Copie de Lettre X-philo n°2 VDef 2

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LA LETTRE X-PHILO
N°2
Décembre 2011
Le sommaire
L’être ou le paraître : une question
de prestige p. 2
Par E. Osier
René Girard : un pionnier de
génie, un chantier à poursuivre p. 5
L’Edito
S’il y a un début à tout, y a-t-il forcément une suite à ce
début ? Avec le numéro deux de la lettre X-philo, c’est le
cas. C’est même l’occasion de confirmer notre choix
éditorial : articles d’expression au format court (2-3
pages) ou articles plus long (6-8 pages) à vocation
pédagogique. En espérant que nous en gardions
définitivement le pli, comme le voudrez toutes les
bonnes repasseuses…
Par J.-P. Castel
Platon ou le totalitarisme
p. 8
Par M. Muller
La métaphysique ou les préférences
du cœur
p. 18
Par P. Mirault
Trois des articles du présent numéro sont des
questionnements appelant à porter un autre regard sur
des sujets dits classiques.
Les lecteurs souhaitant satisfaire, plus avant, leur
curiosité ou réagir aux thèses développées, peuvent
envoyer petits mots ou grands avis à l’adresse suivante :
[email protected]. Ils y sont d’ailleurs
cordialement invités par leurs auteurs, qui n’oublient pas
que la philosophie est discipline de controverse et de
débat, née il y a bien longtemps, sous le ciel grec, d’un
esprit de contradiction et d’une esthétique de pensée…
Bonne lecture !
J.-P. Bessis (X 80)
1
L’être ou le paraître :
une question de prestige
plus impertinent des rôles, par sa négation
même de tout rôle ?
Le philosophe le plus impertinent n’est
jamais celui que l’on croit : Socrate était
plus facétieux que ne nous l’ont fait
imaginer les traditions stoïcienne (les
Stoïciens grecs aimaient être nommés « les
Socratiques »),
chrétienne
(Socrate
chrétien de Guez de Balzac, 1652) ou
encore le thème pictural de sa mort
(David), figeant le personnage dans un
rationalisme monolithique. Revenons aux
taons, torpilles et autres quolibets autoproclamés par le « père de la morale »
(Schopenhauer, 1839), autrement dit à sa
mise en scène par Platon, pour saisir ce
personnage piquant d’esprit et électrisant
de séduction. Tous les chemins d’une
réflexion sur l’être et le paraître, mènent,
ou plutôt ramènent à Socrate. Or, dans les
Dialogues de Platon, s’agit-il de la mise en
scène d’un être seulement dévoué à la
philosophie comme à une puissance
tutélaire qui ne jure que par ce qu’il
convient de faire, ce qui paraît bon, juste,
et beau, et affectant l’ironie ? ou bien de la
mise en scène d’un être voué à être
précisément ce qu’il est, devenu ou en
devenir, sans jamais se départir de l’ironie
qui le garde de toute infatuation ? On n’en
sait plus quoi penser à la longue, tout en
pressentant qu’entre l’être et le paraître de
Socrate il n’y a pas seulement un jeu de
langage, voire de mots. « Connais-toi toimême », lui enjoint la Pythie de Delphes
dans son oracle le plus proverbial, mais
avant de connaître, et de se connaître, il
faut être. Etre soi-même, n’est-ce pas le
Cette question ne saurait se limiter à une
critique sociale. Elle nous rappelle que
nous faisons de la philosophie sans le
savoir, du moins sans chercher à réfléchir
sur ce que nous croyons savoir : mieux
encore, nous exprimons dans la langue
usuelle un problème qui relève de la
métaphysique la plus spéciale, la plus
traditionnelle aussi, lorsque nous disons,
avant même tout attribut, « je suis ». Les
traditions
judéo-chrétienne,
et
métaphysique (Descartes, Méditations
métaphysiques, 1641) seraient une réponse
de façade, toujours bien convenue, la
façade d’un rôle justement, celui qu’on
devrait éviter pour affronter la face nue
celui qui se dit «être ». Faire de la grande
métaphysique, en quelque sorte, sans la
métaphysique des grands philosophes.
Revenir à Platon, à l’intérieur de la
tradition qu’il a fondée plus que tout autre
grec, sinon plus que tout autre philosophe,
s’impose certes comme une nécessité
historique. Le plus anti-traditionaliste des
occidentaux, Nietzsche, décrivait sa propre
philosophie un « platonisme inversé »,
allégeance renversante mais révélatrice de
la position cardinale du plus célèbre
disciple de Socrate. Mais la nécessité que
l’on voudrait souligner est plus profonde,
d’ordre psychologique, linguistique aussi,
comme l’usage du verbe « être » au
quotidien, banal et pourtant si délicat à
définir.
2
C’est que la grammaire nous assure elle
aussi de sa tradition savante et rassurante,
qui identifie le « soi-même » au pronom
personnel réfléchi, au verbe pronominal
associé, tandis que la même métaphysique
construit des systèmes entiers sur ce
« soi », sous les espèces de l’âme, de
l’esprit ou de l’ego. La grammaire a donc
quelque chose de métaphysique, non pas
au sens où elle aurait une face cachée mais,
pour peu qu’on en fasse une philosophie
élémentaire au sens premier d’une
réduction à ses éléments premiers, parce
qu’elle exprime une recherche sur
l’identité des mots comme identification
des êtres. Parce que, écrit Bergson dans les
Données
immédiates
de
la
conscience(1889), « nous nous exprimons
nécessairement par des mots », il ne s’agit
pas de contourner l’usage linguistique ni la
grammaire, mais de les traverser en nous
demandant si la langue, toute langue, ne
sont pas un miroir de notre impuissance et
un alibi pour notre paresse dans le paraître.
Le délestage de deux traditions dont l’une
est le fruit de l’apprentissage académique
et l’autre de l’habitude culturelle relève de
la gageure, de la provocation peut-être,
mais la meilleure est à venir : séparer la
logique du langage de son référent
métaphysique (le « je » qui s’exprime
n’existe pas, seuls les mots, y compris
« je », ont un sens purement linguistique et
conventionnel) a été tenté par les Sophistes
en Grèce ancienne comme par la
philosophie analytique anglo-saxonne au
XXème siècle (Russell, J . Bouveresse en
France), mais on peut aussi, en posant la
question de l’être et du paraître, conjuguer
l’expérience de pensée (métaphysique) et
le vécu exprimé dans le langage
(grammaire), sans faire excès d’allégeance
aux savoirs traditionnels. Etre original,
c’est revenir à l’origine.
Il faut d’abord insister sur le fait que la
question s’y prête. L’être un, vrai et parfait
cher à Parménide, ce Présocratique auteur
du premier texte connu, fragmentaire, de la
métaphysique occidentale (VI siècle av
JC), l’être absolument transcendant qui dit
« au commencement » : « Que la lumière
soit » (Genèse, I, 3), la place toute
particulière qu’occupe, dans un texte sur la
société et l’Etat, la fameuse Allégorie de la
caverne (Platon, République, VII) tout
cela renvoie à une recherche de l’origine et
de la vérité, irréductiblement supérieure au
paraître. La nudité du texte de Parménide,
la simplicité du discours biblique ne visent
pas le même objectif que la République,
même s’ils procèdent de la même
radicalité. On oublie trop en effet que la
caverne n’est pas le lieu de prestige que
doit s’efforcer de fuir le philosophe, elle
est encore dans sa perspective une fois
percées les images mirobolantes de ses
murs. Et là recommencent les tentations
du paraître, à ceci près que le philosophe
n’a plus besoin de leur résister puisque
cette fois il les reconnaît immédiatement. Il
doit y retourner.
Rien chez Platon, a dit un commentateur
illustre, n’est étranger à la politique, pas
même le passage mentionné ci-dessus.
