LA LETTRE X-PHILO N°2 Décembre 2011 Le sommaire L’être ou le paraître : une question de prestige p. 2 Par E. Osier René Girard : un pionnier de génie, un chantier à poursuivre p. 5 L’Edito S’il y a un début à tout, y a-t-il forcément une suite à ce début ? Avec le numéro deux de la lettre X-philo, c’est le cas. C’est même l’occasion de confirmer notre choix éditorial : articles d’expression au format court (2-3 pages) ou articles plus long (6-8 pages) à vocation pédagogique. En espérant que nous en gardions définitivement le pli, comme le voudrez toutes les bonnes repasseuses… Par J.-P. Castel Platon ou le totalitarisme p. 8 Par M. Muller La métaphysique ou les préférences du cœur p. 18 Par P. Mirault Trois des articles du présent numéro sont des questionnements appelant à porter un autre regard sur des sujets dits classiques. Les lecteurs souhaitant satisfaire, plus avant, leur curiosité ou réagir aux thèses développées, peuvent envoyer petits mots ou grands avis à l’adresse suivante : [email protected]. Ils y sont d’ailleurs cordialement invités par leurs auteurs, qui n’oublient pas que la philosophie est discipline de controverse et de débat, née il y a bien longtemps, sous le ciel grec, d’un esprit de contradiction et d’une esthétique de pensée… Bonne lecture ! J.-P. Bessis (X 80) 1 L’être ou le paraître : une question de prestige plus impertinent des rôles, par sa négation même de tout rôle ? Le philosophe le plus impertinent n’est jamais celui que l’on croit : Socrate était plus facétieux que ne nous l’ont fait imaginer les traditions stoïcienne (les Stoïciens grecs aimaient être nommés « les Socratiques »), chrétienne (Socrate chrétien de Guez de Balzac, 1652) ou encore le thème pictural de sa mort (David), figeant le personnage dans un rationalisme monolithique. Revenons aux taons, torpilles et autres quolibets autoproclamés par le « père de la morale » (Schopenhauer, 1839), autrement dit à sa mise en scène par Platon, pour saisir ce personnage piquant d’esprit et électrisant de séduction. Tous les chemins d’une réflexion sur l’être et le paraître, mènent, ou plutôt ramènent à Socrate. Or, dans les Dialogues de Platon, s’agit-il de la mise en scène d’un être seulement dévoué à la philosophie comme à une puissance tutélaire qui ne jure que par ce qu’il convient de faire, ce qui paraît bon, juste, et beau, et affectant l’ironie ? ou bien de la mise en scène d’un être voué à être précisément ce qu’il est, devenu ou en devenir, sans jamais se départir de l’ironie qui le garde de toute infatuation ? On n’en sait plus quoi penser à la longue, tout en pressentant qu’entre l’être et le paraître de Socrate il n’y a pas seulement un jeu de langage, voire de mots. « Connais-toi toimême », lui enjoint la Pythie de Delphes dans son oracle le plus proverbial, mais avant de connaître, et de se connaître, il faut être. Etre soi-même, n’est-ce pas le Cette question ne saurait se limiter à une critique sociale. Elle nous rappelle que nous faisons de la philosophie sans le savoir, du moins sans chercher à réfléchir sur ce que nous croyons savoir : mieux encore, nous exprimons dans la langue usuelle un problème qui relève de la métaphysique la plus spéciale, la plus traditionnelle aussi, lorsque nous disons, avant même tout attribut, « je suis ». Les traditions judéo-chrétienne, et métaphysique (Descartes, Méditations métaphysiques, 1641) seraient une réponse de façade, toujours bien convenue, la façade d’un rôle justement, celui qu’on devrait éviter pour affronter la face nue celui qui se dit «être ». Faire de la grande métaphysique, en quelque sorte, sans la métaphysique des grands philosophes. Revenir à Platon, à l’intérieur de la tradition qu’il a fondée plus que tout autre grec, sinon plus que tout autre philosophe, s’impose certes comme une nécessité historique. Le plus anti-traditionaliste des occidentaux, Nietzsche, décrivait sa propre philosophie un « platonisme inversé », allégeance renversante mais révélatrice de la position cardinale du plus célèbre disciple de Socrate. Mais la nécessité que l’on voudrait souligner est plus profonde, d’ordre psychologique, linguistique aussi, comme l’usage du verbe « être » au quotidien, banal et pourtant si délicat à définir. 2 C’est que la grammaire nous assure elle aussi de sa tradition savante et rassurante, qui identifie le « soi-même » au pronom personnel réfléchi, au verbe pronominal associé, tandis que la même métaphysique construit des systèmes entiers sur ce « soi », sous les espèces de l’âme, de l’esprit ou de l’ego. La grammaire a donc quelque chose de métaphysique, non pas au sens où elle aurait une face cachée mais, pour peu qu’on en fasse une philosophie élémentaire au sens premier d’une réduction à ses éléments premiers, parce qu’elle exprime une recherche sur l’identité des mots comme identification des êtres. Parce que, écrit Bergson dans les Données immédiates de la conscience(1889), « nous nous exprimons nécessairement par des mots », il ne s’agit pas de contourner l’usage linguistique ni la grammaire, mais de les traverser en nous demandant si la langue, toute langue, ne sont pas un miroir de notre impuissance et un alibi pour notre paresse dans le paraître. Le délestage de deux traditions dont l’une est le fruit de l’apprentissage académique et l’autre de l’habitude culturelle relève de la gageure, de la provocation peut-être, mais la meilleure est à venir : séparer la logique du langage de son référent métaphysique (le « je » qui s’exprime n’existe pas, seuls les mots, y compris « je », ont un sens purement linguistique et conventionnel) a été tenté par les Sophistes en Grèce ancienne comme par la philosophie analytique anglo-saxonne au XXème siècle (Russell, J . Bouveresse en France), mais on peut aussi, en posant la question de l’être et du paraître, conjuguer l’expérience de pensée (métaphysique) et le vécu exprimé dans le langage (grammaire), sans faire excès d’allégeance aux savoirs traditionnels. Etre original, c’est revenir à l’origine. Il faut d’abord insister sur le fait que la question s’y prête. L’être un, vrai et parfait cher à Parménide, ce Présocratique auteur du premier texte connu, fragmentaire, de la métaphysique occidentale (VI siècle av JC), l’être absolument transcendant qui dit « au commencement » : « Que la lumière soit » (Genèse, I, 3), la place toute particulière qu’occupe, dans un texte sur la société et l’Etat, la fameuse Allégorie de la caverne (Platon, République, VII) tout cela renvoie à une recherche de l’origine et de la vérité, irréductiblement supérieure au paraître. La nudité du texte de Parménide, la simplicité du discours biblique ne visent pas le même objectif que la République, même s’ils procèdent de la même radicalité. On oublie trop en effet que la caverne n’est pas le lieu de prestige que doit s’efforcer de fuir le philosophe, elle est encore dans sa perspective une fois percées les images mirobolantes de ses murs. Et là recommencent les tentations du paraître, à ceci près que le philosophe n’a plus besoin de leur résister puisque cette fois il les reconnaît immédiatement. Il doit y retourner. Rien chez Platon, a dit un commentateur illustre, n’est étranger à la politique, pas même le passage mentionné ci-dessus. Paraître dans la Caverne, être à l’extérieur, l’opposition est flagrante, mais le plus difficile, et le plus nécessaire pourtant, sera bien d’ « être » dans la Caverne. On l’aura compris, la caverne est une allégorie de tout le monde humain mais aussi et surtout de la communauté politique, de l’Etat