PDF 563k - Œconomia

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Œconomia
History, Methodology, Philosophy
5-2 | 2015
Varia
L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre
et de la demande : une tentative d’interprétation
An Attempt at Interpreting Pellegrino Rossi on the Law of Supply and Demand
Claire Baldin et Ludovic Ragni
Éditeur
Association Œconomia
Édition électronique
URL : http://oeconomia.revues.org/1698
DOI : 10.4000/oeconomia.1698
ISSN : 2269-8450
Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2015
Pagination : 193-227
ISSN : 2113-5207
Référence électronique
Claire Baldin et Ludovic Ragni, « L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre et de la demande :
une tentative d’interprétation », Œconomia [En ligne], 5-2 | 2015, mis en ligne le 01 juin 2015, consulté
le 30 septembre 2016. URL : http://oeconomia.revues.org/1698 ; DOI : 10.4000/oeconomia.1698
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Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
L’apport de Pellegrino Rossi à la
théorie de l’offre et de la demande :
une tentative d’interprétation
Claire Baldin* et Ludovic Ragni**
Cet article réexamine l’apport de Pellegrino Rossi à la loi de l’offre et de la
demande par rapport aux contributions de Say, Ricardo ou Smith. Il
montre que Rossi développe une théorie de la valeur originale qui emprunte à la fois à la pensée classique anglaise et à la pensée continentale
française et fonde sa conception de l’offre et de la demande. L’article met
en évidence les mécanismes novateurs que Rossi retient pour expliquer la
loi de l’offre et de la demande pour diverses formes de concurrence par
rapport à ceux que Say ou Ricardo envisagent pour la seule libre concurrence. On montre que Rossi peut être considéré comme un précurseur du
concept de prix de réservation développé par Jules Dupuit et de plusieurs
formes de raisonnements à la marge qui l’amènent à proposer une analyse
de la loi de l’offre et de la demande originale.
Mots-clés : libre concurrence, théorie de la valeur, théorie de l’offre et de la
demande, marginalisme, prix de réservation, Dupuit (Jules), Say (JeanBaptiste), Smith (Adam), Ricardo (David), Rossi (Pellegrino)
An Attempt at Interpreting Pellegrino Rossi
on the Law of Supply and Demand
This article aims at reinstating Pellegrino Rossi’s contribution to the
theory of supply and demand. It shows how Rossi developed an original
theory of value with sources taken from both traditional English and
French thought. This article shows how innovative the mechanisms used
by Rossi to explain the theory of supply and demand as compared with
the classic theory of free competition. We show that Rossi can be considered as a precursor of the concept of reservation price which Jules Dupuit
developed. The author also seems to be the precursor of many marginalist
economists. His analyses brought him to the development of an original
look at supply and demand at the beginning of the nineteenth century.
*GREDEG, UMR 7321 du CNRS et l’Université de Nice Sophia-Antipolis,
[email protected]
**GREDEG, UMR 7321 du CNRS et l’Université de Nice Sophia-Antipolis,
[email protected]
Les auteurs remercient les deux référés anonymes pour leurs critiques constructives. Ils remercient également l’éditeur de la revue Œconomia et Jean-Sébastien
Lenfant pour les commentaires avisés qu’ils ont aimablement apportés à ce texte.
Bien évidemment les erreurs ou omissions qui subsisteraient ne sauraient leur
être imputées.
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Claire Baldin et Ludovic Ragni |
Keywords: free competition, value theory, theory of supply and demand,
marginalim theory, reservation price, Dupuit (Jules), Say (Jean-Baptiste),
Smith (Adam), Ricardo (David), Rossi (Pellegrino)
JEL: B10, B12, B13, B21
Le jugement que Schumpeter porte sur l’œuvre de Pellegrino Rossi
peut paraître étonnant à l’historien de la pensée économique. Schumpeter indique en effet que « Rossi a mérité son succès mais ne mérite
pas d’être cité davantage » et que, « du point de vue de l’analyse, c’est
du Ricardisme dilué avec un peu de Say » (Schumpeter, [1954] 1983,
t.2, 184). L’appréciation de Charles Gide et de Charles Rist va dans le
même sens. Pour ces auteurs : « l’économie politique anglaise est encore enseignée par un grand nombre d’économistes, parmi lesquels il
faut citer Rossi dont le Cours d’Economie Politique […] eut un succès
d’assez longue durée, dû non à une contribution originale, mais à
l’éloquence un peu trop oratoire du style » (Gide et Rist, 1909, 405).
Malgré une vie souvent tumultueuse1 le succès de Rossi est indéniablement politique et académique2. Il est nommé Professeur au Collège de France le 15 août 1833, le Cours qu’il y dispense jusqu’en 1838
fut largement apprécié même si sa nomination à cette charge fut con-
1
Sur la vie scientifique, politique et sociale de Rossi on consultera H.A.L.
D’Ideville (Comte de) (1887), L. Ledermann (1929) ou J. Graven (1949). Rossi fut
formé par Luigi Valeriani Molinari (1758-1828) considéré comme l’un des premiers économistes favorables à l’usage des mathématiques en économie mais que
notre auteur ne cite pas. Rossi s’inspira également des travaux de M. Gioja (17671829) et côtoya Sismondi qu’il cite à de nombreuses reprises. Du point de vue
méthodologique il se référa, au début de ses enseignements, à J-B. Say afin de
défendre l’idée que l’économie est une science d’observation et un art. Il opte
ensuite pour la méthode abstraite de Ricardo tout en soulignant que l’économie
est aussi une science morale et appliquée annonçant en cela la démarche de L.
Walras. La différence de méthode est fondamentale entre Rossi et Say au sens où
elle perdura entre économistes libéraux continuateurs de Say d’une part, et J-S
Mill d’autre part, lorsque ce dernier systématisa la méthodologie abstraite de
Ricardo (Zouboulakis, 1993). L’opposition entre Say et Rossi tient également au
rejet par le second de l’utilitarisme (Vatin, 1998, 112). Rossi est aussi présenté
comme un économiste éclectique (Ledermann, 1929 ; Marco, 1988) en raison de
ces références multiples. Sur la méthode de Rossi, indépendamment du Cours, on
peut consulter : « De la méthode en économie politique » (Rossi [1834] 1957) et,
pour une comparaison avec celles de Ricardo et Say, les contributions de Steiner
(1986b, 1990) ou de Béraud et alii (2004). Rossi fut, à partir 1845, ambassadeur de
France auprès du St Siège (envoyé par Guizot) puis ministre de l’Intérieur et des
Finance du pape Pie IX. Victime d’un complot dont on ne retrouva pas les commanditaires il est assassiné à Rome en 1848.
2
Joseph Garnier cite 25 fois Rossi dans son Traité d’économie politique sociale ou
industrielle ; c’est à peine moins que Say, Smith, Chevalier ou Bastiat et davantage
que Mac-Culloch et Senior.
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| L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre et de la demande
testée3. Ses enseignements de droit constitutionnel4 furent quant à eux
objet de polémique après qu’il fut nommé Professeur à la Faculté de
3
Si Rossi est le successeur de Say au Collège de France, il n’en est pas le disciple.
Il fut soutenu à cette charge par Guizot alors ministre de l’Instruction publique
contre Charles Comte, gendre de J-B Say. Rossi avait en effet noué de forts liens
d’amitié avec Guizot et le Duc de Broglie lorsqu’il résidait à Coppet et exerçait les
fonctions de député à la Diète fédérale Suisse. En 1833, le Collège de France désigna Rossi pour remplacer Say alors que l’Académie des sciences morales et politiques vota pour Comte. Guizot trancha en faveur de Rossi. J. Garnier [« Note
bibliographique » du Cours de Rossi (1865)] ne relate rien de particulier en ce qui
concerne les premiers cours dispensés par Rossi à la Chaire d’économie du Collège de France alors que L. Reybaud et H. A. D’Ideville indiquent que ces enseignements furent l’objet d’incidents (Reybaud, 1864, 961 ; D’Ideville, 1887, 85). On
peut émettre quelques doutes quant à la véracité de cette dernière thèse. En effet,
Guizot ne fait allusion à aucun incident au Collège de France dans ses Mémoires
(Guizot, [1858-1867] 1860, t.3, 121-127) alors même qu’il n’hésite pas à relater les
difficultés rencontrées par Rossi à la Faculté de Droit et que D’Ideville (1887, 78)
reprend les citations de Guizot (Guizot, ibid., 123) concernant les interrogations
du Roi Louis-Philipe quant à la pertinence d’avoir nommé Rossi à cette dernière
charge et qu’il ne dit rien à propos du cours d’économie. De même, ni J. Graven
(1949), ni A. Dufour (1989) ne font allusion à des difficultés que Rossi aurait rencontrées pour dispenser ses cours au Collège de France.
4
Colmet-Daage relate (D’Ideville, 1887, 76) qu’il fût demandé à Rossi de ‘parler’
français lors des premières séances de son cours de droit constitutionnel alors
qu’une autre partie de l’auditoire l’applaudit. La nomination de Rossi à la chaire
de droit constitutionnel de la Faculté de Paris n’est pas étrangère à Guizot qui en
suggéra la création à Louis Philippe. Pour Guizot, l’enseignement du droit constitutionnel devait permettre d’exposer et de défendre la Charte de 1830. Les convictions politiques de Rossi vont certainement en ce sens. Il est à la fois un libéral
modéré et partisan d’un Etat capable de garantir la conduite des affaires. Selon
Guizot, Rossi est le candidat idéal pour enseigner le droit constitutionnel comme
il l’est pour l’économie. Ceci est confirmé par l’appréciation toute en nuance de
D’Ideville qui souligne l’intérêt de Rossi pour la Charte et son habileté à défendre
le point de vue des Doctrinaires sur cette question tout en évitant d’attiser les
oppositions entre membres du parti du Mouvement et ceux de la Résistance dont
Guizot est l’une des principales figures: « En résumé, Rossi devait préconiser
d’un bout à l’autre de son cours le système de la Charte de 1830 et enseigner que
le système représentatif "avec ses savants ressorts et ses mouvements complexes"
est le chef d’œuvre des gouvernements […] Nous ajouterons pourtant que, malgré sa grande dette de reconnaissance envers le gouvernement de Juillet, Rossi
soutient les théories constitutionnelles avec la plus parfaite modération, ainsi
qu’on pourra s’en convaincre, par exemple, en lisant les premières leçons consacrées à l’étude du pouvoir exécutif. Placé entre le mandat donné par M. Guizot et
l’extrême susceptibilité des étudiants de 1830, Rossi sut avec une habileté parfaite, une dignité absolue, servir les intérêts du gouvernement et, sans froisser
aucune conviction, ramener à la véritable interprétation des principes de 1789
bien de généreuses intelligences » (D’Ideville, 1887, 74). Guizot, en nommant
Rossi au Collège de France, avait certainement pour intention de garantir les préoccupations de la Monarchie de Juillet dont la Charte est l’un des fondements. Le
régime, supporté notamment par le parti de la Résistance, était soucieux de la
stabilité politique entre libéraux et conservateurs. Pour les adversaires de Guizot,
comme on peut le lire dans la Revue indépendante, Rossi apparaissait ainsi
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Paris en 18345 ce qui ne l’empêcha pas de devenir Doyen cette institution en 1843.
Pour autant, on peut se demander si, du point de vue de l’analyse
économique, les thèses de Rossi méritaient le jugement laconique de
Schumpeter ou celui péremptoire de Gide et de Rist. Deux raisons
justifient ce questionnement. La première a trait au fait que Rossi
passe au crible, certes à des fins d’enseignement, mais aussi théoriques et critiques, les analyses que Say, Malthus, Ricardo et Smith
développent pour expliquer les fondements de la valeur au regard du
statut à accorder à la richesse. La seconde, concerne l’étude de la valeur par rapport à la loi de l’offre et de la demande en libre concurrence mais aussi en monopole afin de proposer une critique des auteurs précédents.
Evaluer les apports de Rossi quant à l’articulation de ces deux
thématiques se justifie d’autant plus que la première moitié du XIXe
siècle est marquée en France par les débats qui opposent Say aux économistes classiques d’Outre-Manche à propos de la théorie de la valeur. Par rapport à ces débats, il apparait que Rossi cherche à mettre
en perspective ses propres conceptions de la valeur et de la loi de
l’offre et de la demande par rapport à celles de Ricardo et Say en accordant une place importante aux situations de monopole alors que
ces auteurs limitent le plus souvent leurs analyses à la libre concurrence.
