Les rapports entre les pouvoirs
politique et judiciaire en droit
constitutionnel canadien :
dialogue ou monologue ?
Eugénie Brouillet* et Félix-Antoine Michaud**
PARTIE I- LE DIALOGUE INSTITUTIONNEL : SES
ACTEURS, LEUR RÔLE ET LA SOURCE
DE LEUR LÉGITIMITÉ . . . . . . . . . . . . . . . 8
1. La légitimité et le rôle des organes politiques en matière
constitutionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
a) Le pouvoir législatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
b) Le pouvoir constituant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
2. La légitimité et le rôle de l’organe judiciaire en matière
constitutionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
PARTIE II- LES VOIES DU DIALOGUE INSTITUTIONNEL
ET LE POUVOIR DU DERNIER MOT . . . . . . . 15
1. La métaphore dialogique et la rhétorique judiciaire . . . . . 16
2. Les principales voies politiques du dialogue
institutionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
a) La clause de dérogation expresse . . . . . . . . . . . . . 20
3
* Professeure agrégée et vice-doyenne aux programmes de premier cycle, Faculté de
droit, Université Laval.
** Avocat et étudiant à la maîtrise, Faculté de droit, Université Laval.
b) L’article premier de la Charte ou la clause
de limitation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
c) Le constituant canadien : le pouvoir ultime du dernier
mot ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
4XIXeCONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
La question de la légitimité du contrôle judiciaire de consti-
tutionnalité est loin d’être nouvelle. Depuis le célèbre ouvrage
d’Édouard Lambert publié au début du siècle sur le « gouvernement
des juges aux États-Unis »1, elle traverse sporadiquement toutes les
sociétés démocratiques. La légitimité des tribunaux et celle des juges
chargés d’opérer un contrôle de constitutionnalité des normes adop-
tées par les organes politiques de l’État appelle une réflexion cons-
tante sur les façons de concilier démocratie et constitutionnalisme.
Elle est sans cesse posée et sujette à des débats visant à la préserver.
Le Canada ne fait pas exception à cet égard, et ce particulièrement
depuis la modification constitutionnelle de 1982 par laquelle était
insérée une charte des droits et libertés de la personne2dans la Cons-
titution. Cette réforme a entraîné un foisonnement d’écrits sur les
rôles respectifs des pouvoirs politiques et judiciaire en matière cons-
titutionnelle3.
5
1. Édouard LAMBERT, Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation
sociale aux États-Unis, Paris, Dalloz, 2005.
2. Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de l’annexe B de la Loi constitution-
nelle de 1982, L.R.C. (1985), App. II, no44.
3. Pour n’en nommer que quelques-uns : Jacques GOSSELIN, La légitimité du con-
trôle judiciaire sous le régime de la Charte, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1991 ;
Patrick MONAHAN, Politics and the Constitution: the Charter, Federalism and the
Supreme Court of Canada, Agincourt, Carswell, 1987 ; Barry L. STRAYER, The
Canadian Constitution and the Courts: The Function and Scope of Judicial Review,
3eéd., Toronto, Butterworths, 1988 ; Kent ROACH, The Supreme Court on Trial:
Judicial Activism or Democratic Dialogue, Toronto, Irwin Law, 2001 ; Petter H.
RUSSEL, The Judiciary in Canada: The Third Branch of Government, Toronto,
McGraw-Hill Ryerson, 1987 ; Joel C. BAKAN,« Constitutional Arguments : Inter-
pretation and Legitimacy in Canadian Constitutional Thought », (1989) 27 Osgoode
Hall Law Journal 123 ; Stéphane BERNATCHEZ, « Les traces du débat sur la légi-
timité de la justice constitutionnelle dans la jurisprudence de la Cour suprême du
Canada », (2006) R.D.U.S. 165 ; Stéphane BERNATCHEZ, « La controverse doctri-
nale sur la légitimité du juge constitutionnel canadien », (2000) 19 Politique et
Sociétés 89 ; Karim BENYEKHLEF, « Démocratie et libertés : quelques propos sur
le contrôle de constitutionnalité et l’hétéronomie du droit », (1993) 38 McGill L.J.