issu de la société des hommes. Nous critiquons l’Etat pour l’apparence d’action et le prestige de ses apparitions, en majesté royale comme républicaine. Tel était le propos de Platon, qui visait l’ordre politique de son temps, à travers l’ordre 3 philosophique institué hors de toute institution, Agora exceptée, par Socrate. L’être et le paraître n’ont alors pas d’histoire, ils sont actuels et anciens, preuves linguistiques et sociales d’une philosophia perennis qui nous habite le temps d’un effort d’attention à la valeur du réel, et, plus gravement, à la valeur des hommes. L’épaisseur thématique de l’être et du paraître se fonde ainsi sur une uniformité sémantique, et non l’inverse : ce ne sont pas un être ni un paraître à chaque fois différenciés qu’il faut chercher dans la métaphysique, dans la physique, dans la société, mais les mêmes à l’œuvre dans des milieux différents. La puissance théorique de Platon parvient ainsi à déphaser le lecteur qui ne comprend pas le sens social et politique de l’Allégorie de la caverne, ni le sens métaphysique de la constitution de la cité idéale. Un autre philosophe, lui aussi écrivain, lui aussi intéressé à refonder l’Etat et la société dans la transparence (pour reprendre le mot de Starobinski), tant par un traité politique (du Contrat social) que par un ouvrage de pédagogie (Emile), leur ajoutant la compassion portée au rang de vertu, la liberté de la personne humaine au rang de principe naturel, et l’expression explicitement personnelle du « je suis» (Confessions). A l’époque dite moderne, Rousseau dénonce les mêmes travers, le même prestige du paraître. Il nous montre lui aussi une Caverne qui n’a plus rien d’allégorique : la nôtre. Comme Socrate, il le paya d’une mort, mais vivante, celle de l’isolement, prix assumé du choix d’être soi-même. Etienne Osier, philosophe1 1 Ancien élève de l’ENS-Ulm, Etienne Osier est spécialiste de la pensée de Schopenhauer. Il a notamment traduit et présenté les œuvres : « Sur la liberté de la volonté » de Schopenhauer (éd. Hermann) et « Sur la religion » de Schopenhauer (éd. Garnier-Flammarion). Il a également beaucoup travaillé sur les traditions philosophiques orientales (indienne). 4 René Girard : Un pionnier de génie, un chantier à poursuivre que le rituel de répétition de ce meurtre fondateur. Avec pour fonction de garder à distance la violence toujours renaissante, il assure la régulation du groupe et lui permet de se constituer en société, fondant ainsi le premier rituel. La thèse de René Girard du désir mimétique et du bouc émissaire séduit à la fois par sa simplicité et par son pouvoir explicatif. Sur bien des points elle concurrence avantageusement tant la théorie freudienne que le structuralisme. La découverte des neurones miroirs et les développements de l'éthologie apportent des éléments de confirmation au "premier étage" de la théorie girardienne, la théorie mimétique. René Girard reste pourtant un personnage contesté, voire méconnu, surtout en France. La théorie conduit bien sûr à des questions plus complexes voire paradoxales, comme par exemple : la relation entre désir et indifférenciation, entre violence et différenciation, la proximité entre violence et sexualité, entre systèmes vindicatoires et alliances matrimoniales. Mais son pouvoir explicatif est immense. Le système théorique girardien est apparemment très simple. Avec comme point de départ le mimétisme du désir− dont l'étude remonte à Platon −, et comme mécanisme fondateur le meurtre d'un bouc émissaire − concept déjà reconnu dans l'Ancien Testament −, René Girard résout l'énigme du sacrifice, rituel violent mais central dans la plupart des religions connues. Plus précisément, l'autonomie du désir est illusoire, tout désir n'étant que l'imitation du désir d'un autre, le modèle, qui devient vite le rival, dans une relation triangulaire. La violence mimétique qui ressort de cette rivalité menace tout groupe humain d'autodestruction. La désignation arbitraire d'un bouc émissaire et son meurtre focalisent cette violence, transforment le "tous contre tous" en un "tous contre un", fournissent au groupe le moyen d'expulser la violence et lui permettent enfin de retrouver la paix. Cet effet cathartique, capable tant de déchaîner la violence que d'apporter la paix, conduit, par un processus de sublimation, à élever la victime émissaire au rang de divinité. Le sacrifice n'est A l'instar des mots du langage qui segmentent le réel, le sacrifice pose le premier acte de séparation de l'histoire de l'humanité : entre le groupe et la violence, entre le profane et le sacré. Domestication de l'homme par l'homme, il installe ainsi le religieux comme pierre angulaire de la civilisation, L'émergence du divin représente quant à elle la première production symbolique. La théorie triangulaire du désir rend compte de l'omniprésence de la réciprocité dans les rapports sociaux, de la violence mimétique des foules, du rôle social de la monnaie, de la montée de l'individualisme, de l'égalitarisme et de l'omniprésence de l'économie dans la civilisation moderne. La libido freudienne s'interprète comme un cas particulier de la violence mimétique, et le complexe d'Œdipe, le meurtre du père, comme un cas particulier du mécanisme victimaire. La rareté, fondement de l'économie, apparaît comme une modalité 5 du désir mimétique. "Il n'y a qu'un seul problème, la violence, et il n'y a qu'une seule manière de le résoudre, le déplacement vers l'extérieur : il faut interdire à la violence, comme au désir sexuel, de prendre pied là où leur présence […] est absolument incompatible avec le fait même de l'existence commune."2 peur d'affronter la dimension tragique des faits qu'il s'en serait tenu à leurs interrelations. Au-delà de ces questions de méthode et de préséance, l'affirmation d'un meurtre originel comme fondement du sacrifice heurte de front toute la science religieuse, qui voit traditionnellement dans le sacrifice une oblation aux dieux ou une expiation : là où le commun des mortels voit ainsi générosité, humilité, spiritualité, René Girard pointe la pire des violences, celle perpétrée contre un innocent pris comme victime arbitraire. Mais l'oblation ou l'expiation supposent acquise la notion de divinité, alors que l'interprétation de René Girard ne présuppose rien, car elle explique dans le même mouvement la fonction du sacrifice et l'émergence des divinités. Se situant ainsi en amont des interprétations habituelles, mettant la mimésis et la violence au centre des rapports sociaux, la théorie girardienne bouscule des acquis et dénonce des dénis de réalité. L'audience de la théorie girardienne reste pourtant limitée. Les raisons en sont multiples. Du fait de son exceptionnel rapport entre simplicité et pouvoir explicatif, la théorie est suspectée de réductionnisme, voire de dogmatisme. Certes, pas plus que la libido freudienne ou la recherche du profit, la mimésis ne peut prétendre expliquer la totalité des comportements humains. Encore convientil d'en explorer les limites : à titre d'exemple, si la question de l'universalité du sacrifice est légitime et inépuisable, les girardiens ont jusqu'à présent su réfuter les objections qui leur ont été présentées à cet égard. Enfin, pour étayer sa relecture du christianisme, René Girard avance des arguments contestables. Ainsi pose-t-il comme postulat que seul le christianisme aurait dénoncé l'innocence de la victime sacrificielle, alors que bien d'autres religions l'ont fait, comme l'orphisme des Grecs. Il n'explique pas non plus comment le dieu