L`esclavage colonial : une comparaison des approches de Jean

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L’esclavage colonial : une comparaison des approches de Jean-
Baptiste Say et des saint-simoniens
Gilles Jacoud
Université Jean Monnet Saint-Etienne, Université de Lyon, GATE LSE
6 rue Basse des Rives
42023 Saint-Etienne Cedex 2
E-Mail : jacoud@univ-st-etienne.fr
Journées d’étude de l’Association Charles Gide pour l’Etude
de la Pensée Economique
« Les économistes et les colonies »
Martinique, campus de Schoelcher
2829 novembre 2013
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L’esclavage colonial : une comparaison des approches de Jean-
Baptiste Say et des saint-simoniens
Gilles Jacoud
Dans la première moitié du XIXe siècle en France, la question de l’esclavage colonial
est étudiée par des auteurs relevant de différents courants de l’économie politique (Clément
2012). Jean-Baptiste Say figure en bonne place parmi ces auteurs : il analyse l’esclavage
colonial dès la première édition du Traité d’économie politique en 1803 puis dans les éditions
suivantes jusqu’au Cours complet d’économie politique pratique de 18281829. Les saint-
simoniens, sous la plume de différents auteurs, y consacrent également plusieurs écrits
pendant la période où, jusqu’en 1832, ils constituent un groupe relativement homogène mais
également après cette date dans le cadre de leurs réflexions sur l’économie coloniale. Une
comparaison des deux approches peut être d’autant plus pertinente que Say et Saint-Simon se
sont côtoyés et ont commencé par développer une proximité de pensée avant de voir leurs
idées diverger et représenter deux conceptions différentes de l’économie politique.
Pour Say, l’esclavage colonial s’inscrit dans le cadre de la distinction qu’il établit entre
le système colonial des anciens et celui des modernes (Say 2006 [1803], t. 1, p. 400). Le
premier rend compte de situations où, dans les métropoles de l’Antiquité, une partie de la
population se trouvant à l’étroit dans son territoire d’origine s’implante et prospère en de
nouveaux lieux sans prévision de retour dans la métropole dont elle s’est émancipée. Le
second correspond à des situations plus centes où ceux qui partent cherchent à faire
rapidement fortune pour ensuite en jouir en revenant au pays. Cette logique a introduit dans
les colonies modernes « des moyens violents d’exploitation, au premier rang desquels il faut
placer l’esclavage » (ibid., p. 402).
Pour les saint-simoniens, l’esclavage, qu’il soit colonial ou autre, s’inscrit dans le
cadre d’une conception globale de la société divisée en deux classes, en l’occurrence les oisifs
et les travailleurs (Jacoud 2010, p. 17). En fonction des sociétés considérées, il peut s’agir
d’une division entre maîtres et esclaves, patriciens et plébéiens, seigneurs et serfs,
propriétaires et travailleurs aux statuts divers. C’est un système d’exploitation dans lequel les
premiers vivent grâce au travail des seconds. L’existence de l’esclavage dans les colonies
traduit dans celles-ci un degré d’exploitation encore plus fort que dans le reste de la société.
Ce système fondé sur l’exploitation est appelé à disparaître. Les saint-simoniens prônent un
nouvel ordre économique et social l’esclavage a encore moins sa place que les autres
formes d’exploitation. Dans ce nouvel ordre qu’ils cherchent à faire émerger, chacun est
« placé selon sa capacité et récompensé selon ses œuvres » (Bazard et alii 1830, t. 1,
p. XXXVII).
L’étude de l’approche de Say sur l’esclavage colonial a été abordée dans la période
contemporaine (Steiner 1996, Arena 2012), tout comme celle des saint-simoniens (Zouache
2009a, 2009b). La présente communication vise plus particulièrement à expliquer pourquoi,
dans l’une et l’autre approche, l’esclavage colonial n’est pas appelé à être pérennisé. Une
première partie montrera qu’il correspond à une pratique que les arguments économiques ne
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sauraient justifier. Une seconde partie s’arrêtera sur les moyens préconisés pour réussir la
sortie de l’esclavage.
