Les rapports entre les pouvoirs politique et judiciaire en droit

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Les rapports entre les pouvoirs
politique et judiciaire en droit
constitutionnel canadien :
dialogue ou monologue ?
Eugénie Brouillet* et Félix-Antoine Michaud**
PARTIE I-
LE DIALOGUE INSTITUTIONNEL : SES
ACTEURS, LEUR RÔLE ET LA SOURCE
DE LEUR LÉGITIMITÉ . . . . . . . . . . . . . . . 8
1. La légitimité et le rôle des organes politiques en matière
constitutionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
a) Le pouvoir législatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
b) Le pouvoir constituant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
2. La légitimité et le rôle de l’organe judiciaire en matière
constitutionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
PARTIE II- LES VOIES DU DIALOGUE INSTITUTIONNEL
ET LE POUVOIR DU DERNIER MOT . . . . . . . 15
1. La métaphore dialogique et la rhétorique judiciaire . . . . . 16
2. Les principales voies politiques du dialogue
institutionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
a) La clause de dérogation expresse . . . . . . . . . . . . . 20
*
**
Professeure agrégée et vice-doyenne aux programmes de premier cycle, Faculté de
droit, Université Laval.
Avocat et étudiant à la maîtrise, Faculté de droit, Université Laval.
3
4
XIXe CONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
b) L’article premier de la Charte ou la clause
de limitation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
c)
Le constituant canadien : le pouvoir ultime du dernier
mot ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
La question de la légitimité du contrôle judiciaire de constitutionnalité est loin d’être nouvelle. Depuis le célèbre ouvrage
d’Édouard Lambert publié au début du siècle sur le « gouvernement
des juges aux États-Unis »1, elle traverse sporadiquement toutes les
sociétés démocratiques. La légitimité des tribunaux et celle des juges
chargés d’opérer un contrôle de constitutionnalité des normes adoptées par les organes politiques de l’État appelle une réflexion constante sur les façons de concilier démocratie et constitutionnalisme.
Elle est sans cesse posée et sujette à des débats visant à la préserver.
Le Canada ne fait pas exception à cet égard, et ce particulièrement
depuis la modification constitutionnelle de 1982 par laquelle était
insérée une charte des droits et libertés de la personne2 dans la Constitution. Cette réforme a entraîné un foisonnement d’écrits sur les
rôles respectifs des pouvoirs politiques et judiciaire en matière constitutionnelle3.
1. Édouard LAMBERT, Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation
sociale aux États-Unis, Paris, Dalloz, 2005.
2. Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de l’annexe B de la Loi constitutionnelle de 1982, L.R.C. (1985), App. II, no 44.
3. Pour n’en nommer que quelques-uns : Jacques GOSSELIN, La légitimité du contrôle judiciaire sous le régime de la Charte, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1991 ;
Patrick MONAHAN, Politics and the Constitution: the Charter, Federalism and the
Supreme Court of Canada, Agincourt, Carswell, 1987 ; Barry L. STRAYER, The
Canadian Constitution and the Courts: The Function and Scope of Judicial Review,
3e éd., Toronto, Butterworths, 1988 ; Kent ROACH, The Supreme Court on Trial:
Judicial Activism or Democratic Dialogue, Toronto, Irwin Law, 2001 ; Petter H.
RUSSEL, The Judiciary in Canada: The Third Branch of Government, Toronto,
McGraw-Hill Ryerson, 1987 ; Joel C. BAKAN,« Constitutional Arguments : Interpretation and Legitimacy in Canadian Constitutional Thought », (1989) 27 Osgoode
Hall Law Journal 123 ; Stéphane BERNATCHEZ, « Les traces du débat sur la légitimité de la justice constitutionnelle dans la jurisprudence de la Cour suprême du
Canada », (2006) R.D.U.S. 165 ; Stéphane BERNATCHEZ, « La controverse doctrinale sur la légitimité du juge constitutionnel canadien », (2000) 19 Politique et
Sociétés 89 ; Karim BENYEKHLEF, « Démocratie et libertés : quelques propos sur
le contrôle de constitutionnalité et l’hétéronomie du droit », (1993) 38 McGill L.J.