judéo-chrétien pourrait ne pas se réduire à une autosuggestion résultant des sacrifices, comme le voudrait pourtant l'application de sa propre théorie du sacrifice au judaïsme biblique. Il a dans un premier temps farouchement contesté la dimension sacrificielle de la Passion du Christ, pour s'y rallier par la suite, etc. Mais il y a surtout le caractère inclassable de la figure de René Girard : issu de la critique littéraire, homme plus d'étude que de terrain, il prétend avoir trouvé la clé d'un puzzle que les hommes de métier, ethnologues, anthropologues et spécialistes de l'histoire des religions avaient rassemblé avant lui sans pouvoir le résoudre; il se laisse parfois guider plus par son intuition que par la démonstration, et se montre vigoureux polémiste; enfin il a violé le principe de laïcité de la science, en instrumentalisant sa théorie pour une apologie du christianisme, jusqu'à proposer une relecture des Evangiles comme première déconstruction du mécanisme du bouc émissaire de l'histoire de l'humanité, posant ainsi Jésus en précurseur de René Girard ! Freud, en développant sa théorie œdipienne, serait passé à côté de la théorie du bouc émissaire. Quant à Lévi-Strauss, ce serait de La "théorie mimétique du christianisme" n'est cependant que le troisième étage de la fusée girardienne. Les deux premiers étages, le désir mimétique et le bouc émissaire, constituent déjà, à eux seuls, de formidables outils d'analyse et de compréhension de la violence, dont il est regrettable qu'ils se retrouvent stérilisés par des questions de positionnement 2 La violence et le sacré, Hachette Littératures, 2006, p. 322. 6 et/ou d’opposition des uns et des autres par rapport à la religion. prise en compte de différences de fait, non culturelles, comme celle des sexes ou des générations ; la tendance de toute culture à édulcorer ses rituels et ses mythes, à escamoter la violence originaire, à produire de la spiritualité ; le cas des religions orientales ; l'atteinte du sentiment du sacré via les processus hallucinatoires ; la filiation entre sacrifice et système judiciaire; le parallèle entre indifférenciation mimétique et égalité démocratique et ses enjeux. Pour les chercheurs d'aujourd'hui, la théorie conserve encore de nombreux champs à explorer, à consolider, ou à délimiter, comme par exemple : la place du désir mimétique dans l'ensemble des motivations humaines, des besoins vitaux à la réciprocité amoureuse ou à la maternité ; l'approfondissement du processus de divinisation de la victime émissaire ; la J.-P. Castel (X 68)3 3 Jean-Pierre Castel a été PDG de différentes filiales industrielles du groupe Arcelor (Valdunes, Allevard, Industeel). Il est aujourd’hui auteur et consultant en stratégie et organisation industrielles. 7 Platon ou le totalitarisme d’avoir davantage affaire à un manipulateur sans scrupule qu’à un maître de Raison. On s’étonne de voir se mêler à ses analyses politiques des invocations ésotériques à la Réminiscence et au Nombre Nuptial, mais aussi une apologie raciste et eugéniste des inégalités sociales, de l’esclavage et de l’infanticide… On peine, finalement, à trouver une véritable cohérence à cette œuvre aussi imposante qu’hétéroclite, mêlant de beaux mots comme « Bien » et « Justice » aux thèses les plus révoltantes, comme s’il manquait, finalement, une clef de lecture pour comprendre quelles étaient les intentions, pour ne pas dire les arrière-pensées, de son auteur... Introduction Platon, mieux que quiconque, personnifie la représentation que nous nous faisons du Philosophe, Ami de la Sagesse. Sa théorie des Idées constitue l’acte de naissance de la Métaphysique et par delà de toute la pensée occidentale, dans un continuum allant d’Aristote à Heidegger en passant par Rousseau, Hegel ou Bergson. Son œuvre suscitera l’admiration respectueuse et unanime des penseurs qui lui succéderont (une des rares exceptions étant Nietzsche, qui ne voyait en lui que « haute fumisterie »4). Les communistes le considèrent comme le premier penseur d’une société collectiviste et sans classe ; il n’est pas jusqu’à Saint Justin le Martyr qui voyait en lui un « chrétien avant le Christ »… Pourtant, pour un scientifique, certes pas forcément rompu aux joutes abstraites de la Dialectique, mais doué d’un minimum de bon sens, Platon peut parfois susciter une certaine méfiance, voire un grand scepticisme. On se demande, au fond, en quoi son éblouissante Théorie des Idées serait autre chose qu’un système formel, si ce n’est un simple jeu de langage (pour reprendre une définition de la Métaphysique par le Cercle de Vienne). On s’irrite de la forme de ses fameux Dialogues, à la rhétorique parfois tellement alambiquée qu’elle donne l’impression Si Nietzsche a raison en disant qu’un système philosophique doit d’abord être appréhendé comme le symptôme d’une mauvaise santé5, c’est alors sur l’homme Platon qu’il faut nous pencher : son époque, son milieu social, sa vie, ses aspirations et ses frustrations. Tel est, précisément, le projet de Karl Popper dans le Tome 1 de son essai le plus connu, La société ouverte et ses ennemis. Ecrit un peu dans l’urgence, l’ouvrage s’avère malheureusement relativement malaisé à lire, l’enchaînement des différents thèmes et sections ne suivant un ordre ni chronologique, ni logique. Le présent texte se présente donc essentiellement comme un modeste essai de restructuration logique 4 5 In Le Crépuscule des Idoles 8 In Le Gai Savoir et Le Crépuscule des Idoles esclaves et les métèques6 ; mais au sein de la classe intellectuelle athénienne, et en particulier des Sophistes7, se forment les premières revendications humanistes et libérales d’égalité de tous devant la loi (Popper rapporte même qu’un mouvement abolitionniste ne fut pas loin de mettre fin à l’esclavage sous le Siècle de Périclès). et de reformulation du contenu de l’ouvrage de Popper, accompagné ici ou là de quelques commentaires personnels. Platon, son époque, sa vie, son projet Né en 423 avant JC, Platon est issu d’une riche famille athénienne de propriétaires terriens. Ce n’est pas sans fierté qu’il insiste sur son ascendance aristocratique : du côté de son père, il prétend descendre de Codros, dernier roi légendaire d’Athènes ; du côté de sa mère, il est apparenté à Solon, le premier Législateur d’Athènes. Membre de la « caste supérieure », il fut éduqué conformément à son rang ; exceptionnellement doué et attiré dans sa jeunesse par la politique, il était de toute évidence promis à un grand avenir. Malheureusement pour lui, il vit le jour trop tard : l’Age d’Or d’Athènes était derrière lui, et la civilisation grecque classique en voie de décomposition avancée... Cette série de bouleversements sociopolitiques ne s’effectua pas sans une opposition farouche de l’aristocratie terrienne jalouse de ses privilèges, laquelle tenta plusieurs coups d’état contrerévolutionnaires soutenus par le grand rival Sparte, resté en quelque sorte fossilisé au stade de la monarchie tribale archaïque. La Guerre du Péloponnèse qui opposa les 2 cités se terminera même, après une succession de famines et d’épidémies, par la dislocation de l’empire maritime athénien, le renversement de la démocratie et la mise en place sous tutelle spartiate d’un véritable régime de Terreur (les Trente Tyrans). Même si le parti démocratique reprit rapidement le pouvoir, la ville ne retrouvera jamais l’éclat de son Age d’Or et passera sans résistance sous la domination de la monarchie macédonienne, qui mettra un terme définitif à cette première expérience démocratique