Cours de philosophie de M.Basch Le bonheur
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Le bonheur
I) Définition du bonheur
Par opposition à la joie, la gaieté, ou le plaisir, qui expriment un état de satisfaction qui
remplit la conscience pendant un bref intervalle de temps, le bonheur exprime un
contentement valable dans la durée. Comme le dit Aristote : « Une hirondelle ne fait pas le
printemps, non plus qu'une seule journée de soleil ; de même ce n'est ni un seul jour ni un
court intervalle de temps qui font la félicité et le bonheur. » (Ethique à Nicomaque)
La définition la plus rigoureuse du bonheur est probablement celle donnée par Kant dans la
Critique de la raison pure :
Le bonheur est la satisfaction de toutes nos inclinations tant en extension, c’est-à-dire en
multiplicité, qu’en intensité, c’est-à-dire en degré, et en protension, c’est-à-dire en durée.
Aristote a raison de préciser que le bonheur est le bien suprême de l’homme : il est recherché
par tous les hommes, et derrière leurs objectifs divers et variés se trouve toujours l’idéal du
bonheur. Pascal l’a dit à sa manière :
Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception ; quelques différents
moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre,
et que les autres n’y vont pas, est ce même désir qui est dans tous les deux, accompagné de
différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le
motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre.
II) Thèse pessimiste : le bonheur n’existe pas
Schopenhauer, le plus illustre des pessimistes, estime que l’homme est condamné à
osciller, comme une pendule, de la souffrance à l’ennui. La Volonté qui nous anime nous
donne en permanence de nouveaux désirs, ce qui est source de frustration et donc de
souffrance ; et quand enfin la Volonté ne nous dirige plus vers aucun objet, nous nous
ennuyons, ce qui est parfois encore pire que la souffrance.
Pascal pense que l’homme est incapable d’atteindre le bonheur sur terre
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Nous souhaitons la vérité et ne trouvons en nous qu’incertitude. Nous recherchons le
bonheur et ne trouvons que misère et mort. Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la
vérité et le bonheur et sommes incapables ni de certitude, ni de bonheur. - Pascal
Pascal pense également que c’est la temporalité, et plus précisément notre incapacité à vivre
pleinement dans le présent qui fait notre malheur :
Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à
venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop
prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons
point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont plus rien,
et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse.
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Il faut préciser que pour Pascal, le bonheur existe bel et bien, mais il ne peut se trouver qu’en Dieu : « Le bonheur
n’est ni hors de nous ni dans nous. Il est en Dieu, et hors et dans nous. »
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Nous le cachons à notre vue, parce qu’il nous afflige ; et s’il nous est agréable, nous regrettons
de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses
qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n’avons aucune assurance
d’arriver.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous
ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la
lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont
nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de
vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons
jamais.
III) La conception négative du bonheur : la recherche ascétique de l’ataraxie
Conçu négativement, le bonheur se définit non par la présence positive d’un sentiment, mais
par l’absence de troubles. C’est cela l’ataraxie : le contentement de ne pas éprouver de
souffrance.
L’ataraxie a été exprimé en une belle formule par Jules Renard : « Le bonheur, c’est le
silence du malheur. »
a) La critique de l’hédonisme vulgaire
Les philosophes qui cherchent à atteindre l’ataraxie sont conduits à critiquer la recherche
obsessionnelle des plaisirs. En effet, l’accumulation frénétique des plaisirs ne peut pas
apporter la reposante sérénité recherchée par ces philosophes.