Paraître dans la Caverne, être à l’extérieur,
l’opposition est flagrante, mais le plus
difficile, et le plus nécessaire pourtant, sera
bien d’ « être » dans la Caverne. On l’aura
compris, la caverne est une allégorie de
tout le monde humain mais aussi et surtout
de la communauté politique, de l’Etat issu
de la société des hommes. Nous critiquons
l’Etat pour l’apparence d’action et le
prestige de ses apparitions, en majesté
royale comme républicaine. Tel était le
propos de Platon, qui visait l’ordre
politique de son temps, à travers l’ordre
3
philosophique institué hors de toute
institution, Agora exceptée, par Socrate.
L’être et le paraître n’ont alors pas
d’histoire, ils sont actuels et anciens,
preuves linguistiques et sociales d’une
philosophia perennis qui nous habite le
temps d’un effort d’attention à la valeur du
réel, et, plus gravement, à la valeur des
hommes. L’épaisseur thématique de l’être
et du paraître se fonde ainsi sur une
uniformité sémantique, et non l’inverse : ce
ne sont pas un être ni un paraître à chaque
fois différenciés qu’il faut chercher dans la
métaphysique, dans la physique, dans la
société, mais les mêmes à l’œuvre dans des
milieux différents. La puissance théorique
de Platon parvient ainsi à déphaser le
lecteur qui ne comprend pas le sens social
et politique de l’Allégorie de la caverne, ni
le sens métaphysique de la constitution de
la cité idéale.
Un autre philosophe, lui aussi écrivain, lui
aussi intéressé à refonder l’Etat et la
société dans la transparence (pour
reprendre le mot de Starobinski), tant par
un traité politique (du Contrat social) que
par un ouvrage de pédagogie (Emile), leur
ajoutant la compassion portée au rang de
vertu, la liberté de la personne humaine au
rang de principe naturel, et l’expression
explicitement personnelle du « je suis»
(Confessions). A l’époque dite moderne,
Rousseau dénonce les mêmes travers, le
même prestige du paraître. Il nous montre
lui aussi une Caverne qui n’a plus rien
d’allégorique : la nôtre. Comme Socrate, il
le paya d’une mort, mais vivante, celle de
l’isolement, prix assumé du choix d’être
soi-même.
Etienne Osier, philosophe1
1
Ancien élève de l’ENS-Ulm, Etienne Osier est spécialiste de la pensée de Schopenhauer. Il a notamment traduit
et présenté les œuvres : « Sur la liberté de la volonté » de Schopenhauer (éd. Hermann) et « Sur la religion » de
Schopenhauer (éd. Garnier-Flammarion). Il a également beaucoup travaillé sur les traditions philosophiques
orientales (indienne).
4
René Girard :
Un pionnier de génie, un chantier à poursuivre
que le rituel de répétition de ce meurtre
fondateur. Avec pour fonction de garder à
distance la violence toujours renaissante, il
assure la régulation du groupe et lui permet de
se constituer en société, fondant ainsi le
premier rituel.
La thèse de René Girard du désir mimétique et
du bouc émissaire séduit à la fois par sa
simplicité et par son pouvoir explicatif. Sur
bien
des
points
elle
concurrence
avantageusement tant la théorie freudienne que
le structuralisme. La découverte des neurones
miroirs et les développements de l'éthologie
apportent des éléments de confirmation au
"premier étage" de la théorie girardienne, la
théorie mimétique. René Girard reste pourtant
un personnage contesté, voire méconnu,
surtout en France.
La théorie conduit bien sûr à des questions plus
complexes voire paradoxales, comme par
exemple : la relation entre désir et
indifférenciation,
entre
violence
et
différenciation, la proximité entre violence et
sexualité, entre systèmes vindicatoires et
alliances matrimoniales. Mais son pouvoir
explicatif est immense.
Le
système
théorique
girardien
est
apparemment très simple. Avec comme point
de départ le mimétisme du désir− dont l'étude
remonte à Platon −, et comme mécanisme
fondateur le meurtre d'un bouc émissaire −
concept déjà reconnu dans l'Ancien Testament
−, René Girard résout l'énigme du sacrifice,
rituel violent mais central dans la plupart des
religions
connues.
Plus
précisément,
l'autonomie du désir est illusoire, tout désir
n'étant que l'imitation du désir d'un autre, le
modèle, qui devient vite le rival, dans une
relation triangulaire. La violence mimétique
qui ressort de cette rivalité menace tout groupe
humain d'autodestruction. La désignation
arbitraire d'un bouc émissaire et son meurtre
focalisent cette violence, transforment le "tous
contre tous" en un "tous contre un", fournissent
au groupe le moyen d'expulser la violence et
lui permettent enfin de retrouver la paix. Cet
effet cathartique, capable tant de déchaîner la
violence que d'apporter la paix, conduit, par un
processus de sublimation, à élever la victime
émissaire au rang de divinité. Le sacrifice n'est
A l'instar des mots du langage qui segmentent
le réel, le sacrifice pose le premier acte de
séparation de l'histoire de l'humanité : entre le
groupe et la violence, entre le profane et le
sacré. Domestication de l'homme par l'homme,
il installe ainsi le religieux comme pierre
angulaire de la civilisation, L'émergence du
divin représente quant à elle la première
production symbolique.
La théorie triangulaire du désir rend compte de
l'omniprésence de la réciprocité dans les
rapports sociaux, de la violence mimétique des
foules, du rôle social de la monnaie, de la
montée de l'individualisme, de l'égalitarisme et
de l'omniprésence de l'économie dans la
civilisation moderne. La libido freudienne
s'interprète comme un cas particulier de la
violence mimétique, et le complexe d'Œdipe,
le meurtre du père, comme un cas particulier
du mécanisme victimaire. La rareté, fondement
de l'économie, apparaît comme une modalité
5
du désir mimétique. "Il n'y a qu'un seul
problème, la violence, et il n'y a qu'une seule
manière de le résoudre, le déplacement vers
l'extérieur : il faut interdire à la violence,
comme au désir sexuel, de prendre pied là où
leur présence […] est absolument incompatible
avec le fait même de l'existence commune."2
peur d'affronter la dimension tragique des faits
qu'il s'en serait tenu à leurs interrelations.
Au-delà de ces questions de méthode et de
préséance, l'affirmation d'un meurtre originel
comme fondement du sacrifice heurte de front
toute la science religieuse, qui voit
traditionnellement dans le sacrifice une
oblation aux dieux ou une expiation : là où le
commun des mortels voit ainsi générosité,
humilité, spiritualité, René Girard pointe la
pire des violences, celle perpétrée contre un
innocent pris comme victime arbitraire. Mais
l'oblation ou l'expiation supposent acquise la
notion de divinité, alors que l'interprétation de
René Girard ne présuppose rien, car elle
explique dans le même mouvement la fonction
du sacrifice et l'émergence des divinités. Se
situant ainsi en amont des interprétations
habituelles, mettant la mimésis et la violence
au centre des rapports sociaux, la théorie
girardienne bouscule des acquis et dénonce des
dénis de réalité.
L'audience de la théorie girardienne reste
pourtant limitée. Les raisons en sont multiples.
Du fait de son exceptionnel rapport entre
simplicité et pouvoir explicatif, la théorie est
suspectée de réductionnisme, voire de
dogmatisme. Certes, pas plus que la libido
freudienne ou la recherche du profit, la
mimésis ne peut prétendre expliquer la totalité
des comportements humains. Encore convientil d'en explorer les limites : à titre d'exemple, si
la question de l'universalité du sacrifice est
légitime et inépuisable, les girardiens ont
jusqu'à présent su réfuter les objections qui
leur ont été présentées à cet égard.
Enfin, pour étayer sa relecture du
christianisme, René Girard avance des
arguments contestables. Ainsi pose-t-il comme
postulat que seul le christianisme aurait
dénoncé l'innocence de la victime sacrificielle,
alors que bien d'autres religions l'ont fait,
comme l'orphisme des Grecs. Il n'explique pas
non plus comment le dieu judéo-chrétien
pourrait ne pas se réduire à une autosuggestion
résultant des sacrifices, comme le voudrait
pourtant l'application de sa propre théorie du
sacrifice au judaïsme biblique. Il a dans un
premier temps farouchement contesté la
dimension sacrificielle de la Passion du Christ,
pour s'y rallier par la suite, etc.