antique… Or Platon, né en pleine guerre du Péloponnèse, appartient précisément à cette aristocratie terrienne réactionnaire : deux de ses oncles participèrent au gouvernement des Trente Tyrans (dont Critias, qui avait déjà fait L’effondrement encore mystérieux des monarchies tribales mycéniennes au XIIe siècle avait laissé place à une sorte de moyen-âge suivi, à partir des VIIe-VIe siècles, d’une renaissance que l’on qualifiera parfois de « Miracle Grec ». Les Cités-Etats connaissaient alors une spectaculaire croissance démographique et économique, marquée par le développement du commerce et de la navigation. L’émergence d’une nouvelle classe marchande, aspirant à plus de liberté politique, conduira à l’abolition de la monarchie et à une première ébauche de démocratie impulsée par une succession de grands dirigeants réformateurs (Solon, Clisthène, Périclès…). Certes, le corps des Citoyens exclut encore les femmes, les 6 On estime ainsi qu’à la période classique, des 250 000 habitants d'Athènes, seuls 40 000 environ étaient citoyens 7 Protagoras, Antiphon, Gorgias et ses disciples ; mais aussi Socrate, qui fut considéré par ses contemporains comme un sophiste, ainsi que Démocrite 9 partie d’un premier putsch oligarchique), et Platon lui-même y collabora peut-être brièvement8. C’est donc résolument vers Sparte que porte sa sympathie, et pas le moins du monde vers ces milieux intellectuels athéniens humanistes et progressistes, qu’il n’aura de cesse d’attaquer violemment dans ses ouvrages. celle-ci est la cause même du déclin grec, et convaincre ses contemporains que la seule voie possible pour enrayer celui-ci et revenir à l’ « Age d’or » est le rétablissement de l’ancien régime aristocratique… Le problème de la Connaissance et la Théorie des Idées Telle est la clef de lecture de l’œuvre de Platon proposée par Popper : frustré d’une carrière politique brisée par le chaos de son époque, il vouera une véritable haine aux valeurs de la démocratie et à ceux qui les représentaient, et en premier lieu les Sophistes et Démocrite, qu’il jugera responsable de la décadence athénienne, de la perte des privilèges de sa famille et de sa propre frustration politicienne. Ainsi son sujet, loin d’être celui d’une recherche philosophique désintéressée, est-il éminemment politique, domaine qu’il considère précisément comme le plus grand honneur du citoyen et la véritable consécration de la vie philosophique : combattre les valeurs de la « société ouverte » démocratique9, démontrer que Mais dans son entreprise, Platon se heurta tout de suite à une difficulté méthodologique apparemment insurmontable. En effet, la période de bouleversements qu’avait connue le monde hellénique depuis la chute des monarchies mycéniennes avait également remise en cause la représentation du monde des Grecs: avec Héraclite, la vision d’un Cosmos immuable avait laissé la place à celle d’un monde instable, en perpétuelle transformation, entrainé comme par entropie dans un processus d’inéluctable corruption à partir de la perfection d’un Age d’or révolu. Or, dans un tel monde, il ne peut y avoir de connaissance absolue10, mais seulement des opinions trompeuses et relatives. Mais Platon, lui, ne pouvait se satisfaire d’un tel relativisme, qui était précisément celui de ces Sophistes qu’il brulait de réfuter : c’est d’une vérité absolue, universelle et intangible, dont il avait besoin pour faire valoir sa cause… 8 Si l'on en croit la VIIe lettre, dont l'authenticité est généralement acceptée 9 Popper désigne ces sociétés comme « ouvertes », car c’est précisément l’ouverture sur le monde qui conduit, en se confrontant à d’autres systèmes politiques et moraux, à prendre conscience du caractère relatif et conventionnel de ses propres lois, et ouvre donc à la critique (tandis que dans les sociétés traditionnelles « fermées », comme Sparte, la légitimité des lois, supposées provenir des lointains ancêtres d’un Age d’Or, ne peut être remise en question). Ce danger de l’ouverture au monde pour l’ordre établi était d’ailleurs parfaitement connu des contemporains de Platon : les Oligarques s’opposèrent violemment au commerce et à la navigation, et finirent, avec l’aide de Sparte, par détruire les Longs Murs qui reliaient Athènes à son port du Pirée (ce qui précipita effectivement la chute de la thalassocratie athénienne après la Guerre du Péloponnèse). Platon lui-même les désigna comme un danger pour la Cité, interdisant même à tout citoyen de moins de Comme l’avait déjà bien vu son disciple Aristote, c’est pour répondre à ce besoin méthodologique que Platon va inventer sa théorie des Idées. Il va pour cela s’inspirer 40 ans de voyager, et encore, seulement pour des raisons d’Etat (Les Lois)… 10 Ou s’il y en a une, comme pour Parménide, elle est totalement déconnectée du monde illusoire dans lequel nos vivons, et donc sans utilité pour comprendre et agir sur celui-ci 10 du concept socratique d’Essence (le « bienen-soi », la « justice-en-soi »…), mais en supposant audacieusement que, loin de n’être que des définitions ou des concepts, celles-ci sont douées d’une existence réelle11. Pour lui, les essences sont les modèles des choses sensibles, qu’elles ont imprimées en quelque sorte dans la matière comme des moules (aussi désignet-il ces entités sous le nom de Formes, même si elles nous sont davantage connues aujourd’hui sous le nom d’Idées). Il existe ainsi un autre monde, une autre dimension, immuable et hors du temps, où résident ces Idées. Echappant au processus de dégradation de notre monde sensible, dans lequel n’en subsistent que des copies vouées à la corruption (les Simulacres), celles-ci constituent en définitive la possibilité pratique et l’objet de la véritable connaissance. vraie connaissance des Idées. La Théorie des Idées permet ainsi à Platon de justifier la possibilité d’une connaissance absolue, et donc de réfuter le relativisme des Sophistes, tout en réservant cette connaissance à un petit nombre d’ « élus »12, dont il fait bien évidemment partie, doués de cette faculté d’intuition qu’il nomme Dialectique (et qui est bien distincte de la pensée rationnelle, celle, par exemple, des Mathématiques). Et quelles sont ces vérités ultimes auxquelles peut accéder ainsi notre Philosophe autoproclamé ? Au sommet des Idées, nous dit Platon, analogue à l’Un de Parménide, se trouve une Idée suprême l’Idée des idées, l’Agathon ou « Bien-ensoi ». Sur ce qu’est ce « Bien-en-soi », à l’aune duquel il est supposé nous démontrer quel doit être le régime politique idéal, Platon restera malheureusement très vague (ce qui n’avait déjà pas échappé à ses contemporains, note Popper), si ce n’est pour nous dire qu’il correspond plus ou moins à une sorte de principe de stabilité, d’immobilité, de conservation, car « le repos est divin » tandis que le changement est corruption. Mais cette conception platonicienne du Bien comme vague principe d’immobilité est en quelque sorte auto-justificatrice : comme si, voulant démontrer qu’il est juste de revenir au système originel des monarchies archaïques, Platon définit arbitrairement le « bien-en-soi » comme l’absence de tout changement, et en déduit comme par un tour de passe-passe que la société idéale est alors forcément… cette Mais comment l’homme peut-il accéder à ces idées méta-physiques, c’est-à-dire hors de notre monde physique ? Fidèle au spiritualisme pythagoricien, Platon énonce qu’à l’homme lui-même correspond une Forme, qui est celle de son Ame, désormais prisonnière de la matière à laquelle elle ne peut échapper. Mais cette Ame, dans un lointain passé, a été en contact avec les Idées et, parfois, il nous arrive d’en avoir un lointain et nostalgique souvenir. C’est cette réminiscence qui permet au Philosophe, non pas par l’exercice de la raison mais par une sorte de révélation intérieure, d’accéder à la 11 Cette position consistant à croire en l’existence réelle des Idées est justement qualifiée de « réaliste » par rapport à ceux qui comme Socrate pensent qu’il ne s’agit que de concepts abstraits, et qui sont qualifiés de « nominalistes ». Le débat entre ces deux conceptions des Idées absorbera une bonne partie de la pensée médiévale dans ce qui est connu sous le nom de « Querelle des Universaux ». 