Assez parlé de moi. Parlons de vous. Votre lettre m'a effrayée. Si vous persistez à avoir pour
principal objectif de connaître toutes les sensations possibles car, comme état d'esprit
passager, c'est normal à votre âge vous n'irez pas loin. J'aimais bien mieux quand vous disiez
aspirer à prendre contact avec la vie réelle. Vous croyez peut-être que c'est la même chose ;
en fait, c'est juste le contraire. Il y a des gens qui n'ont vécu que de sensations et pour les
sensations ; André Gide en est un exemple. Ils sont en réalité les dupes de la vie, et, comme ils
le sentent confusément, ils tombent toujours dans une profonde tristesse il ne leur reste
d'autre ressource que de s'étourdir en se mentant misérablement à eux-mêmes. Car la réalité
de la vie, ce n'est pas la sensation, c'est l'activité j'entends l'activité et dans la pensée et
dans l'action. Ceux qui vivent de sensations ne sont, matériellement et moralement, que des
parasites par rapport aux hommes travailleurs et créateurs, qui seuls sont des hommes.
J'ajoute que ces derniers, qui ne recherchent pas les sensations, en reçoivent néanmoins de
bien plus vives, plus profondes, moins artificielles et plus vraies que ceux qui les recherchent.
Enfin la recherche de la sensation implique un égoïsme qui me fait horreur, en ce qui me
concerne. Elle n'empêche évidemment pas d'aimer, mais elle amène à considérer les êtres
aimés comme de simples occasions de jouir ou de souffrir, et à oublier complètement qu'ils
existent par eux-mêmes. On vit au milieu de fantômes. On rêve au lieu de vivre.
Lettre de Simone Weil à une élève
b) Le bonheur selon les épicuriens : lhédonisme mesuré
Les idées d'Epicure sur le bonheur ont été résumé en quatre points fondamentaux : c'est ce
qu'on a coutume d'appeler le tetrapharmakon (quadruple remède) :
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Les dieux ne sont pas à craindre
La mort n'est pas à craindre
Le bonheur est accessible
La souffrance est supportable
Pour se donner les moyens d'être heureux, l'homme, selon les épicuriens, doit vivre autant
que possible à l’écart de la foule et, si possible, avec de bons amis. Il doit surtout se soumettre
à une discipline stricte de ses désirs. Nous devons distinguer les désirs vains des désirs
naturels ; ceux qui sont vains doivent être supprimés, ceux qui sont naturels peuvent
encore être distingués en désirs naturels nécessaires et désirs naturels superflus.
Comme pour Epicure le plaisir est le souverain bien, et que
le plaisir se définit par l’absence de souffrance corporelle et
psychique, il faut tout faire pour que nous ne soyons pas
asservis à des désirs vains et artificiels qui nous conduisent
forcément à l'écœurement et à la frustration. En se
contentant des plaisirs simples et facilement accessibles, en
évitant les désordres publics et les tourments inutiles,
l'épicurien mène une existence simple et sereine. Contrairement à la fausse image que l’on a
souvent des épicuriens, le bonheur pour eux se trouve toujours dans une joyeuse sobriété et
jamais dans l’excès, qui est toujours source de désordres et de troubles.
c) Le bonheur selon les stoïciens
Les stoïciens proposent une discipline tout aussi sévère que celle des épicuriens.
Contrairement à ces derniers, ils pensent que c’est un tort de vouloir s’exclure de la vie de la
cité : chacun a un rôle précis à jouer et doit s’en tenir à ce rôle. Le célèbre empereur stoïcien
Marc-Aurèle n’avait pas un grand goût pour l’exercice du pouvoir, mais il exerça
méticuleusement sa fonction d’homme d’Etat jusqu’à la fin de sa vie.
Par ailleurs, leur distinction fondamentale ne se fonde pas sur une hiérarchie des désirs mais
plutôt sur la distinction entre ce qui est en notre pouvoir et ce qui ne l’est pas. Ce qui
n’est pas en notre pouvoir, ce sont tous les événements extérieurs ; ce qui est en notre
pouvoir, c’est tout ce qui concerne notre pensée. Alors que l’homme est presque toujours
incapable de transformer conformément à sa volonté le monde autour de lui, il est tout à fait
capable, grâce à la force de son esprit, de modifier ses représentations afin de les faire
coïncider avec le monde. Ce principe a été formulé dans le Manuel d’Epictète :
N’essaie pas que ce qui arrive arrive comme tu veux, mais veux ce qui arrive comme il arrive,
et tu couleras des jours heureux.