91 ; Christopher P. MANFREDI, Judicial Power and The Charter: Canada and the
Paradox of Liberal Constitutionalism, Don Mills, Oxford University Press, 2001 ;
Michael MANDEL, La Charte des droits et libertés et la judiciarisation du politique
au Canada, Montréal, Boréal, 1996 ; Luc TREMBLAY, « The Legitimacy of Judicial
Review: The Limits of Dialogue between Courts and Legislatures », (2005) 3 International Journal of Constitutional Law 617 ; Yves-Marie MORISSETTE, « Le juge
canadien et le rapport entre la légalité, la constitutionnalité et la légitimité », dans
5
6
XIXe CONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
Toute une phraséologie théorique a été imaginée pour tenter de
désigner les relations entre le pouvoir judiciaire et les pouvoirs politiques de façon à légitimer l’exercice du contrôle judiciaire de constitutionnalité4. Le choix de telle ou telle autre expression ou métaphore
sera nécessairement tributaire de la conception que l’on se fait de ce
que devrait être le rôle respectif de chacun d’eux en régime démocratique5, en d’autres termes, de ce qu’implique, d’un point de vue institutionnel, le principe de la séparation des pouvoirs. Le pouvoir
judiciaire ou les pouvoirs politiques détiennent-ils le monopole en
matière d’interprétation constitutionnelle ? Si tel n’est pas le cas,
quel est le rôle de chacun d’eux en ce domaine et de quelle source
tirent-ils leur légitimité ? Quoi qu’il en soit des réponses à ces
questions, il reste que, de façon générale, « la légitimité du juge
constitutionnel tient à ce qu’il n’a pas le dernier mot »6. En régime
démocratique, c’est la possibilité ultime de recourir au processus
constituant qui légitime le contrôle de constitutionnalité 7.
Au Canada, c’est la métaphore du dialogue qui semble s’être
progressivement imposée comme étant celle en mesure de décrire le
plus adéquatement les relations entre les pouvoirs politiques et judiciaire en matière constitutionnelle. La théorie dialogique a été développée par la doctrine et adoptée par la Cour suprême du Canada
dans le contexte du contrôle de constitutionnalité fondé sur les droits
et libertés de la personne enchâssés dans la Charte canadienne8. La
4.
5.
6.
7.
8.
Mary Jane MOSSMAN et Ghislain OTIS, La montée en puissance des juges : ses
manifestations, sa contestation, Montréal, Éditions Thémis, 2000, p. 28 ; Frederick
L. MORTON et Rainer KNOPFF, Charter Politics, Scarborough, Nelson, 1992.
Voir à cet égard, notamment, le « législateur négatif » : Hans KELSEN, « La
garantie juridictionnelle de la constitution », (1928) Revue du droit public et de la
science politique 197, 226 ; Hans KELSEN, « Le contrôle de constitutionnalité des
lois ; une étude comparative des constitutions autrichienne et américaine », (1990)
Revue française de droit constitutionnel 17, 20 ; ou bien le « juge aiguilleur » : Louis
FAVOREU, « Les décisions du Conseil constitutionnel dans l’affaire des nationalisations », (1982) Revue de droit public et de science politique 377, 419. Pour une présentation de ces diverses théories, voir Michel TROPER, La théorie du droit, le
droit, l’État, Paris, P.U.F., 2001, p. 186 et s. Pour un aperçu, voir les articles dans le
numéro spécial publié par Grant HUSCROFT et Ian BRODIE (éd.), « Constitutionalism in the Charter era », (2004) 23 S.C.L.R. (2d).
Jean LECLAIR, « Réflexions critiques au sujet de la métaphore du dialogue en droit
constitutionnel canadien », (2003) 63 Revue du Barreau/Numéro spécial 379, 388 et
389.
Louis FAVOREU, « La légitimité du juge constitutionnel », (1994) R.I.D.C. 557, 578.
Guy SCOFFONI, « La légitimité du juge constitutionnel en droit comparé : les enseignements de l’expérience américaine », (1999) 2 Revue internationale de droit comparé 243, 260 : « la théorie démocratique suppose l’existence d’une possibilité de
révision constitutionnelle en contrepoids du contrôle de constitutionnalité ».