91 ; Christopher P. MANFREDI, Judicial Power and The Charter: Canada and the
Paradox of Liberal Constitutionalism, Don Mills, Oxford University Press, 2001 ;
Michael MANDEL, La Charte des droits et libertés et la judiciarisation du politique
au Canada, Montréal, Boréal, 1996 ; Luc TREMBLAY, « The Legitimacy of Judicial
Review: The Limits of Dialogue between Courts and Legislatures », (2005) 3 Inter-
national Journal of Constitutional Law 617 ; Yves-Marie MORISSETTE, « Le juge
canadien et le rapport entre la légalité, la constitutionnalité et la légitimité », dans
Toute une phraséologie théorique a été imaginée pour tenter de
désigner les relations entre le pouvoir judiciaire et les pouvoirs politi-
ques de façon à légitimer l’exercice du contrôle judiciaire de constitu-
tionnalité4. Le choix de telle ou telle autre expression ou métaphore
sera nécessairement tributaire de la conception que l’on se fait de ce
que devrait être le rôle respectif de chacun d’eux en régime démocra-
tique5, en d’autres termes, de ce qu’implique, d’un point de vue insti-
tutionnel, le principe de la séparation des pouvoirs. Le pouvoir
judiciaire ou les pouvoirs politiques détiennent-ils le monopole en
matière d’interprétation constitutionnelle ? Si tel n’est pas le cas,
quel est le rôle de chacun d’eux en ce domaine et de quelle source
tirent-ils leur légitimité ? Quoi qu’il en soit des réponses à ces
questions, il reste que, de façon générale, « la légitimité du juge
constitutionnel tient à ce qu’il n’a pas le dernier mot »6. En régime
démocratique, c’est la possibilité ultime de recourir au processus
constituant qui légitime le contrôle de constitutionnalité7.
Au Canada, c’est la métaphore du dialogue qui semble s’être
progressivement imposée comme étant celle en mesure de décrire le
plus adéquatement les relations entre les pouvoirs politiques et judi-
ciaire en matière constitutionnelle. La théorie dialogique a été déve-
loppée par la doctrine et adoptée par la Cour suprême du Canada
dans le contexte du contrôle de constitutionnalité fondé sur les droits
et libertés de la personne enchâssés dans la Charte canadienne8. La
6XIXeCONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
Mary Jane MOSSMAN et Ghislain OTIS, La montée en puissance des juges : ses
manifestations, sa contestation, Montréal, Éditions Thémis, 2000, p. 28 ; Frederick
L. MORTON et Rainer KNOPFF, Charter Politics, Scarborough, Nelson, 1992.
4. Voir à cet égard, notamment, le « législateur négatif » : Hans KELSEN, « La
garantie juridictionnelle de la constitution », (1928) Revue du droit public et de la
science politique 197, 226 ; Hans KELSEN, « Le contrôle de constitutionnalité des
lois ; une étude comparative des constitutions autrichienne et américaine », (1990)
Revue française de droit constitutionnel 17, 20 ; ou bien le « juge aiguilleur » : Louis
FAVOREU, « Les décisions du Conseil constitutionnel dans l’affaire des nationali-
sations », (1982) Revue de droit public et de science politique 377, 419. Pour une pré-
sentation de ces diverses théories, voir Michel TROPER, La théorie du droit, le
droit, l’État, Paris, P.U.F., 2001, p. 186 et s. Pour un aperçu, voir les articles dans le
numéro spécial publié par Grant HUSCROFT et Ian BRODIE (éd.), « Constitutio-
nalism in the Charter era », (2004) 23 S.C.L.R. (2d).
5. Jean LECLAIR, « Réflexions critiques au sujet de la métaphore du dialogue en droit
constitutionnel canadien », (2003) 63 Revue du Barreau/Numéro spécial 379, 388 et
389.