Mais il y a surtout le caractère inclassable de la
figure de René Girard : issu de la critique
littéraire, homme plus d'étude que de terrain, il
prétend avoir trouvé la clé d'un puzzle que les
hommes
de
métier,
ethnologues,
anthropologues et spécialistes de l'histoire des
religions avaient rassemblé avant lui sans
pouvoir le résoudre; il se laisse parfois guider
plus par son intuition que par la démonstration,
et se montre vigoureux polémiste; enfin il a
violé le principe de laïcité de la science, en
instrumentalisant sa théorie pour une apologie
du christianisme, jusqu'à proposer une
relecture des Evangiles comme première
déconstruction du mécanisme du bouc
émissaire de l'histoire de l'humanité, posant
ainsi Jésus en précurseur de René Girard !
Freud, en développant sa théorie œdipienne,
serait passé à côté de la théorie du bouc
émissaire. Quant à Lévi-Strauss, ce serait de
La "théorie mimétique du christianisme" n'est
cependant que le troisième étage de la fusée
girardienne. Les deux premiers étages, le désir
mimétique et le bouc émissaire, constituent
déjà, à eux seuls, de formidables outils
d'analyse et de compréhension de la violence,
dont il est regrettable qu'ils se retrouvent
stérilisés par des questions de positionnement
2
La violence et le sacré, Hachette Littératures,
2006, p. 322.
6
et/ou d’opposition des uns et des autres par
rapport à la religion.
prise en compte de différences de fait, non
culturelles, comme celle des sexes ou des
générations ; la tendance de toute culture à
édulcorer ses rituels et ses mythes, à escamoter
la violence originaire, à produire de la
spiritualité ; le cas des religions orientales ;
l'atteinte du sentiment du sacré via les
processus hallucinatoires ; la filiation entre
sacrifice et système judiciaire; le parallèle
entre indifférenciation mimétique et égalité
démocratique et ses enjeux.
Pour les chercheurs d'aujourd'hui, la théorie
conserve encore de nombreux champs à
explorer, à consolider, ou à délimiter, comme
par exemple : la place du désir mimétique dans
l'ensemble des motivations humaines, des
besoins vitaux à la réciprocité amoureuse ou à
la maternité ; l'approfondissement du processus
de divinisation de la victime émissaire ; la
J.-P. Castel (X 68)3
3
Jean-Pierre Castel a été PDG de différentes filiales industrielles du groupe Arcelor (Valdunes, Allevard,
Industeel). Il est aujourd’hui auteur et consultant en stratégie et organisation industrielles.
7
Platon ou le totalitarisme
d’avoir
davantage
affaire
à
un
manipulateur sans scrupule qu’à un maître
de Raison. On s’étonne de voir se mêler à
ses analyses politiques des invocations
ésotériques à la Réminiscence et au
Nombre Nuptial, mais aussi une apologie
raciste et eugéniste des inégalités sociales,
de l’esclavage et de l’infanticide… On
peine, finalement, à trouver une véritable
cohérence à cette œuvre aussi imposante
qu’hétéroclite, mêlant de beaux mots
comme « Bien » et « Justice » aux thèses
les plus révoltantes, comme s’il manquait,
finalement, une clef de lecture pour
comprendre quelles étaient les intentions,
pour ne pas dire les arrière-pensées, de son
auteur...
Introduction
Platon, mieux que quiconque, personnifie
la représentation que nous nous faisons du
Philosophe, Ami de la Sagesse. Sa théorie
des Idées constitue l’acte de naissance de
la Métaphysique et par delà de toute la
pensée occidentale, dans un continuum
allant d’Aristote à Heidegger en passant
par Rousseau, Hegel ou Bergson. Son
œuvre suscitera l’admiration respectueuse
et unanime des penseurs qui lui
succéderont (une des rares exceptions étant
Nietzsche, qui ne voyait en lui que « haute
fumisterie »4). Les communistes le
considèrent comme le premier penseur
d’une société collectiviste et sans classe ; il
n’est pas jusqu’à Saint Justin le Martyr qui
voyait en lui un « chrétien avant le
Christ »…
Pourtant, pour un scientifique, certes pas
forcément rompu aux joutes abstraites de
la Dialectique, mais doué d’un minimum
de bon sens, Platon peut parfois susciter
une certaine méfiance, voire un grand
scepticisme. On se demande, au fond, en
quoi son éblouissante Théorie des Idées
serait autre chose qu’un système formel, si
ce n’est un simple jeu de langage (pour
reprendre
une
définition
de
la
Métaphysique par le Cercle de Vienne). On
s’irrite de la forme de ses fameux
Dialogues, à la rhétorique parfois tellement
alambiquée qu’elle donne l’impression
Si Nietzsche a raison en disant qu’un
système philosophique doit d’abord être
appréhendé comme le symptôme d’une
mauvaise santé5, c’est alors sur l’homme
Platon qu’il faut nous pencher : son
époque, son milieu social, sa vie, ses
aspirations et ses frustrations. Tel est,
précisément, le projet de Karl Popper dans
le Tome 1 de son essai le plus connu, La
société ouverte et ses ennemis. Ecrit un
peu dans l’urgence, l’ouvrage s’avère
malheureusement relativement malaisé à
lire, l’enchaînement des différents thèmes
et sections ne suivant un ordre ni
chronologique, ni logique. Le présent texte
se présente donc essentiellement comme
un modeste essai de restructuration logique
4
5
In Le Crépuscule des Idoles
8
In Le Gai Savoir et Le Crépuscule des Idoles
esclaves et les métèques6 ; mais au sein de
la classe intellectuelle athénienne, et en
particulier des Sophistes7, se forment les
premières revendications humanistes et
libérales d’égalité de tous devant la
loi (Popper
rapporte
même
qu’un
mouvement abolitionniste ne fut pas loin
de mettre fin à l’esclavage sous le Siècle
de Périclès).
et de reformulation du contenu de
l’ouvrage de Popper, accompagné ici ou là
de quelques commentaires personnels.
Platon, son époque, sa vie, son projet
Né en 423 avant JC, Platon est issu d’une
riche famille athénienne de propriétaires
terriens. Ce n’est pas sans fierté qu’il
insiste sur son ascendance aristocratique :
du côté de son père, il prétend descendre
de Codros, dernier roi légendaire
d’Athènes ; du côté de sa mère, il est
apparenté à Solon, le premier Législateur
d’Athènes. Membre de la « caste
supérieure », il fut éduqué conformément à
son rang ; exceptionnellement doué et
attiré dans sa jeunesse par la politique, il
était de toute évidence promis à un grand
avenir. Malheureusement pour lui, il vit le
jour trop tard : l’Age d’Or d’Athènes était
derrière lui, et la civilisation grecque
classique en voie de décomposition
avancée...