Charte canadienne des droits et libertés, partie I de l’annexe B de la Loi constitutionnelle de 1982, L.R.C. (1985), App. II, no 44.
RAPPORTS ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUE ET JUDICIAIRE
7
paternité de celle-ci revient aux professeurs Hogg et Bushell9, qui,
désireux de démontrer que le contrôle judiciaire de constitutionnalité
en vertu de la Charte n’est pas illégitime, soutiennent que les organes
politiques de l’État détiennent potentiellement toujours le pouvoir du
dernier mot en matière d’interprétation constitutionnelle. Le dialogue institutionnel résiderait ainsi en la capacité, toujours présente,
des organes politiques de l’État de réagir aux jugements d’inconstitutionnalité :
[w]here a judicial decision is open to legislative reversal, modification,
or avoidance, then it is meaningful to regard the relationship between
the Court and the competent body as a dialogue.10
Elle est donc présentée comme un moyen terme entre la suprématie judiciaire et la suprématie législative et repose sur l’idée maîtresse que les parlements détiennent le pouvoir ultime de réviser ou
de renverser une décision d’un tribunal11.
En 1998, la Cour suprême faisait sienne cette métaphore dans
la décision Vriend12. Elle y fit ensuite référence dans une multitude
de décisions mettant en cause des droits et libertés garantis par la
Charte canadienne. Cet engouement judiciaire ne trouva pas nécessairement écho dans la doctrine juridique canadienne. Une avalanche d’auteurs prirent la plume pour nuancer ou critiquer, sous
divers angles, cette façon de décrire les relations entre les organes
étatiques en matière d’interprétation constitutionnelle13. Dans ce
contexte, l’objet du présent article est plutôt modeste.
9.
10.
11.
12.
13.
Peter W. HOGG et Allison A. BUSHELL, « The Charter Dialogue Between Courts
and Legislatures (Or Perhaps the Charter of Rights and Freedoms Isn’t Such a
Bad Thing) », (1997) 35 Osgoode Hall L.J. 75. La Cour suprême y a par la suite eu
recours dans un certain nombre de décisions, dont, pour la première fois, dans
Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, par. 138. Pour une étude de l’histoire doctrinale et jurisprudentielle de cette métaphore, voir Christopher P. MANFREDI,
« The Life of a Metaphor: Dialogue in the Supreme Court, 1998-2003 », (2004) 23
S.C.L.R. (2d) 105.
P.W. HOGG et A.A. BUSHELL, supra, note 9, p. 79.
Voir notamment Kent ROACH, « Dialogic Judicial Review and its Critics », (2004)
23 S.C.L.R. (2d) 49, 55-56.
Vriend c. Alberta, supra, note 9.
Andrew PETTER, « Taking Dialogue Theory Much Too Seriously (or Perhaps
Charter Dialogue Isn’t Such a Good Thing After All) », (2007) 45 Osgoode Hall L.J.
147 ; Barbara BILLINGSLEY, « Section 33: The Charter’s Sleeping Giant »,
(2002) 21 Windsor Y.B. Access Just. 331 ; Beverley McLACHLIN, « The Charter 25
Years Later: The Good, the Bad, and the Challenges », (2007) 45 Osgoode Hall L.J.
365 ; Carissima MATHEN, « Dialogue Theory, Judicial Review, and Judicial
Supremacy: A Comment on “Charter Dialogue Revisited” », (2007) 45 Osgoode
Hall L.J. 125 ; Christopher P. MANFREDI et James B. KELLY, « Six Degrees of
8
XIXe CONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
Dans une première partie (I), nous tenterons de situer cette
métaphore du dialogue dans le débat plus large portant sur la légitimité du contrôle judiciaire de constitutionnalité en régime démocratique. Nous traiterons successivement des deux acteurs au dialogue
institutionnel, les organes politiques (1) et l’organe judiciaire (2), en
mettant en exergue le rôle qu’ils sont respectivement appelés à jouer
en matière d’interprétation constitutionnelle, et de la source de leur
légitimité. Dans la seconde partie (II), après nous être brièvement
penchées sur la nature du dialogue institutionnel et sur l’usage rhétorique qu’en a fait la Cour suprême du Canada (1), nous étudierons
les principales voies de dialogue dont disposent les organes politiques
de l’État en matière d’interprétation constitutionnelle (2). Nous verrons que si, d’un point de vue théorique, il est possible de soutenir
qu’existent en droit constitutionnel canadien diverses options offertes aux organes politiques leur permettant d’avoir le dernier mot en
cette matière, celles-ci sont, en pratique, beaucoup plus limitées qu’il
peut y paraître à première vue.