Une pratique que les arguments économiques ne sauraient justifier
Si l’on fait abstraction de toute considération morale, des arguments économiques
pourraient être mobilisés pour justifier un maintien de l’esclavage qui semble rentable pour
les colons. Mais l’affaiblissement de ces arguments peut venir à l’appui des préoccupations
morales pour condamner l’esclavage.
Une pratique a priori rentable pour les colons
Dans le premier des deux chapitres qu’il consacre aux colonies dans la première
édition du Traité, Say s’interroge sur l’impact de l’esclavage sur le niveau de production. Sa
réponse est qu’il l’augmente fortement, le travail d’un esclave permettant d’obtenir plus que
ne le permettrait celui d’un homme libre. Alors que celui-ci ne travaille pas au-delà de ce qui
est nécessaire pour satisfaire ses besoins, l’esclave ne travaille pas pour satisfaire ses propres
besoins mais pour la cupidité de son maître.
Say s’emploie à étayer son argumentation en montrant que l’entretien annuel d’un
esclave s’avère moins coûteux que celui d’un homme libre. Sachant que cet entretien
nécessite une dépense annuelle de 300 francs, il convient de lui ajouter l’intérêt sur son prix
d’achat. Pour un esclave acheté 2 000 francs, au taux de 10 % l’intérêt annuel s’élève à
200 francs, aussi peut-on considérer que l’esclave coûte 500 francs par an à son maître. Dans
un contexte un homme libre est rémunéré 6 francs par jour dans les colonies, son emploi
pendant 300 jours ouvrages coûte 1 800 francs. Donc même si l’esclave produit la même
quantité que l’homme libre, il est plus avantageux de l’utiliser que d’employer un homme
libre dont la rémunération représente une dépense supérieure au coût occasionné par l’esclave.
En défendant cette idée selon laquelle le travail de l’esclave revient moins cher que
celui de l’homme libre, Say prend le contrepied d’illustres prédécesseurs parmi lesquels Anne
Robert Jacques Turgot (1766, pp. 4042), James Steuart (1767, t. 1, pp. 190196) et Adam
Smith (1976 [1776], t. 1, pp. 82104, 381396). Ceux-ci affirment notamment que l’esclave,
n’ayant contrairement à l’homme libre aucune incitation à travailler, ne met guère d’ardeur à
le faire, que les tâches dont il est accablé réduisent sa durée de vie et obligent par conséquent
le maître à devoir rapidement payer pour son remplacement, et que son entretien est assuré
par son maître avec moins d’économie que ne le ferait un homme libre qui devrait se prendre
lui-même en charge. Say réfute ces arguments en faisant valoir que les colons sont à même
d’utiliser au mieux les facultés de leurs esclaves. Il ne s’en tient cependant pas . Pour lui,
non seulement l’esclave et moins coûteux que l’homme libre mais il est en outre plus
productif.
Contrairement à plusieurs de ses contemporains (Steiner 1996, p. 154), Say considère
donc que le recours à l’esclavage, en vigueur surtout dans les plantations de canne à sucre, est
rentable pour les colons. Si la rigueur du raisonnement économique l’oblige à reconnaître la
rentabilité de l’esclavage, il n’en remet pas moins en cause le système. « Il reste à savoir si
l’avantage de procurer à quelques particuliers dix-huit pour cent par an de leurs fonds, suffit
pour autoriser le plus infâme commerce dont les hommes se soient jamais avisés, celui de
leurs semblables. C’est en faveur de ce profit qu’on prive un million d’hommes du privilège
inappréciable de suivre leurs penchants et d’user à leur choix de leurs facultés naturelles ; et
qu’on réduit leurs consommations au-dessous de ce qu’elles devraient être pour assurer leur
bonheur. » (Say 2006 [1803], t. 1, p. 416) Say va bien au-delà de cette mise en cause et se
livre au fil des pages à une condamnation sans appel de l’esclavage colonial.
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Les saint-simoniens quant à eux ne se posent pas la question de la rentabilité de
l’esclavage colonial dans les mêmes termes que Say. D’une manière générale, ils admettent
d’ailleurs que l’exploitation est rentable pour celui qui l’exerce, qu’il s’agisse de celle d’un
esclave par un maître, d’un serf par un seigneur ou d’un industriel par un propriétaire. Cette
exploitation est toujours celle d’une classe par une autre dans une société où les uns possèdent
l’instrument du travail tandis que d’autres le mettent en œuvre, ce qui permet aux premiers
« de vivre d’une portion des fruits obtenus par le travail des seconds » (Enfantin 1831, p. 55).
