Œconomia
History, Methodology, Philosophy
5-2 | 2015
Varia
L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre
et de la demande : une tentative d’interprétation
An Attempt at Interpreting Pellegrino Rossi on the Law of Supply and Demand
Claire Baldin et Ludovic Ragni
Édition électronique
URL : http://oeconomia.revues.org/1698
DOI : 10.4000/oeconomia.1698
ISSN : 2269-8450
Éditeur
Association Œconomia
Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2015
Pagination : 193-227
ISSN : 2113-5207
Référence électronique
Claire Baldin et Ludovic Ragni, « L’apport de Pellegrino Rossi à la théorie de l’offre et de la demande :
une tentative d’interprétation », Œconomia [En ligne], 5-2 | 2015, mis en ligne le 01 juin 2015, consulté
le 30 septembre 2016. URL : http://oeconomia.revues.org/1698 ; DOI : 10.4000/oeconomia.1698
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ŒconomiaHistory | Methodology | Philosophy, 5(2) : 193-227
L’apport de Pellegrino Rossi à la
théorie de l’offre et de la demande :
une tentative d’interprétation
Claire Baldin* et Ludovic Ragni**
Cet article réexamine l’apport de Pellegrino Rossi à la loi de l’offre et de la
demande par rapport aux contributions de Say, Ricardo ou Smith. Il
montre que Rossi développe une théorie de la valeur originale qui em-
prunte à la fois à la pensée classique anglaise et à la pensée continentale
française et fonde sa conception de l’offre et de la demande. L’article met
en évidence les mécanismes novateurs que Rossi retient pour expliquer la
loi de l’offre et de la demande pour diverses formes de concurrence par
rapport à ceux que Say ou Ricardo envisagent pour la seule libre concur-
rence. On montre que Rossi peut être considéré comme un précurseur du
concept de prix de réservation développé par Jules Dupuit et de plusieurs
formes de raisonnements à la marge qui l’amènent à proposer une analyse
de la loi de l’offre et de la demande originale.
Mots-clés : libre concurrence, théorie de la valeur, théorie de l’offre et de la
demande, marginalisme, prix de réservation, Dupuit (Jules), Say (Jean-
Baptiste), Smith (Adam), Ricardo (David), Rossi (Pellegrino)
An Attempt at Interpreting Pellegrino Rossi
on the Law of Supply and Demand
This article aims at reinstating Pellegrino Rossi’s contribution to the
theory of supply and demand. It shows how Rossi developed an original
theory of value with sources taken from both traditional English and
French thought. This article shows how innovative the mechanisms used
by Rossi to explain the theory of supply and demand as compared with
the classic theory of free competition. We show that Rossi can be consid-
ered as a precursor of the concept of reservation price which Jules Dupuit
developed. The author also seems to be the precursor of many marginalist
economists. His analyses brought him to the development of an original
look at supply and demand at the beginning of the nineteenth century.
*GREDEG, UMR 7321 du CNRS et l’Université de Nice Sophia-Antipolis,
**GREDEG, UMR 7321 du CNRS et l’Université de Nice Sophia-Antipolis,
Les auteurs remercient les deux référés anonymes pour leurs critiques construc-
tives. Ils remercient également l’éditeur de la revue Œconomia et Jean-Sébastien
Lenfant pour les commentaires avisés qu’ils ont aimablement apportés à ce texte.
Bien évidemment les erreurs ou omissions qui subsisteraient ne sauraient leur
être imputées.
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Keywords: free competition, value theory, theory of supply and demand,
marginalim theory, reservation price, Dupuit (Jules), Say (Jean-Baptiste),
Smith (Adam), Ricardo (David), Rossi (Pellegrino)
JEL: B10, B12, B13, B21
Le jugement que Schumpeter porte sur l’œuvre de Pellegrino Rossi
peut paraître étonnant à l’historien de la pensée économique. Schum-
peter indique en effet que « Rossi a mérison succès mais ne rite
pas d’être cité davantage » et que, « du point de vue de l’analyse, c’est
du Ricardisme dilué avec un peu de Say » (Schumpeter, [1954] 1983,
t.2, 184). L’appréciation de Charles Gide et de Charles Rist va dans le
même sens. Pour ces auteurs : « l’économie politique anglaise est en-
core enseignée par un grand nombre d’économistes, parmi lesquels il
faut citer Rossi dont le Cours d’Economie Politique […] eut un succès
d’assez longue durée, non à une contribution originale, mais à
l’éloquence un peu trop oratoire du style » (Gide et Rist, 1909, 405).