Autrement dit, il faut nous forcer à aimer le réel tel qu’il est, humblement, en nous
construisant, comme le dit Marc-Aurèle, notre « citadelle intérieure ». Ainsi, malgré la misère
de notre condition, nous devons essayer d’aimer inconditionnellement notre destin (amor
fati) pour atteindre l’ataraxie recherchée.
d) Critique de l’idéal ascétique
Malgré toutes les vertus que l’on peut retirer des doctrines fondées sur la recherche de
l’ataraxie, on ne peut s’empêcher de se sentir insatisfait face à ces conceptions assez froides
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du bonheur. Nietzsche a violemment critiqué cette volonté de domestiquer nos instincts et
de fuir à tout prix la souffrance en y voyant le symptôme d’un affaiblissement de la vie. Pour
Nietzsche, les ascètes n’aiment pas la vie ; ils cachent leur dégoût pour celle-ci en
adoptant un mode de vie pathologique qui légitime la faiblesse.
Rétablissons rapidement la réalité des faits : l'idéal ascétique a sa source dans l’instinct de défense
et de salut d'une vie en voie de dégénération, qui cherche à subsister par tous les moyens et lutte
pour son existence ; il indique une inhibition et une fatigue physiologiques partielles contre
quoi les instincts de vie les plus profonds, restés intacts, ne cessent de combattre par
l'invention de nouveaux moyens. L’idéal ascétique est l'un de ces moyens : il en va donc tout
à l'inverse de ce que pensent ses adorateurs, - en lui et par lui, la vie lutte avec la mort contre
la mort : l'idéal ascétique est une ruse de la conservation de la vie. Qu'il ait pu gagner en
puissance jusqu'à dominer l'homme, comme nous l’enseigne l’histoire, notamment partout
la civilisation et la domestication de l'homme se sont accomplies, cela révèle un fait
important, l'état morbide du type d'homme existant jusqu'ici, en tout cas de l'homme
domestique ; la lutte physiologique de l'homme contre la mort (plus exactement : contre le
dégoût de la vie, contre la fatigue, contre le désir de la « fin »).
Nietzsche, Généalogie de la morale
Plutôt que de se méfier des désirs, il vaudrait mieux les exalter et les vivre pleinement,
comme André Gide, inspiré par Nietzsche, propose de le faire dans les Nourritures terrestres :
Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur. Une existence pathétique, Nathanaël, plutôt que la
tranquillité. Je ne souhaite pas d’autre repos que celui du sommeil de la mort. J’ai peur que
tout désir, toute énergie que je n’aurais pas satisfaits durant ma vie, pour leur survie ne me
tourmentent. J’espère, après avoir exprimé sur cette terre tout ce qui attendait en moi,
satisfait, mourir complètement désespéré. […]
Nourritures !
Je m’attends à vous, nourritures !
Ma faim ne se posera pas à mi-route ;
Elle ne se taira que satisfaite ;
Des morales n’en sauraient venir à bout
Et de privations je n’ai jamais pu nourrir que mon âme.
Satisfactions ! je vous cherche.
Vous êtes belles comme les aurores d’été.
Et si notre âme a valu quelque chose, c'est qu'elle a brûlé plus ardemment que quelques
autres.
IV) La conquête du bonheur par l’action (cf. également le prezi sur l’éthique d’Aristote)
L’idée centrale des propos sur le bonheur est que le bonheur ne peut jamais s’obtenir
passivement ; on ne reçoit pas le bonheur, on le conquiert. C’est uniquement par l’action
volontaire que l’homme peut atteindre le bonheur. Par conséquent, il nous faut éliminer
autant que possible toutes les sources de passivité, et en premier lieu les passions, pour que
nous puissions jouir librement des activités qui animent notre volonté.
