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Les saint-simoniens quant à eux ne se posent pas la question de la rentabilité de
l’esclavage colonial dans les mêmes termes que Say. D’une manière générale, ils admettent
d’ailleurs que l’exploitation est rentable pour celui qui l’exerce, qu’il s’agisse de celle d’un
esclave par un maître, d’un serf par un seigneur ou d’un industriel par un propriétaire. Cette
exploitation est toujours celle d’une classe par une autre dans une société où les uns possèdent
l’instrument du travail tandis que d’autres le mettent en œuvre, ce qui permet aux premiers
« de vivre d’une portion des fruits obtenus par le travail des seconds » (Enfantin 1831, p. 55).
L’esclavage est simplement une situation extrême où ceux qui mettent en œuvre l’instrument
de travail sont eux-mêmes relégués au statut d’instrument.
Si, pour les saint-simoniens comme pour Say, l’intérêt des colons ne semble guère
pouvoir être mis en avant pour réclamer la suppression de l’esclavage, Say en vient
progressivement à priver la défense de l’esclavage de toute justification économique.
Des arguments économiques à l’appui de la condamnation de l’esclavage
Dans une lettre qu’il adresse à Adam Hodgson, auteur d’une Letter to M. Jean-
Baptiste Say on the Comparative Expense of Free and Slave Labour, l’auteur du Traité
reconnaît avoir « beaucoup amendé » (Say, in : Hodgson 1823, p. 59) ce qu’il a initialement
écrit sur le travail des esclaves, « au point d’en venir à peu près à la même conclusion » (ibid.)
que son homologue qui lui reprochait de desservir la cause anti-esclavagiste en croyant
démontrer une rentabilité des esclaves supérieure à celles des hommes libres, et il va jusqu’à
affirmer qu’il se rapproche encore plus de son opinion dans les ouvrages qu’il prépare (ibid.)
De fait, Say a une position beaucoup moins tranchée en 1814 dans la deuxième édition
du Traité. Tout en continuant à s’interroger sur l’effet de l’esclavage sur la production, il ne
prétend plus comme onze ans plus tôt ne pas en douter (Say 2006 [1814], t. 1, p. 404). Quant
aux réponses qu’il apportait à ses prédécesseurs qui contestaient la rentabilité de l’esclavage,
il laisse désormais aux colons le soin de les donner.
Cette prise de distances se poursuit avec la troisième édition. Say y perçoit l’esclavage
comme contraire à la prospérité des nations. « Des voyageurs, qui ont toute ma confiance,
m’ont dit qu’ils regardaient comme impossibles tous progrès dans les arts au Brésil et dans les
autres établissements d’Amérique, aussi longtemps qu’ils seront infestés par l’esclavage. Les
Etats de l’Amérique septentrionale qui marchent le plus rapidement vers la prospérité, sont
ceux du nord où l’esclavage n’est pas admis. » (Say 2006 [1817], t. 1, p. 412) Les
observations de l’économiste viennent conforter les idées de l’humaniste. « C’est ainsi que
sont punis les pays qui permettent à quelques hommes de tirer, par la violence, de leurs
semblables, un travail forcé, en échange des privations qu’ils leur imposent. La saine politique
n’est point encore ici en opposition avec l’humanité. » (Ibid.) Et dans la quatrième édition, si
Say reprend le même calcul que dans les précédentes pour estimer le coût annuel d’un
esclave, il cesse de le présenter comme le sien pour l’attribuer à « ceux qui pensent que le
travail de l’esclavage et moins dispendieux que celui du serviteur libre » (Say 2006 [1819],
t. 1, p. 405).
Les doutes sur la rentabilité et la productivité initialement prêtées aux esclaves par
rapport aux hommes libres se font encore plus forts dans la cinquième édition du Traité. Say
constate que les Antilles françaises, où l’esclavage est en vigueur, ne sont plus compétitives
dans la production de sucre. « Soit que le régime de l’esclavage y ait dépravé, en deux sens
différents, le maître aussi bien que l’esclave, et qu’il altère les qualités qui constituent la
véritable industrie, c’est-à-dire l’intelligence, l’activité et l’économie, le fait est que l’on ne
peut plus, à la Martinique et à la Guadeloupe, soutenir la concurrence de plusieurs autres pays
qui peuvent approvisionner l’Europe de sucre à beaucoup meilleur marché. » (Say 2006