Il n’existe, à notre connaissance, aucun travail d’histoire de la pensée économique qui traite de la relation entre ces deux thématiques
chez Rossi alors que la période considérée voit émerger la pensée
d’auteurs classés souvent parmi les précurseurs du marginalisme en
ce qui concerne l’étude de la loi de l’offre et de la demande même s’ils
ne peuvent pas tous être placés sur le même plan historiographique.
On citera au premier chef Jules Dupuit6 qui se réclame de Rossi pour
son analyse de l’utilité et sa conception de la demande. Il est également difficile de passer sous silence Antoine Augustin Cournot qui,
comme « la nymphe Egérie de l’école doctrinaire » laquelle veut faire de lui le
défenseur attitré de la monarchie de juillet (Graven, 1949, 34).
5
Rossi devient vice-président de la section IV de l’Académie des sciences morales
et politiques en 1839 et fut nommé Pair de France la même année. En 1842, il fait
partie des cinq fondateurs de la Société des Economistes et participe à la création du
Journal des Economistes, organe de diffusion de la pensée libérale bien qu’il fût
considéré comme un défenseur timide de cette philosophie politique. Il existe en
effet à cette époque deux cercles principaux d’auteurs qui constituent l’école libérale en France (Breton et Lutfalla, 1991). L’un est constitué d’économistes et
d’idéologues comme Say, ses fils, Dunoyer ou Comte. L’autre regroupe des
hommes politiques comme Guizot, des économistes politiciens comme Blanqui
ou Garnier (Le Van-Lemesle, 1991).
6
Dupuit est classé parmi les économistes ultra-libéraux en raison des positions
qu’il défendit au sein de la Société d’Economie Politique (Breton et Lutfalla, 1991).
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| L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre et de la demande
bien qu’ignoré jusqu’en 18637, développe dans les Recherches en 1838
une conception critique de la théorie des richesses qui ne repose, ni
sur la théorie de la valeur travail, ni sur une appréciation subjective
de l’utilité. Cournot développe son analyse comme une critique de la
loi de l’offre et de la demande telle que l’exposent les auteurs qui l’ont
précédé et à l’encontre de laquelle il s’inscrit en faux. Pour Cournot
en effet, la formulation de la loi est soit dénuée de sens, soit mathématiquement fausse de sorte que « la plupart des auteurs n’en auraient
fait aucun usage » (Cournot, [1838] 1974, 84-85 et [1863] 1981, 64) :
Les théoriciens se sont à peu près accordés à présenter (la loi de l’offre et
de la demande), nous ne dirons pas d’une manière fausse, mais d’une manière qui n’offre réellement aucun sens. "Le prix des choses a-t-on dit
d’une voix presque unanime, est en raison inverse de la quantité offerte, et
en raison directe de la quantité demandée." (Cournot, [1838] 1974, 84)
Or, la loi apparait en des termes quasi-identiques chez Rossi :
La loi qui règle les prix, ont dit les uns, et cette loi a été mise en évidence il
y a longtemps par l’économiste Ferry8, la loi qui règle les prix n’est autre
7
La date de 1863 marque la parution de la critique que Roger de Fontenay
adresse, comme représentant du courant libéral, aux Principes de Cournot parus
la même année et dans lesquels l’auteur reprend largement les objections qu’il
adressait déjà à la loi de l’offre et de la demande dans les Recherches en 1838.
8
Ce passage, qui apparait au tome 3 du Cours de Rossi, n’a pas été relu par
l’auteur. Le Cours fit l’objet d’une édition pirate en 1836 (Garnier, 1865, Vatin,
1998) qui donna lieu à une plainte devant les tribunaux. Les 36 premières leçons
(deux premiers tomes du Cours) furent rédigées par Rossi à partir des notes
prises par Porée et publiées en 1840. Ces leçons correspondent à celles dispensées
durant l’année 1836-1837 (Garnier, in Rossi, 1865, t.1, V-XV). Selon Garnier les
volumes 3 (Ed. Thorel, 1951) et 4 (Ed. Guillaumin, 1854) correspondent aux seules
notes de Porée et furent publiés par les fils de Rossi (D’Ideville, ibid, 84). Ces deux
derniers ouvrages correspondent aux enseignements de 1837-1838. Aussi, la référence à Ferry, empruntée au volume 3, risque fort d’être un lapsus calami de Porée. Rossi se réfère sûrement à Pietro Verri, alors même qu’aucun économiste de
renom ne répond, à l’époque, au patronyme de Ferry. Les Meditazioni sulla economia politica de Verri ont certainement inspiré Rossi. En effet, au chapitre IV de cet
ouvrage Verri présente une analyse de la valeur en termes d’utilité et de rareté. Il
en déduit une analyse de l’offre et de la demande en libre concurrence et pour
diverses situations de concurrence qu’il qualifie de « monopole » comme Rossi.
Verri indique notamment, que la valeur des choses résulte, à la fois, de leur utilité
et de leur rareté. Il précise notamment : « Quels sont les principes élémentaires
du prix des choses ? Ce n’est surement pas le seul besoin qui doit le fixer […] La
rareté seule n’est pas non plus une raison suffisante pour déterminer les prix. […]
Le besoin et la rareté réunis sont donc les deux principes qui concourent à fixer le
prix des choses : plus ces deux circonstances réunies ont de force, et plus les prix
des choses augmentent ; comme au contraire, plus une marchandise est abondante, ou plus le besoin qu’on en a diminue, et plus le prix en sera bas » (Verri
[1772] 1773, 27-29). Pour Verri, le prix des choses est le résultat de
l’ « abondance » c’est-à-dire « non de la quantité absolue » mais de la quantité
que les vendeurs veulent bien offrir : « L’abondance d’une chose influe sur sa
valeur et sur son prix ; mais sous le nom d’abondance, je n’entends pas la quanti-
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chose que le rapport de l’offre et de la demande ; le prix de toute chose est
en raison directe de la demande et en raison inverse de l’offre. (Rossi,
[1837-1838], 2006b, t.3, 58)
Au-delà du constat que cette formule est commune à l’époque, il y a
sur ce thème, preuve s’il en est, nécessité de traiter de cette problématique. La formulation est en effet reprise plusieurs fois par Say9 qui en
souligne notamment l’importance dans ses annotations des Principes
de Ricardo afin de placer au second plan la loi des frais de production
:
Je ne pense point que ce soient les frais de production qui définitivement
règlent le prix des choses ; car, lorsqu’une chose coûte trop cher à faire,
elle ne se vend point. Le prix s’établit en raison directe de la quantité deté absolue et réellement existante de cette chose. Je ne comprends que la quantité
qu’on en offre et qu’on expose à la vente […] Je dirai donc que l’abondance apparente et non l’abondance absolue, est un principe constitutif du prix » (ibid., 28).
Verri en déduit que les quantités offertes augmentent lorsque le nombre de vendeurs augmente aisément et que l’abondance apparente est d’autant plus faible
que le nombre de vendeurs l’est. Dans ce cas, les quantités augmentent et les prix
diminuent : « plus il y aura de personnes qui offriront la même marchandise en
vente, plus il y aura entre eux d’émulation de concurrence ; plus donc
l’abondance apparente augmentera, plus aussi le prix de la marchandise diminuera. Il est donc vrai que l’abondance apparente se mesure sur le nombre des
vendeurs » (ibid., 33). Verri précise, qu’au niveau individuel, le besoin d’une
chose se mesure par l’excès de l’estime qu’on en a par rapport à l’estime que l’on
a de la chose que l’on désire céder en échange. « Dès lors cette proposition est
exactement vraie par rapport à chaque individu pris et considéré séparément […]
Je dis dans ce cas que la quantité du besoin se mesurera sur le nombre des acheteurs […] C’est donc sur le nombre des acheteurs que l’on doit mesurer la quantité du besoin qui influe sur le prix des choses » (ibid., 34-35). En ce sens, si le
nombre des vendeurs augmente et celui des acheteurs diminue le prix diminue et
inversement (ibid., 35). Verri synthétise ces mécanismes en indiquant : « pour me
servir du langage exact de la science qui traite des quantités, je dirais que le prix
d’une chose quelconque, est en raison directe du nombre des acheteurs, et en
raison inverse, du nombre de vendeurs » (ibid., 35-36). L’expression précédente
correspond à celle de Rossi aux termes près d’acheteurs et de vendeurs qui remplacent ceux de demande et d’offre. Il faut comprendre ce passage comme expliquant que le prix d’une chose croît quand sa demande augmente (augmentation
du nombre d’acheteurs) et qu’il décroît quand son offre diminue (diminution du
nombre de vendeurs). On notera, dans la continuité de la citation qu’il emprunterait à Verri, que Rossi parle « de beaucoup de gens qui viennent s’arracher un
objet » et donc du nombre d’acheteurs, ce qui renforce certainement l’idée que
Rossi se réfère à Verri. Sur les emprunts de Rossi à Verri cf. Tiran (1993), Porta et
Scazzieri (2002), Tubaro (2002).
9
Say reprend une formule identique dans son Catéchisme d’Economie Politique: « la
valeur de chaque chose s’élève d’autant plus qu’elle est moins offerte et plus demandée et que son prix s’élève d’autant moins qu’elle est plus offerte et moins
demandée » (Say, [1821] 1996, 106). De même, il précise dans le Cours complet :
« le prix des choses est en raison directe de la quantité demandée en raison inverse de la quantité offerte » (Say, [1828-29] 1966, t.1, 355).On trouve la même
définition dans le Cours à l’Athénée (Say, [1819] 2003, 72 et 106).
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| L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre et de la demande
mandée et en raison inverse de la quantité offerte. (Say, in Ricardo, [1819]
1992, 458)
Ricardo en revanche attache une importance secondaire à la loi de
l’offre et de la demande. Pour lui : « C’est le coût de production qui
détermine en définitive le prix des marchandises, et non, comme on
l’a souvent dit, le rapport de l’offre et de la demande. » (Ricardo,
[1819] 1992, 395)
Pour autant, Rossi propose de consacrer une partie de ses analyses
à l’étude de cette loi. Il indique, dans la continuité de la citation que
nous lui avons empruntée, que son but est de préciser : « qu’est-ce qui
règle la demande, qu’est-ce qui règle l’offre ? Qu’est-ce qui fait que
l’offre ou la demande est plutôt telle que telle autre ? Quelle est la loi
de l’offre et de la demande ? » (Rossi, [1837-1838], 2006b, t.3, 59) Il
précise, qu’en dehors de la libre concurrence et donc en monopole, la
loi de l’offre et de la demande et celle des frais de production prennent un tout autre sens (ibid., t.3, 71-80). Pour lui, la loi des frais de
production ne s’applique qu’en libre concurrence au sens où Ricardo
l’envisage (mais aussi Mill, Malthus, Torrens et Senior), c’est-à-dire
lorsque la loi de l’offre et de la demande est elle-même applicable,
(Rossi, [1836-1837] 2006a, t.1, 107-108).
La proposition (loi des frais de production) n’est vraie que dans un fait
constant […] C’est celui de la libre concurrence, c’est celui de la possibilité
pour tous de produire les choses dont il s’agit. Voilà, Messieurs, sur quel
terrain se placent ceux (Ricardo, Mill, Malthus, Torrens et Senior) qui mettent en avant cet aphorisme. […] Cela suppose donc encore une fois la
libre concurrence. Supposons que la libre concurrence n’existe pas, la proposition n’est plus vraie, la base manque. (Rossi, [1837-1838] 2006b, t.3, 5971)
Rossi se range donc sous l’autorité de Ricardo quand il juge la libre
concurrence praticable afin de retrouver la formule des frais de production. En revanche, il considère qu’en monopole, la loi de l’offre et
de la demande ne revêt pas la même expression parce que les mécanismes de libre concurrence ne s’appliquent pas ce qui empêche de
retrouver la loi des frais de production (ibid., t.3, 72-73). En ce sens il
nous entraîne sur le terrain d’une remise en cause des travaux de Ricardo et Say.
