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C’est que la grammaire nous assure elle
aussi de sa tradition savante et rassurante,
qui identifie le « soi-même » au pronom
personnel réfléchi, au verbe pronominal
associé, tandis que la même métaphysique
construit des systèmes entiers sur ce
« soi », sous les espèces de l’âme, de
l’esprit ou de l’ego. La grammaire a donc
quelque chose de métaphysique, non pas
au sens où elle aurait une face cachée mais,
pour peu qu’on en fasse une philosophie
élémentaire au sens premier d’une
réduction à ses éléments premiers, parce
qu’elle exprime une recherche sur
l’identité des mots comme identification
des êtres. Parce que, écrit Bergson dans les
Données immédiates de la
conscience(1889), « nous nous exprimons
nécessairement par des mots », il ne s’agit
pas de contourner l’usage linguistique ni la
grammaire, mais de les traverser en nous
demandant si la langue, toute langue, ne
sont pas un miroir de notre impuissance et
un alibi pour notre paresse dans le paraître.
Le délestage de deux traditions dont l’une
est le fruit de l’apprentissage académique
et l’autre de l’habitude culturelle relève de
la gageure, de la provocation peut-être,
mais la meilleure est à venir : séparer la
logique du langage de son référent
métaphysique (le « je » qui s’exprime
n’existe pas, seuls les mots, y compris
« je », ont un sens purement linguistique et
conventionnel) a été tenté par les Sophistes
en Grèce ancienne comme par la
philosophie analytique anglo-saxonne au
XXème siècle (Russell, J . Bouveresse en
France), mais on peut aussi, en posant la
question de l’être et du paraître, conjuguer
l’expérience de pensée (métaphysique) et
le vécu exprimé dans le langage
(grammaire), sans faire excès d’allégeance
aux savoirs traditionnels. Etre original,
c’est revenir à l’origine.
Il faut d’abord insister sur le fait que la
question s’y prête. L’être un, vrai et parfait
cher à Parménide, ce Présocratique auteur
du premier texte connu, fragmentaire, de la
métaphysique occidentale (VI siècle av
JC), l’être absolument transcendant qui dit
« au commencement » : « Que la lumière
soit » (Genèse, I, 3), la place toute
particulière qu’occupe, dans un texte sur la
société et l’Etat, la fameuse Allégorie de la
caverne (Platon, République, VII) tout
cela renvoie à une recherche de l’origine et
de la vérité, irréductiblement supérieure au
paraître. La nudité du texte de Parménide,
la simplicité du discours biblique ne visent
pas le même objectif que la République,
même s’ils procèdent de la même
radicalité. On oublie trop en effet que la
caverne n’est pas le lieu de prestige que
doit s’efforcer de fuir le philosophe, elle
est encore dans sa perspective une fois
percées les images mirobolantes de ses
murs. Et là recommencent les tentations
du paraître, à ceci près que le philosophe
n’a plus besoin de leur résister puisque
cette fois il les reconnaît immédiatement. Il
doit y retourner.
Rien chez Platon, a dit un commentateur
illustre, n’est étranger à la politique, pas
même le passage mentionné ci-dessus.
Paraître dans la Caverne, être à l’extérieur,
l’opposition est flagrante, mais le plus
difficile, et le plus nécessaire pourtant, sera
bien d’ « être » dans la Caverne. On l’aura
compris, la caverne est une allégorie de
tout le monde humain mais aussi et surtout
de la communauté politique, de l’Etat issu
de la société des hommes. Nous critiquons
l’Etat pour l’apparence d’action et le
prestige de ses apparitions, en majesté
royale comme républicaine. Tel était le
propos de Platon, qui visait l’ordre
politique de son temps, à travers l’ordre