Malgune vie souvent tumultueuse1 le succès de Rossi est indé-
niablement politique et académique2. Il est nommé Professeur au Col-
lège de France le 15 août 1833, le Cours qu’il y dispense jusqu’en 1838
fut largement apprécié même si sa nomination à cette charge fut con-
1 Sur la vie scientifique, politique et sociale de Rossi on consultera H.A.L.
D’Ideville (Comte de) (1887), L. Ledermann (1929) ou J. Graven (1949). Rossi fut
formé par Luigi Valeriani Molinari (1758-1828) considéré comme l’un des pre-
miers économistes favorables à l’usage des mathématiques en économie mais que
notre auteur ne cite pas. Rossi s’inspira également des travaux de M. Gioja (1767-
1829) et côtoya Sismondi qu’il cite à de nombreuses reprises. Du point de vue
méthodologique il se référa, au début de ses enseignements, à J-B. Say afin de
défendre l’idée que l’économie est une science d’observation et un art. Il opte
ensuite pour la méthode abstraite de Ricardo tout en soulignant que l’économie
est aussi une science morale et appliquée annonçant en cela la démarche de L.
Walras. La différence de méthode est fondamentale entre Rossi et Say au sens où
elle perdura entre économistes libéraux continuateurs de Say d’une part, et J-S
Mill d’autre part, lorsque ce dernier systématisa la méthodologie abstraite de
Ricardo (Zouboulakis, 1993). L’opposition entre Say et Rossi tient également au
rejet par le second de l’utilitarisme (Vatin, 1998, 112). Rossi est aussi présenté
comme un économiste éclectique (Ledermann, 1929 ; Marco, 1988) en raison de
ces références multiples. Sur la méthode de Rossi, indépendamment du Cours, on
peut consulter : « De la méthode en économie politique » (Rossi [1834] 1957) et,
pour une comparaison avec celles de Ricardo et Say, les contributions de Steiner
(1986b, 1990) ou de Béraud et alii (2004). Rossi fut, à partir 1845, ambassadeur de
France auprès du St Siège (envoyé par Guizot) puis ministre de l’Intérieur et des
Finance du pape Pie IX. Victime d’un complot dont on ne retrouva pas les com-
manditaires il est assassiné à Rome en 1848.
2 Joseph Garnier cite 25 fois Rossi dans son Traité d’économie politique sociale ou
industrielle ; c’est à peine moins que Say, Smith, Chevalier ou Bastiat et davantage
que Mac-Culloch et Senior.
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testée3. Ses enseignements de droit constitutionnel4 furent quant à eux
objet de polémique après qu’il fut nommé Professeur à la Faculté de
3 Si Rossi est le successeur de Say au Collège de France, il n’en est pas le disciple.
Il fut soutenu à cette charge par Guizot alors ministre de l’Instruction publique
contre Charles Comte, gendre de J-B Say. Rossi avait en effet noué de forts liens
d’amitié avec Guizot et le Duc de Broglie lorsqu’il résidait à Coppet et exerçait les
fonctions de député à la Diètedérale Suisse. En 1833, le Collège de France dési-
gna Rossi pour remplacer Say alors que l’Académie des sciences morales et poli-
tiques vota pour Comte. Guizot trancha en faveur de Rossi. J. Garnier Note
bibliographique » du Cours de Rossi (1865)] ne relate rien de particulier en ce qui
concerne les premiers cours dispensés par Rossi à la Chaire d’économie du Col-
lège de France alors que L. Reybaud et H. A. D’Ideville indiquent que ces ensei-
gnements furent l’objet d’incidents (Reybaud, 1864, 961 ; D’Ideville, 1887, 85). On
peut émettre quelques doutes quant à la véracité de cette dernière thèse. En effet,
Guizot ne fait allusion à aucun incident au Collège de France dans ses Mémoires
(Guizot, [1858-1867] 1860, t.3, 121-127) alors même qu’il n’hésite pas à relater les
difficultés rencontrées par Rossi à la Faculté de Droit et que D’Ideville (1887, 78)
reprend les citations de Guizot (Guizot, ibid., 123) concernant les interrogations
du Roi Louis-Philipe quant à la pertinence d’avoir nommé Rossi à cette dernière
charge et qu’il ne dit rien à propos du cours d’économie. De même, ni J. Graven
(1949), ni A. Dufour (1989) ne font allusion à des difficultés que Rossi aurait ren-
contrées pour dispenser ses cours au Collège de France.
