposer, à travers deux moments de l’histoire ou deux moments de la fable, des conceptions antithétiques de l’amour, de la vie, du monde. 3) Les objets et la « dimension métaphorique » du temps. « Il peut […] exister un temps propre à chaque personnage qui traduit leurs préoccupations 528 et les chocs des différentes subjectivités. », écrit J.-P. Ryngaert à propos de la « dimension métaphorique » du temps. L’importance de ces données dans le théâtre de Giraudoux contribue-t-elle à donner aux personnages une épaisseur, à faire d’eux autre chose que de simples énonciateurs d’une parole ? a) Le « passé mythique ». Les textes bibliques et apocryphes. Judith. Les allusions aux figures qui ont sauvé Israël « des plus terribles engrenages » rapprochent le passé mythique, « le doigt de David, le doigt de Jahel », de l’avenir proche tel que l’envisagent les autorités religieuses, « le doigt de Judith » venant à son tour arrêter « l’engrenage », ce qui paraît inéluctable (ibid.). Joachim, le rabbin, est le seul à évoquer le passé mythique d’Israël. Cette « tragédie », la seule de ses pièces à laquelle Giraudoux ait attribué explicitement ce genre, est délibérément intemporelle. Sodome et Gomorrhe. 525 526 527 TC (Pl.), p. 1792. .TC (Pl.), p. 1793. J. Robichez donne plusieurs explications, en revanche, pour le déplacement géographique, de Venise (première version) à Aix-en-Provence (à partir de la seconde version), cf. TC Pl., p 1792-1793. La référence à l’héroïne romaine dans le titre appelle également les « antiques », tombeaux ou statues auxquels font allusion les personnages : ce n’est pas pour autant le « style Pompéi » à la mode sous le Second Empire. 528 202 J.-P. Ryngaert, Introduction à l'analyse du théâtre, op. cit., p. 81. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? Dans cette œuvre inspirée de la Bible, l’Ange rappelle le temps de la Genèse mais avec la conception platonicienne de l’androgyne primitif : « [Dieu] a créé deux corps jumeaux unis par des lanières de chair qu’il a tranchées depuis, dans un accès de confiance, le jour où il a créé la tendresse. » (Sod., II, 7, p. 903). Lia, refuse de se rapprocher de Jean pour sauver Sodome, à seule fin que Dieu comprenne enfin : « Il n’a pas compris au déluge, parce qu’il a vu flotter les cadavres de couples enlacés. » (Sod., II, 7, p. 912). Jouant, comme il aime à le faire, avec l’hypotexte, Giraudoux par le biais d’une allusion à la « mâchoire d’âne »( Sod., II, 4, p. 896), « campe l’image célèbre de Samson […] dans l’épisode contre les Philistins. », épisode normalement postérieur à la destruction de 529 Sodome . Le mythe est donc plaisamment mis à distance. L’Antiquité et la mythologie grecque. Amphitryon 38. Mercure emploie une expression oxymorique pour le déguisement de Jupiter en Amphitryon : il parle de « vêtements éternels » dont les caractéristiques – « ils sont imperméables, ils ne déteignent pas. »– affirment leur nature non humaine dans un vocabulaire anachronique (Amph., I, 5, p. 132). Quelques objets fournissent l’image obligée de personnages mythologiques : « Méduse avec ses cheveux, desserpents taillés en pleins or. » sur le bouclier (Amph., I, 3, p. 125), le « berceau » d’Hercule (Amph., II, 2, p. 147), ou encore « l’arc à trente cordes » qui permettra au héros de couper toutes les têtes de l’hydre de Lerne (Amph., III, 1, p. 175). La Guerre de Troie n’aura pas lieu. Dans le dialogue entre Hector et Pâris, l’enlèvement d’Hélène est réécrit comme une nouvelle frasque du séducteur dont les objets auraient pu être témoins : les « fenêtres, la plinthe du palais, les vêtements » de la reine grecque ; à l’issue de l’interrogatoire, Hector triomphe : « Pas un seul des vêtements d’Hélène, pas un de ses objets n’a été insulté. » (GT, I, 4, p. 492) : elle pourra donc être restituée aux Grecs. Nous avons vu précédemment que l’embarcation qui a permis le rapt participe elle aussi à la réécriture contemporaine du 530 mythe . Electre. Le passé mythique de la famille des Atrides est évoqué dès la première scène par le dialogue des Petites Euménides et du Jardinier sur les « fenêtres » du palais d’Agamemnon, témoins intemporels de la cruauté et de la barbarie. Un temps terriblement humain s’y est inscrit dans ce qu’il a d’irréversible, celui des assassinats perpétrés : 529 « Avisant une mâchoire d’âne encore fraîche, il étendit la main, la ramassa et avec elle il abattit mille hommes. » (Jg, 15, 15.,cité dans TC [P], n. 2 de p. 871, p. 1240.). 530 L’arrivée des Grecs subit semblable traitement, puisque Busiris l’analyse en termes modernes : « Les Grecs se sont rendus vis- à-vis de Troie coupables de trois manquements aux règles internationales. », avant d’en préciser la nature au moyen de termes de marine créés par Giraudoux (GT, II, 5, p. 521). De cette façon, le passé mythique rejoint l’actualité des conférences internationales. 203 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « Le Jardinier : […]. C’est celle de la chambre où Atrée, le premier roi d’Argos, tua les fils de son frère. Première Petite Fille : Le repas où il servit leurs cœurs eut lieu dans la salle voisine. […]. Deuxième Petite Fille : Et Cassandre fut étranglée dans l’échauguette. […] Première Petite Fille : Tout cela dans l’aile qui rit, comme tu le remarques. » (El., I, 1, p. 599). Cette manière d’objectiver dans le discours des Euménides la légende des Atrides en mettant l’accent sur les horreurs perpétrées semble écarter tout regard subjectif sur ce passé, or il n’en est rien. Le palais est « tout à fait un palais de veuve. », dit la Première Petite Fille, et la Seconde ajoute : « Ou de souvenirs d’enfance. » (El., I, 1, p. 598). Il a donc un statut temporel complexe : il est à la fois la mémoire des crimes passés, un reproche latent à la reine dont le deuil n’est qu’hypocrisie, le réceptacle du passé d’Oreste enfant : « Tout ce que je me rappelle, du palais d’Agamemnon, c’est une mosaïque. On me posait dans un losange de tigres quand j’étais méchant, et dans un hexagone de fleurs quand j’étais sage. » (ibid.). Clytemnestre, quant à elle, rappelle avec insistance à Electre le temps de la mort d’Agamemnon : « Tu as touché un cadavre, une glace qui avait été tonpère. » (El., II, 8, p. 670). C’est un élément du costume de son petit frère qui a cristallisé pour Electre tout le souvenir qu’elle a gardé de lui quand il est tombé des bras de sa mère : « Electre : Detoutes mes forces je l’ai retenu. Par sa petite tunique bleue. Clytemnestre : Tu riais à gorge déployée. La tunique, entre nous, était mauve. Electre : Elle était bleue. Je la connais la tunique d’Oreste. » (El., I, 4, p. 620). Le passage du passé composé au présent montre à quel point l’image visuelle de l’objet est resté gravée dans la mémoire d’Electre, tandis qu’employant un imparfait, Clytemnestre la rejette, comme son fils, dans un passé à jamais révolu. Cet épisode du « poussé ou pas poussé », que le Mendiant prétend tirer au clair (El., I, 13,p. 638), devient prétexte à une reconstitution quasi judiciaire – « On voit l’histoire commesi l’on y était. », dit-il – et dans laquelle « une broche en diamant »et un « chat blanc » permettent de réécrire la fable. De la même manière, la vérité sur le meurtre d’Agamemnon nous est donnée par le Mendiant, qui cette fois ne fabule pas, alors que le Jardinier en a transmis la version officielle à l’Etranger : « Notre roi Agamemnon, le père d’Electre, glissa, revenant de la guerre, et se tua, tombant sur son épée. » (El., I, 1, p. 599). Le Mendiant insiste, lui, sur les objets, le « casque », la « cuirasse », le « lacet », qui ont transformé le temps héroïque du vainqueur de Troie en temps tragique. C’est encore par des objets qu’est évoquée de façon imagée la hâte des criminels : « Muets ils étaient, comme ceux qui préparent une malle quand le départ presse. Ils avaient quelque chose à faire, mais vite […]. Quel bagage avaient- ils à faire si vite ? » (El., II,, 9, p. 680). Le voyage est ici sans retour et le temps n’effacera pas le crime. Le Président, lui, en a conscience : « Et chaque soir, [Electre] va ainsi appâter […] les remords, les aveux, les vieilles taches de sang, les rouilles, les os de meurtre, les détritus de délation… » (El., I, 2, p. 605). Il suffira que deux moments du temps, dans ces objets marqués par l’oubli volontaire, coïncident, et alors, « tout sera prêt. » (ibid.). Dans un rêve, un objet non-scénique, le 204 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? « cadavre de [son] père », révèle à Electre la vérité sur sa mort : le passé composé dit l’objet du songe : « Son cadavre cette nuit m’est apparu », il est remplacé aussitôt par un imparfait : « tel qu’il était le jour du meurtre », et le déchiffrement des signes – « c’était lumineux, il suffisait de lire » –, se fait par les objets corporels, « vêtement », « soulier »figés dans le passé de la mort et en même temps délateurs, et donc annonces du dénouement pour les régicides. (El., II, 3, p. 650). Le « cadavre » d’Agamemnon a ainsi un statut temporel à la 531 mesure de la vérité, qui traverse le temps . A l’inverse, un autre objet fait coïncider un avenir proche et un passé vieux de sept ans : « Egisthe : Electre, demain […] le coupable sera là, car il n’y a qu'un coupable, en vêtement de parricide. Il avouera publiquement le crime. Il fixera lui-même son châtiment. » (El., II, 8, p. 677). Par ce costume qu’il nomme, dont il se voit revêtu, comme en témoigne le présent encadré par les verbes au futur simple qui est un aveu à peine voilé, Egisthe efface un passé de mensonge pour se reconnaître criminel et assumer son destin. Il apparaît dans ces trois exemples que les objets qui superposent et condensent en eux plusieurs moments de la fable ont une valeur de révélateurs de la vérité : ceci nous invitera donc à les considérer dans le cadre de la fonction dramatique attribuée aux objets. Il en va de même pour l’épée d’Oreste avec laquelle jouent les Petites Euménides : elle est d’abord l’arme de son passé de jeune prince en exil, or, il ne s’agit pas d’éveiller un souvenir mais de projeter la lumière de cet épisode anodin, une scène de chasse, sur l’avenir immédiat, car la Première Euménide qui joue Clytemnestre souhaite qu’Oreste, joué par la Deuxième, tue sa sœur : « Première Euménide : Tu as déjà tué, mon petit Oreste ? Deuxième Euménide : […]. Une biche… Comme en plus de bon, j’étais pitoyable, j’ai tué le faon aussi, pour qu’il ne soit pas orphelin…Tuer ma mère, jamais. […] Première Euménide : C’est avec cette épée que tu les as tués ? Deuxième Euménide : Oui. Elle coupe le fer. […]. » (El., I, 12, p. 637). La répétition du verbe « tuer » en relation avec le motif de la chasse fait écho aux métaphores employées par Electre pour dire sa quête de la vérité. Les pièces modernes. L’Impromptu de Paris. Une réplique de Robineau mêle le temps mythique, celui des dieux, au temps historique, celui de la tragédie grecque : « Les planches ! […] Le dernier sol en France où viennent se poser encore du ciel antique les sandales, les cothurnes, les socques. » (IP, 2,p. 694). Les trois types de chaussures portées dans l’Antiquité apparaissent, par l’emploi du verbe « se poser » comme des oiseaux venus d’un autre lieu et d’un autre temps. Les architectures envisagées pour le décor de la pièce en répétition renvoient aussi à divers passés mythiques, l’un lointain, celui de l’Egypte ancienne, l’autre de la Rome antique si 531 De façon symétrique, quelques répliques plus loin, anticipation et lecture du passé se conjuguent à propos du cadavre de Clytemnestre : le récit du songe projette l’avenir inéluctable du corps, la mort, dans le passé proche avec sa répercussion sur le présent, le jaillissement de la vérité, or la reine a un amant et la réplique fait du « sourcil » le témoin de l’adultère passé : « Electre : […] Je l’ai vue morte. Son cadavre d’avance l’a trahie. […]. Son sourcil était le sourcil d’une femme qui a eu un amant. » (ibid.). 205 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux 532 ce n’est du passé proche, celui de la « Grande Guerre » : « les arcs de triomphe ne me disent rien le matin. Tu vas me faire une pyramide. », dit Jouvet à Léon. (IP, 3, p. 696). L’Apollon de Bellac. Figure mythique ou statue, l’Apollon de Bellac n’existe que par le génie du Monsieur de Bellac, inventeur et jardinier : « C’est moi qui l’extrais en ce moment à votre usage du terreau et du soleil antiques. », explique-t-il à Agnès (Ap., 4, p. 928). Comment mieux dire la dette à l’égard de la mythologie grecque ? Hypothétique statue ou personnage, cet Apollon de Bellac vient opportunément, en compagnie de « l’Esclave de Michel-Ange » (ibid.), doubler le répertoire artistique d’Agnès, qui ne comportait jusque là qu’une œuvre moderne, « le Penseur de Rodin », et une œuvre antique, « la Vénus de Milo ». Appartient-il, comme ces sculptures, à quelque musée ? Est-il une « épiphanie » du 533 dieu comme le laisse penser la scène où il prend la parole (Ap., sc. 9) ? A un passé flou appartiennent cinq inventions, trois d’entre elles suggérant un passé mythique, il s’agit de « l’équerre », de « l’arc » et des « cuirasses » que le corps du dieu Apollon aurait inspirés (Ap., 9, p. 943- 944). Si le compas est un attribut de Saturne, « l’équerre » est associée par Giraudoux à un angle parfait, celui des épaules du dieu Apollon (Ap., 9, p. 943) ; de manière tout aussi peu conforme à la mythologie, « l’idée de l’arc [serait venue] à Diane [des] sourcils [de son frère]. » (Ap., 9, p. 944) ; « les cuirasses » (ibid.) ne seraient pas le fruit du travail de quelque forgeron divin, mais de l’ingéniosité humaine. Ainsi, ces objets ont-ils une origine mythologique qui se perd dans la nuit des temps. Giraudoux renouvelle les fables traditionnelles en faisant du corps du dieu l’inspirateur des inventions humaines ou divines. Pour Lucrèce. Deux images antithétiques de la féminité nous sont offertes par des objets d’art représentant un passé mythologique : la « statue de Diane dressée par exemple. Ou plutôt deVénus accroupie… », déesses auxquelles Armand fait référence à propos de l’attitude de deux femmes, Lucile, muette dans une des scènes où il lui demandait de lui adresser la parole, et Paola que ce silence vient de démasquer à ses yeux jusque là confiants et aveugles (Luc., I, 7, p. 1055). Les déesses deviennent les symboles opposés de la chasteté et de la luxure. Paola, d’ailleurs, cite un marbre du musée d’Aix-en-Provence, une « bacchante en délire. » (Luc., I, 10, p. 1064), image qui révulse Lucile avant que Paola ne fasse d’elle, par sa mise en scène, un double vivant de cette statue. Les figures mythiques que Lucile oppose à Paola sont celles des vierges et martyres chrétiennes dont le propos hagiographique métamorphose les instruments de torture : « On les a étendues sur le feu, les barres du gril, les fers des tisonniers ont gravé sur leur corps une musique céleste. » (Luc., II, 4, p. 1088). 532 Hypothèse que justifie dans la première scène de La Guerre de Troie n’aura pas lieu l’allusion à la « der des der » : « Andromaque : […]. Quand il est parti […], il m’a juré que cette guerre était la dernière. Cassandre : C’était la dernière. La suivante l’attend. » (GT, I, 1, p. 483). 533 G. Teissier, « Apollon bifrons ou les équivoques visitations de Jean Giraudoux », Présence de l’Antiquité, Colloque de Tours 1994, Université de Tours, collection « Cæsarodonum » XXIX bis, 1996, repris dans Des mots et des mondes, De Giraudoux aux voix de la francophonie, Tours, PU François Rabelais, 2005, p. 157-177 ; M. Brémond, A.-M. Prévost, M. Rahmouni, G. Teissier, « Lecture critique à quatre voix de L’Apollon de Bellac », CJG n° 34, p. 227-267 et le CJG n° 35 consacré à la pièce. 206 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? La lutte entre Paola et Lucile se double d’une opposition entre deux passés mythiques, celui de la mythologie classique et celui de la Légende dorée. La mythologie germanique. Siegfried. 534 Nous avons dans cette œuvre l’évocation du passé mythique de l’Allemagne par un objet scénique, le « nécessaire de fumeur » qui est à lui seul un condensé de la mythologie 535 germanique et de contes populaires : écureuil et ours voisinent avec Wotan et la Walkyrie (Sieg., II, 1, p. 24) ; la mention de ce personnage n’est pas indifférente, puisque le rôle des Walkyries est de prendre sur les champs de bataille les héros morts pour les conduire au Walhalla, séjour des dieux. Par le biais d’une métaphore, Zelten rapproche un être mythique, le « dragon de Siegfried », d’un objet de mesure du temps humain, un « réveille- matin » pour stigmatiser la politique de Siegfried. Le décalage rejaillit à la fois sur l’objet trivial signe d’une conception rationnelle du monde et du temps que rejette Zelten et sur la mythologie germanique connue des Français surtout par les opéras de Wagner (Sieg., I, 2, p. 6). Ondine. Hors la salamandre et les ondines, la pièce ne comporte pas les références à la mythologie germanique que l’on attendrait pourtant. Le temps du mythe suscité par l’Illusionniste mêle des légendes, comme celle de « La ville d’Ys [qui] émerge », à l’Antiquité représentée par le« cheval de Troie »,les « Pyramides » et la « Vénus toute nue », cependant, ces objets n’apparaissent que le temps d’une démonstration, celle des pouvoirs du Roi des Ondins en Illusionniste (Ond., II, 1, p. 792). Ces objets ne fonctionnent donc pas comme des signes de la présence de ces mythologies dans l’action. Hans, au cours du procès, cite à comparaître « l’Amour, avec son derrière enrubanné et son carquois », tel qu’il est traditionnellement représenté dans la peinture baroque ou rococo : le propos ironique du 536 personnage dévalorise la référence (Ond., III, 4, p. 839) . La pièce comporte en outre une allusion à l’arche de Noé. Il semble bien qu’ainsi Giraudoux, qui reprend un conte et une figure mythologique qu’il connaît depuis longtemps, mette à distance la source littéraire. Le passé mythique est mis à distance par divers procédés : le décalage, la parodie, le mélange 534 Dans Siegfried et le Limousin, Giraudoux éparpille sur plusieurs objets ce qu’il concentre dans la pièce en un seul, dans un souci très évident du jeu de l’acteur avec un accessoire et dans le but, nous semble-t-il, de mieux rapprocher, non sans humour, animaux et personnages légendaires, ce qui instaure un décalage avec l’admiration naïve du personnage de Robineau : « Le soir était venu. Il alluma une lumière au fond d’un pot en albâtre sur lequel dansaient des chiens bassets, servit le thé avec une théière dont l’anse étai la queue d’une sirène, approcha un cendrier qui était Rübezahl, et, une fois remué le trio ou le quatuor des petits animaux ou héros légendaires dont un vrai Allemand se doit d’exciter toutes les heures la ronde, il s’enfonça dans un fauteuil […]. » (Siegfried et le Limousin, ORC, p. 678). 535 Giraudoux savait-il que cet écureuil est Ratatoskr qui « court de la base à la cime de l’arbre [cosmique] pour transmettre[du dragon au faucon] des propos insultants » (R. Boyer, Héros et dieux du Nord, Paris, Flammarion, collection encyclopédique « Tout l’art », p. 113) ou s’amuse-t-il seulement à mêler aux noms connus des noms d’animaux de la forêt ? En effet, point d’ours dans les mythologies nordique et germanique. 536 Allusion dévalorisée elle aussi par l’humour : au lieu de Salomon, référence attendue pour un jugement, le second juge arrivant pour le procès d’Ondine, introduit la figure de Noé : « C’est sur une de ces buttes [..] que se posa la nef, le déluge baissant, et que Noé eut justement à juger les monstres marins, dont les couples infernaux par les hublots avaient violé l’arche. » (Ond., III, 3, p. 831). La confusion entre le procès mythique inventé et celui d’Ondine passe par l’emploi du qualificatif anachronique « infernaux »qui suppose un procès en sorcellerie. 207 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux des références appartenant à des mythologies différentes ; il est parfois le moyen d’un clin d’œil au public ; enfin, et ceci nous semble original, il est le lieu d’une réflexion et d’une approche affective de ce passé par les personnages, ce qui le distingue d’une pratique purement ludique. b) Le « temps de l’attente ». Le temps de l’attente est par excellence celui dans lequel les personnages inscrivent leurs espoirs ou leurs craintes. Siegfried. Sur le plan strictement fictionnel, le temps affectif est le temps de l’attente, concrétisé par des objets. C’est d’abord l’attente de Geneviève à l’acte I : « Silence angoissant pendant lequel on entend une porte s’ouvrir sur le palier d’en haut. » (Sieg., I, 7, p. 19). A l’acte IV, tandis que les trains, outre qu’ils donnent l’impression d’une succession temporelle des événements, à savoir l’arrivée des généraux, puis celle de Siegfried, focalisent l’attention des personnages, le « vitrage » permet, par sa transparence, la fin de l’attente (Sieg., IV, 2, p. 64). Supplément au voyage de Cook. Tout un jeu s’instaure entre le présent et le futur dans le dialogue d’Outourou et de Mr. Banks. Au présent de l’honnêteté proclamée : « Nous ne voulons pas te prendre ton bois ! » succède le futur de la cupidité dans la question rhétorique de Mr. Banks, « Les perles et les diamants nous suffiront. Tu nous les donnes ? » (SVC., 4, p. 571), le présent de la question finale vaut presque pour une injonction. Cette question de pure forme entraîne des répliques croisées comportant diverses propositions d’échange : le futur proche – « Vous allez me donner cet instrument bizarre qui pend à votre cou. » –, puis le présent du souhait impatient comme celui d’un enfant avec la répétition du verbe « vouloir » : « Je ne veux pas de tirebouchons. Je veux votre lunette. Je veux plonger avec votre lunette pour mieux voir dans la mer. », auquel aucun futur simple, indice de certitude, ne vient répondre, et qui bute même sur un refus déguisé, « Tu abîmerais ma lunette. », ceci montre bien qu’il s’agit d’un jeu de dupes aux dépens du Tahitien : les objets qu’il convoite n’auront pour lui jamais d’autre statut temporel que celui d’un irréel. Electre. A Clytemnestre pour qui « l’attente est horrible » parce qu’elle est celle de la peur, Electre répond par celle de l'amour : « dix ans j’ai attendu mon père » (El., II, 5, p. 655), et c’est par le biais d’une analogie avec des objets qu’elle nous fait éprouver ce temps vécu comme une éternité, ce temps immobile de l’architecture et de la sculpture en laquelle le sujet se métamorphose, n’ayant d’autre passé ni d’autre avenir que ce père : « Electre : […] je me réfugiais vers les colonnes, les statues. Je prenais modèle sur elles […]. Je l’attendais d’un cœur de pierre, de marbre, d’albâtre, d'onyx, mais qui battait et me fracassait la poitrine… » (El., II, 5, p. 656). Beau paradoxe que cette vierge de pierre figée dans son attente et dans son désir du père par sa seule volonté d’échapper au temps. J. Body commente ainsi cette tirade d’Electre : 208 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? « La nostalgie s’avoue comme attente du passé. […]. Elle attend le passé, elle attend que son père ressuscite, elle attend le miracle, qui seul peut calmer 537 l’impatience humaine. » . Ce rapport des personnages à l’attente fait d’eux plus que les actants : des êtres de fiction certes, mais auxquels Giraudoux confère des affects. En va-t-il de même avec la relation à l’avenir ? c) « L’avenir annoncé ». La Guerre de Troie n’aura pas lieu. L’avenir qu’annonce Cassandre ne prend pas appui sur des objets : est-ce un hasard ? Ses prophéties n’étaient jamais écoutées, nous dit la tradition mythologique, aussi Giraudoux choisit-il de la faire s’exprimer en termes abstraits ou par des métaphores prises à la nature, celle du tigre ou de la neige (GT, I, 1, p. 484-485). En revanche, l’avenir tel qu’Hélène le voit s’inscrit dans la réalité concrète des objets : « Hector : Et Pâris ? Vous voyez le cadavre de Pâris traîné derrière un char ? Hélène : Ah ! Vous croyez que c’est Pâris ? Je vois en effet un morceau d’aurore qui roule dans la poussière. Un diamant à sa main étincelle… Mais oui !… Je reconnais souvent mal les visages, mais toujours les bijoux. C’est bien sa bague. » (GT, I, 9, p. 509). L’image du « morceau d’aurore » cache l’horreur du « cadavre » nommé par Hector en faisant un tableau ; mais c’est un détail qui conduit Hélène à l’identification du corps, dans la meilleure tradition, or Giraudoux projette par ce moyen la réécriture du passé mythique, celui de la mort de Pâris, dans l’avenir. Plus amer, plus réaliste aussi, Ulysse, lors de l’ultime rencontre, dit au Troyen : « Si l’un de nous doit un jour tuer l’autre et arracher pour reconnaître sa victime la visière de son casque, il vaudrait peut-être mieux qu’il ne lui donne pas un visage de frère. » (GT, II, 13, p. 545). Tessa. Giraudoux accorde à l’avenir annoncé par des objets une place que l’on chercherait en vain dans la pièce anglaise qu’il adapte : nous reconnaissons là sa manière de matérialiser ce qui, dans les propos des personnages, est de l’ordre du fantasme ou du projet. Les adolescentes qui refusent d’aller en pension usent de la provocation et Giraudoux d’objets qui permettent d’imaginer concrètement les menaces : « Tessa : Nous assommerons la directrice à coups de cuvette, nous volerons la caisse… Tous les journaux publieront nos portraits… » (T, I, tabl. I, 3, p. 364-365). La violence verbale se teinte ici d’humour : l’objet dénotant toilette et propreté devient une arme, une fois détourné de sa fonction utilitaire et du cadre strict de la pension, il est retourné, au sens propre et au sens figuré, contre celle qui impose les règles ; de même, la réplique de Paulina telle que Giraudoux la réécrit, met-elle davantage en valeur un rêve d’existence sociale que son âge et la pension rendent irréalisable, celui de la célébrité, aussi l’idée du fait divers dans le journal s’accompagne-t-elle du rêve d’y voir son portrait. Autrement provocateur, Lewis offre à Sir Bartlemy, président de l’Académie de Musique, la 537 J. Body, « Stylistique de la patience. », in Le Temps dans l’œuvre de Jean Giraudoux, op. cit., Fès, 2001, p. 46. 209 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « chanson du pourceau » pour lui donner un aperçu de son talent de compositeur : déjà fort irrévérencieuse dans l’original anglais, la chanson s’enrichit dans l’adaptation d’une nouvelle troisième strophe qui applique bien plus clairement le propos à la relation de couple entre la riche Florence et l’artiste extravagant : « Un beau nœud blanc tu te mettras, / Mon chéri, mon cher pourceau, / A mon piano tu chanteras / Ouin, ouin, dit le pourceau. » (T, II, tabl. III, 5, p. 434). La jeune femme veut exhiber Lewis compositeur et interprète dans la bonne société londonienne, non sans l’avoir auparavant métamorphosé : le nœud papillon blanc substitué aux cols sales de Lewis exprime à la fois la mondanité et l’exigence de propreté morale que l’humour grinçant du rapprochement entre la couleur et le pourceau met déjà en échec. De plus, le tableau de Lewis en animal savant dont le costume et la docilité contrastent avec le choix des paroles et la réalité de la situation, l’artiste indocile se moquant ouvertement de Florence et de ses invités, est bien plus sarcastique. Le texte anglais ne comporte en effet que des mots d’amour ironiques et le projet de la « porcherie d’argent ». Mais le jeu avec le temps est bien plus complexe encore chez Giraudoux, la chanson commence par un récit au passé qui intègre du discours à l’impératif, celui du souhait amoureux, or ce que la chanson dans cette version propose comme un avenir est déjà un présent, puisque Lewis est marié à la « belle dame », Florence en l’occurrence, et qu’à l’instant où il interprète la chanson, il est en habit et répond au désir de Sir Bartlemy de l’entendre. La virtuosité giralducienne dépasse le modèle anglais, et défie qui prétend, comme nous, distinguer pour les objets les différents moments du temps dans lesquels ils s’inscrivent. Supplément au voyage de Cook. Même s’ils deviennent objets du décor, et donc présence scénique, quelques objets se situent d’abord entre le futur ou l’impératif d’injonction et le présent : « Le Lieutenant du roi [à Solander] : Tu vas passer au navire et apporter un lit de camp. Mr. Banks l’utilisera pour la nuit. » (SVC, 1, p. 559). Tandis qu’une didascalie vient d’indiquer l’exécution de l’ordre, par l’emploi du passé composé : « Solander, […] a monté le lit de camp pendant la scène précédente », Mrs. Banks, à son tour, dit : « Solander, vous apporterez un second lit de camp. » (SVC, 7, p. 578). Tout ceci contribue à l’impression d’une agitation fébrile des Anglais, qui contraste fort avec la placidité des Tahitiens Par ailleurs, les objets apportés par les Anglais, et qui ont une existence scénique au présent passent tout de suite dans l’irréel d’une hypothèse formulée par Outourou : « Sullivan, tu as les bêches et les râteaux ? Donne une bêche à ce jeune homme.[…]. Outourou : […]. Il pourrait peut- être ramer, avec sa bêche ? » (SVC, 4, p. 569-570), le chef tahitien répond ensuite au souhait de Mr. Banks par l’emploi d’un futur rassurant : « […]. Tousmes camarades auront demain des bêches ou des râteaux pour recevoir les marins. » (ibid.), réponse amplifiée dans la dernière scène par l’accumulation d’ordres qui donnent à l’outil un avenir pour le moins inattendu : « Ayez chacun une bêche avec vous, éventez- vous avec vos bêches, protégezvous du soleil, dansez la danse de la bêche […] et surtout ne vous en servez sous 538 aucun prétexte, il faudra les rendre au départ. » (SVC, 11, p. 590-591) . Ayant tiré les leçons de l’enseignement de Mr. Banks, Outourou utilise à son tour le futur simple pour faire changer de propriétaires les objets qu’il convoite : « nos voleurs pourront 538 Nous avons commenté la tirade d’Outourou dont sont extraites ces phrases dans notre étude des répétitions ère variations, cf. supra, 1 partie, chap. 4. 210 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? à loisir soulager discrètement [les marins] de leurs canifs et de leurs bagues. » (ibid.). Le statut temporel des objets induit leur circulation entre les deux groupes de personnages et la capacité des Tahitiens à retourner contre les Européens leur propre discours en l’inscrivant dans la réalité des faits. Le jeu sur l’avenir se place aussi bien sous le signe du rire que sous celui tragique : l’on voit par là comment Giraudoux use de la projection dans l’avenir, selon qu’il gratifie les personnages d’un projet matériel ou qu’il leur fasse pressentir leur destinée tragique. Plusieurs points se dégagent de l’analyse du statut temporel des objets. Le premier est la présence de l’histoire comme matrice de la fable : elle peut fonctionner comme contexte pour une période précise : la Première Guerre mondiale, dont on sait à quel point elle a marqué Giraudoux ou seulement comme arrière-plan, qu’il s’agisse de la montée des périls avant la Seconde Guerre mondiale ou de la Troisième République. Le théâtre de Giraudoux ne saurait encourir le reproche d’historicisation, les variantes témoignant de l’effacement progressif des références précises à des événements passés ou à l’actualité ; cependant, quand il demeure de tels indices, ils sont souvent mis à distance par les divers modes du décalage que sont les anachronismes, la parodie, le mélange des mythes et des mythologies, l’humour. Par ailleurs, l’introduction de réflexions des personnages sur le temps contribue soit au regard oblique, soit à une mise en relation du temps et de l’affectivité. Il devient donc difficile d’affirmer que ce théâtre est non mimétique puisqu’il inscrit les personnages dans le temps humain : pourtant comment ne pas voir que tous les procédés de mise à distance de l’histoire comme des mythes aboutissent à une déréalisation ? Chapitre 2. Fonction dramatique des objets. Il est indispensable de réfléchir à la manière dont les objets s’insèrent dans l’action, et donc d’analyser leur fonction dramatique. Le théâtre du XVIIIème siècle, celui de Goldoni et de Beaumarchais pour ne citer qu’eux-, et plus encore le vaudeville et le théâtre de Boulevard – pensons à Un Chapeau de paille d’Italie de Labiche et aux pièces de Feydeau – nous ont habitués à la présence d’objets dont la fonction dramatique est essentielle. Chacun se souvient du chapeau d’Anaïs fâcheusement dévoré par un cheval au bois de Vincennes tandis qu’elle était en galante compagnie, chapeau de paille après lequel court toute la noce de Fadinard pour finir par en coiffer l’épouse infidèle. Héritier, quoi qu’il en ait, de toute une tradition théâtrale, Giraudoux confère tant à des objets du décor qu’à des accessoires et, fait aussi inattendu que singulier, à des figures et à des images, une fonction importante pour l’action. Nous présenterons l’étude de la fonction dramatique des objets en trois temps, nous 539 intéressant d’abord au rôle qui leur est dévolu dans l’intrigue , nous proposant ensuite une 539 Il faut distinguer l’intrigue de l’action, de la fable et de l’histoire. « Dans l’action d’un poème [dramatique], on entend par l’intrigue une combinaison de circonstances et d’incidents, d’intérêts et de caractères d’où résultent, dans l’attente de l’événement, l’incertitude, la curiosité, l’impatience, l’inquiétude, etc. […]. L’intrigue d’un poème doit donc être une chaîne dont chaque incident soit un anneau. » (Marmontel, J.-F, Eléments de littérature, Née de La Rochelle, Paris, 6 volumes, 1787), cité par P. Pavis, (Dictionnaire du théâtre, op. cit., p. 178). « L’intrigue, par opposition à l’action, est la suite détaillée des rebondissements de la fable, l’entrelacement et la série des conflits et des obstacles et des moyens mis en œuvre par les personnages pour les surmonter. » (Ibid., p. 179). Pour la fable, voir le long article de P. Pavis, op. cit., p. 131-135. L’histoire racontée constitue la fable « comme matériau » alors que l’intrigue relève de la manière de raconter (op. cit., p. 134). Dit autrement, « L’action se réalise dans une structure manifeste, l’intrigue, mise 211 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux analyse structurale de leur rapport à l’action, d’abord dans le schéma actantiel, puis dans les axes actantiels de la communication, du désir et de la lutte. A) Les objets et le déroulement de l’action. Quelle part Giraudoux donne-t-il aux objets pour lancer l’action ? Comment précipite-t-il le dénouement ? A-t-il recours aux procédés dramatiques qui ont prouvé au cours des siècles leur force ? Nous aborderons ces questions avant d’étudier le parcours dramatique de quelques objets importants de son théâtre. 1) Les objets dans l’intrigue. Comme l’a montré M. Vuillermoz pour le théâtre français de la première moitié du dix540 septième siècle , les objets interviennent à des moments clés : l’exposition, le nœud, le dénouement. Nous nous en tiendrons à l’exposition et au dénouement, préférant nous attarder sur le parcours dramatique de certains objets. Par ailleurs, et ce n’est pas le moins surprenant, Giraudoux fait de certaines métaphores un usage proprement dramatique, certaines fonctionnant comme éléments d’exposition, d’autres préparant la crise ou annonçant le dénouement. a) Les objets dans l’exposition. Dans les pièces à fable d’origine antique, l’exposition s’appuie sur des éléments du décor dont nous avons évoqué, dans le chapitre précédent, le fonctionnement spatio-temporel, aussi ne mettrons-nous ici l’accent que sur leur rôle dans le départ de l’action comme expression de ce qui est en jeu. Mais le hors scène et le « off » contribuent à poser des éléments d’exposition, de même que certaines métaphores. Exposition par des éléments du décor. Au premier acte de Judith, les éléments du décor, lieu d’une poursuite dont nous ignorons d’abord l’objet, nous jettent dans l’action in medias res : « Au lever du rideau, des domestiques débouchent de toutes parts avec des armes et des gourdins. L’oncle de Judith les excite : Joseph : Dans l’escalier ! Dans les placards ! Dans la cheminée ! Il ne nous échappe pas, cette fois. Prime à qui le trouve. » (Jud., I, 1, p. 199). Serions-nous dans une pièce policière ? Les exclamatives elliptiques, la formule finale qui fait songer au « Wanted » des films d’action américains nous conduisent sur une fausse piste. Une sentence énoncée par un domestique nous donne la clé de cette agitation : « Sur le chien mourant les poux, sur le peuple malade les prophètes. »(Jud., I, 1, p. 200). Les prophètes viennent relancer la jeune fille jusque chez son oncle pour qu’elle sauve la ville : Giraudoux, au lieu d’avoir recours au récit à plusieurs voix, comme dans l’exposition d’Electre, joue sur la diffusion d’informations partielles. Il faut deux accessoires pour en œuvre par les personnages, mais elle peut se raconter dans une fable. Elle est en effet justiciable d’une approche narratologique et on peut la décrire selon un modèle actantiel (sic). », écrit P. Frantz (dans M. Jarrety [dir], Lexique des termes littéraires, Paris, Librairie Générale Française, 2001, p. 21). 540 M. Vuillermoz, Le Système des objets dans le théâtre français des années 1625-1650, Genève, Librairie Droz, 2000, en particulier « Le moment de l’objet », p. 197-219. 212 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? suggérer le motif de la ville de Béthulie et la pénurie de vivres : la « boîte de conserve » (Jud., I, 3, p. 205) et la « pomme » (Jud., I, 4, p. 208) données au petit Jacob qui, après les avoir acceptées, les rapporte. L’ambivalence des « portes » est posée dès l’exposition de La Guerre de Troie n’aura pas lieu. En effet, elles ne rejettent pas la guerre à l’extérieur, au delà des remparts et dans 541 un passé révolu comme le rêve encore Andromaque dans la première scène , au contraire, elles l’enferment dans le palais, et c’est Andromaque elle-même qui doit en convenir : « La guerre est dans Troie, Hector ! » (GT, I, 3, p. 489), non seulement du fait de la menace grecque, mais parce que l’enlèvement d’Hélène divise la famille royale et les Troyens, or, chez Giraudoux, la sphère du privé et celle du public étant indissolubles, cette crise s’aggrave autour des « portes de la guerre » comme en témoigne le début du dialogue entre Priam et son fils : « Hector : Je dis, père, que nous devons nous précipiter pour fermer lesportes de la guerre, les verrouiller, les cadenasser. Il ne faut pas qu’un moucheron puisse passer entre les deux battants ! Priam : Ta phrase m’a paru moins longue. Demokos : Il disait qu’il se moquait d’Hélène. » (GT, I, 6, p. 495). Ces « portes » dont la fermeture devrait garantir la paix sont d’abord objet de querelles et ferment de discorde. La détermination d’Hector s’exprime par la formulation de la même idée dans un groupe ternaire d’infinitifs qui comporte une gradation, la fermeture paraissant de plus en plus efficace, appuyée de surcroît sur une allitération en [r] et en [p] qui résonne encore dans la seconde phrase qui développe la même idée par l’évocation très concrète de la « porte ». La réaction de Demokos à la remarque de Priam est la première escarmouche entre le chef du sénat et Hector, entre le belliciste et le pacifiste, elle en annonce d’autres, plus violentes et plus graves. Nous avons vu la valeur temporelle des « fenêtres » du palais d’Agamemnon, témoins de la malédiction qui pèse sur la famille des Atrides et de son histoire sanglante : son évocation préfigure d’autres meurtres. Le double discours sur la mort d’Agamemnon prend appui sur un objet non scénique, les « dalles », qui orientent notre attention sur la recherche de la vérité, à partir de l’expression de la vérité officielle : « Le Jardinier : […] ! La fenêtre avec les roses, étranger, est celle de la piscine où notre roi Agamemnon, le père d’Electre, glissa, revenant de la guerre, et se tua, tombant sur son épée. Première petite fille : Il prit son bain après sa mort. A deux minutes près. Voilà la différence. » (El., I, 1, p. 599). Le rythme même des répliques autant que les sonorités les oppose : les deux verbes désignant l’accident introduisent des unités brèves, chacune accompagnée d’une proposition participe, les voyelles ouvertes de la terminaison du passé simple en [a] s’assombrissant dans les [ant] des participes présents ; au contraire, la réplique de la Première Petite Fille a un rythme descendant, et les voyelles fermées, [i], [u], contestent l’éclat des voyelles ouvertes, comme si le jeu sur les notations temporelles, essentiel dans une enquête policière, avait besoin d’être redoublé par le contraste entre le style noble et épique de la réplique du Jardinier et la brutalité des propositions juxtaposées dans leur sécheresse objective de la réplique de la petite Euménide. Il apparaît que les objets d’un décor, scènique ou non, jouent un rôle fondamental à la fois pour amorcer l’action et pour en découvrir les enjeux, la guerre ou la paix, la vérité ou le mensonge, mais dans ces deux œuvres d’inspiration antique, ils sont essentiellement 541 « Il m’a juré que cette guerre était la dernière. », dit-elle d’Hector (GT, I, 1, p. 483). 