PARTIE I- LE DIALOGUE INSTITUTIONNEL : SES
ACTEURS, LEUR RÔLE ET LA SOURCE
DE LEUR LÉGITIMITÉ
La métaphore dialogique a pour fondement l’idée d’une interaction entre deux acteurs, tout aussi légitimés l’un que l’autre à jouer
un rôle en matière constitutionnelle. C’est précisément dans cette
dualité de légitimité que réside la problématique soulevée par le
Dialogue: A Response to Hogg and Bushell », (1999) 37 Osgoode Hall L.J. 513 ;
Christopher P. MANFREDI,« The Day the Dialogue Died: A Comment on Dennis
Baker et Rainer Knopff, « Minority Retort: A Parliamentary Power to Resolve
Judicial Disagreement in Close Cases », (2002) 21 Windsor Y.B. Access Just. 347 ;
Frederick C. DeCOSTE, « The Separation of State Powers in Liberal Polity :
Vriend v. Alberta », (1999) 44 R.D. McGill 231 ; Grant HUSCROFT, « Constitutionalism from the Top Down », (2007) 45 Osgoode Hall L.J. 91 ; James B. KELLY,
« The Charter of Rights and Freedoms and the Rebalancing of Liberal Constitutionalism in Canada, 1982-1997 », (1999) 37 Osgoode Hall L.J. 625 ; Jamie
CAMERON, « Dialogue and Hierarchy in Charter Interpretation: A Comment on
R. v. Mills », (2000) 38 Alta. L. Rev. 1051 ; Janet L. HIEBERT, « Charter Conflicts:
What is Parliament’s Role? », (2003) 28 Queen’s L.J. 731 ; J. LECLAIR, supra, note
5 ; Ken ROACH, « Remedial Consensus and Dialogue Under the Charter: General
Declarations and Delayed Declarations of Invalidity », (2002) 35 U.B.C. L. Rev.
211 ; Nathalie DES ROSIERS, « Du Dialogue au Monologue – Un Commentaire
sur l’arrêt R. c. Marshall », (2000) 23 Dalhousie L.J. 149 ; Richard HAIGH et
Michael SOBKIN, « Does the Observer Have an Effect?: An Analysis of the Use of
The Dialogue Metaphor in Canada’s Courts », (2007) 45 Osgoode Hall L.J. 67 ;
Rosalind DIXON, « The Supreme Court of Canada, Charter Dialogue, and Deference », (2009) 47 Osgoode Hall L.J. 235 ; Tsvi KAHANA, « Constitutional Cosiness and Legislative Activism », (2005) 55 Univ. of Toronto L.J. 129.
RAPPORTS ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUE ET JUDICIAIRE
9
rapport entre le politique et le judiciaire. Les organes législatif et exécutif sont issus de l’expression de la volonté de la collectivité souveraine. Forts d’une légitimité donnée par le peuple lui-même, ces
organes politiques adoptent des normes qu’ils considèrent être respectueuses des textes constitutionnels et qui lieront l’ensemble de la
collectivité étatique comme si elles avaient été posées par la collectivité elle-même. Or, cette volonté démocratiquement exprimée peut
se heurter au pouvoir de contrôle de l’organe judiciaire de l’État, dont
la légitimité découle de la Constitution elle-même. Dans ce contexte,
la question essentielle qui se pose est celle de savoir où s’arrête le rôle
légitime de l’organe judiciaire et où commence le rôle exclusif des
organes politiques démocratiques14.