L’esclavage est simplement une situation extrême ceux qui mettent en œuvre l’instrument
de travail sont eux-mêmes relégués au statut d’instrument.
Si, pour les saint-simoniens comme pour Say, l’intérêt des colons ne semble guère
pouvoir être mis en avant pour réclamer la suppression de l’esclavage, Say en vient
progressivement à priver la défense de l’esclavage de toute justification économique.
Des arguments économiques à l’appui de la condamnation de l’esclavage
Dans une lettre qu’il adresse à Adam Hodgson, auteur d’une Letter to M. Jean-
Baptiste Say on the Comparative Expense of Free and Slave Labour, l’auteur du Traité
reconnaît avoir « beaucoup amendé » (Say, in : Hodgson 1823, p. 59) ce qu’il a initialement
écrit sur le travail des esclaves, « au point d’en venir à peu près à la même conclusion » (ibid.)
que son homologue qui lui reprochait de desservir la cause anti-esclavagiste en croyant
démontrer une rentabilité des esclaves supérieure à celles des hommes libres, et il va jusqu’à
affirmer qu’il se rapproche encore plus de son opinion dans les ouvrages qu’il prépare (ibid.)
De fait, Say a une position beaucoup moins tranchée en 1814 dans la deuxième édition
du Traité. Tout en continuant à s’interroger sur l’effet de l’esclavage sur la production, il ne
prétend plus comme onze ans plus tôt ne pas en douter (Say 2006 [1814], t. 1, p. 404). Quant
aux réponses qu’il apportait à ses prédécesseurs qui contestaient la rentabilité de l’esclavage,
il laisse désormais aux colons le soin de les donner.
Cette prise de distances se poursuit avec la troisième édition. Say y perçoit l’esclavage
comme contraire à la prospérité des nations. « Des voyageurs, qui ont toute ma confiance,
m’ont dit qu’ils regardaient comme impossibles tous progrès dans les arts au Brésil et dans les
autres établissements d’Amérique, aussi longtemps qu’ils seront infestés par l’esclavage. Les
Etats de l’Amérique septentrionale qui marchent le plus rapidement vers la prospérité, sont
ceux du nord l’esclavage n’est pas admis. » (Say 2006 [1817], t. 1, p. 412) Les
observations de l’économiste viennent conforter les idées de l’humaniste. « C’est ainsi que
sont punis les pays qui permettent à quelques hommes de tirer, par la violence, de leurs
semblables, un travail forcé, en échange des privations qu’ils leur imposent. La saine politique
n’est point encore ici en opposition avec l’humanité. » (Ibid.) Et dans la quatrième édition, si
Say reprend le même calcul que dans les précédentes pour estimer le coût annuel d’un
esclave, il cesse de le présenter comme le sien pour l’attribuer à « ceux qui pensent que le
travail de l’esclavage et moins dispendieux que celui du serviteur libre » (Say 2006 [1819],
t. 1, p. 405).
Les doutes sur la rentabilité et la productivité initialement prêtées aux esclaves par
rapport aux hommes libres se font encore plus forts dans la cinquième édition du Traité. Say
constate que les Antilles françaises, l’esclavage est en vigueur, ne sont plus compétitives
dans la production de sucre. « Soit que le régime de l’esclavage y ait dépravé, en deux sens
différents, le maître aussi bien que l’esclave, et qu’il altère les qualités qui constituent la
véritable industrie, c’est-à-dire l’intelligence, l’activité et l’économie, le fait est que l’on ne
peut plus, à la Martinique et à la Guadeloupe, soutenir la concurrence de plusieurs autres pays
qui peuvent approvisionner l’Europe de sucre à beaucoup meilleur marché. » (Say 2006
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[1826], t. 1, p. 409) Say s’autorise à établir « mettre en parallèle le déclin et les désastres des
pays dont l’industrie de fonde sur l’esclavage, avec la prospérité de ceux règnent des
principes plus libéraux » (ibid., p. 415). Les faits ont manifestement tranché et le constat du
manque de compétitivité des productions obtenues par l’esclavage tend à rendre obsolète tout
calcul de coût qui pourrait venir à l’appui d’une réhabilitation de l’esclavage. « Cette
considération rendra bientôt superflue toute controverse sur le travail des esclaves comparé à
celui des ouvriers libres. L’esclavage ne peut pas subsister avec les formes nouvelles sous
lesquelles, dans ses progrès, se présente la civilisation. » (Ibid.)