213 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux 542 porteurs d’ambiguïté ou d’ambivalence , ce qui génère dès l’exposition des interrogations auxquelles la conduite de l’action devra répondre, tandis que Judith, par la parodie du théâtre de Boulevard, pose d’entrée un ton désinvolte bien peu en accord avec la mention « tragédie » allouée à la pièce. Dans trois pièces « modernes » par leur fable, Cantique des cantiques, La Folle de Chaillot, Pour Lucrèce, les « tables », par leur disposition dans l’espace et la valeur symbolique qui leur est attribuée par les personnages, mettent en place les enjeux de l’action. Euphorie ou disphorie selon que le Président de Cantique des cantiques choisit la « table desbrouilles ou le Deux » (C, 1, p. 730). Cependant par un renversement de sens, « le Deux » se révèle la table des ruptures entre Claude, le Président, et Florence. Giraudoux défait ainsi au cours de la pièce ce qu’il a savamment édifié dans l’exposition : se moquet-il lui-même de ses emprunts au théâtre de Boulevard ? Dans les deux autres pièces, les tables permettent d’annoncer indirectement la lutte que vont se livrer les personnages. Au début de La Folle de Chaillot, les positions respectives des « tables » des « mecs » et de la Folle, comme nous l’avons vu à propos du statut spatial des objets, constituent une inversion des positions sociales, et de ce fait, indiquent une piste pour l’action de la pièce, une lutte de pouvoir, entre les puissants sans scrupules et le petit peuple de Paris associé aux Folles. Dans la première scène de Pour Lucrèce, le garçon revient avec la définition du vice et transmet un message qui écarte le comte Marcellus de la table à laquelle il s’est installé : « Joseph : […]. [Monsieur Octave] vous prie de vouloir bien choisir une autre table. Celle-là est retenue. Marcellus : Par qui ? […]. Joseph : Par Madame Lionel Blanchard. » (Luc., I, 1, p. 1037). Objets banals d’un lieu normalement convivial, la « table » disputée à Marcellus et la « chaise » sur laquelle la femme du Procureur impérial va « s’asseoir dans quelques minutes […] de ses fesses de vertu. » (Luc., I, 1, p. 1038) renforcent le discours sur le vice et la vertu ainsi que sur les personnages qui les incarnent, engageant la partie qui va se jouer entre eux. Accessoire de décor au rôle déterminant aussi bien pour l’action que pour ses enjeux moraux et politiques, le « lit », élément obligé du théâtre de Boulevard, se trouve étrangement déplacé dans le contexte exotique de Supplément au voyage de Cook. Le « lit », « piédestal » de l’homme si l’on en croit Mr. Banks (SVC, 1, p. 559), est en premier lieu donné comme signe de l’occupation du sol tahitien par les marins anglais : « Le Lieutenant du roi : […]. Je vousordonne de préparer un lit pour chacun de nos marins. Solander, tu vas passer au navire et apporter un lit de camp. Mr. Banks l’utilisera pour la nuit et il leur servira de modèle ». (ibid.). L’objet annonce les invites symétriques des trois femmes (SVC, 3) et de Vaïtourou (SVC, 9), ainsi que l’image scénique des lits jumeaux avec « un peu de vide entre eux » des époux Banks. (SVC, 10, p. 588). Ainsi, cet objet évoqué dans l’exposition centre-t-il l’action sur le couple autant que sur le thème des mœurs opposées des Tahitiens et des Anglais. 542 Giraudoux affirme cependant « que l’antiquité, d’abord, assure au dramaturge auprès de spectateurs une économie précieuse de temps en rendant superflus les actes d’exposition », en effet, « les personnages antiques sont déjà connus du public » (Réponse à A. Rio, dans « Chez M. Jean Giraudoux », Les meilleurs livres français, n° 69, juillet-août 1937, cité dans CJG n° 19, p. 235). L’analyse de la manière dont il traite ce que lui fournissent les hypotextes nous montre que l’antiquité lui laisse justement ème une grande liberté de jeu dans le palimpseste. Cf. J. Body, « Légende et dramaturgie dans le théâtre de Giraudoux », RHLF, 77 année, n° 6, novembre-décembre 1977, p. 936-944. 214 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? L’exposition d’Ondine est un peu à part dans cette utilisation des objets à des fins informatives : les « portes » et les « fenêtres » qui s’ouvrent dès la première scène affirment la puissance de la nature et des ondins, élément essentiel puisqu’il interviendra dans les amours tumultueuses de Hans. Exposition par le « off » ou le hors scène. Ajoutons à ces éléments la défaite de l’armée juive et le mépris de Judith pour les vaincus qui s’exprime dans la métamorphose des objets qui désignent l’armée par une triple métonymie : « Seul le soldat vaincu est terne, épouvantablement. Tout ce qui est drapeau ou clairon ou médaille devient soudain la boue du monde. » (Jud., I, 5, p. 212). Les trois objets d’abord clairement différenciés sombrent dans l’informe et l’ignoble, la « boue du monde », expression qui fait penser au rebut, à ce que l’on rejette dédaigneusement dans l’indifférencié. L’exposition se complète des renseignements donnés par Jean à Judith décidée à partir au camp d’Holopherne : « Judith : Par quelle porte dois-je sortir ? Jean : Par la poterne d’en face. Le veilleur est prévenu. Il poussera son cri et t’ouvrira. […]. Ne pars pas avec ces souliers […], et prends un manteau. […]. Prends un poignard. Voilà. » (Jud., I, 6, p. 218-219). Tous ces objets témoignent des concessions faites par Giraudoux à des modèles dramatiques efficaces : au tempo rapide de la première scène qui prend appui sur le décor succède la vivacité de l’échange entre l’orgueilleuse Judith et l’officier qu’elle rabroue et humilie par des images qui cherchent à rabaisser l’armée, ceci en retenant quelques objets significatifs pour mieux les dévaloriser par des métaphores péjoratives, la « lèpre », la « boue », et qui, par l’expression de ce qui est répugnant physiquement, suggèrent ce qui est méprisable moralement. La mention du « poignard », pourtant présenté comme le moyen, pour une jeune fille seule, de se défendre contre les « rôdeurs » appelle nécessairement l’assassinat, réclamé par les prophètes, autant que par l’hypotexte du Livre de Judith, et par maint tableau. En outre, l’héroïne semble dénier un corps au vaincu, ce qui prépare par 543 contraste l’éclat des corps ennemis de Judith et d’Holopherne au second acte . Au seuil d’Amphitryon 38, les conseils de Mercure au maître des dieux pour conduire la conquête d’Alcmène se concrétisent par les traditionnels éléments de décor du théâtre de Boulevard : « […] entrez par la porte, passez par le lit, sortez par la fenêtre. » (Amph., I, 2, p. 118). Ceci nous conduit sur la piste de l’action qui n’est pourtant, chez Giraudoux, que le prétexte repris à ses devanciers, la suite de la pièce montre clairement qu’il s’agit d’autre chose que de reprendre simplement l’une des aventures amoureuses de Jupiter. C’est à un personnage épisodique, « l’appariteur du tribunal de Commerce », que Giraudoux confie le soin, par un jeu avec des objets, de compléter l’avertissement voilé qu’Eugénie a donné à Lucile : « Un gros homme s’est levé d’une table et avance vers les deux femmes. […]. Le gros homme : Madame Paola a déjà eu une ennemie, une ennemie belle comme vous, qui voulait lui enlever son mari… Eugénie : Ce n’est pas notre cas. Le gros homme : Si. Vous ne l’enlevez pas pour vous, mais vous le lui enlevez. Cette amie 543 « Le duel Judith-Holopherne est devenu celui d’un corps brun et d’un corps blond. », admet l’héroïne (Jud., II, 7, p. 251), ce dont nous retrouvons comme un écho dans La Guerre de Troie n'aura pas lieu avec l’image employée par le Gabier : « un pain de seigle sur un pain de blé. » (GT, II, 12, p. 540). 215 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux n’a plus de visage. Un inconnu lui lança un bol de vitriol. Un tout petit bol. Le côté gauche entier reste intact. Une seule joue, un seul œil. Il reste à cette dame cela à voir dans la glace… » (Luc., I, 6, p. 1051-1052). La rivalité entre la femme d’Armand et Lucile est posée comme une évidence, même si le « groshomme » écarte l’idée d’une rivalité amoureuse, or l’une et l’autre se confirmeront au cours de l’action, Lucile faisant comprendre au mari de Paola qu’il est trompé, et finissant par tomber amoureuse de lui. Le « bol de vitriol » annonce une autre manière de défigurer à jamais Lucile à ses propres yeux, par le viol supposé, et nous retrouverons alors l’importance du « miroir »qui trahira une laideur non physique mais morale que la vertueuse épouse du Procureur Blanchard ne pourra supporter. Au début de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, les « trompettes » de la victoire qui annoncent le retour d’Hector, la « jeune servante qui passe avec du linge », le « cavalier de l’avant-garde [qui] se baiss[e] sur l’étrier pour caresser un chat dans [un] créneau… » (GT, I, 1, p. 484-485), tout est signe de paix, de bonheur, images trompeuses que s’acharne à détruire Cassandre et que l’évocation des portes de la guerre, dès la scène suivante, vient ternir. Tandis que Giraudoux, dans Electre , écarte de l’exposition les objets présents chez les tragiques grecs, entre autres le tombeau d’Agamemnon placé dans Eschyle sur le proscenium, et l’urne funéraire qui, dans Sophocle, est le point de départ d’une péripétie 544 par la méprise qu’elle engendre , une allusion suffit : « De cet étage, on voit le tombeau de son père », dit le Jardinier à l’Etranger (El., I, 1, p. 599). Exposition par des accessoires. Certains objets, présents dans l’exposition, disparaissent une fois leur fonction remplie : ils sont essentiellement des objets-signes. C’est le cas du « lustre » et des « photographies » sur lesquels insistent les premières scènes de Siegfried : le « lustre » doit contribuer à mieux faire voir Siegfried aux parents qui espèrent reconnaître en lui leur fils disparu. Sa fonction utilitaire est soulignée par Muck : « Le lustre est réparé. J’ai mis des lampes neuves… » (Sieg., I, 1, p. 4). Elle se double de la fonction symbolique liée à la lumière. Le choix de cet objet associé aux « photographies » des fils disparus permet de lancer l’action par l’enjeu de toute la pièce, la quête d’identité. Quoiqu’elle soit un objet extra scénique, la « plaque d'identité » révélatrice de la nationalité du soldat « trouvé nu, sansmémoire, sans langage » (Sieg., I, 6, p. 16-17) suscite un doute dans notre esprit, et ce d’autant plus que Zelten, et Giraudoux bien sûr, joue de cet effet d’annonce le plus longtemps possible. Les « passeports » fournis à Geneviève et à Robineau par le même Zelten préparent le rôle de Canadienne que doit tenir la jeune femme auprès de Siegfried et le piège qui lui est tendu pour l’amener à la découverte de sa véritable identité. (Sieg., I, 4, p. 12). Bien plus anodin en apparence, « l’agenda » d’Isabelle se trouve au point de départ de l’action d’Intermezzo en ce qu’il révèle à la fois l’existence d’un spectre, l’attirance de la jeune fille pourlui et la relation entre cet événement et le désordre qui règne dans la petite ville. Objet perdu puis recelé par les demoiselles Mangebois, produit en public, instrument 544 Respectivement « devant le palais des Atrides […] le tombeau du roi défunt s’y dresse. », Eschyle, Les Choéphores, dans Tragiques grecs, Eschyle, Sophocle, traduction par J. Grosjean, Paris, Editions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967) et « cette urne de bronze », Sophocle, Electre, ibid., p. 726. 216 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? 545 de délation, il devient prétexte à une chasse aux sorcières et au revenant. Par l’évocation de la « petite fête du printemps », les propos sur la nature, « l’éloge du corps » autant que par l’élection du « plus bel homme de la ville » sont esquissés comme dans une ouverture musicale des thèmes que la pièce développe, la nature, le corps, la beauté. L’adversaire d’Isabelle, l’Inspecteur, présenté à travers ses derniers exploits par le Maire, est mis en relation avec un objet extra scénique révélateur de l’orientation qu’il entend donner à son enquête : « Et au haras de Pompadour, où les étalons s’étaient mis à user de leurs yeux comme des humains, […] à se faire signe de leurs prunelles ou de leurs paupières, il leur a imposé des œillères, même dans les stalles. »(Int., I, 1, p. 281). Censées protéger les yeux des chevaux, les « œillères » deviennent un moyen de coercition. Mais comment ignorer la métaphore figée « avoir des œillères » qui peut fort bien s’appliquer à ce personnage à l’esprit borné qui ne voit dans les manifestations étranges et les explications surnaturelles que supercheries, la métaphore préparant toutes les marques à venir de son incrédulité, surtout celles du second acte au moment de la renaissance du Spectre ? Exposition par une métaphore. Alors que tout, dans Judith, est factuel, et se rattache donc à l’intrigue, aucun objet concret n’intervient au début de Sodome et Gomorrhe où les images lancent immédiatement le motif de la guerre des sexes, autrement dit l’enjeu de la pièce. Elément d’exposition, essentiel au débat sur le couple dans Sodome et Gomorrhe, voici l’exaspération de Ruth qui annonce la rupture avec Jacques et qui n’est pas sans rappeler la haine d’Agathe et de Clytemnestre pour le corps de leurs maris. Elle se traduit par l’image du « soufflet de forge », le contexte ironique empêchant d’imaginer un soufflet d’orgue, poétisation aussitôt dévalorisée puisque se glisse dans la métaphore, par le participe « remonté », le spectrede la machine, signe, chez Giraudoux, de déshumanisation : « Lui, il respire. D’un poumon régulier, remonté. Jamais je n’ai vécu avec un mari sans soufflet dans la gorge, un mari à thorax d’or pur. » (Sod., I, 1, p. 865). L’objet de la forge et le bruit qu’il suppose contraste avec l’évocation d'un corps divinisé par un matériau noble, l’or. Cette antithèse est révélatrice de la déception profonde de Ruth qui vit auprès de Jacques « dans une identité affreuse », celle de la répétition, de l’« immuable ». Le président Théocathoclès qui s’inquiète du comportement d’Electre dans une longue tirade où il la montre plus dangereuse que le « plus dangereux assassin » emploie plusieurs images afin d’expliciter sa pensée au Jardinier : « Le Président : […]. Tu as vu un pêcheur qui, la veille de sa pêche, dispose ses appâts, [...]. Et chaque soir, elle va ainsi appâter tout ce qui sans elle eût quitté cette terre […], les remords, les aveux, les vieilles taches de sang, les rouilles, les os de meurtres, les détritus de délation… Quelque temps encore, et tout sera prêt, tout grouillera… Le pêcheur n’aura plus qu’à passer. L’Etranger : Il passe toujours, tôt ou tard. » (El., I, 2, p. 605). La métaphore filée de la pêche développée par le Président est fermée par la réplique d’Oreste comme un filet qui enserre déjà les coupables. Dansl’accumulation qui déploie le mot « appâts », termes abstraits et noms concrets voisinent, tissant une image prémonitoire 545 Si, dans la version définitive, Isabelle peut dire « Ma sorcellerie est si naturelle », l’Inspecteur n’en a pas moins des allures d’exorciste laïque et scientiste. Pour le personnage de la sorcière, voir TC (Pl.), p. 1384-1387, les scènes de Dora la sorcière. 217 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux de ce qu’en bon redresseur de torts, Electre réveillera, « taches de sang » sur les dalles où a été assassiné Agamemnon, « rouille » de l’épée qui a servi au meurtre et ces deux alliances de mots qui réunissent métaphoriquement les restes du roi, les « os », et ce qu’en ont fait les coupables, des « détritus », c’est-à-dire ce qu’on jette ou rejette sans regrets ni scrupules. Tous ces détails concrets, outre qu’ils matérialisent la pensée du personnage locuteur, complètent l’exposition par un vocabulaire qui exprime la réalité brutale du passé que les allusions des Petites Filles ont commencé d’évoquer dès la première scène. Nous voyons dans certains de nos exemples que les objets, qu’ils soient matériels ou supports d’une figure de style, annoncent moins la trame, autrement dit l’intrigue, que les enjeux de la pièce. Une des explications que l’on peut avancer tient au caractère de palimpsestes de ces œuvres : l’histoire est connue, les objets nommés sont là pour marquer l’originalité de l’auteur dans la façon dont il aborde la réécriture. Ils ne sont pas nécessairement inventés de toutes pièces, mais les décalages, qu’ils soient le fait d’anachronismes comme dans Judith et dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, ou de procédés de déréalisation comme le palais des Atrides, ou encore de l’emploi d’images, invitent à considérer les hypotextes comme des prétextes à variations. Ces variations tiennent non seulement à la différence d’époque, et donc d’optique, ce qui vaut pour toute réécriture, mais aussi aux intentions de l’auteur. Or les objets présents, concrètement ou non, dans l’exposition, nous placent d’emblée en porte à faux par rapport à ce que nous savons de l’histoire, et par rapport à notre horizon d’attente en matière de genres, tragédie ou comédie. Une autre hypothèse d’interprétation peut être avancée : il s’agirait de placer d’emblée le lecteur, ou le spectateur, dans un certain ton, celui d’une apparente légèreté. La Folle de Chaillot nous en semble une bonne illustration. Lorsque les yeux de la comtesse ont été décillés par le Chiffonnier et par Pierre qui lui ont expliqué les manigances des « mecs », Aurélie décide d’agir : « Il suffit de lesattirer tous à la fois dans le même piège ». (FC, I, p. 986). La métaphore lexicalisée, fréquente sous la plume de Giraudoux, annonce la réalisation du plan de la comtesse qui consiste à convoquer les présidents « au 21 de la rue de Chaillot. » (ibid., p. 987) où, attirés par l’odeur du pétrole et la certitude d’en trouver, ils se précipiteront pour leur perte. Cet exemple nous semble significatif de la manière de Giraudoux : une fois énoncé le mot « piège », se met en place une stratégie qui s’inspire de celle du braconnier. D’une part, servant de leurre, « le tampon d’ouate […] imbibé de pétrole » (ibid.) dont l’odeur sera renforcée par le contact des enveloppes qui le contiennent avec le « réservoir de la motocyclette » du chasseur du café Francis promu facteur ; d’autre part, construit comme une véritable souricière, le sous-sol d’Aurélie comporte une « trappe » qui se refermera, au dénouement, sur les « mecs » dont on entendra les cris que « le sale 546 monsieur » prendra pour ceux des chats qu’il déteste . La boucle est bouclée : le « piège » se referme aussi sur celui qui voulait faire « pass[er] l’arme à gauche » aux félins et qui rejoint ceux qui sont pris comme des rats : fantaisie et humour présents dès l’invention de la contre-attaque contre les « mecs » font de cette solution burlesque apportée à un risque majeur, la destruction de Paris, le développement logique d’une figure réactualisée par l’imagination fertile de la Folle et de son créateur. Outre le fait qu’elles posent d’entrée un ton, enjoué, humoristique, ironique ou poétique, toutes ces images ont, sur les objets matériels qui émaillent certaines expositions, l’avantage d’une plus grande ouverture des possibles, d’une plus grande liberté laissée à notre imagination. 546 « Les sales bêtes. Ils miaulent. […]. A cent mètres, on jurerait des cris d’hommes. Il y a même des chattes, à ce qu’on dirait ! » (FC, II, p. 1028). 218 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? Du rôle des objets dans l’exposition, nous retiendrons trois choses. Certains objets n’ont qu’une éphémère présence scénique, celle d’objets-signes qui n’ont d’autre fonction que de nous faire entrer dans l’action le plus rapidement possible. Giraudoux emploie volontiers des éléments du décor et des accessoires de jeu ou fait intervenir le « off » pour lancer l’action, souvent avec une vivacité que l’on attendrait dans la comédie et qu’il introduit même dans la seule pièce qu’il ait intitulée « tragédie », à savoir Judith ; le hors scène apporte en général des informations complémentaires. Ceci nous amène au décalage qui s’instaure par rapport aux hypotextes : les différences de tons et de point de vue infléchissent le propos et les enjeux de la pièce. Enfin, des métaphores se voient attribuer le même rôle que les objets eux-mêmes. b) Les objets et le dénouement. Les objets qui déterminent ou précipitent le dénouement. Tantôt signe annonciateur, tantôt instrument du dénouement, tantôt matérialisation de la résolution de l’action, l’objet a une dimension dramatique. Comme il le fait pour l’exposition, Giraudoux confie à des métaphores construites à partir d’un lexème d’objet le rôle d’annoncer le dénouement. Nous trouvons des objets signes dans les dénouements de Siegfried, de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, d’Ondine et d’Electre. Siegfried, après sa victoire sur la révolution de Zelten, apparaît métamorphosé à Muck : « Pour la première fois, […], je l’ai vu confondre […] le manteau de l’avenir et celui du passé. » (Sieg., III, 1, p.44). L’exacte coïncidence entre deux moments de l’histoire qui sont aussi deux moments de la destinée du héros éponyme s’exprime par l’image du vêtement et préfigure la conjonction en lui de deux autres époques, son double passé de Français et d’Allemand d’adoption et son avenir avec Geneviève ainsi que la réunion de deux nations, la France et l’Allemagne. Le lieu scénique et l’espace contigu fournissent également le matériel du dénouement. Il en va ainsi avec le « portillon » de la gare frontière, objet seuil entre le passé et l’avenir et qui concrétise le passage entre la France et l’Allemagne, s’immobilise sur le cri d’amour de Geneviève : « Sonnerie Siegfried : Voici le train. Passons… Passe la première, Geneviève. Geneviève : Pas encore… Siegfried : Mais c’est le signal allemand pour fermer les portières. Geneviève : C’est le signal français pour accrocher le cheval blanc à la plaque tournante… J’ai à te dire un mot. Siegfried : Tu le diras de là-bas… Geneviève : Non. C’est de ce côté-ci de la ligne idéale que je dois te le dire. […]. Geneviève: Siegfried ! Siegfried : Pourquoi Siegfried ? Geneviève : Siegfried, je t’aime. » (Sieg., IV, 6, p. 76). Le dialogue insiste sur les signes, les bruits, « sonnerie », « signal », et sur le langage, « un mot », tandis que l’ellipse du nom de l’objet signe nous éloigne de la matérialité de cette gare frontière dont il a été tellement question dans les scènes précédentes pour finir sur un instant particulièrement giralducien, un entre-deux : « Passons »/ « Passe la première »/ « Pas encore », moment suspendu, triomphe de la spiritualité par la fusion dans l’amour. A l’inverse, à la fin de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, l’ouverture des « portes de laguerre » scelle le destin de Troie : est-ce « un mufle de tigre » qui les pousse, « métaphore pour jeune fille » du destin en marche ou de la violence rentrée d’Hector qui a fini par 219 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux exploser contre Demokos, ou le désir, celui d’Hélène pour Troïlus, après celui de Pâris pour Hélène ? La célèbre métaphore filée de la pesée, dont nous ne citerons ici que le début et la fin, construite sur la répétition lancinante du verbe « peser » et l’énoncé des richesses et des emblèmes des deux peuples laisse entrevoir l’issue de La Guerre de Troie n’aura pas lieu : « Ulysse : Jecrois que ce sera plutôt une pesée. Nous avons vraiment l’air d’être chacun sur le plateau d’une balance. Le poids parlera… Hector : Pourquoi continuer ? La balance s’incline. Ulysse : De mon côté ?… Oui, je le crois. » (GT, II, 13, p. 543-544). Nous savons que dans l’Iliade, Zeus pèse les destins d’Achille et d’Hector et que la balance 547 penche vers celui qui sera vaincu, Hector . J. Body fait remarquer que la « pesée est une 548 des images favorites de Giraudoux » et renvoie aux versions primitives de Siegfried , ajoutant : « pesée toujours paradoxale, nuance imperceptible ou rapprochement inattendu, pesée d’impondérables sur une balance qui s’incline sous le poids du plus léger – ici 549 l’air. » . Dans l’œuvre de Giraudoux, les protagonistes sont à la fois les énonciateurs de ce qu’ils mettent dans les plateaux de la balance et l’enjeu de la pesée dans la mesure où ils représentent leurs peuples respectifs. La réécriture change le sens de l’image : les hommes et les dieux, chez Homère, sont soumis aux destins, Zeus ne peut en effet empêcher qu’Hector ne soit désigné comme le perdant, tandis que chez Giraudoux, les hommes sont responsables de leur destin et l’arbitraire de la défaite ou de la victoire tient peut-être à ces « impondérables » dont parle J. Body. Dans Electre, deux objets supports d’une image proclament l’émergence de la vérité, ce qui va acheminer les personnages vers le dénouement tragique : « Electre : […]. Agathe m’a donné la clé de tout. […]. Clytemnestre : Quelle clé t’a-t-elle donnée ? Electre : Tu haïssais mon père ! Ah ! Que tout devient clair à la lampe d’Agathe. » (El., II, 7, p. 668). Les deux images expriment la résolution d’une énigme, comme les objets indices dans une pièce policière. En outre, la métaphore de la « clé », déjà utilisée par Electre dans la scène précédente (El., II, 6, p. 657), rappelle la boîte de Pandore dont sont sortis tous les maux : en effet, la révélation de la vérité a pour conséquence non seulement le matricide et l’assassinat d’Egisthe, mais également la destruction d’Argos et la mort d’innocents. Quant à la « lampe », elle assure, de façon métaphorique, la fonction de l’héroïne ellemême dont le nom, rappelons-le, peut se lire selon l’étymologie comme la « lumineuse » ou, au sens figuré, « celle qui fait la lumière » – elektra : cette image renforce le parallèle entre Agathe et Electre, entre l’intrigue boulevardière et l’intrigue royale, la haine d’Agathe pour son mari dénonçant celle de Clytemnestre pour Agamemnon, pièce maîtresse dans l’enquête d’Electre puisqu’elle conduit à identifier les assassins du roi. Hors les éléments de l’espace scénique, des accessoires peuvent être signes d’une issue fatale : il en est ainsi dans Ondine où Hans identifie la quenouille de la Fille de vaisselle à l’attribut traditionnel de la Mort, la « faux », dans une sorte de mise en abyme de l’allégorie : 547 548 549 220 Iliade, XXII, 209. TC(Pl.), p. 1199 et 1207. TC (Pl.), note 3, p. 1524. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? « Hans : C’est bien ce qu’on appelle un poème ? C’est un poème ? […]. Hans : C’est une faux qu’elle tient au côté ? […]. Hans : Merci, fille de vaisselle. Je serai au rendez-vous ! … » (Ond., III, 4, p. 844). Une fois encore, le signe matériel, l’objet, est accompagné d’autres signes prémonitoires, ici la propension des serviteurs à parleren vers : le chevalier n’a-t-il pas dit à Bertha au début du troisième acte : « Quand les Wittenstein entendent tout d’un coup l’un d’eux parler avec des rimes, réciter un poème, c’est que la mort est là ». (Ond., III, 1, p. 827) ? L’interprétation des signes telle qu’elle se lit dans les répliques de Hans trahit une pulsion de mort : les objets et les paroles sont chargés de significations qui leur sont étrangères par celui qui 550 devient fou . Les objets instruments du dénouement. Nous avons à faire à une utilisation plus conventionnelle des objets dans les drames et les tragédies. Annonciateurs d’une fin tragique pour Judith, des outils pris non à la tradition biblique, mais au martyrologe chrétien, lui promettent une mort atroce : Suzanne annonce l’arrivée de la foule : « Ce sont les Juifs, les prophètes en tête ! Ils sont tous armés de scies, de marteaux ! Ils gesticulent ! » (Jud., III, 4, p. 262). Notons que Judith elle-même envisage une sorte de mise en scène inspirée du Christ aux outrages : « Et ils vont parler en me liant les mains ! Et parler en crachant sur moi […]. Et parler à chaque brandissement du fouet ou du bâton… » (ibid.). Mais si cette projection de la Passion christique sur un personnage pris à un livre apocryphe de la Bible en a la violence et les instruments, le sens en est retourné par l'héroïne : « Ils serviront plus ma gloire qu’un bourreau muet… Je répondrai à chaque insulte, à chaque coup […]. » (ibid.). Ainsi, loin d’avoir la vertu des martyrs, l’humilité, elle garde l’insolence de son orgueil et, pire, revendique son amour pour Holopherne. En fait, si Judith échappe à la mort physique, sous la pression du rabbin, elle finit par accepter une autre forme de mort, sociale et morale, la réclusion dans la synagogue et les mortifications, le port du « cilice » entre autres (Jud., III, 8, p. 276). C’est au dénouement que Giraudoux impose à son héroïne ce que Henry Bernstein lui attribue d’entrée comme un choix de vie ascétique au premier acte de sa pièce, choix plus conforme à l’image originelle de la veuve de Manassé. Qu’un objet, déplacé de l’exposition au dénouement, soit porteur d’un tel renversement a bien évidemment une signification qui n’est pas anodine : en se soumettant à la volonté des prêtres, la jeune fille se conforme aussi à l’image mythique après l’avoir trahie pendant près de trois actes, le destin du personnage étant de rejoindre les hypotextes, en dépit de la part de liberté que 551 l’auteur a prise avec eux, liberté qui se confond avec l’illusoire liberté du personnage . 550 Cf. « Le Roi des ondins : Il divague. C’est la façon qu’ont les hommes de s’en tirer, quand ils ont heurté une vérité, une simplicité, un trésor… Ils deviennent ce qu’ils appellent fous. » (Ond., III, 5, p. 846). 551 Ceci se retrouve bien sûr dans les autres œuvres où le détour, voire le détournement du sens, finit par revenir à la voie tracée par les prédécesseurs, qui deviennent, des figures du destin. Cf. F. Bernard, « Collectivité et individu dans la réécriture de Judith » (CJG n° 36, p. 209-223) et Y. Landerouin, « Giraudoux et le pirandellisme », (CJG n° 36, p. 55-67). 221 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux L’obstination des hommes et des femmes à vivre séparés conduit dans Sodome et Gomorrhe à la fin du monde : « Tous sont foudroyés. Les groupes ne sont plus que des amas de cendres. » (Sod., II, 8, p. 915). On atteint ici le paroxysme de la réification avec le substantif « amas », ordinairement employé pour un amoncellement d’objets indistincts : des corps humains ne subsiste que la conséquence matérielle du feu divin, les « cendres ». Jamais le pessimisme de Giraudoux n’est allé si loin dans la construction d’une image scénique d’anéantissement. En effet, dans Electre, nous ne voyons de l’incendie et de la destruction d’Argos que ce qu’en dit la femme Narsès (El., II, 10, p. 685). Dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, l’objet clé du dénouement, le « javelot » dont s’est emparé Hector, est nommé dans une didascalie qui montre le personnage encore maître de lui-même après l’insulte d’Oiax : « Hector baisse imperceptiblement son javelot. » (GT, II, 14, p. 550). L’insistance sur la gestuelle et l’adverbe soulignent l’effort sur soi. L’entrée de Demokos rompt cette corde trop tendue de la volonté ; pour marquer la soudaineté et la violence de la réaction du héros, Giraudoux a recours à l’ellipse de l’objet et du geste : « Hector : Voilà pour ton chant de guerre ! Demokos, tombant : Il m’a tué ! » (ibid.). Le « javelot », arme de guerre tournée contre un membre de la famille royale permettrait un premier dénouement, à savoir faire taire le belliciste, éloigner la menace : « La guerre n’aura pas lieu, Andromaque ! » proclame Hector aveugle, non seulement sur les conséquences de son geste, mais sur ses propres pulsions meurtrières. C. Mauron écrit à ce propos que la catastrophe est déclenchée par Hector qui a maîtrisé sa colère devant l’expression du désir d’Oiax et celle, voilée, d’Ulysse : « Mais on ne peut douter qu’elle entre dans l’impulsion agressive qui le fait frapper, par déplacement, Demokos. Nerveusement épuisé, il perd le contrôle de soi. En un quiproquo où mensonge et vérité se mêlent, la première violence 552 déchaîne la guerre. » . Or, à ce moment-là, un autre objet, théâtral celui-là, prend le relais non seulement pour démentir définitivement l’issue heureuse à laquelle s’est obstiné à croire Hector et qu’il a lui-même compromise, mais pour ôter tout sens, toute justification morale à cette guerre : nous avons mentionné à propos du « postlude didascalique » la fonction de retardement du « rideau » et le sens tout différent que prend cette guerre, puisqu’on ne se battra pas pour venger le rapt d’Hélène par Pâris : à ce couple se substitue celui de Troïlus et d’Hélène encadré par les « portes de la guerre » qui trouvent là une ultime fonction dramatique dans l’aboutissement d’une ligne d’action secondaire, celle de la séduction de l’adolescent par la princesse grecque. L’épée d’Oreste est dans Electre l’instrument du châtiment des criminels : « Oreste : Pourquoi t’interrompre, mendiant ? Continue. Raconte leur la mort de Clytemnestre et d’Egisthe ! Il sort l’épée en main. » (El., II, 9, p. 682). 552 C. Mauron, Le Théâtre de Giraudoux. Etude psychocritique, Paris, José Corti éditeur, 1971, p. 113. Cet ancien combattant qui s’est battu pour la paix révèle par cet acte sa nature profonde de guerrier. Andromaque ne lui disait-elle pas lors de leurs retrouvailles : « Mon fils aimera la guerre, car tu l’aimes. » (GT, I, 3, p. 488) ? 222 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? Remarquons la part de réécriture des hypotextes grecs dans le choix de l’arme : l’instrument du meurtre d’Egisthe dans l’Electre de Sophocle est la hache et dans celle d’Euripide le couteau, tandis que l’arme du matricide est l’épée chez Sophocle et le glaive chez Euripide. Dans Pour Lucrèce, les armes à feu remplacent l’arme blanche : Lionel, ulcéré des révélations de Lucile et furieux qu’un autre, Armand en l’occurrence, se batte en duel contre le séducteur supposé de sa femme, « part avec ses pistolets, bousculant le greffier qui entre. » (Luc., III, 2, p. 1099). Ne croirait-on pas voir un plan d’un film d’action ou une scène de mélodrame ? Quant à la principale pièce de l’affaire Thomasse (ibid.), la « fiole du poison » qui permet à Lucile de finir en héroïne, ne rappelle-t-elle pas davantage l’arsenic de Madame Bovary, roman écrit à peu près à l’époque où se situe l’intrigue de la pièce de Giraudoux ? Ou encore le poison dont le mélodrame a fait grand usage, autant que le drame shakespearien, le drame romantique français, dans lesquels il réunit au dénouement, 553 dans la mort, les amants séparés ? A ceci près que, chez Giraudoux, le poison isole irrémédiablement l’héroïne dans un geste de fidélité à la petite fille qu’elle a été et qui s’était juré de ne jamais accepter de compromis avec la pureté. (Luc., III, 6, p. 1112). Eléments de décor et accessoires interviennent dans les œuvres dont le dénouement est heureux pour les personnages sympathiques. La « trappe » et les « murs »du sous-sol habité par Aurélie, assurent un dénouement heureux à La Folle de Chaillot par l’élimination des « mecs » et de leurs alliés, les « dames » et le « sale monsieur », dont le sort est réglé comme celui des Nobles dans Ubu roi, par l’utilisation de la « trappe » (FC, II, p. 1022- 1028), tandis que ceux qui ont été oubliés par la société refont surface par « l’autre mur » (FC, II, p. 1029), la vie et l’amour triomphant des forces destructrices, à l’inverse de la pièce de Jarry. A la fois signe et instrument d’une happy end, la « baguette » du Droguiste prend le relais de ses « diapasons », et cette fois pour ramener Isabelle à la vie par la « fugue du chœur provincial » à l’acte III d’Intermezzo. Alors que les « diapasons » ont permis d’établir une harmonie favorable aux apparitions du Spectre, la « baguette » du chef de chœur magicien règle le retour progressif au monde et à la vie de la jeune fille par la présence des bruits et des paroles. Participant au dénouement, certains objets concrétisent le succès ou l’échec de l’action comme s’ils matérialisaient l’aboutissement de la ligne d’action principale. Ainsi, le « diamant » récompense-t-il la persévérance d’Agnès dans L’Apollon de Bellac et fait il d’elle, à défaut de la plus heureuse, la plus comblée, puisque le diamant couronne un groupe ternaire qui marque le triomphe de la réussite sociale pour la jeune fille sans emploi et sans qualification : « Une place, un mari, un diamant ! » s’exclame le Monsieur de Bellac (Ap., 9, p. 942). Bien que l’objet éclipse de tous ses feux la laideur du Président, l’insatiable Agnès voudrait « dire qu’elle est belle à la plus belle forme humaine. […]. Et la caresser. » (ibid., p. 943), signe d’une évidente frustration que ne satisfait pas l’obtention de ce que plus d’une lui envierait. Si conventionnels que soit l’emploi d’armes dans les pièces à dénouement tragique, elles marquent chez Giraudoux une obsession de la violence dirigée contre l’autre ou contre soi ; à l’inverse, les dénouements heureux recourent soit aux artifices soit à la magie du théâtre et de la musique. L’on s’aperçoit que les objets du décor ont une moindre importance dans les œuvres à sujet « biblique » alors que, dans les pièces modernes, ils partagent cette fonction avec les accessoires, scéniques ou non. Quant à l’usage proprement dramatique 553 Roméo et Juliette, Chatterton, Ruy Blas, Hernani pour ne citer que quelques œuvres. 223 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux que Giraudoux fait des métaphores, aussi bien pour le dénouement que pour l’exposition, il est original puisque nous n’en avons trouvé aucune trace chez les auteurs de théâtre contemporains, pas même chez Claudel qu’il admire tant. 2) Les objets dans la mécanique de la pièce. La comédie et le théâtre de Boulevard nous ont habituésà l’utilisation d’objets comme moyens de produire des effets dramatiques d’attente, de retardement, de surprise. Giraudoux ne boude pas le procédé, conscient de son efficacité dramatique. Précisons que nous ne nous situerons pas dans le cadre de la réception des œuvres, mais dans celui de l’élaboration des effets, du côté de la fabrique, de l’atelier du dramaturge. a) Effets d’attente. A deux reprises dans son théâtre, au début de Siegfried et dans la première scène de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Giraudoux a recours à un procédé inauguré par le drame shakespearien, repris par le drame romantique et développé plus tard par le cinéma, le son précédant l’entrée en scène d’un personnage, de surcroît retardée dans les deux pièces par la verticalité d’un praticable, l’escalier. Siegfried nous en fournit le premier exemple : « L’agitation de Robineau s’accroît. Silence angoissant pendant lequel on entend une porte s’ouvrir sur le palier d’en haut. Zelten : Et s’il revenait, s’il descendait soudain de là-haut, par cet escalier ? Geneviève, souriant : Je suis brouillée avec lui. On entend la voix de Siegfried. […]. Robineau : Zelten croit avoir découvert que Siegfried, qu’on a trouvé jadis sans mémoire dans une gare de blessés, n’est autre que Forestier. Siegfried ouvre la porte. Geneviève : Qui descend là ? Zelten : Lui, Siegfried. […]. Geneviève : […]. C’est sa voix ! C’est son ombre ! (Siegfried paraît au bas de l’escalier, accompagné par Eva.) Ah ! C’est lui ! » (Sieg., I, 7, p. 19-20). Giraudoux utilise dans une double perspective le praticable imposé par Marie Dorval à 554 Vigny pour Chatterton : le pathétique qu’en actrice consommée elle en tirait est connu et Giraudoux ne renonce pas vraiment au mélodrame, comme en témoignent les exclamations de Geneviève, mais, dans Siegfried, la modernité de l’emploi de l’escalier doit son effet de retardement à une écriture de type filmique : les bruits, en rapport avec la porte et l’escalier, rythment la progression du dialogue et les effets que ménage Zelten, puis la reconnaissance par Geneviève. N’est-ce pas une solution moderne pour la scène obligée dont Zelten luimême se moque en évoquant un des signes conventionnels de reconnaissance par où finissent les mélodrames, « la croix de ma mère » (Sieg., I, 6, p. 17) ? Giraudoux s’empare 555 de deux objets dont le drame, de Vigny à Mauriac , a su tirer parti, pour accroître la tension dramatique avec un sens très sûr du plateau, ce qui, pour un coup d’essai est un coup de maître, même si nous devons convenir de l’importance déterminante de l’expérience théâtrale de Jouvet en la matière. 554 555 Chatterton figure parmi les « bonnes pièces » nommées par le personnage de Jouvet dans L’Impromptu de Paris (IP, 3, p. 701). La didascalie liminaire de la pièce de Mauriac prépare la fonction dramatique de l’escalier : « Un escalier intérieur conduit aux chambres. Il doit former un coude et être disposé de telle façon que les apartés y soient possibles et que les personnes (sic) groupées autour de la cheminée au fond de la pièce n’aperçoivent pas celles qui se trouvent dans cet escalier. » (A, p. 21).L’escalier permet entreautres tout un jeu sur le départ de Harry programmé par Blaise Couture (le jaloux secrétaire de Marcelle de Barthas), le faux départ du jeune Anglais et permet également de souligner la duplicité de Blaise à l’acte III. 224 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? L’entrée en scène d’Hector est savamment préparée : au seuil de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Andromaque s’exclame : « Il arrive, Cassandre, il arrive ! Tu entends assez ses trompettes… En cette minute, il entre dans la ville, victorieux. » Après le son, l’image, et de nouveau le son : « Andromaque : […]. Vois ce soleil. Il s’amasse plus de nacre sur les faubourgs de Troie qu’au fond des mers. […]. Vois ce cavalier de l’avant-garde se baisser sur l’étrier pour caresser un chat dans ce créneau… […]. Cassandre : Tu parles trop. Le destin s’agite, Andromaque. […]. Il semeten marche ! Andromaque : Tais-toi : Cassandre : Et il monte sans bruit les escaliers du palais. Il pousse du mufle les portes… Le voilà… Le voilà… La voix d’Hector : Andromaque ! Andromaque : Tu mens !