Dans ce contexte, cet article a pour objet d’apprécier jusqu’à quel
point Rossi cherche à se démarquer des corpus ricardien et sayien
pour traiter de la relation entre valeur et richesse et jusqu’à quel point
il propose une explication originale de la loi de l’offre et de la demande en monopole. Nous chercherons à mettre en évidence les spécificités des développements de Rossi pour traiter de la loi de l’offre
et de la demande afin de montrer comment ils trouvent leurs fondements dans sa théorie de la valeur. Si suffisamment d’éléments sont
mis en évidence, il conviendra alors d’admettre que Rossi méritait
mieux que les jugements que lui portèrent Schumpeter, Gide ou Rist.
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Au cours d’une première étape (1), nous revisiterons la position de
Rossi par rapport aux débats qui impliquent notamment Ricardo, Say
et Dupuit à propos de la définition des richesses et de la valeur (1.1).
Nous en préciserons les implications pour la loi de l’offre et de la demande en libre concurrence telle que ces auteurs l’envisagent par
rapport à Rossi (1.2). Dans une deuxième étape (2) nous reviendrons
sur la manière dont Rossi traite des composantes qui définissent les
frais de production par rapport à Ricardo et Say (2.1) afin de montrer
comment l’analyse qu’il en propose permet une interprétation originale de la loi de l’offre et de la demande en monopole (2.2).
1. Richesse, valeur et libre concurrence
chez Pellegrino Rossi
Rossi étudie la loi de l’offre et la demande selon deux points de vue.
Le premier, a trait à la manière dont il définit la richesse et la valeur
en critique de Ricardo et de Say. Le deuxième, porte sur la façon dont
Ricardo et Say traitent de la concurrence. Les réflexions de Rossi le
conduisent à centrer son étude sur les causes de la variation des prix
c’est à dire sur la loi de l’offre et de la demande en libre concurrence
puis en monopole en reprochant à Say et Ricardo de n’avoir traité que
de la première situation.
1.1 Richesse, utilité et valeur : les apports de Rossi
Rossi définit la richesse comme l’ensemble des choses où le rapport
entre la valeur et les besoins des hommes s’exprime : « La valeur, encore une fois, est l’expression du rapport qui existe entre les besoins
des hommes et les choses. La richesse est un mot générique qui embrasse tous les objets dans lesquels ce rapport existe. […] Ainsi, valeur et richesse, sans être synonymes, sont deux expressions corrélatives » (Rossi, [1836-1837] 2006a, t.1, 71).
Il se place ainsi hors de la définition de Smith selon laquelle la richesse est à la fois, la collection des biens utiles et ce qui est mesuré
par la quantité de travail commandée (Smith, [1776] 1976, 47). Rossi
retient certes la première idée de Smith qu’il cherche à préciser mais il
rejette la seconde. Il part en effet du principe - contre Ricardo et Smith
- que la valeur ne peut pas être mesurée par la quantité de travail (incorporée ou commandée) :
Plus que Smith lui-même c’est son savant traducteur, M. Garnier, qui a vu
dans le travail la mesure certaine, l’étalon de la valeur […] il faudrait donc
prouver, non que le travail est toujours le même, mais qu’il représente
toujours la même valeur ; démonstration impossible (souligné par nous).
(Rossi, [1836-1837] 2006a, t.1, 167-171)
Il considère ensuite, en critique des arguments de Smith, Ricardo ou
Say, que la valeur d’usage et le fait qu’un bien soit limité en quantité
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| L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre et de la demande
constituent deux conditions nécessaires pour qu’il possède une valeur
d’échange.
Indépendamment de la valeur en usage, il est une valeur en échange : que
les uns placent le fondement de cette valeur dans l’utilité, que les autres le
place dans la limitation des choses propres à satisfaire nos plaisirs, dans la
disproportion qui existe entre la somme de nos besoins et la quantité des
choses destinées à notre usage peu importe au fond. […] Ceux qui cherchent la cause de la valeur en échange dans l’utilité ont soin d’expliquer
que, plus un objet devient rare plus son utilité s’accroît. Ceux qui soutiennent que la valeur en échange est un effet de la rareté des choses sont également obligés si on les presse, de nous expliquer, par l’idée de l’utilité,
comment une denrée peut ne rien valoir aujourd’hui, quoiqu’elle soit
moins abondante qu’hier. Tout ce qui a cessé d’être utile, diront-ils,
quelque faible qu’en soit la quantité, loin d’être rare, est abondant ; il dépasse nos besoins, car personne n’en demande. En résumé, nul n’a jamais
pu sérieusement prétendre qu’une chose pût avoir de la valeur en échange
par cela seul qu’elle est utile. La valeur en échange dérive incontestablement de deux sources : la propriété qu’on les choses de satisfaire nos désirs, et
leur disproportions avec nos besoins (souligné par nous). (ibid., t.1, 83-84)
Rossi se rapproche ainsi de Say dès lors qu’il considère que la valeur
d’usage permet de définir la richesse ou de l’apprécier. Dans ce cas, la
valeur d’usage est une condition nécessaire et non suffisante de la
valeur d’échange. En revanche il s’éloigne de la conception sayenne
de la valeur quand il pose que la valeur d’échange ne suffit pas à apprécier la valeur et la richesse alors que pour Say « valeur échangeable et richesse (sociale) sont synonymes » (Say, in Ricardo, [1819]
1992, 478). Rossi renvoie donc dos à dos les économistes qui soutiennent que la valeur d’échange dépend, soit de l’usage des biens, soit de
leur rareté et se place sur le terrain affirmé plus tard par les premiers
économistes marginalistes10 dont il est convenu que l’on trouve la
trace dans l’œuvre de Dupuit11. On peut lire en effet sous la plume de
Dupuit : « J’ai suivi sur l’utilité dans mon article de 1844, les notions
admises par Rossi, contrairement à J-B Say, parce que je les ai trouvées conformes à la raison, et que je pense, avec cet habile économiste, que lorsque les circonstances se présentent, il faut décliner avec
fermeté, mais avec une fermeté respectueuse, l’audace de nos
maîtres. » (Dupuit, [1849] 2009, t.1, 246) Citant longuement Rossi
(Dupuit, [1849] 2009, t.1, 246-247 et 252-259), Dupuit fait sienne l’idée
que : « La valeur en échange dérive incontestablement de ces deux
10
Cette conception de la valeur annonce celle de Léon Walras pour qui la richesse
recouvre « L’ensemble de toutes les choses, matérielles ou immatérielles, qui sont
susceptibles d’avoir un prix parce qu’elles sont rares, c’est-à-dire à la fois utiles et
limitées en quantité » (Walras, [1889] 1988, 11). On la retrouve chez Verri dont
Rossi s’est certainement inspiré (Cf. supra, note 8).
11
Dupuit s’est inspiré de Rossi qu’il ne cite pas dans son travail de 1844 mais auquel il se réfère sept fois dans celui de 1849 lors de la controverse qui l’oppose à
Bordas (Grall et Vatin, 2002 ; Diemer, 2003 ; Béraud, 2005).
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choses : la propriété qu’ont les choses de satisfaire à nos désirs, et leur
disproportion avec nos besoins. » (Rossi, [1836-1837] 2006a, t.1, 84)
La première partie de cette citation désigne l’utilité dans l’usage,
« propriété qu’ont les choses de satisfaire nos désirs », c’est à dire
l’utilité objective et subjective qui constitue une condition nécessaire
de la valeur. Cette conception dépasse largement celle de Say qui envisage certes que l’utilité puisse être subjective (Say, [1803-1848] 2006,
1162) mais pour indiquer dans le même paragraphe de l’Épitomé que
l’utilité est appréciée par les prix courant ce qui est précisément ce
que Dupuit et Rossi contestent. D’autre part, Say comme Rossi, définit l’utilité directe comme celle retirée de la consommation d’un bien.
A côté de celle-ci, il admet une utilité indirecte qui se manifeste dans
l’échange (Say [1820] 1996, 301-302) ou parce qu’un bien participe à la
production d’un autre (Say [1821] 1996, 316). Rossi retient que l’utilité
est directe si elle satisfait un besoin immédiat, et qu’elle est indirecte
si elle permet à celui qui détient un bien de l’échanger contre un autre
qu’il désire davantage.
L’utilité comme source de la valeur, peut être directe. Je l’appelle directe
lorsqu’elle est fondée sur la possibilité d’une application immédiate des
choses à la satisfaction de nos besoins […] J’appelle indirecte l’utilité des
choses qui ne sont pour nous qu’un moyen de nous procurer ce qui est
propre à satisfaire des besoins qu’elles ne peuvent satisfaire elles-mêmes.
(Rossi, ibid., t.1, 54)
Ainsi, le couple utilité directe/utilité indirecte permet à Rossi de retrouver la distinction smithienne entre valeur d’usage et valeur
d’échange à propos de laquelle il indique : « Avec Smith, j’appelle la
première espèce d’utilité la valeur en usage (utilité directe) […] la seconde je la nomme valeur d’échange (utilité indirecte) » (ibid., t.1, 56).
Ce positionnement constitue une réponse au paradoxe de l’eau et du
diamant que Smith ne parvenait pas à bien circonscrire. L’eau possède une valeur d’usage parce qu’elle répond à un besoin objectif et
ne possède pas forcément de valeur d’échange. Le diamant possède
une valeur d’échange élevée parce que sa valeur d’usage est proportionnelle à l’intensité variable des besoins que chacun peut ressentir.
Non, messieurs, la valeur du diamant est parfaitement proportionnée à
son utilité […]. L’utilité c’est la propriété de satisfaire nos besoins réels ou
factices […] D’où vient la valeur du diamant ? De l’intensité et de la vivacité du besoin que le diamant satisfait. […] Le diamant a une valeur en
échange proportionnée au service qu’il est censé rendre à la personne qui
le possède, c’est-à-dire à la valeur en usage. (ibid., t.1, 73-74)
La valeur des biens dépend aussi pour Rossi de leur « disproportion
par rapport aux besoins » c’est-à-dire de l’intensité des besoins au regard de la rareté des biens (ibid., t.1, 84). Cette caractéristique, comme
la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange, se retrouve
chez Dupuit qui s’est certainement inspiré de Rossi pour critiquer
Say. Pour Dupuit, le prix (valeur d’échange) ne mesure ni l’utilité (vaŒconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 5(2) : 193-227
| L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre et de la demande
leur d’usage) ni la richesse. Dans le premier cas le prix n’évalue que la
limite inférieure de la valeur d’un bien et non le sacrifice maximum
qu’un individu serait prêt à consentir pour l’obtenir. Il ne s’agit donc
pas comme Say le propose que le prix puisse apprécier l’utilité
comme déjà indiqué. Dans le deuxième cas, dire que le prix évalue la
richesse, impliquerait qu’un diamant dont la valeur d’usage est faible
devrait avoir un prix faible ce que Dupuit et Rossi refusent à l’inverse
de Say. Pour Dupuit et Rossi, la valeur d’échange (utilité indirecte)
correspond au prix de vente d’un bien, sa valeur en usage (utilité directe) correspond au prix maximum qu’un agent est prêt à payer pour
l’acquérir. Le rapprochement entre Rossi et Dupuit est plus patent
encore lorsque ce dernier cite de manière extensive l’exemple du libraire de Rossi pour critiquer Say. Il en déduit l’analyse du prix de
réservation que l’on connaît et qui permet de mieux comprendre
comment Rossi se démarque de Say pour définir la valeur d’usage:
Ce prix (de ‘réservation’) sera-t-il le même pour toutes les personnes ? Evidemment non. Car non seulement ce prix dépend de la fortune de cette
personne, comme le fait remarquer monsieur Bordas mais de son goût
pour la viande, de sa faim, du prix des autres denrées alimentaires et de
mille autres circonstances […] mais toutes ces circonstances n’empêchent
pas que ce prix existe pour chaque objet, pour chaque personne à chaque
instant […] Encore un exemple, car il s’agit du principe fondamental de la
théorie de l’utilité et je ne veux pas laisser le moindre nuage à ce sujet. En
copiant d’ailleurs Rossi, j’aurais sans doute l’avantage d’être plus clair et
mieux compris. (Dupuit, [1849] 2009, t.1, 256)
Dans le même paragraphe, Dupuit, en citant Rossi, précise :
En passant devant un libraire, je vois un ouvrage qui me plaît ; s’il ne
coûte que dix francs, je l’achète ; il en coûte cinquante, il en coûte cent,
c’est un de ces magnifiques volumes où brille, avant tout, le génie financier et esthétique de l’imprimeur ; je passe outre ; mon désir s’est-il évanoui ? Non ; mais si je donne les cent francs, il me faudra retrancher de
mon budget quelque chose qui m’est plus utile ou plus agréable que ce
livre. Donc, par cela seul qu’il coûte cent francs au lieu de dix, et que je ne
pourrais faire de telles dépenses qu’en retranchant quelque chose à
l’entretien de ma famille, à l’éducation de mes enfants, je m’abstiens. Il est
des besoins plus importants que je dois satisfaire avant tout. (Rossi, cité
par Dupuit, ibid., 256)
Une remarque s’impose. Rossi a bien inspiré Dupuit pour définir le
prix de réservation et il est bien à l’origine d’une appréciation de la
valeur selon laquelle:
La demande n’exprime pas seulement la quantité isolément considérée,
mais la quantité dans ses rapports avec la nature et l’intensité du désir qui
la fait rechercher, et avec la force des obstacles que ce désir voudrait et
pourrait supporter pour se satisfaire […] Il en est de même pour l’offre.