Dans le Cours complet, qu’il commence à faire paraître en 1828, Say va encore plus
loin dans la remise en cause de ses affirmations antérieures. Les difficultés des colons ne
permettent plus de croire à l’efficacité d’un système qui coûte plus qu’il ne rapporte. Say
hésite cependant à apporter des réponses explicites aux questions soulevées par l’échec patent
du système. « A quoi tiennent ces frais de production supérieurs à la valeur naturelle du
produit ? Est-ce au mode de cultiver par des mains esclaves ? Est-ce à l’inhabileté des
planteurs ou à des difficultés plus grandes à surmonter que celles qu’on rencontre ailleurs ?
J’avoue que ces différentes questions me semblent d’une solution difficile. » (Say 2010
[1828], t. 1, p. 254)
Say reconnaît que l’ensemble des frais occasionnés par le recours à l’esclavage
correspondant à un montant élevé. « Il paraîtra plus dispendieux encore, si l’on considère le
peu d’intérêt que l’esclave a de faire beaucoup d’ouvrage et de le faire bien. Il est directement
intéressé à cacher tout ce qu’il peut de sa capacité pour le travail ; car, si l’on savait qu’il peut
davantage, on augmenterait la tâche qu’on lui impose. Le nègre ne travaille que sous le fouet
du commandeur ; mais, outre le fait que le fouet est un stimulant très imparfait, les coups de
fouet eux-mêmes sont une main-d’œuvre qui ne laisse pas d’être coûteuse, car les surveillants
sont payés plus chers que les simples ouvriers. » (Ibid.) Le coût des esclaves travaillant
directement dans la plantation n’est pas le seul à prendre en considération car « dans un
compte bien fait des frais de production » (ibid., p. 255) il faut aussi intégrer l’existence
d’esclaves assurant des services domestiques pour le planteur.
Ces considérations font que Say ne peut que rejeter ses affirmations de 1803. C’est
peut-être en partie pour lui-même qu’il en vient à rappeler qu’ « en économie politique, les
causes sont si nombreuses, et agissent d’une manière si compliquée, que les demi-savants, les
observateurs superficiels s’y méprennent souvent » (ibid.). Non seulement l’esclavage n’est
pas défendable pour des raisons économiques, mais il n’est pas compatible avec la façon dont
Say conçoit l’activité économique et l’exercice du travail. « Il résulte de tout cela un système
de corruption vicieux et qui s’oppose aux plus beaux développements de l’industrie. Un
esclave est un être dépravé, et son maître ne l’est pas moins ; ni l’un ni l’autre ne peuvent
devenir complètement industrieux, et ils dépravent l’homme libre qui n’a point d’esclaves. Le
travail ne peut être en honneur dans les mêmes lieux il est une flétrissure. L’inactivité de
l’esprit est chez les maîtres la conséquence de celle du corps ; le fouet à la main, on est
dispensé d’intelligence. » (Ibid.) L’intérêt des colons au maintien de l’esclavage ne va donc
pas de soi et même s’il existait il serait à relativiser. « Il ne s’agit pas uniquement de savoir à
quel prix on peut faire travailler un homme ; mais à quel prix on peut le faire travailler sans
blesser la justice et l’humanité. Ce sont de faibles calculateurs que ceux qui comptent la force
pour tout et l’équité pour rien. » (Ibid., p. 257)
Au fil de ses écrits, Say ne trouve donc plus guère d’arguments économiques
susceptibles de justifier l’esclavage. L’économiste scrupuleux qu’il s’emploie à être, soucieux
d’écarter toute considération morale dans le raisonnement qu’il tient, conclut certes dans un
premier temps à la rentabilité de l’esclavage, mais ses certitudes s’envolent avec le temps. Les
considérations économiques entrent alors en conformité avec les idées de l’humaniste qu’il est
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