… C’est Hector ! Cassandre : Qui t’a dit autre chose ? » (GT, I, 1, p. 483-485). L’excitation et l’impatience de l’épouse d’Hector se marquent par la modalité exclamative de ses répliques dans lesquelles les verbes de perception « entendre » et « voir »ouvrent l’espace sur un hors champ qui se restreint peu à peu : se succèdent « la ville », les « faubourgs », « ce créneau », les démonstratifs nous font passer du lointain – « ce soleil » – à un plan rapproché – « ce créneau ». Les répliques de Cassandre procèdent par phrases brèves juxtaposées, selon un mode binaire : les verbes de mouvement – « se mettre en marche », « monter »– se répondent dans une succession renforcée par la répétition de la 556 locution prépositive » Le voilà » . De ces procédés découle cette progression inéluctable que la métaphore animale rend encore plus inquiétante, ce « mufle » rappelant la métaphore du « tigre » par laquelle Cassandre a fait comprendre à sa belle-sœur ce qu’est le destin (GT, I, 1, p.484), la voix off dissipe enfin l’attente d’Andromaque et celle du lecteur ou du spectateur. Attente et tension dramatique se conjuguent également dans une scène d’Intermezzo ; la « glace » d’Isabelle matérialise à la fois l’attente de la jeune fille et la nôtre, par la répétition du motif du regard, la réflection devient réfraction, dans une sorte de mise en abyme du spectacle théâtral – regarder un personnage et regarder ce qu’il regarde – qui confère à l’entrée en scène du Spectre une certaine solennité en même temps qu’elle entretient le mystère sur le personnage, suggérant qu’il peut n’être qu’un effet d’optique : « Elle a tiré sa glace […]. Le fantôme surgit derrière elle. Elle le voit dans le 557 miroir. » (Int., I, 8, p. 303) . Le passage du passé composé au présent marque une accélération du temps qui correspond à l’apparition scénique soudaine du Spectre. Plus fréquemment, Giraudoux associe l’attente et le coup de théâtre qui à la fois la déçoit et la comble par l’entrée en scène inattendue d’un personnage. Nous voyons qu’il est bien difficile de séparer les divers modes de traitement du temps de l’intrigue, Giraudoux les rapprochant dans le souci évident de la plus grande efficacité dramatique. 556 Locution dont Grévisse écrit qu’elle « sert à désigner à l’attention une personne […] un peu éloignée de la personne à qui l’on parle. », M. Grévisse, Le bon usage, Grammaire française avec des remarques sur la langue française d’aujourd’hui, Gembloux (Belgique), Editions J. Duculot, S. A., 1969, p. 987. 557 De ce motif Giraudoux tire parti à l’acte II (Int., II, 7, p. 330-331). 225 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Ceci se vérifie aussi bien à la lecture qu’à la représentation dès la première scène d’Ondine. L’effet de surprise créé par l’animation des objets du décor sur fond d’orage et d’attente inquiète Auguste : « […].(La fenêtre s’est ouverte brusquement). Qu’est-ce que c’est encore ! Eugénie : Tu le vois bien. C’estle vent. »(Ond., I, 1, p. 762). Mais l’explication rationnelle cède vite le pas au surnaturel : « Une tête de vieillard couronné, à barbe ruisselante, est apparue dans l’encadrement, à la lueur d’un éclair. […]. Auguste : Tu vas voir si c'est trop tard, Ondine ! Il ferme la fenêtre. […]. Une charmante tête de naïade apparaît, éclairée. » (Ond., I, 1, p. 762-763). Le surnaturel est enfin congédié, du moins le pêcheur le croit-il : « Moi, j’ai fini ! (Il tire le verrou). Voilà… Nous voilà en paix pour le dîner. La porte s’ouvre toute grande. Auguste et Eugénie se retournent au fracas. Un chevalier en armure est sur le seuil. » (ibid. ). Par un jeu symétrique de celui de la fenêtre, la porte défie la volonté humaine, laissant prévoir une troisième manifestation des créatures de l’eau, série logique répondant aux trois coups de tonnerre successifs. Mais, pas plus qu’il n’y a de quatrième coup de tonnerre après le chiffre « trois » qui reste sans écho dans la nature et qui n’a pas fait rentrer Ondine, il n’y a de troisième apparition surnaturelle : Giraudoux nous projette brusquement du conte fantastique dans la parodie du roman de chevalerie. b) Attente et retardement. L’attente peut avoir une origine plus matérielle : dans Ondine, c’est la « truite au bleu » qui se fait désirer toute la durée d’une scène, source pour le Chevalier aussi bien que pour nous d’une impatience que trompe le dialogue. Après que le Chevalier affamé a émis sous forme injonctive son désir : « Je la veux au bleu… », les atermoiements de ses hôtes se multiplient : « Eugénie : Au bleu ? Je les réussis surtout meunière, avec du beurre blanc… Le Chevalier : Vous me demandez mon avis. Je n’aime la truite qu’au bleu. Auguste : Au gratin, Eugénie fait des merveilles. Le Chevalier : Voyons ! C’est bien au bleu qu’on les jette vivantes dans le court-bouillon ? Auguste : Justement, Seigneur. […]. Le Chevalier : Alors, il n’y a aucun doute. Je la veux au bleu Auguste : Va, Eugénie. Fais-la au bleu… Eugénie, de la porte : Farcies au maigre, c’est très bon aussi… Auguste : Va… Eugénie va dans la cuisine. » (Ond., I, 2, p. 765). Les vaines ruses des parents d’Ondine pour contenter le Chevalier tout en évitant de satisfaire son désir quant à l’accommodement de la truite alternent avec la réitération de l’expression de sa volonté par Hans, ce qui ralentit la progression de l’action. Ces considérations culinaires nous laisseraient perplexes si une remarque d’Auguste, à la fin de la première : « Elle a levé la grille du vivier. Les truites que je rassemblais depuis le printemps sont parties… J’ai juste pu attraper celle du dîner ». (Ond., I, 1, p. 762). Dès lors, nous comprenons que si Eugénie peut à juste titre passer pour un cordon bleu, il s’agit pour elle moins d’en donner les preuves à son hôte que de faire échapper le poisson à son sort le plus atroce, et de gagner du temps à défaut de pouvoir le sauver. Mais ce qui nous paraît intéressant, c’est la superposition de plusieurs attentes, celle du Chevalier dont 226 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? l’appétit et une volonté qui ne rencontre jamais d’obstacle de par son statut social sont le moteur, celle de ses hôtes qui manifestement espèrent épargner à la truite un traitement dont nous devinons qu’Ondine ne leur pardonnera pas, la nôtre enfin, car nous attendons de savoir qui va triompher et quel sort va être réservé à cette truite. Cette manière de jouer avec l’impatience du public sera, au second acte, l’objet d'une mise en abyme par le dialogue entre le Chambellan et l’Illusionniste (Ond., II, 1,p. 793-794). c) Coups de théâtre. Après la capitulation d’Eugénie, le dialogue s’engage sur les chevaliers errants, sur Bertha, la dame de celui-ci et sur les dames de la cour : il faut bien faire passer le temps de l’attente au Chevalier et renseigner le lecteur ou le public sur ce nouveau personnage, cette sorte de hors-d’œuvre dramatique portant le nom d’exposition. A l’instant où le Chevalier réitère l’expression de son désir, son attente est comblée de manière inattendue : « Et maintenant, chère Eugénie, va me chercher ma truite au bleu… Elle va trop cuire ! La porte s’ouvre. Ondine paraît. » (Ond., I, 1, p. 768). Coup de théâtre qui voit la fille des eaux remplacer le poisson, le sujet se substituer à l’objet – la truite morte ne méritant plus le nom d’animal, réduite qu’elle est à l’état de poisson cuit, d’inanimé et de définitivement muet, autrement dit d’objet. Cette substitution produit certes un effet comique mais sa portée ne se révèle qu’ultérieurement, Ondine s’assimilant ellemême à la truite : « Elle n’avait qu’à éviter les hommes si elle ne voulait pas être prise. Moi aussi je suis bête. Moi aussi je suis prise… » (Ond., I, 5, p. 772), puis à une nourriture : 558 « Mange-moi! Achève-moi ! » (Ond., I, 6, p. 776) . La symétrie des deux coups de théâtre des scènes 3 et 6, reprenant le parallèle entre la truite et Ondine, met en évidence la violence de la déception de cette dernière devant la cruauté et le mensonge de Hans, déception à laquelle le seul remède est le lac qui rendra la vie à la truite et la paix à Ondine qui s’y réfugie comme une enfant capricieuse, donnant raison au Roi des ondins qui déteste les hommes : « Elle jette la truite par la fenêtre. » (Ond., I, 3, p. 769). « Ondine : Ne m’approche pas… Je me jette dans le lac. Elle a ouvert la porte. […]. Ondine : Tu mens ! Adieu ! Elle disparaît. » (Ond., I, 6, p. 777). Nous mentionnerons enfin deux coups de théâtre qui, par la transformation brutale d’un être vivant en objet bouleversent le cours de l'intrigue : la mort du Spectre d’Intermezzo et la métamorphose du bourreau dans Ondine. Le duo d’Isabelle et du Spectre s’achève sur la révélation qui déclenche le drame : « Le Spectre : Et que je suis vivant ! On entend deux coups de feu. Le Spectre s’affaisse à terre. Le Maire : Qui a tiré ?… Qui est là, à terre ? L’Inspecteur : Vous le voyez : un faux spectre, un vrai mort. Le Droguiste : Qu’avez-vous fait, misérables ! L’Inspecteur : Remerciez-nous. Nous avons libéré Isabelle de sa folie, la ville de sa hantise, et le département d'un assassin. » (Int., II, 6 et II, 7, p. 329-330). 558 Au troisième acte, dans un procès de sorcellerie, Hans qui se croit trahi ne lui fasse avouer des paroles blasphématoires : « Hans : […]. J’accuse cette femme de trembler d’amour pour moi, de n’avoir que moi pour pensée, pour nourriture, pour Dieu. […]. Hans : Quel est ton pain ? Quel est ton vin ? Quand tu présidais ma table, et que tu levais ta coupe, que buvais-tu ? Ondine : Toi. Hans : Quel est ton dieu ? Ondine : Toi. » (Ond., III, 4, p. 838-839). On remarquera l’identification à la figure christique et à l’épisode de la Cène par l’allusion au pain et au vin. Cf. S. Coyault, « Au nom du père, du fils et de la femme », dans Giraudoux et les mythes, Mythes anciens, mythes modernes, Actes du colloque de la Sorbonne, 1999, textes réunis par S. Coyault, P. Brunel, A. Duneau et M. Lioure, Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, CRLMC, 2000, p. 123. 227 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux L’effet de surprise tient au rapprochement de trois phrases brèves juxtaposées, la première contient le mot qui doit servir de signal aux bourreaux, le mot « vivant » (cf. Int., II, 4, p. 324), la seconde le bruit et la dernière sa conséquence. A l’affolement du Maire trahi par ses interrogatives haletantes répond la satisfaction béate du haut fonctionnaire exprimée dans un groupe ternaire construit en gradation du particulier au général. Puis succède au duo lyrique une séquence qui oppose le tenant de l’ordre au défenseur de la beauté et de la poésie, entre les deux, un « beau cadavre »… Nous pourrions croire au dénouement d’une pièce policière, mais Giraudoux nous réserve un autre coup de théâtre : « Face aux Bourreaux, identique au corps étendu, un Spectre monte. Tous les assistants l’aperçoivent l’un après l’autre. […]. Seul le Droguiste incliné ne voit rien. » (Int., II, 7, p. 330). Considéré comme un objet immatériel, « mirage », « halo de Chevreul », le Spectre fixe un nouveau rendez-vous à Isabelle et prononce le paradoxal mot de la fin qui lui assure la victoire sur les incrédules comme l’Inspecteur et sur les lois de la physique énoncées par le Droguiste : « Oui, demain, tout commence. » (Int., II,7, p. 331). Le double mouvement de la vie à la mort, du sujet parlant à l’objet immobile et muet se renverse par le retour à la verticalité, verticalité qui érige le Spectre en "non mort", par opposition au « cadavre » étendu, et par la reprise de parole qui lui confère à nouveau le statut de personnage. Posant à un metteur en scène autant de problèmes, la métamorphose du bourreau par l’oncle d’Ondine s’en distingue à plus d’un titre. Rappelons brièvement le contexte : le Roi des ondins, sous l’apparence d’un homme du peuple, a déposé au procès intenté à Ondine, et a fini par intervenir directement dans la conduite des débats ; la sentence de mort étant prononcée, le premier juge a désigné « pour ses gardiens le bourreau et cet homme . »b(Ond., III, 4, p. 842). A la fin de la scène, « Tous sortent, moins Ondine, son oncle et le bourreau. », et, au début de la scène suivante, « Le roi des ondins, d’un geste, a changé le bourreau en statue de neige rouge. ». (Ond., III, 5, p. 845). Si la finalité première est bien d’empêcher le personnage de nuire, la pétrification du bourreau, par son apparent excès de matérialité, s’oppose à l’immatérialité du second Spectre d’Intermezzo, or, il n’en est rien : comme n’importe quel bonhomme de neige, la « statue de neige rouge » est promise à l’évanouissement par fonte et par évaporation, surtout sous les feux de la rampe. Mais ce coup de théâtre, qui semble sauver l’héroïne, la met définitivement au pouvoir de son oncle, et scelle ainsi son destin et celui de Hans : il ouvre donc la voie à de nouvelles péripéties, de la même façon que la nouvelle existence du Spectre laisse supposer d’autres affrontements avec le camp de la raison et l’un de ses champions, le Contrôleur. Conformément à toute une tradition théâtrale, le coup de théâtre modifie donc le cours de l’action, mais il appert de ces exemples que Giraudoux en tire aussi des effets spectaculaires qui parlent fort bien à l’imagination d’un lecteur et supposent, chez le metteur en scène, une bonne dose d’inventivité, ou le recours à des effets spéciaux avec la lumière, ce qui, au temps du Cartel, n'était pas inimaginable chez Baty, grand artiste des pinceaux de lumière et chez Jouvet, un 559 des premiers utilisateurs des lampes à mercure qui décomposent la lumière , ou même le recours à un écran et à la projection. d) Les transitions. Hors ces procédés qui jouent sur le temps de l’intrigue et sur la rupture, Giraudoux en artisan subtil ménage parfois des transitions entre les scènes. Il les confie à des personnages coryphées comme le Mendiant d’Electre et le droguiste d’Intermezzo. Outre les animaux qui sont ses « collègues en transition, lachauve-souris, la chouette », des sons produits par des 559 228 Cf. IP., sc. 3 p. 698. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? objets sont donnés comme tels, et, parmi eux, « les clairons au crépuscule », moment par excellence du passage entre le jour et la nuit, seuil sur lequel peut se dessiner la silhouette espérée : « Le Droguiste : Et quand le dernier clairon s’est tu, qui se dresse parmi les roseaux et les saules, qui ajuste sa cape noire, et circule à travers les cyprès et les ifs, s’adossant aux ombres déjà prises de la future nuit ? Isabelle, souriant : Le spectre ! Le spectre ! Le Droguiste, disparaissant : Voilà… J’ai fini ! » (Int., I, 7, p. 303). Après l’extinction des bruits familiers d’une petite ville de garnison, le mystère et la poésie ont droit de cité : aux sons durs des dentales qui peu à peu s’évanouissent, succèdent les [r], et les [s], les voyelles éclatantes,[e], [a], s’éteignent au profit des sonorités fermées, [i], [u], [ui] associées aux voyelles nasales sombres, [an], [on], dans une sorte d’harmonie imitative : frôlement dont on ne sait plus très bien s’il provient des ailes ou du spectre, comme la forme qui se fond dans les arbres funéraires et dans la nuit. Auparavant, le Droguiste a rassuré le Maire : il s’en remet à des objets, en l’occurrence ses « diapasons », pourrésoudre, au sens musical et au sens figuré, les dissonances provoquées par l’agitation de l’Inspecteur : « Il ne faut pas que toute cette nature […] résonne tout d’un coup faux sous ses doigts.[…]. » (Int., II, 5, p. 326). Tous ces objets, parce qu’ils sont porteurs de sons qui concourent à l’harmonie du monde, participent aux transitions. Dans La Folle de Chaillot, c’est un objet plus insolite encore, le « boa » opportunément retrouvé par Pierre qui assure la transition entre le procès intenté aux « mecs » par les quatre Folles avec le Chiffonnier dans le rôle de l’accusé et l’exécution de la sentence de mort par les disparitions successives dans le souterrain, comme si le jeu sémantique sur le mot « boa » préfigurait l’engloutissement dans les entrailles de la terre : « Merci pour le boa. Pierre ! Passez-le moi. Il faut qu’ils le voient à mon cou… Ils croiront voir un vrai boa ! … » (FC, II, p. 1022). En regard des multiples cas où les objets concourent à une esthétique de la rupture, moderne, ces deux exemples nous prouvent que Giraudoux, lorsqu’il instaure des transitions, les souligne par le discours de ses personnages, ce qui est un moyen de montrer la couture au lieu de l’effacer, autre signe manifeste de modernité.Par ailleurs, Giraudoux préfère généralement aux effets de surprise et aux coups de théâtre l’attente qui accroît la tension dramatique. Il confie à Zelten le soin d’en faire la théorie : « C’est même le moment […] où les spectateurs qui ont naturellement tout deviné avant Œdipe, avant Othello, frémissent d’apprendre ce qu’ils savent de toute éternité… » (Sieg., III, 3, p. 47). 3) Parcours dramatique de quelques objets. De grandes œuvres du répertoire comportent des objets au parcours dramatique complexe : 560 Shakespeare a construit l’action d’Othello sur un objet, le « mouchoir » de Desdémone ; 560 « Il appartient à Shakespeare d’avoir fait d’un objet du possible le personnage principal d’unepièce de théâtre. », écrit G. Pigeard de Gurbert dans Le mouchoir de Desdémone, Essai sur l’objet du possible, Paris, Actes Sud, collection « Un endroit où aller. », 2001, p. 96. 229 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux 561 dans Le Cid de Corneille, « l’épée » de Don Diègue détermine toute l’action . Goldoni tire le meilleur parti possible d’accessoires promus au rang sinon de personnages, du moins de point focal, « l’éventail » qui donne son titre à l’une de ses pièces et « le flacon d’eau de mélisse » de La Locandiera. L’on connaît aussi le cheminement d’un « billet » et d’une « épingle » dans Le Mariage de Figaro de Beaumarchais. Dans tous les cas, l’importance 562 dramatique de ces objets et leur parcours sont indissociables de leur fonction symbolique . Seront retenus ici, pour le théâtre de Giraudoux, les objets dont le parcours suppose plusieurs passages d’un personnage à d’autres, comme dans les pièces précédemment citées. Les objets qui ont un itinéraire dramatique intéressant se trouvent dans une seule pièce en un acte et dans quatre œuvres plus longues : il s’agit du « poignard » dans Judith, de « l’anneau » et de « l’épée » dans Electre, des « bijoux » dans Cantique des cantiques, 563 de « l’anneau » dans Ondine et du « mouchoir » dans Pour Lucrèce. a) Le poignard dans Judith. L’arme indispensable au meurtre d’Holopherne, le « poignard », est remis par Jean à Judith au premier acte (Jud., I, 6, p. 219), mais l’héroïne en reçoit un autre de Suzanne : « Donnez-moi votre poignard. […]. Je n’ai pas d’arme ». (Jud., I, 8, p. 226). Serait-ce une inadvertance de Giraudoux ? Ne pouvons-nous voir là un mensonge de Judith qui se dit sans armes pour obliger celle qui voulait prendre sa place à renoncer à son projet ? 561 Cf. J. P. Landry, « La cape et l’épée. Le statut de l’objet théâtral dans Le Cid et L’Illusion comique », L’Ecole des Lettres, n° 9, 2002, p. 127-138. 562 Le parcours du flacon d’eau de mélisse dans La Locandiera (1752) est lié à la séduction : le Chevalier, épris malgré qu’il en ait, de Mirandoline, l’acorte aubergiste, lui fait porter par son valet Tonino, à l’acte III, un petit flacon d’eau de mélisse en or, qu’elle rend au valet du Chevalier ; l’amoureux revient en personne le lui donner, elle le refuse et le laisse dans un panier à linge où le Marquis, un parasite désargenté, le trouve et dont il s’empare avant que Déjanire, une comédienne, ne se le fasse offrir ; lorsque le valet du Chevalier revient chercher le flacon, le Marquis apprend que ce qu’il jugeait un objet de peu de valeur est en or, il le rend, triomphant, à Mirandoline dans la dernière scène (il lui a donc fallu le reprendre à la comédienne, comme le laisse entendre une de ses répliques (à la fin de III, 12). Dans cette comédie, le flacon est la preuve matérielle de l’amour du Chevalier que rejette perfidement Mirandoline qui l’a provoqué ; il permet également d’ajouter des traits à la caricature du marquis. L’objet est donc un révélateur et son parcours donne à l’acte III son rythme, par les entrées et les sorties précipitées des personnages. Ecrite à Paris et envoyée au théâtre San Luca de Venise en 1765 par Goldoni, L’Eventail est une comédie entièrement construite sur le parcours de l’objet qui donne lieu à des quiproquos, des disputes et des raccommodements dont les personnages eux-mêmes donnent, dans la dernière scène, le détail : d’Evariste qui l’a acheté à Suzanne la mercière pour remplacer l’éventail cassé de Candide qu’il aime, à Jeannine à qui il l’avait donné pour qu’elle le donne à son tour à Madame Candide [en cachette de la tante], l’éventail est échu à Crépin, l’amoureux de Jeannine, mais une violente dispute avec l’aubergiste Couronné a mis celui-ci en possession de l’objet que Crépin a récupéré par hasard en allant chercher du vin à l’auberge et dont, par peur de se voir accuser de vol, il a fait cadeau au comte qui, à son tour, l’a offert au baron, autre soupirant de Candide, avant de le lui reprendre pour le rendre à Evariste. Ce résumé donne une idée du rythme endiablé de la comédie. La pièce de Labiche, Un Chapeau de paille d’Italie, ajoute à ce rythme des déplacements de lieux et surtout l’idée d’une noce entière qui court Paris à la recherche du chapeau, ce qui amène les situations les plus cocasses. Dans les œuvres de Goldoni comme dans la pièce de Beaumarchais l’objet qui circule révèle les sentiments des personnages et a, par ailleurs, une fonction dramatique puisque l’action et le dialogue tiennent à son parcours, ainsi que le sort de certains personnages. Du côté du drame, il faut citer L’Eventail de Lady Windermere de Wilde (O. Wilde, L’Eventail de lady Windemere, Paris, Editions Gallimard, 1966, pour la traduction, collection « Folio théâtre », 2000 [Lady Windemere’s fan, Londres, Elkin Mathews & John Lane, 1893]. Les pièces de Giraudoux dans lesquelles circulent des objets sont, par bien des aspects, plus proches du drame que de la comédie et le parcours des objets n’entraîne pas un rythme particulier, ce qui le distingue très nettement de ses devanciers. 563 Nous ne dirons rien des manteaux qui, dans Judith, transitent seulement d’Holopherne à Egon ou de Suzanne à Judith, les réservant pour l’étude de leurs fonctions symbolique et ludique. 230 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? Nous retrouvons l’un ou l’autre objet comme arme défensive lorsqu’ Egon a embrassé Judith : « Judith s’est débattue. […]. Elle est au milieu de la ronde, son poignard à la main. » (Jud., II, 2, p. 240). Au lieu de la protéger des rôdeurs dans son cheminement vers le camp ennemi, comme l’a prévu Jean, le « poignard » est l’instrument de sa sauvegarde sous la tente même du chef assyrien. De plus, si l’arme vient de Jean, l’officier juif vaincu, elle devient le moyen d’une sorte de revanche, par Judith interposée, dans ce combat téméraire d’une jeune fille contre les officiers d’Holopherne. L’arme réapparaît dans le premier dialogue entre Judith et Holopherne : « Judith :Vous ne sentez pas un poignard sous ma robe ? » (Jud., II, 4,p. 243). Est-ce l’orgueil de l’héroïne qui provoque l’ennemi ou une mise à l’épreuve de l’adversaire ? Il faudrait une brute comme l’Assyrien dépeint par le Livre de Judith pour tomber dans ce piège : chez Giraudoux, Holopherne ne redoute ni l’arme, ni l’orgueil de la jeune fille : « Je le sens comme une partie de ton corps, durcie pour moi. Elle seule est dure d’ailleurs. Me crois-tu assez neuf pour ne pas sentir ce corps soudain sans résistance, sans vertèbres, un corps amoureux, quoi ! Tu es l’abandon tendu sur un poignard. » (Jud., II, 4, p. 243). Faut-il lire dans cette réplique une image qui, par un raccourci fulgurant, rapproche l’idée de la jouissance, dont le mot vient dans la réplique suivante d’Holopherne, de celle d’une mort violente par un objet phallique ? On sait que la tête tranchée est un symbole de castration. Dans ce cas, la virilité perdue du capitaine vaincu, Jean, passerait à la jeune vierge, armée 564 comme une Jeanne d’Arc . L’image reste ambiguë cependant et pourrait évoquer une forme de frigidité. Si nous la rapprochons de la scène au cours de laquelle Judith a pris congé de Suzanne, nous lisons des termes proches : « Ne vous raidissez pas. […]. Moins de raideur, Suzanne, plus de souplesse… » (Jud., I, 8, p. 226). Symétrie troublante entre une scène d’un érotisme lesbien et l’analyse d’Holopherne : dureté et douceur, avers et envers d’une personnalité qui se découvre à son double féminin et que l’homme dévoile dans les mêmes termes. C’est bien Judith, vierge guerrière, qui est évoquée par les Chanteuses juives au troisième acte : « Et depuis deux jours, Judith portait son glaive sous sa robe. Et il heurtait sa chair et ses genoux à chaque mouvement, à chaque alarme, comme le battant d’une cloche. » (Jud., III, 5, p. 263). La substitution du terme biblique « glaive » au mot moderne de « poignard » est moins une concession à la couleur locale et au ton épique qu’une parodie qui souligne la récupération du geste de Judith par le peuple et par les prêtres dont les chanteuses sont les porte-voix ; de la même façon, le mot ramène la tragédie moderne à l’hypotexte, comme s’il n’y avait pas plus moyen pour l’auteur que pour son héroïne de lui échapper. Cependant, une fois de plus, l’arme est associée à une métaphore qui en fait un objet phallique par le lieu qui la recèle et par son mouvement, alors qu’elle est prise au contexte de la guerre. En effet, par le mot « alarme », Giraudoux fait surgir l’image anachronique du tocsin, renforcée par l’harmonie imitative des sons consonantiques, par une savante répartition des sons durs [t], 564 J. Poirier parle de l’« ambiguïté inaugurale du mythe, à mi-chemin du religieux et du patriotique », qui explique la naissance du mythe de Judith- Jeanne d’Arc. » (J. Poirier, Echos d’un mythe biblique dans la littérature française, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p. 17 et 91). Il met en outre en regard les figures de Judith et d’Esther (ibid., p. 43), de Judith et de Lucrèce (ibid., p. 143). 231 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux [g], [k], [d] et des sons doux [s], [n], [ch], la cellule sonore [ch]/ [k] apparaissant deux fois avant de s’inverser en [k]/ [ch] à la fin de la phrase. La régularité rythmique contribue elle aussi à l’effet sonore : nous avons des unités paires, puis impaires, de longueur proche : 6/ 4/ 6/ 4/ 5/ 3/, autant dire une longue, une brève, comme le son du battant d’une cloche, plus long à l’aller qu’au retour de la corde. En outre, cette image fait écho à la scène dans laquelle Jean met Judith en garde contre les embûches qu’elle pourrait rencontrer et rappelle le long cheminement de l’héroïne jusqu’aux lignes ennemies (Jud., I, 6, p. 219). Par une ellipse remarquable, dans la mesure où, depuis longtemps, ne pèse plus sur les auteurs dramatiques la règle classique de la bienséance, l’arme du meurtre disparaît, comme le corps d’Holopherne, à la fin du second acte : contrairement aux peintres qui représentent Judith et sa servante auprès du cadavre, l’une ou l’autre tenant le macabre trophée, ou 565 bien emportant la tête dans un linge , et à la pièce de H. Bernstein, Giraudoux occulte le moment crucial. Nous pouvons lire dans ce choix un parti pris esthétique, le refus du drame, et même du mélodrame dans ce qu’il doit au Grand Guignol : Giraudoux ayant pour Racine une admiration qui ne s’est jamais démentie rejette dans le hors-scène le meurtre et confie à Jean le soin d’en rendre compte. On peut aussi penser que cette mise à mort a quelque chose d’indicible pour l’auteur qui veut laisser toute l’ambivalence du geste dans lequel amour et haine se confondent. Nous avons du meurtre une version inédite, celle du Garde selon laquelle Dieu et les anges sont intervenus au moment fatidique : « Le Garde :[…]. Et, délirants, nous préparions déjà rivet et cheville qui t’empêcheraient de tirer à toi le poignard du cadavre. Et quand te vint l’idée de poser sur le cercle la pointe… Judith : Je voulais l’effleurer, le piquer…[…]. Le Garde : Et quand te vint l’idée de poser sur le cercle la pointe, tous nous bondîmes sur toi, centuplant ta pesée. […]. Judith : Cet écrasement, c’était vous ? » (Jud., III, 7, p. 272-273). L’initiation à l’art de tuer donnée par Jean à l’acte I (Jud., I, 6, p. 219) n’aurait donc pas suffi ? L’amante d’Holopherne aurait accompli le geste par haine selon le Garde : « Le Garde : […]. Et soudain tout disparut de ta vue, excepté un cercle exsangue suer la poitrine du dormeur, un cercle étroit et brillant [.. ;], et, au centre de cet homme que tu croyais aimer, ce cercle, tu te pris à le surveiller et à le détester comme une cible ! Judith : Peut-être ! Le Garde : Est-ce vrai ? Judith : C’est vrai. » (Jud., III, 7, p. 272). Etrange naissance de la haine dans le regard fixé sur un point du corps de l’autre, qui devient un point focal : comment ne pas penser à la haine de Clytemnestre nourrie de la détestation du « petit doigt levé » et de « la barbe bouclée » d’Agamemnon (El., II, 9, p. 678) ? Déjà, dans Judith, tout est dit de la fascination répulsion pour le corps de l’autre. Ce gros plan sur la poitrine du dormeur, la répétition du mot « cercle », figure qui appelle un centre, amène l’idée du meurtre par la comparaison avec la « cible ». Les termes « pointe », « piquer », « pesée », réunis par l’allitération en [p] prise au mot « poignard » nous donnent 566 de l’arme une vision en gros plan et en plongée, quasi cinématographique , tandis que la métaphore filée de la piqûre permet de relier la mort infligée et la mort souhaitée : « lui 565 Judith et Holopherne de Véronèse et Judith et Holopherne d’A. Gentileschi. Giraudoux fait plus que d’occulter le moment du meurtre : il en modifie le sens puisque le coup porté par le poignard se substitue au glaive qui tranche la tête de l’ennemi. 566 Cf. Le plan fixe du début de La Condition humaine : Tchen était « fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visible qu’une ombre, et d’où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même – de la chair d’homme. » (Malraux, La Condition humaine, Paris, Le Livrede poche, 1968 [Editions Gallimard, 1946]. Dans tous les arts, l’influence de l’écriture filmique est prégnante dans les années 30. 232 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? mort, tu attendis enfantinement la mort, sans bouger, comme l’abeille après sa piqûre. », dit le Garde. (Jud., III, 4, p. 273). La passivité de Judith après le meurtre fait disparaître l’arme : pas plus qu’il n’y a eu de tableau de Judith tuant l’ennemi ou de la servante de Judith emportant la tête d’Holopherne, il n'y a eu de mort des amants. Judith n’est ni une nouvelle Juliette ni une Isolde, le « poignard », comme le dard de l’abeille, ne sert qu’une fois. La version imposée par le Garde suggère que la volonté divine et ce que nous appelons l’inconscient, se sont confondus. L’héroïne ne serait donc pas la femme fatale, amoureuse et castratrice comme la Salomé 567 de G. Moreau ou celle de Wilde , comme l’Hérodiade de Mallarmé ou la femme du cinéma des années 20 ? Ce « poignard » au rôle si ambigu, tant par son parcours que par les interprétations contradictoires de l’acte de Judith que proposent les différents personnages, prend dans la tragédie de Giraudoux une importance qu’aucune œuvre théâtrale jusque là ne lui a accordée, et rejoint en cela les œuvres picturales qui mettent en valeur, par des 568 moyens plastiques, l’arme du meurtre . b) L’anneau dans Electre. Il n’en va pas de même avec un objet rendu célèbre par deux opéras connus de Giraudoux, L’Anneau du Nibelung de Wagner et Pelléas et Mélisande de Debussy qu’il est allé applaudir à la création et d’où lui vient sa connaissance du texte de Maeterlinck. Dans l’Electre de Giraudoux, comme dans Ondine, le trajet de « l’anneau » est lié à une promesse de mariage. Dans Electre, le parcours de « l’anneau » d’Egisthe au Jardinier puis à l’Etranger dit une intrigue avortée, celle qu’Egisthe a imaginée, donner la fille d’Agamemnon au Jardinier : « Egisthe : Je l’ordonne. Et voici les anneaux. Prends ta femme. » (El., I, 4, p. 622). Ce mariage convenu pour éloigner de la famille des Atrides la menace l’y ramène quand Oreste s’empare de l’anneau. La violence faite au Jardinier par l’Etranger le pose en rival, rôle que Giraudoux lui fait jouer avec la complicité du Mendiant et d’Electre devant Clytemnestre, quiproquo nécessaire à la vengeance et dans l’esprit des tragiques grecs pour ce qui est du travestissement du personnage, non pour les sous-entendus incestueux 569 d’une telle alliance, Electre demandant à son frère de l’embrasser devant sa mère . Nous voyons combien la valeur habituelle de lien entre deux époux rend proprement scandaleuse l’attitude d’Oreste à l’égard du Jardinier, même si elle se justifie par la volonté de souder à nouveau le couple fraternel. Oreste commet, vis à vis d’un personnage inférieur socialement, mais moralement noble, une indignité semblable à celle d’Egisthe écartant tous les prétendants princiers d’Electre. En s’emparant de l’anneau avec tout le mépris du fort pour le faible, du prince pour l’humble, Oreste usurpe une place et un rôle, ceux de l’époux : 567 « Ah ! tu n’as pas voulu me laisser baiser ta bouche, Iokanaan. Eh bien ! je la baiserai maintenant […] tu es mort et ta tête m’appartient. je puis en faire ce que je veux. […]. Ah ! Ioikanaan, tu as été le seul homme que j’aie aimé. […]. Oh ! comme je t’ai aimé ! Je t’aime encore, Iokanaan. Je n’aime que toi… j’ai soif de ta beauté. J’ai faim de ton corps. » (O. Wilde, Salomé, op. cit., p. 84, 86). La Judith de Giraudoux, en revanche, doit à cette Salomé la proclamation de son amour scandaleux à la fin de la pièce et ce qui aurait pu être son sort si Suzanne ne s’était pas substituée à elle pour la mise à mort : « La voix de Salomé : Ah ! j’ai baisé ta bouche, Iokanaan, j’ai baisé ta bouche. Il y avait une âcre saveur sur tes lèvres. Etait-ce la saveur du sang ? On dit que l’amour a une âcre saveur… mais qu’importe ? Qu’importe ? J’ai baisé ta bouche, Iokanaan, j’ai baisé ta bouche. (Un rayon de lune tombe sur Salomé et l’éclaire.). Hérode (se retournant et voyant Salomé.) Tuez cette femme ! (Les soldats s’élancent et écrasent sous leurs boucliers Salomé, fille d’Hérodias, princesse de Judée.). » (ibid., p. 90). 568 569 En particulier celle d’A. Gentileschi. Cf. El., I, 7, p. 628. 233 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « Agathe : Disparais et vite. Cet homme prend ta place. Le Jardinier : Ma place auprès d’Electre ! L’Etranger : Oui, c’est moi qu’elle épouse. […] Je n’ai pas de compte à te rendre, jardinier. Mais regarde-moi en face. […]. De ce regard des humbles […], et vois si je peux m’effacer devant toi... Parfait… Donne-moi ton anneau… Merci… » (El., I, 5, p. 625). L’appel au secours réitéré par Electre à Agathe donne la mesure de la violence liée à cet objet qui doit la livrer à un homme qu’elle n’a pas choisi avant que la reconnaissance par le nom du frère n’en fasse l’objet symbole par excellence, celui des deux parts séparées, fils et fille d’Agamemnon, à nouveau réunies et dont les destins vont être irrémédiablement liés. c) L’anneau dans Ondine. Le trajet de « l’anneau » dans cette œuvre est plus complexe et ce pour deux raisons : la première est que nous ne connaissons pas les étapes de la circulation de l’objet dans l’ordre chronologique et la seconde que ce parcours fait l’objet d’allusions à des actions hors scène ou supposées dans les répliques de certains personnages. Donné par Hans à Bertha, en gage de sa foi, l’anneau de la jeune fiancée vaniteuse est passé de main en main, engendrant le premier malentendu : « Bertha : On retire son anneau, même de fiançailles, pour le montrer… Hans : Je regrette. L’anneau n’a pas compris. Bertha : Il a fait ce que font les anneaux… Il a roulé sous un lit… Hans : Quel est ce langage ? Bertha : Je me trompe en parlant de lit. On couche dans la grange, chez les paysans, sur le foin… Vous avez eu à vous brosser, au matin de vos nuits d'amour ? » (Ond., II, 4, p. 796). Le persiflage de Bertha fait allusion au don de « l’anneau » à Ondine : la jalousie et l’orgueil blessé font, par un raccourci temporel, passer à la nuit de noces, avec la mention triviale du « lit ». La perte de « l’anneau » qui scelle le destin des personnages de la pièce de Maeterlinck et de l’opéra de Debussy est dévalorisée ici par le vocabulaire du vaudeville, puis par celui d’un théâtre naturaliste. Ainsi la perfidie de Bertha lui dicte-t-elle un propos qui démythifie le motif tragique de l’anneau égaré. Ondine, en réalité, garde l’anneau : au cours du procès, lorsque Hans veut le lui reprendre, elle s’y oppose de toute la force de son amour fidèle : « Le Juge : [...]. Elle a une bague. Hans : Enlevez-la. Ondine : Jamais ! Jamais ! Hans : C’est un anneau de mariage. J’en ai besoin dans l'heure. » (Ond., III, 4, p. 834). Mais, si nous en croyons le Roi des ondins, l’anneau ne rejoint pas le doigt de la première fiancée, Bertha, ce qu’exprime une comparaison prise à la situation « Il se moque bien du mariage ! Le mariage tout entier a glissé de lui comme l’anneau d’un doigt trop maigre ». (Ond., III, 5, p. 846). Finalement, « l’anneau », symbole de l’union indéfectible, est rendu à celle qui en est digne : « Reprends cet anneau, sois ma vraie veuve au fond des eaux. », lui dit Hans avant de mourir (Ond., III, 6, p. 849). Liant d’abord deux êtres socialement appariés, la comtesse Bertha et le Chevalier, « l’anneau », après ce cheminement qui correspond aussi à la métamorphose du niais en parfait amant, restera au doigt d’Ondine, au fond du Rhin : voilà comment Giraudoux, dans des tonalités contrastées, nous offre de subtiles variations dramatiques en passant de l’anneau de Golaud perdu par Mélisande dans la fontaine à celui de l’opéra de Wagner, dans une réécriture éminemment signifiante : Ondine est, comme Mélisande, une petite fille 234 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? mais sa passion transcende la mort et l’oubli, comme celle de l’héroïne wagnérienne dont la mort et la restitution de l’anneau aux Filles du Rhin, cousines des ondines, fait triompher l’amour en même temps qu’elle restaure l’harmonie cosmique. d) Le mouchoir dans Pour Lucrèce. Un autre grand modèle a fourni le « mouchoir » de Pour Lucrèce, l’Othello de 570 Shakespeare à propos duquel G. Pigeard de Gurbert montre que « la lutte à mort des Puissances dont Othello et Desdémone sont les instruments va se nouer dans un objet du possible, un mouchoir. » (op. cit., p. 81). Paola se contente-elle d’exploiter ce possible ? A la différence de Shakespeare, Giraudoux ne retient pas la fonction usuelle du mouchoir, il lui confère d’emblée une fonction dramatique et ce, nous l’avons vu, dans la lutte de Paola contre Lucile. Le parcours de l’objet est infiniment moins complexe que dans le drame 571 shakespearien dont G. Pigeard de Gurbert développe les étapes avant de conclure que « le mouchoir est devenu un acteur à part entière. » (op. cit. , p. 96). Dans Pour Lucrèce, l’objet passe du costume de Marcellus à Paola, puis à Barbette pour arriver à Lucile – c’est le plan de Paola au premier acte –, ensuite, le mouchoir, repris à Lucile par Barbette, revient à Paola qui le donne à Lucile. Ce parcours de l’objet est construit en miroir, or « le miroir » est l’objet central de la mise en scène imaginée par Paola : c’est lui qui donne à Lucile l’image d’elle qu’elle ignorait ou refusait, celle de la femme désirante. Lucile est au centre du trajet du « mouchoir », centre et cible vers lesquels Paola le dirige et desquels il revient vers elle, l’ordonnatrice, et, à chaque fois par l’intermédiaire de la maquerelle dont le rôle d’entremetteuse consiste non à introduire le séducteur, mais à lui substituer un objet personnel qui le rend présent malgré son absence effective. Marcellus n’y voit que le moyen « d’avoir accordé à [son] ombre ce qui allait [lui] échoir à [lui]-même. » (Luc., II, 1, p. 1070). C’est bien à son ombre, celle du duelliste tué à cause d’elle, à ce dernier double de lui, que le geste de Lucile au troisième acte accorde une faveur, celle de garder « le mouchoir », geste qui, avant le duel, aurait signifié qu’elle choisissait le comte pour son champion, alors qu’elle a accepté l’offre d’Armand de se battre pour elle : confusion des sentiments ? Le « mouchoir » finit donc son parcours dans les mains de celle qui se désigne comme la veuve de Marcellus. Objet fétiche d’un désir refoulé tel celui d’Anna violée par don Giovanni dans 572 l’opéra de Mozart , ou, comme le dit Paola, « souvenir palpable » d’une nuit que Lucile ne pourra jamais oublier (Luc., III, 4, p. 1107) ? La meneuse de jeu inscrit l’itinéraire de l’objet dans un temps précis, celui qu’elle a déterminé : « Et voilà l’intermède fini. » (ibid., p. 1108). 573 Comme le fait dans Les Liaisons dangereuses la marquise de Merteuil, Paola a mis au défi Marcellus, son ancien amant : « C’est maintenant que nous allons voir si tu vaux ta renommée, si tu me vaux. »(Luc., II, 1, p. 1070). Le « mouchoir », pièce maîtresse de 570 Ou bien l’un des opéras inspirés de la pièce : « Grand amateur d’opéra, Giraudoux […] semble avoir été impressionné par l’opéra Othello (celui de Rossini créé en 1816, ou celui de Verdi créé en 1887). », écrit G. Teissier (TC [P.], p. 1212). 571 Othello rappelle à Desdémone que le mouchoir a été donné à sa mère par son père comme lui l’a offert à Desdémone (Othello, III, 4), Iago, dans la scène précédente, raconte à Othello qu’il a vu Cassio s’essuyer la barbe avec ce mouchoir, puis il lui demande de le lui prêter, prétextant un rhume ; Cassio demande à Bianca d’en faire une copie, elle y voit un objet de son infidélité, lui rend le mouchoir, Iago et Othello les espionnant (Othello, IV, 1) et à l’acte V, l’objet est évoqué comme preuve de la culpabilité de Desdémone. (Cf. G. Pigeard de Gurbert, Le Mouchoir de Desdémone. Essai sur l’objet du possible, op. cit., p. 85-96). 572 573 G. Teissier rappelle que « [l’]intérêt [de Giraudoux ] pour Mozart était grand. » (TC [P.], n. 1 de p. 721, p. 1212). Cf. A. Duneau, « Les "liaisons dangereuses" de Giraudoux : Pour Lucrèce. », dans La Guerre de Troie a-t-elle eu lieu ?, Istanbul, Tours, 1992, p. 57-69. 