L’offre n’exprime pas seulement la quantité offerte, mais cette quantité
combinée avec la difficulté ou la facilité de production. (Rossi, [1836-1837]
2006a, t.1, 89-90)
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La facilité de production concerne les situations où la libre concurrence est praticable. La difficulté n’exprime pas seulement que certaines techniques sont moins productives que d’autres, mais qu’en
monopole les producteurs sont en position de proposer des prix différents selon un principe qui annonce celui de la tarification au prix de
réservation ou de la discrimination par les prix (ibid., t.1, 119). Confirmant cette opinion, on trouve un peu plus loin dans le texte de
Rossi le passage suivant que Dupuit n’a pas pu ne pas lire : « Il est des
besoins impatients et accompagnés des moyens à satisfaire cette impatience : ceux-là obéissent aux premières exigences des producteurs.
Il est aussi des besoins moins impatients et accompagnés de moyens
moins étendus de fortunes : pour ceux-là il faut baisser le prix si l’on
veut qu’ils songent à être satisfaits. » (ibid., t.1, 121-122) Pour Rossi
l’utilité d’un bien diffère donc selon les consommateurs et pour un
même consommateur alors que du côté des vendeurs ceux-ci peuvent
écouler leurs produits à des prix différents en fonction des capacités à
payer des acheteurs et de l’intensité de leurs besoins. S’il retient
comme Say que l’utilité fonde la valeur d’usage, Rossi dépasse largement cette proposition en soutenant que la valeur d’usage varie en
fonction de l’intensité des besoins subjectifs. Si la valeur d’usage est
également une condition de la valeur d’échange pour Rossi, elle ne lui
est pas équivalente comme Say le retient (Say, [1826] 2006, t.1, 81). Il
n’admet pas non plus que la richesse est équivalente à la valeur
d’échange mais qu’elle apparait partout où il y a valeur d’usage (Rossi, [1836-1837] 2006a, t.1, 71).
Rossi intervient donc de manière indirecte dans le débat qui opposa Ricardo à Say à propos de la théorie de la valeur. On sait que Say
défendit jusqu’en 1822 (dernier courrier à Ricardo) que la valeur
d’échange d’un bien correspond à son utilité (Say, [1819] 2003, 68). La
valeur d’échange est une évaluation de la valeur d’usage parce que
cette dernière « n’est autre que l’utilité pure et simple » comme il s’en
confie à Ricardo dans un courrier du 19 juillet 1821.
Je ne saurais admettre ce que vous appelez, avec Adam Smith, value in use.
Qu’est-ce que la valeur en utilité, si ce n’est de l’utilité pure et simple ? Le
mot utilité suffit donc […] « M. Say, dites-vous (page 336), oublie toujours
la différence essentielle qu’il y a entre la valeur en utilité et la valeur
échangeable. » Sans doute, je la néglige (souligné par nous); car, en économie politique, nous ne pouvons nous occuper (si ce n’est accessoirement)
que de la portion d’utilité qui a été donnée avec des frais, car l’utilité sans
valeur ne saurait entrer dans l’appréciation de nos biens. (Say, 1833, 117)
La valeur d’échange et la valeur d’usage sont équivalentes pour Say
qui considère que la somme des valeurs d’échange mesure la richesse
(Say, [1826] 2006, t.1, 80). Dès lors, il y a pour lui équivalence entre
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| L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre et de la demande
richesses, valeur dans l’usage et valeur d’échange (Steiner, 1986a, Vatin, 1998, Grall et Vatin, 2002)12.
Rossi, comme Ricardo, reproche à Say l’équivalence entre richesse
et valeur d’échange (Rossi, [1836-1837] 2006a, t.1, 75). En effet, pour
Rossi, la richesse présuppose la valeur d’usage qui elle-même varie en
fonction de l’intensité des désirs. Elle est « le rapport de nos besoin
avec les choses, et nul n’ignore que nos besoins avec les choses sont à
la fois divers et mobiles […] (ils) sont variables, du moins par leur
intermittence et par les degrés de leur intensité» (ibid., t.1, 56). Le rapport entre richesse et valeur d’usage s’exprime dans l’échange sans
que la valeur d’échange soit équivalente à la richesse ou à la valeur
d’usage comme Say le défend. Contre Ricardo, pour qui la valeur
d’usage est une simple condition de la valeur d’échange, Rossi ne retient pas non plus que la valeur d’échange est seule objet de
l’économie parce qu’elle est une expression variable de la valeur
d’usage et de la rareté (ibid., t.1, 85).
En somme, pour Rossi : i) à l’instar de Say la valeur est fondée sur
l’utilité : « la valeur n’est autre chose que l’utilité dans sa relation spéciale avec nos besoins » (ibid, t.1, 54) ; ii) la valeur d’usage fondant la
valeur d’échange comme pour Say (et non pour Ricardo) elle est objet
d’étude économique ; iii) la relation entre valeur et besoins exprime
que la valeur d’usage est l’expression de l’intensité variable des désirs
des hommes (l’utilité dépend de l’intensité subjective des besoins
pour Rossi alors que pour Say elle est essentiellement objective et mesurée par les prix courants y compris lorsqu’il l’envisage sous une
forme subjective) ; iv) la valeur d’usage fonde la richesse comme
l’ensemble des objets que les hommes possèdent ou désirent (ibid., t.1,
57) ; v) la valeur d’échange exprime une évaluation variable de la valeur d’usage pour ceux qui désirent vendre un bien de sorte que
l’équivalence sayenne entre valeur d’usage et valeur d’échange est
rejetée ; vi) la valeur d’usage exprime le prix maximum qu’un acheteur serait prêt à verser pour obtenir un bien ; vii) conformément à
Ricardo, et contrairement à Say, la valeur d’échange n’est pas équivalente à la richesse.
Afin de préciser son analyse, Rossi cherche ensuite à montrer que
la valeur d’échange varie en fonction de la loi de l’offre et de la demande, mais sans subordonner celle-ci à celle des frais de production,
et sans que les principes qui la fondent soient identiques à ceux que
Say retient.
12
Cf. courrier de Say à Malthus (Say, [1820] 1996, 300-304).
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1.2 Offre et demande en libre concurrence : Rossi face à Ricardo et
Say
Rossi part du principe selon lequel : « Dans la théorie fondamentale
de l’offre et de la demande, se trouve au contraire, la preuve la plus
évidente que la science repose essentiellement sur l’étude de la valeur
en usage, dont la valeur en échange […] n’est qu’une forme et une
expression particulière » (ibid., t.1, 68). […] « La formule de l’offre et
de la demande en tant que résumant la théorie des besoins, renferme
l’expression vraie, complète, subjective de toutes les variations de la
valeur échangeable » (ibid., t.1, 96). Pour affirmer cette opinion, il précise que cette formule s’applique différemment aux situations de monopoles et de libre concurrence parce que les conditions qui régissent
cette dernière ne sont généralement pas vérifiées. Ricardo aurait donc
mal apprécié « l’influence des monopoles » pour juger de
l’applicabilité de la loi de l’offre et de la demande afin de retrouver
celle des frais de production (ibid., t.1, 111).
Pour comprendre la position de Rossi on peut revenir sur celles de
Ricardo et Say. Selon Ricardo ([1819] 1992, 52), la valeur d’usage,
comme simple condition de la valeur, n’influence pas les prix ou les
valeurs d’échange qui sont réglés par la somme des frais de production en considérant que le taux de profit normal est établit sur la terre
la moins rentable en libre concurrence et que la rente est déterminée
de manière différentielle.
C’est le coût de production qui détermine en définitive le prix des marchandises, et non, comme on l’a souvent dit, le rapport de l’offre et de la
demande. Selon que la demande d’une marchandise augmentera ou diminuera, le rapport entre l’offre et la demande pourra influencer le prix de
marché jusqu’à ce qu’elle soit offerte en plus ou moins grande quantité ;
mais cet effet ne sera que de courte durée. […] le prix des marchandises
qui font l’objet d’une concurrence et dont la quantité peut être raisonnablement augmentée, dépendra en définitive non de l’état de l’offre et de la
demande, mais de la hausse ou de la baisse des coûts de production. (Ricardo [1819] 1992, 395-98)
On sait que Ricardo ne parvint pas à convaincre Say que la richesse
n’est pas équivalente à la valeur d’échange. L’argument est connu.
Pour Ricardo, en cas de progrès technique, la valeur d’échange baisse
parce que les coûts de production diminuent alors que la valeur
d’usage reste inchangée. La richesse augmente parce que davantage
de biens sont produits. Le progrès induit une diminution de la valeur
d’échange qui se règle sur les frais de production en libre concurrence
(ibid., 52). Pour Ricardo la richesse est définie comme l’ensemble des
biens produits alors que leur valeur dépend de la difficulté à les produire. Elle est proportionnelle à la quantité de travail employée de
sorte qu’en cas de progrès technique autant de richesses peuvent être
produites par moins de travailleurs (ibid., 288). A contrario, si Say conŒconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 5(2) : 193-227
| L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre et de la demande
sidère comme équivalentes richesse, valeur d’usage et valeur
d’échange il doit conclure à une diminution de la richesse, ce qui est
contradictoire avec le fait que le progrès technique permet de produire davantage. Pour Ricardo : « Monsieur Say a donc tort de considérer que valeur et richesse sont synonymes » (ibid., 296). Say ne s’est
jamais rendu totalement aux arguments de Ricardo parce qu’il envisage un ajustement spécifique de l’offre et de la demande en libre
concurrence. Ainsi, même si l’expression sayenne de la loi de l’offre et
de la demande est semblable à celle de Rossi, l’objectif de Say est de
proposer une explication différente du rapport entre richesse et valeur d’échange. Pour lui : « la valeur de chaque chose s’élève d’autant
plus qu’elle est moins offerte et plus demandée, et que ce même prix
s’élève d’autant moins qu’elle est plus offerte et moins demandée. »
(Say, [1819] 2003, 72) On peut interpréter cette formule en termes modernes (Béraud, 1992). Supposer que la difficulté de production croît
permet d’envisager un déplacement de l’offre « vers la gauche » parce
que Say considère dans ce cas que les prix des facteurs s’élèvent et
que, pour un niveau de demande inchangée, les prix courants (et naturels) augmentent. Inversement, rapportée à l’influence du progrès
technique et à la division du travail, l’amélioration de la productivité
peut s’interpréter comme un déplacement de l’offre « vers la droite »
impliquant, à demande inchangée, une diminution des prix courants
(et naturels) et une augmentation des quantités.
Il (le service des machines) est avantageux aux entrepreneurs d’industrie
aussi longtemps qu’il ne fait pas baisser le prix des produits. Du moment
que la concurrence a fait baisser les prix au niveau des frais de production,
le service des machines devient avantageux aux consommateurs. (Say,
[1821] 1996, 347)
La libre concurrence à long terme fait donc baisser les prix jusqu’au
niveau des frais de production de sorte que deux mouvements peuvent être envisagés.
