De l`inféodation du droit à l`économie

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A propos du rapport Doing Business 2013 :
le juriste, l’économiste et l’investisseur en société avec le Droit
– Doing Business 2013, « Des règlementations intelligentes pour les petites et moyennes entreprises »
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Passé sous les fourches caudines des experts de la Banque Mondiale, le droit français régresse en 2013 de la
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ème
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à la 34
place dans la nouvelle livraison du rapport Doing Business (« DB »). Evaluant la « facilité à faire
des affaires », cette dixième version du rapport a été rendue publique le 23 octobre 2012, dans un climat désormais dépassionné au sein de la littérature juridique française. Une absence de réaction qui ne doit pas masquer
l’attention portée à ce type d’expertise, dont les conclusions rejoignent celles d’autres rapports, moins décriés,
comme le Global competitiveness du Forum économique mondial ou les Market regulation indicators de l’OCDE.
Qu’en apprend-on ? Rien de brillant… mais surtout rien de désastreux. Conforme aux performances réalisées
jusqu’ici, le rapport gratifie le droit français de ses « encouragements », entouré par la Belgique et la Slovénie.
Toutefois, les lecteurs les plus intéressés, à commencer par les juristes de l’association Henri Capitant et ceux de
la Fondation pour le droit continental, noteront que le diable réside dans les détails. En matière « d’exécution des
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contrats », le droit français est jugé compétitif, placé au 8
rang mondial.
Il s’agit du meilleur résultat français sur les onze indicateurs testés par la Banque Mondiale, correspondant pour
chacun d’entre eux à des étapes clés dans la vie juridique d’une entreprise : la création d’entreprise, l’obtention
des permis de construire, le transfert de propriété, l’obtention de prêts, la protection des investisseurs, le paiement des taxes et impôts, le commerce transfrontalier, le traitement de l’insolvabilité et l’exécution des contrats.
Ces indicateurs, ainsi que les statistiques réalisées sur leur fondement, ont été beaucoup critiquées. Il est tout à
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fait préjudiciable, par exemple, que l’indice global n’intègre pas l’embauche des travailleurs , se concentre uniquement sur le cycle des petites et moyennes entreprises (PME) ou ne prenne pas en compte certaines législa2
tions portant sur des opérations fréquentes de la vie économique comme les OPA .
Sur ces points, tout a été dit, analysé et réfléchi. D’ailleurs, ces carences sont de celles auxquelles il est possible
de remédier. En revanche, si l’on prend une meilleure vue, le classement DB témoigne d’une faiblesse importante : une impression d’idéologie juridique s’en dégage, résultant du classement des différents systèmes juridiques
selon leur attractivité économique. A sa lecture, il apparaît que la common law présenterait une plus grande efficacité économique que les systèmes de tradition civiliste. Autrement dit, le rapport conclut à la supériorité des
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systèmes jurisprudentiels de common law sur leurs équivalents continentaux de droit écrit .
« On savait que les entreprises, les religions et, depuis peu, les universités étaient en lutte… Voici donc que les
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droits sont en lutte ! » note justement Mme Usunier . En réaction, l’ensemble de la communauté juridique française s’est ému de la mauvaise notation du droit français, ainsi que de l’image peu reluisante qui y était donnée.
Surtout, elle s’est engagée dans de vastes réflexions critiques, investiguant la nouvelle notion « d’attractivité éco5
nomique » . Le juriste aurait-il besoin de l’économiste ? A l’origine américain, le courant de l’analyse économique
du droit consiste dans son objet à expliquer des phénomènes juridiques par les méthodes et modèles de la science économique. Il a donné lieu, durant ces deux dernières décennies, à une doctrine volumineuse, notamment
sous l’impulsion de M. Posner, dont l’influence a dépassé aux Etats-Unis tout autre courant intellectuel contemporain, y compris la sociologie du droit.
Les rapports DB successifs s’inscrivent dans ce mouvement par l’application de principe du modèle économique
de la concurrence aux systèmes juridiques audités. Ainsi, au fond, pour les experts de la Banque Mondiale, les
différents systèmes doivent se livrer une compétition les uns avec les autres pour la production des règles les
plus susceptibles d’attirer les opérateurs économiques, le but étant d’indiquer aux droits les moins performants
les solutions à adopter. C’est ce qui justifie que l’on établisse un classement et que l’on transpose le concept de
« marché » au secteur du droit.
Mais si les rapports conduisent à affirmer qu’un droit serait objectivement « meilleur » qu’un autre, il faut reconnaître avec clairvoyance que les classer du moins bon au meilleur est quelque peu réducteur. Chaque droit étant
un produit fondamentalement culturel, rien n’indique qu’il puisse être un bien de consommation que l’on choisit
librement sur les rayonnages d’un supermarché mondial. De plus, en faisant flèche des meilleures solutions à
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A. Rocher & L. He, « A propos du rapport DB 2012 : comparaison n’est pas raison », JCP E, n° 17, avril 2012, 1262.
G. Cavalier et T. Straub, « Les fusions-acquisitions et l’analyse économique du droit : approche comparée France – Etats-Unis », D. 2010, p.
2718.
3
J.-F. Gaudreault-Desbien, « La critique économiste de la tradition romano-germanique », RTD civ. 2010, p. 683.
4
er
L. Usunier, « Le rapport DB 2012, la concurrence des systèmes juridiques et l’attractivité du droit français des contrats », Rev. des contrats, 1
avril 2012, n° 2, p. 575.