235 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux l’échiquier, est aussi au centre de l’œuvre : il apparaît dans la dernière scène de l’acte I et dans la première de l’acte II, puis revient au dénouement, comme dans un miroir déformant. Tel l’insecte dans la toile de l'araignée, Lucile a beau se débattre, elle est victime de ses propres contradictions autant que de la machination de sa rivale, mais le piège s’est également refermé sur « le plus beau, le mieux né, le plus subtil dans la corruption. », Marcellus. (Luc., I, 10, p. 1067). Paola, en volant le « mouchoir », commet le premier méfait. Si sa vengeance est assouvie, comme celle de Iago, c’est au prix de la mort de son ancien amant et de celle de Lucile. Pourtant, il semble bien que l’objet outrepasse la fonction que Paola a voulu lui assigner : la structure spéculaire de la pièce donne à penser qu’il est un objet fatal et non pas une banale pièce à conviction dans l’intrigue sordide conçue par un personnage de mélodrame, une femme qui se venge. e) Les bijoux dans Cantique des cantiques. Dans un registre apparemment plus léger, Cantique des cantiques fait circuler des « bijoux ». Poncif d’une pièce boulevardière cette fois, dira-t-on, que cette restitution des bijoux offerts par l’ancien amant riche par une femme entretenue, à la veille de son mariage avec un autre ? Soit. Mais Giraudoux complexifie la situation, en tissant avec cette rétrocession des objets le rappel de leur offre pour mieux les faire revenir vers celle qui veut s’en séparer et hâter la restitution définitive au retour du fiancé. A ce parcours identique, de sens opposés, 574 don et contre-don, s’ajoute la présence de la dame Spectre des bijoux , comme si ce personnage présidait au sort des objets et des amants. Florence se dépouille de ses bijoux pour prendre congé de ce qui la lie au Président : « Tous les objets de mon passé, je les écarte. Je les rends à ceux de qui ils me viennent… Les voilà… » (C, 6, p. 744). Elle suggère un chemin qu’ils ne prendront pas, celui d’autres femmes : « Il y a pas mal de mains nues en ce bas monde. » (ibid.). Le Président, à son tour, imagine une autre voie, inspirée de celle de l’anneau de Polycrate : « Si vous retrouvez les bagues dans vos poissons, vous saurez ce que cela veut dire ». (ibid., p. 745). Le pluriel et l’adjectif possessif établissent une distance par rapport à la légende : Florence est couverte de « bijoux », et ces poissons pourraient bien être ceux d’un aquarium à moins qu’ils ne viennent d’un traiteur célèbre. Un autre parcours se dessine dans une réplique de Florence, à savoir d’un tiroir au sac : « Je les retrouvais chaque soir. Dos à Jérôme, je les contemplais dans un coin de tiroir. Cela ne m’est plus permis. Le Président : En un seul sac. En un sac. Il y a un bruit d’os là-dedans. » (ibid.). Le « tiroir » figure un écrin qui protège les bijoux des regards indiscrets, mais surtout permet à Florence d’avoir un secret qui échappe à son fiancé ; le « sac », au contraire, les rend à leur statut d’objets et la métaphore des « os » fait d’eux les restes d'un amour rejeté. La question du Président esquisse un aboutissement du trajet des « bijoux », terme dont on sent qu’il le refuse tout en formulant l’hypothèse : « Cela ne vous a pas arrêtée de vous dire : Il va rentrer chez lui avec tous mes bijoux dans sa poche droite ? »(ibid.). 574 236 Personnage tout à fait étonnant qui tient du fantôme et de l’automate. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? A partir de là, toute l’habileté du Président consiste en une argumentation serrée pour faire de nouveau accepter à Florence les bijoux. Un premier échec le conduit à inventer une nouvelle solution qui réduit les bijoux à leur valeur marchande : « Je vais les enfermer dans mon coffre-fort. » (ibid., p. 746). Ensuite, un à un, les bijoux retournent à Florence, avec les souvenirs qu’ils éveillent, et elle capitule : « Très bien. Je les reprends. je les reprends tous. […]. Ils me protègeront contre Jérôme. […]. Ils me protègeront aussi contre vous. […]. Ils me diront comment vous me préférez mon jour de noces. Toute innocente, avec le mensonge. Je me mettrai en blanc, pour les pousser au vif. » (C., 6, p. 749). La cruauté et l’agressivité de Florence qui évoque son mariage « en blanc », son cynisme à propos d’une pureté qu’elle affichera hypocritement, buttent sur la tendresse de Claude : « Je ne vous avais jamais donné votre collier… Je l’apportais. Florence : Qu’il est beau ! Elle met le collier. La dame spectre des bijoux s’est approchée. » (ibid., p. 750). La coïncidence temporelle entre le geste d’acceptation et le mouvement de la dame signale un point de non retour, un moment hors du temps, mais dès l’annonce de l’arrivée de Jérôme, la jeune femme fait volte face, empruntant au Président sa métaphore : « Enlevons notre armure. Elle a assemblé dans le petit sac tous les bijoux. […]. La dame s'éloigne. » (ibid.). Ce mouvement symétrique du précédent est métaphorique de la rupture qui n’est consommée que lorsque le bijou offert par le jeune homme vient à bout des efforts de Claude et de la nostalgie de Florence : « Elle revient sur ses pas. Oh, pardon, j’emportais votre sac. Elle redonne le sac au Président. » (C, 7, p. 753). Cette succession d’avancées et de reculs exprime de façon concrète les atermoiements de la conscience partagée entre une existence dorée et le mariage, entre un homme généreux et un jeune homme mesquin, entre un passé de tendresse et un présent de passion. Ainsi Giraudoux, à partir d’un schéma banal, brode-t-il un palimpseste du texte biblique dans 575 lequel la jeune Sulamite abandonne Salomon pour un jeune pâtre . f) La bêche dans Supplément au voyage de Cook. Dans le cadre d’une réécriture plus facétieuse, Giraudoux s’amuse à imaginer le rapide 576 aller retour effectué par les « bêches » du Supplément au voyage de Cook . Du navire anglais à la main de Sullivan, puis à celle du jeune Tahitien que l’outil fait « tituber », ce trajet est doublé par celui qu’impose Outourou aux insulaires dans son discours final, avant de leur enjoindre de les « rendre au départ » des Anglais. (SVC, 11, p. 591). Ce parcours dramatique et ludique à la fois a aussi une signification idéologique, les Anglais prétendant apporter la civilisation aux Tahitiens qui s’empressent de l’oublier. La rapidité de circulation de l’objet ne permet évidemment pas de l’utiliser comme un outil de travail, ce qui ruine les efforts et l’argumentation de Mr. Banks pour notre plus grand plaisir. 575 576 Ct, 7, 1. Nous avons vu dans notre première partie comment ce que nous avons appelé « l’art de la bêche »,soutenu par le procédé de ère partie, chap. 4. la répétition variation associait la virtuosité de l’auteur et les réactions des personnages, voir supra, 1 237 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Nous avons vu dans tous ces exemples, quelle que soit la tonalité dominante de l’œuvre, que l’auteur joue du parcours dramatique des objets pour mettre en lumière leur importance et, au-delà de leur fonction dramatique, leur attribuer une fonction symbolique, idéologique, ou ludique. L’étude de la relation des objets au déroulement de l’action a mis en valeur plusieurs points. Quelques objets n’ont de présence scénique que pour compléter l’exposition ou amorcer, voire précipiter le dénouement, ce qui est conventionnel. Ce qui ne l’est pas, en revanche, est l’usage que fait Giraudoux des métaphores construites sur des lexèmes d’objets pour remplir le même office. Par ailleurs, les objets contribuent à installer un tempo en début ou en fin de pièce, presque toujours allegro vivace, ce qui a l’avantage de nous jeter dans l’action et de renforcer soit le tragique soit le comique de la situation finale. Nous avons pu voir que Giraudoux recourt peu aux effets faciles en matière d’attente ou de coups de théâtre. En revanche, il choisit quelques objets essentiels à l’action et leur fait subir un parcours qui, outre la tension dramatique qu’il induit, met l’accent sur la fonction symbolique de l’objet ou sur sa fonction ludique. Pour conclure, nous dirons que Giraudoux qui connaît bien les procédés de diverses traditions théâtrales, les emploie tantôt de façon parodique, tantôt pour faire croître la tension dramatique. Ces éléments demandent à être complétés par l’analyse structurale qui devrait nous révéler la part des objets dans les enjeux de l’action. B) Analyse structurale. Nous nous autorisons ici des multiples ouvrages et articles qui ont cherché à rendre compte des textes de théâtre autrement que par une analyse linéaire : ceux d’A. Ubersfeld, de P. 577 Pavis, de R. Monod, d’E. Souriau et de quelques autres . 1) Le schéma actantiel. Cette expression, empruntée aux formalistes russes par les sémiologues du théâtre appelle ordinairement l’étude de la constellation des personnages dans laquelle se glisse parfois quelque animal ou quelque objet magique, adjuvant ou opposant du héros, l’objet de la quête pouvant être matériel, comme les pommes d’or du jardin des Hespérides dans la 578 légende d’Hercule, ou spirituel . Aucun personnage de Giraudoux ne vise la quête d’un objet matériel hors ce qui relève de la possession, celle du corps de l’autre ou celle d’un élément assurant richesse et pouvoir, le pétrole convoité par les « mecs » dans La Folle de Chaillot par exemple ; nous verrons cependant que la quête peut changer d’objet et passer de la spiritualité à la matérialité. Nous réservons à l’analyse des axes de la lutte et du désir l’étude de certains objets qui pourraient également trouver leur place ici. 577 Pour l’essentiel, E. Souriau, Les deux cent mille situations dramatiques, Paris, Flammarion, 1950, E. Souriau, Les grands Problèmes de l’esthétique théâtrale, Paris, CDU, 1960, R. Monod, Les textes de théâtre, Paris, CEDIC, collection « Textes et non textes », 1977, A. Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, [Editions sociales, « Classiques du peuple », 1978], Belin, 3 volumes, 1998, P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris [Dunod, 1980], Armand Colin, 2004. 578 Peut être actant « tout personnage, tout groupe de personnages, toute chose qui occupe une fonction bien précise dans une intrigue (sujet de l’action, obstacle, aide…). », écrit G. Philippe, dans M. Jarrety (dir.), Lexique des termes littéraires, op. cit., p. 17. 238 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? 579 La quête elle-même fait l’objet d’une image, en soi banale, celle de la chasse , mais réactualisée puisqu’elle concerne la cohorte des anges lancés par Dieu à la recherche d’un couple qui soit heureux : « Tous sont rentrés le carnier vide, à part celui qui épie [Lia et Jean]. Il tarde, ce n’est pas bon signe. » (Sod., I, Prélude », p. 858). Tel un chien qui a perdu la trace, l’ange chargé du seul couple en lequel réside peut-être la dernière chance pour Sodome d’être épargnée par la colère de Dieu, s’est égaré. a) Objets de la quête. Dans tout l’œuvre dramatique de Giraudoux, nous n’avons répertorié qu’un petit nombre d’objets qui peuvent être assimilés à l’objet d’une quête. Nous avons retenu trois œuvres très différentes d’inspiration et de ton : L’Apollon de Bellac, La Folle de Chaillot et Sodome et Gomorrhe. Dans L’Apollon de Bellac, la jeune Agnès recherche un emploi au début de la pièce, il lui échoit au dénouement, avec « un diamant ». Cet objet précieux comble chez la jeune fille un désir de richesse – pensons au tableau désolant qu’elle fait de son logis en regard de l’aisance qu’elle voit s’épanouir dans l’immeuble où se situe l’Office des Grands et Petits Inventeurs. Dernier terme d’un groupe ternaire, « Une place, un mari, un diamant ! » (Ap., 9, p. 942), le diamant éclaire de tous ses feux l’avenir de la fausse ingénue. Les premières interventions de la Folle de Chaillot laissent supposer une quête très matérielle et apparemment dérisoire et ce d’autant plus que, dans les deux cas, l’objet de la quête, la nourriture pour les chats errants, le « boa » volé ou perdu, est trouvé par des alliés, Irma et Pierre. Ainsi, aux interrogatives a priori surprenantes dans le contexte d’une terrasse de café : « La Folle : Mes os sont prêts, Irma ? […]. Et mon gésier ? » (FC, p. 964), font écho les répliques de la fin de la pièce : « La Folle : Assez de temps perdu… […]. Tu as mes os et mon gésier, Irma ? Irma : Ils sont prêts, Comtesse. » (FC, II, p. 1031). 580 Cette clôture par circularité efface le temps qui s’est écoulé en débats et en luttes : les dix minutes réclamées par la plongeuse pour préparer « os » et « gésier » ont duré dix fois plus longtemps à cause de ceux qui s’en prennent à Paris, aux hommes et aux chats. Giraudoux, en fin connaisseur de l’être humain, associe cette structure répétitive et la vieillesse d’Aurélie qui, dans les tirades où elle cherche à persuader Pierre que la vie est belle, égrène les occupations de ses journées, reprises inlassablement de la même façon. Parce qu’elle n’a personne à aimer, elle concentre son énergie dans le soin apporté aux chats et dans le ressassement des mêmes doléances concernant les objets qu’on lui a volés, ou que sa mémoire défaillante a égarés, « petite mercerie » ou « boa », précisément : 579 580 L’on sait que Beckett et Ionesco, ce dernier admirateur de Giraudoux, ont fait, aussi bien dans La Cantatrice chauve que dans En attendant Godot, de la circularité répétitive une structure dramatique : au temps des horloges, déréglé, se substitue, dans la pièce de Ionesco, un temps répétitif qui n’a aucun sens. La quête de Vladimir et d’Estragon est vaine, et la « cantatrice chauve » ne viendra jamais, or seule la « flèche du temps » donne sens aux activités humaines : vecteur, elle permet de se projeter dans l’avenir, ce qui est le propre du vivant, la répétition étant mortifère ou, du moins, sclérosante. Giraudoux l’emploie dans Intermezzo, puisqu’à la fin de l’acte III, tout rentre dans l’ordre, mais la différence entre Giraudoux et les auteurs du théâtre de l’absurde tient à ce qu’il se passe réellement quelque chose pendant « l’intermède » giralducien. Nous empruntons à Y. Klein l’expression « la flèche du temps »(Y. Klein, Le Temps, Paris, Flammarion, collection « Dominos », 1995). 239 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « La Folle : Alors, tu l’as retrouvé, mon boa ? Le Chasseur : Pas encore, Comtesse. » (FC, I, p. 965). Pierre, à l’acte II, ramène en scène l’objet : il « entre, le boa sur le bras. » (FC., II, p. 1019). L’on aurait cependant du mal à justifier l’action de la pièce par ces deux quêtes, même si elles encadrent le temps de présence scénique et textuelle de la Folle. A la recherche des « mauvaises gens », le pétrole dans le sous-sol parisien, s’oppose alors celle de la libération de la ville par la Folle et ses comparses, tous les objets devenant adjuvants dans cette lutte. Le triomphe du bien assuré, non sans ambiguïté, permet de retourner « aux affaires sérieuses, aux êtres qui en valent la peine. » (FC,II, p. 1031). A cette quête d’une vieille femme s’oppose l’exigence du Dieu de Sodome et Gomorrhe : la rose de jardinier est donnée par le personnage lui-même comme l’emblème 581 de la quête de Dieu : « Avec la rose, je porte l’espoir de Dieu, c’est à lui de savoir. » (Sod., II, 1, p. 888). La couleur de cette rose, le rouge, renforce cette idée : couleur symbolique de l’amour, elle est bien l’espoir qu’existe encore un couple uni et heureux, en même temps qu’elle est l’envers de cette espérance et porte en germe la destruction de la ville maudite, ce dont le Jardinier a conscience : « être dans ce désarroi où le sang des hommes va couler en plaies, en caillots, en rigoles celui dont il jaillit en une fleur et en parfum… » (ibid.). L’antithèse entre d’une part les trois termes de l’horreur associés par des consonnes dures et d’autre part les deux mots qui affirment la beauté que réunit l’allitération en [f] traduit l’ambivalence de cette rose, vie et blessure à la fois, à l’image de ce Dieu créateur et destructeur, le Dieu terrible de l’Ancien Testament. A l’acte II, le Jardinier « lance sa rose à Dalila qui l’épingle à sa robe. » (Sod., II, 3, p. 892). Ce geste pourrait désigner au regard de Dieu un vrai couple uni par l’amour, mais en en faisant un simple objet de parure, l’épouse de Samson affirme 582 l’amour narcissique de son propre corps . Le détournement de l’objet par Dalila annule toute la valeur symbolique que lui a prêtée le Jardinier. Si l’objet de la quête reste le plus souvent immatériel, un objet peut, exceptionnellement, être investi de la fonction de sujet. b) Objets sujets de la quête. Nous avons vu comment la personnification de l’épée dans la scène du sommeil d’Oreste et d’Electre aboutit à une telle autonomie de l’arme qu’elle cesse d’être un objet pour devenir un actant : plus qu’adjuvant du désir inconscient d’Oreste – supprimer, en tuant sa sœur, non seulement un obstacle à une vie tranquille de jeune prince promis au bonheur, mais l’obstacle à l’amour œdipien qu’il porte à sa mère, elle nous paraît également sujet d’une quête qui se substitue à celle de la vengeance qu’Electre veut lui imposer. En effet, dans la fonction de destinateur, l’épée souhaite le bonheur d’Oreste, si l’on en croit la Première Euménide : « Tu serais le roi Oreste. […]. On te marierait à la seconde fille d’Alcmène, celle qui a ces belles dents, celle qui rit. Tu serais le marié Oreste. » (El., I, 12, p. 637). L’objet agit, or cette arme est avant tout un objet de langage, aucune didascalie ne nous assurant de sa présence concrète : le dialogue des Euménides aurait alors valeur 581 Cette quête est présentée par l’Archange comme une chasse : « Tous les chasseurs du ciel sont rentrés le carnier vide […]. » (Sod., I, « Prélude », p. 85). Or la métaphore filée de la chasse est récurrente dans Electre, mais ne s’accompagne d’aucun objet matériel : « La première trace, et maintenant je prends la piste. » (El., I, 8, p. 631). 582 240 Narcissisme qu’elle avoue elle-même : « rester seule avec mon corps et le garder sous mon contrôle. » (Sod., II, 4, p. 893-894). Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? d’incantation magique. De l’irréel du présent dans un groupe de trois propositions relatives : « Il y aurait une belle occasion pour une épée qui penserait toute seule, qui se promènerait toute seule, qui tuerait toute seule. », elles passent au présent de l’indicatif : « C’est une épée qui pense. Elle pense tellement qu’elle est à demi sortie ! »(El. ,I, 12, p. 638). Mais l’ambiguïté demeure quant à la fonction de l’épée puisque, dans leur sommeil, Oreste 583 et Electre crient chacun le nom de l’autre, comme en un duo d’amour . Révélateur de désirs contradictoires, mais incestueux, l’épée, objet phallique de surcroît, est-elle entre eux comme celle de Tristan ? Seul un metteur en scène en décidera, car Giraudoux, contrairement à Cocteau dans La Machine infernale, ne fait pas des objets une simple 584 expression de l’inconscient . Pour autant, il ne lui alloue le rôle de protagoniste que le temps d’un entre-deux, entre la scène de reconnaissance et la vengeance, entre la paix des retrouvailles et le déchaînement de la violence meurtrière, entre la nuit et l’aube, moment giralducien par excellence. Que la quête des héros soit l’amour, la paix, la vérité ou, plus prosaïquement, une certaine réussite sociale, aides et adversaires ne se comptent pas uniquement parmi les personnages : des objets interviennent comme adjuvants ou comme opposants. Considérés comme des aides, bon nombre d’objets concrets ou noyaux d’une image sont à rapprocher des armes et des pièges que nous évoquerons à propos de la lutte. c) Objets adjuvants. Dans Siegfried, la « plaque d’identité » trouvée sur le soldat blessé est pour Zelten une pièce 585 à conviction, arme qu’il retourne contre Eva . De même, pour Geneviève, le « portrait, la 586 femme de Vermeer » , lien entre Siegfried et Jacques, et cette « cravate » qu’elle lui fait mettre. (Sieg., IV,6, p. 73). La quête d’Electre, celle de la vérité dont elle cherche la piste, trouve dans les deux cadavres d’un songe des adjuvants, celui du père d’abord, « tel qu’il était le jour du meurtre […] il y avait dans son vêtement un pli qui disait, je ne suis pas le pli de la mort, mais le pli de l’assassinat. Et il y avait sur le soulier une boucle qui répétait, je ne suis pas la boucle de l’accident, mais la boucle du crime. » (El., II, 3, p. 650). Nous remarquons 583 Les répliques des Euménides peuvent être considérées comme les voix de l’inconscient d’Oreste, cf. C. Weil : « les effets du "mirage", du reflet, de l’écho, du masque, du jeu du vrai et du faux dans cette scène […] et la suivante […] qui, sous le masque de la parodie, joue peut-être la réalité subconsciente, à moins que ce ne soit l’inverse : la scène XI serait une parenthèse de rêverie, la scène XII la cruelle réalité. » (TC [Pl.], n. 1 de p. 635, p. 1574) et cf. « La parodie des Euménides démasquerait donc une vérité qui se trouvait à l’état latent durant la scène précédente, vérité qui peut d’ailleurs être comprise comme la projection des pensées secrètes d’Oreste endormi aux côtés d’Electre. […]. A ce dilemme, l’épée qui bouge toute seule apporte une réponse bien ambiguë. », écrit P. Alexandre-Bergues (« "Si la pendule sonne 102 heures, ça commence à être du théâtre" : théâtre et mimesis dans Electre et La Guerre de Troie n’aura pas lieu », dans Revue Méthode , 2002, p. 206-207). 584 « Jocaste : l’endroit du rêve ressemble un peu à cette plate-forme […]. Tout à coup ce nourrisson devient unepâte gluante qui me coule entre les doigts. Je pousse un hurlement et j’essaie de lancer cette pâte ; mais… oh ! Zizi… Si tu savais, c’est immonde… cette chose, cette pâte reste reliée à moi et, quand je me crois libre, la pâte revient à toute vitesse et me gifle la figure. […]. » (Mach., p. 27). 585 586 Sieg., I, 6, p. 17 et III, 2, p. 48. Cet objet vient du roman : « J’aperçus du moins, pendu au mur, un objet commun à ce bureau et à son bureau de Paris, un objet neutre, la femme à turban de Vermeer. Rien n’était perdu puisque ce petit Hollandais avait réussi dans sa petite tâche, en s’armant il est vrai d’un cadre étain et cuivre plus large que lui-même et se colorant de couleurs infiniment plus vives encore que celles de l’original… » (Siegfried et le Limousin, ORC, chap.III, p. 677). 241 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux ici une sorte d’autonomie des objets qui participent à l’action, Giraudoux employant des verbes normalement réservés aux êtres humains, « dire », « répéter ». En outre, c’est à des détails du costume d’Agamemnon qu’est confiée la dénonciation, comme si les objets étaient plus attentifs que les hommes. Ce renouvellement d’un lieu commun de la tragédie, le songe, par un souvenir de Shakespeare, les cauchemars qui hantent les assassins du roi Duncan dans Macbeth, rejoint le songe d’Athalie et celui de la Jocaste de Cocteau, rêves desquels s’exhale un fort sentiment de culpabilité. A l’inverse, l’héroïne de Giraudoux vit la découverte lumineuse de la vérité dans ces images qui ne paraissent pas effrayantes, mais paradoxalement protectrices pour elle, tandis que le cadavre de Clytemnestre vu en rêve se nourrit de la haine de la mère et du désir de la voir morte, sentiments qui font de « la plus 587 douce des femmes » une « louve » cruelle, proche de l’Elektra d’Hofmannsthal . d) Objets opposants. Notons parmi eux le « nécessaire de fumeur », et les « coussins brodés » de Siegfried, condensés de l’Allemagne légendaire et de sa moralité, tous écartés par Geneviève en dépit des protestations de Robineau (Sieg., II, 1, p. 24). D’ailleurs, pour neutraliser l’influence des objets qui lient Siegfried à l’Allemagne, aux habitudes et aux goûts imposés par Eva, il compte leur substituer des objets français, action qui, dans Fin de Siegfried, revient à la 588 Vieille Damefrançaise (F,sc. 5, p. 105) . Electre est sans doute la pièce qui contient le plus grand nombre d’objets opposants contre Clytemnestre : les indices adjuvants d’Electre sont en même temps des objets opposants pour sa mère. Les décor participe à ce harcèlement dont est victime l’épouse d’Agamemnon : « Clytemnestre : […]. Qu’est-ce que cette famille, qu’est-ce que ces murs ont fait de nous ! Electre : Des assassins… Ce sont de mauvais murs ! » (El., II, 8, p. 589 676) . Les seuls objets, hormis l’épée au rôle ambigu, qui pourraient contrecarrer le projet de vengeance dans Electre sont les liens que suggère une réplique de la Première Petite Euménide : « Nous l’avons enchaîné et baillonné. » (El., II,7, p. 669), mais nous n’avons aucuneoccurrence du lexème d’objet ; il est cependant sous-entendu par un ordre d’Egisthe : « Déliez Oreste. » (El., II, 8, p. 679). Nommer l’objet obstacle à la poursuite de la vengeance serait-ce lui donner une réalité et un pouvoir que la tragédie lui dénie, Egisthe se condamnant lui-même par la libération du fils d’Agamemnon ? Est-ce le moyen pour Giraudoux de laisser planer le doute sur le lien et les véritables détenteurs du pouvoir depuis l’arrivée des Petites Euménides dans la ville, elles qui veulent écarter Oreste du geste matricide pour qu’il vive heureux, loin de cette famille à histoires ? Les deux verbes qu’elles utilisent indiquent une violence exercée à l’encontre de l’héritier légitime du trône, signe d’un pouvoir tyrannique : on les attendrait de l’usurpateur qui, au premier acte, a donné 587 Cf. Le Jardinier : « Electre est la plus douce des femmes. » (El., I, 3, p. 615) et le Mendiant : « Mais un jour, à midi, les petites louves, tout à coup, deviennent degrandes louves… » (El., I, 3, p. 614). 588 La différence ne tient pas uniquement au resserrement du nombre de personnages : tandis que la Vieille Dame opère sur scène la métamorphose du décor de la vie de Siegfried, dans la version définitive, Giraudoux se contente d’une didascalie : « Robineau place certains objets dans les rayons de la bibliothèque. » et d’une allusion dans une réplique du personnage, à « deux livres français » (Sieg., II, 1, p. 25). 589 Pour Oreste au contraire, ces murs retiennent le bonheur : « Laisse-moi dans tes bras imaginer de quel bonheur ces murs auraient pu être l’écluse, avec des êtres plus sensés et plus calmes », dit-il à sa sœur (El., I, 8, p. 632). 242 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? un échantillon de sa manière de gouverner par la terreur. Faut-il en conclure qu’Egisthe est dépassé par une volonté plus forte que la sienne, lui qui en est réduit à défaire ce que peut-être des déesses ont fait ? Cette clémence est-elle une preuve de grandeur d’âme, celle du nouvel Egisthe tel qu'il s’est « déclaré » ou témoigne-t-elle d’un aveuglement qui le conduit à une grave erreur politique ? Ou bien accepte-t-il le destin qui l’attend, conscient 590 de ne pouvoir échapper au châtiment ? Un simple objet « en creux » remet en cause le déroulement de la tragédie et le choix d’Egisthe permet à la fable de reprendre son cours normal, tel qu’il est écrit chez les tragiques grecs. Ni héros cornélien, comme dans Cinna Auguste dont la clémence est un acte politique réfléchi, ni héros racinien qui succombe à la passion, héros shakespearien peut-être par ce sentiment de culpabilité qui le fait se dénoncer à Electre, Egisthe est condamné par les hypotextes à mourir de la main d’Oreste. e) Le dialogue, lieu d’affrontement entre objets opposants et adjuvants. Par leur forte valeur symbolique, les « portes de la guerre » confortent, dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, le camp des bellicistes quand elles sont ouvertes, alors que fermées elles concrétisent l’objet de la quête d’Hector et des femmes, la paix. L’ambiguïté de leur statut grammatical et stylistique leur conférant à tour de rôle la fonction d’adjuvant et celle d’opposant, fonctions qui peuvent être mises en relation avec les messages contradictoires d’Iris au second acte. (GT, II, 13, p.542-543). L’Apollon de Bellac nous en donne, dans un registre plus léger, une autre illustration. L’agression par la laideur dont est victime le Président dans sa liaison avec Thérèse a pour exact contrepoint la douceur et la beauté associées à Agnès. Surprenante lucidité du personnage, le décor de sa vie lui apparaît désormais comme la cause de sa disgrâce physique : « Ton jupon oublié sur un dos de fauteuil me raccourcissait de dix centimètres l’échine, comment aurais-je eu mes vraies dimensions ? Tes bas, sur un guéridon, et je me sentais une jambe plus courte que l’autre. Ta lime à ongle sur la table, et il me manquait un doigt ; ils me disaient que j’étais laid. » (Ap., 8, p. 939). Notons l’effet quasi mécanique de la relation entre chaque objet intime abandonné en désordre et la conséquence physique pour le Président, donnée comme immédiate soit par un verbe d’action qui personnifie l’objet, soit par l’emploi du « et » à valeur consécutive, la phrase se concluant sur une sentence sans appel rendue par ces objets personnifiés une nouvelle fois. De surcroît, l’animosité des objets fait éclater le corps en fragments, déconstruction analogue à la dissémination des objets de Thérèse dans l’espace, disharmonie qui s’oppose au corps d’Apollon énoncé élément par élément par le Monsieur de Bellac et qui se construit peu à peu tel une sculpture sous les mains de l’artiste. Outre ce caractère révélateur des objets, et nous prenons le terme presque dans son sens photographique, le négatif donnant la véritable image de soi, cette pièce nous donne à imaginer l’hostilité déclarée des objets : doués de parole, résolument malveillants, ils déferlent dans la suite de la tirade et dans une seconde diatribe. Tout, en revanche, tend chez Agnès à l’image complaisante et rassurante que recherche le Président : « velours », « roses » et « miroir » chantent le confort, la beauté qu’ils déclinent dans une modulation vocalique en [ou], [o], [wa] soutenue par le [r] et les consonnes douces [v], [s], [m] en un jeu de reflets, les objets devenus garants d’un univers paisible où le narcissisme peut s’épanouir. Le Président accéderait ainsi à l’âge adulte alors que Thérèse l’infantilise. 590 Pour la définition de cette expression, voir 1ère partie, chap.1. 243 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Nous voyons comment le besoin de se voir, de se savoir beau, entraîne, de façon plaisante, des objets qui semblent tout droit sortis du théâtre naturaliste ou du théâtre de Boulevard, dans une fonction dramatique d’importance, collaborer à la métamorphose d’un personnage. Nous réservons l’étude d’autres objets qui sont, à un moment ou à un autre de l’action, aides ou adversaires, à l’analyse des axes actantiels qui permettent de mieux cerner la singularité de Giraudoux dans le domaine de la fonction dramatique attribuée aux objets. 2) Les axes actantiels. 591 Les auteurs de L’Univers du théâtre suggèrent d’emprunterà la Sémantique structurale 592 de Greimas la notion d’axes « actantiels » . a) L’axe de la communication. Le vingtième siècle ouvre l’ère de la communication : l’usage se répand des pneumatiques, des télégrammes, du téléphone. Echo de leur présence dans la société et dans l’histoire des arts de l’époque , le théâtre s’empare rapidement des objets modernes de communication pour en tirer des effets divers, de la surprise au rire et à l’émotion. Quelle place et quelle fonction dramatique Giraudoux leur accorde-t-il ? Que deviennent les objets conventionnels tels que les lettres, l’usage à des fins de communication de certains instruments de musique ? Trouverons-nous des objets inattendus dans cette fonction importante ? Objets modernes assurant la communication. Tout un chacun a en mémoire La Voix humaine de Cocteau, pièce dans laquelle le téléphone, censé permettre la communication, remplace peu à peu l’être aimé dont nous ne devinons les réponses ou les silences que par les répliques de l’héroïne abandonnée qui finit par jouer avec le téléphone ce que lui dicte sa frustration. Giraudoux, dès Siegfried, a recours aux « télégrammes » et au « téléphone », à la fois objets scéniques, extra-scéniques et supports de deux images. La première met l’accent sur l’absence de communication par une métaphore oxymorique, les « télégrammes » dont parle Geneviève étant la seule manifestation, par défaut, des morts : « C’est seulement par le silence de toute mon enfance, […], par des télégrammes ininterrompus de silence, que j’ai appris mon état d’orpheline… » (Sieg., I, 5,p. 13). La seconde image insiste sur la difficulté pour Robineauet Zelten, dont l’amitié transcendait les frontières, à renouer le contact après la guerre entre la France et l’Allemagne qui les a jetés dans des camps ennemis : « Zelten : J’ai l’impression que nous nous parlons de très loin au téléphone, Robineau, qu’un rien suffirait pour couper la communication… Tiens bien l’appareil ! » (Sieg., I, 6, p. 14). Le paradoxe réside dans lefaitque les deux personnages réunis dans le même espace, le bureau de Siegfried, viennent d’échanger en guise de signes de reconnaissance leurs identités respectives, individuelles et nationales, par des expressions calquées sur les 591 592 G. Girard, Gilles, R. Ouellet, C. Rigault, L’Univers du théâtre, Paris, PUF, collection « Littératures modernes », 1978, p. 71. ère A. J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, PUF, collection « Formes sémiotiques », 1995 [1 édition, 1986], en particulier le chapitre « Réflexions sur les modèles actantiels. », p. 172-191. 244 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? épithètes homériques et par les termes « assauts » et « carnage » qui renvoient à ce qui les a irrémédiablement éloignés, la guerre. La difficulté à obtenir et à garder une ligne téléphonique en temps de guerre a tellement marqué Zelten, et Giraudoux bien sûr, qu’elle devient le moyen d’exprimer ce malaise éprouvé auprès de l’ami enfin retrouvé. Le téléphone en tant qu’objet scénique fait son apparition au second acte dans le contexte de l’action politique qui se joue hors scène simultanément au dialogue entre Geneviève et Fontgeloy : « Un coup de téléphone. Un coup de canon. Fontgeloy, réfléchissant tout haut : Au canon d’abord. Il va à la fenêtre. Rien. Il se dirige vers le téléphone. Fontgeloy : La censure ? Quelle censure ? L’avancement au choix ? Quel avancement au choix ? La guerre ? Quelle guerre ? » (Sieg., II, 3, p. 37). Le parallélisme entre la sonnerie dutéléphone et le coup de canon est renforcé par le chiasme dans les didascalies, les deux objets se partageant l’attention du personnage ; l’accumulation d’interrogatives nominales brèves donne l’impression d’une communication à trous, aucune logique apparente ne reliant entre ellescesquestions, contrairement à ce qui se passait dans les versions primitives, ce qui suggère à la fois l’urgence de la situation et la fébrilité du général. Giraudoux n’emploie pas de points de suspension comme le fait Cocteau dans La Voix humaine car les silences ont pour effet de ralentir l’action. Nous pouvons deviner que l’interlocuteur de Fontgeloy lui donne des informations elliptiques, concernant aussi bien la politique que sa propre carrière, à moins que ce ne soit une tentative pour le faire passer dans le camp de la révolution de Zelten. Il se peut aussi que la ligne soit coupée ou brouillée et que les informations ne parviennent au destinataire que fragmentaires : dans tous les cas, elles restent pour nous inintelligibles, Giraudoux ayant gommé tout ce qui faisait allusion trop clairement à une situation politique précise. Le résultat est la montée de la tension dramatique qui se poursuit d’ailleurs au début de la scène suivante par un 593 dialogue stichomythique entre les trois généraux . Nous retrouvons le téléphone à l’acte III, dans une véritable communication en temps réel : « Muck, dictant au téléphone d’après des feuillets qu’il tient à la main, très important :Lavérité est que depuis un siècle, l’Allemagne a souvent méconnu ses qualités profondes et surestimé ses impulsions journalières… » (Sieg., III, 1, p. 43). Les interventions del’Huissierne perturbent pas Muck, mais nous restons un certain temps dans l’ignorance du destinataire de ce message, ce qui contribue à entretenir l’incertitude quant à l’issue de la tentative de révolution de Zelten. Muck nous ayant donné, au premier acte, l’impression d’être acquis à la cause du baron, son attitude entretient le doute. Les précisions arrivent enfin, qui nous font comprendre qu’il est du côté du pouvoir légitime et que le destinataire est une agence de presse : 593 J.Body donne de ce dialogue les variantes qui le plaçaient explicitement dans l’histoire de l’Allemagne contemporaine : « a. canon. Fontgeloy surpris hésite. / Geneviève : Auquel répondez-vous, Général ? / Fontgeloy, au téléphone : La Censure ? ms. 1 : canon. / Fontgeloy, (réfléchissant tout haut add. sur dactyl. 3) : Le canon d’abord. […]. La censure ? de ms. 2 à Reprise - b. Quelle censure ? La guerre ? […]. –c. Début de la scène dans ms. 1 : Waldorf : Eh bien, Fontgeloy, vous savez la nouvelle ? / Fontgeloy : Oui, la guerre. La guerre avec la France ? / Waldorf : Vous retardez, Fontgeloy. / Ledinger : Vous avancez, Fontgeloy. / Waldorf : Non, la Bavière entre en guerre avec la Bavière. Le duc de Zelten vient de ms. 1 à dactyl. Toutefois sur dactyl. 2a la Bavière est rayée et remplacée par Gotha et dactyl. 3 donne aussi Gotha. » (TC [Pl.], Siegfried, Notes et variantes, p. 1250). 245 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « Cela vous suffit ? C’était le seul passage du discours de Monsieur Siegfried qui vous manquât ? Très bien… Toujours à la disposition de l’agence Wolf. » (ibid.). Mais Zelten vaincu et proscrit et qui s’est réfugié à la Résidence est dans l’impérieuse nécessité de communiquer avec l’extérieur pour terminer son œuvre, la révélation de l’identité réelle de Siegfried : « Zelten : Tu as le téléphone, en bas ? Muck : Oui, dans mon office. Zelten : Téléphone à Mademoiselle Geneviève Prat, de la part de Siegfried, qu’elle vienne immédiatement pour la leçon. […]. Va. Hâte-toi. » (Sieg., III, 1, p. 44). Nous voyons le parti que Giraudoux a su tirer d’un objet dont l’usage était devenu courant dans les classes aisées et dans les sphères du pouvoir. Utilisé par des adversaires qui ne se rencontrent qu’au troisième acte, Zelten d’une part, Fontgeloy et Siegfried d’autre part, cet objet a une importante fonction dramatique : annonçant la guerre civile avant la confirmation du fait par Waldorf et Ledinger, consacrant la victoire de Siegfried, puis préparant la revanche de Zelten, le « téléphone » permet en outre de fonder l’écriture dramatique sur le non-dit ou l’allusif qui renforcent la tension dramatique. Le premier usage des « télégrammes » revient à Zelten, précisément, dans sa lutte contre Eva et contre la politique de Siegfried qu’elle défend. Dans l’exposition, Robineau rappelle à Geneviève ce qui justifie leur présence à Gotha : « Zelten m’adjure depuis plusieurs jours, par vingt télégrammes, de te rechercher, de t’amener de gré ou de force, aujourd’hui, dans cette maison. Il assure, à trois francs le mot, qu’il s’agit de ce qui t’intéresse le plus au monde. Il affirme que le sort même des relations de la France et de l’Allemagne peut dépendre de ton voyage. » (Sieg., I, 5, p. 12). La réalité concrète de l’objet apparaît dans la précision du coût des mots et nous montre que 594 chez Giraudoux, le sens des réalités n’est jamais loin, même dans la fiction et la fonction dramatique de l’objet est celle d’un appât pour faire venir sur l’échiquier la pièce maîtresse dont Zelten a besoin pour son entreprise, Geneviève, lutte et communication étant dans ce cas indissociables. En revanche, les télégrammes, par la teneur des messages qu’ils véhiculent, desservent Zelten qui les produit comme preuves des causes réelles de son échec : « Ce qui m’expulse de ma patrie […], ce n’est pas votre esprit de décision, ni vos ordres, […]: ce sont deux télégrammes adressés à Berlin et que mon poste a interceptés. Les voici. […]. » (Sieg., III, 2, p. 46). Il est frappant de voir le rôle d’obstacles donné aux télégrammes, tandis que le téléphone sert tous les camps en présence : objet réel ou support d’une image, le télégramme est lié à la mort, mort physique des parents de Geneviève, mort politique du conseiller Siegfried par le projet de révélation de sa véritable identité par Zelten, mort politique de Zelten, tandis que le téléphone est associé au combat, passé ou présent. Dans Fugues sur Siegfried, l’un et l’autre objets sont déjà mis en relation avec la lutte de pouvoir entre le « nouveau Régent », Zelten, et le héros. Un personnage épisodique, Ida, fait le lien entre les deux objets : elle « apporte des télégrammes pour le Régent. » (Div., 2, p. 78) et met au service de Muck ses compétences d’ouvrière spécialisée « pour réparer le téléphone. » (ibid.). Giraudoux, dans cette esquisse de Siegfried, n’exploite pas les 594 246 Pensons aux multiples télégrammes qu’ont échangé Jouvet et Giraudoux au cours de leur collaboration artistique. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? potentialités dramatiques de ces objets ; nous verrons qu’en revanche il les inscrit dans une perspective idéologique non sans humour. Toute autre est la fonction allouée au « téléphone » dans L’Apollon de Bellac : il n’a pas pour rôle d’établir la communication avec qui que ce soit, mais il devient l’un des interlocuteurs privilégiés d’Agnès lorsqu’elle répète la scène de séduction qu’elle doit jouer aux hommes en leur disant qu’ils sont beaux : « Elle parle au téléphone, puis le touche. Agnès : Comme tu esbeau, mon petit téléphone… » (Ap., 2, p. 929). Etrange interlocuteur puisque muet et donc renvoyé à son statut d’objet, ce qui peut avoir pour effet de rassurer la jeune fille qui a confié au Monsieur de Bellac son inhibition devant les hommes. Mais, parasité par le contact physique, dont elle ne peut s’empêcher, l’éloge de l’objet se révèle inopérant : lui dire qu’il est beau en ajoutant un hypocoristique ne suffit pas. Il ne répond pas, et c’est à dessein que nous employons ce verbe, car cet outil de communication moderne ne saurait devenir un interlocuteur que si on le prend pour un autre, l’être aimé qui vous délaisse, par exemple, comme dans La Voix humaine, ou si l’on voit en lui le moderne avatar de la Pythie en jouant sur l’étymologie : la voix qui vient de loin, celle du dieu Apollon transmise par un médium. A moins que l’on ne le considère vraiment comme un personnage, or c’est ce qui arrive avec « le papillon » et ensuite avec « le lustre » qui répondent aux sollicitations d’Agnès (ibid.). Pourquoi, entre les deux, cet échec ? Une incertitude grammaticale féconde nous en donne peut-être la clef : « parler au téléphone », dans la langue courante, c’est avoir une communication téléphonique, alors qu’ici, c’est s’adresser à l’objet : faut-il à la parole joindre le geste ? La leçon donnée par le mentor rejoint les conseils de Jouvet aux élèves comédiens : « Pas les mains… ». Le jeu ne s’impose pas lorsque la parole suffit à exprimer l’essentiel, ici la beauté. Le téléphone est, de loin, l’outil de communication le plus employé au propre et au figuré, dans le théâtre de Giraudoux. J. Body, en commente ainsi la présence : « Le téléphone, mérite considération parce qu’il est la meilleure illustration de la théorie giralducienne de la communication. On connaît son principe : une robuste onde porteuse franchit les kilomètres, et seules les infimes altérations qu’elle a subies au départ sont utilisées à l’arrivée. Giraudoux aura rêvé d’accroître la puissance de l’onde porteuse en utilisant ce super “ mégaphone ” qu’est le 595 théâtre (Or dans la nuit, p. 94) puis en recourant au cinéma […]. » . Objets conventionnels au théâtre. Depuis la Renaissance, dans des pratiques théâtrales et des genres différents, combien de lettres et de billets, substituts de la présence physique d’un personnage absent, ont transmis des messages d’amour ou de haine, combien d’instruments de musique ont eu le rôle d’annonciateurs de nouvelles importantes ou de l’entrée en scène d’un personnage ! Giraudoux renoue avec ces objets que la modernité théâtrale n’a jamais complètement éclipsés. Nous nous demanderons s’il s’agit là d’une allégeance à la tradition ou d’une mise 596 à distance d’objets conventionnels . 595 J. Body, « Giraudoux et le cinéma », dans La Guerre de Troie a-t-elle eu lieu ? Jean Giraudoux : les dernières œuvres (1940-1944 ), op. cit., p. 93-94. 596 La lettre et ses avatars, billet, pli, est l’objet le plus fréquent dans tous les genres théâtraux de la première moitié du XVIIème siècle, comme l’a montré M. Vuillermoz. davantage dans la comédie au siècle suivant (M. Vuillermoz, Le Système des objets dans le théâtre français des années 1625-1650, op. cit., p. 182-184). 247 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux En dépit des moyens modernes plus rapides, la lettre reste, sous la IIIème République, d’un usage fort répandu, or Giraudoux ne l’emploie dans son théâtre que rarement, et toujours dans une communication pervertie. Dans un contexte sérieux, celui de la leçon de français que Geneviève, la soi-disant institutrice canadienne, doit accepter de donner à Siegfried à l’instigation de Zelten, la jeune femme, trop émue pour tenir correctement son rôle, s’embrouille dans les abstractions et finit par avouer : « On s’écrit peu. On se porte soi-même les lettres en traîneau. » (Sieg., 597 II, 2, p. 28), ce qui dénie toute utilité au moyen de communication . Comble d’absurdité : l’objet substitut de la personne nécessiterait un acheminement non par un quelconque vaguemestre, mais par l’expéditeur du courrier, à la fois scripteur et facteur. De surcroît, si, comme l’affirme Geneviève, « Le pays est grand, mais tout le monde est voisin. » (ibid. ), à quoi bon s'écrire ? Le théâtre de l’absurde s’écrirait-il déjà en 1928 et sous la plume de Giraudoux ? Un pas de plus, et nous avons, dans La Folle de Chaillot, la « lettre » dont scripteur et destinataire se confondent – destinateur, sujet et destinataire d’ailleurs également sur le plan actantiel. Aurélie, rusant avec elle-même, ne reste-t-elle pas cependant lucide ? S’écrire à elle-même cette lettre, n’est-ce pas à la fois pallier le défaut de mémoire et rompre par un artifice sa solitude ? « Mais pour que vous vous sentiez appelée par la vie, il suffit que vous trouviez dans votre courrier une lettre avec le programme de la journée. Vous l’écrivez 598 vous-même la veille, c’est le plus raisonnable… » (FC, I, p. 976) . Parmi ses « consignes de ce matin », humbles tâches – « repriser », « repasser » –, une autre, plus étrange : « écrire la fameuse lettre en retard, la lettre à ma grand-mère… » (ibid.). Quel sens cela peut-il bien avoir pour une vieille femme d’écrire à une aïeule forcément disparue depuis longtemps, si ce n’est de nier que le temps a passé et que la vieillesse est là ? N’est-elle pas encore cette petite fille dont elle rêve parfois, à qui l’on a volé sa « petite mercerie » et qui allait « à âne cueillir des framboises » comme les Petites Filles modèles de la comtesse de Ségur ? Le remords d’avoir négligé la grand-mère se nourrit de son propre abandon. Dérisoires objets que ces lettres, poignant témoignage retourné pour Pierre en leçon de vie. Dans cette pièce, les messages écrits ont une grande importance dramatique. Ainsi, pour ramener le monde à la raison, Constance propose une « lettre au président du Conseil » : « Constance : Pourquoi pas ? Jusqu’ici, il m’a toujours écoutée. Aurélie : Il te répond ? Constance : Il n’a pas à me répondre, s’il écoute ce que je lui dis. Nous pouvons l’avertir par pneumatique. C’est par pneumatique que je lui ai 597 Le recours à une telle pratique ne se justifie pourtant que dans des cas exceptionnels comme celui de la relation qui doit rester secrète entre Elisabeth et le docteur dans Kamouraska d’A. Hébert, roman postérieur d’un demi-siècle à la pièce de Giraudoux (A. Hébert, Kamouraska, Paris, Editions du Seuil, 1970). Déjà au premier acte de Siegfried, la question de la communication est abordée par Robineau que le silence de Geneviève embarrassée contraint à de confuses explications qu’en philologue impénitent il emprunte à une étude comparée du vocabulaire québécois et du français de France, illustrant par des exemples concrets son propos : « Le canadien français présente avec le français de notables différences. Un tramway, nous l’appelons un char, à Québec. Un pardessus, un linge. » (Sieg., I, 8, p. 21). Ces dénominations d’objets sont le moyen de donner à peu de fraisune leçon de québécois censée authentifier la nationalité de Geneviève et produisent un effet comique. 598 La solitude de la vieillesse semble aussi irrémédiable que celle d’une naufragée : Suzanne, sur son île, écrit des lettres à Simon, et rédige elle-même les réponses (J. Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, chap. 9, ORC, p. 578 sq.). 248 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? signalé que le nonce n’avait pas de frigidaire. On lui en a livré un dans les deux jours. » (FC, II, p. 1001). Cette confiance dans les hommes qui gouvernent – à l’époque, le président du Conseil a les fonctions attribuées dorénavant au Premier Ministre –, l’efficacité de la communication semble un argument imparable grâce à l’exemple concret donné par Constance : un manque regrettableconcernant la vie quotidienne aurait été diligemment réparé. Faut-il déceler dans le choix du nonce, outre l’attachement de la Folle de Passy à l’Eglise catholique, une allusion ironique de la part de Giraudoux, aux relations entre l’Eglise et l’Etat ? Ou devonsnous y voir une satire des gouvernements qui ne répondent jamais aux courriers qu’on leur adresse ? Toujours est-il qu’à défaut de ce remède, la Folle de Chaillot a enclenché, dès l’acte I, un processus de communication dont l’effet se vérifie à l’acte II, avec une rapidité déconcertante : les messages copiés par Irma pour attirer les « mecs » rue de Chaillot, modèles de style officiel par les formules incluant le latin et les termes administratifs, pastiches auxquels Giraudoux se délecte. Nous ne résistons pas au plaisir de citer le dialogue in extenso avant de le commenter : « La Folle […]. Voici Irma. Prenez la dictée, sourd-muet. Irma, traduisant le sourdmuet : J'écoute. La Folle : Monsieur le Président…, ou Monsieur le Directeur, ou monsieur le Syndic, vous varierez suivant le personnage. Irma, traduisant : Ils s’appellent tous présidents. La Folle : Monsieur le Président, si vous voulez vous convaincre de la présence dans Chaillot.. Irma, traduisant : De visu… La Folle : Pourquoi de visu ? Irma, traduisant : Le latin fait pièce officielle. La Folle : Va pour de visu…, des sources de pétrole dont le tampon d’ouate ci-inclus, imbibé dudit liquide, vous permettra de juger la qualité… Irma, traduisant : De olfactu… La Folle : En effet, c’est plus net. Venez sans retard et par les moyens les plus rapides, seul ou avec vos associés et consorts, au 21 de la rue de Chaillot. Irma vous attendra à la porte cochère et vous conduira aussitôt… Irma, traduisant : De pede… La Folle : … à la nappe elle-même et à la digne personne qui en est la seule propriétaire. Irma : Compris, comtesse. Le sourd-muet polygraphie. Je mets un tampon dans chaque enveloppe, et toutes sont distribuées dans l’heure. La Folle : Combien avez-vous d’enveloppes, sourd-muet ? Irma : Dans les trois cent cinquante. Nous n’enverrons qu’aux chefs. La Folle : Qui va les distribuer ? […]. Irma : Le chasseur, à motocyclette. » (FC, I, p. 987-988). Nous avons dans ces lignes plusieurs modesdecommunication : la dictée, la traduction, la reproduction et la transmission des messages. Intéressons nous de près à chacun d’eux. Le premier, la dictée, est traité de façon absurde, puisque c’est au Sourd-muet que la Folle dicte son message. Il s’ensuit la nécessité du second, ce que Giraudoux appelle joliment « traduire », c’est-à-dire, en fait, trahir, Irma ajoutant des expressions de son cru : du sien 599 ou de celui d’un ancien de la rue d’Ulm amateur de canulars . 599 T. Kowzan met l’accent sur ce procédé « qui attire l’attention d’un sémiologue. Le dialogue entre le Sourd-muet et tous les autres personnages se fait, dès la première scène, par l’intermédiaire d’Irma la plongeuse. Ce qui, d’ailleurs implique l’usage, sur le plateau, du langage gestuel spécifique qu’on appelle parfois langage des signes oulangage par signes(sign language). Mais dans la dernière scène de la pièce […], Giraudoux procède à unrenversement. Les paroles des amis de la Folle ne sont plus perceptibles, indique la didascalie. Ils parlent sans sons. On voit leurs lèvres remuer, mais on n’entend que le sourd-muet. Et après le passage des trois cortèges – des amis des animaux, des végétaux et des Adolphe Bertaut – les voix redeviennent perceptibles, à part celle du sourdmuet. Nous sommes là devant une sorte d’inversion signifiant/signifié. […]. Autrement dit, le blanc est noir, le noir est blanc, procédé exploité à la lettre dans quelques pièces contemporaines […]. A moins que le Sourd-muet de La Folle de Chaillot ne soit un faux 249 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux La plongeuse paraît bien instruite, qui emploie des tournures latines fréquentes sous la plume des gens de la basoche, de l’administration ou de la maréchaussée, la première, de visu, fréquemment usitée, la seconde, de olfactu, calquée sur la première et la troisième, de pede, se moquant du monde par la confusion possible avec une insulte homophobe. La reprographie est, comme le moyen d’acheminement des messages, la « motocyclette », résolument moderne : nous sommes loin du traîneau québécois de Geneviève dans Siegfried. Reste le nombre d’enveloppes et le temps estimé pour la distribution, proprement ahurissant, encore davantage lorsqu’au second acte, nous voyons arriver précipitamment tous les « mecs », en un temps record : nous quittons le terrain de la réalité pour celui de l’utopie ou de la fantaisie. Ces divers exemples nous montrent que Giraudoux ne cède à l’emploi d’un objet conventionnel entre tous que pour mettre à distance soit par la parodie soit par l’humour tendre la fonction qui lui revient traditionnellement. Les instruments de musique. Ce sont d’autres moyens ordinaires au théâtre pour assurer la transmission d’une nouvelle ou accompagner un message. Le théâtre élisabéthain en a fait usage pour les représentations et l’œuvre dramatique de Giraudoux nous offre comme lui vents et percussions, « trompettes », « tambour » et « gong » dans deux pièces antiques, Amphitryon 38 et La Guerre de Troie n’aura pas lieu, et deux modernes, Supplément au voyage de Cook et Pour Lucrèce. « Andromaque : […] il arrive Cassandre, il arrive ! Tu entends assez ses trompettes… En cette minute, il entre dans la ville, victorieux. » (GT, I, 1, p. 483). Les fanfares de la renommée et de la victoire précèdent le prince troyen et la réplique d’Andromaque, par son rythme haletant et l’allitération en [t], se fait l’écho, non seulement 600 de son impatience, mais de la musique elle-même . L’instrument est également celui du héraut qui va délivrer un message. Au début d’Amphitryon 38, dans cette fonction, un accessoire qui ne reparaît plus ensuite, la « trompette », est réduit à un rôle d’annonce pour la lecture de la proclamation : « Sosie : Qu’attends-tu ? Sonne ! » (Amph., I, 2, p. 119). L’instrument a, d’après les répliques du Trompette, la fonction du tambour du garde champêtre dans les campagnes : « C’est pour un objet perdu ? Sosie : Pour un objet retrouvé. Sonne, te disje ! » (ibid.,). Voici l’Antiquité revue par la Troisième République. En outre, l’instrument subit une seconde dévalorisation : « Tu n’as qu’une note à ta trompette. », dit Sosie au musicien (ibid.), niant ainsi toute possibilité de produire des messages variés qui correspondent à ce qu’il faut communiquer aux habitants de Thèbes. Pourtant, un peu plus tard, le Trompette cède aux injonctions du Guerrier (Amph., I, 2, p. 123) : succédant à l’éloge de la paix dans la première proclamation, l’éloge de la guerre est annoncé de semblable façon par la « trompette » à une note : indifférence de l’objet qui accompagne le retournement de situation nécessaire sourd-muet, comme le supposait le Président, dans la première scène. Avec Jean Giraudoux, on ne sait jamais… » (T. Kowzan, « La Folle de Chaillot : gérontologie, écologie, sémiologie. », La Guerre de Troie a-t-elle eu lieu ?, op. cit., p. 47). 600 Pour la musique de scène de la pièce, Maurice Jaubert « a fait des recherches dans le domaine de la musique grecque ancienne. » L’orchestration comprenait des instruments à vent, une harpe et une batterie. (Jean Giraudoux. Du réel à l’imaginaire, catalogue de l’exposition de la B. N., 1982, p. 120). 250 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? à l’accomplissement des désirs de Jupiter. Selon un procédé éculé de la comédie, Mercure a en effet suggéré au maître des dieux d’éloigner le gêneur, le mari, mais par un moyen violent repris aux hypotextes antiques – Plaute – et modernes – Molière, Kleist –, entre 601 autres : « Les Athéniens ont rassemblé leurs troupes et passé la frontière. » (Amph., I, 2, p. 122), ce qui contraint le général thébain à quitter Alcmène, suivant le plan proposé 602 par Mercure à Jupiter . L’originalité de Giraudoux est de confronter les deux discours annoncés par le et la trompettes et d’inventer le personnage du Guerrier. Dans Supplément au voyage de Cook, le « tambour » est plus conforme à la situation historique du débarquement des Anglais, il ponctue les interventions du Lieutenant du roi et de Solander : « Et maintenant, à la proclamation du capitaine Cook. Court roulement de tambour. » (SVC, sc. 1, p. 515, 516, 517). La fonction dramatique de l’instrument est d’abord identique à celle de la trompette d’Amphitryon 38 tandis que les autres « roulements de tambour » qui marquent la fin des tirades affirment l’autorité des Anglais sur les insulaires. Dans Pour Lucrèce, un instrument apparemment relégué jusque là dans un rôle décoratif acquiert, par la seule volonté d’un personnage dominant, une fonction dramatique inattendue : version exotique de l’attribut du héraut d’armes, le « gong égyptien » réclamé par le comte Marcellus à qui Joseph, le serveur, vient de contester la table retenue par Madame Lionel Blanchard, annonce une entrée en lice : « Marcellus : Chance superbe, le duel commence. Tu as un tambour, Joseph ? Joseph : J’ai ce gong égyptien, Monsieur le Comte. […]. Marcellus : Sonne-le. […] Joseph sonne le gong. Marcellus s’est levé. […]. Le vice a aujourd’hui une mission qu’il ne cédera à personne. Celle de vous annoncer la vertu. Elle est en marche. Vous allez la voir en chair et en os s’asseoir dans quelques minutes sur cette chaise, de ses fesses de vertu.[…]. » (Luc. ,I, 1, p. 1037-1038). L’instrument à percussion à la fois exotique, plusbruyant et donc plus perturbateur pour les clients de la pâtisserie, dérange les bourgeois installés à la terrasse : « Assez de ce vacarme. », dit l’un d’eux. Le « gong » est une sorte de double de Marcellus par sa puissance sonore : les tirades du personnage font résonner un motif, celui du vice, à l’instar des vibrations qui se prolongent. La fonction de l’instrument, telle qu’elle ressort de la réplique du comte, est double : précéder le tournoi et permettre la première escarmouche, une proclamation ironique sur la vertu. Si le comte donne tant de publicité à ce qu’il appelle un « duel », c’est que l’attaque du Procureur impérial contre lui, publique elle aussi, mérite à ses yeux une autre réponse que celle des armes de duelliste. Dès lors se fait jour la seconde fonction dramatique du « gong », rendue explicite par le personnage locuteur : annoncer l’entrée en scène non de madame Blanchard, mais de la vertu qu’elle incarne.Outre le jeu distancié sur les allégories du vice et de la vertu, substantifs auxquels Giraudoux ne met pas de majuscules, se développe un discours qui tient des lettres de Valmont et de la marquise de Merteuil à propos de la vertu de la Présidente de Tourvel et des appas de Cécile Volanges : le brutal contraste entre les mots « vertu » et « fesses », rapprochés par 601 J. Voisine, « Trois Amphitryon modernes (Kleist, Henzen, Giraudoux) », Archives de Lettres modernes, Etudes de critique et d’histoire littéraire, 1961. 602 « Faites déclarer la guerre à Thèbes. […]. Lancez aussitôt Amphitryon à la tête de ses armées, prenez sa forme. » (Amph., I, 1, p. 119). 251 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux une alliance de mots, dit le terrain sur lequel va se dérouler le duel, celui du corps féminin. Nous voyons comment l’axe de la communication et celui de la lutte coexistent dans un même objet. Moyens inattendus de communication. Deux pièces, Cantique des cantiques et Pour Lucrèce, élèvent des objets du décor et des accessoires à la dignité inattendue d’objets de communication. 603 Les sociologues accordent volontiers à des tables de café cette fonction dans la mesure où elles permettent ou facilitent, par simple proximité dans l’espace, les relations humaines entre les clients, voire entre ceux-ci et les passants. Giraudoux ne l’ignore pas qui réunit à la terrasse de « Chez Francis » les « mecs » et la Folle de Chaillot, puis introduit des personnages perturbateurs venus de la rue, ou qui rassemble, à la terrasse de la pâtisserie d’Aix, les protagonistes de Pour Lucrèce et quelques bourgeois que les propos de Marcellus offusquent. Il est moins banal de prêter aux tables le pouvoir de participer elles-mêmes à la communication : au Président qui s’étonne de voir le garçon émettre un avis sur ce qui vient de se passer avec Florence, celui-ci répond : « Tout le monde a entendu. J’ai oublié de vous dire que la table Deux est sonore. Elle correspond même pour l’acoustique avec la table Onze à l’opposé. Vous auriez pu mettre au Onze Mademoiselle Florence, et rester au Deux, elle n’aurait pas perdu un mot. » (C, 8, p. 753). Comme souvent, Giraudoux donne une explication scientifique, ici un phénomène acoustique, à ce qui relève de la fantaisie, ce qui est un double pied de nez : aux scientistes dont nous savons qu’il déteste la prétention à tout expliquer et aux adeptes de l’occultisme 604 qu’il brocarde par l’allusion aux tables tournantes dans La Folle de Chaillot . C’est pourtant dans Pour Lucrèce que se rencontre le plus grand nombre d’objets porteurs non seulement d’une symbolique mais d’un rôle précis de communication alors que ce n’est pas leur destination première et habituelle : les « gants » d’Armand, le « verre » de Lucile et le « mouchoir » de Marcellus, sans compter « parapluie » et « cravache ». Armand énonce la fonction de quelques accessoires messagers de souhaits plus ou moins explicites, voire de désirsindicibles : « Armand : Oui.Je reviens. Les hommes oublient leurs gants, leur cravache sur la table des femmes qu’ils veulent revoir. J’avais oublié ma vie sur la vôtre, Eugénie, toute ma vie. Eugénie : Vos gants aussi étaient là. Ils suffisaient. Armand : Bien, je reprends les gants. Eugénie : Pour la vie, vous demandez à voir ? » (Luc., I, 5, p. 1047). Le début du dialogue donne l’impression d’un propos galant, tandis que la suite révèle le 605 sens : le mari de Paola nomme des objets prétextes pour justifier son retour, or ce dialogue a lieu en présence de celle qui le motive, Lucile, et lui est en fait destiné, ce qui nous éloigne de toute fonction référentielle des objets nommés, les deux objets sontmétaphoriques d’un autre souhait, à savoir dire à Lucile, en s’adressant à sa compagne : « Ma femme ne m’a pas trompé ! » (ibid. ). Cette satisfaction narcissique qui aveugle Armand autantquel’amour qu’il porte à Paola ne pourra être entamée que par l’intervention d’un autre objet porteur de 603 604 605 252 Cf. B. Blandin, La Construction du social par les objets, Paris, PUF, « Sociologie d’aujourd’hui », 2002, p. 7-8. FC, II, p. 1002. Comme les « parapluies » de Siegfried (Sieg., II, 5, p. 40). Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? la vérité qu’il ne veut ni voir ni entendre, le « verre » de Lucile. Cette dernière se refusant à parler, Armand propose un code de communication gestuelle fondé sur cet objet banal : « Armand, qui s’est retourné en parlant : Je solliciterai cependant une faveur de Madame Blanchard. Si parler est tâche impossible, boire est facile. Porter un verre d’eau à ses lèvres est agréable. Si Madame Blanchard consent à me faire savoir sans parole que j’ai raison, qu’elle porte simplement son verre à ses lèvres…. Armand regarde Lucile, qui ne boit pas. Il s’en va. Comme il est parti, Lucile porte inconsciemment son verre à ses lèvres. Armand qui s’était encore retourné le voit. Ses traits s’illuminent. Lucile : Stupide que je suis ! J’ai bu sans y penser ! Elle casse le verre. Armand ferme les yeux comme terrassé. » (Luc., I, 5, p. 1050). L’obstination dumaride Paola à connaître la vérité lui dicte un subterfuge : par glissements successifs – « parler », « boire », « porter un verre à ses lèvres » –, l’objet se trouve investi du rôle habituel de la parole, et l’eau est alors une sorte de miroir pur. Tout le ralenti, au sens cinématographique du terme, qu’impose la première didascalie prépare le coup de théâtre de la seconde. Reprenant le vocabulaire de son personnage, Giraudoux lui adjoint un adverbe d’importance, « inconsciemment » : le message est donc faussé. Le geste brutal qui brise l’illusion tient en un verbe bref. De part et d’autre de la réplique de Lucile se répondent symétriquement les deux réactions antithétiques d’Armand : le « verre » a bien délivré son message, comme une moderne version des envoyés du destin. Mais il semble que dans cette pièce les objets brouillent la communication parce que le désir s’en mêle : il y a dans l’expression du souhait apparemment innocent d’Armand un non-dit du désir qui passe par les mots « agréable » et « joie » qui concernent davantage la présence de Lucile et le sentiment qu’elle procure que la sensation ordinaire d’une gorgée d’eau. Le changement d’état et de fonction du « verre » est déjà, dans La Folle de Chaillot, en relation avec une sorte d’avertissement : « D’un mouvement coquet, la Folle lance l’écharpe en arrière, renverse le verre du président sur son pantalon, et s’en va. » (FC, I, p. 965). Est-ce maladresse, inattention ou intention délibérée ? Le geste d’Aurélie est explicitement associé par Giraudoux au souci de plaire, d’être belle, qui ne la quitte jamais, même si son véritable dessein paraît moins innocent : bien que le verre ne contienne que de l’eau, le geste est perçu par le président comme une attaque, le verre renversé étant alors porteur d’un message sur le renversement des pouvoirs que le statut spatial des tables sur la terrasse du café Francis nous a déjà permis de constater, une sorte de déclaration de guerre aux « mecs » qui, précisément, boivent de l’eau pour y retrouver le goût du pétrole que l’un 606 d’eux a décelé . Des messages à décoder. Il apparaît par ces exemples que la nature du message porté par l’objet et par le geste qui le manie manque de clarté, demande à être explicité par la réaction des personnages. Il est des situations et des œuvres dans lesquelles les objets délivrent des messages qui nécessitent un décodage, qui suscitent des interprétations contradictoires. 606 « Le Prospecteur : Le prospecteur est le dégustateur de l’eau.[…]. Or, hier, à cette même table, j’ai frémi d’espoir à la première gorgée de l’eau de ma carafe. J’ai bu un second verre, un troisième, un cinquième. Je ne me trompais pas ! Mes papilles se dilataient sous le goût qui est la suprême caresse du prospecteur, le goût du pétrole. »(FC, I, p. 963). 253 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux La consultation de Busiris concernant les « trois manquements aux règles internationales dont les Grecs se sont rendu coupables », est à cet égard un modèle d’herméneutique et d’opportunisme politique. Après la reprise de la formule du Messager, 607 « ils ont hissé leur pavillon au ramat et non à l’écoutière. » , le juriste traduit le message : « Un navire de guerre, Princes et chers collègues, hisse sa flamme au ramat dans le seul cas de réponse au salut d’un bateau chargé de bœufs. Devant une ville et sa population, c’est donc le type même de l’insulte. » (GT, II, 5, p. 521). On notera l’emploi du mot « bateau », péjoratifpar rapport à « navire », qui met l’accent sur la banalité et implicitement, établit une hiérarchie entre les navires, ceux qui transportent du fret, des animaux, de surcroît, et pire, les plus lourds comme le suggère l’allitération en [b] et le passage des voyelles éclatantes [a], [e] à des sonorités plus éteintes [o], [é], [œ]. A la demande d’Hector, Busiris révise son interprétation en faveur de Troie dans une réplique où les voyelles ouvertes le disputent aux sonorités fermées, ces dernières finissant par l’emporter, ambiguïté à l’image de cette explication forcée et de mauvaise foi : « Ne peut-on interpréter, dans certaines mers bordées de régions fertiles, le salut au bateau chargé de bœufs comme un hommage de la marine à l'agriculture ? » (GT, II, 5, p. 523). La volte-face de Busiris est certes l’occasion d’une satire des diplomates et de leur 608 langage , mais la double glose n’est-elle pas au cœur même de la pièce ? Andromaque et Cassandre, dès la première scène, donnent des significations opposées aux signes de la vie, signes de guerre ou de paix. Iris, dans le triple discours rapporté de la volonté des dieux, Pallas, Aphrodite et Zeus, (GT, II, 12, p. 542-543) ne fait que mettre au rang des dieux ce qui est le fait des hommes, la double ou multiple signification de toute chose, et, 609 par là, la difficulté à interpréter les signes . Dès lors, quel sens donner au message visuel qui précède l’entrevue de la dernière chance ? « Tous se retirent. On voit une grande écharpe se former dans le ciel. Hélène : C’est bienelle.Elle a oublié sa ceinture à mi-chemin. » (GT, II, 12, p. 543). Giraudoux réactualise la métaphore figée de l’écharpe d’Iris qui désigne l’arc-en-ciel, signe double s’il en est, puisque ce phénomène optique résulte de la diffraction de la lumière solaire sur les gouttes d’eau – pluie, orage, et soleil, autrement dit réunion des contraires, eau et feu, dans un apaisement instantané et un moment de beauté qui a toujours été interprété par les peuples comme une trêve dans le déchaînement des éléments. Les Grecs en ont fait l’emblème de la messagère des dieux, or la réplique d’Hélène nous fait quitter la mythologie pour des considérations de costume, dans l’esprit Art déco. L’expression « c’est bien elle » peut elle aussi se lire à double sens : l’arc-en-ciel authentifie l’identité d’Iris, mais Hélène ayant fréquenté dans son enfance les filles de pêcheurs peut employer leur langage, l’expression signifiant alors : « cela ne m’étonne pas d’elle », ce qui correspond à ce que la princesse grecque a l’air de considérer comme une négligence par l’emploi du verbe « oublier ». Négligence ou intention de l’auteur ? Iris laisse aux mortels, et Giraudoux aux lecteurs et aux spectateurs, la responsabilité du choix entre fable mythologique et œuvre d’actualité. La « ceinture » abandonnée ne peut-elle être le signe de l’impossible silence des armes ? L’objet message devient un objet signe. 607 608 609 Cf. GT, I, 9, p. 511. Cf. S. Chaudier, « Rhétorique et diplomatie chez Proust et Giraudoux : la crise d’une sainte alliance », CJG n° 36, p. 287-300. Cf. T. Kowzan, « Giraudoux et le signe ou Jean le sémiologue », dans Sur une note juste… 47 hommages offerts à Jacques Body, Tours, Publications de l’Université François Rabelais, 1990, p. 331-336. 254 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? Dans le théâtre de Giraudoux, les objets outrepassent leur statut d’objet, nous l’avons déjà remarqué à plus d’une reprise. Ici, nous voudrions attirer l’attention sur le fait que ce n’est ni par la parole ni par l’action que quelques uns se distinguent, mais par leur "être-là" et la plus ou moins grande réceptivité des personnages à cet étrange langage des signes. 610 Deux personnages aussi opposés que le Spectre et le Contrôleur d’Intermezzo succombent au charme d’Isabelle : situation banale de comédie rajeunie par le rôle que jouent les objets. Est-ce tout à fait un hasard si le Contrôleur évoque devant la jeune fille les objets qui lui ont fait signe de la même façon que ceux qu’elle a chargés d’attirer le Spectre ? Ainsi se superposent une fois de plus l’axe de la communication et celui du désir. Isabelle cherche à entrer en relation, du moins le croit-elle sincèrement, avec un mort, mais ce désir d’absolu se confond peut-être, sans qu’elle en ait conscience, avec une attirance irrépressible pour le grand jeune homme vêtu de noir qui, tel un héros romantique, hante 611 les abords de l’étang. Dans sa chambre, par le jeu des reflets , les objets occultent leur matérialité et peuvent ainsi faire signe à l’immatériel, aux morts, à un spectre. La lumière participant à la fois du matériel et du spirituel transforme les objets banals au point de les métamorphoser en fascinante pierre de lumière dont les multiples facettes, comme les reflets disséminés sur les objets familiers, fait signe. Le Contrôleur, quant à lui, a été sensible au charme discret de la chambre d’Isabelle et le lui avoue par un bel artifice rhétorique et théâtral, celui d’un monologue devant confident : « J’y suis seul avec ces meubles et ces objets qui déjà m’ont fait tant de signes par la fenêtre ouverte, ce secrétaire […], cette gravure […], et ce porteliqueurs. » (Int., III, 3, p. 340). Remarquons la capacité du Contrôleur à déchiffrer lessignes : « l’essence du secret » pour le secrétaire, facile jeu sur le radical du mot, la solitude heureuse pour Rousseau à Ermenonville, image d’Epinal, enfin la vérité et la pureté, apanage de la femme aimée, et de toutes les héroïnes giralduciennes. Si nous trouvons que ces commentaires manquent d’originalité, c’est que le Contrôleur ne s’en targue pas, lui qui se satisfait de son sort de fonctionnaire et d’un certain manque d’imagination, puisque les images du guide Joanne lui 612 suffisent à voir, de façon convenue, les villes de ses futurs postes .Dans leur modestie très humaine, ces interprétations contrastent aveclapoésie de la nature morte à la Chardin mise en place par Isabelle pour le Spectre, et que le brave monsieur Robert n’a pas vue. Les objets choisiraient-ils non seulement de faire signe, mais d’élire ceux à qui ils s’adressent ? Ou faut-il supposer que certains hommes sont aveugles au point de ne pas capter les signes de lumière, parce qu’ils sont décidément humains, trop humains ? Le Président Théocathoclès, dans la tirade où il compare l’errance nocturne d’Electre et celle d’un assassin, attribue aux objets la faculté de faire signe : « Ils s’arrêtaient aux mêmes places ; l’if, le coin de pont, la borne miliaire font les mêmes signes à l’innocence et au crime. Mais, du fait que l’assassin était là, la nuit en devenait candide, rassurante, sans équivoque. […]. La présence d’Electre au contraire brouillait lumière et nuit, rendait équivoque jusqu'à la pleine lune. ». (El., I, 2, p. 605). 610 Personnages dont on peut considérer qu’ils sont l’avers et l’envers d’une même médaille, en l’espèce, la figure de l’Amoureux dédoublée en vie, comme en témoignent les couleurs du costume du second et mort, le noir du premier, en une double image de l’amour et une double conception de la vie, raison et passion, sécurité et risque. 611 612 Int., II, 7, p. 329. Cf. Int., III, 3, p. 344. 255 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Le discours du Président tend à établirque l’être-là des objets placés par les hommes le long des routes ne signifie pas par lui-même, et que c’est la présence des êtres humains qui gauchit l’atmosphère générale de la nuit, les objets n’étant pas affectés d’une valeur positive ou négative qui serait inhérente à leur nature. Quoiqu’ils émettent des signes, les objets resteraient neutres, confinés dans leur matérialité, ils seraient des choses si le sujet ne révélait leur sens par sa présence. De plus, les êtres humains, par leur relation au savoir et à la beauté, font signe aux dieux, déclenchant, selon Egisthe, les pires catastrophes : « Il n’est pas deux façons de faire signe, président : c’est se séparer de la troupe, monter sur une éminence et agiter sa lanterne ou son drapeau. On trahit la terre comme on trahit une place assiégée, par des signaux. Le philosophe les fait […] le poète ou le désespéré les fait. » (El., I, 3, p. 611). « Signes » et « signaux » étant donnés comme synonymes par le régent, nous voyons que les objets signes, « lanterne », « drapeau », dont les noms, notons le au passage, sont des anachronismes de mots, sont le moyen de la communication. Tandis que les objets conventionnels au théâtre, tels la lettre et ses avatars, ainsi que les instruments de musique, délivrent des messages clairs, nous avons pu remarquer comment certains objets brouillent la communication plus qu’ils ne l’assurent. Bien plus, quelques uns sont au cœur d’un discours interprétatif des personnages. Plus Giraudoux s’éloigne du rôle que d’autres auteurs dramatiques ont attribué aux objets dans le domaine de la communication, plus se dessine une réflexion, implicite ou explicite selon les œuvres, sur 613 614 la communication elle-même . Est-ce si étonnant de la part d’un diplomate , rompu aux exigences du discours équivoque ? b) L’axe du désir. Désir de l’autre, désir d’être désiré[e], désir du désir de l’autre, la psychanalyse, récusée par Giraudoux comme outil herméneutique, fournit cependant à un lecteur du vingt et unième siècle un éclairage difficile à ignorer. Nous tenons cependant à rassurer nos lecteurs : nous ne tenterons ici aucune lecture « psychanalytique », une telle démarche requérant une formation et des connaissances dont nous sommes loin de nous targuer. Simplement, nous n’éviterons pas quelques considérations ou termes qui sont devenus courants lorsqu’ils s’avéreront nécessaires à la formulation de nos propres analyses et interprétations. Etudier l’axe du désir dans ce théâtre sans parler du corps paraît une gageure : notre parti pris d’écarter de la définition de l’objet les parties du corps n’exclut pas pour autant 615 une réflexion sur la relation qu’entretiennent certains objets avec le corps humain . Sinon, comment prétendre à un propos cohérent sur le désir ? Nous verrons que le théâtre de Giraudoux livre un nombre considérable d’objets liés au désir et à la séduction. Nous répartirons leur étude comme suit : les objets instruments de la séduction, les objets 613 Relisons J. Body : « Le journal, puis le livre, puis la scène, puis le micro, puis l’écran. L’ambition de Giraudoux aura été de conquérir tous les supports, ambition gravée dans toute son œuvre. […]. On verrait dans son théâtre une sympathie particulière pour la communication à distance, dont le modèle le plus commun et le plus médiocre est le téléphone. » (J. Body, « Giraudoux et le cinéma. », dans La Guerre de Troie a-t-elle eu lieu ? Jean Giraudoux : les dernières œuvres (1940-1944), Actes du colloque international de Bursa, avril 1992, Istanbul, Les Editions Isis, en co-édition avec Littérature et nation, Tours, 1992, p. 93). 614 Cf. S. Chaudier, « Rhétorique et diplomatie chez Proust et Giraudoux : la crise d’une sainte alliance », art. cit., CJG n° 36, p. 287-300. 615 Outre l’axe du désir dont il est question ici, nous retrouverons cette relation qui a fait l’objet de nombreuses analyses dans les sciences humaines à propos de l’étude des personnages (voir infra, chap. 3, Objets et personnages). 256 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? de la possession, les objets comme expression ou comme truchements du désir des personnages. Objets et stratégies de séduction. Qu’est-ce que séduire au théâtre ? Selon E. Souriau, c’est, pour un personnage, prendre 616 l’autre au piège des mots, le dialogue étant selon lui tantôt combatif, tantôt séducteur . Le théâtre de Jean Giraudoux nous invite cependant à considérer la séduction comme une stratégie, plus ou moins délibérée, qui n’exclut nullement la lutte, celle-ci étant souvent au cœur de la problématique du couple. En effet, que séduire signifie détourner du bien ou du vrai, et donc abuser, ou gagner par tous les moyens de plaire, il s’agit toujours d’un projet 617 qui vise à obtenir d’un autre ce que souhaite le personnage. La parole y suffit-elle ? Nous réservant le domaine des objets, nous tenterons de voir le rôle qui leur est dévolu en matière de séduction. Les mots « stratagème » et « stratégie » ont un radical commun stratos qui, en grec, désigne l’armée ; le premier est attesté d’abord au sens de ruse de guerre et a pris ensuite le sens que nous lui connaissons, à savoir « ruse, tour que l’on joue à quelqu’un » tandis que le second s’est d’abord cantonné au domaine militaire avant de désigner un « ensemble 618 d’actions coordonnées, de manœuvres, en vue d’une victoire. » : il s’applique aussi bien à la politique qu’à la communication. Nous avons retenu l’un et l’autre termes parce qu’ils supposent la volonté d’un sujet et ses visées. Il nous paraît en outre opportun de les distinguer, le « stratagème » pouvant s’inscrire dans une « stratégie » plus large. Qu’est-ce que séduire dans ce théâtre ? attirer ? faire tomber dans un piège ? traquer comme une proie ? tromper ? faire tomber dans l’erreur ? Mais à ce jeu, qui gagne ? Estce toujours celui ou celle qui a entrepris de séduire ? Que nous révèlent les objets sur la séduction ? Nous les verrons révélateurs ou adjuvants des désirs des personnages, instruments de leurs stratégies de conquête, objets leurres. Se posera donc la question de leur efficacité. Nous n’échapperons pas à une réflexion sur les diverses stratégies employées par les personnages féminins et masculins dans ce théâtre. Costume et parure, bijoux et cadeaux. Costume et parure sont, chez les personnages de Giraudoux, comme chez les oiseaux ou 619 les papillons, parmi les mille et une manières de séduire . Dans le duo final de Siegfried, les deux héros prennent conscience de cette mutuelle et inconsciente, ou innocente, tentative de séduction : « Geneviève : […]. Tu avais tiré de ta poche un beau mouchoir saumon et vert pour plaire à cette Canadienne. […]. Siegfried : Je me souviens. Tu avais mis un 616 617 E. Souriau, Les Grands problèmes de l’esthétique théâtrale, Paris 1960, CDU, p. 36. G. Teissier a évoqué ses pouvoirs : « Le théâtre de Giraudoux : la séduction mode d’emploi », dans L’Art de séduire dans la littérature française, Actes du colloque d’Opole 2007, Uniwersytet Opolski, Opole, 2008, p. 35-44. Le Don Juan de Molière est la preuve de ce pouvoir de la parole. 618 Petit Robert 1, P. Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, [Paris 1967], Nouvelle édition, 1982. 619 Dans le théâtre de Strindberg, « la femme, dans la lutte des sexes, se sert de la magie vestimentaire pour capturer l’homme et le tenir en son pouvoir. », écrit H.-G. Ekman qui évoque à plusieurs reprises les vêtements et accessoires de costume qui fonctionnent comme la tunique de Nessus, ainsi le châle dans Père (H.-G. Ekman, « La magie des vêtements », art. cit., p. 115). 