A court terme, et en cas de progrès technique, le premier mouvement suppose une augmentation des quantités produites et une diminution des frais de production (Say, [1826] 2006, t.1, 140-141). Pendant le laps de temps où cet effet perdure les prix courants sont plus
élevés que les frais de production de sorte que le producteur réalise
un profit : « cette conquête est au profit des producteurs » dira Say
(ibid., t.1, 141).
Le second mouvement, à long terme, suppose que les « secrets de
fabrication ne sont plus des secrets ». Leur diffusion se manifeste par
l’amélioration des techniques utilisées de sorte que « la concurrence
abaisse la valeur du produit de toute l’économie qui est faite sur les
frais de production ; c’est alors que commence le profit du consommateur » (ibid., 143). Les prix courants baissent, ce qui est à l’avantage
du consommateur pour Say et sans que cela se fasse aux dépends des
producteurs qui paient moins de salaires parce qu’ils utilisent des
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machines plus performantes (ibid., 139). Ces mécanismes concurrentiels concourent à établir les prix courants au niveau des prix naturels.
Pour autant, ils ne permettent pas de répondre à la critique de Ricardo et de justifier l’équivalence entre valeur d’échange et richesse.
Pour Ricardo comme pour Say, les prix s’établissent selon la loi
des frais de production en libre concurrence qui est la seule forme de
concurrence que l’auteur des Principes envisage réellement (Ricardo,
[1819] 1992, 395). Il indique, en référence à Lauderdale (1804) et Say,
que le prix courant varie en fonction de huit causes [augmentation et
diminution de l’offre, augmentation et diminution de la demande et,
pour ces quatre circonstances, de la variation de la valeur de la marchandise adoptée comme moyen de mesure (ibid., 397-398)]. Or, selon
Ricardo, ces causes ne jouent qu’à court terme et en monopole. En
libre concurrence il préfère décrire deux possibilités en cas de hausse
de la demande.
Soit les prix courants augmentent à court terme et sont ramenés au
niveau des frais de production parce que les rendements sont constants et qu’il n’est pas nécessaire de mettre en culture des terres supplémentaires (seul facteur à rendements décroissants). Dans ce cas,
l’augmentation des prix ne dure que le temps de produire suffisamment pour couvrir la demande, les prix diminuent ensuite jusqu’à
leur niveau initial pour lequel ils sont égaux aux frais de production.
Soit il y a augmentation des prix, puis diminution, jusqu’à un niveau des frais de production plus élevé que celui qui prévalait avant
l’augmentation de la demande parce que des terres supplémentaires
ont été mises en culture pour couvrir la demande. On comprend alors
le commentaire suivant de Ricardo.
Ceci est vrai (augmentation des prix) pour toutes les marchandises qui
font l’objet d’un monopole; et en fait, pendant un intervalle de temps limité ; et de fait, pendant un intervalle de temps limité, pour le prix de marché de toutes les autres marchandises. […] Les marchandises qui font
l’objet d’un monopole profitant soit à un individu isolé, soit à une société,
obéissant à la loi énoncée par Lord Lauderdale : leur prix baisse en proportion de l’accroissement de leur quantité décidé par les vendeurs, et
augmente en proportion de l’impatience dont les acheteurs font preuve
pour se les procurer. Leur prix n’est pas nécessairement tributaire de leur
valeur naturelle ; mais le prix des marchandises qui font l’objet d’une concurrence et dont la quantité peut être raisonnablement augmentée, dépendra
en définitive non de l’état de l’offre et de la demande, mais de la hausse
ou de la baisse du coût de production. (ibid., 398)
La manière dont Ricardo apprécie l’argumentaire de Lauderdale est
peu contestable parce que ce dernier défend que les prix varient essentiellement en fonction de l’offre et de la demande. Les arguments
de Ricardo sont davantage contestables envers Say pour qui les prix
courants convergent vers la valeur des frais de production, même si
son texte laisse croire qu’il aurait mal compris Ricardo.
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| L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre et de la demande
Ainsi, lorsque quelques auteurs, comme David Ricardo, ont dit que
c’étaient les frais de production qui réglaient la valeur des produits, ils ont
eu raison en ce sens que jamais les produits ne sont vendus de manière
suivie à un prix inférieur à leurs frais de production ; mais quand ils ont
dit que la demande qu’on fait des produits n’influençait pas leur valeur,
ils ont eu, ce me semble, tort en ceci, que la demande influe sur la valeur
des services productifs et, en augmentant les frais de production, élève la
valeur des produits sans pour cela qu’elle dépasse les frais de production.
(Say, [1826] 2006, t.2, 619)
Dans cette citation, Say indique que la valeur des produits se règle sur
les frais de production parce qu’un bien ne peut pas être vendu durablement à un prix qui leur est inférieur. Sur ce point il est en accord
avec Ricardo. Il rejoint également Ricardo en ce qui concerne la convergence des prix courants vers les frais de production à long terme.
En revanche, il ne retient pas que les frais de productions augmentent
seulement à cause de la mise en culture de terres moins rentables.
Pour lui tous les facteurs voient leurs prix augmenter parce qu’ils
sont plus demandés. Il étend ce principe aux situations de progrès
technique pour tenter de retrouver l’équivalence entre richesse et valeur d’échange. Ainsi, pour ne pas satisfaire à la critique de Ricardo,
Say soutient que la diminution du prix d’un bien est compensée par
une augmentation de sa demande même si, momentanément, sa consommation s’effectue à un prix plus bas en raison de coûts moindres
(ibid., t.2, 605-621). Dans un premier temps, le progrès technique induit une diminution du prix courant comme somme des frais de production. Dans un deuxième temps, la demande du bien augmente ce
qui induit une augmentation des prix des facteurs nécessaires à sa
production. Cette dernière induit une augmentation du prix courant
qui rétablirait « l’égalité » entre valeur d’échange et richesse.
La moindre baisse d’un produit étend tellement la classe de ses consommateurs, que toujours, à ma connaissance, la demande a surpassé ce que
les mêmes fonds productifs, même perfectionnés, pouvaient produire ; et
qu’il a toujours fallu, à la suite des perfectionnements qui ont accrus la
puissance des services productifs, en consacrer de nouveaux à la production des produits qui avaient baissés de prix. […] De sorte que là où il y
avait un volume valant 60 franc, valeur d’aujourd’hui, il y en a cent qui,
étant vingt moins chers, valent néanmoins 300 francs. La baisse des prix,
qui procure un enrichissement réel, n’occasionne donc pas une diminution, même nominale, des richesses. (ibid., t.2, 637-639)
Cet ajustement correspond à un cas particulier, quelque peu héroïque,
qui ne permet pas de réfuter la critique de Ricardo. En effet, il n’existe
pas de raison de croire que les prix des facteurs augmenteront de manière à retrouver l’équivalence entre richesse et valeur d’échange.
On n’a certainement pas suffisamment insisté sur le fait que Rossi
ne se range, ni à l’avis de Ricardo, ni à celui de Say lorsque ces auteurs considèrent que la libre concurrence correspond au cas général.
Pour lui, la thèse selon laquelle les prix s’établissent au niveau des
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frais de production ne s’applique qu’en libre concurrence alors que la
loi de l’offre et de la demande concerne également les monopoles
comme nous l’avons signalé.
Dans ce cas (monopole), le prix ne connait d’autre règle que celle de l’offre
et de la demande : il est fixé, d’un côté, par les besoins des consommateurs
et leurs moyens de paiement, de l’autre par la quantité des produits offerts et les besoins des producteurs. Evidemment la formule des frais de
production n’est point applicable à ces échanges (souligné par nous). (Rossi,
[1836-1837] 2006a, t.1, 119)
Ainsi :
Les frais de production règlent le marché, parce que si l’on exige au-delà,
les capitaux et le travail arriveront et on vendra moins cher /… / Cela
suppose que l’on puisse passer d’un travail à un autre, d’une production à
une autre, que ce passage est facile. Cela suppose encore une fois la libre concurrence. Supposez que la libre concurrence n’existe pas, la proposition n’est
plus vraie, la base manque. […] Quand on suppose une absence complète de
toutes causes perturbatrices et en particulier une absence complète de tout
monopole […] on se place dans une hypothèse qui peut se réaliser nulle
part (souligné par nous). (Rossi, [1837-1838] 2006b, t.3, 71-73)
On évalue mieux ainsi l’étendue du désaccord de Rossi avec Ricardo
et Say quant à l’application de la loi de l’offre et de la demande. Outre
les ajustements déjà évoqués de la loi, trois différences avec Rossi
peuvent être mises en avant lorsque Say traite de l’évolution des
quantités demandées par rapport aux prix courants (Say, [1819] 1996,
105-6 et [1828-29] 1966, t.1, 152-165).
La première a trait au fait que Say considère que le prix courant est
égal à la somme des frais de production comprenant rentes, salaires et
profits. Pour Rossi en revanche les profits correspondent, en concurrence et en monopole, à l’écart entre les frais de production et le prix
que les demandeurs acceptent de payer.
En d’autres termes, s’il y a du travail comme 10, du capital comme 10, je
suppose, engagé pour un an. […] Supposons, d’après le taux moyen, que
le profit de l’année soit 2. Le prix doit donc être 10 + 10 + 2 : total 22. C’est
là une erreur évidente car messieurs qu’est-ce que le profit ? C’est le bénéfice
que le capitaliste retire de l’emploi de son capital […] Il ne faut pas dire que
les profits sont une partie des frais de production (souligné par nous), c’est là
une expression tout à fait incorrecte […] encore une fois le profit, n’est pas
une force productive, c’est un résultat. (Rossi, [1837-1838] 2006b, t.3, 61-62)
La seconde différence porte sur la gradation des biens consommés qui
prend la forme connue d’une pyramide pour Say (Say, [1828-29] 1966,
t.1, 358). Celle-ci met en place une relation entre les quantités susceptibles d’être consommées et le nombre des personnes qui alloue une
part de leur fortune, a priori, à cette consommation pour un niveau
des prix donné. On peut déduire de cette représentation une relation
décroissante des quantités par rapport aux prix exprimant le nombre
de personnes susceptibles de consommer un bien pour un prix donné.
Œconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 5(2) : 193-227
| L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre et de la demande
Cette gradation est appréciée en fonction de l’appartenance d’un
agent à une classe sociale (Say, [1828-29] 1966, t.1, 358). Elle concerne,
pour Rossi ([1836-1837] 2006a, t.1, 93), un individu qui demande un
bien en fonction de son revenu et de l’intensité de ses désirs comme
on l’a vu et non un rapport préétablit pour une gradation des besoins
identique pour chaque classe sociale comme Say l’envisage13.
Une troisième différence concerne l’offre. Rossi précise qu’elle
n’exprime pas seulement ce qui est produit en libre concurrence
comme Ricardo et Say, mais aussi ce qui est limité par les difficultés
que les entreprises rencontrent pour entrer sur un marché ou produire un bien nécessitant certains facteurs rares. En dehors de la libre
concurrence, la manière dont les prix s’établissent repose sur deux
principes du côté de l’offre. D’une part, celui qui consiste à appliquer
la théorie de la rente différentielle à tous les facteurs rares que Rossi
considère comme étant à l’origine des monopoles. D’autre part, partout où la production nécessite l’emploi de facteurs rares, il pose que
leur productivité est décroissante.