12 Alors même que la Maïeutique de son maître Socrate, démocratique et égalitaire, est à portée de chacun pourvu qu’il soit convenablement éduqué : ainsi le voit-on ainsi dans le Ménon aider un fils d’esclave à retrouver le théorème de Pythagore. 11 société originelle ! On n’est décidemment pas loin ici de cette « fumisterie » dont parlait Nietzsche… hiérarchie sociale et politique des castes correspond de ce fait à la hiérarchie naturelle des races, plus ou moins dégénérées par rapport à la race pure des Dirigeants ; de même qu’il y a une race de Maîtres, y a-t-il une race d’Esclaves. Platon ne fait ici que reprendre Hésiode et son Mythe des métaux, selon lequel chacune des 3 grandes castes se distingue racialement des autres par la composition de son sang (de l’or pour les Législateurs, de l'argent pour les Guerriers, de l'airain ou du fer pour les classes laborieuses). Il utilise ailleurs une autre analogie tout à fait éclairante pour décrire son système politique idéal : celle du berger commandant au chien chargé de surveiller le troupeau... L’historicisme social et racial de Platon Muni de cet outil méthodologique, Platon peut maintenant revenir à son véritable sujet : démontrer que l’évolution des sociétés depuis l’Aristocratie tribale archaïque jusqu’à la Démocratie dont il est contemporain correspond en fait à un déclin et non à un progrès ; et justifier en conséquence le retour au meilleur régime, l’Aristocratie des origines. En effet, il découle de sa théorie de la Forme, de la corruption et du « bien-en-soi » que la Cité la plus juste, c’est-à-dire celle la plus proche de la perfection de son Idée, est forcément la première cité, à peine formée par le modèle de sa Forme et encore vierge du processus entropique. C’est donc en remontant dans le passé qu’on se rapprochera de ce meilleur régime. Ceci permet à Platon de calquer rigoureusement son modèle politique sur celui des sociétés tribales archaïques, avec un système de castes rigide dominé par les Législateurs et les Guerriers ou Gardiens, au service desquels peine la masse laborieuse et bestiale des artisans et paysans. Ce système inégalitaire est d’autant plus conforme à l’ordre naturel, argumente Platon, que les différentes castes correspondent en fait à autant de races biologiques : en effet, l’homme a été créé initialement identique à son Idée, race parfaite des premiers-nés13 à partir de laquelle va se former par dégénération, dans une sorte d’évolution à l’envers, les femmes, les races inférieures, puis les animaux et enfin les plantes. La En reprenant le cours du temps depuis cette cité tribale idéale, l’histoire sociopolitique de la Grèce s’interprète alors bien comme l’irrémédiable processus de décadence ayant conduit au chaos dont Platon était contemporain. Fondateur de la science sociale, Platon est aussi l’un des premiers (après Héraclite) à développer une doctrine historiciste selon laquelle au travers de l’histoire se révèle un sens, la manifestation d’une loi historique, en l’occurrence pour lui celle de la corruption irrémédiable. L’analyse clinique de ce déclin, qui occupe une place notable dans ses 3 grandes œuvres politiques (Les Lois, La République, Le Politique), est bien connue : la décadence s’amorce lorsque, au sein de la classe dirigeante aristocratique, prennent le pas sur la sagesse comme critère d’accès au pouvoir politique, dans un premier temps les valeurs guerrières de l’honneur et du courage (Timocratie), puis l’argent (Oligarchie ou plus précisément Ploutocratie). Arrivé à ce stade, des tensions sociales apparaissent entre la 13 Qui, comme le remarque ironiquement Popper, sont décrits comme des sortes de « super-Grecs »… 12 minorité de riches et la majorité de pauvres, véritable lutte des classes dont ne peut sortir vainqueur que le plus grand nombre des pauvres (Démocratie). Mais le peuple, troupeau sans berger ni chien, est désormais livré à ses appétits (Platon décrit d’ailleurs les démocrates comme des libertins, animaux sauvages ne songeant qu’à assouvir leurs appétits les plus grossiers), et se livrera tôt ou tard luimême à l’emprise du Tyran qui saura les assouvir… caste dirigeante, de la lutte des classes et des troubles qui en découlent. Quand à savoir pourquoi, et à quel moment, la caste dirigeante a perdu le secret du Nombre, Platon est bien en peine de le dire : peutêtre une catastrophe naturelle, comme l’explosion du Santorin qui avait entraîné la disparation de la civilisation minoenne ? La Cité Idéale de Platon Arrivé à ce stade, Platon est désormais en mesure de définir les principales caractéristiques de son meilleur régime. Celui-ci doit en gros répondre au cahier des charges suivant : inhiber toute velléité de revendication sociale des classes inférieures en persuadant chacun qu’il doit « rester à sa place » ; conserver la pureté raciale de la classe dirigeante. Allant plus loin, Platon veut comprendre comment la société aristocratique originelle, normalement parfaite, a commencé à se corrompre. Cette décadence ne peut de toute évidence être due qu’à un relâchement moral de la caste dirigeante ; Platon suggère que ce relâchement pourrait être la conséquence d’une augmentation incontrôlée de la population14, qui aurait compromis la pureté raciale et donc morale de la caste dirigeante. Le contrôle de la natalité constitue ainsi une véritable obsession pour Platon, qui prône l’homosexualité et la fondation de comptoirs et de colonies comme méthodes de régulation des naissances, mais aussi l’infanticide (déjà pratiqués à Sparte). Platon prétend également qu’il existe une sorte de règle secrète de planification des procréations, reposant sur un mystérieux « Nombre Nuptial » d’influence pythagoricienne, dont la connaissance permet de maintenir l’équilibre démographique. C’est en définitive de l’oubli de ce Nombre par les Législateurs que vient le dérèglement des naissances, cause de la surpopulation, de la dégénérescence raciale et morale de la Tout d’abord, Platon prône une sorte de collectivisme calqué sur le modèle de Sparte, reposant sur l’abolition de la propriété privée, non seulement sur les biens (à l’exception… des esclaves !), mais aussi les femmes (abolition du mariage) et les enfants (qui doivent être retirés à leurs parents biologiques et élevés par l’Etat, comme cela était d’ailleurs encore la coutume à Sparte). Cette éducation collective a plus largement pour objectif d’assurer un endoctrinement total des jeunes citoyens au service de l’intérêt supérieur de la Cité. Car, dans la société primitive qu’il décrit, semblable à une cellule dans un organisme qui lui est supérieur, l’individu occupe une place naturelle dont il ne peut en aucun cas s’écarter sous peine de compromettre la bonne santé du groupe : c’est ainsi, écrit Platon, que « c’est le bien supérieur de la Cité tout entière et de la race que visera