Les auteurs qui se sont penchés sur la métaphore du dialogue
l’ont généralement envisagée dans le seul rapport séquentiel suivant : le pouvoir judiciaire déclare inconstitutionnelle une norme
adoptée par les organes politiques de l’État, et ces derniers ont la possibilité juridique de réagir à cette sanction. Pour notre part, si une
telle métaphore peut, dans une certaine mesure, rendre compte des
relations entre le politique et le judiciaire en matière constitutionnelle, nous considérons essentiel de l’envisager dans une perspective
plus large, tant en amont qu’en aval. Nous tiendrons ainsi compte,
dans cet échange institutionnel, de l’expression initiale de la volonté
de la collectivité lors de l’adoption de la norme par la suite déclarée
inconstitutionnelle et, à l’autre bout du spectre, de la possibilité
ultime de recourir au pouvoir constituant.
1. La légitimité et le rôle des organes politiques en matière
constitutionnelle
La collectivité peut exprimer sa volonté souveraine par la
bouche des organes législatif et exécutif ou, ultimement, par celle de
l’organe constituant. Dans l’un et l’autre des cas, quoique bien davantage dans le second que dans le premier, elle est appelée à jouer un
rôle en matière d’interprétation constitutionnelle.
a) Le pouvoir législatif
La souveraineté de l’État se manifeste, au quotidien, à travers
l’exercice de la fonction législative. La légitimité de l’organe législatif
repose sur le principe démocratique, principe dont la manifestation
14. Henri BRUN, Guy TREMBLAY et Eugénie BROUILLET, Droit constitutionnel,
5e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008, p. 772.
10
XIXe CONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
première est l’exercice du droit de vote. De nos jours, la voie de
l’élection est considérée comme le moyen par excellence de formation
des organes législatif et exécutif en régime démocratique.
La métaphore du dialogue interpelle le pouvoir législatif à
diverses étapes de l’échange institutionnel. En premier lieu, et la
naissance de la métaphore repose précisément sur cette idée, il
pourra user des options que lui offre le droit pour réagir, pour
répondre, aux décisions judiciaires déclarant inconstitutionnelle
l’une de ses initiatives. Il pourra, par exemple, user de la clause de
dérogation prévue à la Charte canadienne afin de faire primer sa
propre interprétation des droits sur celle des tribunaux (nous
reviendrons sur cette question). Nous croyons toutefois opportun
d’envisager le rôle des organes politiques en matière constitutionnelle dès l’étape de l’élaboration et de l’adoption des projets de loi.
Dans l’exercice de leur fonction, les parlements sont présumés
vouloir respecter les prescriptions constitutionnelles. La présomption de validité des lois est un principe d’interprétation des lois
reconnu autant par la doctrine15 que par la Cour suprême ellemême16. Or, « L’une des applications de ce principe, c’est qu’il faut,
entre deux interprétations possibles d’un texte, préférer celle qui permet d’en affirmer la validité à celle qui le rendrait invalide et donc
sans effet »17. Bien que cette présomption de validité et donc de constitutionnalité des lois soit réfragable, il demeure important, dans une
perspective dialogique, de considérer que le législateur adopte de
manière générale des normes qu’il croit conformes à la Constitution.
Ce principe fut d’abord élaboré dans un contexte de litige en
matière de partage des compétences entre les ordres de gouvernement fédéral et provincial18, mais rapidement après l’adoption de la
Charte canadienne des droits et libertés, la Cour a étendu ce principe
aux lois incompatibles avec cette dernière. La Cour l’a précisé dans de
nombreuses décisions19, dont dans l’arrêt Slaight Communications :
« Elle [la Cour] ne doit pas [...] interpréter une disposition législative,
15. Pierre-André CÔTÉ, Interprétation des lois, 4e éd., Montréal, Éditions Thémis,
2009, p. 433.
16. Hirsh c. Protestant Board of School Commissioners of Montreal, [1926] R.C.S 246 ;
Steinberg’s Ltd. c. Comité paritaire de l’alimentation au détail, [1968] R.C.S. 971.
17. P.-A. CÔTÉ,, supra, note 15, p. 433.
18. Ibid., p. 434 ; Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1
R.C.S. 110.
19. Hills c. Canada (Procureur général), [1988] 1 R.C.S. 513 ; R. c. Thompson, [1990] 2
R.C.S. 1111 ; Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554 ; Ontario
c. Canadien Pacifique ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031.