6. Louis FAVOREU, « La légitimité du juge constitutionnel », (1994) R.I.D.C. 557, 578.
7. Guy SCOFFONI, « La légitimité du juge constitutionnelen droitcomparé : les ensei-
gnements de l’expérience américaine », (1999) 2 Revue internationale de droit com-
paré 243, 260 : « la théorie démocratique suppose l’existence d’une possibilité de
révision constitutionnelle en contrepoids du contrôle de constitutionnalité ».
8. Charte canadienne des droits et libertés, partie I de l’annexe B de la Loi constitution-
nelle de 1982, L.R.C. (1985), App. II, no44.
paternité de celle-ci revient aux professeurs Hogg et Bushell9, qui,
désireux de démontrer que le contrôle judiciaire de constitutionnalité
en vertu de la Charte n’est pas illégitime, soutiennent que les organes
politiques de l’État détiennent potentiellement toujours le pouvoir du
dernier mot en matière d’interprétation constitutionnelle. Le dia-
logue institutionnel résiderait ainsi en la capacité, toujours présente,
des organes politiques de l’État de réagir aux jugements d’inconsti-
tutionnalité :
[w]here a judicial decision is open to legislative reversal, modification,
or avoidance, then it is meaningful to regard the relationship between
the Court and the competent body as a dialogue.10
Elle est donc présentée comme un moyen terme entre la supré-
matie judiciaire et la suprématie législative et repose sur l’idée maî-
tresse que les parlements détiennent le pouvoir ultime de réviser ou
de renverser une décision d’un tribunal11.
En 1998, la Cour suprême faisait sienne cette métaphore dans
la décision Vriend12. Elle y fit ensuite référence dans une multitude
de décisions mettant en cause des droits et libertés garantis par la
Charte canadienne. Cet engouement judiciaire ne trouva pas néces-
sairement écho dans la doctrine juridique canadienne. Une ava-
lanche d’auteurs prirent la plume pour nuancer ou critiquer, sous
divers angles, cette façon de décrire les relations entre les organes
étatiques en matière d’interprétation constitutionnelle13. Dans ce
contexte, l’objet du présent article est plutôt modeste.
RAPPORTS ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUE ET JUDICIAIRE 7
9. Peter W. HOGG et Allison A. BUSHELL, « The Charter Dialogue Between Courts
and Legislatures (Or Perhaps the Charter of Rights and Freedoms Isn’t Such a
Bad Thing) », (1997) 35 Osgoode Hall L.J. 75. La Cour suprême y a par la suite eu
recours dans un certain nombre de décisions, dont, pour la première fois, dans
Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, par. 138. Pour une étudede l’histoire doctri-
nale et jurisprudentielle de cette métaphore, voir Christopher P. MANFREDI,
« The Life of a Metaphor: Dialogue in the Supreme Court, 1998-2003 », (2004) 23
S.C.L.R. (2d) 105.
10. P.W. HOGG et A.A. BUSHELL, supra, note 9, p. 79.
11. Voir notamment Kent ROACH, « Dialogic Judicial Review and its Critics », (2004)
23 S.C.L.R. (2d) 49, 55-56.
12. Vriend c. Alberta,supra, note 9.
13. Andrew PETTER, « Taking Dialogue Theory Much Too Seriously (or Perhaps
Charter Dialogue Isn’t Such a Good Thing After All) », (2007) 45 Osgoode Hall L.J.
147 ; Barbara BILLINGSLEY, « Section 33: The Charter’s Sleeping Giant »,
(2002) 21 Windsor Y.B. Access Just. 331 ; Beverley McLACHLIN, « The Charter 25
Years Later: The Good, the Bad, and the Challenges », (2007) 45 Osgoode Hall L.J.
365 ; Carissima MATHEN, « Dialogue Theory, Judicial Review, and Judicial
Supremacy: A Comment on “Charter Dialogue Revisited” », (2007) 45 Osgoode
Hall L.J. 125 ; Christopher P. MANFREDI et James B. KELLY, « Six Degrees of
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