Cette
série
de
bouleversements
sociopolitiques ne s’effectua pas sans une
opposition farouche de l’aristocratie
terrienne jalouse de ses privilèges, laquelle
tenta plusieurs coups d’état contrerévolutionnaires soutenus par le grand rival
Sparte, resté en quelque sorte fossilisé au
stade de la monarchie tribale archaïque. La
Guerre du Péloponnèse qui opposa les 2
cités se terminera même, après une
succession de famines et d’épidémies, par
la dislocation de l’empire maritime
athénien, le renversement de la démocratie
et la mise en place sous tutelle spartiate
d’un véritable régime de Terreur (les
Trente Tyrans). Même si le parti
démocratique reprit rapidement le pouvoir,
la ville ne retrouvera jamais l’éclat de son
Age d’Or et passera sans résistance sous la
domination
de
la
monarchie
macédonienne, qui mettra un terme
définitif à cette première expérience
démocratique antique… Or Platon, né en
pleine guerre du Péloponnèse, appartient
précisément à cette aristocratie terrienne
réactionnaire : deux de ses oncles
participèrent au gouvernement des Trente
Tyrans (dont Critias, qui avait déjà fait
L’effondrement encore mystérieux des
monarchies tribales mycéniennes au XIIe
siècle avait laissé place à une sorte de
moyen-âge suivi, à partir des VIIe-VIe
siècles, d’une renaissance que l’on
qualifiera parfois de « Miracle Grec ». Les
Cités-Etats connaissaient alors une
spectaculaire croissance démographique et
économique,
marquée
par
le
développement du commerce et de la
navigation. L’émergence d’une nouvelle
classe marchande, aspirant à plus de liberté
politique, conduira à l’abolition de la
monarchie et à une première ébauche de
démocratie impulsée par une succession de
grands dirigeants réformateurs (Solon,
Clisthène, Périclès…). Certes, le corps des
Citoyens exclut encore les femmes, les
6
On estime ainsi qu’à la période classique, des
250 000 habitants d'Athènes, seuls 40 000 environ
étaient citoyens
7
Protagoras, Antiphon, Gorgias et ses disciples ;
mais aussi Socrate, qui fut considéré par ses
contemporains comme un sophiste, ainsi que
Démocrite
9
partie d’un premier putsch oligarchique), et
Platon lui-même y collabora peut-être
brièvement8. C’est donc résolument vers
Sparte que porte sa sympathie, et pas le
moins du monde vers ces milieux
intellectuels athéniens humanistes et
progressistes, qu’il n’aura de cesse
d’attaquer violemment dans ses ouvrages.
celle-ci est la cause même du déclin grec,
et convaincre ses contemporains que la
seule voie possible pour enrayer celui-ci et
revenir à l’ « Age d’or » est le
rétablissement
de
l’ancien
régime
aristocratique…
Le problème de la Connaissance et la
Théorie des Idées
Telle est la clef de lecture de l’œuvre de
Platon proposée par Popper : frustré d’une
carrière politique brisée par le chaos de son
époque, il vouera une véritable haine aux
valeurs de la démocratie et à ceux qui les
représentaient, et en premier lieu les
Sophistes et Démocrite, qu’il jugera
responsable de la décadence athénienne, de
la perte des privilèges de sa famille et de sa
propre frustration politicienne. Ainsi son
sujet, loin d’être celui d’une recherche
philosophique
désintéressée,
est-il
éminemment politique, domaine qu’il
considère précisément comme le plus
grand honneur du citoyen et la véritable
consécration de la vie philosophique :
combattre les valeurs de la « société
ouverte » démocratique9, démontrer que
Mais dans son entreprise, Platon se heurta
tout
de suite à une difficulté
méthodologique
apparemment
insurmontable. En effet, la période de
bouleversements qu’avait connue le monde
hellénique depuis la chute des monarchies
mycéniennes avait également remise en
cause la représentation du monde des
Grecs: avec Héraclite, la vision d’un
Cosmos immuable avait laissé la place à
celle d’un monde instable, en perpétuelle
transformation, entrainé comme par
entropie dans un processus d’inéluctable
corruption à partir de la perfection d’un
Age d’or révolu. Or, dans un tel monde, il
ne peut y avoir de connaissance absolue10,
mais seulement des opinions trompeuses et
relatives. Mais Platon, lui, ne pouvait se
satisfaire d’un tel relativisme, qui était
précisément celui de ces Sophistes qu’il
brulait de réfuter : c’est d’une vérité
absolue, universelle et intangible, dont il
avait besoin pour faire valoir sa cause…
8
Si l'on en croit la VIIe lettre, dont l'authenticité est
généralement acceptée
9
Popper désigne ces sociétés comme « ouvertes »,
car c’est précisément l’ouverture sur le monde qui
conduit, en se confrontant à d’autres systèmes
politiques et moraux, à prendre conscience du
caractère relatif et conventionnel de ses propres
lois, et ouvre donc à la critique (tandis que dans les
sociétés traditionnelles « fermées », comme Sparte,
la légitimité des lois, supposées provenir des
lointains ancêtres d’un Age d’Or, ne peut être
remise en question). Ce danger de l’ouverture au
monde pour l’ordre établi était d’ailleurs
parfaitement connu des contemporains de Platon :
les Oligarques s’opposèrent violemment au
commerce et à la navigation, et finirent, avec l’aide
de Sparte, par détruire les Longs Murs qui reliaient
Athènes à son port du Pirée (ce qui précipita
effectivement la chute de la thalassocratie
athénienne après la Guerre du Péloponnèse). Platon
lui-même les désigna comme un danger pour la
Cité, interdisant même à tout citoyen de moins de
Comme l’avait déjà bien vu son disciple
Aristote, c’est pour répondre à ce besoin
méthodologique que Platon va inventer sa
théorie des Idées. Il va pour cela s’inspirer
40 ans de voyager, et encore, seulement pour des
raisons d’Etat (Les Lois)…
10
Ou s’il y en a une, comme pour Parménide, elle
est totalement déconnectée du monde illusoire dans
lequel nos vivons, et donc sans utilité pour
comprendre et agir sur celui-ci
10
du concept socratique d’Essence (le « bienen-soi », la « justice-en-soi »…), mais en
supposant audacieusement que, loin de
n’être que des définitions ou des concepts,
celles-ci sont douées d’une existence
réelle11. Pour lui, les essences sont
les modèles des choses sensibles, qu’elles
ont imprimées en quelque sorte dans la
matière comme des moules (aussi désignet-il ces entités sous le nom de Formes,
même si elles nous sont davantage connues
aujourd’hui sous le nom d’Idées). Il existe
ainsi un autre monde, une autre dimension,
immuable et hors du temps, où résident ces
Idées. Echappant au processus de
dégradation de notre monde sensible, dans
lequel n’en subsistent que des copies
vouées à la corruption (les Simulacres),
celles-ci constituent en définitive la
possibilité pratique et l’objet de la véritable
connaissance.
vraie connaissance des Idées. La Théorie
des Idées permet ainsi à Platon de justifier
la possibilité d’une connaissance absolue,
et donc de réfuter le relativisme des
Sophistes, tout en réservant cette
connaissance à un petit nombre d’
« élus »12, dont il fait bien évidemment
partie, doués de cette faculté d’intuition
qu’il nomme Dialectique (et qui est bien
distincte de la pensée rationnelle, celle, par
exemple, des Mathématiques).
Et quelles sont ces vérités ultimes
auxquelles peut accéder ainsi notre
Philosophe autoproclamé ? Au sommet des
Idées, nous dit Platon, analogue à l’Un de
Parménide, se trouve une Idée suprême
l’Idée des idées, l’Agathon ou « Bien-ensoi ». Sur ce qu’est ce « Bien-en-soi », à
l’aune duquel il est supposé nous
démontrer quel doit être le régime
politique
idéal,
Platon
restera
malheureusement très vague (ce qui n’avait
déjà pas échappé à ses contemporains, note
Popper), si ce n’est pour nous dire qu’il
correspond plus ou moins à une sorte de
principe de stabilité, d’immobilité, de
conservation, car « le repos est divin »
tandis que le changement est corruption.
Mais cette conception platonicienne du
Bien comme vague principe d’immobilité
est en quelque sorte auto-justificatrice :
comme si, voulant démontrer qu’il est juste
de revenir au système originel des
monarchies archaïques, Platon définit
arbitrairement le « bien-en-soi » comme
l’absence de tout changement, et en déduit
comme par un tour de passe-passe que la
société idéale est alors forcément… cette
Mais comment l’homme peut-il accéder à
ces idées méta-physiques, c’est-à-dire hors
de notre monde physique ? Fidèle au
spiritualisme pythagoricien, Platon énonce
qu’à l’homme lui-même correspond une
Forme, qui est celle de son Ame,
désormais prisonnière de la matière à
laquelle elle ne peut échapper. Mais cette
Ame, dans un lointain passé, a été en
contact avec les Idées et, parfois, il nous
arrive d’en avoir un lointain et nostalgique
souvenir. C’est cette réminiscence qui
permet au Philosophe, non pas par
l’exercice de la raison mais par une sorte
de révélation intérieure, d’accéder à la
11
Cette position consistant à croire en l’existence
réelle des Idées est justement qualifiée de
« réaliste » par rapport à ceux qui comme Socrate
pensent qu’il ne s’agit que de concepts abstraits, et
qui sont qualifiés de « nominalistes ». Le débat
entre ces deux conceptions des Idées absorbera une
bonne partie de la pensée médiévale dans ce qui est
connu sous le nom de « Querelle des Universaux ».