RAPPORTS ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUE ET JUDICIAIRE
11
susceptible de plus d’une interprétation de façon à la rendre incompatible avec la Charte et, de ce fait, inopérante »20.
La présomption de validité des lois ne permet évidemment pas
aux parlements de se soustraire au contrôle judiciaire de constitutionnalité, en d’autres termes, de contourner le caractère supralégislatif des lois constitutionnelles de 1867 et de 1982. Toutefois, le
législateur et le gouvernement, lorsqu’ils adoptent des normes, sont
présumés agir à l’intérieur du cadre constitutionnel en place. Les
organes politiques doivent ainsi être compris comme étant non seulement porteurs de la volonté populaire majoritaire, mais aussi porteurs de normes qui, prima facie, sont conciliables avec le texte
fondamental que doit interpréter et appliquer le judiciaire.
b) Le pouvoir constituant
Le pouvoir constituant demeure l’autorité suprême au sein de
toute démocratie constitutionnelle. C’est à travers lui que s’exprime
en premier lieu la souveraineté de l’État. Il détient la compétence des
compétences, c’est-à-dire « le pouvoir de poser librement des règles »21
et de les modifier à sa guise. Il peut organiser l’État comme il l’entend,
entre autres, en définissant et en régissant les fonctions étatiques
(législative, exécutive et judiciaire). Le processus menant à la modification des Constitutions doit être parsemé d’une série d’obstacles
empêchant les acteurs politiques de les amender suivant les procédures habituelles22. Cette exigence pourra prendre la forme d’une
procédure dite de majorité qualifiée. En contexte fédératif, le pouvoir
constituant s’exprimera suivant la volonté conjointe de l’ordre fédéral et de l’ordre fédéré.
Nous l’avons dit, la légitimité de l’ordre étatique démocratique
repose sur la capacité ultime de l’organe constituant d’avoir le dernier mot. En théorie, c’est toujours lui qui aura le pouvoir de mettre
fin au dialogue institutionnel entre les pouvoirs politiques et judiciaire, assurant, du même coup, la légitimité du contrôle judiciaire
de constitutionnalité. Ainsi, nous ne saurions faire l’économie de cet
exercice potentiel du pouvoir constituant dans l’analyse du rapport
dialogique entre le pouvoir judiciaire et les forces politiques titulaires
de la souveraineté populaire.
20. Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038.
21. Philippe ARDANT et Bertrand MATHIEU, Institutions politiques et droit constitutionnel, 20e éd., Paris, Lextenso Éditions, 2008, p. 21.
22. Bruce ACKERMAN, Au nom du peuple. Les Fondements de la démocratie américaine, Paris, Calmann-Lévy, 1998, p. 36.
12
XIXe CONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
Au Canada, la Constitution se situe bel et bien au sommet de la
hiérarchie normative23. Depuis 1982, elle ne peut être modifiée que
suivant l’une ou l’autre des procédures de modifications complexes
qui y sont expressément enchâssées24 et qui, dans la très grande
majorité des cas, requièrent soit le consentement unanime des assemblées législatives fédérales et provinciales, soit celui des assemblées
législatives fédérale et de sept provinces dont la population représente 50 % de la population canadienne25. Bien qu’il existât, avant
l’adoption de la Loi constitutionnelle de 198226, une convention constitutionnelle requérant le consentement d’un nombre appréciable de
provinces à tout projet de modification constitutionnelle touchant à
leurs pouvoirs27, aucun processus complexe et rigide de modification
n’était prévu formellement. Aujourd’hui, l’État canadien peut modifier comme il l’entend, sans ratification extérieure, l’ensemble des
fonctions étatiques et en confier l’exercice à qui il veut28. Il peut, par
le fait même, procéder à des modifications constitutionnelles visant à
neutraliser les effets de la jurisprudence.
Toutefois, comme nous l’expliquerons dans la prochaine partie,
cette possibilité théorique se heurte à d’importantes difficultés pratiques.