257 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux chapeau gris perle avec un ruban gris souris, pour plaire à cet Allemand. » (Sieg., IV, 6, p. 75). Autant que le soin des deux personnages à choisir des couleurs seyantes, l’attention de chacun des protagonistes au détail du costume de l’autre témoigne d’une attirance réciproque. Nous avons déjà remarqué combien le Contrôleur d’Intermezzo est sensible au costume féminin dans ce qu’il a de sensuel : le regard masculin fasciné par « le corsage tendrement moulé de satin ou d'organdi » (Int., I, 5, p. 290) est aussi celui des soldats de la garnison et des lycéens : ne retrouvons-nous pas dans ces allusions aussi bien le désir diffus de Chérubin pour tout ce qui est femme que l’image traditionnelle, dans la littérature et au théâtre, des amours de garnison, celles d’un Clavaroche dans Le Chandelier de Musset ou de Lucien Leuwen chez Stendhal ? Le souci de plaire habite même les Adolphe Bertaut surgis du souterrain de Chaillot : « Nous voulons être beaux, avec des manchettes glacées. » (FC, II, p. 1030). Souhait touchant de ceux qui n’ont pas su séduire en leur temps que ce rêve d’un beau costume soigné qui rachète le spectacle pitoyable des « manchettes en loques » avec lesquelles ils se présentent à Aurélie. N’est-ce pas, d’ailleurs, encore un besoin de plaire qui anime la comtesse lorsqu’elle ajoute à son costume un « iris géant » qui succède à l’« arum » de la veille (FC, I, p. 966) et lorsqu'elle refait les gestes de sa toilette de grande dame tous les jours, quoiqu’elle n’ait plus personne à conquérir ? Pierre cède-t-il seulement à la compassion pour une vieille femme à la tête un peu fêlée ou bien, séduit par la leçon de vie qu’elle incarne, finit-il par succomber au charme qui se dégage de la Folle ? « Il regarde avec émotion la Folle, s’agenouille devant elle, lui prend les mains. » (FC, II, p. 1019). La posture du chevalier devant sa dame adoptée par Pierre exprime déférence, respect et admiration pour une princesse devenue inaccessible par son âge et par ses rêves, puisqu’elle le prend, volontairement ou non, nul ne peut le dire, pour son amour perdu, Adolphe Bertaut. Alcmène, elle, a redouté les déesses aux corps irrésistibles et les armes de séduction des étrangères : « Comme un aimant, les étrangères attirent sur elles les pierres précieuses, les manuscrits rares, les plus belles fleurs, les mains des maris… » (Amph., I, 3, p. 129). L’image de l’aimant, que Giraudoux reprend dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Hélène affirmant être « aimantée » par Pâris (GT, II, 8, p. 531), peut faire penser à la « pierre 620 d’aimant qui servait de talisman pour provoquer l’amour par son pouvoir d’attraction. » . Les bijoux et les cadeaux jouent-ils leur rôle ? Jupiter n’a pas songé aux moyens banals de séduire : « Alcmène : […]. As-tu des cadeaux ? As-tu des bijoux ? Jupiter : Tu te vendrais, pour des bijoux ? Alcmène : A mon mari ? Avec délices ! Mais tu n’en as pas ! Jupiter : Je vois qu’il faut que je reparte. » (Amph., I, 6, p. 138). Relisons cet étonnant dialogue entre un dieu auquel ont manqué quelques leçons du manuel du parfait séducteur, en dépit de la révision des principes de base avec Mercure à l’acte 620 J. Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Editions Robert Laffont S. A. [Editions Jupiter, 1969] ; édition revue et corrigée, 1982, p. 19. 258 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? I, et une épouse fidèle : Alcmène n’accepterait de se laisser séduire que par celui qu’elle 621 aime, joli paradoxe ? Cantique des cantiques égrène le nom des pierres et des bijoux offerts à Florence par le Président, et dont il cherche à la parer une seconde fois après qu’elle a prétendu les lui rendre : « perle », « émeraude », « rubis », « bracelet », « bague », « agrafe », « saphir », « turquoise », « collier » matérialisent les étapes de la séduction, puis de la liaison : « Orner une femme, même avec ce qu’elle rejette, c’est un réflexe masculin. », dit la jeune femme à son riche amant. (C., 6, p. 749). A. Struve-Debeaux écrit à ce propos que « le bijou est lié 622 à la dégradation de la femme et de l’amour » par la séduction et la possession physique . Ce n’est plus la séduire, mais la transformer en objet séduisant, pour les yeux et le plaisir de l’amant, qui retrouve en la parure offerte son désir et le désir de l’autre, plus que l’être de la femme dont il fait un objet paré. Nous voyons par cet exemple comment le désir masculin s’approprie l’objet de son désir. Le Chiffonnier de La Folle de Chaillot, dans le rôle de président que les quatre Folles lui font jouer pour le procès qu’elles intentent aux « mecs », dit les choses plus crûment : « J’ai toutes les femmes. Avec l’argent on a toutes les femmes, les personnes présentes exceptées. Les maigres avec du foie gras, les grasses avec des perles. J’enveloppe de vison la rétive, et en se débattant, elle trouve bien le moyen d’enfiler les manches. A celle qui marche vite, je crie par-derrière qu’elle aura sa Rolls-Royce, et elle ne va plus qu’à petits pas. […]. Il n’y a plus qu’à la cueillir. » (FC, II, p. 1014). Cette version réaliste de la conquête qui ne s’embarrasse d’aucun scrupule pour assouvir le désir finit en beauté sur une variante prosaïque de l’image poétique de la femme assimilée à une rose, l’acception argotique du verbe « cueillir » ajoutant une note gouailleuse au propos : cueillir un voleur, c’est l'arrêter, s’emparer de lui. La femme est donc ici une proie que le chasseur a appâtée, soit avec des mets coûteux, soit par des bijoux, soit par une fourrure de prix, soit enfin par une automobile de marque prestigieuse. Nature des stratégies de séduction. Là où les homme riches n’utilisent que des objets pour assurer la conquête, Jupiter s'appuie sur une stratégie exclusivement physique qui le rend d’abord semblable à un fauve, et qui révèle ensuite une parfaite connaissance des troubles du désir liés au simple contact, faisant du maître des dieux un émule de Valmont plus encore que de Don Juan par son cynisme : « Tu la suis d’abord, la mortelle, d’un pas étoffé et égal aux siens, de façon à ce que tes jambes se déplacent du même écart, d’où naît dans la base du corps le même appel et le même rythme ? Mercure : Forcément, c’est la première règle. Jupiter : Puis, bondissant, de la main gauche tu presses sa gorge […], de la main droite tu caches ses yeux, afin que les paupières […], devinent à la chaleur et aux 621 Est-elle si loin, cette héroïne héritée de la mythologie grecque, de la Stella de Crommelynck qui reçoit son Bruno comme si c’était un amant et qui cède avec bonheur à celui qui a enjambé le mur de fenêtre ? « L’homme, d’un bond, franchit le mur d’appui, et le voici dans la chambre. Stella s’accroche. Stella : Mari chéri ! mon cher trésor ! » (Crommelynck, Le Cocu magnifique, acte I, Paris, Editions Gallimard, 1967, Bruxelles, Editions Labor, 1987, p. 30-31). Nous savons que Jouvet a monté Tripes d’or , pièce à laquelle Giraudoux fait allusion dans L’Impromptu de Paris (IP., 3, p. 702 ). Connaissait-il de réputation Le Cocu magnifique monté par Meyerhold ? J. Body n’en dit rien (J. Body, Jean Giraudoux, op. cit.). 622 A. Struve-Debeaux, « Précieux Giraudoux : le bijou, le corps, l’écriture » dans Et Giraudoux rêva la femme, Actes du colloque de la S.I.E.G. à Alep, 1997, Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, CRLMC, 1999, p. 199-205. 259 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux lignes de la paume ton désir d’abord, puis ton destin et ta future et douloureuse mort, – car il faut un peu de pitié pour achever la femme ? » […]. (Amph. , I, 1, p. 116). Le rapprochement de ces deux conceptions de la conquête nous paraît éclairant à plus d’un titre : il serait faux de penser que Giraudoux s’enfonce dans un pessimisme qui lui fait dévoiler avec cynisme les stratégies de conquête de ses personnages masculins. Le Chiffonnier n’est pas plus cynique que le dieu, il l’est autrement, avec le langage de son époque et non le langage policé de Jupiter qui, à l’instar de celui des personnages raciniens, peut exprimer et dévoiler l’érotisme tout en le voilant par des phrases amples et un vocabulaire du corps et du désir tout à fait explicite. Le Chiffonnier, jouant un des puissants de ce monde, emploie le verbe « avoir » qui marque la possession et la propriété : l’assouvissement du désir passe par l’appropriation de l’objet du désir, non seulement sur le plan physique, mais sur le plan social et même psychique. D’ailleurs, la femme n’est désignée que par des adjectifs substantivés, puis par le pronom « elle », perdant toute individualité, toute personnalité, comme dans « l’air du catalogue » chanté par Leporello 623 dans le Don Giovanni de Mozart . Le fait d’« envelopper » la femme qui résiste aux avances et aux poursuites annihile toute chance d’échapper au séducteur, et l’emploi de l'adjectif « rétive » en dit long sur la conception de la femme qui sous-tend cette réplique : originellement utilisé pour une monture qui refuse d’avancer, le terme, au sens figuré, désigne certes une personne difficile à entraîner, à persuader, mais, par un habile tour de passe-passe, le « vison » dissimule une forme de violence, le verbe « se débattre » ne s’imposant pas pour dire simplement un refus de se vêtir du cadeau somptueux. Enfin, l’antithèse entre « marcher vite » et « aller à petits pas » nous donne deux images de la femme, celle de l'ouvrière ou de la vendeuse qui trottine pour aller au travail ou de la bonne qui se presse pour faire les courses, ou encore la femme vertueuse qui cherche à échapper aux regards masculins, l’autre évoquant davantage celle qui traîne, voire celle qui fait le trottoir, « vison » et « Rolls-Royce » sentant la femme entretenue de l’époque moderne. Or, entre ces deux pièces situées presque aux extrêmes de l’œuvre dramatique, nous avons Cantique des cantiques, avec une femme entretenue, une sorte de prostituée de haut vol, et L’Apollon de Bellac avec une midinette moderne qui finit par épouser un homme laid, mais riche, le Président, après avoir obtenu de lui un « diamant ». Il est clair que Jupiter ne fait qu’amorcer une série de personnages masculins pour lesquels la séduction passe par une violence faite à la femme désirée, quelle que soit la nature de cette violence, et surtout les apprêts ou les objets sous lesquels elle se déguise. Notons au passage que tous ces personnages, quand ils ne sont pas des dieux, sont présidents, ou, comme le Chiffonnier, simulacre de président, titre qui dénote un pouvoir normalement conféré par des pairs, mais qui semble bien chez Giraudoux associé à la notion de puissance et de richesse et par là fort loin des personnages que nous avons évoqués au début de cette analyse des moyens de la séduction. L’Isabelle d’Intermezzo cherche, elle, à séduire un spectre. Elle dit au Spectre l’avoir attiré en l’appâtant, d’une certaine manière, par les reflets sur les objets : « Alors toute ma chambre est en apparence une chambre pour vivants, pour petite vivante provinciale. Mais si l’on y regarde de près, on s’aperçoit que tout est calculé pour que cette marque de lumière sur des objets familiers […] soit entretenue sans arrêt. […]. Vous regardiez le reflet de la flamme sur le montant 623 260 Un des compositeurs préférés de Giraudoux, cf. J. Body, Giraudoux et l’Allemagne, op. cit., p. 72. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? du pare-étincelles, la lune sur l’écaille du réveil, vous regardiez le diamant des ombres : vous étiez pris… Le Spectre : J’étais pris. » (Int., II, 7, p. 329). Remarquons le vocabulaire d’Isabelle : le verbe « calculer » dit bien une stratégie et le 624 verbe « prendre », repris en écho par le Spectre, suggère le piège, comme dans Ondine. Notons que le Contrôleur, si humain par les limites qu’il revendique, a été pris lui aussi au piège des objets, or dans ce cas, point de stratégie de la part de la jeune fille ni de nature morte à la Chardin, mais des objets qui connotent la vie d’une petite bourgeoise, secrétaire, gravure, porte-liqueurs (Int., III, 3, p. 340). Isabelle ne s’est-elle pas laissé séduire par les apparences ? La fin de la scène avec le Spectre révèle le subterfuge et le stratagème : persuadée de vouloir séduire un mort, mue par un désir d’absolu, n’a-t-elle pas succombé au charme de ce « grand jeune homme vêtu de noir [qui] apparaît à la tombée de la nuit, et toujours aux environs de l’étang. » (Int., I, 5, p. 289) ? Son costume et la mise en scène 625 de ses apparitions tels que les évoque le Droguiste font de lui un héros de vignette romantique propre à séduire l’imagination d’une jeune fille romanesque. La stratégie du faux mort prend appui sur les éléments de la nature et sur l’illusion de nature théâtrale pour parler à l’imagination, tandis que celle d’Isabelle s’appuie sur d’humbles objets domestiques et sur la lumière pour parler aux sens, car elle attribue aux morts « la conscience de miroitements, de fragments, de lueurs. » (Int., II, 7, p. 329). Cette pièce nous montre à quel point les stratégies de séduction peuvent prendre au piège le personnage qui se croit maître du jeu. Le Contrôleur paraît, au premier abord, plus idéaliste, or P. Vernois démonte les subtils mécanismes de séduction mis en place par ce personnage : « Isabelle avait mené le jeu avec le Spectre […]. Le Contrôleur est au cœur de l’intimité de la jeune fille. Il a deviné que le Spectre est un présent-absent ou un absent-présent. Il lui faut définitivement occuper le terrain […]. Le dialogue amoureux théâtralise : il s’attaque aux espaces sacrés […] le sanctuaire de sa chambre, jardin secret à jamais inviolable, croyait-elle, ou violée sans impudeur 626 par l’ombre d’un être surgi des limbes, être du non-espace. » . A ce commentaire, nous ajouterons la nomination des meubles aux connotations rassurantes pour la jeune fille en même temps que liés au secret comme le secrétaire, à la vie bourgeoise qui pourrait être celle du couple comme le « porte-liqueur », et le silence, bien sûr, sur l’objet central, extraordinairement absent du discours et de toute la pièce d’ailleurs, le lit. Piège de la séduction ? Le Contrôleur n’est pas Valmont et Giraudoux 627 entretient l’ambiguïté du discours amoureux autant que celle du personnage . L’idée d’un jeu au sens théâtral du terme nous semble intéressante car elle n’exclut pas une forme de sincérité du personnage masculin, celle du sentiment amoureux, mais permet de rendre compte d’une stratégie qui répond à celle employée par Isabelle à l’égard du Spectre et ce double mouvement de séducteur séduit sur lequel nous avons mis l’accent. 624 Le personnage masculin déchiffre les signes que lui ont faits les objets dans leur matérialité, tandis que c’est Isabelle qui a donné au Spectre la clé d’une interprétation spirituelle. 625 626 627 Int., I, 7, p. 303. P. Vernois, « Le dialogue amoureux et ses prolongements dramaturgiques », CJG n° 10, p. 31. Du moins si l’on en croit P. Vernois : « Puisqu’Isabelle est un personnage amoureux des fictions, on lui jouera une pièce : celle de l’homme séduit par le nid douillet d’une jeune fille, ou si l’on veut une scène d’antan avec des personnages vêtus comme autrefois. Des personnages ou plutôt un personnage absurde, maître du temps et de l’espace, qui recueille canne, redingote [sic] et expressions de ses ancêtres pour faire de soi un singulier arlequin, surgit dans un temps irréel et joue dans un lieu métamorphosé à la fois concret et imaginaire la comédie pathétique du passé et du présent. » (ibid.). 261 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux La Guerre de Troie n’aura pas lieu nous offre, outre le tableau désopilant des vieillards 628 libidineux, une figure de séducteur, Pâris , peu regardant, si l’on en croit son frère aîné, sur les moyens d’arriver à ses fins et sur ses habitudes : « Tu n’as pas couvert la plinthe du palais d’inscriptions ou de dessins offensants, comme tu en es coutumier ? » (GT, I, 4, p. 491). Voici Pâris transformé en auteur de graffiti comme les Romains dans les lupanars de Pompéi. Auparavant, Hector a donné du rapt d’Hélène une vision cavalière, aux deux sens du terme : « A cheval ? Et laissant sous ses fenêtres cet amas de crottin qui est la trace des séducteurs ? » (ibid.). Cette dérision de tout romantisme et de tout idéalisme par ces précisions triviales, ce vocabulaire cru de cavalerie dans la bouche d’Hector qui, pourtant, lors de ses retrouvailles 629 avec Andromaque, avait un autre langage, trahit une autre face du personnage. Et pourtant, c’est par deux objets de toilette, à savoir, le « savon » et la « pierre ponce », que le même Giraudoux fait exprimer à Hélène sa conception du plaisir, poétisée par la princesse grecque : « Hector : Vous aimez les hommes ! Hélène : Je ne les déteste pas. C’est agréable de les frotter contre soi comme de grands savons. On en est toute pure… » (GT, I, 8, p. 507). La thématique giralducienne de la pureté transforme l’image d’un érotisme de contact illustré par le verbe « frotter » associé à l’adjectif « agréable » qui exprime le plaisir physique dans une formulation paradoxale. L’image est reprise dans la scène suivante avec une variante qui insiste sur ce qui ôte toute impureté, toute souillure de la peau : « de la pierre ponce » (GT, I, 9, p. 507). Figure ambivalente de séductrice qui sait le geste provocateur, aguicheur, même si ce mouvement du corps est celui de Nikè : « Elle rajuste sa sandale, prenant bien soin de croiser haut la jambe. », dit Cassandre d’Hélène (GT, I, 4, p. 494), femme fatale à tous les sens du terme, aussi bien celui du cinéma des années 30 qu’au sens 630 figuré faisant d’elle une figure moderne et antique à la fois. Appât pour les peuples qu’elle mène à la guerre, Hélène est, par son corps, instrument d’une séduction que la scène avec Troïlus ramène au plan humain par un tableau du désir assouvi dans un irréel du passé étrangement préféré par Giraudoux à l’irréel du présent qu’on attend après des verbes au présent de l’indicatif, comme s’il s'agissait pour la princesse d’énoncer avec nostalgie ce qui n’a pas été pour mieux réclamer ce qu’elle veut : 628 L’Iliade parle seulement du beau garçon, coureur et séducteur de filles quand Hector adresse des reproches à Pâris qui recule devant Ménélas : « Maupâris, si beau à voir, fou de femmes, lanceur d’œillades […]. » (L’Iliade, traduction de E. Lasserre, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, chant III, p. 62). 629 Comme nous sommes loin de la poétique évocation du passage nocturne de Léonard sous la fenêtre de la Fiancée, dans Noces de sang de Lorca : « La Servante : La nuit dernière as-tu entendu un cheval ? […] Je l’ai vu. Il s’est arrêté devant ta fenêtre. Cela m’a beaucoup étonnée. […]. La Fiancée : Qui était-ce ? La Servante : C’était Léonard. […]. La Fiancée : Tais-toi ! Maudite soit ta langue ! On entend le galop d’un cheval. La Servante, à la fenêtre : Regarde. Penche-toi. C’était lui ? La Fiancée, tragique : Eh bien, oui ! C’était lui. » (F. Garcia Lorca, Noces de sang, acte I, tableau III, Paris, [Editions Gallimard, 1947], Editions Gallimard, collection “ Folio ”, 1979, p. 174-175). 630 Puisque « le nom même d’Hélène, Eλένη, est issu étymologiquement de l’infinitif aoriste "ελείν" du verbe "αιρέώ" : s’emparer, détruire, tuer », écrit K. Stefanaki (K. Stefanaki, « Les deux Hélène : une histoire d’avant et d’après la guerre », in Giraudoux Européen de l’entre-deux guerres, CJG n° 36, p. 237. 262 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? « A la fin du jour, quand je m’assieds aux créneaux pour voir le couchant sur les îles, tu serais arrivé doucement, tu aurais tourné ma tête vers toi avec tes mains […] et tu m’aurais embrassée, j’aurais été très contente… […]. Embrassemoi. » (GT, II, 1, p. 513). L’enjôleuse déroule une longue phrase charmeuse qui s’épanouit dans l’injonction finale ; la mention des fortifications rappelle le décor et, au geste provocant d’Hélène sur les remparts se substitue l’image d’une jeune femme contemplative, dans une pause d’un romantisme convenu auquel ne manque même pas l’exotisme des îles. A l’inverse du désir d’Hélène, il en est d’autres qui s’ignorent ou se trompent d’objet. Les objets du désir. Dans le duo de Siegfried et de Geneviève à l’acte IV, dans la litanie des « Te souviens-tu ? » prend place une métaphore qui fait écho à une première occurrence, celle du « parapluie ». Nous citons volontairement les deux passages en parallèle avant tout commentaire : « Geneviève : Vous avez oublié quelque chose ? Siegfried : N’est-ce pas que j’ai l’air d’avoir oublié à dessein quelque chose comme ceux qui laissent leur parapluie pour pouvoir revenir ? » (Sieg., II, 5, p. 40). « Siegfried : Te souviens-tu de mon retour subit avant l’émeute, de nos adieux, de ce parapluie que je revenais chercher contre l’inquiétude, le désespoir ? Comme il a plu, Geneviève ! » (Sieg., IV, 6, p. 76). L’interprétation que donne Siegfried met l’accent sur un besoin de protection, de consolation même. Le « comme il a plu » métaphorise les heures douloureuses vécues par Siegfried une fois qu’il a été dépouillé de son identité allemande. Mais la première apparition de la métaphore, par l’emploi du pluriel qui concrétise l’objet « parapluie » est plus ambiguë et peut suggérer une attirance pour la jeune femme et ce d’autant plus qu’à la fin de la production théâtrale giralducienne, nous retrouvons, avec deux autres objets, le motif du retour vers une femme : « gants » et « cravache » trahissent Armand qui énonce lui-même leur rôle habituel d’objets prétextes. Si l’adresse à Eugénie vise en fait Lucile, Armand se trompe sur la nature du désir qui le ramène vers les deux amies : « Oui. Je reviens. Les hommes oublient leurs gants, leur cravache sur la table des femmes qu’ils veulent revoir. » (Luc., I, 4, p. 1047). L’expression présomptueuse d’une satisfaction hâtive et pour le moins narcissique ne cache-t-elle pas une attirance inconsciente pour Lucile, femme inaccessible parce que mariée et vertueuse, une Lucrèce, en somme ? A l’acte III, Paola révèle à eux-mêmes les deux « aveugles » : « Puisqu’elle t’aime ! C’est vous deux qui étiez aveugles ce matin, mes amis, en ouvrant vos fenêtres.[…]. Laissons l’enjeu à la vaincue. Laissons-lui Armand… » (Luc., III, 6, p. 1111). « Cravache » et « parapluie » ont en commun d’être des objets phalliques. Est-il besoin de mentionner le Père Ubu et son désir d’avoir un « grand parapluie » ? La « cravache » est un substitut du bâton, dont on sait l’usage qu’en fait le même Ubu. Les « gants » paraissent attester surtout le défi lancé à Lucile, traitée là en adversaire, et relevé par Armand à propos de la fidélité de sa femme, ce qui explique qu’il reprenne ses gants : le duel n’a pas raison d’être et, ironie du sort, c’est pour Lucile qu’il se battra contre Marcellus. Quelques objets sont, dans ce théâtre, emblématiques du désir masculin. Pour le Contrôleur, ce sont des œuvres d’art : 263 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux « Si les fourmis […] ressemblent à la Victoire de Samothrace avec sa tête, à la Vénus de Milo avec ses bras […], alors, oui, Monsieur l’Inspecteur, et seulement dans ce cas, Isabelle ressemble à une fourmi ! » (Int., I, 6, p. 294). Les deux sculptures donnent de la jeune fille une double image valorisante, celle d’un être ailé et glorieux, et celle de la beauté et de l’amour. Le Maire, plus âgé sans doute, a des goûts moins élevés : il se complaît à sa collection de « faïences provençales à sujets licencieux », de « Vénus en terre écaillée » (Int., III, 1, p. 335). Ces objets, à la fois par leur modeste taille et par les matériaux ordinaires dans lesquels ils sont fabriqués, contrastent avec les deux prestigieuses œuvres conservées au Louvre, opposant ainsi, à travers deux formes de références culturelles, deux conceptions du désir, celle du Maire s’avouant sans hypocrisie comme terre à terre, tandis que les modèles nommés par le Contrôleur témoignent de son idéalisme. Quelques désirs plus inavouables traversent cette pièce : celui du Droguiste pour les petites filles dont il évoque le corps par fragments, comme un amateur d’art décrivant un tableau : « les charmantes petites figures, les charmants petits dos » (Int., I, 3, p. 283) et celui du Contrôleur tel qu’il se révèle dans le récit qu’il fait de son rêve à la demande de l’Inspecteur : « J’aimais avec délire une femme qui sautait en redingote à travers un cerceau, le sein droit dévoilé, et cette femme, c’était vous ». (Int., II, 2, p. 312). S’agit-il d’un désir homosexuel refoulé, d’une (fausse ?) concession de Giraudoux à une mode dans les milieux et les œuvres littéraires et artistiques, ou d’une parodie de récit de 631 rêve surréaliste ? A tout le moins d’une figure ambiguë du désir masculin . Matérialité du désir et désir de possession vont de pair dans Judith, Amphitryon 38, Supplément au voyage de Cook et Ondine, mais cela n’exclut pas nécessairement la spiritualité, comme nous allons le voir. Deux objets clés, le « lit » et la « ceinture », sont diversement mis en valeur. Nous savons que le lit fait partie du vademecum du parfait séducteur selon Mercure : « […] entrez par la porte, passez par le lit, sortez par la fenêtre. » (Amph., I, 1, p. 118). La succession rapide des actions nous montre un désir que ne freine aucun obstacle, et une possession tout aussi brève que souveraine : le verbe « passer par » est à cet égard un facétieux raccourci spatial de l’acte sexuel. Jupiter, comblé, y séjourne un peu plus longtemps, comme le prouve sa posture du second acte : « étendu sur la couche et dormant. » (Amph., II, 2, p. 141). Le vocabulaire noble, la « couche », suffit-il à ennoblir la possession ? A défaut de la réalité, nous aurons eu les étapes du rituel dès l’exposition : « Jupiter : Enfin, ainsi conquise, tu délies sa ceinture, tu l’étends, avec ou sans coussin sous la tête, suivant la teneur plus ou moins riche de son sang. » (Amph., I, 1, p. 116). La « ceinture », dont nous savons que, dans la Grèce antique, elle était dénouée par l’époux au soir des noces, ne protège plus la mortelle des entreprises du dieu dont la sollicitude, toute relative, s’exprime dans le choix d’un accessoire anachronique, le « coussin ». Le 631 L’homosexualité est devenue un thème rebattu dans des œuvres mineures également. Giraudoux est plus discret en la matière : Sodome et Gomorrhe, dont le titre laisse attendre ce thème, n’y fait que vaguement allusion alors que, dans la Bible, c’est une des causes de la colère et du châtiment divins (Gn, 19, 4-11) ; en revanche, nous avons dans Judith la présence des officiers assyriens homosexuels auxquels l’auteur donne des propos de corps de garde et un comportement stéréotypé à l’égard des femmes, mais c’est surtout dans la relation très ambiguë de Suzanne et de Judith, fondée sur un jeu de reflets et en relation avec la thématique du double, que se lit en filigrane une attirance homosexuelle. 264 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? vocabulaire de Mercure est plus direct lorsqu’il transmet à Alcmène le désir de son maître : « Jupiter ne demande pas absolument à entrer en homme dans votre lit. » (Amph., II, 5, p. 161), réplique qui nous vaut un jeu de mots et une allusion facile à l’homosexualité 632 féminine . Substitut de la couche nuptiale pour une Judith vierge à défaut d’être chaste, le « lit » est évoqué par Holopherne comme le lieu non seulement de la possession de celle qui est en son pouvoir mais comme celui de la révélation de l’être véritable de la femme conquise : « Demain seulement tu sauras si tu es avare ou prodigue, si tu es un être angélique ou une mégère. […]. De mon lit, tu te relèveras avec ton premier enfant, toi-même ». (Jud. , II, 7, p. 250-251). Il apparaît donc que l’union charnelle peut avoir une dimension spirituelle, celle d’une initiation, l’image de l’accouchement de soi remplaçant alors celle de la possession. Là où Bertha ne voit qu’un lit, celui du désir concupiscent, opposé à l’anneau de fiançailles, Ondine ne rêve que d’union indéfectible. La vulgarité de langage et de pensée de la fille adoptive du roi trahit son désir frustré puisqu’elle imagine Hans et Ondine accouplés comme des animaux : « Bertha : Je me trompe sans doute en parlant de lit… On couche dans la grange, chez les paysans, sur le foin. Vous avez eu à vous brosser, au matin de vos nuits d’amour ? Le Chevalier : Je vois à vos paroles que vous n’avez pas encore eu les vôtres. » (Ond., II, 4, p. 796-797). Que le contraste est grand avec la scène de séduction réciproque et d’abandon au désir telle qu’elle se joue au premier acte entre Ondine et Hans, séduction placée sous le signe de l’eau et des poissons. « Ondine : Tu es pris, hein, cette fois ? […]. Tu ne te débats plus. […]. Il a bien fallu vingt minutes !… Le brochet en demande trente. Le Chevalier : Il a fallu toute ma vie. Depuis mon enfance, un hameçon m’arrachait à ma chaise, à ma barque, à mon cheval… Tu me tirais à toi… » (Ond., I, 9, p. 785-786). La métaphore filée de la pêche inverse les rapports entre la créature des eaux et l’homme, victime consentante d’une irrésistible attirance qu’expriment les verbes « arracher » et « tirer », tandis que le groupe ternaire rythmé par la répétition anaphorique de la préposition « à » imite les efforts d’un pêcheur qui tire à lui sa prise. Les sonorités éclatantes de la victoire d'Ondine, [a], [e], triomphent dans la réplique du Chevalier des dernières résistances des voyelles fermées, [ i], [u]. Belle image de la séduction que celle qui prend au pied de la lettre le mot « attirer », tirer à soi. Ce fil invisible ne suffit pas à Ondine. L’armure du Chevalier, seul obstacle concret à l’étreinte amoureuse, cède au pouvoir magique de la fille des eaux : « Moi, j’ai un moyen pour défaire les armures. », dit Ondine (Ond., I, 5, p. 775) mais la crainte de perdre Hans lui suggère l’idée d’« une ceinture de chair qui [les] tiendrait à la taille. » (Ond., I, 9, p. 788). Les réticences de Hans, premier recul devant le désir de 633 l’autre lui valent d’être retenu par un autre moyen. Non contente de l’avoir pris, Ondine veut se l’attacher définitivement : « Ondine : Pour cette nuit, je fais ma ceinture moi-même. Cela ne te gêne pas que je passe cette lanière autour de nous ? Le Chevalier : Non, chérie… 632 633 « Alcmène : Vous avez pu voir que je n’y accepte pas non plus les femmes. » (ibid.). Cette attitude annonce étrangement celle de Pierre au moment d'embrasser Irma : « La Folle : Regarde-le qui hésite déjà, qui hésite devant le bonheur, comme tous ceux de son sexe. » (FC, II, p. 1030). 265 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Ondine : Et cette chaîne ? Le Chevalier : Non, chérie… Ondine : Et ce filet ? … Tu le relèveras dès que je dormirai… Bonne nuit, mon amour. Le Chevalier : Entendu… Mais jamais homme et femme n’ont été liés d’aussi près en ce monde. » (Ond., I, 9, p. 789). Ce nouveau groupe ternaire en gradation avec le « et » d’addition et de relance rythmique à la fois, / « Et cette lanière »/ « Et cette chaîne »/ « Et ce filet »/ fait de Hans une proie, mais prise au piège du désir. Véritables auxiliaires d’Ondine, « ceinture », « lanière », « chaîne », « filet » sont-ils des objets pris à la cabane d’Auguste ou des objets magiques suscités par Ondine comme précédemment les « assiettes d’or » et « l’aiguière, ou bien s’agit-il d’objets de langage qui enserrent Hans, le retenant prisonnier de cet amour sauvage par les mots uniquement ? L’on ne peut s’empêcher de penser ici à la scène de La Machine infernale de Cocteau dans laquelle le Sphinx tisse autour d’ Œdipe un irrésistible réseau de fils qui lui ôte 634 toute liberté, alors que ce ne sont que des mots . Fil et filet sont des pièges, et les tisseuses, des magiciennes. Ondine l’est assurément puisque « de ses mains, elle jette le sommeil sur le chevalier qui retombe endormi. » (ibid.). nous assistons à une spiritualisation de l’union des corps car là où Hans ne voit qu’un lien concret, Ondine reconstituerait l’androgyne parce qu’elle « est bien consciente que l’androgyne est le seul type de couple capable de faire face, 635 la seule parade valable et efficace contre les tentations du monde. », selon A. El Himani . N’est-ce pas également parce que, dans la scène où elle a usé de tous ses pouvoirs de séduction, féminins et surnaturels, elle a senti Hans lui échapper ? Aucune scène, peutêtre, ne met mieux en lumière l’opposition entre le désir sublimé dans l’amour et les appétits physiques. Le désir d’Ondine est d’« être tout ce qu'aime [son] seigneur Hans, tout ce qu’il est », autrement dit moins de le posséder que de s’identifier pleinement à lui, dans un désir de fusion, celui « D’être ce qu’il y a de plus beau et ce qu'il y a de plus humble. » (ibid.). Le désir d’identification passe aussi bien par ce qui est de l’ordre de la matérialité que de la spiritualité : « Je serai tes souliers, mon mari, je serai ton souffle. Je serai le pommeau de ta selle. Je serai ce que tu pleures, ce que tu rêves… » (ibid.). Les objets nommés peuvent être le signe d’un fétichisme, car ils sont en contact direct avec le corps de l’aimé, et ainsi, un peu de lui. Quant au souffle, Claudel, après les Latins, nous a habitués à le considérer comme l’émanation de l’âme. Les verbes « pleurer » et « rêver » disent à quel point Ondine veut être l’autre, jusque dans ce qu’il a de plus intime et de plus secret, ses peines et ses songes. Que la réplique s’achève sur « ce que tu manges là, c'est moi… » (ibid.) ne doit pas étonner : le désir d’Ondine d’être absorbée peut d’abord paraître la métaphore du désir sexuel, mais cette interprétation réductrice demande à être complétée par le sens spirituel que suggère l’acte III. Accusée par Hans d’avoir fait de lui non seulement un dieu, expression somme toute banale de l’amour, mais de l’avoir confondu, avec le Christ, Ondine avoue : « Hans : Quel est ton pain ? Quel est ton vin ? Quand tu présidais ma table, et que tu levais ta coupe, que buvais-tu ? Ondine : Toi. Hans : Quel est ton dieu, Ondine ? Ondine : Toi ». (Ond., III, 4, p. 839). La consubstantialité est affirmée par la référence au pain et au vin, les deux espèces du sacrement de la communion, et le blasphème attesté. Même si cet interrogatoire inspiré des procès de sorcellerie force les réponses de l’accusée, il est troublant de retrouver les termes de nourriture et de boisson comme expression de l’amour profane et de l’amour 634 635 266 Cocteau, Mach., II, p. 68-69. El Himani, « Le mythe de l’androgyne chez Giraudoux dramaturge », dans Giraudoux et les mythes, op. cit., p. 74. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? divin ou surnaturel. Deux formes de désir sont ainsi confrontées dans Ondine, d’une part, le désir matérialiste du Chevalier, concrétisé par son et ses appétits, d’autre part, le désir d’atteindre l’être aimé au-delà des apparences et en dépit des barrières et des résistances qu’il peut opposer. Rappelons qu’il répond « jambon » quand Ondine lui parle d’amour, l’enchaînement burlesque des répliques masquant le contraste entre l’idéalisme d’Ondine et le matérialisme du Chevalier : « Ondine : […] je serai ce que tu pleures, ce que tu rêves… Ce que tu manges là, c’est moi… Le Chevalier : C’est salé à point. C’est excellent… » (Ond., I, 6, p. 776). Désirs refoulés et version burlesque d’Eros et Thanatos nous sont offerts par Supplément au voyage de Cook. Au lit, sans le moindre désir l’un pour l’autre, les époux Banks, séparés par un vide spatial symbolique de la séparation de corps, nous donnent l’image caricaturale du puritanisme : « Mr. Banks : Vous dresserez le second lit, Solander. Solander : Contre l’autre, Mr. Banks ? Un peu de vide entre eux ? Mrs. Banks : Comme d’habitude, le vide. » (SVC, 10, p. 588). Or le désir flotte autour de ces lits de camp conjugaux, désir refoulé de Mrs. Banks pour quelques beaux jeunes gens qu’elle évoque devant Vaïturou (SVC., 9, p. 584-585). La revanche du corps et des désirs passe par un usage pervers des ordres donnés par les Anglais concernant l’accueil et le couchage des marins à terre : ils coucheront bien dans des « lits », mais « au faîte des mancenilliers et au-dessus des précipices ». (SVC, 11, p. 590), non sans avoir été séduits et détroussés auparavant par les beautés tahitiennes, ils seront dans les arbres de mort. Cette version coloniale et parodique de la relation du désir à la mort semble de surcroît un pied de nez au docteur Freud et à ses émules. Rappelons que les mots eux-mêmes sont des armes pour séduire ou atteindre l’adversaire, comme l’écrit E. Souriau : « Les personnages en effet luttent les uns contre les autres avec des paroles ; ils se frappent en quelque sorte avec des paroles, chaque réplique étant adressée, dédiée, recevant une vection vers l’autre personnage.[…]. La parole part et va frapper quelqu’un, les personnages quand ils luttent ou s’attirent, usent de paroles qui sont tantôt des armes, tantôt des filets et toujours servent à atteindre un point d’impact avec l’adversaire sur lequel il faut agir par le discours. Ainsi disparaît l’opposition qu’on établit faussement entre le dialogue et l’action, et qui n’existe en fait que dans la mauvais théâtre. En réalité, toute parole théâtrale est 636 en même temps une action… » . c) L'axe de la lutte. Le théâtre est par essence un art du conflit. La part des objets varie selon les époques et les genres. Les armes ont pris une grande place dans le théâtre du XVIIème siècle, au point parfois de focaliser toute l’attention – pensons à l’épée du Cid, aux divers bâtons de la comédie. La lutte passe également, M. Vuillermoz l’a montré pour le théâtre français des années 1625-1650, par les ruses, les leurres qu’entretiennent quelques objets, lettres, faux billets, travestissements, que nous retrouvons dans la comédie du XVIIIème siècle. 636 E. Souriau, Grands problèmes de l’esthétique théâtrale, Paris, CDU, 1960, p. 36. 267 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Le drame romantique, renouant avec le théâtre élisabéthain et s’inspirant du mélodrame, leur emprunte d’autres moyens de lutte : traquenards et poisons. Dans la première moitié du vingtième siècle, les armes se diversifient, et le théâtre en porte la trace : outre les armes stricto sensu, les moyens modernes de communication comme les journaux ou les télégrammes peuvent être investis d’un rôle semblable. Pour ce qui est du théâtre de Giraudoux, nous nous intéresserons successivement aux armes, anciennes ou modernes, puis aux objets dont ce n’est pas la fonction habituelle, utilisés comme armes, ensuite aux pièges et appâts divers, enfin aux nombreuses métaphores d’armes et de pièges, tout particulièrement aux figures et images dont le support lexical est un nom d’arme ou le mot « arme » lui-même, les mots « appât » et « piège » étant parmi les plus fréquents. Les armes au sens strict. La première question qui s’impose est celle de l’utilisation scénique des armes à une époque où le théâtre a depuis longtemps échappé à la règle classique de la bienséance qui contraignait les auteurs à faire jouer hors scène tout acte violent, avec la contrepartie de la forme dramatique du récit. Il est d’autant plus étonnant de constater que Giraudoux n’a que rarement recours à cette liberté des modernes : dans les trois tragédies, Judith, La Guerre de Troie n’aura pas lieu et Electre, dans une comédie dramatique, Intermezzo, et dans un drame, Pour Lucrèce. Toutes les autres luttes qui supposent l’emploi d’armes appartiennent au passé ou au dessein des personnages : les armes sont donc nommées dans le cadre d’un récit ou de l’exposé d’un projet. En bon connaisseur du théâtre classique et en tant qu’admirateur de Racine auquel il a consacré quelques belles pages dans Littérature, Giraudoux sait combien le hors-scène pèse sur le en scène tout particulièrement lorsqu'il y a conflit. Nul ne s’étonnera de la prédominance des armes blanches dans une œuvre théâtrale dont un tiers s’inspire de textes bibliques ou antiques et dont le prestige tient à leur ancienneté et aux œuvres d’art qui les ont magnifiées, de Véronèse à Delacroix ; la faible part des armes à feu tient au sujet de pièces modernes : seules Siegfried, Fugues dur Siegfried, Intermezzo, L’Impromptu de Paris et Pour Lucrèce en offrent des exemples. Dans Siegfried, les armes renvoient à un passé difficile à oublier, traumatisant pour les personnages comme il l’a été pour l’auteur, la guerre franco-allemande de 1914-1918 : « Plusieurs fois dans les attaques, en pensant à toi, j’ai levé mon fusil et tiré vers 637 le ciel. », dit Robineau à son ami Zelten (Sieg., I, 6, p. 15) . Instrument d’une tentative de putsch, le « canon » retentit au second acte (Sieg., II, 3, p. 36). Cette canonnade donne lieu à trois interprétations dans un dialogue dont la stichomythie est comme une passe d’armes : pour Fontgeloy, général des hussards de la mort issu d’une ancienne famille protestante française, ce pourrait être la guerre contre l’ennemi de toujours, la France ; Waldorf corrige : « Pas la guerre, la Révolution, Fontgeloy ! Fontgeloy : Les communistes ? Waldorf : Non. Zelten. Fontgeloy : Vous plaisantez ! Waldorf : Zelten vient de prendre d’assaut la Résidence et le pouvoir. » (Sieg., II, 4, p. 37). 637 Contrairement à Apollinaire dans Les Mamelles de Tirésias, Giraudoux ne renvoie pas explicitement à la « Grande Guerre ». 268 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? Giraudoux fait allusion à l’instauration de la République des soviets « proclamée à Munich en 1919 et bientôt abattue. […]. Mais, en 1923, Munich avait été le théâtre d’un nouveau 638 putsch, hitlérien, cette fois. », rappelle J. Body . Intermezzo fait des « pistolets » l’arme de l’exécution d’un criminel, ce qui, du point de 639 vue de la justice, laisse perplexe et fait penser au shérif des films américains . « L’Inspecteur : Vous avez vos armes ? (Affirmation). Des pistolets ? Excellent ! Préparez-les et dissimulez-vous derrière ce taillis. […]. Par ce chemin va venir une jeune fille… […]. En face du bosquet, surgira aussitôt un jeune homme… […]. Laissez-les parler cinq minutes. Puis convenez d’un signal pour tirer sur lui. C’est un dangereux assassin. Le gouvernement vous y autorise. » (Int., II, 4, p. 324). Quel est ce gouvernement, dont se réclame l’Inspecteur, qui, sans respecter une procédure judiciaire, confie aux anciens bourreaux, donc à des fonctionnaires qui ne sont plus en exercice, le soin d’exécuter, autrement dit d’assassiner, avec des armes de tueurs ? A la fin de la scène 7, « On entend deux coups de feu. Le Spectre s’affaisse à terre. » (Int., II, 6, p. 329). Pourtant, ni l’américanisme ni le cinéma n’ont influencé Giraudoux pour le choix des armes, contrairement à ses 640 contemporains, alors qu’il connaissait l’un et l’autre . Il réinvente ensuite le revenant puisque « […] identique au corps étendu, un Spectre monte. » (Int., II, 7, 641 p. 330) . Il choisit la solution de l’étrange, du surnaturel, du fantastique, à la fois pour poétiser la mort et pour ridiculiser une fois de plus l’Inspecteur. La victoire se mue en défaite, l’Inspecteur croit avoir des hallucinations, et le Spectre donne un nouveau rendez-vous à Isabelle : il faudra d’autres armes pour venir à bout de cette créature surnaturelle, celles de l’amour : celles du Contrôleur dont nous parlerons un peu plus loin. 638 Dans Pour Lucrèce, les « pistolets » sont des armes de duel, et qui tuent. Marcellus, nous l’avons dit à propos de la communication, use de l'arme de la parole dans le double combat Notice consacrée à la pièce (TC. [Pl.], p. 1152). Cf. J. Body, Jean Giraudoux, Editions Gallimard, 2004. Pour l’évolution du personnage de Zelten et de sa couleur politique au fur et à mesure des différentes versions, nous renvoyons aux précisions de J. Body, ibid. p. 1152-1153. 