12
Alors même que la Maïeutique de son maître
Socrate, démocratique et égalitaire, est à portée de
chacun pourvu qu’il soit convenablement éduqué :
ainsi le voit-on ainsi dans le Ménon aider un fils
d’esclave à retrouver le théorème de Pythagore.
11
société originelle ! On n’est décidemment
pas loin ici de cette « fumisterie » dont
parlait Nietzsche…
hiérarchie sociale et politique des castes
correspond de ce fait à la hiérarchie
naturelle des races, plus ou moins
dégénérées par rapport à la race pure des
Dirigeants ; de même qu’il y a une race de
Maîtres, y a-t-il une race d’Esclaves.
Platon ne fait ici que reprendre Hésiode et
son Mythe des métaux, selon lequel
chacune des 3 grandes castes se distingue
racialement des autres par la composition
de son sang (de l’or pour les Législateurs,
de l'argent pour les Guerriers, de l'airain ou
du fer pour les classes laborieuses). Il
utilise ailleurs une autre analogie tout à fait
éclairante pour décrire son système
politique idéal : celle du berger
commandant au chien chargé de surveiller
le troupeau...
L’historicisme social et racial de Platon
Muni de cet outil méthodologique, Platon
peut maintenant revenir à son véritable
sujet : démontrer que l’évolution des
sociétés depuis l’Aristocratie tribale
archaïque jusqu’à la Démocratie dont il est
contemporain correspond en fait à un
déclin et non à un progrès ; et justifier en
conséquence le retour au meilleur régime,
l’Aristocratie des origines. En effet, il
découle de sa théorie de la Forme, de la
corruption et du « bien-en-soi » que la Cité
la plus juste, c’est-à-dire celle la plus
proche de la perfection de son Idée, est
forcément la première cité, à peine formée
par le modèle de sa Forme et encore vierge
du processus entropique. C’est donc en
remontant dans le passé qu’on se
rapprochera de ce meilleur régime. Ceci
permet à Platon de calquer rigoureusement
son modèle politique sur celui des sociétés
tribales archaïques, avec un système de
castes rigide dominé par les Législateurs et
les Guerriers ou Gardiens, au service
desquels peine la masse laborieuse et
bestiale des artisans et paysans. Ce système
inégalitaire est d’autant plus conforme à
l’ordre naturel, argumente Platon, que les
différentes castes correspondent en fait à
autant de races biologiques : en effet,
l’homme a été créé initialement identique à
son Idée, race parfaite des premiers-nés13 à
partir de laquelle va se former par
dégénération, dans une sorte d’évolution à
l’envers, les femmes, les races inférieures,
puis les animaux et enfin les plantes. La
En reprenant le cours du temps depuis cette
cité tribale idéale, l’histoire sociopolitique
de la Grèce s’interprète alors bien comme
l’irrémédiable processus de décadence
ayant conduit au chaos dont Platon était
contemporain. Fondateur de la science
sociale, Platon est aussi l’un des premiers
(après Héraclite) à développer une doctrine
historiciste selon laquelle au travers de
l’histoire se révèle un sens, la
manifestation d’une loi historique, en
l’occurrence pour lui celle de la corruption
irrémédiable. L’analyse clinique de ce
déclin, qui occupe une place notable dans
ses 3 grandes œuvres politiques (Les Lois,
La République, Le Politique), est bien
connue : la décadence s’amorce lorsque, au
sein de la classe dirigeante aristocratique,
prennent le pas sur la sagesse comme
critère d’accès au pouvoir politique, dans
un premier temps les valeurs guerrières de
l’honneur et du courage (Timocratie), puis
l’argent (Oligarchie ou plus précisément
Ploutocratie). Arrivé à ce stade, des
tensions sociales apparaissent entre la
13
Qui, comme le remarque ironiquement Popper,
sont décrits comme des sortes de « super-Grecs »…
12
minorité de riches et la majorité de
pauvres, véritable lutte des classes dont ne
peut sortir vainqueur que le plus grand
nombre des pauvres (Démocratie). Mais le
peuple, troupeau sans berger ni chien, est
désormais livré à ses appétits (Platon décrit
d’ailleurs les démocrates comme des
libertins, animaux sauvages ne songeant
qu’à assouvir leurs appétits les plus
grossiers), et se livrera tôt ou tard luimême à l’emprise du Tyran qui saura les
assouvir…
caste dirigeante, de la lutte des classes et
des troubles qui en découlent. Quand à
savoir pourquoi, et à quel moment, la caste
dirigeante a perdu le secret du Nombre,
Platon est bien en peine de le dire : peutêtre une catastrophe naturelle, comme
l’explosion du Santorin qui avait entraîné
la disparation de la civilisation minoenne ?
La Cité Idéale de Platon
Arrivé à ce stade, Platon est désormais en
mesure de définir les principales
caractéristiques de son meilleur régime.
Celui-ci doit en gros répondre au cahier
des charges suivant : inhiber toute velléité
de revendication sociale des classes
inférieures en persuadant chacun qu’il doit
« rester à sa place » ; conserver la pureté
raciale de la classe dirigeante.
Allant plus loin, Platon veut comprendre
comment
la
société
aristocratique
originelle, normalement parfaite, a
commencé à se corrompre. Cette
décadence ne peut de toute évidence être
due qu’à un relâchement moral de la caste
dirigeante ; Platon suggère que ce
relâchement pourrait être la conséquence
d’une augmentation incontrôlée de la
population14, qui aurait compromis la
pureté raciale et donc morale de la caste
dirigeante. Le contrôle de la natalité
constitue ainsi une véritable obsession pour
Platon, qui prône l’homosexualité et la
fondation de comptoirs et de colonies
comme méthodes de régulation des
naissances, mais aussi l’infanticide (déjà
pratiqués à Sparte). Platon prétend
également qu’il existe une sorte de règle
secrète de planification des procréations,
reposant sur un mystérieux « Nombre
Nuptial » d’influence pythagoricienne,
dont la connaissance permet de maintenir
l’équilibre démographique. C’est en
définitive de l’oubli de ce Nombre par les
Législateurs que vient le dérèglement des
naissances, cause de la surpopulation, de la
dégénérescence raciale et morale de la
Tout d’abord, Platon prône une sorte de
collectivisme calqué sur le modèle de
Sparte, reposant sur l’abolition de la
propriété privée, non seulement sur les
biens (à l’exception… des esclaves !), mais
aussi les femmes (abolition du mariage) et
les enfants (qui doivent être retirés à leurs
parents biologiques et élevés par l’Etat,
comme cela était d’ailleurs encore la
coutume à Sparte). Cette éducation
collective a plus largement pour objectif
d’assurer un endoctrinement total des
jeunes citoyens au service de l’intérêt
supérieur de la Cité. Car, dans la société
primitive qu’il décrit, semblable à une
cellule dans un organisme qui lui est
supérieur, l’individu occupe une place
naturelle dont il ne peut en aucun cas
s’écarter sous peine de compromettre la
bonne santé du groupe : c’est ainsi, écrit
Platon, que « c’est le bien supérieur de la
Cité tout entière et de la race que visera
ma loi, et le bien de chaque individu
14
Et, de fait, la forte croissance démographique est
sans doute l’une des causes historiques du
délitement des monarchies archaïques
13
n’aura pour moi qu’une importance
secondaire15 ». L’individu, totalement
subordonné à ses dirigeants, se voit ainsi
dénier toute intimité, toute autonomie,
toute indépendance de corps ou d’esprit :
car l’objectif de la société platonicienne
est, précisément, d’«extirper de la vie
entière de tout homme l'indépendance16».