Faire et non pas subir, tel est le fond de l'agréable. Mais parce que les sucreries donnent un
petit plaisir sans qu'on ait autre chose à faire qu'à les laisser fondre, beaucoup de gens
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voudraient goûter le bonheur de la même manière, et sont bien trompés. On reçoit peu de
plaisir de la musique si l'on se borne à l'entendre et si on ne la chante point du tout, ce qui
faisait dire à un homme ingénieux qu'il goûtait la musique par la gorge, et non point par
l'oreille. Même le plaisir qui vient des beaux dessins est un plaisir de repos, et qui n'occuperait
pas assez, si l'on ne barbouillait soi-même, ou si l'on ne se faisait une collection ; ce n'est plus
seulement juger, c'est rechercher et conquérir. Les hommes vont au spectacle et s'y ennuient
plus qu'ils ne veulent l'avouer ; il faudrait inventer, ou tout au moins jouer, ce qui est encore
inventer. Ne demandez pas à celui qui ne sait point jouer s'il aime le jeu. La politique n'ennuie
point dès que l'on sait le jeu ; mais il faut l'apprendre. Ainsi en toutes choses ; il faut apprendre
à être heureux.
On dit que le bonheur nous fuit toujours. Cela est vrai du bonheur reçu, parce qu'il n'y a point
de bonheur reçu. Mais le bonheur que l'on se fait ne trompe point. C'est apprendre, et l'on
apprend toujours. Plus on sait, et plus on est capable d'apprendre. D'où le plaisir d'être
latiniste, qui n'a point de fin, mais qui plutôt s'augmente par le progrès. Le plaisir d'être
musicien est de même. Et Aristote dit cette chose étonnante, que le vrai musicien est celui
qui se plaît à la musique, et le vrai politique celui qui se plaît à la politique. « Les plaisirs, dit-
il, sont les signes des puissances. » Cette parole retentit par la perfection des termes qui nous
emportent hors de la doctrine ; et si l'on veut comprendre cet étonnant génie, tant de fois et
si vainement renié, c'est ici qu'il faut regarder. Le signe du progrès véritable en toute action
est le plaisir qu'on y sait prendre. D'où l'on voit que le travail est la seule chose délicieuse, et
qui suffit. J'entends travail libre, effet de puissance à la fois et source de puissance. Encore
une fois, non point subir, mais agir.
V) Du devoir d’être heureux
On a tendance à penser que le bonheur est une quête personnelle et que le malheur ne
concerne que l’individu qui en pâtit. C’est une erreur, car notre bonheur ne reste pas
enfermé en nous, il rayonne vers les autres et contribue au bien-être de l’humanité.
Ainsi, s’efforcer d’être le plus heureux possible n’est pas seulement un idéal personnel, c’est
aussi un devoir moral :
Voilà donc la fin à laquelle je dois tendre : acquérir cette nature humaine supérieure, et faire
tous mes efforts pour que beaucoup d’autres l’acquièrent avec moi ; en d’autres termes, il
importe à mon bonheur que beaucoup d’autres s’élèvent aux mêmes pensées que moi, afin
que leur entendement et leurs désirs soient en accord avec les miens ; pour cela, il suffit de
deux choses, d’abord de comprendre la nature universelle autant qu’il est nécessaire pour
acquérir cette nature humaine supérieure ; ensuite d’établir une société telle que le plus
grand nombre puisse parvenir facilement et sûrement à ce degré de perfection. Spinoza
Tout homme et toute femme devraient penser continuellement à ceci que le bonheur, est
l'offrande la plus belle et la plus généreuse. Alain
Happy ending :
« Le bonheur, c'est la saveur même de la vie. Comme la fraise a le goût de fraise, ainsi la vie
a le goût de bonheur. » - Alain
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