RENOIR. - Monsieur Robineau, à partir de la centième, au moment où notre
visage changé en visage de roi ou de caraïbe1, nous descendons sur la scène,
portant nos traînes sur nos bras ou évitant de toucher les robes de nos
partenaires femmes avec nos cuisses passées au brou de noix, c'est, au
contraire, chaque soir avec plus d'angoisse que nous nous demandons :
Comment vont-ils être aujourd'hui, que nous écoutons par l'écouteur le murmure
des entrées, que nous regardons par le trou du rideau comment ils s'assoient,
comment se règle la proportion des galeries et des fauteuils, des chevelures et
des calvities. Jusqu'à la centième, nous sommes dans un pays connu. Même si
chaque visage de spectateur pris en soi nous est étrange, nous avons vu ce
visage de salle. Nous sommes entre familiers, nous connaissons ce rire de salle,
ce bruit de salle, cette toux de salle. D'ailleurs, il est rare que le spectateur n'y
prenne pas forme amicale. Vers la trentième, nous avons un géant, toujours le
même : il a fini par trouver la place d'où il gênait le moins, à l'angle du premier
rang... [...]
ROBINEAU. - Et à la centième, tout se complique ?
RENOIR. -Au contraire. Il n'y a plus d'individus. Il n'y a que des salles. Il y a des
salles simples, naïves, qui applaudissent l'esprit, qui frémissent aux horreurs, qui
éclatent aux plaisanteries, et on ne sait pourquoi elles sont naïves : les femmes
en sont habillées avec raffinement, les hommes ont des visages de Grecs, de
penseurs. II y a des salles qui comprennent tout, qui dégagent de la pièce des
indications, des subtilités méconnues de nous-mêmes, et on ne sait pourquoi
elles comprennent tout, car j'y aperçois des paysans en blouse, et si j'essaye d'y
distinguer un visage, il est idiot. Parfois des salles distraites, qui sont étonnées
du premier au dernier mot, qui ont l'air de suivre un rébus, ou d'attendre que
Bouquet chante, que Castel enfile un tutu et danse La mort du cygne, qui se
lèvent à la fin sans hâte, se demandant pourquoi nous ne commençons pas, et
nous regardent sans applaudir, espérant le mot de la charade...
ADAM. - Et ces salles incompréhensibles, Renoir, dont les gens semblent être
venus pour les opérations les plus différentes, excepté celle d'entendre une
pièce, par erreur ou pour attendre le train, ou pour éviter un chien enragé qui
circule dans la rue Auber, ou comme si c'était une assemblée de conjurés qui
attendent l'heure de l'émeute. De celles-là j'ai peur. Je me dis qu'à un signal, le
théâtre va se vider tout à coup.
BOVERIO. - Et il y a les salles heureuses, les salles malheureuses, les salles
froides, les salles chaudes, les salles d'assassins, les salles de sauveteurs.