4 Colmet-Daage relate (D’Ideville, 1887, 76) qu’il fût demandé à Rossi de parler
français lors des premières séances de son cours de droit constitutionnel alors
qu’une autre partie de l’auditoire l’applaudit. La nomination de Rossi à la chaire
de droit constitutionnel de la Faculté de Paris n’est pas étrangère à Guizot qui en
suggéra la création à Louis Philippe. Pour Guizot, l’enseignement du droit consti-
tutionnel devait permettre d’exposer et de défendre la Charte de 1830. Les con-
victions politiques de Rossi vont certainement en ce sens. Il est à la fois un libéral
modéré et partisan d’un Etat capable de garantir la conduite des affaires. Selon
Guizot, Rossi est le candidat idéal pour enseigner le droit constitutionnel comme
il l’est pour l’économie. Ceci est confirmé par l’appréciation toute en nuance de
D’Ideville qui souligne l’intérêt de Rossi pour la Charte et son habileté à défendre
le point de vue des Doctrinaires sur cette question tout en évitant d’attiser les
oppositions entre membres du parti du Mouvement et ceux de la Résistance dont
Guizot est l’une des principales figures: « En résumé, Rossi devait préconiser
d’un bout à l’autre de son cours le système de la Charte de 1830 et enseigner que
le système représentatif "avec ses savants ressorts et ses mouvements complexes"
est le chef d’œuvre des gouvernements […] Nous ajouterons pourtant que, mal-
gré sa grande dette de reconnaissance envers le gouvernement de Juillet, Rossi
soutient les théories constitutionnelles avec la plus parfaite modération, ainsi
qu’on pourra s’en convaincre, par exemple, en lisant les premières leçons consa-
crées à l’étude du pouvoir exécutif. Placé entre le mandat donné par M. Guizot et
l’extrême susceptibilité des étudiants de 1830, Rossi sut avec une habileté par-
faite, une dignité absolue, servir les intérêts du gouvernement et, sans froisser
aucune conviction, ramener à la véritable interprétation des principes de 1789
bien de généreuses intelligences » (D’Ideville, 1887, 74). Guizot, en nommant
Rossi au Collège de France, avait certainement pour intention de garantir les pré-
occupations de la Monarchie de Juillet dont la Charte est l’un des fondements. Le
régime, supporté notamment par le parti de la Résistance, était soucieux de la
stabilité politique entre libéraux et conservateurs. Pour les adversaires de Guizot,
comme on peut le lire dans la Revue indépendante, Rossi apparaissait ainsi
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Paris en 18345 ce qui ne l’empêcha pas de devenir Doyen cette institu-
tion en 1843.
Pour autant, on peut se demander si, du point de vue de l’analyse
économique, les thèses de Rossi méritaient le jugement laconique de
Schumpeter ou celui péremptoire de Gide et de Rist. Deux raisons
justifient ce questionnement. La première a trait au fait que Rossi
passe au crible, certes à des fins d’enseignement, mais aussi théo-
riques et critiques, les analyses que Say, Malthus, Ricardo et Smith
développent pour expliquer les fondements de la valeur au regard du
statut à accorder à la richesse. La seconde, concerne l’étude de la va-
leur par rapport à la loi de l’offre et de la demande en libre concur-
rence mais aussi en monopole afin de proposer une critique des au-
teurs précédents.
Evaluer les apports de Rossi quant à l’articulation de ces deux
thématiques se justifie d’autant plus que la première moitié du XIXe
siècle est marquée en France par les débats qui opposent Say aux éco-
nomistes classiques d’Outre-Manche à propos de la théorie de la va-
leur. Par rapport à ces débats, il apparait que Rossi cherche à mettre
en perspective ses propres conceptions de la valeur et de la loi de
l’offre et de la demande par rapport à celles de Ricardo et Say en ac-
cordant une place importante aux situations de monopole alors que
ces auteurs limitent le plus souvent leurs analyses à la libre concur-
rence.
Il n’existe, à notre connaissance, aucun travail d’histoire de la pen-
sée économique qui traite de la relation entre ces deux thématiques
chez Rossi alors que la période considérée voit émerger la pensée
d’auteurs classés souvent parmi les précurseurs du marginalisme en
ce qui concerne l’étude de la loi de l’offre et de la demande même s’ils
ne peuvent pas tous être placés sur le même plan historiographique.
On citera au premier chef Jules Dupuit6 qui se réclame de Rossi pour
son analyse de l’utilité et sa conception de la demande. Il est égale-
ment difficile de passer sous silence Antoine Augustin Cournot qui,
comme « la nymphe Egérie de l’école doctrinaire » laquelle veut faire de lui le
défenseur attitré de la monarchie de juillet (Graven, 1949, 34).
5 Rossi devient vice-président de la section IV de l’Académie des sciences morales
et politiques en 1839 et fut nomPair de France la même année. En 1842, il fait
partie des cinq fondateurs de la Société des Economistes et participe à la création du
Journal des Economistes, organe de diffusion de la pensée libérale bien qu’il fût
considéré comme un défenseur timide de cette philosophie politique. Il existe en
effet à cette époque deux cercles principaux d’auteurs qui constituent l’école libé-
rale en France (Breton et Lutfalla, 1991). L’un est constitué d’économistes et
d’idéologues comme Say, ses fils, Dunoyer ou Comte. L’autre regroupe des
hommes politiques comme Guizot, des économistes politiciens comme Blanqui
ou Garnier (Le Van-Lemesle, 1991).
6 Dupuit est classé parmi les économistes ultra-libéraux en raison des positions
qu’il défendit au sein de la Société d’Economie Politique (Breton et Lutfalla, 1991).
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