Jean-Pierre Minaudier. Lycée La Bruyère, Versailles, avril 16, 2017. Fr 5.3
Dreyfus fut donc arrêté, traduit en conseil de guerre.
L'accusation reposait sur des bases fragiles, mais il fallait
un coupable : l'affaire avait fait du bruit, tant dans La
libre Parole, qui avait été la première à la mentionner, que
dans la grande presse apolitique ; certains y avaient vu une
nouvelle affaire Schnæbelé. Et plus les autorités attendaient,
plus la presse, atteinte d'espionnite aiguë, se persuadait
qu'on lui cachait quelque chose… Aussi, non seulement on
examina plus que rapidement le "bordereau", mais le directeur
adjoint des services de renseignements, le commandant Joseph
Henry, communiqua au conseil de guerre un dossier
supplémentaire, secret, dont l'accusé n'avait pas
connaissance, ce qui était illégal, et dont certaines pièces
avaient été maquillées par lesdits services ; on avait même
fabriqué un faux télégramme de l'attaché militaire italien. En
décembre 1894, le conseil de guerre se tint à huis clos;
Dreyfus fut condamné à l'unanimité à la dégradation militaire
et à la déportation à vie dans l'île du Diable, en face du
port de Cayenne en Guyane (dans le passé, cette île désolée
avait servi de léproserie
). Nul ne protesta — Jaurès dénonça
même l'indulgence du conseil de guerre, qu'il interpréta comme
le signe d'un esprit de caste : il prétendit qu'un simple
soldat d'humble origine sociale eût été condamné à mort
. Le
jour de la dégradation, en janvier 1895, la foule, devant les
grilles de l'École militaire, lança des injures antisémites.
la défense de la République face aux forces de la réaction monarchiste et
cléricale). Dans ce qui s’est publié récemment, notamment les dossiers de
presse sortis à l'occasion du centenaire de J'accuse en janvier 1998, on
note au contraire une tendance à réinterpréter l'ensemble de l'Affaire à la
lumière des conséquences ultimes de l'antisémitisme, c'est-à-dire à la
lumière du génocide. Il s'agit, à mon avis personnel, de l'expression la
sensibilité particulière d'une génération obsédée non plus par la lutte des
classes, mais par le sort de toutes les victimes (voyez les réflexions que
j'y consacre au début du chapitre 12) ; ce qui est fondamentalement
sympathique, mais ne contribue pas à rééquilibrer la perception de
l'Affaire. Au contraire, il me semble que cela ne fait que brouiller notre
perception des attitudes des différents acteurs, car évidemment en 1899
personne ne se positionnait en fonction d'un génocide qui n'avait pas
encore eu lieu, et dont personne, je crois, n'imaginait même la possibilité
(voyez à ce propos la note sur le monument Henri, au chapitre 3). C'est
pourquoi je me suis servi, pour rédiger ces pages, d'ouvrages de dates très
différentes, sans illusions excessives sur ma propre objectivité — qui peut
y prétendre ? Chacun concentre son intérêt sur telle ou telle problématique
en fonction de son expérience, de ses intérêts, de ses indignations… Ceci
dit, je consacrerai une large place à la problématique de l'antisémitisme,
car elle me touche, car aujourd'hui c'est celle qui intéresse le plus les
gens… et car c'est celle qu'attendent les jurys.
Ce n'était donc pas le tristement célèbre bagne de Cayenne, qui
existait encore : on n'aurait pas envoyé un officier, même félon, partager
le sort des meurtriers et des violeurs. Question de caste…
Cette argumentation était assez banale et se retrouvait notamment
dans Le Figaro. La Chambre se laissa convaincre et vota le rétablissement
de la peine de mort pour trahison en temps de paix, mais trop tard bien sûr
pour que la mesure pût être appliquée à Dreyfus.