Cris
Du roman à la scène
Le texte de ce premier roman de Laurent Gaudé, écrit en 2001, a été
peu ou prou entendu : une version radiophonique, mise en ondes par
Jean-Mathieu Zahnd sur France Culture en juillet 2002 ; une mise en
scène de Stanislas Nordey du 21 mars au 22 avril 2005 à Théâtre Ouvert
(Paris), puis en tournée pendant la saison 2005-2006.
Proposer une mise en scène du roman relève d’un double défi : d’une
part choisir dans le texte ce qui sera dit et ôter ce qui sera de l’ordre de
l’image et de l’acte, c’est-à-dire transformer le texte du roman en
partition pour six comédiens, un danseur et un groupe musical ; d’autre
part transformer ladite partition en chant du corps de ces mêmes
interprètes. Nous avons reçu l’accord de principe de Laurent Gaudé
pour l’adaptation. Ce double défi nous est donc ouvert : dans un premier
temps, lire, relire le texte, tenter des mises en corps le temps d’une
répétition sur scène, se tromper, recommencer à lire, réessayer encore,
aboutir à une partition provisoire… et dans un second temps, enfin,
prendre le temps du plateau.
Cette double recherche sur le corps du texte, puis sur les corps des
interprètes nous invite à travailler par jalons, humblement, à prendre le
temps du chemin, à laisser le texte se sédimenter en lui-même, puis dans
les corps. Il s’agit de faire confiance au temps pour laisser surgir, à l’instar
des statues de boue sculptées par l’un des personnages à la fin du roman,
la forme à la fois fragile et rétrospectivement évidente du spectacle.
Résumé
Douze hommes sont saisis au cœur des tranchées de la Première Guerre
mondiale. Dessinée par la succession incessante des attaques, des morts
et des bombes, la route des soldats est boucle folle : aller-retour de la
tranchée enfouie à l’air vicié du combat pour la plupart ; aller-retour du
front à Paris pour d’autres. Et dans ce cycle ininterrompu, la démence
guette, celle de l’humanité défigurée, celle de la déroute du sens, des
sens : le cri bestial de la folie guerrière, cri incessant, entêtant, infini,
suspend en effet toute parole.
Seule solution : se soustraire à la tranchée, s’extraire du trou puis, peut-
être, marcher. Mais à condition de savoir s’arrêter. Car, alors que tous en
meurent, c’est au bord du chemin, lorsqu’il abandonne sa destination
initiale, que l’un des soldats va survivre. En érigeant des statues de boue à
l’effigie des camarades décimés, il trouve enfin le dernier mot tant désiré
pour relayer la voix ensevelie des morts, geste mémoriel qui permettra,
peut-être, de sauver de l’oubli les victimes du front. Remplacer la
répétition de l’absurde violence par une succession de visages. Redonner
un visage à la terre et à l’humanité.
Des voix du corps
Les douze voix de Cris seront portées par six acteurs d’âges différents. Il
s’agira d’explorer, au creux de ces récits croisés, la rencontre de corps
masculins pris entre la dislocation, l’aliénation et l’énergie de
l’arrachement. Explorer, aussi, les échos tissés entre ces paroles hantées
par la même expérience. Pour ce faire, nous mobiliserons les techniques
de l'acteur à la frontière du théâtre corporel, fondé sur la pédagogie de
Jacques Lecoq, la danse butô, le travail de Grotowski et les danses et
chants du monde. Nous utiliserons notamment des protocoles collectifs,
dans l’entre-deux de la danse et du théâtre, frôlant la choralité du
tragique.
Extrait
« Je marche. Je connais le chemin. C’est mon pays ici.
Je marche. Sans lever la tête. Sans croiser le regard
de ceux que je dépasse. Ne rien dire à personne. Ne
pas répondre si l’on s’adresse à moi. Ne pas se
soucier, non plus, de ce sifflement dans l’oreille. Cela
passera. Il faut marcher. Tête baissée. Je connais le
chemin par cœur. Je me faufile sans bousculer
personne. Une ombre. Qui ne laisse aucune prise à la
fatigue. Le sifflement dans mes oreilles. Oui. Comme
chaque fois après le feu. Mais plus fort.
Assourdissant. Le petit papier bleu au fond de ma
poche. Permission accordée. Je suis sourd mais je
cède ma place. Au revoir Marius. Je lui ai tendu le
papier bleu qu’on venait de m’apporter. J’avais honte.
Je ne pouvais pas lui annoncer moi-même que j’allais
partir et qu’il allait rester. Le sifflement dans mes
oreilles. Ne pas s’inquiéter. Tous sourds. Oui. Les
rescapés. Tous ceux qui ont survécu aux douze
dernières heures doivent être sourds à présent. Une
petite armée en déroute qui se parle par gestes et
crie sans se comprendre. Une petite armée qui
n’entend plus le bruit des obus. Une petite armée
d’hallucinés qui n’a plus peur et ne sait plus dormir.
Et dont les hommes restent, tête droite, regard
écarquillé, en plein milieu du front. Nous sommes une
armée de sourds éparpillés. C’est tout ce qui reste de
nous. Ils avaient prévu que cela se passerait
autrement. Une grande offensive. C’est cela qui était
programmé. Reprendre l’initiative. Enfoncer les lignes
ennemies. Une grande attaque. J’y ai cru moi aussi,
quand j’ai vu, à droite et à gauche, tous ces types se
lever en même temps que moi. J’y ai cru parce que je
n’en avais jamais vu autant. Je me suis dit que, là, ils
mettaient le paquet, que, là enfin, ils se décidaient à
percer les lignes d’en face. Oui, mais maintenant c’est
fini. »