Dans ce contexte, trois remarques peuvent être avancées. Premièrement, il n’est pas possible pour Rossi de généraliser la formule des
frais de production de Ricardo (Rossi, [1837-1838] 2006b, t.3, 105-111)
ou telle que Say l’entend parce qu’il existe de nombreux facteurs dont
les rendements sont décroissants. Deuxièmement, il en déduit que les
profits n’entrent pas dans les frais de production, ni qu’ils font l’objet
d’une péréquation afin qu’émerge un taux de profit identique pour
toutes les branches d’activité à l’instar de Ricardo. Ils sont le résultat
d’un écart constaté entre l’offre et la demande sur les marchés où les
producteurs sont en mesure d’exercer un monopole. Troisièmement,
en monopole, les producteurs peuvent établir leurs prix en tenant
compte de ce que les consommateurs sont prêts à payer. L’exemple
13
La pyramide de Say représente, par des lignes verticales de hauteur différentes,
la part de fortune que chacun affecte (par classe sociale), a priori, pour chaque
niveau des prix, à la consommation d’un bien. Les classes les moins riches sont
représentées par les lignes les plus courtes et les plus riches par celles les plus
hautes. Une échelle de mesure, parallèle à sa hauteur, indique le niveau des prix
courants égal à la somme des frais de production (Say, [1828-29] 1966, t.1, 353365). La demande peut s’interpréter comme une correspondance entre le niveau
des prix courants et le nombre de consommateurs capables d’acheter un bien en
fonction de la part de fortune que chacun y consacre. Plus le prix est élevé, plus
faible est le nombre de consommateurs de sorte que la relation exprime que les
quantités demandées sont décroissantes par rapport aux prix (Say, [1918-29] 1996,
105). Si la face de la pyramide correspond à un triangle équilatéral, la correspondance entre prix et parts de richesses affectées à la consommation d’un prend la
forme d’une courbe convexe (Aréna, 2003). Le raisonnement suppose que le prix
courant croît quand les coûts en facteurs augmentent et qu’il décroit en cas de
progrès technique. Cette explication, de la manière dont Say envisage la fonction
de demande, ne conduit pas, loin s’en faut, à répondre à la critique de Ricardo.
Elle permet en revanche d’envisager une fonction de demande décroissante par
rapport aux prix.
Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 5(2) : 193-227
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Claire Baldin et Ludovic Ragni |
du libraire prend ici toute sa portée dans la mesure où il implique
qu’un consommateur peut accepter de payer plus que la somme des
frais de production.
Jusqu’à quel point l’acheteur, le consommateur, consentira-t-il à s’élever
même au-dessus des frais de production. Supposons que j’aille acheter un
objet : il m’est parfaitement démontré que cet objet coûte au producteur
10, et il ne veut pas me le donner pour 10, il ne veut pas me le donner
pour 11, ni même pour 12. Et bien dans la lutte de nos deux intérêts où
est-ce que je m’arrêterai ? Je m’arrêterai au point où il me sera démontré
qu’il m’en coûtera autant de me le procurer ailleurs. […] Le minimum représente donc les frais de production du producteur et le maximum les
frais de production tels que je les conçois. (ibid., t.3, 59)
Ainsi, pour Rossi la variation de la valeur d’échange en libre concurrence peut s’expliquer sur des bases similaires à celles de Ricardo ou
Say mais il refuse d’admettre qu’il en est de même en monopole. La
loi de l’offre et de la demande ne recouvre alors ni celle de Ricardo ni
celle de Say.
2. Monopole, concurrence et loi de l’offre et de la demande
selon Pellegrino Rossi
Rossi étudie la loi de l’offre et de la demande au tome 1 du Cours (leçons 3-10). L’étude est poursuivie au tome 3 (leçons 1-6) en relation
avec la loi des frais de production. Il montre sous quelles conditions
la libre concurrence, telle que Ricardo l’entend, permet de retrouver
la loi des frais de production. Dans cette éventualité il suppose que
les entreprises peuvent entrer sans entrave sur un marché jusqu’à
égaliser les prix aux frais de production. En dehors de la libre concurrence, l’offre et la demande fixent les prix selon une série de principes
que Rossi développe lorsque les producteurs se trouvent en situation
de monopole.
Les frais de production, à part les monopoles, règlent le prix du marché ; cela veut dire : - Les frais de production, à part les monopoles, tendent à
régler le prix du marché. - S’ils s’en écartent en plus, la production augmente ; s’ils s’en écartent en moins, la production diminue. (ibid., t.3, 207)
Afin de mettre en évidence l’originalité des raisonnements de notre
auteur en monopole, nous indiquerons comment s’articule la loi de
l’offre et de la demande, en libre concurrence, à celle des frais de production en précisant comment il traite des salaires, des profits et des
rentes. Nous nous attacherons à souligner les arguments que Rossi
retient de Ricardo (et plus largement des économistes classiques anglais) et ceux dont il s’écarte quand il définit les frais de production
afin de développer sa propre analyse. Nous préciserons ensuite
comment les prix interviennent dans l’élaboration des relations
d’offre et de demande en monopole afin de proposer une interprétation de leur ajustement.
Œconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 5(2) : 193-227
| L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre et de la demande
2.1 Frais de production et loi de l’offre et de la demande
Concernant les salaires, Rossi considère qu’ils font partie des frais de
production et qu’ils ne doivent pas être assimilés à des capitaux fixes
ou circulants (Rossi, [1836-1837] 2006a, t.2, 193-221). Ses propos interviennent en critique d’auteurs comme James Mill qui n’auraient pas
compris la thèse de Smith selon laquelle les salaires ne sont pas des
avances et ne servent pas seulement à l’entretien des travailleurs14.
Vous le voyez messieurs : premièrement les avances aux travailleurs ne
sont point une nécessité /… / En second lieu, dans la théorie que nous réfutons (salaires avancés), non-seulement on introduit comme élément nécessaire ce qui ne l’est pas, mais on fait un double emploi. On dit que le salaire est un capital ; mais que représente-t-il ? Le travail ; évidemment qui
dit salaire dit travail, qui dit travail dit salaire ; si on ajoute que le salaire
avancé fait partie du capital, il faut en conclure que les instruments de la
production sont ; le capital qui comprend le salaire, c’est-à-dire le travail ;
puis le travail et la terre ! En d’autres termes, si le salaire fait partie du capital, il ne faut pas nous dire que la production s’opère au moyen du travail, de la terre et du capital. (ibid., t.2, 204-5)
Plus loin, Rossi ne niera pas que certains salaires puissent être avancés mais pour mieux préciser qu’il s’agit « d’opérations à part et contractuelles » qui ne correspondent pas, pour l’entrepreneur et le salarié, à l’évaluation d’un salaire de subsistance (ibid., t.2, 207 ; t.3, 38-39).
Ce point de vue est corroboré par la distinction qu’il retient entre, salaires nécessaires à la subsistance qui pourraient être avancés pour
cette raison, et ceux dont la valeur décroit quand le nombre de salariés augmente. Il distingue, pour expliquer la fixation des salaires, ce
qui relève « des personnes » c’est-à-dire du nombre de travailleurs, et
ce qui relève de « la chose-même » c’est-à-dire de la demande de
biens. Dans le premier cas le nombre de travailleurs croît avec la population ce qui implique pour lui que la demande de travail est une
relation décroissante des salaires :
… les salaires en un mot, sont en raison inverse du nombre des travailleurs ; que plus le nombre de ces derniers est grand, plus les salaires baissent, et vice et versa. (Rossi, [1837-1838] 2006b, t.3, 172)
Rossi cherche ici à défendre les thèses malthusiennes sur la population tout en proposant d’en atténuer la portée. En dehors de cette
14
« Je ne sais pas si Adam Smith a vu d’une manière bien nette ce qu’il faisait en
ne comprenant pas dans le capital, soit fixe, soit circulant, les choses consommées
par les travailleurs. […] Toujours est-il que Smith a été dans le vrai » (Rossi,
[1836-1837] 2006a, t.2, 199). Plus loin : « Devons-nous considérer les ouvriers
comme une classe qu’une autre classe nourrit à la main, pour ainsi dire, et à laquelle sont exclusivement destinées certaines denrées ? Mais c’est exactement
ainsi que l’on parle des chevaux et des bœufs. […] Eh bien, je le dis avec chagrin
[…] (ces économistes) confondent à la longue ces éléments et parlent des travailleurs proprement dits comme on peut parler des différentes machines » (Rossi,
[1837-1838] 2006b, t.3, 180-181).
Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 5(2) : 193-227
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Claire Baldin et Ludovic Ragni |
tendance séculaire selon laquelle la population croît plus vite que les
biens nécessaires à sa subsistance, les salaires dépendent de manière
directe de la demande de biens de consommation y compris quand
des machines plus productives sont introduites (ibid., t.3, 174-187 et
202-214). Il s’agit de la « chose même » qui détermine la fixation des
salaires dont il traite en supposant la population constante. Dans le
cas le plus simple, et en libre concurrence, le progrès technique induit
dans un premier temps une baisse des prix des biens « nécessaires à
la vie des ouvriers » (ibid., t.3, 208-212). On peut interpréter cet effet
comme un déplacement de l’offre de travail vers la droite impliquant
une hausse des salaires réels et une baisse de l’emploi. Cet effet provoque pour Rossi une hausse de « l’épargne qui devient une fraction
du capital national employé à la reproduction » (ibid., t.3, 209).
L’épargne réinvestie induit dans un deuxième temps une augmentation de la demande de travail puis de la demande de biens de consommation. On peut interpréter ce second mouvement (ibid., t.3, 209214) comme un déplacement vers la droite de la demande de travail.
Les salaires ont baissé au cours du premier mouvement et augmenté
lors du second ce qui fait dire à Rossi que : « Les machines produisent
donc, en définitive, un accroissement dans la demande de travail (et
non une baisse); elles contribuent donc en définitive, à faire hausser
les salaires » (ibid., t.3, 209) ». Dès lors, le taux de salaire « se proportionne aux prix, et, en conséquence, à la quantité des choses nécessaires à la vie des ouvriers » (ibid., t.3, 212).
Les profits sont quant à eux définis par rapport à trois fonctions.
Premièrement, ils rémunèrent les risques encourus par les producteurs (ibid., t.3, 301).
Deuxièmement, ils servent à rémunérer l’épargne de ceux qui acceptent de consommer plus tard et de capitaliser dans une activité
productive (ibid., t.3, 67). Ces composantes sont prises en compte pour
définir le taux de profit normal en libre concurrence et une part des
profits en monopole. Elles entrent dans les frais de production comme
Ricardo le retient. Rossi précise, afin d’apprécier si un investissement
est rentable, que le taux de profit doit être comparé au taux d’intérêt
courant (ibid., t.3, 300). Le taux t’intérêt est alors la rémunération de
l’argent détenu par l’entrepreneur ou le capitaliste. Dans ce cadre,
Rossi ne sépare pas le producteur de l’entrepreneur d’une part, et
l’entrepreneur du capitaliste d’autre part. Il emploie indistinctement
les termes de producteur et de capitaliste au tome 3 du Cours pour
traiter des frais de production et de la rentabilité d’un investissement.
Il emploie celui d’entrepreneur au tome 2 pour indiquer qu’il est
l’agent chargé de payer les salaires15. Ainsi, le capitaliste est à la fois
15
Rossi traite indifféremment l’entrepreneur, le capitaliste, le fermier et le fabriquant dans la mesure où tous ont en commun d’engager une production et de
rémunérer les salariés : « L’ouvrier, ne possédant que ces bras, ne saurait attendre
l’achèvement de l’entreprise. Que fait-il ? Il dit au capitaliste, entrepreneur, ferŒconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 5(2) : 193-227
| L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre et de la demande
celui dont l’épargne est utilisée par d’autres et celui qui utilise son
épargne pour produire. Il est aussi celui qui perçoit le profit une fois
déduit son propre salaire de direction (ibid., t.3, 62-63) de sorte que, à
l’encontre de Malthus, Rossi suppose que « les deux éléments de la
production sont le travail et l’épargne capitalisée » au taux courant
(ibid., t.3, 63-64).
Troisièmement, le profit comprend une composante à laquelle
Rossi attache une importance particulière déjà signalée. Il s’agit de la
différence entre le prix résultant de la somme des frais de production
et le prix que les demandeurs payent. Cette éventualité advient momentanément en libre concurrence et conduit de nouvelles firmes à
entrer sur le marché jusqu’à réduire les profits à leur taux normaux et
que les prix courants se fixent au niveau des frais de production. En
revanche, Rossi défend qu’en monopole, contre Ricardo, Mill, Malthus, Torrens ou Say, que les profits ne tendent pas à s’égaliser de la
même manière qu’en libre concurrence. Dans les deux cas si les prix
sont supérieurs aux frais de production, les profits correspondent à
des bénéfices de sorte qu’ils ne sont pas la cause des prix mais le résultat d’un écart entre ce que certains acceptent de payer et ce qu’il en
coûte de produire. Cette part des profits ne fait pas partie des frais de
production mais correspond à un résultat d’exploitation qui constitue
un revenu pour le producteur (ibid., t.3, 60-62). Deux prix sont mis en
évidence en monopole quand les quantités offertes sont inférieures à
celles demandées. D’une part, un prix minimum couvrant au moins
les frais de production et incluant salaires et profits normaux. D’autre
part, un prix maximum accepté par chaque catégorie de demandeurs
qui résulte d’une pression à la hausse de leur part. Dans ce cas, des
profits supplémentaires apparaissent et sont appréciés par l’écart
entre le prix minimum couvrant les frais de production et les prix
qu’acceptent de payer les demandeurs. Ces profits supplémentaires
peuvent être assimilés à des quasi-rentes.