ma loi, et le bien de chaque individu 14 Et, de fait, la forte croissance démographique est sans doute l’une des causes historiques du délitement des monarchies archaïques 13 n’aura pour moi qu’une importance secondaire15 ». L’individu, totalement subordonné à ses dirigeants, se voit ainsi dénier toute intimité, toute autonomie, toute indépendance de corps ou d’esprit : car l’objectif de la société platonicienne est, précisément, d’«extirper de la vie entière de tout homme l'indépendance16». On voit bien ici pourquoi Platon, nostalgique de la société tribale holiste dans laquelle l’individu ne dispose d’aucune autonomie et, dirons-nous, d’aucune valeur propre, n’existant que par et pour le groupe, s’opposa si violemment aux Protagoras, Démocrite ou Périclès qui, au contraire, défendaient des valeurs humanistes de liberté, d’égalité et d’émancipation de la « personne ». acte d’impiété, ce qui est puni de mort dans Les Lois18…) : car « Dieu est la mesure de toute chose », proclame-t-il en réponse directe à ses ennemis jurés Protagoras (« L’homme est la mesure de toute chose ») et Démocrite (« L’homme sage et savant est la mesure de toute chose »). Cet asservissement idéologique est aussi, et même surtout, valable au sein de la classe dominante : l’éducation des aristocrates doit être essentiellement dédiée à la guerre et à l’obéissance inconditionnelle aux Législateurs, seuls une petite poignée de Guerriers étant soigneusement sélectionnés pour être initiés à la Philosophie, et encore à un âge (Platon parle tantôt de 50 ans, tantôt de 30 ans) auquel ils n’auront plus l’esprit critique et l’attrait de la nouveauté de la jeunesse, mais se contenteront de maintenir docilement, en bon conservateurs et technocrates pourrait-on dire, le système en place... Dans leurs efforts pour inculquer au peuple les vertus de Justice (que chacun soit à sa place naturelle) et de Tempérance (que chacun se satisfasse d’être à cette place), les Législateurs, précurseurs du Prince de Machiavel, peuvent et doivent user des techniques de propagande, comme par exemple la diffusion de mythes « officiels » forgés de toutes pièces par les Législateurs17 (ce qui est précisément le cas, le reconnaît Platon avec une ingénuité désarmante, du Mythe des Métaux, mais aussi de son célèbre Mythe de l’Atlantide). La religion elle-même doit participer à ce « noble mensonge » en faisant croire au peuple que les lois sont d’origine divine (de sorte que contester une loi serait faire Enfin, la préservation de l’ordre social nécessite d’empêcher à n’importe quel prix la dégénération raciale de la caste des dirigeants : « la race des gardiens doit être conservée pure »19 au prix d’une endogamie sans faille et d’un eugénisme impitoyable : un enfant d’une classe inférieure qui naîtrait par extraordinaire avec quelques fils d’or ou d’argent n’aurait aucune possibilité d’accéder à la classe dirigeante, tandis qu’un Gardien qui naitrait avec des fils d’airain ou de fer serait impitoyablement déclassé, voire éliminé... Mais le contrôle de la pureté 15 Ce que l’on peut comparer à ces mots de Boris Vian dans l’Ecume des Jours : « Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le bonheur de tous les hommes, c’est le bonheur de chacun ». 16 In Les Lois 17 On retrouve là les leçons de son oncle Critias, chef des 30 Tyrans, qui, avant Machiavel, avait été le premier à recommander aux « Princes » l’usage de la propagande d’Etat 18 « Chez vous, parmi ces lois si bien établies, une des plus belles est celle qui défend aux jeunes gens d'y rechercher ce qu'elles ont de bon et ce qu'elles ont de défectueux ; ils doivent s'accorder à dire d'une seule voix et du même cœur qu'elles ont été parfaitement conçues, puisque les dieux en sont les auteurs ». 19 In La République 14 raciale de la classe dirigeante nécessite en premier lieu de maintenir constants ses effectifs au moyen du Nombre Nuptial. Or, seul le Philosophe, en contact avec le Monde des Idées, peut accéder au secret de ce Nombre, et lui seul peut, et donc doit, gouverner la Cité pour y faire régner une Justice conforme au Bien, c’est-à-dire garante de la parfaite immobilité de l’organisation sociale des castes. Et voilà comment Platon en arrive finalement, au bout de sa démonstration, à la conclusion que le régime idéal est celui d’une aristocratie gouvernée par les Philosophes... n’est qu’un instrument dialectique au service de sa véritable ambition, qui est le pouvoir politique. Car voilà qu’il se présente lui-même comme l’un des très rares « vrais » philosophes de son époque, et donc appelé naturellement à occuper cette fonction suprême de Législateur à laquelle il aspire depuis son adolescence. Au bout de son œuvre, c’est bien une véritable revendication personnelle aux plus hautes fonctions que l’on trouve, une invitation presque explicite à ses contemporains pour qu’ils l’appellent au pouvoir en sauveur20. En définitive, lorsqu’il écrit dans la République que la Cité idéale ne sera établie que lorsque les Philosophes seront Rois (ou les Rois philosophes…21), c’est bien à lui-même qu’il pense… Le projet politique de Platon Or, contrairement à Héraclite, Platon pense qu’il est possible d’interrompre le processus de corruption historique et de redémarrer un nouveau cycle : aussi trouve-t-on dans Le Politique la prophétie d’un retour de l’Age d’Or et de l’avènement d’un nouveau « Millenium ». Pour cela, il faut faire « table rase » du passé et recréer une nouvelle race de dirigeants racialement et moralement pure (ce qui peut être obtenu, comme il le recommande dans La République, en envoyant tous les hommes de plus de 10 ans aux champs et en prenant ensuite leurs enfants à la naissance pour les éduquer collectivement conformément à l’idéologie tribale). Arrivé à ce stade, l’analyse de Platon, jusqu’ici théorique, prend ainsi la forme d’un véritable projet politique de retour concret au modèle de la société tribale gouvernée par une aristocratie de « sages ». Voilà pourquoi finalement, nous dit Popper, il ne faut pas lire Platon comme l’œuvre désintéressée d’un philosophe préoccupé de seule métaphysique, mais comme le manifeste politique d’un aristocrate réactionnaire frustré, rêvant encore un peu pathétiquement d’être porté au pouvoir. Hélas pour lui, jamais les citoyens d’Athènes ne l’appelleront : et c’est avec un immense orgueil mêlé de 20 « La vérité est que c’est au malade d’aller frapper à la porte du médecin et à tout homme qui a besoin d’être dirigé à la porte de celui qui est capable de diriger, et non au commandant de prier à ses subordonnés de se laisser commander, quand réellement ils ont besoin de ses services ». 