2. La légitimité et le rôle de l’organe judiciaire en matière
constitutionnelle
La légitimité du pouvoir judiciaire tire sa source première de la
possibilité offerte à toutes les parties à un litige de présenter leur
point de vue à un tiers impartial et désintéressé :
the moral justification for judicial review is the idea that individuals
have rights that must be “taken seriously” which means that they
cannot be taken away simply by an appeal to the general welfare.29
23. Loi constitutionnelle de 1982, supra, note 2, art. 52(1) : « La Constitution du
Canada est la loi suprême du Canada ; elle rend inopérantes les dispositions
incompatibles de toute autre règle de droit. »
24. Ibid., art. 52(3).
25. Ibid., partie V, art. 38, 41 et 42. Beaucoup plus rares sont les modifications qui
appellent l’application de la formule bilatérale ou multilatérale : ibid., art. 43.
26. Ibid..
27. Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753.
28. H. BRUN, G. TREMBLAY et E. BROUILLET, supra, note 14, p. 80.
29. Peter W. HOGG, Alison A. BUSHELL et Wade K. WRIGHT, « Charter Dialogue
Revisited – Or “Much Ado About Metaphors” », (2007) 45 Osgoode Hall L.J. 1,
par. 41.
RAPPORTS ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUE ET JUDICIAIRE
13
Ainsi, comme le résume bien Jean Leclair, « si le pouvoir judiciaire s’éloigne trop de ce qui permet ce détachement informé, si son
rôle en vient à s’apparenter à celui du pouvoir législatif, il est à
craindre qu’il verra sa crédibilité et sa légitimité remises en question »30.
Par conséquent, les fonctions exercées par l’organe judiciaire
doivent être perçues comme étant de nature essentiellement juridictionnelle et non politique. Toutefois, la ligne de démarcation entre ces
deux sphères n’est pas toujours bien définie. Lorsque le juge est
appelé à s’exprimer en matière constitutionnelle, « il est inévitable
que certaines de ses valeurs politiques pénètrent et infléchissent le
droit »31. La nature politique de la jurisprudence constitutionnelle ne
peut en effet faire de doute32. La Cour doit ainsi éviter d’empiéter sur
le rôle légitime des organes politiques de l’État. Cette idée prend
racine dans le principe de la séparation des pouvoirs. Elle se matérialise dans différentes doctrines qui visent à départager l’intervention
judiciaire d’une part et l’intervention législative et exécutive d’autre
part. La doctrine des questions politiques et celle de la justiciabilité,
de même que, d’une façon plus générale, la retenue judiciaire sont
parmi ces principes susceptibles de favoriser un certain équilibre
entre la démocratie parlementaire et l’intervention judiciaire33. La
Cour suprême du Canada s’exprimait en ces termes :
Les tribunaux n’ont pas, pour accomplir leurs fonctions, à se substituer
après coup aux législatures ou aux gouvernements ; ils ne doivent pas
passer de jugement de valeur sur ce qu’ils considèrent comme les
politiques à adopter ; cette tâche appartient aux autres organes de
gouvernement. Il incombe plutôt aux tribunaux de faire respecter la
Constitution, et c’est la Constitution elle-même qui leur confère expressément ce rôle.34
30. J. LECLAIR, supra, note 5, p. 400.
31. Vilaysoun LOUNGNARATH, « Le rôle du pouvoir judiciaire dans la structuration
politico-juridique de la fédération canadienne », (1997) 57 R. du B. 1003, 1006 et
1007. Voir également H. BRUN, G. TREMBLAY et E. BROUILLET, supra, note
14, p. 183 ; Andrée LAJOIE, Pierrette MULAZZI et Michelle GAMACHE, « Les
idées politiques au Québec et le droit constitutionnel canadien », dans Yvan
BERNIER et Andrée LAJOIE (dir.), La Cour suprême du Canada comme agent de
changement politique, Commission royale sur l’union économique et les perspectives de développement du Canada, Ministère des Approvisionnements et Services
Canada, Ottawa, 1986, p. 1 à 110, dans lequel les auteures démontrent que la
jurisprudence constitutionnelle est influencée par les idées politiques en cours.
32. Wayne MACKAY, « The Supreme Court and Federalism: Does/Should Anyone
Care Anymore ? », (2001) 80 Can. Bar Rev. 241.