Cette façon d’envisager les composantes des frais de production
est justifiée par la manière dont Rossi expose la loi de l’offre et de la
demande en libre concurrence puis en monopole au regard de la manière dont il traite de la rente.
En libre concurrence, il reprend l’hypothèse de Ricardo et Say selon laquelle les producteurs sont à même de se porter sur les activités
mier, fabriquant ce qu’il pourrait me dire […]. Je contribue à la fabrication de tant
de pièces de drap, voulez-vous acheter la rétribution à laquelle j’aurai droit ?
Supposez que nous tombions d’accord et que je lui paye le prix convenu ; diriezvous que l’argent que je débourse fait partie du capital de l’entreprise ? Que mon
contrat avec l’ouvrier est un phénomène de la production ? […] Voilà cependant
le salaire » (Rossi, [1836-1837] 2006a, t.2, 206). De même : « Vous le savez tous, un
homme veut fonder une manufacture […] il se constitue, dis-je, entrepreneur,
chef, directeur, agent, vous lui donnez le nom que vous voudrez » (Rossi, [18371838] 2006b, t.3, 36).
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les plus profitables. Dans ce cas, il retient que la terre est l’unique facteur rare et revendique la formule qu’il attribue aux classiques anglais
selon laquelle « le prix des choses est déterminé, est réglé par le coût,
par les frais de production » (ibid., t.3, 60) parce que la libre concurrence permet l’afflux de producteurs en cas d’accès de demande et
leur retrait en cas d’accès d’offre ou si une activité devient moins profitable qu’une autre.
La proposition (les frais de production régulent le prix courant) n’est vraie
que dans une hypothèse ; la proposition suppose un fait constant, un fait
général : quel est ce fait ? C’est celui de la libre concurrence, c’est celui de
la possibilité pour tous de produire les choses dont il s’agit. […] les frais
de production règlent le marché, parce que si on exige au-delà, les capitaux et le travail arriveront et on vendra moins cher. Il faut donc qu’ils
puissent arriver. Ces frais de production règlent le marché, parce que, si le
producteur ne retire pas une juste rétribution de son travail et de son capital, la production s’arrêtera et les capitaux et le travail qui y étaient employés passeront à d’autres choses. […] Cela suppose encore une fois la
libre concurrence. (ibid., t.3, 71)
Cet ajustement est différent en situations de monopole que Rossi considère comme particulièrement fréquentes dès lors qu’il y a imparfaite mobilité du capital ou du travail (ibid., t.3, 73), qu’il existe des
coûts élevés pour certains investissements (ibid., t.3, 77), qu’il y a rareté de la terre, des mines ou des machines (ibid., t.3, 76).
Nous arrivons à cette conclusion, que la formule (des frais de production)
n’a quelque vérité qu’en supposant le fait de la libre concurrence des producteurs, fait auquel des limites insurmontables sont apportées nonseulement artificiellement, mais par la nature même des choses. (ibid., t.3,
65)
Dans cette éventualité, l’étude de la loi de l’offre et de la demande
repose sur une généralisation de la théorie de la rente ricardienne que
Rossi applique à de nombreuses situations de monopole (ibid., t.3, 7680). Il en justifie la raison en indiquant, d’une part que la terre n’est en
aucun cas le seul facteur rare et, d’autre part, qu’elle entre directement ou indirectement dans la production de très nombreux biens
(Rossi, [1836-1837] 2006a, t.1, 155). La longueur des développements
consacrés à cette problématique témoigne de cette prise de position
qui conduit Rossi à proposer un mécanisme d’ajustement de l’offre et
de la demande qui ne recouvre pas celui de la libre concurrence. Pour
cela, notre auteur distingue monopoles naturels et monopoles artificiels non sans insister sur le fait que : « L’influence des monopoles
c’est là le fait que Ricardo n’a pas assez apprécié » (ibid., t.1, 111). Il y
a monopole naturel « lorsque par la nature des choses la production
n’est possible que dans une certaine mesure et pour certaines personnes» (ibid., t.1, 111). Sont visés en premier lieu les monopoles résultant de l’usage des terres, des mines, des carrières ou encore des
vignobles. Sont concernées ensuite les œuvres d’art et plus générale-
Œconomia – Histoire | Épistémologie | Philosophie, 5(2) : 193-227
| L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre et de la demande
ment les biens qui pourraient faire l’objet de « propriété artistique ».
Enfin un autre type de monopole naturel résulte de la plus ou moins
grande distance à parcourir pour transporter les biens jusqu’à leurs
points de vente. Quant aux monopoles artificiels, ils résultent de
l’existence de brevets ou de lois prohibitives imposées par l’autorité
publique.
Le propriétaire de la terre prend part à la distribution […] en vertu de
quoi ? En vertu du monopole qu’il a de cette machine particulière qu’on
appelle terre […] ne sont pas comprises seulement les terres proprement
dites, mais bien tout ce qui est soumis à l’appropriation exclusive de certaines personnes, tout ce qui devient, au bout du compte, monopole. Ainsi, la terre, les mines, les cours d’eau, les rivières […] Le possesseur exclusif d’un secret, d’une force de la nature, même d’un talent naturel quelconque, est dans le même cas que le propriétaire. […] Encore une
fois, si vous voulez, nous l’appellerons terre ; mais la vérité est que ce sont
des forces naturelles qui se trouvent, ou par la nature même des choses,
ou par la loi, ou par une circonstance quelconque, monopolisées, et, je le
répète, j’entends par là réduites à l’appropriation exclusive des uns, les
autres ne pouvant y participer que du consentement du premier d’où résulte le titre de ceux-ci à la distribution. (Rossi, [1837-1838] 2006b, t.3, 2428)
Outre que de nombreux facteurs sont assimilés à des terres et à ce
titre présentent des rendements décroissants, un monopole est défini
dès qu’un agent, détient un facteur limité parce qu’il nécessite
l’emploi direct ou indirect de terre. Rossi considère ainsi que « de
tous les monopoles, le plus important à étudier est celui qui résulte de
l’appropriation de la terre » (Rossi, [1836-1837] 2006a, t.1, 112-13) :
Il y a peine à imaginer un produit qui ne fût absolument que le résultat du
capital et du travail, sans aucun concours du troisième instrument de production. […] Ainsi l’hypothèse sur laquelle se fonde la loi économique, qui
proportionne le prix aux frais de production, ne se réalise jamais complètement. (ibid., t.1, 155-6)
Son analyse de la détermination des prix en monopole ne recouvre
évidemment pas l’approche moderne mais renvoie à une situation
pour laquelle une ou plusieurs entreprises sont à même d’intervenir
sur un marché alors même qu’elles seraient limitées dans leur production par l’existence de facteurs rares qui leur procurent un avantage concurrentiel. L’analyse suppose une généralisation de la théorie
de la rente ricardienne et de la loi des rendements décroissants. Elle
met en jeu un ajustement entre le prix maximum qu’un acheteur est
prêt à payer et le prix qui couvre au moins les frais de production
lorsque des quantités successives de facteurs, impliquant l’usage indirect de terre, sont engagées. En monopole :
Il (le prix) est fixé d’un côté par les besoins des consommateurs et leurs
moyens de paiement, de l’autre par la quantité des produits offerts et les
besoins des producteurs. Evidemment la formule des frais de production
n’est point applicable à ces situations. (ibid., t.1, 119)
Œconomia – History | Methodology | Philosophy, 5(2) : 193-227
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Claire Baldin et Ludovic Ragni |
Il s’agit pour Rossi d’expliciter la formule selon laquelle « le prix de
toute chose est en raison directe de la demande et en raison inverse
de l’offre » et qu’il juge comme « n’allant pas au fond de la question »
(Rossi, [1837-1838] 2006b, t.3, 58-59). Cette formule est pour lui une
manière de poser le problème de la détermination des prix en monopole. Elle s’apparente au premier abord à une évidence selon laquelle
lorsqu’un bien existe en petite quantité par rapport à ce qui en est
demandé son prix augmente. Ce prix baisse si le bien est plus offert
que demandé. On peut interpréter le raisonnement de Rossi et montrer qu’il permet une explication originale des motifs qui président à
la détermination de la demande et de l’offre lorsqu’il existe un prix
maximum que certains sont prêts à payer (conformément à sa conception de la valeur d’usage) et un prix minimum qui couvre les frais de
production pour des quantités successivement produites en situation
de monopole et de rendements décroissants.
2.2 Monopole et processus d’ajustement de l’offre et de la demande
En monopole, deux ensembles d’arguments permettent de donner
une interprétation du processus de convergence de l’offre vers la demande. Du côté des demandeurs, il s’agit des pressions à la hausse
que ceux-ci exercent sur les prix quand les quantités offertes sont insuffisantes. Du côté de l’offre, il s’agit des principes qui prévalent à la
théorie de la rente différentielle impliquant que les frais de productions augmentent en raison de l’usage de facteurs moins rentables, ce
qui justifie la définition spécifique des profits que Rossi propose
quand la demande excède l’offre.
En ce qui concerne la demande, Rossi considère que, pour une
quantité à laquelle correspond un niveau des frais de production, les
demandeurs sont amenés à accepter des prix supérieurs à la somme
de ces frais parce que la rareté du bien le leur dicte.
S’il y a beaucoup de gens qui viennent, pour ainsi dire, s’arracher un objet,
n’est-il pas évident que le prix montera d’une manière peut être démesurée ? […] Si vingt ou trente concurrents veulent avoir un objet qui ne peut
appartenir qu’à un ou deux, le prix de l’objet s’élève bien au-dessus du prix
de production. /… / regardez d’un autre côté, l’approvisionnement, vous
voyez qu’il n’est que le tiers de ce qu’il est en temps ordinaire. Sans doute
vous en conclurez que les prix vont monter d’une manière très rapide, en
raison directe de cette demande acharnée. (ibid., t.3 : 58-59)
La citation précédente conforte la formule que Rossi retient pour exprimer la demande selon laquelle : « le prix auquel s’exerce la demande est en raison inverse de la quantité offerte. » La demande exprime en ce sens une relation décroissante des quantités consommées
par rapport aux prix pour deux raisons.
Premièrement, parce que l’auteur précise, qu’il existe un prix
maximum, qui équivaut à ce que chaque groupe d’acheteurs accepte
de payer, en fonction de leurs désirs et de leur fortune, quand les
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quantités offertes sont inférieures à celles demandées. Deuxièmement, parce que les demandeurs évaluent ce que serait le prix du bien
s’ils devaient le fabriquer eux-mêmes ou se le procurer ailleurs ce qui
les conduit, soit à accepter les prix proposés s’ils sont inférieurs, soit à
produire eux-mêmes le bien ce qu’ils ne font généralement pas parce
qu’ils sont incapables de produire à un coût moindre.
Supposez que j’aille acheter un objet : il m’est parfaitement démontré que
cet objet coûte au producteur 10, et il ne veut pas me le donner pour 10, il
ne veut pas me le donner pour 11, ni même pour 12. Eh bien, dans la lutte
de nos deux intérêts, où est-ce que je m’arrêterai ? Je m’arrêterai au point
où il me sera démontré qu’il m’en coûtera autant de me le procurer ailleurs. Ainsi si je sais qu’avec 12 je ne pourrai pas l’avoir ailleurs, j’irai avec
vous jusqu’à 12,5. (ibid., t.3, 70-71)
La citation précédente précise également que les entreprises sont en
situation d’imposer un prix supérieur aux frais de production. Cette
relation peut être envisagée de manière séquentielle dès lors que les
raisonnements de Rossi supposent que les demandeurs pourront être
servis au fur et à mesure que des quantités de capital incorporant un
facteur rare, ou nécessitant l’usage de terre, seront engagées. Ce principe est également illustré, dans un cadre statique, à partir de
l’exemple du libraire auquel il se réfère pour définir un ‘prix de réservation’ (Rossi, [1836-1837] 2006a, t.1, 119 -121).