21 Et de fait Platon, vexé de ne pas être appelé au pouvoir par les Athéniens, tenta de s’acoquiner avec les Tyrans de Syracuse, espérant les convertir à la Philosophie (aventures qui se terminèrent d’ailleurs de manière peu glorieuse pour notre Métaphysicien, qui une première fois fini vendu comme esclave, une deuxième fois embastillé, et une troisième fois secouru d’extrême justesse par un vaisseau de guerre affrété par un collègue pythagoricien…). Incidemment, comme le note Popper, l’Académie avait la réputation de produire davantage de Tyrans que de Philosophes… C’est à ce point précis que, finalement, Platon laisse enfin tomber le masque : toute cette grandiose œuvre métaphysique 15 préoccupations morales modernes, Platon vivait au contraire précisément à l’époque où ces préoccupations avaient commencé à apparaître dans les milieux humanistes et réformateurs athéniens. Il connaissait parfaitement les Sophistes, Démocrite et autre Périclès, son œuvre s’érige d’ailleurs précisément en réfutation de leurs doctrines : le discours de Platon est donc bien fondamentalement réactionnaire, et pas seulement en apparence par déformation anachronique. ressentiment qu’il se retirera finalement de la vie politique, car « celui qui fait partie de ce petit nombre [des Philosophes] s’est rendu compte que la multitude est folle, qu’il n’y a pour ainsi dire rien de sensé dans la conduite d’aucun homme politique (…) Quand il a fait réflexion sur tout cela, il se tient au repos et se même de ses propres affaires »… Conclusion : Platon et le totalitarisme Arrivé ici, on ne peut qu’être frappé par les similitudes troublantes entre la Cité idéale décrite par Platon et les régimes totalitaires modernes, fascisme, nazisme ou communisme : soumission totale de l’individu à un Etat qui doit contrôler le moindre aspect de la vie publique et privée, propagande et endoctrinement, éduction collective des enfants, exaltation des vertus guerrières, eugénisme et mythe d’une « race pure », projet millénariste de faire table-rase du passé pour édifier le « meilleur des mondes »… Et, de fait, il existe une forme de continuité généalogique entre le platonisme et les idéologies totalitaires : l’ « homme nouveau » de Rousseau, qui inspirera à son tour les révolutionnaires les plus sanglants de l’histoire, des Jacobins à Pol Pot ; l’historicisme de Hegel, penseur de l’état totalitaire qui déclarait devoir tout à Platon, ou de Marx, théoricien du millénarisme matérialiste… On touche là au cœur de la démarche de Karl Popper dans son ouvrage La Société ouverte et ses ennemis. En effet, pour lui comme pour d’autres (Hannah Arendt, Raymond Aron…), le phénomène totalitaire peut s’interpréter comme une résurgence de la mentalité primitive, telle qu’analysée dans l’entre-deux guerres par Lévy-Bruhl, en réaction justement à l‘émergence de la « société ouverte ». Celle-ci, en effet, implique une responsabilité nouvelle pour l’individu, désormais investi de son propre destin et de celui de la société dont il fait librement partie ; responsabilité parfois difficile à assumer, qui peut alors susciter chez certains la nostalgie du monde holiste et magique des sociétés tribales dans lesquelles l’individu, fusionnant avec le groupe, est déresponsabilisé et en quelque sorte infantilisé. La Cité idéale de Platon et le totalitarisme dont Popper était le contemporain ont ainsi fondamentalement la même nature et constituent l’un comme l’autre une réaction régressive face à l’émergence de la société ouverte, que ce soit l’expérience avortée du Miracle Grec ou l’épanouissement des démocraties libérales occidentales modernes. Popper voit ainsi en Platon l’un des premiers « ennemis » des sociétés ouvertes, au Bien entendu, les thuriféraires de Platon ont beau jeu de remettre ses écrits dans un « contexte historique », par exemple pour justifier son apologie de l’esclavage ou du racisme, et dont la critique ne serait qu’anachronisme facile. Mais c’est là que Popper enfonce le clou : car, loin de vivre dans un monde totalement étranger à nos 16 même titre qu’Hegel et Marx, auxquels est consacré le second tome ; à travers lui, c’est bien les racines mentales du totalitarisme de son époque qu’il cherche à comprendre pour mieux le combattre. Et, de fait, son livre fut rédigé pendant la Seconde Guerre Mondiale et présenté par l’auteur lui-même comme un « effort de guerre »… d’ailleurs, l’idée qu’avaient d’eux-mêmes nos illustres Philosophes des Lumières et leurs héritiers… Car le Philosophe de Platon est bien différent de celui de son maitre Socrate, dont il prétendait exposer et développer la pensée alors qu’il le trahit sans vergogne : si le Sage socratique est d’abord celui qui reconnait les limites de son propre savoir et n’a de cesse de critiquer et remettre en question les vérités établies, le Philosophe-Roi platonicien est au contraire le détenteur de « la » Vérité absolue, universelle et inconditionnelle, puisque provenant d’une révélation dialectique accordée à une poignée d’Elus. Finalement, ce que Platon nous a légué, c’est bien… le PhilosopheTotalitaire. Comment, sachant tout cela, Platon peut-il encore susciter une telle unanimité parmi les philosophes ? Sans doute parce que, visant en cela à sa propre glorification, il a su les flatter en leur faisant croire qu’ils constituaient une sorte d’élite d’initiés, bergers du troupeau appelés légitimement à guider ou (ré)éduquer la masse ignorante et stupide du peuple : et tel fut bien, M. Muller (X 97)22 22 Marc Muller est associé de NODALIS CONSEIL, société de conseil en matière de développement et gestion d’infrastructures de service public dans les pays émergents et en voie de développement. Il s’intéresse à l’histoire des idées, et en particulier au contexte historique, social et mental de l’origine et de l’évolution des systèmes philosophiques. 17 La métaphysique ou les préférences du cœur l’Antiquité sont d’ordre gnoséologiques24, quand d’autres s’enracinent dans la complexité psychologique de notre nature. Nous admettrons écartée l’objection des pyrrhoniens, tant il est vrai que la vérité s’impose nécessairement comme objet formel de l’intellect : « Ad destructionem veritatis sequitur veritatem esse23 », sans omettre de constater que ces philosophes sont souvent bien dogmatiques dans l’affirmation de leurs négations. Il sera donc ici admis, qu’il y a pour l’homme la possibilité de connaître le monde, toujours plus adéquatement, jamais absolument, ainsi qu’en témoigne l’histoire des sciences : les théories sont des paradigmes – concept clef de l’épistémologie de T.S. Kuhn -, destinées à être supplantées par des théories plus signifiantes. Cette histoire dialectique de la connaissance scientifique nous amène à comprendre ce qu’elle suppose d’humilité et de patience, et nous rappelle que nous ne sommes ni ange ni bête : notre désir de connaître nous impose un travail, sans lequel rien ne se dévoile. Ce travail est lui-même l’objet d’une recherche incessante sur ses propres principes et lois. Mais ce n’est pas de cette question épistémologique dont nous voulons ici débattre, mais bien plutôt insister sur la rupture des sciences avec la philosophie qui a été consommée après Descartes, et dont certaines causes qui remontent dans une certaine mesure à Ce que la philosophie a apporté de meilleur à la science, et ce avec Aristote, c’est une idée du rapport de l’intelligence humaine au monde : l’homme ne possède pas la vérité en venant au monde, et il ne parvient pas à la connaissance de manière intuitive (par une vue immédiate de l’esprit), mais doit y parvenir en s’appuyant sur l’expérience (information venant du réel objectif donné dans l’expérience) et sur les principes de la raison (dont les lois sont déduites des premiers principes par la logique formelle). Ces deux exigences expérimentale et logique sont celles de toutes les sciences de la nature. Mais les métaphysiciens ont bien souvent surestimé leur pouvoir et ont cru qu’ils pouvaient se fier à leur seule raison pure, la logique formelle et les mathématiques devenant alors le modèle de leur système. Cette confusion orgueilleuse est à l’origine des grands systèmes philosophiques qui prétendent tout dire sur le monde, l’homme et les causes premières. Le premier de ces grands penseurs systématiques est Platon, qui déçu par la complexité du réel empirique s’en détourna avec un certain mépris25 pour s’adonner à la dialectique 24 qui relèvent d’une théorie générale de la connaissance comme on en trouve dans les traités de philosophie de la connaissance. 