639 640 Salacrou, dans L’Inconnue d'Arras, sacrifie à la mode avec le revolver qui sert au suicide du héros dès la première scène : « On entend, très fort, un coup de revolver. […]. Un homme est mourant dans le fauteuil. » (Salacrou, Théâtre, Paris, Gallimard, tome 3, p. 125) et Vitrac dans Victor ou les enfants au pouvoir pour le dénouement, Charles tuant Emilie, sa femme, avant de se donner la mort : « On entend deux coups de feu. Le rideau se relève. Emilie et Charles sont étendus au pied du lit de l’enfant, séparés par un revolver fumant. » (Vitrac, Victor ou les enfants au pouvoir, Gallimard, « Le Manteau d’Arlequin », Théâtre français et du monde entier., Paris, 1946, p. 89-90). 641 Nous serions tentée de rapprocher les pistolets des Bourreaux des revolvers de Presto et Lacouf qui, dans Les Mamelles de Tirésias, meurent pour mieux se relever et s’entretuer à nouveau, dans un véritable numéro de clowns : « Presto et Lacouf armés de leurs brownings en carton sont sortis gravement de dessous la scène […]. Presto et Lacouf vont se battre. […]. Ils se visent. Le Peuple de Zanzibar tire deux coups de revolver et ils tombent. […]. Dès que le Peuple de Zanzibar est revenu à son poste, Presto et Lacouf se redressent, le Peuple de Zanzibar tire un coup de revolver et les duellistes retombent. Ils seront tirés en coulisse par un gendarme à cheval, mais, pendant le discours du Mari, ils sont revenus, et un nouveau coup de revolver les fait tomber… » (MT., sc. 4 et 5, p. 889-893). Giraudoux va rarement jusqu’à ces ème emprunts directs aux formes de spectacles populaires, voir notre 3 partie, chap. 2, Les attractions. 269 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux qui l’oppose au Procureur et à Lucile, mais Armand le contraint à se placer sur le terrain des armes concrètes : « Nos témoins sont déjà en tenue […], avec les pistolets, j’ai pris la liberté de les alerter tous les quatre, les tiens et les miens. » (Luc., II, 3, p. 1082). Cette réplique ordinaire de mélodrame est calquée là encore sur le roman de Laclos et le 642 duel entre Valmont et Danceny . Elle prend une autre dimension du fait de la présence de Lucile, véritable enjeu du duel, Paola en étant le prétexte : « Nous verrons tout à l’heure à qui elle est. », dit Armand, parlant de Lucile. (Luc., II, 3, p. 1081). En outre, Armand fait de ce duel non un simple règlement de comptes entre mari trompé et amant de Paola, mais ce qu’il appelle pompeusement un « jugement de Dieu », dans la meilleure tradition de la courtoisie et des romans de chevalerie, tradition décalée sous le Second Empire, ce qui justifie l’ironie de Marcellus après le dialogue entre la dame et son champion : « Armand : […]. M’acceptez-vous ? Lucile, d’un geste de tête : Oui. Marcellus : Alors en bas, beau chevalier ! » (Luc., II, 3, p. 1083). Sûr de lui, Armand jauge son adversaire : « Il n’est pas lâche. Il sait ma force au pistolet, où lui est passable. » (ibid.). A en croire cette réplique, le destin de Marcellus ne laisse aucun 643 doute: le duel ne serait qu’« une mise à mort », comme l’écrit J.-L. Barrault . Loin de sa valorisation par le vocabulaire chevaleresque, ce que confirme une remarque d’Armand : le séducteur est le « bouc-émissaire ». (Luc., II, 3, p. 1080). A. Job écrit à ce propos : « Dans Pour Lucrèce, de toute évidence, les ravages de la séduction […] pointent 644 en direction d’un sacrifice – d’ailleurs inutile et absurde – sur l’autel de la loi. » . Etrange combat, énoncé avec tout le vocabulaire attendu, employé, pour l’essentiel par l’offensé avec une certaine emphase : « provoquer », « à tes ordres », « duel », « témoins », « victoire », « défaite », et dont la fatuité est dénoncée avec humour par Paola dans la scène suivante. Personnage arbitre, sûr de son intervention dans cette partie dont il ne comprend pas d’abord qu'elle le concerneau premier chef, le Procureur cherche à rassurer Lucile sans deviner le moins du monde la cause de son inquiétude : « Le duel d’Armand ne doit point vous causer d’émoi. Prévenu par Paola, j’ai dépêché la police montée pour arrêter à temps les duellistes. Lucile : Elle y parviendra ? Le Procureur : Elle galope. Sauver la vie d’Armand vaut le galop. Marcellus est un beau tueur. Lucile : Une belle cible aussi, n’est-ce pas ? » (Luc., III, 2, p.1093). Une nouvelle fois, nous restons dans l’expectative, le séducteur étant donné comme supérieur. Lionel évoque plus loin les apprêts du duel dans une longue phrase toute entière construite sur des détails concrets pour arriver à l’issue heureuse, celle de l’arrivée de la maréchaussée : « Avant que le médecin ait retrouvé son lorgnon dans l’herbe, le plus grand ou le plus petit témoin, selon l’acharnement des adversaires, compté les pas, les duellistes dégrafé leur faux col, mes gendarmes auront depuis longtemps comblé leur retard… » (Luc., III, 2, p. 1096). Les objets dérisoires ôtent à l’événement la grandeur tragique qu’il a pour Armand et pour Lucile : de part et d’autre de ceux qui se placent dans la sphère héroïque, deux personnages, 642 643 644 270 Cf. A. Duneau : « Les "liaisons dangereuses" de Giraudoux : Pour Lucrèce », art. cit., op. cit., p. 71-78. « Pour Lucrèce est un combat avec une mise à mort. », J.-L. Barrault, Pour Lucrèce, CRB, n° 2, 1953, p. 80. A. Job, « De Combat avec l'ange à Pour Lucrèce. », dans La guerre de Troie a-t-elle eu lieu ?, op. cit., p. 67. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? à savoir Paola et le Procureur, pour des raisons différentes, donnent la version prosaïque d’une action que nous ne connaissons que par les différents points de vue, ce qui brouille notre perception de ce duel qui occupe une place considérable dans la pièce, tant du point de vue dramatique que par les enjeux symboliques qu’il représente pour Lucile. La sortie précipitée deLionel après l’aveu de Lucile fait subir au duel un gauchissement : « Il part avec ses pistolets, bousculant le greffier qui entre. » (Luc., III, 2, p. 1099). Le vocabulaire de Lionelsent le drame lui aussi : « Et vous avez même laissé à un autre 645 que moi le soin de votre honneur. » (ibid.). Est-il « médecin de son honneur » , dans la tradition du Siècle d’or espagnol ou un mari de vaudeville ? Que non pas ! Il redevient un personnage de farce par le gag de la bousculade. Notons que, contrairement à Intermezzo, non seulement le duel se joue dans le hors-scène, mais nous n’avons aucune mention du cadavre de Marcellus : il semble que cette mort reste abstraite pour Armand qui l’évoque alors que l’image qu’en donne le Procureur dans son récit est satanique, par le rire de Marcellus, et relève du Grand Guignol par la description : « Un flot de sang est sorti de sa bouche, avec votre nom au milieu. » (Luc., III, 5, p. 1108), ce qui ressemble fort à la mort d’Egisthe dans Electre. Armes de bourreaux mués en tueurs à gages, armes modernes de la reconquête de l’honneur perdu de trois personnages, armes qui manquent leur but moral en atteignant trop bien leur cible physique, celles qui tuent le Spectre et Marcellus mettent en lumière l’inanité des combats, le crime ou le vice triomphant, l’un par le rire sardonique qui cache un secret, celui qui « a fait un héros de ce fantoche », selon les termes de Paola (Luc., III, 4, p. 1108), l’autre par sa réapparition. Dans un cas comme dans l’autre, les tenants de l’ordre et de la morale sont les véritables vaincus, l’Inspecteur sur le mode burlesque, Armand, Lionel et 646 Lucile sur le mode tragique . Hors la lutte individuelle, Giraudoux évoque à plusieurs reprises la guerre. Sont à rapprocher deux pièces dans lesquelles un chef de guerre évoque pour la femme aimée le combat, Amphitryon 38 et La Guerre de Troie n’aura pas lieu. Après avoir obtenu de son époux le secret de ses victoires, une stratégie exposée en termes techniques, Alcmène obtient d’Amphitryon qu’il lui dévoile les phases classiques du combat individuel contre les ennemis, ce qu’il fait dans une phrase descendante : au rythme ternaire des unités de longueur proche (10/ 8/ 10/) succède la chute sur la relative (7) : « Je les atteins avec mon javelot, je les abats avec ma lance et je les égorge avec mon épée, que je laisse dans la plaie. » (Amph., I, 3, p. 127). Les consonnes dures, dentales et gutturales, les voyelles éclatantes [è], [a], accompagnent la violence guerrière, tandis que la liquide [l] et l’allitération en [m] constituent avec les voyelles nasales une sorte de basse qui soutient la progression du combat. S’agit-il d'une réécriture parodique de l’épopée ? La chute de la phrase sur le mot « plaie » et cette sorte d’arrêt sur image, et sur une image d’horreur, est bien dans le style de Giraudoux : nous en retrouverons des exemples dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu et dans Electre. Dans Homère, la « pique de bronze », tantôt javelot, tantôt lance, est nommée dans les 645 Cette expression renvoie bien sûr au titre d’une pièce de Lope de Vega. Rappelons que Giraudoux admire le théâtre du Siècle d’or espagnol. 646 Est-ce un hasard si, dans ces deux pièces, le meneur de jeu met l’accent sur le fait que l’action a été une parenthèse dans la vie des personnages, par deux expressions voisines : « Et fini l’intermède ! » (Int., III, 6, p. 356) « Et voilà l’intermède fini. » (Luc., III, 4, p. 1108) ? La différence étant qu’Intermezzo s’achève sur le triomphe de la vie, alors que Pour Lucrèce continue après la remarque de Paola, condamnant Lucile à être Lucrèce et le Procureur à la pleurer, tandis que le couple détruit d’Armand et de Paola quitte la scène. 271 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux 647 affrontements entre Hector et Ajax, entre Hector et Achille , la mise à mort se fait toujours par la « pique de bronze », même si le glaive a été utilisé. Les trois phases évoquées par le personnage de Giraudoux font aussi penser aux romans de chevalerie et aux combats d’estoc et de taille. Après avoir appelé son époux « aigle chéri », faisant de lui l’égal de Jupiter, Alcmène le compare à l’insecte qui viendra l’importuner et en lequel Eclissé verra une épiphanie du dieu (Amph., II, 4, p. 156) : « Mais tu es désarmé après chaque mort d’ennemi comme l’abeille après sa piqûre ! » (Amph., I, 3, p. 127). Habileté de l’auteur dramatique qui, par un dialogue sur la guerre et les armes, pose en même temps les termes de l’identité entre Jupiter et Amphitryon dans la bouche 648 d’Alcmène . A cette version épique du combat fait écho une évocation teintée d’amertume, celle d’Hector : « La lance qui a glissé contre mon bouclier a soudain sonné faux, et le choc du tué contre la terre, et, quelques heures plus tard, l’écroulement des palais ». (GT, I, 3, p. 489). La comparaison du rythme des phrases des deux personnages de guerriers est éclairante : à la montée sur des unités paires / 8/ 10/ 10/ suivie de la chute impaire, ou paire si l’on considère que le [e] n’est pas muet, / 7/ ou / 8/, prolongée par les points de suspension, rythme qui correspond à la confiance en soi du héros dans Amphitryon 38, s’oppose le rythme cahotique de la phrase d’Hector, deux fois descendante, / 12/ 6/ 9/ 7/ 7/, expression 649 de ce désenchantement qui s’est emparé de lui . Or le combat, c’est aussi la sauvagerie dont le « discours aux morts » donne un aperçu avec l’évocation de « celui dont la massue avait ouvert en deux le crâne et le petit écuyer […] dont fuyait le dernier sang. » (GT,II, 4, p. 524), souvenir certes de l’Iliade et de 650 l’écuyer d’Hector qu’a atteint la pierre lancée par Patrocle , mais surtout des horreurs des tranchées de 1914-1918 et du combat des Dardanelles auquel Giraudoux a participé. La lutte entre bellicistes et pacifistes est illustrée par la nécessité, selon Demokos, d’un chant de guerre, ce qui amène la variante antique d’une image d’Epinal, celle du poilu le fusil à la main : « Pâris : Nous avons déjà un chant national. Demokos : Oui. Mais c’est un chant de paix. […]. Pâris : Chante-le avec un javelot à la main et un mort à tes pieds, et tu verras. » (GT, II, 4, p. 516-517). Cette même arme est retournée contre Demokos au dénouement (GT, II, 14, p. 550) : le conflit verbal qui n’a cessé de s’intensifier et de s’amplifier entre le chef du sénat et ses adversaires ne peut se résoudre que par une violence plus grande. Ce n’est pas un hasard si l’appel aux armes de Demokos reprenant le motif du chant de guerre déclenche l’acte meurtrier d’Hector : une fois de plus, d’une scène à l’autre, Giraudoux construit l’action sur un objet, d’abord nommé puis utilisé. 647 L’Iliade, respectivement, chant XV, 423-464, op. cit., p. 257, chant XXII, 244-286, op. cit., p. 369. 648 649 Aigle et abeille réunis peuvent en outre renvoyer à un conquérant moderne, Napoléon Bonaparte. Au sens étymologique. En effet, la guerre avait pour lui des charmes, comme le lui fait remarquer Andromaque (GT, I, 3, p. 488). Après G. Teissier, nous renvoyons, pour l’ambiguïté des positions de Giraudoux devant la guerre, au chapitre « La guerre narrée. » dans Giraudoux et l'Allemagne de J. Body, Didier Erudition, 1975. 650 272 Iliade, chant XVI, 701-745, op. cit., p. 282. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? La troisième pièce antique, Electre, nous propose l’image de la ville assiégée par lesCorinthiens : « On voit leurs lances émerger des collines. Jamais moisson n’a poussé aussi vite et aussi drue. Ils sont des milliers. », dit le Capitaine à Egisthe (El., II, 7, p. 662-663). Pouraussi peu vraisemblable que soit cette invention de Giraudoux selon certains 651 commentateurs , elle ajoute à la lutte intestine le combat extérieur, selon le modèle de La Guerre de Troie n’aura pas lieu. Faut-il voir un souvenir de Shakespeare et de la forêt qui 652 marche de Macbeth dans cette représentation de l’armée ennemie ? La métaphore, par le mot « moisson », suggère l’acte de faucher, et donc de tuer : l’on voit comment la poésie peut embellir la guerre. La guerre extérieure se double d’une émeute dans Argos : « On vient de voler les tonneaux de poix en réserve, pour incendier les quartiers bourgeois. » (ibid.). La poix, cette arme défensive employée à l’époque médiévale et si fréquemment représentée dans les images d’Epinal des livres d’histoire de la Troisième République, passe à un ennemi intérieur, dans une perspective résolument moderne, celle d’une révolution populaire : la dissonance temporelle entre la « poix » et les « quartiers bourgeois » est résolue, sur le plan sonore, par une assonance en [oi] établissant une distance ironique, qui rejaillit aussi bien sur la représentation pseudo médiévale de la ville assiégée que sur les émeutes. Autres luttes, celles que raconte le Mendiant : la lutte désespérée du roi des rois contre ses assassins et celle d’Egisthe contre Oreste. Le rôle central étant dévolu à l’épée, la répétition du mot en fait un instrument du destin auquel les Atrides ne peuvent échapper. L’assassinat d’Agamemnon et celui d’Egisthe sont d’abord présentés par Giraudoux comme un combat dans lequel la victime prise au piège se débat. Le guet-apens dans lequel est tombé Agamemnon ne lui laisse d’autre ressource que de subir, les armes défensives ne lui étant d’aucun secours : « Egisthe […] approchait, l’épée renversée. […]. Et il plongea l’épée. Et le roi des rois n’était pas ce bloc d’airain et de fer qu’il imaginait, c’était une douce chair, facile à transpercer comme l’agneau ; il y alla trop fort, l’épée entailla la dalle. » (El., II, 9, p. 681). Cette mise à mort ressemble à celle des jeux du cirque romains plus qu'à la tragédie grecque ; elle fait aussi penser à un acte sacrificiel par la comparaison avec l’agneau. Pour passer de l’assassinat au suicide simulé, il suffit d’obtenir par les nombreuses pauses de la phrase l’équivalent d’un ralenti quasi cinématographique : « Et puis, comme Egisthe avait retiré l’épée sans y penser, ils le retournèrent à nouveau, et lui la remit bien doucement, bien posément dans la plaie. » (ibid.). En revanche, dans le récit du matricide, point d’arme nommée, cependant tous les verbes contribuent à suggérer celle du boucher ou le couteau sacrificateur du prêtre, cet objet en 651 Cf. C. Weil : « événement assez peu vraisemblable (comme la guerre déclarée dans Amphitryon 38 pour éloigner le général de sa demeure). Mais on peut dire aussi que ce coup de théâtre a été préparé dès l'acte I (à la scène IX, p. 633). », TC [Pl.], n. 1 de p. 663, p. 1581. 652 « La troisième apparition : […]. Macbeth ne sera pas vaincu jusqu’au jour où la grande forêt de Birnam gravissant Dunsinane marchera contre lui. » (Macbeth, IV, 1, dans Shakespeare, Œuvres complètes, op. cit., t. 2, p. 990). 273 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux creux, qui est également une arme dans des genres aussi éloignés que la tragédie grecque 653 et le mélodrame . Giraudoux parodie le mélodrame, et suggère l’acharnement bestial du fils contre la mère aimée/ détestée. « Egisthe entendit crier dans son dos une bête qu’on saignait. et ce n’était pas une bête qui criait, c’était Clytemnestre. Mais on la saignait. Son fils la saignait ». (El., II, 9, p. 683). La répétition insistante des verbes « crier » et « saigner », ce dernier employé transitivement par le Mendiant qui s’y connaît – pensons aux canards –, dans son langage brutal fait jaillir toute l’horreur du crime. Rappelons encore une fois que dans la pièce d’Euripide, le couteau est l’instrument du meurtre d’Egisthe : la violence du matricide et son atrocité sont accentuées chez Giraudoux par le vocabulaire et par son excès, le couteau qu’est devenue « l'épée » d’Oreste a quelque chose du Grand Guignol et le vengeur n’est plus qu’un criminel aveugle : « Il avait frappé au hasard sur le couple, en fermant les yeux. » (ibid.). La répétition des verbes peut correspondreaux coups d’Oreste, l’assonance en [e], voyelle éclatante, due à la terminaison en [-ait] de l’imparfait et à l’écho des mots « bête » et « Clytemnestre » est mêlée au [i] strident des cris de la reine : Giraudoux nous donne autant à entendre qu’à voir la scène. Egisthe, quant à lui, est gêné dans sa lutte comme l’a été Agamemnon, sinistre symétrie, par le corps de Clytemnestre : « Et elle se cramponnait au bras droit d’Egisthe. […]. Mais elle empêchait Egisthe de dégainer. Il la secouait […], rien à faire. Et elle était trop lourde aussi pour servir de bouclier. […]. Alors il lutta. Du seul bras gauche sans armes […], il lutta de sa main que l’épée découpait peu à peu, mais le lacet de sa cuirasse se prit dans une agrafe de Clytemnestre, et elle s’ouvrit. Alors il ne résista plus […]. » (ibid.). Le combat d’Egisthe est encore pluspathétique que celui du roi car tout le trahit : « l'épée », la reine, « sa main », sur laquelle Giraudoux fait comme un gros plan avec cette locution adverbiale, « peu à peu », qui étire le temps, renforçant l’horreur de la boucherie. Tous les commentateurs ont souligné le parallélisme des morts d’Agamemnon et d’Egisthe : nous nous attacherons pour notre part à quelques détails. Agamemnon est présenté dès le début avec son armure : « le fracas de la chute, à cause de la cuirasse et du casque, était bien celui d’un roi qui tombe, car tout était de l’or. » (El., II, 9, p. 680). Les deux personnages sont doublement victimes de la même femme, celle qui « pesait de tout son poids pour clouer [son mari] sur le dos », celle qui « empêchait » son amant « de dégainer », un poids mort qui s’oppose en apparence à la masse vivante et malveillante qui écrasait Agamemnon. Elle est celle qui désarme : « de ses dents, elle avait délié le lacet de la cuirasse » et c’est un objet de reine, comme dirait le Mendiant, qui remplit le même office pour Egisthe, cette « agrafe », arme plus que bijou. Cette femme rend vulnérable celui qu’elle déteste, mais aussi celui qu’elle aime : femme fatale, castratrice. Plus que la terreur, ressort de la tragédie antique, c’est l’horreur qui domine dans le récit de ces deux mises à mort, même si, par 654 certains aspects, nous pouvons y lire la violence sacrificielle . 653 654 Ou de roman feuilleton, le « surin » des Mystères de Parisd’E. Sue. C. Veaux commente ainsi le matricide : « Giraudoux juxtapose, dans le récit du meurtre de Clytemnestre, deux termes a priori antinomiques, le verbe "saigner", qui connote une violence extrême, animale, voire sacrificielle ? et le sujet "son fils". […]. [Il] signifie ainsi que la famille est un lieu de régression aux sentiments et aux comportements les plus instinctifs, les plus primaires : haine, amour, meurtre, possession. » (C. Veaux, L. Victor, La Guerre de Troie n’aura pas lieu et Electre de Jean Giraudoux, Neuilly, Atlande, 2002, p. 128). Cf. René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972. 274 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? C’est également avec une dimension d’horreur sacrée que nous a été transmise par la tradition livresque et picturale la représentation du meurtre d’Holopherne. Comment Giraudoux traite-t-il l’épisode ? Avant d’engager la lutte contre le chef ennemi, Judith apprend de Jean, l’officier juif, comment on tue : « Judith : Oui, à coup sûr, avec un poignard comme le tien ? […]. J’aurai tout mon temps. Jean : Alors au cœur, le pouce sur la lame et de bas en haut. » (Jud., I, 6, 655 p. 219-220) . Le geste est précis, et dans sa description, nous retrouvons l’étrange plaisir qu’apporte l’arme blanche par le contact physique avec le corps de la victime. Mais Giraudoux, pas 656 plus que les peintres, ne nous montre l’instant du meurtre . En revanche, ce même poignard devient l’instrument de la sauvegarde de Judith à l’acte II : « Egon l’embrasse à pleines lèvres, la prenant à bras le corps […]. Judith s’est débattue et libérée. Elle est au milieu de la ronde, son poignard à la main. » (Jud., II, 2, p. 239-240). Objet de risée, la jeune fille est au même moment dans une posture héroïque, seule contre tous. Il n’est peut-être pas indifférent de la voir ainsi parmi les aides de camp d’Holopherne, transformée en furie : le chef assyrien ne verra en elle que douceur. Qu’importe pour le grand rabbin et pour Paul le véritable mobile du meurtre puisque « Jean parcourt [le] camp [des alliés de l’ennemi] en montrant la tête du roi que [Judith] a tué ! » (Jud., III, 5, p. 263). Dans la pièce de Bernstein, l’héroïne rejoint le gibet et découvre dans une vision cauchemardesque la tête méconnaissable d’Holopherne : « Les corbeaux 657 ont déchiqueté le visage, ont mangé les yeux. » . La pièce se termine ainsi dans un climat expressionniste sur une image visuelle, alors que l’œuvre de Giraudoux dérobe à tous les regards le trophée, réservant à une phrase de récit, dans la meilleure tradition de la tragédie classique française, le soin de le faire imaginer. L’issue de la véritable lutte, pour l’héroïne giralducienne, est la soumission aux conditions des prêtres : « Joachim : Et tu désigneras ceux qui avec toi chaque jour jeûneront et porteront cilice. Tu acceptes ? Judith : J’accepte. » (Jud., III, 8, p. 276). 655 Obsession décidément que cette insistance sur l’acte de tuer : la question est posée par Alcmène à Amphitryon et implicitement à Hector par Andromaque, curiosité de femmes pour l’univers guerrier qui n’est pas le leur et pragmatisme teinté d’inconscience pour Alcmène ( « Alcmène : Tu les tues comment ? » [Amph., I, 3, p. 127] : et Andromaque : « Puis l’adversaire arrive… » [GT., I, 3, p. 488]). Fascination morbide ? Souvenir traumatisant de la Première guerre mondiale ? 656 Pour les références iconographiques, voir Connaître Giraudoux, CRB n° 36, p. 1-2 qui donne : Giorgione, Botticelli, Judith et la servante, Cranach le Jeune, Tintoret, Le Meurtre d’Holopherne, et, pour la sculpture, Donatello ; cf. D. Fouilloux, A. Langlois, A. Le Moigné, F. Spiess, M. Thibault, R. Trébuchon, Dictionnaire culturel de la Bible, Paris, Editions du Cerf, 1990, Nathan, 1990, p.141 et J. Poirier, Echos d’un mythe biblique dans la littérature française, op. cit., qui cite Cranach, Le Dominiquin, Le Caravage, Carrache, Michel-Ange et H. Vernet. Nous ajouterons Artemisia Gentileschi, Judith et Holopherne, œuvre dans laquelle la croix que dessine l’épée et la garde est exactement au centre de la toile, les jets de sang nous montrant l’instant précis de la mort (Analyse de l’œuvre dans Connaissance des arts, n° 658, mars 2008, p. 114-117). Dans la toile de Cranach, la belle jeune fille a la main gauche posée sur la tête d’Holopherne qui nous est présentée en raccourci et de la droite, elle tient l’épée dont la blancheur contraste avec les couleurs chaudes de son costume (Cf. J. Duquesne, La Bible et ses peintres, p. 129). 657 H. Bernstein, Judith, in Théâtre, Monaco, Edition du Rocher, 1997, p. 332. 275 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux Le « cilice », instrument de mortification que la Judith de Bernstein porte sous sa chemise 658 au premier acte , est une arme tournée contre soi, mais, chez Giraudoux, pour vaincre quel ennemi ? l’orgueil ? le corps désirant de l’amante d’Holopherne ? L’objet n’est en aucun cas une preuve de piété. Ce qui frappe le plus dans tous ces exemples, c’est la dévalorisation systématique des armes soit par leur inefficacité, soit par la mise en cause directe de l'héroïsme ou par sa survalorisation suspecte. D’autres armes offensives. Nombre d’objets peuvent remplir la fonction d’armes. Si le « gourdin » paraît tout désigné, manié par un personnage populaire comme la Nourrice qui défend Stella contre le Bouvier, dans Le Cocu magnifique de Crommelynck, on ne l’attend guère dans la seule pièce de Giraudoux sous-titrée « tragédie », or, c’est dans le première scène de Judith que « Des domestiques débouchent de toutes parts avec des armes et des gourdins. L'oncle de Judith, Joseph, les excite. » (Jud., I, 1, p. 199). Ce lever de rideau mouvementé est une chasse à l’homme, au prophète en l’occurrence. Les accessoires de costumes interviennent à plusieurs reprises comme armes. Dans le combat implacable contre ce qu’elle considère comme de l’hypocrisie et surtout comme une atteinte aux principes de la « confrérie » des femmes, Paola a recours aux objets pour vaincre Lucile. En effet, nombre d’accessoires sont indispensables à la mise en scène de la splendeur du désordre à laquelle Barbette doit prêter la main pour persuader Lucile du viol nocturne. La première fois, ces objets sont nommés dans une prolepse et Paola organise avec eux un tableau vivant : « Tu l’étendras sur les draps propres que tu souilleras à ta guise. Tu ouvriras son corsage, tu dégraferas son bas, tu prendras ses peignes. » (Luc., II, 1, p. 1066). Les adjectifs possessifs disent avec insistance ce que les verbes détruisent : la toilette d'une femme rangée. La seconde fois, Paola offre à Marcellus l’image d’une Procureuse étendue sur le lit de Barbette, « dégrafée, échevelée. » (Luc., II, 1, p. 1070). Les participes passés passifs qui font l’économie de la nomination des objets, montrent le résultat des actions énoncées à l’acte I, avec une nuance de violence plus grande, le participe « dégrafée » employé absolument, exprimant un désordre physique et moral qu’il faut rapprocher d’une réplique de Paola à Lucile pour en mesurer toute la portée : « Vous êtes gentille au-dedans, boutonnée jusqu'au col. Qu’un jour tous les boutons craquent ou que vous y ajoutiez une chape de supplément, cela vous regarde ». (Luc, I, 8, p. 1060). Enfin, à l’acte III, Paola donne àLucile et à Armand un résumé : « Barbette maquillant pour un faux viol Madame Blanchard entre ses couvre-pieds et ses bougeoirs. » (Luc., III, 4, p. 1106). Le verbe « maquiller » a de multiples résonances : précédant le qualificatif « faux », il insiste sur l’image du faussaire, or c’est bien un tableau que Paola a dépeint dans les actes précédents, mais il suggère également le trucage, qui relève du théâtre. Les objets retenus ne sont plus les mêmes, ils appartiennent au décor de la maison close. Nous réservons à l’étude de la fonction symbolique un autre objet de ce décor, le « miroir » : dans le contexte de la lutte, il a pour rôle de refléter le désordre du costume et de la chambre, de révéler « la défaite, la dévastation, la débauche » (Luc., II, 1, p. 1066),termes réunis par le préfixe qui indique la ruine, non seulement de la pureté de Lucile, mais de son orgueil et de la certitude de vaincre toutes les femmes infidèles d’Aix. « Défaite » sans combat, 658 276 Cf. Ibid., le geste d’Abigaïl qui le découvre, op. cit., p. 252. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? « dévastation » sans résistance, « débauche » sans viol : le groupe ternaire dit bien moins la victoire d’un séducteur supposé que l’acharnement d’une femme à détruire les illusions de Lucile sur elle-même. L’on notera que dans toutes les répliques de Paola qui mettent en place ou racontent le viol de Lucile, la dureté des sons consonantiques accompagne la mise en œuvre des moyens de la lutte : dentales, gutturales, palatales résonnent auprès de quelques chuintantes, sifflantes et fricatives qui suggèrent l’image d’une furie, ce qu’est aussi Paola, femme déchaînée contre sa victime, vengeresse impitoyable de la cause des 659 femmes . Il est, dans le théâtre de Giraudoux, d’autres moyens de combattre un adversaire : les pièges et les appâts, objets de lutte d’évidence moins glorieux qui apparaissent dans des œuvres aussi différentes que Judith, Electre, Ondine et La Folle de Chaillot. Les pièges sont curieusement en rapport avec des personnages qui entretiennent d’étranges relations avec la réalité concrète, Narsès et la Folle de Chaillot. La lutte pour la vie est mal engagée pour le premier qui, au dire du Mendiant, n’a jamais su faire de nœud : « Songez que Narsès était braconnier. » (El., I, 3, p. 614). Quant à la seconde, elle a bien chez elle une « souricière », mais l’objet est devenu inutile, puisque non débarrassé du dernier animal piégé : « Vous désamorcerez la souricière, elle est trop dure pour moi, et je n’ai pu enlever la souris… », dit-elle à Pierre (FC, I, p. 988). Or, à l’acte II, grâce à la « trappe », le sous-sol devient la véritable souricière pour les « mecs » et les « dames » qui les suivent, ils tombent dans le guet-apens imaginé par Aurélie au premier acte selon sa volonté de « les attirer tous à la fois dans le même piège. » (FC., I, p. 986). L’appât nécessaire est le « tampon d’ouate » imbibé de pétrole glissé par Irma dans les enveloppes (FC., I, p. 988) : le Prospecteur a été alerté par le goût de l’eau à Chaillot, il faut donc éveiller l’odorat des « mecs ». Ces deux sens, privilégiés aux dépens des trois autres, les rapprochent de l’animalité, au point qu’en fait de rongeurs – du patrimoine parisien – le sale Monsieur entend des chats : « Les sales bêtes. Ils miaulent. […]. Il y a même des chattes, à ce qu’on dirait. » (FC, II, p. 1028). Plaisant renversement giralducien qui fait des « méchants » tombés dans le piège ce que l’un d’eux déteste le plus, ces chats que nourrit et protège la Folle de Chaillot. Nous voyons comment le piège stricto sensu et la métaphore sont indissociables dans un imaginaire utopique, celui de l’éradication d’une espèce nuisible, celle des « mecs », par un moyen finalement plus radical que l’emploi de la « mâchoire d’âne de Samson ». Si la fantaisie tempère la violence et la cruauté dans La Folle de Chaillot, celles-ci sont présentes tout au long d’Electre, et ce dès le récit de l’histoire des Atrides par les Petites Filles. Deux métaphores filées parcourent la pièce, celle de la chasse, employée par Electre , et celle de la pêche à laquelle recourt le Président Théocathoclès pour interpréter le parcours nocturne d’Electre, métaphore qu’Oreste file à son tour : « Tu as vu un pêcheur qui, la veille de sa pêche, dispose ses appâts ? le long de cette rivière noire, c’était elle. Et chaque soir, elle va ainsi appâter tout ce qui sans elle eût quitté cette terre d’agrément et d’accommodement, les remords, les 659 Cf. « Que tu es belle, ma petite ennemie […], que tu es toi-même, dans ton sommeil ! […]. Pas une de tes moulures, pas une de tes encoches qui n’indique que ce sera un scandale de choix, un malheur inouï. J’ai la clef de la boite de Pandore… Tu l’as voulu, puisque tu as voulu que j’ouvre la haine. » (Luc., I, 10, p. 1065). La métaphore filée de l’ornement architectural pour dire le corps de Lucile participe de la réification de celle-ci par Paola qui l’a mise à sa merci par le narcotique ; quant à l’allusion mythologique, elle reprend sous forme imagée les termes abstraits de la phrase précédente. Nous savons qu’Electre emploie l’image de la clé pour « ouvrir » le secret de Clytemnestre : la clef participe du tragique. 277 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux aveux, les vieilles taches de sang, les rouilles, les os de meurtres, les détritus de délation. Quelque temps encore, et tout sera prêt, tout grouillera. Le pêcheur n’aura plus qu’à passer. L’Etranger : Il passe, tôt ou tard. » (El., I, 2, p. 605). Comme la chasse, la pêche est une figure de la lutte contre l’oubli et l’impunité des meurtriers. Le Président use de cette métaphore afin de faire comprendre sa pensée au Jardinier par des éléments concrets et allusifs à la fois, elle permet à Giraudoux de passer du tableau nocturne à sa dimension symbolique : cette « rivière noire » est celle de la mort qui rôde, et l’inquiétude du président du tribunal, soutien du pouvoir en place, est de voir surgir du passé la menace jusque-là écartée : les verbe « grouiller » évoque une prolifération cauchemardesque qui dit l’angoisse de ce juge si accommodant avec les crimes du pouvoir 660 que déguisent à peine ses images . L’allusion culturelle peut doubler l’image de l’arme : c’est le cas dans Siegfried. Dans la lutte menée par Zelten qui s’associe Geneviève et Robineau pour révéler à Siegfried son 661 véritable passé, une double allusion historique, à Charlotte Corday et à Judith , renforce la métaphore filée : « Geneviève : […]. Je cache un poignard sous mon corsage. Je viens tuer Siegfried. Je viens poignarder le roi ennemi sous sa tente. J’ai droit à cette confidente qu’on donne dans les drames à Judith et à Charlotte Corday. » (Sieg., II, 1, p. 25). Mais « c’est un assassinat sans blessure et sans cadavre. », commente Robineau (ibid.), « tuer » s’entendant ici métaphoriquement au sens de détruire l’identité allemande du Conseiller pour faire revivre celui à qui la jeune femme pourra dire « Tu es français, tu es mon fiancé, Jacques, c’est toi ! » (Sieg., III, 4, p. 54). Eva reprochant quant à elle les armes et l’appât que la Française utilise dans la scène qui les oppose dit à Siegfried : « Ne laisse pas exercer sur toi ce chantage d’un passé que tu ne connais plus et où l’on puisera toutes les armes pour t’atteindre, toutes les flatteries et toutes les dénonciations. […]. Ce n’est pas un chien que cette femme a placé en appât dans la France. C’est toi-même en inconnu, ignoré, perdu pour toujours. » (Sieg., III, 5, p. 59). Le paradoxe tient ici à l’opposition entre un élément concret, le chien, et un être défini par des mots de sens négatif, le Siegfried d’avant la guerre, alors que Geneviève a choisi « un pauvre chien sans origine, sans race [...], seul qualifié à [ses] yeux pour personnifier la France. » (ibid.). Zelten, lui, rend compte de son échec politique avec un humour grinçant : « J’avais préparé […] de beaux manifestes dont j’espérais recouvrir vos affiches sur les centimes additionnels et la création des préfectures, mais ma dernière arme me fait défaut aussi : la colle. » (Sieg., III, 2, p. 46). La lutte politique passe par la propagande, Zelten pas plus que Giraudoux ne l’ignore, mais cette bataille est perdue pour une raison dérisoire, exclusivement matérielle, non par le contenu des proclamations : l’auto-ironie du qualificatif antéposé, « beaux » ne laisse guère de doute ; le terme « manifeste », quant à lui, est autant artistique que politique et rappelle les fréquentations parisiennes de Zelten, les avant-gardes artistiques du début du siècle, or le combat du baron est une lutte d’arrière-garde : en effet, il s’agit d’une révolution 660 Pour le commentaire, nous renvoyons à note 1ère partie, chap. 3, Les objets et la rhétorique. 661 Pour l’assimilation des deux figures, voir le commentaire de la toile de Marat par J. Poirier dans Echos d’un mythe biblique dans la littérature française, op. cit., p. 17. 278 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? réactionnaire, Zelten rejetant la modernisation de l’Allemagne et sa transformation selon le modèle français. Dans un registre apparemment plus léger, dans Cantique des cantiques, Giraudoux use du terme « arme » dans une figure lexicalisée pour opposer les atouts de Jérôme, à savoir la présence et la force juvénile, à ceux du Président que décline, en un groupe ternaire, le Gérant du café où se retrouvent les personnages : « Le gérant : L’intelligence, la puissance, la bonté, ce sont pourtant des armes, cela ! Le Président : Hélas non, gérant ! C’est le train des équipages. Il n’y a qu’une arme plus faible : le génie. » (C, 8, p. 754). L’humour de l’amant évincé se teinte de l’amertume de l’écrivain qui a déploré à plusieurs 662 reprises le refus des Académiciens d’accueillir parmi eux sous la coupole Claudel . Enjeux de la lutte et stratégie exprimés par des métaphores. D’autres images lexicalisées et des clichés disent les enjeux de l’action ou une stratégie : les « appâts » sont nommés dans le reproche que fait Eva à Geneviève d’attirer le héros par tous les moyens (Sieg., III, 5, p. 59) ; dans Amphitryon 38, c’est le piège tendu par Alcmène à Jupiter (Amph., I, 6, p. 137), dans Intermezzo celui qu’évoque Isabelle à propos du Spectre (Int., II, 6, p. 328) et dans La Folle de Chaillot celui qu’Aurélie tend aux « mecs » (FC., I, p. 986) ; dans Judith, l’expression « se jeter dans vos filets » est une métaphore de la pêche ou du braconnage employée par Sarah pour l’arrivée de Judith au camp d’Holopherne avant que ne vienne dans sa tirade la comparaison de l’héroïne avec un jeune animal sauvage qui ne se défie pas du chasseur (Jud., II, 1, p. 230) ; Amphitryon et Jupiter parlent des « armes » dont ils disposent pour lutter (Amph., III, 4, p. 185) et Electre de la « clé » de l’énigme (El., II, 7, p. 667). Pour conventionnelles que soient ces expressions, cette insistance sur les armes et les pièges ne manque pas de nous interroger sur un imaginaire des relations humaines : seraient-elles, pour Giraudoux, fondées sur la ruse, la lutte sournoise, la volonté de surprendre l’adversaire, de le tenir à sa merci sans qu’il s’en doute ? Que ces pauvres ruses humaines échouent lorsqu’il s’agit d’une confrontation avec le surnaturel, Jupiter ou Spectre, est une autre affaire : les dés sont pipés, les humains se trouvent piégés à leur tour, comme si leur aveugle confiance était une version moderne de l’hybris des tragédies grecques antiques. L’intervention des armes, qu’elles soient ou non métaphoriques, marque souvent dans ce théâtre le paroxysme d’un conflit, comme si tout affrontement, fût-il verbal, ne pouvait se résoudre que par la violence morale ou physique, l’anéantissement de l’adversaire ou du contradicteur étant la seule issue possible. Vision pessimiste de l’humanité, dira-t-on, ou conscience de la violence à l’œuvre dans les rapports humains, empreinte de souvenirs de la Grande Guerre et écho des préoccupations d’un humaniste ? L’analyse structurale permet de dégager un certain nombre de constantes du théâtre de Giraudoux. Les enjeux de l’action sont rarement matériels et, lorsqu’ils le sont, ils se doublent souvent d’un enjeu social ou idéologique ; la part que prennent les objets dans les projets des protagonistes est importante puisqu’ils peuvent les soutenir, les contrecarrer, voire se substituer à leur volonté. Nous avons remarqué l’égale importance des trois axes actantiels : homme de son temps, Giraudoux est conscient du rôle que joue la communication, cependant, il cède peu au modernisme ambiant contrairement à certains de ses contemporains. Il est intéressant de voir que les objets, dans ce domaine, sont au cœur 662 Cf. IP.,3 , p. 703. 