Ainsi, ceux capables de payer suffisamment acceptent un prix supérieur à celui payé par ceux servis plus tard, ce qui explique la formule de Rossi selon laquelle : « les prix sont en raison directe des
quantités demandées. » D'autre part, comme l'indique le passage déjà
cité de Rossi : « Il est aussi des besoins moins impatients et accompagnés de moyens moins étendus de fortune: pour ceux-là il faut baisser
le prix si l'on veux qu'il songent à être satisfaits. » (Rossi, [1836-1837]
2006a,t.1, 122) La dernière partie de cette citation invite à comprendre
que le prix courant diminue au fur et à mesure que la demande est
couverte de sorte que les quantités successivement consommées le
sont à des prix décroissants.
En ce qui concerne l’offre, Rossi définit un prix minimum qui correspond à une limite inférieure en dessous de laquelle les producteurs
ne peuvent pas descendre et qui équivaut, à la somme de leurs frais
de production, comprenant la rémunération du capital, son amortissement, les salaires et un profit normal.
Il y a donc là, et Senior l’a bien exprimé, un maximum et un minimum
tout à la fois : supposons qu’un objet oscille dans un marché entre le prix
de 10 et le prix de 15, le minimum est 10, le maximum est 15. […] vous
verrez que le minimum représente les frais de production calculés par le
producteur […] Quand, au pis-aller, il rentrera dans ses frais, il arrêtera la
production. Il peut bien se contenter d’un petit bénéfice, travailler pour un
mince profit ; mais il est clair que le jour où il ne rentrera pas dans ses
frais, il arrêtera sa production. Le producteur peut donc descendre jusqu’à
ce minimum : ses frais de production à lui. […] Jusqu’à quel point
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l’acheteur, le consommateur, consentira-t-il à s’élever même au-dessus des
frais de production ? […] Ainsi si je pense qu’avec 12 je ne pourrai pas
l’avoir (le bien) ailleurs j’irai avec vous jusqu’à 12 ½ ; mais je ne dépenserai pas 12 ½, si je sais que je puis l’avoir ailleurs. (Rossi, [1837-1838] 2006b,
t.3, 69-70)
La confrontation des comportements de demande et d’offre implique
donc qu’il puisse exister une différence positive entre ce qu’il en coûte
au moins de produire un bien et ce que certains agents acceptent de
payer. Les profits répondent ici aux principes qui prévalent à la définition d’une rente différentielle (ou d’une quasi-rente) dès lors que
chaque producteur doit recourir à des facteurs dont les rendements
sont décroissants, ce qui les conduit à déterminer une série de prix
minimum de plus en plus importants s’ils désirent séquentiellement
produire davantage. Cette interprétation, même si Rossi ne l’explicite
pas stricto sensu, est confortée par le fait qu’il suppose que les rendements sont décroissants dans de nombreuses industries où dans celles
où la terre entre indirectement dans la fabrication des biens.
L’influence des monopoles et surtout des seconds (ceux résultant de
l’usage de matières premières et de la terre), se retrouve plus ou moins
dans toutes les productions. […] D’ailleurs quelque minime que soit la valeur de la matière première, cette matière première doit être travaillée. Il
faut des ateliers ; ces ateliers sont bâtis sur le sol, ils payent un fermage.
[…] Quand la fabrique d’épingles achète le métal nécessaire pour les faire,
il paye des opérations très complexes qui ont lieu pour lui amener […]
Vous trouvez donc, presque toujours, sur votre route un monopole. (Rossi, [1836-1837] 2006a, t.1, 155-56)
Il s’agit, pour Rossi, d’une extension des principes retenus par Ricardo qu’il applique aux monopoles afin de montrer comment les producteurs sont enclins à couvrir la demande à des coûts de plus en
plus élevés en recourant à des facteurs de moins en moins productifs.
Vous trouverez donc, presque toujours sur votre route un monopole. Il
n’est guère de produits que l’on puisse regarder comme le résultat pur et
simple du capital et du travail. […] C’est donc avec cette correction essentielle, c’est en ne perdant jamais de vue ces modifications si profondes et si
importantes, qu’on peut faire un emploi utile de la formule que Ricardo a
substituée (celle qui proportionne les prix aux frais de production) à celle de
l’offre et de la demande (souligné par nous). (ibid., t.1, 156-157)
Ainsi, en monopole, un producteur doit, s’il désire répondre à la demande, rémunérer de plus en plus tout facteur rare et accepter de réduire ses surprofits (ou quasi-rentes) jusqu’à atteindre une situation
où il n’en réalise plus. Dans ce contexte, le mécanisme d’ajustement
entre l’offre et la demande revêt un double aspect si l’on retient que
les monopoles correspondent à des situations de rationnement où les
producteurs sont contraints par des rendements décroissants et où les
acheteurs acceptent des prix d’autant plus élevés que les quantités
demandées excèdent celles offertes.
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| L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre et de la demande
D’une part, quand les quantités offertes sont insuffisantes et pour
un niveau minimum des prix qui couvrent les fais de production, certains demandeurs exercent une pression à la hausse sur ces prix s’ils
veulent acquérir un bien ; ce processus définit une série de prix
maximum qui reflètent l’intensité de leur désir. D’autre part, pour
répondre aux demandes non encore couvertes les monopoleurs supportent des coûts de plus en plus élevés, en raison des rendements
décroissants, de sorte que l’on peut supposer l’existence d’une relation croissante entre les niveaux de prix minimum couvrant les frais
de production et les quantités successivement offertes. Dans la mesure où Rossi fait sienne la théorie de la rente ricardienne on peut
considérer qu’il admet, à l’instar de Ricardo, que des terres sont successivement utilisées pour couvrir la demande. Par conséquent, il doit
admettre que des quantités sont successivement offertes et produites
à rendements décroissants pour répondre à la demande (Rossi, [18361837] 2006a, t.1, 126). Cette interprétation se justifie également par le
fait qu’en monopole il indique que les profits correspondent à l’écart
entre les coûts de production et le prix accepté par les consommateurs. Le schéma suivant peut illustrer ce raisonnement.
Sur celui-ci, Q0 représente la quantité offerte au prix minimum P0
couvrant les frais de production et incorporant un profit normal. Elle
correspond aussi à la quantité consommée effectivement au prix Pa
par les demandeurs capables de payer ce prix.
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La différence entre Pa et P0 représente les profits réalisés ou les
quasi-rentes. On admet que l’excès de demande est représenté pour
cinq unités successives Q0, Q1, Q2, Q3 et Q4. La production des quantités Q1, Q2, Q3 et Q4 nécessite, soit l’entrée de nouveaux offreurs qui
mettent en œuvre des services moins productifs, soit que les producteurs déjà en place recourent à des facteurs moins productifs jusqu’à
couvrir la demande. A chacune de ces quantités correspond un prix
minimum, successivement égal à P1, P2, P3, P4, couvrant les frais de
production et un prix maximum retenu par les demandeurs successivement égal à Pb, Pc, Pd, Pe. Les flèches grisées expriment, du côté de
la demande, la diminution des pressions exercées sur ces derniers
prix au fur et à mesure que celle-ci est couverte. Les flèches dirigées
vers le haut représentent, du côté de l’offre, l’évolution des prix minimum nécessaires pour couvrir les frais de production quand les
rendements sont décroissants. L’écart entre ces deux ensembles de
prix représente l’évolution de l’amplitude des profits ou des quasirentes. Cette amplitude décroît à mesure que les demandeurs, capables de payer davantage que le prix minimum, sont fournis et que
les rendements diminuent du côté de l’offre. En d’autres termes,
quand des quantités de plus en plus coûteuses sont offertes, celles-ci
sont écoulées à des prix maximum de moins en moins élevés si l’on
admet que les consommateurs capables de payer les prix les plus élevés sont servis successivement. Rossi n’exprime pas littéralement
cette éventualité mais en décrit le principe au travers de l’exemple du
libraire déjà rappelé (ibid., t.1, 121). Cette expression de la demande
est matérialisée par la série de prix décroissants Pa, Pb, Pc, Pd, Pe auxquels ces quantités sont vendues. Le schéma matérialise également
une relation d’offre croissante dont chaque niveau correspond à
l’usage de facteurs de moins en moins productifs pour des prix P0, P1,
P2, P3, P4 auxquels les biens sont au minimum offerts. Ces deux tendances convergent vers une situation où la dernière unité proposée,
couvrant les frais de production, correspond à la dernière quantité
consommée.
La première série de prix répond au principe selon lequel « le prix
de toute chose est en raison directe de la demande et en raison inverse de l’offre ». Principe qu’il faut comprendre comme : plus
l’intensité de demande est forte plus les prix sont élevés et cette intensité est d’autant plus faible que les quantités offertes sont élevées. La
seconde série de prix répond au principe selon lequel les rendements
sont décroissants conformément à la généralisation de la théorie de la
rente que Rossi applique aux situations de monopole.
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| L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre et de la demande
Conclusion
L’étude que Pellegrino Rossi propose de la théorie de la valeur et de
la loi de l’offre et de la demande méritait certainement mieux que les
commentaires que Schumpeter lui consacre.
Rossi développe en effet une analyse de la valeur originale qui ne
le place ni sous la bannière de Ricardo ni sous celle de Say. Pour Rossi, la valeur n’est pas mesurée par le travail, elle dépend de l’intensité
des besoins de chacun. La valeur d’usage d’un bien, comme utilité
directe, correspond au prix maximum qu’un homme accepte de verser pour l’obtenir. Sur ce point Rossi rejoint Dupuit. La valeur
d’échange dépend quant à elle de la rareté et correspond à l’utilité
d’un bien pour celui qui cherche à le vendre. Il n’y a donc pas pour
Rossi équivalence entre richesse, valeur d’usage et valeur d’échange
comme Say chercha à le soutenir.
Rossi défend, à l’instar de Ricardo, que les prix courants convergent vers les prix naturels par ajustement de l’offre et de la demande
si les hypothèses de libre concurrence sont respectées. Pour autant, on
trouve dans son Cours une série d’éléments qui permet une interprétation originale de cette loi en monopole même s’il ne la pousse pas à
son terme. Contre Ricardo, il considère que les situations de monopole sont particulièrement fréquentes, ce qui rendrait inapplicable la
loi de l’offre et de la demande telle que l’auteur des Principes
l’envisage et empêcherait que les prix courants se règlent sur les frais
de production. L’un des mérites de Rossi est pourtant d’avoir défendu contre Say, et la plupart des économistes de la tradition française
de l’époque, la théorie de la rente différentielle ricardienne comme en
témoigne ses critiques à l’encontre de son prédécesseur au Collège de
France. L’originalité des travaux de Rossi réside certainement dans le
traitement qu’il propose des monopoles considérés comme autant de
situations où la terre intervient de manière indirecte dans la production de nombreux biens et pour lesquelles la loi des rendements décroissants s’applique. En appliquant la théorie de la rente différentielle aux monopoles tels que Rossi les envisage il en déduit une explication de la loi de l’offre et de la demande différente de celle de
Say et qui ne recouvre pas celle que Ricardo retient pour la libre concurrence.
Dans ce cadre, une lecture interprétative des arguments de Rossi
nous a permis de mettre en évidence une relation de demande décroissante en admettant que les agents, capables de payer un prix
plus élevé que celui auquel un bien devrait au moins être offert, sont
servis selon une série de prix décroissants en cas d’excès de demande.
Du côté de l’offre, la mise en vente de quantités de plus en plus
grandes impliquant l’usage successif de facteurs de moins en moins
productifs induit, en monopole, une augmentation des prix pour lesquels les producteurs couvrent au moins leurs frais de production.
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Considérés ensembles, ces principes permettent d’expliquer pourquoi
Rossi insista, en situation de monopole, pour défendre une explication de la loi de l’offre et de la demande selon laquelle : « le prix de
toute chose est en raison directe de la demande et en raison inverse
de l’offre » et qu’il ne manqua pas d’indiquer que, ni Say, ni Ricardo
ou d’autres, n’en firent véritable usage parce qu’ils avaient considéré
cette loi comme un axiome en libre concurrence alors qu’elle recouvre
d’autres implications en monopole.
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