On voit bien ici pourquoi Platon,
nostalgique de la société tribale holiste
dans laquelle l’individu ne dispose
d’aucune autonomie et, dirons-nous,
d’aucune valeur propre, n’existant que par
et pour le groupe, s’opposa si violemment
aux Protagoras, Démocrite ou Périclès qui,
au contraire, défendaient des valeurs
humanistes de liberté, d’égalité et
d’émancipation de la « personne ».
acte d’impiété, ce qui est puni de mort dans
Les Lois18…) : car « Dieu est la mesure de
toute chose », proclame-t-il en réponse
directe à ses ennemis jurés Protagoras («
L’homme est la mesure de toute chose ») et
Démocrite (« L’homme sage et savant est
la mesure de toute chose »). Cet
asservissement idéologique est aussi, et
même surtout, valable au sein de la classe
dominante : l’éducation des aristocrates
doit être essentiellement dédiée à la guerre
et à l’obéissance inconditionnelle aux
Législateurs, seuls une petite poignée de
Guerriers étant soigneusement sélectionnés
pour être initiés à la Philosophie, et encore
à un âge (Platon parle tantôt de 50 ans,
tantôt de 30 ans) auquel ils n’auront plus
l’esprit critique et l’attrait de la nouveauté
de la jeunesse, mais se contenteront de
maintenir
docilement,
en
bon
conservateurs et technocrates pourrait-on
dire, le système en place...
Dans leurs efforts pour inculquer au peuple
les vertus de Justice (que chacun soit à sa
place naturelle) et de Tempérance (que
chacun se satisfasse d’être à cette place),
les Législateurs, précurseurs du Prince de
Machiavel, peuvent et doivent user des
techniques de propagande, comme par
exemple la diffusion de mythes
« officiels » forgés de toutes pièces par les
Législateurs17 (ce qui est précisément le
cas, le reconnaît Platon avec une ingénuité
désarmante, du Mythe des Métaux, mais
aussi de son célèbre Mythe de l’Atlantide).
La religion elle-même doit participer à ce
« noble mensonge » en faisant croire au
peuple que les lois sont d’origine divine
(de sorte que contester une loi serait faire
Enfin, la préservation de l’ordre social
nécessite d’empêcher à n’importe quel prix
la dégénération raciale de la caste des
dirigeants : « la race des gardiens doit être
conservée pure »19 au prix d’une
endogamie sans faille et d’un eugénisme
impitoyable : un enfant d’une classe
inférieure qui naîtrait par extraordinaire
avec quelques fils d’or ou d’argent n’aurait
aucune possibilité d’accéder à la classe
dirigeante, tandis qu’un Gardien qui
naitrait avec des fils d’airain ou de fer
serait impitoyablement déclassé, voire
éliminé... Mais le contrôle de la pureté
15
Ce que l’on peut comparer à ces mots de Boris
Vian dans l’Ecume des Jours : « Ce qui
m’intéresse, ce n’est pas le bonheur de tous les
hommes, c’est le bonheur de chacun ».
16
In Les Lois
17
On retrouve là les leçons de son oncle Critias,
chef des 30 Tyrans, qui, avant Machiavel, avait été
le premier à recommander aux « Princes » l’usage
de la propagande d’Etat
18
« Chez vous, parmi ces lois si bien établies, une
des plus belles est celle qui défend aux jeunes gens
d'y rechercher ce qu'elles ont de bon et ce qu'elles
ont de défectueux ; ils doivent s'accorder à dire
d'une seule voix et du même cœur qu'elles ont été
parfaitement conçues, puisque les dieux en sont les
auteurs ».
19
In La République
14
raciale de la classe dirigeante nécessite en
premier lieu de maintenir constants ses
effectifs au moyen du Nombre Nuptial. Or,
seul le Philosophe, en contact avec le
Monde des Idées, peut accéder au secret de
ce Nombre, et lui seul peut, et donc doit,
gouverner la Cité pour y faire régner une
Justice conforme au Bien, c’est-à-dire
garante de la parfaite immobilité de
l’organisation sociale des castes. Et voilà
comment Platon en arrive finalement, au
bout de sa démonstration, à la conclusion
que le régime idéal est celui d’une
aristocratie
gouvernée
par
les
Philosophes...
n’est qu’un instrument dialectique au
service de sa véritable ambition, qui est le
pouvoir politique. Car voilà qu’il se
présente lui-même comme l’un des très
rares « vrais » philosophes de son époque,
et donc appelé naturellement à occuper
cette fonction suprême de Législateur à
laquelle il aspire depuis son adolescence.
Au bout de son œuvre, c’est bien une
véritable revendication personnelle aux
plus hautes fonctions que l’on trouve, une
invitation presque explicite à ses
contemporains pour qu’ils l’appellent au
pouvoir en sauveur20. En définitive,
lorsqu’il écrit dans la République que la
Cité idéale ne sera établie que lorsque les
Philosophes seront Rois (ou les Rois
philosophes…21), c’est bien à lui-même
qu’il pense…
Le projet politique de Platon
Or, contrairement à Héraclite, Platon pense
qu’il est possible d’interrompre le
processus de corruption historique et de
redémarrer un nouveau cycle : aussi
trouve-t-on dans Le Politique la prophétie
d’un retour de l’Age d’Or et de
l’avènement d’un nouveau « Millenium ».
Pour cela, il faut faire « table rase » du
passé et recréer une nouvelle race de
dirigeants racialement et moralement pure
(ce qui peut être obtenu, comme il le
recommande dans La République, en
envoyant tous les hommes de plus de 10
ans aux champs et en prenant ensuite leurs
enfants à la naissance pour les éduquer
collectivement conformément à l’idéologie
tribale). Arrivé à ce stade, l’analyse de
Platon, jusqu’ici théorique, prend ainsi la
forme d’un véritable projet politique de
retour concret au modèle de la société
tribale gouvernée par une aristocratie de
« sages ».
Voilà pourquoi finalement, nous dit
Popper, il ne faut pas lire Platon comme
l’œuvre désintéressée d’un philosophe
préoccupé de seule métaphysique, mais
comme le manifeste politique d’un
aristocrate réactionnaire frustré, rêvant
encore un peu pathétiquement d’être porté
au pouvoir. Hélas pour lui, jamais les
citoyens d’Athènes ne l’appelleront : et
c’est avec un immense orgueil mêlé de
20
« La vérité est que c’est au malade d’aller
frapper à la porte du médecin et à tout homme qui
a besoin d’être dirigé à la porte de celui qui est
capable de diriger, et non au commandant de prier
à ses subordonnés de se laisser commander, quand
réellement ils ont besoin de ses services ».
