Jean-Pierre Minaudier. Lycée La Bruyère, Versailles, septembre 16, 2005. Fr 5.2
la nationalité française et dont une partie avait quitté l'Alsace ; polytechnicien
(X 1878), il était entré à l'École de guerre dans la promotion 18901. C'était donc
un homme brillant, mais il n'avait jamais fait parler de lui d'aucune façon. Outre
son écriture, le fait que Dreyfus fût juif contribua sans doute à le faire
soupçonner ; l'antisémitisme se portait bien dans l'armée. Le service militaire
obligatoire n'y avait pas changé grand-chose : le corps des officiers, formé de
militaires de profession très rarement issus de la troupe, était très à droite dans
l'ensemble ; l'aristocratie, et le royalisme, y étaient surreprésentés, car le
service de la patrie était l'une des rares missions que la droite antirépublicaine
acceptait d'accomplir au service de n'importe quel régime2. Ceci dit, dans
l'arrestation de Dreyfus l'antisémitisme n'a pas joué un rôle essentiel ; il
s'agissait d'un climat, d'un arrière-plan — d'ailleurs autant antiallemand
qu'antijuif, les deux étant intimement liés : les Juifs n'étaient-ils pas une espèce
d'Allemands, comme le montrait la consonance de leurs noms ? Dreyfus n'était-il
pas originaire d'Allemagne ? Une partie de sa famille n'était-elle pas toujours
établie en Alsace allemande ? Là résidait, pour certains intoxiqués de
revanchisme, le lien avec la propension des juifs à trahir la nation. « Cet homme
qui a trahi, cet homme était un Prussien ! Cela se voit, cela se sent », écrivait le
Figaro
en 18963.
1 Polytechnique est, avec Saint-Cyr, la voie royale pour accéder à la carrière d'officier. La
première dispensait à l'époque une formation plus moderne (une formation d'ingénieur), et son
recrutement était légèrement moins aristocratique. L'École de guerre forme les officiers d'état-
major; son directeur était le général de Boisdeffre, l'artisan des accords avec la Russie quelques
années auparavant.
2 En principe, les milieux aristocratiques et l'armée auraient dû être, de par leur
traditionnalisme, plutôt moins sensibles que les classes moyennes aux formes "modernes"
d'antisémitisme à la Drumont, ce qui d'ailleurs ne les protégeait pas forcément de l'antijudaïsme
catholique. En réalité, tout ce qui flétrissait la République s'y lisait, Drumont entre autres, et le
venin antisémite s'y était largement diffusé. Morès, l'une des figures de la Ligue antisémite,
était officier. Il semble que la montée de la voie "moderniste" incarnée par Polytechnique, et
tout particulièrement la promotion par cette école d'un certain nombre d'officiers juifs, ait joué
un rôle dans cette montée de l'antisémitisme dans l'armée, montée dont témoignait une
multiplication des duels, et vers 1890 une campagne de presse contre "les juifs dans l'armée".
Dreyfus avait été le premier juif à entrer à l'École de guerre.
3 Je ne saurais trop insister sur le fait que l'antisémitisme ne fut qu'
une
dimension, certes
capitale, de l'affaire Dreyfus — en la matière, il faut prendre garde à ne pas passer d'un excès
à l'autre. Dans les années 1960, il se publiait des ouvrages sur l'Affaire qui ne faisaient que de
très brèves allusions à cette problématique, obsédés qu'ils étaient par la question sociale (leur
problématique, c'était en gros "les castes et le capital contre la gauche républicaine et l'essor
du socialisme" — c'était déjà une rupture par rapport à celle des générations précédentes, celle
de la défense de la République face aux forces de la réaction monarchiste et cléricale). Dans ce
qui s’est publié récemment, notamment les dossiers de presse sortis à l'occasion du centenaire de
J'accuse
en janvier 1998, on note au contraire une tendance à réinterpréter l'ensemble de
l'Affaire à la lumière des conséquences ultimes de l'antisémitisme, c'est-à-dire à la lumière du
génocide. Il s'agit, à mon avis personnel, de l'expression la sensibilité particulière d'une
génération obsédée non plus par la lutte des classes, mais par le sort de toutes les victimes
(voyez les réflexions que j'y consacre au début du chapitre 12) ; ce qui est fondamentalement
sympathique, mais ne contribue pas à rééquilibrer la perception de l'Affaire. Au contraire, il me