Jean-Pierre Minaudier. Lycée La Bruyère, Versailles, octobre 17, 2004. Fr 6.2
trahison. Ce n'était pas le premier épisode de ce genre: en 1890, un bibliothécaire du service
de l'artillerie avait été condamné pour une affaire comparable.
L'enquête s'orienta en direction du capitaine Dreyfus, dont l'écriture était plus ou
moins similaire à celle du "bordereau" et qui, au moment des faits, était stagiaire de l'École de
guerre à l'état-major. Alfred Dreyfus (1859-1935) était né à Mulhouse dans une famille
d'industriels, qui en 1871 avaient choisi de garder la nationalité française et dont une partie
avait quitté l'Alsace; polytechnicien (X 1878), il était entré à l'École de guerre dans la
promotion 18901. C'était donc un homme brillant, mais il n'avait jamais fait parler de lui
d'aucune façon. Outre son écriture, le fait que Dreyfus fût juif contribua certainement à le
faire soupçonner; l'antisémitisme se portait bien dans l'armée. Le service militaire obligatoire
n'y avait pas changé grand-chose: le corps des officiers, formé de militaires de profession très
rarement issus de la troupe, était très à droite dans l'ensemble: l'aristocratie, et le royalisme, y
étaient surreprésentés, car le service de la patrie était l'une des rares missions que la droite
antirépublicaine acceptait d'accomplir au service de n'importe quel régime2. Ceci dit, dans
l'arrestation de Dreyfus l'antisémitisme n'a pas joué un rôle essentiel; il s'agissait d'un climat,
d'un arrière-plan — d'ailleurs autant antiallemand qu'antijuif, les deux étant intimement liés:
les Juifs n'étaient-ils pas une espèce d'Allemands, comme le montrait la consonance de leurs
noms? Dreyfus n'était-il pas originaire d'Allemagne? Une partie de sa famille n'était-elle pas
toujours établie en Alsace allemande? Là résidait, pour certains intoxiqués de revanchisme, le
lien avec la propension des juifs à trahir la nation. « Cet homme qui a trahi, cet homme était
un Prussien! Cela se voit, cela se sent », écrivait le Figaro en 18963.
1 Polytechnique est, avec Saint-Cyr, la voie royale pour accéder à la carrière d'officier; la première
dispensait à l'époque une formation plus moderne (une formation d'ingénieur), et son recrutement était
légèrement moins aristocratique. L'École de guerre forme les officiers d'état-major; son directeur était le général
de Boisdeffre, l'artisan des accords avec la Russie quelques années auparavant.
2 En principe, les milieux aristocratiques et l'armée auraient dû être, de par leur traditionnalisme, plutôt
moins sensibles que les classes moyennes aux formes "modernes" d'antisémitisme à la Drumont, ce qui
d'ailleurs ne les protégeait pas forcément de l'antijudaïsme catholique. En réalité, tout ce qui flétrissait la
République s'y lisait, Drumont entre autres, et le venin antisémite s'y était largement diffusé. Morès, l'une des
figures de la Ligue antisémite, était officier. Il semble que la montée de la voie "moderniste" incarnée par
Polytechnique, et tout particulièrement la promotion par cette école d'un certain nombre d'officiers juifs, ait joué
un rôle dans cette montée de l'antisémitisme dans l'armée, montée dont témoignait une multiplication des duels,
et vers 1890 une campagne de presse contre "les juifs dans l'armée". Dreyfus avait été le premier juif à entrer à
l'École de guerre.
3 Je ne saurais trop insister, plus généralement, sur le fait que l'antisémitisme ne fut qu'une dimension,
certes capitale, de l'affaire Dreyfus. Il faut prendre garde à ne pas passer d'un excès à l'autre: voici vingt-cinq
ans, il se publiait des ouvrages sur l'Affaire qui ne faisaient que de très brèves allusions à cette problématique,
obsédés qu'ils étaient par la question sociale (leur problématique, c'était en gros "les castes et le capital contre la
gauche républicaine et l'essor du socialisme" — c'était déjà une rupture par rapport à celle des générations
précédentes, celle de la défense de la République face aux forces de la réaction monarchiste et cléricale). Dans
ce qui se publie aujourd'hui sur ce sujet, notamment les dossiers de presse sortis à l'occasion du centenaire de
J'accuse en janvier 1998, on note au contraire une tendance à réinterpréter l'ensemble de l'Affaire à la lumière
des conséquences ultimes de l'antisémitisme, c'est-à-dire du génocide. Il s'agit, à mon avis personnel, de
l'expression la sensibilité particulière d'une génération obsédée non plus par la lutte des classes, mais par le sort
de toutes les victimes (voyez les réflexions que j'y consacre au début du chapitre 13); ce qui est