21
Et de fait Platon, vexé de ne pas être appelé au
pouvoir par les Athéniens, tenta de s’acoquiner
avec les Tyrans de Syracuse, espérant les convertir
à la Philosophie (aventures qui se terminèrent
d’ailleurs de manière peu glorieuse pour notre
Métaphysicien, qui une première fois fini vendu
comme esclave, une deuxième fois embastillé, et
une troisième fois secouru d’extrême justesse par
un vaisseau de guerre affrété par un collègue
pythagoricien…). Incidemment, comme le note
Popper, l’Académie avait la réputation de produire
davantage de Tyrans que de Philosophes…
C’est à ce point précis que, finalement,
Platon laisse enfin tomber le masque :
toute cette grandiose œuvre métaphysique
15
préoccupations morales modernes, Platon
vivait au contraire précisément à l’époque
où ces préoccupations avaient commencé à
apparaître dans les milieux humanistes et
réformateurs athéniens. Il connaissait
parfaitement les Sophistes, Démocrite et
autre Périclès, son œuvre s’érige d’ailleurs
précisément en réfutation de leurs
doctrines : le discours de Platon est donc
bien fondamentalement réactionnaire, et
pas seulement en apparence par
déformation anachronique.
ressentiment qu’il se retirera finalement de
la vie politique, car « celui qui fait partie
de ce petit nombre [des Philosophes] s’est
rendu compte que la multitude est folle,
qu’il n’y a pour ainsi dire rien de sensé
dans la conduite d’aucun homme politique
(…) Quand il a fait réflexion sur tout cela,
il se tient au repos et se même de ses
propres affaires »…
Conclusion : Platon et le totalitarisme
Arrivé ici, on ne peut qu’être frappé par les
similitudes troublantes entre la Cité idéale
décrite par Platon et les régimes totalitaires
modernes,
fascisme,
nazisme
ou
communisme : soumission totale de
l’individu à un Etat qui doit contrôler le
moindre aspect de la vie publique et
privée, propagande et endoctrinement,
éduction collective des enfants, exaltation
des vertus guerrières, eugénisme et mythe
d’une « race pure », projet millénariste de
faire table-rase du passé pour édifier le
« meilleur des mondes »… Et, de fait, il
existe
une
forme
de
continuité
généalogique entre le platonisme et les
idéologies totalitaires : l’ « homme
nouveau » de Rousseau, qui inspirera à son
tour les révolutionnaires les plus sanglants
de l’histoire, des Jacobins à Pol Pot ;
l’historicisme de Hegel, penseur de l’état
totalitaire qui déclarait devoir tout à Platon,
ou de Marx, théoricien du millénarisme
matérialiste…
On touche là au cœur de la démarche de
Karl Popper dans son ouvrage La Société
ouverte et ses ennemis. En effet, pour lui
comme pour d’autres (Hannah Arendt,
Raymond
Aron…),
le
phénomène
totalitaire peut s’interpréter comme une
résurgence de la mentalité primitive, telle
qu’analysée dans l’entre-deux guerres par
Lévy-Bruhl, en réaction justement à
l‘émergence de la « société ouverte ».
Celle-ci,
en
effet,
implique une
responsabilité nouvelle pour l’individu,
désormais investi de son propre destin et
de celui de la société dont il fait librement
partie ; responsabilité parfois difficile à
assumer, qui peut alors susciter chez
certains la nostalgie du monde holiste et
magique des sociétés tribales dans
lesquelles l’individu, fusionnant avec le
groupe, est déresponsabilisé et en quelque
sorte infantilisé. La Cité idéale de Platon et
le totalitarisme dont Popper était le
contemporain ont ainsi fondamentalement
la même nature et constituent l’un comme
l’autre une réaction régressive face à
l’émergence de la société ouverte, que ce
soit l’expérience avortée du Miracle Grec
ou l’épanouissement des démocraties
libérales occidentales modernes. Popper
voit ainsi en Platon l’un des premiers
« ennemis » des sociétés ouvertes, au
Bien entendu, les thuriféraires de Platon
ont beau jeu de remettre ses écrits dans un
« contexte historique », par exemple pour
justifier son apologie de l’esclavage ou du
racisme, et dont la critique ne serait
qu’anachronisme facile. Mais c’est là que
Popper enfonce le clou : car, loin de vivre
dans un monde totalement étranger à nos
16
même titre qu’Hegel et Marx, auxquels est
consacré le second tome ; à travers lui,
c’est bien les racines mentales du
totalitarisme de son époque qu’il cherche à
comprendre pour mieux le combattre. Et,
de fait, son livre fut rédigé pendant la
Seconde Guerre Mondiale et présenté par
l’auteur lui-même comme un « effort de
guerre »…
d’ailleurs, l’idée qu’avaient d’eux-mêmes
nos illustres Philosophes des Lumières et
leurs héritiers… Car le Philosophe de
Platon est bien différent de celui de son
maitre Socrate, dont il prétendait exposer
et développer la pensée alors qu’il le trahit
sans vergogne : si le Sage socratique est
d’abord celui qui reconnait les limites de
son propre savoir et n’a de cesse de
critiquer et remettre en question les vérités
établies, le Philosophe-Roi platonicien est
au contraire le détenteur de « la »
Vérité absolue,
universelle
et
inconditionnelle, puisque provenant d’une
révélation dialectique accordée à une
poignée d’Elus. Finalement, ce que Platon
nous a légué, c’est bien… le PhilosopheTotalitaire.
Comment, sachant tout cela, Platon peut-il
encore susciter une telle unanimité parmi
les philosophes ? Sans doute parce que,
visant en cela à sa propre glorification, il a
su les flatter en leur faisant croire qu’ils
constituaient une sorte d’élite d’initiés,
bergers du troupeau appelés légitimement à
guider ou (ré)éduquer la masse ignorante et
stupide du peuple : et tel fut bien,
M. Muller (X 97)22
22
Marc Muller est associé de NODALIS CONSEIL, société de conseil en matière de développement et gestion
d’infrastructures de service public dans les pays émergents et en voie de développement. Il s’intéresse à l’histoire
des idées, et en particulier au contexte historique, social et mental de l’origine et de l’évolution des systèmes
philosophiques.
17
La métaphysique
ou les préférences du cœur
l’Antiquité sont d’ordre gnoséologiques24,
quand d’autres s’enracinent dans la
complexité psychologique de notre nature.
Nous admettrons écartée l’objection des
pyrrhoniens, tant il est vrai que la vérité
s’impose nécessairement comme objet
formel de l’intellect : « Ad destructionem
veritatis sequitur veritatem esse23 », sans
omettre de constater que ces philosophes
sont souvent bien dogmatiques dans
l’affirmation de leurs négations. Il sera
donc ici admis, qu’il y a pour l’homme la
possibilité de connaître le monde, toujours
plus adéquatement, jamais absolument,
ainsi qu’en témoigne l’histoire des
sciences : les théories sont des paradigmes
– concept clef de l’épistémologie de T.S.
Kuhn -, destinées à être supplantées par
des théories plus signifiantes. Cette histoire
dialectique de la connaissance scientifique
nous amène à comprendre ce qu’elle
suppose d’humilité et de patience, et nous
rappelle que nous ne sommes ni ange ni
bête : notre désir de connaître nous impose
un travail, sans lequel rien ne se dévoile.
Ce travail est lui-même l’objet d’une
recherche incessante sur ses propres
principes et lois. Mais ce n’est pas de cette
question épistémologique dont nous
voulons ici débattre, mais bien plutôt
insister sur la rupture des sciences avec la
philosophie qui a été consommée après
Descartes, et dont certaines causes qui
remontent dans une certaine mesure à
Ce que la philosophie a apporté de meilleur
à la science, et ce avec Aristote, c’est une
idée du rapport de l’intelligence humaine
au monde : l’homme ne possède pas la
vérité en venant au monde, et il ne parvient
pas à la connaissance de manière intuitive
(par une vue immédiate de l’esprit), mais
doit y parvenir en s’appuyant sur
l’expérience (information venant du réel
objectif donné dans l’expérience) et sur les
principes de la raison (dont les lois sont
déduites des premiers principes par la
logique formelle). Ces deux exigences
expérimentale et logique sont celles de
toutes les sciences de la nature. Mais les
métaphysiciens ont bien souvent surestimé
leur pouvoir et ont cru qu’ils pouvaient se
fier à leur seule raison pure, la logique
formelle et les mathématiques devenant
alors le modèle de leur système. Cette
confusion orgueilleuse est à l’origine des
grands systèmes philosophiques qui
prétendent tout dire sur le monde, l’homme
et les causes premières. Le premier de ces
grands penseurs systématiques est Platon,
qui déçu par la complexité du réel
empirique s’en détourna avec un certain
mépris25 pour s’adonner à la dialectique
24
qui relèvent d’une théorie générale de la
connaissance comme on en trouve dans les traités
de philosophie de la connaissance.