279 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux d’une réflexion sur l’interprétation des signes qu’ils délivrent. Pour ce qui est de la séduction, il est évident que, même sous les apparences les plus courtoises, se devine une lutte pour obtenir soit l’objet de son désir, soit le désir de l’autre. Toutes les stratégies révèlent chez les personnages de Giraudoux l’absence d’innocence et, à cet égard, les personnages de jeunes filles et de jeunes femmes ne sont pas les moins surprenants, mais ne subissentils pas l’attrait de la libération amorcée par les Années Folles ? Ce qui frappe également dans ce théâtre, c’est sa grande violence, qu’elle soit associée à la séduction ou à la lutte. Pourtant, rares sont les armes dans l’espace scénique : Giraudoux se conforme au modèle racinien, non pas pour des raisons de bienséance devenues obsolètes, mais parce qu’il sait la force dramatique du hors scène et le pouvoir des mots qui font imaginer au spectateur la violence de la lutte ou du meurtre. Ceci vaut pour les tragédies comme Judith ou Electre, encore que les récits du Mendiant mêlent le tragique et le burlesque. Or La Guerre de Troie n’aura pas lieu subvertit le modèle : sans doute est-il nécessaire que la violence d’Hector éclate sur scène et que sur scène ait lieu la manipulation de l’événement à laquelle se livre Demokos : la menace très réelle de la guerre dicte à Giraudoux des procédés utilisés certes dans le drame, mais également au cinéma. Il ressort donc de son théâtre une vision sombre de l’humanité. Chapitre 3. Objets et personnages. Nous avons déjà remarqué dans le théâtre de Giraudoux des relations entre personnages et objets : un personnage portant un nom d’objet, des personnages traités comme des objets, d’autres soumis d’une façon ou d’une autre aux objets actants. La perspective de ce chapitre est différente : nous abordons la question du rapport entre objets et personnages à partir de la problématique générale de cette seconde partie : sommes-nous en présence d’un théâtre mimétique ? Les objets ont-ils, à l’égard des personnages, une fonction indicielle ? La première relation entre objets et personnages nous vient, du moins pour le théâtre occidental, du théâtre grec pour lequel « le persona est le masque, le rôle tenu par l’acteur » 663 qui « ne se réfère pas au personnage esquissé par l’auteur dramatique. » , ce dont le théâtre de Giraudoux nous offre un exemple avec le jeu des Petites Euménides dans Electre 664 . Le fait que, par la suite, le personnage « s’identifi[e] de plus en plus à l’acteur qui l’incarne et se mu[e] en une identité psychologique et morale semblable aux autres hommes 665 et chargée de produire sur le spectateur un effet d’identification » a pour conséquence sa plus ou moins grande caractérisation. Il s’agira, en effet, de « recréer un effet de réel 666 en ménageant la crédibilité et la vraisemblance du personnage et de ses aventures. » . 667 A partir de là interviennent divers « degrés de caractérisation » dont le théâtre classique français et le théâtre naturaliste nous offrent les deux extrêmes, le premier « a de l’homme une connaissance essentialiste et universelle » ; il n’a donc pas besoin de caractériser matériellement et sociologiquement ses personnages, le second, au contraire, « s’attachera 663 664 665 666 667 280 P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, A. Colin, 2004, p. 247. El., I, 12, p. 636. P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, op. cit., p. 248. Ibid., p. 42. Ibid. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? à décrire scrupuleusement les conditions de vie des caractères, à rendre compte du milieu 668 où ceux-ci évoluent » . Giraudoux, admirateur de Racine et rejetant, comme l’on sait, le naturalisme, renoncet-il pour autant à caractériser ses personnages ? « Comme les futures créatures du théâtre de l’absurde, les personnages de Giraudoux ne sont pour la plupart que des êtres de parole, c’est-à-dire des êtres traversés, portés par une parole qui les précède, les enveloppe, les détermine 669 […]. », affirme Y. Moraud . Tout personnage de théâtre n’est-il pas un être de papier tant qu’il n’est pas incarné par un comédien ? Mais est-il si sûr que les personnages de Giraudoux soient si abstraits tels qu’ils apparaissent dans le texte des pièces ? Un certain nombre de « traits distinctifs » ne permettent-ils pas de les individualiser ? Or les objets sont au cœur des processus 670 de caractérisation , qu’il s’agisse de costumes, d’objets possédés ou acquis par le personnage, voire d’objets nommés dans des figures par lesquelles le personnage exprime idées ou affects. Il nous faudra alors nous inspirer d’une autre approche, celle que nous 671 fournit la réflexion de M. Vuillermoz . Nous nous attacherons donc aux objets qui sont les attributs de certains personnages, objets indiciels qui peuvent renvoyer aux catégories sociales auxquelles appartiennent les personnages et à leur cadre de vie, mais également à des caractérisations psychologiques ou morales, Giraudoux, pas plus que ses exacts 672 contemporains, ne mettant en question le personnage théâtral . Il nous paraît ensuite nécessaire de faire un sort particulier aux accessoires de jeu pour lesquels l’étude des didascalies gestuelles nous a déjà donné quelques pistes. Au théâtre, lors de la représentation, les objets sont maniés par les acteurs, et, dans le texte de théâtre, les actes des personnages prennent parfois appui sur des objets : nous avons vu que c’est l’un des éléments auquel se rallient tous ceux qui ont tenté de définir l’objet théâtral. 673 Etre de parole, le personnage ne peut-il se distinguer par le langage qu’il emploie ? Plusieurs traditions théâtrales nous invitent à poser la question : nous ne nous attendons certes pas à trouver des personnages parlant le langage de leur milieu ou de leur métier comme ceux du théâtre naturaliste, ni l’équivalent des « parlures » des paysans de Molière, mais Giraudoux ne nous réserve-t-il pas quelques surprises en la matière ? Nous devrions 668 669 670 Ibid., p. 43. Y. Moraud, « Giraudoux et notre interrogation sur le pouvoir, le sens et le discours », CJG n° 12, p. 35. Dans la tradition comique, l’objet est souvent l’indice d’un état ou d’une condition sociale, ainsi des clystères de M. Fleurant l’apothicaire chez Molière ou des épées de spadassins. Il peut également matérialiser la manie d’une personnage : la cassette d’Harpagon pour le besoin de thésauriser ou l’habit de qualité de M. Jourdain pour sa manie d’imiter les gens de qualité. L’objet est alors en relation avec le rire, satire ou caricature. 671 M. Vuillermoz, Le Système des objets dans le théâtre français des années 1625-1650, Genève, Librairie Droz, 2000, en particulier 2ème partie, chap. 4, p. 89-104. 672 « En France, Cocteau, Anouilh, Salacrou, Montherlant, Camus, Sartre et Giraudoux […] ont en commun, chacun à sa manière, d’être restés fidèles aux règlements usuels de la représentation et d’avoir maintenu au personnage le statut qui lui est assigné depuis le XIXème siècle, en adaptant son discours, ses questions et ses actes au monde contemporain. », écrit R. Abirached (R. Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, op. cit., p. 386). 673 Cf. P. Larthomas, Le Langage dramatique, Paris, A. Colin, 1972, PUF, 1980, « Les personnages et leurs langages. », p. 410-430. 281 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux ainsi mieux cerner le statut dramaturgique de l’objet et apporter d’autres éléments de 674 réponse à notre réflexion sur la mimésis dans le théâtre de Giraudoux . A) Inventaires de type sociologique. L’objet n’ayant d’autre existence que sous le regard des hommes et que par l’usage qu’ils en font, il peut sembler judicieux de tenter un inventaire sociologique des objets dans une œuvre dramatique. C’est du moins ce que préconisent les auteurs de L’Univers du théâtre qui estiment possible de reprendre à C. Duchet la distinction entre« objets professionnels 675 », « objets domestiques » et « objets décoratifs » . 1) Distinction entre « objets professionnels », « objets domestiques » et « objets décoratifs ». Rappelons que ces termes supposent une question du type « A quoi sert l’objet ? », et donc une réflexion sur leur valeur d’usage. Dès lors, peuvent être qualifiés de « professionnels » les objets qui se rattachent à l’exercice d’un métier, de quelque manière que ce soit, sans pour autant impliquer l’usage professionnel de cet objet en scène ou hors scène par le personnage, la nomination suffisant à le caractériser comme tel. Est « domestique » tout objet trouvant sa place ou son emploi dans une maison, même s’il apparaît dans un tout autre contexte, scénique ou non scénique. Enfin, est « objet décoratif » tout élément du 676 décor proposé par les didascalies externes ou internes et tout ce qui concourt à parer, à décorer un lieu ou un personnage, en scène ou hors scène. a) Objets professionnels. L’on s’aperçoit qu’un très petit nombre de pièces ne comporte aucun objet professionnel en scène (Sodome et Gomorrhe, Intermezzo) ou hors scène (L’Apollon de Bellac. Cela n’étonne guère pour l’œuvre d’inspiration biblique dont la fable renvoie à un lieu et à un temps mythiques. En revanche, l’absence de tout objet scénique tenant à un métier dans une pièce où cinq personnages masculins sont nommés par leur profession, le Droguiste, le Contrôleur des poids et mesures, l’Inspecteur, les deux Bourreaux, ne manque pas de surprendre. Les Bourreaux sont munis de « pistolets », armes qui ne conviennent pas vraiment à des exécuteurs patentés, et la « guillotine » est évoquée de façon très concrète, mais au cours de l’examen des bourreaux, et non à propos de la tâche qui leur est confiée : « L’Inspecteur : […]. Toi, de quel bois est la guillotine ? Le Premier Bourreau : Du bois de la croix chrétienne, de chêne, excepté le cadre de la glissière… » (Int., II, 4, p. 322). 674 Cependant, E. Bourdet ne décourage-t-il pas à l’avance notre entreprise lorsque, parlant du théâtre de Giraudoux, il écrit : « Son théâtre, qui n’est pas un théâtre d’action, n’est pas davantage un théâtre de caractères. La construction psychologique des personnages est réduite au minimum. Ils n’ont de particularités que celles qui leur viennent de leur sexe, de leur âge ou de leur profession. [...]. Cette vêture systématique leur tient lieu d’individualité. » (E. Bourdet, « Le théâtre de Jean Giraudoux », CRB n° 12, p. 12). 675 676 G. Girard, R. Ouellet, C. Rigault, L’Univers du théâtre, Paris, PUF, collection « Littératures modernes », 1978., p. 71. De cette définition de l’objet « décoratif », nous ne retiendrons que ce qui peut caractériser un personnage, les éléments de décor ne seront pris en compte qu’à la condition qu’ils disent quelque chose sur le personnage, ce qui est fort rare chez Giraudoux pour une première raison évidente, le refus du naturalisme. 282 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? Quant au Contrôleur des poids et mesures, il nomme bien quelques instruments comme la balance, le compas et la boussole, dont les noms prennent alors des majuscules, mais c’est dans le ciel astronomique (Int., II, 1, p. 307-308). Le Droguiste, lui, arbore fièrement des « diapasons », ceux du chef de chœur qu’il devient à l’acte III, bien que ce ne soit pas son métier. Signalons, pour le hors-scène, le « canon paragrêle » du vigneron dont parle le Maire à seule fin d’évoquer un des rares événements marquants de sa mandature, le suicide dudit vigneron (Int., I, 1, p. 280). Les seuls objets qui puissent être qualifiés de professionnels dans L’Apollon de Bellac sont le « registre » et la « corbeille à papier » or ils fonctionnent à peine comme tels. Le premier est un moyen de révéler le caractère peu amène du personnage locuteur : « Le registre est sur la table. Qu’elles’inscrive pour lundi ! » rétorque l’Huissier au Monsieur de Bellac (Ap., 1, p. 920) ; le second objet, la « corbeille » est un objet prétexte car Agnès s’en empare habilement par le discours pour faire l’éloge de la silhouette de l’Huissier : « Quand vous avez relevé la corbeille, elle ne s’est pas penchée avec vous, votre silhouette ? »(Ap., 3, p. 926). Les objets professionnels scéniques des autres œuvres se résument, la plupart du temps, au matériel conventionnel du théâtre. Il en est ainsi des armes diverses dont les noms nous sont familiers par la tragédie classique pour les guerriers des pièces à fable d’origine biblique ou antique, la plupart de ces armes étant des objets non scéniques, hors le « javelot » dont s’empare Hector à la fin de La Guerre de Troie n’aura pas lieu. Pour Cantique des cantiques, le premier acte de La Folle de Chaillot et celui de Pour Lucrèce, quelques objetsutilisés par des garçons de café, verres, carafes ou bocks contribuent à un effet de réel. Le Jardinier d’Electre n’est pourvu d’aucun objet rappelant sa profession, ce qui peut se concevoir, puisque c’est le jour de ses noces. Notons de remarquables exceptions. Pour uneinstitutrice remplaçante peu conventionnelle, l’Isabelle d’ Intermezzo, des objets enfantins,« le tableau bleu, […], la craie dorée, l’encre rose et le crayon caca d’oie », se sont substitués aux traditionnels objets du métier par un simple déplacement de couleur, mais n’est-ce pas pour mieux opposer le noir qu’impose 677 l’Inspecteur à la diversité des teintes, aussi variées que la vie et la nature ? Aux « filets » et à la « barque » du pêcheur d’abordmentionnés par Auguste, et situés dans le hors-scène (Ond., I, 7, p. 780) répond le « filet »dans lequel les pêcheurs ont capturé et amené Ondine, et que l’un d’eux réclame : « Ulrich : Et mon filet ? Je peux reprendre mon filet ? Le premier juge : Tu l’auras à la date prescrite.[…]. Ulrich : Ah mais non ! Je le veux tout de suite. C’est un outil professionnel. J’ai à pêcher ce soir !… » (Ond., III, 4, p. 835). Modalités interrogatives et exclamatives mettent en valeur l’importance concrète de l’objet pour le pêcheur, alors que pour les juges, il n’est qu’une pièce du dossier. Nous ne pouvons que souligner l’épithète « professionnel », inattendue sous la plume de Giraudoux. Dans La Folle de Chaillot, maints objets se rattachent au gagne-pain des petites gens, ainsi en est-ildes « poubelles » que fouille le Chiffonnier à la recherche de quelque trésor, « des 678 chiffons plus beaux que les coupons, des fourchettes en argent » (FC, I, p. 982-983), 677 Int., I, 6, p. 301.Cette variété s’exprime également dans le cosmopolitisme des prénoms de la « Marseillaise des petites filles » (Int., I, 6, p. 299). 678 Nous sommes loin des détritus accumulés telsqu’a pu les photographier E. Atget dans La villa (sic) du chiffonnier, boulevard Masséna, Paris, 1910 : « En 1903, on estime que 5 à 6 000 Parisiens trient les ordures de la bourgeoisie en quête d’objets qu’ils revendent pour vivre. » (G. Badger, Eugène Atget, op. cit., p. 48-49) ou Intérieur d’un chiffonnier, boulevard Masséna, Paris,1912 (ibid., p. 60-61). 283 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux del’introuvable partition de « La belle Polonaise » du Chanteur de rues (FC, I, P. 959), des objets des gagne-petit (FC., I, p. 956). Certains apparaissent en scène : les « lacets » du Marchand (FC, I, p. 956), les « quilles colorées » et les « quilles de feu » du Jongleur (FC, I, p. 957), un « bock » apporté par Martial (FC., I, p. 976), la « corbeille » de la Fleuriste (FC, II, p. 1025). Dans cet ensemble hétérogène, seuls les deux derniers objets sont en rapport direct avec une véritable profession exercée par un personnage en scène. L’« escabeau » d’Electre est-il un objet professionnel ? Non si nous nous en tenons au sens ancien de siège, privilégié par Jouvet, mais si nous optons pour le sens moderne le plus répandu, ce pourrait être celui d’une servante du palais, or, contrairement à ce qui se passe dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, aucune ne traverse la scène. Serait-ce l’escabeau d’un machiniste, rapporté des coulisses où il était remisé, par des serviteurs qui pourraient être les servants de scène, pour un personnage, le Mendiant qui en fait un usage particulier : « il s’installe peu à peu sur l’escabeau. » (El., I, 3, p. 609) ? Les quelques objets professionnels qui ne laissent planer aucun doute sur leur utilisation sont liés au théâtre : ce sont les projecteurs et les accessoires de décors dans L’Impromptu de Paris, les premiers étant nommés dans la pratique même du « Patron ». A l’issue de ce rapide inventaire, nous nous apercevons d’un irréalisme flagrant, les objets professionnels apparaissant presque toujours en dehors du contexte de leur utilisation habituelle, ce qui leur dénie leur valeur d’usage, rares étant les cas où ils contribuent à un effet de réel. Ceci nous amènera bien sûr à poser la question des fonctions que Giraudoux leur attribue. b) Objets domestiques. Pour ce qui est d’Intermezzo, les seuls objets domestiques scéniques sont, d’une part, ceux que les Bourreaux exhument, parmi d’autres plus incongrus encore, de leurs poches, sur ordre de l’Inspecteur, à seule fin de savoir qui des deux est « le vrai bourreau » : « un tire-bouchon prime », « deux cure-dents » pour l’un, « un peigne de femme » pour l’autre (Int., II, 4, p. 322), mais, coupés de leur contexte d’utilisation, ces objets n’ont plus rien de « domestique » et ne peuvent donc être rattachés à aucun personnage, à l’inverse de ceux qui ont leur place dans un lieu privé, la chambre d’Isabelle au troisième acte. En revanche, Ondine comporte nombre d’objets domestiques scéniques, « nappe », « assiettes », « bouteille », « verre », « aiguière » qui sont successivement nommés par l’un ou l’autre personnage lorsque le couvert est mis pour le Chevalier (Ond., I, 6, p. 774-776). Peu vraisemblables dans un Moyen âge de convention, certains sont des objets anachroniques, d’autres, présents dans une modeste cabane de pêcheurs alors qu’ils connotent la vie seigneuriale, tels la « superbe aiguière » et le « miroir d’or », illustrent les pouvoirs magiques d’Ondine. Cependant, les uns et les autres contribuent à mettre en place un tableau intimiste, une sorte de scène de genre dans laquelle le service d’amour se mêle à celui de la femme servante du seigneur : « Ondine : […]. Donne-moi la nappe, mère. C’est moi qui sers Hans. […]. De l’eau sur vos mains, majesté Hans ? […]. Eugénie : Les assiettes, Ondine ! » (Ond., I, 6, p. 774-775). Est-ce une parodie du théâtre naturaliste ou le réalisme si fréquent dans les contes 679 merveilleux ou fantastiques ? Quant à la « quenouille » de la Fille de vaisselle (Ond., III, 4, p. 844), clin d’œil possible à « La Belle au bois dormant », elle est sujette à des interprétations qui écartent sa dimension utilitaire et domestique au profit de sa fonction 679 Comment ne pas penser à la présence de la nourriture et aux descriptions de festins dans les Contes de ma mère l’Oye de Perrault ? 284 Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? symbolique : comme le fuseau de la vieille avec lequel se pique la princesse, la quenouille est pour Hans la faux de la Mort qui vient le prendre. Parmi les personnages qui les évoquent, Ondine est la seule à vouloir préserver de l’oubli le cadre de sa vie humaine dans un univers étranger, celui du Rhin dans lequel elle va plonger, sans mémoire et à jamais ondine. Là encore, cette pièce se distingue par le prix qu’attache l’héroïne aux objets humbles, ce qui explique le grand nombre d’objets nommés et nous invitera à les considérer 680 comme des objets « déterminants » . Les accessoires en rapport avec la nourriture présents dans Judith, Amphitryon 38, Ondine, Supplément au voyage de Cook et Sodome et Gomorrhe sont presque tous des 681 objets anachroniques : « boîte de conserves », « assiettes » ou « fourchette » , le réalisme se dénonce ainsi lui-même, l’incongruité de l’anachronisme aboutissant à une déréalisation. Les objets de toilettenommés dans Amphitryon 38 , Intermezzo , Supplément au voyage de Cook , Cantique des cantiques , L’Apollon de Bellac et La Folle de Chaillot sont soit anachroniques, soit désuets, et il n’est pas certain de surcroît que l’on puisse les compter pour des objets « domestiques », mais ils sont presque tous à mettre en relation avec les personnages féminins. Ainsi en va-t-il des « épiloirs et [des] limes » auxquels Alcmène attribue modestement, avec les « poudres et les onguents », sa beauté (Amph., II, 5, p. 159), de la « lime à ongles » de Thérèse à qui le Président reproche de laisser traîner ses objets intimes (Ap., 8, p. 939). Le « crachoir », le « dentier » de Mr. Banks, ainsi que le « tapis de liège » indispensable au confort des époux nous donnent une image caricaturale des Anglais (SVC, 10, p. 59). L’abondance d’objets domestiques pourrait faire penser à une revanche du romanesque dans l’écriture théâtrale, les personnages semblant avoir une vie privée dans un décor bourgeois ou petit bourgeois or le traitement que Giraudoux fait subir à la plupart de ces objets écarte la description mimétique et, de plus, ils sont rarement scéniques, en outre, bien souvent, la fantaisie et l’humour sapent l’apparente concession au goût du public 682 de l’époque . c) Objets décoratifs. En va-t-il de même avec les objets décoratifs si présents dans le théâtre de Boulevard dont ils attestent la fonction de miroir social ? Ils sont absents de la moitié des pièces de Giraudoux. Remarquons dans les pièces à fable biblique ou antique leur absence qui témoigne d’un refus de la reconstitution historique signalé précédemment. Et Ondine ne cède rien au style troubadour des drames romantiques. Les objets décoratifs scéniques appartiennent certes au cadre de vie de certains personnages, mais ils ne sont que rarement nommés de façon neutre : ainsi, Geneviève ironise-t-elle sur « le nécessaire de fumeur », les « coussins » et le « tapis de guéridonbrodé » qui représentent à ses yeux l’Allemagne telle qu’on a voulu l’imposer à Siegfried (Sieg., II, 1,p. 24). Tandis que les bustes des décors de Siegfried (Sieg., II, 1, p. 23) et de L’Apollon de Bellac (Ap., 3, p. 924) donnent un caractère officiel à la pièce qu’ils ornent, ceux de Cujas et de Lycurgue chez le Procureur impérial Blanchard proclament le rigorisme moral du personnage et la rigueur de la loi (Luc., III, p. 1091). Un accessoire de costume inattendu permet à Aurélie, la Folle de Chaillot, de 680 M. Vuillermoz, Le Système des objets dans le théâtre français des années 1625-1650, op. cit., p. 92. 681 682 RespectivementJud., I, 3, p. 205, Ond., I, 1, p. 762, Ond. , II, 9, p. 807. L’on voit par là comment il s’oppose à Mauriac qui, dans Asmodée, insiste non seulement sur le décor intimiste de la vie des personnages, mais sur leurs occupations, sur des attitudes, par exemple tout le jeu de la jeune fille avec le livre et la lecture en présence de Blaise (A, II, 4, p. 67). 285 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux trancher sur la médiocrité ambiante, mais cet « iris géant » dont elle s’est parée à défaut du boa qu’elle a perdu (FC., I, p. 972) est bien davantage qu’un ornement : il est un signe d’extravagance et de fantaisie relevant d’une poétique de l’objet. Dans le hors-scène, la catégorie la plus fréquente est celle des bijoux, attestée dans Amphitryon 38, Judith, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Supplément au voyage de Cook, Electre, Cantique des cantiques, Sodome et Gomorrhe, Ondine, Pour Lucrèce. En faire un signe de coquetterie ou d’un goût du paraître chez les personnages qui les portent serait bien réducteur : nous verrons qu’il faut leur attribuer des fonctions diverses. Les deux pièces dont le hors-scène est le plus chargé en objets décoratifs sont L’Apollon de Bellac et Pour Lucrèce. Les logements de Thérèse et d’Agnès s’opposent en tous points, celui de Thérèse se caractérisant par une accumulation de bibelots sans valeur artistique, et celui d’Agnès par la simplicité : cette antithèse double évidemment le contraste entre deux images de la féminité, l’une faite de simplicité et de vérité, qui n’est pas sans rappeler Isabelle vue par le Contrôleur d’Intermezzo, l’autre d’artifice et de mensonge, mais dans cette dialectique du vrai et du faux qui relève d’une poétique et d’une esthétique, les objets délivrent d’autres messages : adjuvants ou opposants du personnage masculin, ils ont une fonction dramatique. Dans la dernière pièce de Giraudoux, l’intérieur confortable de Marcellus est à peine évoqué tandis que la demeure d’Armand apparaît comme celle d’un collectionneur averti : les Guys y voisinent avec les Corot, les Liotard et les meubles « en palissandre ». (Luc., I, 5, p. 1048-1049). Ces objets fonctionnent comme des indices du goût de ce personnage : 683 ils sont donc ce que M. Vuillermoz appelle des objets « déterminants » . L’inventaire sociologique n’aura servi qu’à confirmer une évidence : les personnages de Giraudoux n’exercent pas de métiers en scène, même s’ils en ont un, ou ils exercent temporairement une activité professionnelle qui n’est pas la leur et, dans ce cas, la perspective a changé. Quant aux objets domestiques et décoratifs, ils sont des parfois des indices du cadre de vie des personnages ou de leurs goûts, mais il faut plus souvent les relier aux projets des personnages et à l’action. 2) Distinction d’A. Moles entre objets « d’usage privé » et objets « d’usage 684 public » . Dans sa Théorie des objets, A. moles oppose les objets « d’usage privé » et les objets « d’usage public ». Cette distinction peut-elle éclairer quelques aspects des personnages du théâtre de Giraudoux ? Les objets domestiques paraissent a priori tout désignés pour être d’usage privé, or il n’en est rien, en fait, pour la plupart des objets scéniques : la sphère du privé n’étant jamais, chez Giraudoux, cette « cloche à plongeurs » que doit être, selon le Contrôleur d’Intermezzo, une maison humaine (Int., III, 3, p.345), et, pour cela, point besoin d’Asmodée : l’hospitalité, l’amour, le désir, ou des raisons triviales, subvertissent l’ordre normal des choses. Pour Hans, chevalier venu de nulle part dans la nuit, surgissent d’on ne sait où, et dans une pauvre cabane de pêcheurs, « assiettes d’or » et « aiguière » précieuse (Ond., I, 6, p. 774). Si l’intimité d’Alcmène n’échappe pas aux regards de Mercure à l’acte I, elle est exposée à l’imagination des Thébains par Eclissé qui leur dévoile la toilette de sa maîtresse (Amph., II, 4, p. 155). Dans Supplément au voyage de Cook, les lits dressés sur scène nous font entrer 683 684 286 Ibid., p. 92. A. Moles, Théorie des objets, op. cit., p. 11. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? dans l’intimité orageuse du couple Banks et dans la trivialité de ses préoccupations par des objets vils, le « tapis de liège », le « crachoir », la « tabatière » (SVC., p. 589-590). Les objets les plus prosaïques sortent des poches des Bourreaux, mettant sous les yeux de tous les personnages ce qui relève de leur vie privée, à moins que ce ne soit celle des condamnés après leur exécution (Int., II, 4, p. 322). Le motif de l’effraction apparaît plusieurs fois dans Intermezzo. Dès l’exposition, un objet privé, l’agenda d’Isabelle, sorte de journal intime de la jeune fille, est triomphalement exhibé par les demoiselles Mangebois qui le produisent comme pièce à charge : « L’Inspecteur : Comment est-il venu en votre possession ? […]. Léonide : Je l’ai trouvé sur le trottoir. Le Droguiste : Vous avez eu l’impudence de le lire ? […]. Le Contrôleur : Ce carnet appartient à Mademoiselle Isabelle. Vous deviez le lui rendre. » (Int., I, 5, p. 291-292). Les réactions du Droguiste et du Contrôleur mettent l’accent sur l’incivilité et l’indiscrétion commises par les « vieilles taupes ». Or ce motif de l’intrusion d’un regard indiscret dans la vie de la jeune fille se retrouve à l’acte III, d’abord avec sa valeur négative soulignée par le Maire et l’Inspecteur (Int., III, 1, p. 333). Par un curieux renversement, le Contrôleur fait passer son attirance et l’indiscrétion qui va de pair avec elle pour un ensemble de signes qu’il a captés, parlant de « ces meubles et ces objets qui déjà [lui] ont fait tant de signes par la fenêtre ouverte. » (Int., III, 3, p. 340). Inverse du premier acte dans lequel l’objet privé est rendu public, le troisième acte rend public avec l’espace privé de la chambre les objets 685 qu’elle contient . Dans la même œuvre, quelques rares objets peuvent être considérés comme d’usage public : tous ceux qui ont trait à la vie municipale et qui sont nommés par le Maire et par l’Inspecteur : « affiches », « panneaux », « urnes » électorales, feuilles du « recensement quinquennal officiel » (Int., I, 4, p. 285-286). Pensons également au « portillon » et au « guichet » de la gare à l’acte IV de Siegfried. A priori devraient rentrer dans cette catégorie les tables des terrasses de cafés et de pâtisserie de Cantique des cantiques, de La Folle de Chaillot et de Pour Lucrèce, encore que dans la première de ces pièces, l’une d’elles soit « la table des brouilles », ce qui excède sa simple valeur d’usage public pour les personnages qui s’y installent (C, 1, p. 730) et qu’une autre donne accès aux conversations privées comme le révèle Victor à la fin de la pièce : « Tout le monde a entendu. J’ai oublié de vous dire que la table Deux est sonore. Elle correspond même avec la table Onze à l’opposé. » (C, 8, p. 753). Comment séparer la vie privée et la vie publique des personnages giralduciens masculins dont la plupart occupent des postes de responsabilité, Siegfried conseiller d’Etat, Amphitryon général en chef, l’Inspecteur désigné par le gouvernement pour rétablir l’ordre, Egisthe régent d’Argos, les Présidents de Cantique des cantiques, de L’Apollon de Bellac et de La Folle de Chaillot et enfin le Procureur de Pour Lucrèce ? Pour les personnages féminins, le surnaturel, les dieux, Dieu, quand ce ne sont pas les hommes, interviennent pour les mettre sous le regard de tous, qu’il s’agisse d’Alcmène, de Judith, d’Hélène, d’Electre, d’Ondine, de Lia ou de Lucile. Il appert de ce qui précède que le classement des objets inspiré de la sociologie aboutit à un inventaire qu’il faut considérer avec les plus grandes précautions pour de multiples 685 Le Spectre, quant à lui, pénètre par effraction toutes issues fermées (Int., III, 3, p. 345). Giraudoux a pris soin, dans la didascalie liminaire de l’acte III, d’ouvrir pour le spectateur la chambre d’Isabelle sur l’espace public, préparant ainsi habilement tout le jeu sur le privé et le public dans cet acte : « Un balcon à deux fenêtres d’où l’on voit la place de la petite ville, sur laquelle donne aussi une porte fermée. » (Int., III, 3, p. 333). 287 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux raisons : dans une pièce de théâtre, les objets n’ont d’existence que par rapport à l’action, qu’ils soient des éléments du décor, de costume ou des accessoires de jeu et ils peuvent donc changer de catégorie au cours de la pièce, selon ce qu’en font les personnages. Par conséquent, les isoler et ne les considérer que dans leur rapport mimétique à la réalité, c’est faire abstraction de toutes les fonctions qu’ils peuvent avoir. Nous voyons là les limites de telles investigations qui ne tiennent pas compte du statut sémiologique de l’objet théâtral.En effet, l’enquête sociologique risque bien d’amener à voir dans l’œuvre théâtrale un simple reflet de la réalité, contemporaine ou non, de l’écriture de la pièce. Les objets ne fonctionnent pas indépendamment de la relation qu’entretiennent avec eux les personnages par leur discours et par leurs actes ni de la tonalité des répliques dans lesquelles ils sont nommés. Affirmer que la bêche est un outil professionnel ne rend évidemment pas compte du contexte moralisateur dans lequel elle apparaît (SVC, p. 570), ni du détournement que lui font subir les personnages, l’outil devenant un signe, ni de l’humour et de la poésie qui président à son évocation. L’opposition entre objets privés et publics encourt les mêmes reproches quant à l’absence de prise en compte du contexte d’apparition de l’objet dans les répliques, dans les scènes. Elle demeure cependant intéressante dans la mesure où elle fait voir à quel point, 686 dans le théâtre de Giraudoux, la sphère du privé et celle du public s’interpénètrent . L’approche que propose M. Vuillermoz, nous semble avoir l’avantage de tenir compte du contexte d’apparition des objets et de permettre de mieux appréhender la notion de personnage par les connotations attachées à certains objets. B) Objets « déterminants ». Nous étudierons dans les lignes qui suivent des objets qui sont les attributs de certains personnages, voire de types de personnages, qu’il s’agisse de costumes ou d’accessoires. Pour le terme « attribut », nous prenons à notre compte la définition proposée dans leur introduction par les auteurs du Dictionnaire des symboles qui nous semble particulièrement riche : « une réalité ou une image, servant de signe distinctif à un personnage, à une 687 collectivité, à un être moral » . A un exemple qu’ils donnent, « la massue d’Hercule », nous 688 ajouterons celui que propose le Dictionnaire Robert , « le caducée pour Mercure », mais nous écarterons le sceptre qui est moins un attribut qu’un emblème de la royauté, objet que Giraudoux n’octroie d’ailleurs en tant qu’objet scénique ni à Holopherne, ni à Priam, ni à Egisthe. La remarque selon laquelle l’attribut peut-être « une image » nous semble particulièrement utile pour le théâtre de Giraudoux : elle nous invitera à nous demander si certaines images construites sur un lexème d’objet peuvent fonctionner comme les objets eux-mêmes. 686 Ces interférences entre le public et le privé ne sont pas nouvelles : la tragédie racinienne est fondée sur les relations complexes entre la passion et le pouvoir et sur l’impossibilité, pour les personnages, de faire la part de leur vie privée et de leur vie publique autrement que dans le déchirement (Bérénice) ou la mort (Pyrrhus dans Andromaque). Elles prennent cependant chez Giraudoux une dimension particulière : le domestique est de l’ordre de la femme, le public de l’ordre del’homme dans la Grèce et audelà… Les héroïnes de Giraudoux font éclater la frontière, sans pour autant entrer dans le politique comme la Thérèse des Mamelles de Tirésias d’Apollinaire. 687 688 288 J. Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Editions Robert Laffont/ Jupiter, 1982, p. IX. Robert I, p. 128. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? 689 M. Vuillermoz préfère, quant à lui, le terme d’objets « particularisants » que nous adopterons pour désigner les costumes ou d’autres éléments matériels qui ont une fonction indicielle pour les personnages et entretiennent avec eux une relation métonymique, qu’ils soient ou non présents dans l’espace scénique. Nous reprendrons la distinction qu’il fait entre déterminations sociales d’une part, déterminations psychologiques et morales d’autre part, ainsi que le terme de 690 « surdétermination » dont nous infléchirons le sens, pour désigner les relations entre des objets signes et des types de personnages comme le guerrier ou l’intellectuel. A l’occasion d’une reprise d’Intermezzo à la Comédie Française, L. Decaunes oppose les personnages des pièces de Giraudoux à ceux d’autres formes de théâtre : « Il est bien évident que les personnages […] n’ont que peu à voir avec les caractères bien tranchés, fortement individualisés, d’une comédie de mœurs ou d’un théâtre psychologique. Et, par exemple, le Contrôleur ni l’Inspecteur n’ont guère d’existence en dehors de la conception de la vie qu’ils incarnent chacun. Ce sont des abstractions […] les prototypes d’une mythologie qui dresse 691 l’échelle des valeurs humaines. » S’étonnera-t-on de ne trouver chez Giraudoux qu’un petit nombre de déterminations sociales, psychologiques et morales pour les personnages ? Ayons présent à l’esprit ce qu’il dit des héros de Racine qui « s’affrontent sur un pied terrible d’égalité, de nudité physique et morale », contrairement à ceux de Corneille, de Shakespeare ou de Goethe : « Leur personnage ne comporte pas l’accessoire, ni en pensées, ni en actes, ni en costume […]. Jamais héros ne se sont souciés aussi peu de leurs épées, de leurs colliers, de leurs socques. Ils ne parlent de leurs voiles que pour s’en 692 plaindre. » . Les personnages de Giraudoux sont-ils eux aussi « diminués de tout pittoresque extérieur » ? 1) Déterminations sociales par les objets. Nous nous intéresserons successivement aux objets indices de richesse ou de pauvreté, à ceux qui permettent de distinguer les catégories sociales ou les métiers. a) Objets indices de richesse ou de pauvreté . Les objets indices de richesse, costumes et accessoires, concernent essentiellement des personnages féminins. La première à désigner Judith avec toute la rancœur d’une servante chassée et humiliée, Sarah déclare à Egon : « C’est une riche. » (Jud., II, 1, p.230) et, lorsqu’il l’interroge, les réponses qu’elle donne font du personnage de Judith une riche Israélite de l’entre-deux689 690 691 M. Vuillermoz, Le Système des objets dans le théâtre français des années 1625-1650, op. cit., p. 89. Ibid., p. 97. L. Decaunes, « Un art poétique de Giraudoux », revue Comédie Française n° 120, juillet 1983, p. 23. Il est évident qu’au contraire, Mauriac dans Asmodée, H. Becque dans Les Corbeaux, donnent aux personnages une épaisseur psychologique, les particularisent. 692 J. Giraudoux, « Discours sur le théâtre », repris dans Littérature, op. cit., p. 39. 289 Les objets dans le théâtre de Jean Giraudoux guerres à l’image de celles qu’a fréquentées Giraudoux. Elle est, selon Sarah, « La fille à la mode. » et, à Egon qui voit en Judith « la royauté de Judas qui flotte autour d’elle. », Sarah répond : « Non, la haute banque. Ne devines-tu pas, autour de cette simplicité, les voitures à ressort, les bijoux à chaîne de sûreté ? » (Jud., II, 2, p. 234). Les objets anachroniques renforcent ici un des lieux communs de l’antisémitisme des 693 années 30 . L’insistance de Judith elle-même sur ses chevaux et ses robes (Jud., I, 4, p. 206) fait d’elle une mondaine. C’est aussi l’image que nous donne Eclissé de Léda dont la robe semble signée par 694 un grand couturier des années 30, une Jeanne Lanvin par exemple, qui a dessiné entre autres les costumes d’Amphitryon 38 : « sa robe d’argent avec liseré de cygne, mais très discret » (Amph., II, 5, p. 163). Le chic s’autorise d’une allusion à la forme sous laquelle Jupiter a séduit Léda, de telle sorte que la détermination sociale coïncide avec la mythologie, l’argent connotant la richesse et la beauté. Les robes de Clytemnestre, par l’or et la pourpre reçoivent une connotation de richesse et de pouvoir ; pourtant, la reine insiste sur un double fardeau : ces robes exigées par une fonction sociale de représentation et le corps d’Agamemnon qu’elle a subi (El., II, 8, p. 678). La détermination sociale par le costume s’efface alors au profit d’un discours sur l’écrasement de la femme par l’homme et par le roi, mais ceci est une autre affaire, celle du statut de la femme. Les bijoux de la reine, « collier », « pendentifs », font écho à ceux de Jocaste dans La Machine infernale, or le personnage de Cocteau a les réflexes d’une femme de la haute société, lorsque Tirésias s’inquiète de la venue de quelqu’un sur les remparts : « Ecoute, Zizi, je tremble, je suis sortie avec tous mes bijoux. » (Mach., I, p. 28). On n’imagine pas chez les reines et les jeunes filles de la haute société giralduciennes ce genre de réaction : ce sont des femmes sûres d’elles, mais cette « broche en diamants » que le Mendiant, dans son monologue du « poussé ou pas poussé » associe à un chat 695 blanc, fait de Clytemnestre une mondaine, C. Veaux parle même de « reine Art Déco » . Ainsi, par leurs costumes et leurs bijoux, Judith, Léda et Clytemnestre apparaissentelles comme des femmes modernes de la haute société. A l’inverse, tels qu’ils sont présentés dans une didascalie, costume et accessoires de la Folle de Chaillot font d’elle une déclassée. Ils sont un condensé oxymorique de la richesse 693 Nous n’entrerons pas dans la polémique sur la question de la judéité et de l’antisémitisme, renvoyant non seulement pour nourrir le débat aux ouvrages de J. Body, Giraudoux et l’Allemagne, op. cit. et à sa monumentale biographie , Jean Giraudoux, op. cit., mais également à un CJG consacré aux Figures juives (CJG n° 21), à deux articles de la revue Europe, (n° 841, 1999), celui de J. Body, « Innocent et coupable », p. 150-162 et celui d’H. Meschonnic, « Giraudoux, la laideur de la beauté », p. 163-175, ainsi qu’à l’ouvrage de C. Meyer-Plantureux, Les Enfants de Shylock, L’Antisémitisme sur scène, Bruxelles, Editions Complexes, 2005 ; nous mentionnerons enfin le Colloque de Clermont-Ferrand, Giraudoux Européen de l’entre-deux guerres, juin 2006, dont les Actes sont parus dans le CJG n° 36 et en particulier les communications de P. d’Almeida, « Les responsabilités de l’écrivain Giraudoux, de la guerre à la guerre » (CJG n° 36, p. 349-362) et A. Job, « Giraudoux et la crise de nos idéaux » (ibid., p. 363-374). A compléter par Poirier, J, Echos d’un mythe biblique dans la littérature française, Presses Universitaires de Rennes, 2004, en particulier p. 95-96 sur Judith. 694 « C’était Chanel qui habillait les héroïnes de Cocteau. C’est de chez Lanvin que sortent les robes d’Alcmène et de Léda […]. Robes capiteuses, à demi transparentes, vêtements de velours et de satin, l’Antiquité n’y est que très allusivement suggérée. L’ensemble, beaucoup plus parisien que grec, mêle sensualité, luxe et fantaisie dans l’atmosphère d’une soirée costumée, ou demicostumée, de 1929. », écrit à propos de la création J. Robichez dans la Notice consacrée à la pièce (TC [Pl.], p. 1276). Le choix des costumes allait dans le sens du texte. 695 290 C. Veaux, L. Victor, La Guerre de Troie n’aura pas lieu et Electre, de Jean Giraudoux, op. cit., p. 65. Deuxième partie. Les objets dans la dramaturgie. Un théâtre mimétique ? et de la pauvreté : « jupe de soie », « face à main » et « camée » sont des signes de sa splendeur passée, justifiant le titre de « comtesse » que lui donnent le personnel du café Francis et les marginaux, tandis que la « pince à linge de métal » et le « cabas » révèlent la misère de celle qui habite désormais un sous-sol de Chaillot (FC, I, p. 964). L’alternance, dans l’accumulation, des objets indices de deux rangs sociaux opposés, nous semble un pied de nez au naturalisme : l’hétéroclite défie le classement. Aristocrate ou grande bourgeoise, l’on ne sait trop quel est le statut social exact de Paola dans Pour Lucrèce : sa « robe marengo » peut cependant être considérée comme 696 du dernier cri par sa référence napoléonienne sous le Second Empire ; le « mantelet » réclamé à Armand