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confère un caractère de menace globale,
incluant terre et ciel. La relecture pessimiste
de l’histoire et sa périodisation,
l’accélération de la succession des époques
conduisant à un rythme de plus en plus
rapide à la catastrophe, la parénèse qui en
découle (sous la forme d’une exhortation à
changer de mode de vie au plus vite, par
exemple en passant d’une économie de la
croissance à une économie de la rareté), y
sont des procédés également très récurrents.
Le dualisme caractéristique de l’apo-
calyptique s’y donne lui aussi à voir :
l’opposition n’est plus celle des forces du
mal et des forces du bien, mais celle de
l’homme et de la nature, le mal venant du
rapport de domination que l’homme
entretient avec la nature, ou d’une sorte de
rébellion de l’homme contre sa propre
nature, lui qui a voulu croire qu’il était un
« empire dans un empire ». La perspective
sotériologique qui s’y dessine est en partie la
même : certains comportements sont censés
conduire au salut, d’autres sont censés mener
à la perdition, et il est urgent de savoir
discriminer entre eux car la catastrophe est
imminente. Le futur catastrophique résultant
d’une faute imputable à l’être humain, le
salut ne peut passer que par un changement
de mentalité et de comportement. Le
jugement final équivaut ici enfin strictement
à la catastrophe en ce sens où l’homme, qui a
cru pouvoir maîtriser la nature, voit son
hybris sanctionnée par la révolte de la
nature.
Les analogies discursives
Mais au-delà de ces caractéristiques
communes assez frappantes, qui autorisent à
tenir les scénarios de catastrophe écologique
stricto sensu pour des apocalypses profanes,
il existe d’autres équivalences discursives
décisives, lesquelles peuvent être relevées,
non plus dans la littérature de vulgarisation
scientifique, mais dans les théories élaborées
par les philosophes de l’environnement. Il
s’agit, tout d’abord, du procédé de
totalisation du monde et de l’humanité (au
moyen du recours à l’hypothèse annihilatoire
développée par les scolastiques), ensuite, de
l’imagination du pire (au moyen de la
prophétie de malheur), et ensuite de la
configuration politique et morale d’un
monde à la hauteur de ces enjeux ultimes (au
moyen d’un système d’attentes et de
projections prospectives).
Pour ne prendre qu’un seul exemple, il
est remarquable qu’Edgar Morin (1984),
après avoir déclaré que la nouveauté
introduite par la crise environnementale
(pensée conjointement avec la menace
nucléaire) tient à « l’émergence planétaire de
l’humanité – ou à l’émergence de l’humanité
planétaire » qui devient pour elle-même un
tout du fait d’être menacée en totalité dans sa
survie, reprenne jusque dans son détail le
schéma tripartite selon lequel s’articule toute
apocalypse pour indiquer de quelle manière
il sera possible de sortir de cette « impasse ».
Ainsi aux trois temps selon lesquels se
déroule l’apocalypse – le temps de
l’oppression, qui doit aller s’amplifiant
jusqu’à l’extrême limite de l’aliénation et de
la souffrance ; le temps de la résistance, du
refus héroïque et rare, des solitudes et de
l’écœurement devant la débauche, au cours
duquel il convient de choisir son camp et de
se préparer à la fin du monde ; le temps de la
libération, celui de la résurrection première,
de la chute de Babylone et de la
reconstruction de Jérusalem –, il fait
correspondre l’ouverture au cours du
XXe siècle d’une ère de « méga-mort »
portant à leurs limites les possibilités de
destruction de l’humanité, puis la nécessité
de « résister au Néant », aux formidables
forces de régression et de mort, résistance
passant par une « Révolution », et enfin
l’espoir d’une « nouvelle naissance », qui
serait liée à la naissance « de l’encore
inexistante et potentielle humanité ».
L’intérêt de ces analyses comparatives
que l’on pourrait aisément multiplier tient à
ce que, en révélant des équivalences
discursives plus nombreuses qu’on ne
pourrait le croire, elles mettent au jour un
continuum discursif multiséculaire qu’il
importe d’élucider précisément afin de
savoir si les problèmes écologiques, dont il
est possible de montrer que leur élaboration
théorique repose sur la reprise d’un tel
héritage, disposent du cadre adéquat pour
pouvoir être pensés et, par la suite,
éventuellement résolus.
► AFEISSA H.-S., La Fin du monde et de
l’humanité. Essai de généalogie du discours