25
On peut lire, entre autres passages, le Phédon et
plus particulièrement ce passage situé en 65a
23
Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae De
veritate, 1,5 : « il suit de la destruction de la vérité
que la vérité est ».
18
des concepts absolutisés sous le nom
d’Idées. Il faut certes lui reconnaître le
mérite d’avoir vu qu’une substance
quelconque ne saurait s’expliquer par sa
matière, mais par ce que Claude Bernard
appellera bien plus tard son « idée
directrice » ; son tort restera d’avoir
naïvement cru pouvoir les atteindre sans
s’appuyer sur la réalité concrète inscrite
dans la durée et d’avoir ainsi fourvoyé
l’intelligence humaine dans les nuées
idéalistes et de n’avoir donné à contempler
que des concepts figés dans une éternité
minérale, sans vie. Cette tendance se
retrouve tout au long de l’histoire de la
philosophie, à côté de la pensée réaliste
inaugurée par Aristote ; on la trouve par
exemple chez Descartes qui écrit dans la
Troisième
de
ses
Méditations
métaphysiques : « Je fermerai maintenant
les yeux, je boucherai mes oreilles, je
détournerai tous mes sens, j’effacerai
même de ma pensée toutes les images des
choses corporelles, ou du moins, (…) je les
réputerai comme vaines et fausses… »
options initiales, des choix secrets d’où
procèdent les systèmes – le discernement
des esprits. » Ainsi Martin Heidegger, pour
donner un exemple, qui dans son maître
ouvrage Être et Temps ne veut tenir aucun
compte de « ce que nous savons de
l’histoire de l’univers, de sa durée, de
l’histoire et de l’évolution de la matière, de
l’histoire
naturelle
c’est-à-dire
de
l’évolution biologique, et de l’histoire
humaine connue par les méthodes
positives », et pour qui « le temps est
seulement le temps humain, le temps de
l’intériorité.26 » Que craignait-il donc de
trouver dans cette historicité pour qu’il la
congédie ainsi ? Mais il faut ici bien
évidemment évoquer le cas de Kant qui a
été fort longtemps imposé comme maître à
penser de l’université et qui, mieux que
tous, congédia le réel au nom de ses
préférences métaphysiques : « L’un des
multiples présupposés inconscients, non
explicites, non analysés ni critiqués, sur
lesquels repose l’édifice pesant – Ô
combien pesant ! – de la Critique de la
raison pure, c’est celui-ci : la réalité
objective, la réalité sensible, la nature en
elle-même, n’est pas informée et si nous
trouvons
dans
l’expérience
de
l’information, de l’intelligibilité, c’est que
le sujet connaissant l’y a mise. (…) C’est
nous qui informons le donné brut de la
réalité objective pour en constituer
l’expérience27. » On revient donc, en dépit
des évidences et de l’histoire des sciences
expérimentales, au vieux mythe du chaos
originel de la théogonie hourrite. Quelle est
donc la raison qui justifie cette affirmation
que le réel est en soi un chaos de matière
inorganisée ? Que craint donc de trouver
Résumons nous : dans un cas, la
philosophie est intimement liée aux
sciences de la nature dont elle est le
prolongement métaphysique. Dans l’autre,
elle devient une sorte de littérature logicométaphysique, qui nous instruit davantage
sur ses auteurs que sur le monde. C’est
bien ce que pointait Claude Tresmontant
dans
sa
critique
des
systèmes
philosophiques clos : une contamination de
la raison par la psychologie, par des
préférences qui n’ont aucun rapport avec la
réalité objective mise progressivement en
évidence par les sciences. « … il semble,
écrivait-il en 1953, qu’un essai d’analyse
(…) des tendances et des orientations
intimes immanentes aux structures de
pensée, conduise à poser la question des
26
C. Tresmontant, Science et philosophie, La Voix
du Nord, 20 janvier 1981.
27
C. Tresmontant, Sciences de l’Univers et
problèmes métaphysiques, page 174ss
19
Kant derrière un Univers organisé ? Car,
qui pourra nous faire croire que la seule
recherche de la vérité conditionne une telle
affirmation
que
tout
dément
en
permanence et qui pose bien plus de
problèmes qu’elle ne peut prétendre en
résoudre ? On pourrait également évoquer
le cas de Nietzsche qui pose l’athéisme
comme un postulat duquel il déduit
l’éternité de l’Univers. Or, lorsque
Nietzsche écrit son œuvre, le Second
Principe de la thermodynamique découvert
par Carnot et Clausius affirme le contraire.
Mais pour répondre à cette difficulté, le
penseur avait une réponse d’une exquise
délicatesse : l’Univers est en genèse et en
vieillissement perpétuels ; pour survivre,
« il se nourrit de ses propres
excréments28 ». Mais pourquoi donc
Nietzsche tourne-t-il ainsi le dos aux faits
pour leur préférer cette vieille histoire du
temps cyclique ? Nous pourrions citer le
cas de bien d’autres philosophes comme
Jean-Paul Sartre, par exemple, qui se
vantait de n’avoir jamais lu une page
d’Aristote,
et
qui
affichait
une
méconnaissance sans lacune des grandes
découvertes cosmologiques et biologiques
qui lui auraient pourtant épargné beaucoup
de non-sens. Pourquoi donc ces grands
esprits ont-ils ainsi pensé de manière
déductive ? en partant de la solution qu’ils
faisaient semblant de découvrir ? Il y a là
plus qu’un défaut de méthode, qui pour
être
compréhensible
chez
les
présocratiques, le devient beaucoup moins
chez les post-aristotéliciens et encore
moins chez les modernes et contemporains
qui assistent aux succès de la méthode
expérimentale. Cette dernière, qui puise ses
principes fondamentaux dans l’Organon
d’Aristote, exige une véritable ascèse : les
28
préférences du cœur doivent être écartées,
pour ne laisser la place qu’aux faits. Dans
les systèmes philosophiques - qu’ils soient
matérialistes (d’Holbach, La Mettrie,
Diderot, Marx, Bakounine, Engels,
Haeckel) ou idéalistes (Fichte, Hegel,
Nietzsche, Brunschwicg) -, qui procèdent
de manière déductive, en se mettant en
quelque sorte du côté de l’absolu et non du
côté de la réalité à connaître, s’expriment
les tendances psychologiques de leurs
auteurs et au-delà les grandes tendances
psychologiques de l’humanité. Dans ses
cours en Sorbonne, Claude Tresmontant,
cité plus haut, caressait pour lui-même ou
l’un de ses successeurs, le projet d’établir
une typologie psychologique des grands
systèmes philosophiques. Il pensait même
que derrière le refus de la réalité se cachait
une opposition spirituelle à l’idée de
création
que
ces
constructions
intellectuelles s’évertuaient par tous les
moyens à écarter.
Pour conclure, si les philosophes sont à
l’origine des sciences expérimentales, ils
s’en sont, pour certains, détournés soit
pour avoir été trop pressés de donner une
explication totalisante (et c’est alors un
défaut de méthode), soit parce qu’ils ont
fini par confondre le monde avec leur
vision de la vie (c’est alors une intrusion
du « moi » dans la rationalité). Si le
premier cas est épistémologiquement
intéressant, le second l’est bien davantage
puisqu’il nous montre à quel point nos
raisonnements, derrière leur logique,
peuvent dévoiler non pas le monde, mais
nos constitutions psychologiques, voire nos
options spirituelles fondamentales.
La
science peut donc être détournée de sa
finalité par la mauvaise foi qui, au nom
d’options intimes, préfèrerait substituer à
l’analyse objective du réel, des systèmes
F. Nietzsche, Aus dem Nachlass, Werke, III, 703
20
qui leur seraient plus adéquats. C’est
également ce qui explique que certains
scientifiques, au mépris de toute prudence,
se laissent aller à imposer, au nom des
découvertes
expérimentales,
des
interprétations philosophiques trompeuses.
Paul Mirault29
29
Paul Mirault est professeur de philosophie et directeur de collection chez DDB - éditions du Rocher
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