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Voir notamment : M.-A. Frison-Roche et M. Klein (dir.), Mesurer l’efficacité économique du droit, LGDJ, 2005 ; Association Henri Capitant, Les
droits de tradition civiliste en question, A propos des rapports Doing Business de la Banque Mondiale, Société de législation comparée, 2006.
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2 « copier », le rapport est porteur « d’un projet de standardisation du droit qui oublie un peu vite l’inévitable pluralisme des traditions et des systèmes juridiques » souligne Mme Usunier. C’est le fameux discours du « one size
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can fit all » qui a été dénoncé par une doctrine unanime .
Quoi qu’il en soit, le droit français a été plongé dans la bataille de la compétitivité, épris de la fièvre concurrentielle. La défense de l’attractivité économique française s’est ainsi révélée être le nouveau crédo des pouvoirs publics, en panne d’idée, bien obligés de fourbir leurs armes. Quelques exemples suffiront à convaincre. Que l’on
pense à l’introduction dans notre droit de mécanismes étrangers… sous prétexte qu’ils sont considérés comme
attractifs. Outre la résurrection de la fiducie, on peut renvoyer à la réception par la Cour de cassation du trust,
sans le requalifier en mandat, dans le fameux arrêt « Belvédère » du 13 septembre 2011. A front renversé, il est
également possible de constater un certain renoncement à des institutions fondamentales de notre droit civil : la
suppression de la « cause », peu connue et mal comprise à l’étranger, a été proposée par la Chancellerie dans
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son projet de réforme du droit des obligations .
Aussi, pour défendre le modèle juridique français, la solution a été, parfois, de lui faire perdre ce qui le rend proprement français. Et au-delà de cet effet de mode, il est quand même donné de s’interroger sur le bien fondé et
les limites de l’exercice d’une prétendue compétition entre les droits pour l’investisseur. L’idée que les Etats sont
en compétition les uns avec les autres pour attirer à eux l’activité économique n’est pas à l’abri de toute discussion. En matière juridique, les critères déterminants vont essentiellement être fiscaux et monétaires. Et à ce titre,
la France dispose d’un réseau important de conventions fiscales bilatérales ainsi que d’une réglementation efficace en matière de non transfert pour protéger les intérêts nationaux. Quand au domaine de la loi applicable au
contrat, rien n’indique que le choix du droit français ne soit pas pertinent. Dans le cadre international, le principe
d’autonomie en matière contractuelle est largement répandu. Dès lors, le fait de contracter avec une entreprise
installée en France n’implique pas que le contrat soit soumis au droit français.
Mais on conçoit mal qu’une entreprise concluant régulièrement des transactions avec des cocontractants établis
en France refuse de s’y installer, si cela lui permet de réduire ses coûts. De même, une entreprise établie en
France ne choisira vraisemblablement pas de délocaliser, dans le seul but d’échapper au droit français. D’ailleurs,
on ne peut croire ou faire croire que le législateur français devrait agir pour préserver l’attractivité du modèle
contractuel français, afin qu’un maximum de contrats internationaux soient soumis au droit français. La négociation consubstantielle à l’investissement direct contredit cette analyse.
D’une part, du point de vue des parties, chacune négocie en général pour la soumission du contrat à son propre
droit, et non pas au droit le plus performant économiquement. La pratique contractuelle internationale implique
une importante prévisibilité pour les opérateurs, avec le souci d’être liés à leur droit et à leurs tribunaux.
D’autre part, du point de vue de l’Etat, ce qui importe est que le contrat implique une entreprise française et apporte de la croissance à l’économie, ou à la rigueur qu’un litige soit tranché en France pour générer de l’activité
auprès des cabinets français. Ces questions sont ainsi déconnectées du fait de savoir si le contrat est soumis au
droit français ou non, tout autant qu’il est illusoire de penser que l’efficacité économique de tel droit le rend plus
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attractif aux yeux des cocontractants .
De manière plus générale, le classement tient même parfois du fantasme plutôt que du vécu. Sans évoquer le
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cas français, l’Irlande, qui traverse une crise majeure, a été classée au 15
rang mondial, tandis que
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l’Allemagne, quatrième économie mondiale, n’est que 20 . Si l’on avait pu croire un temps que l’Irlande serait ce
nouveau « Delaware européen », elle n’a en réalité accueilli que des sociétés dites « statutaires », très peu créatrices d’emplois. Dès lors, soit les mesures réalisées par le rapport ne sont pas fiables, soit le lien qu’il opère
entre la prospérité économique des pays et leur système juridique est inexistant.
Finalement, si le rapport a le mérite d’avoir diffusé l’idée selon laquelle le droit peut être un facteur de compétitivité, la pertinence du modèle ne semble pas être tout à fait réaliste. Il conviendrait de mieux distinguer l’influence
internationale du droit français auprès des contractants ou des législateurs étrangers, de la compétitivité et de
l’attractivité économique du droit. Ces préoccupations ne doivent pas être prises l’une pour l’autre. Et du reste, le
droit français ne se portera pas plus mal, en n’y prêtant plus qu’un œil désintéressé.
Bassem Caradec
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Rapp. Doing Business 2004, p. 16.
D. Mazeaud, « Rapport de synthèse », in « La réforme du droit français des contrats en droit positif », RDC 2009, p. 397, n° 25 et s.
D. Sindres, « Contrat, principe d’autonomie et analyse économique du droit international privé », in R. Sefton-Green et L. Usunier (dir.), Concurrence normative et performance juridique, Société de législation comparée, coll. de l’UMR de droit comparé, 2012, spéc. n° 16 et s.
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