25 On peut lire, entre autres passages, le Phédon et plus particulièrement ce passage situé en 65a 23 Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae De veritate, 1,5 : « il suit de la destruction de la vérité que la vérité est ». 18 des concepts absolutisés sous le nom d’Idées. Il faut certes lui reconnaître le mérite d’avoir vu qu’une substance quelconque ne saurait s’expliquer par sa matière, mais par ce que Claude Bernard appellera bien plus tard son « idée directrice » ; son tort restera d’avoir naïvement cru pouvoir les atteindre sans s’appuyer sur la réalité concrète inscrite dans la durée et d’avoir ainsi fourvoyé l’intelligence humaine dans les nuées idéalistes et de n’avoir donné à contempler que des concepts figés dans une éternité minérale, sans vie. Cette tendance se retrouve tout au long de l’histoire de la philosophie, à côté de la pensée réaliste inaugurée par Aristote ; on la trouve par exemple chez Descartes qui écrit dans la Troisième de ses Méditations métaphysiques : « Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, (…) je les réputerai comme vaines et fausses… » options initiales, des choix secrets d’où procèdent les systèmes – le discernement des esprits. » Ainsi Martin Heidegger, pour donner un exemple, qui dans son maître ouvrage Être et Temps ne veut tenir aucun compte de « ce que nous savons de l’histoire de l’univers, de sa durée, de l’histoire et de l’évolution de la matière, de l’histoire naturelle c’est-à-dire de l’évolution biologique, et de l’histoire humaine connue par les méthodes positives », et pour qui « le temps est seulement le temps humain, le temps de l’intériorité.26 » Que craignait-il donc de trouver dans cette historicité pour qu’il la congédie ainsi ? Mais il faut ici bien évidemment évoquer le cas de Kant qui a été fort longtemps imposé comme maître à penser de l’université et qui, mieux que tous, congédia le réel au nom de ses préférences métaphysiques : « L’un des multiples présupposés inconscients, non explicites, non analysés ni critiqués, sur lesquels repose l’édifice pesant – Ô combien pesant ! – de la Critique de la raison pure, c’est celui-ci : la réalité objective, la réalité sensible, la nature en elle-même, n’est pas informée et si nous trouvons dans l’expérience de l’information, de l’intelligibilité, c’est que le sujet connaissant l’y a mise. (…) C’est nous qui informons le donné brut de la réalité objective pour en constituer l’expérience27. » On revient donc, en dépit des évidences et de l’histoire des sciences expérimentales, au vieux mythe du chaos originel de la théogonie hourrite. Quelle est donc la raison qui justifie cette affirmation que le réel est en soi un chaos de matière inorganisée ? Que craint donc de trouver Résumons nous : dans un cas, la philosophie est intimement liée aux sciences de la nature dont elle est le prolongement métaphysique. Dans l’autre, elle devient une sorte de littérature logicométaphysique, qui nous instruit davantage sur ses auteurs que sur le monde. C’est bien ce que pointait Claude Tresmontant dans sa critique des systèmes philosophiques clos : une contamination de la raison par la psychologie, par des préférences qui n’ont aucun rapport avec la réalité objective mise progressivement en évidence par les sciences. « … il semble, écrivait-il en 1953, qu’un essai d’analyse (…) des tendances et des orientations intimes immanentes aux structures de pensée, conduise à poser la question des 26 C. Tresmontant, Science et philosophie, La Voix du Nord, 20 janvier 1981. 27 C. Tresmontant, Sciences de l’Univers et problèmes métaphysiques, page 174ss 19 Kant derrière un Univers organisé ? Car, qui pourra nous faire croire que la seule recherche de la vérité conditionne une telle affirmation que tout dément en permanence et qui pose bien plus de problèmes qu’elle ne peut prétendre en résoudre ? On pourrait également évoquer le cas de Nietzsche qui pose l’athéisme comme un postulat duquel il déduit l’éternité de l’Univers. Or, lorsque Nietzsche écrit son œuvre, le Second Principe de la thermodynamique découvert par Carnot et Clausius affirme le contraire. Mais pour répondre à cette difficulté, le penseur avait une réponse d’une exquise délicatesse : l’Univers est en genèse et en vieillissement perpétuels ; pour survivre, « il se nourrit de ses propres excréments28 ». Mais pourquoi donc Nietzsche tourne-t-il ainsi le dos aux faits pour leur préférer cette vieille histoire du temps cyclique ? Nous pourrions citer le cas de bien d’autres philosophes comme Jean-Paul Sartre, par exemple, qui se vantait de n’avoir jamais lu une page d’Aristote, et qui affichait une méconnaissance sans lacune des grandes découvertes cosmologiques et biologiques qui lui auraient pourtant épargné beaucoup de non-sens. Pourquoi donc ces grands esprits ont-ils ainsi pensé de manière déductive ? en partant de la solution qu’ils faisaient semblant de découvrir ? Il y a là plus qu’un défaut de méthode, qui pour être compréhensible chez les présocratiques, le devient beaucoup moins chez les post-aristotéliciens et encore moins chez les modernes et contemporains qui assistent aux succès de la méthode expérimentale. Cette dernière, qui puise ses principes fondamentaux dans l’Organon d’Aristote, exige une véritable ascèse : les 28 préférences du cœur doivent être écartées, pour ne laisser la place qu’aux faits. Dans les systèmes philosophiques - qu’ils soient matérialistes (d’Holbach, La Mettrie, Diderot, Marx, Bakounine, Engels, Haeckel) ou idéalistes (Fichte, Hegel, Nietzsche, Brunschwicg) -, qui procèdent de manière déductive, en se mettant en quelque sorte du côté de l’absolu et non du côté de la réalité à connaître, s’expriment les tendances psychologiques de leurs auteurs et au-delà les grandes tendances psychologiques de l’humanité. Dans ses cours en Sorbonne, Claude Tresmontant, cité plus haut, caressait pour lui-même ou l’un de ses successeurs, le projet d’établir une typologie psychologique des grands systèmes philosophiques. Il pensait même que derrière le refus de la réalité se cachait une opposition spirituelle à l’idée de création que ces constructions intellectuelles s’évertuaient par tous les moyens à écarter. Pour conclure, si les philosophes sont à l’origine des sciences expérimentales, ils s’en sont, pour certains, détournés soit pour avoir été trop pressés de donner une explication totalisante (et c’est alors un défaut de méthode), soit parce qu’ils ont fini par confondre le monde avec leur vision de la vie (c’est alors une intrusion du « moi » dans la rationalité). Si le premier cas est épistémologiquement intéressant, le second l’est bien davantage puisqu’il nous montre à quel point nos raisonnements, derrière leur logique, peuvent dévoiler non pas le monde, mais nos constitutions psychologiques, voire nos options spirituelles fondamentales. La science peut donc être détournée de sa finalité par la mauvaise foi qui, au nom d’options intimes, préfèrerait substituer à l’analyse objective du réel, des systèmes F. Nietzsche, Aus dem Nachlass, Werke, III, 703 20 qui leur seraient plus adéquats. C’est également ce qui explique que certains scientifiques, au mépris de toute prudence, se laissent aller à imposer, au nom des découvertes expérimentales, des interprétations philosophiques trompeuses. Paul Mirault29 29 Paul Mirault est professeur de philosophie et directeur de collection chez DDB - éditions du Rocher 21