33. Voir H. BRUN, G. TREMBLAY et E. BROUILLET, supra, note 14, p. 182 à 190.
34. Vriend c. Alberta, supra, note 9, par. 29.
14
XIXe CONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
Jusqu’en 1982, le contrôle de constitutionnalité exercé par les
tribunaux et, en dernier ressort, par la Cour suprême35 ne couvrait,
pour l’essentiel, que l’examen de la compatibilité des normes adoptées par les organes politiques avec les règles relatives au partage des
compétences législatives entre les ordres de gouvernement fédéral et
provincial. Avec l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982, deux
changements furent opérés. D’abord, le principe du contrôle judiciaire de constitutionnalité devint pour ainsi dire explicite36. Le
principe du constitutionnalisme est énoncé à l’article 52 : « La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada ; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ». La
justification juridique du contrôle judiciaire de constitutionnalité tire
sa source de la lettre de la Constitution elle-même.
Ensuite, bien que l’enchâssement de la Charte canadienne des
droits et libertés dans la Constitution n’ait pas eu pour effet de changer la nature du contrôle déjà exercé depuis longtemps par les tribunaux, il l’a sans contredit significativement élargi. La Cour suprême
elle-même s’exprimait comme suit :
Notre Constitution a été réaménagée de façon à déclarer que dorénavant le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif devront exercer leurs
fonctions dans le respect des libertés et droits constitutionnels nouvellement reconnus. La dévolution aux tribunaux du rôle de fiduciaires à
l’égard de ces droits en cas de litiges quant à leur interprétation constituait un élément nécessaire de ce nouveau régime.37
35. Jusqu’en 1949 toutefois, il était possible d’en appeler de ses décisions au Comité
judiciaire du Conseil privé de Londres.
36. La Loi constitutionnelle de 1867 (L.R.C. (1985), App. II, no 5) ne prévoit pas
expressément de mécanisme de contrôle des législations ni, par le fait même, l’organe chargé de l’exercer. Ce qui est certain, cependant, c’est qu’en vertu du Colonial Laws Validity Act (28-29 Vict., c. 63 (R.-U. 1865)) dont l’application était
maintenue lors de la naissance de la fédération canadienne, l’A.A.N.B., en tant
que loi impériale s’appliquant au Dominion, entrait dans le domaine législatif servant au contrôle de la validité des lois fédérales et provinciales en regard de leur
compatibilité avec le droit impérial. Le Colonial Laws Validity Act ne spécifiait
pas, lui non plus, quel organe serait habilité à exercer ce contrôle. Cependant,
en vertu d’une pratique qui avait été implicitement permise par des statuts
impériaux antérieurs, les tribunaux coloniaux avaient exercé cette compétence.
Voir Barry L. STRAYER, The Canadian Constitution and the Courts, Toronto,
Butterworths, 1988, p. 7 et 8.
37. Vriend c. Alberta, supra, note 9, par. 27. Dès 1985, la Cour suprême affirmait : « Il
appartient au pouvoir judiciaire d’interpréter et d’appliquer les lois du Canada et
de chacune des provinces et il est donc de notre devoir d’assurer que la loi constitutionnelle a préséance » : Renvoi sur les droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1
R.C.S. 721, 745.
RAPPORTS ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUE ET JUDICIAIRE
15
La réforme constitutionnelle de 1982 marque donc le passage du
Canada d’une démocratie largement parlementaire à une démocratie
constitutionnelle38. Que l’on soit d’accord ou non avec ce renforcement du rôle du pouvoir judiciaire en matière d’interprétation constitutionnelle, nul ne peut sérieusement prétendre que ce sont les
tribunaux eux-mêmes qui se sont arrogé ce pouvoir. C’est le constituant canadien lui-même qui en a décidé ainsi : en hissant des normes
à un niveau formellement constitutionnel, à un niveau supralégislatif, on confie du même coup à des juges le pouvoir de dire si les lois
sont compatibles avec ces normes39. Cela ne signifie pas toutefois que
les tribunaux ont alors acquis le monopole en matière d’interprétation constitutionnelle, puisque leur rôle est encadré ou limité par
la Constitution, par les principes démocratiques et celui de l’indépendance judiciaire. Comme nous le verrons plus loin, il reste cependant que cette transformation du système canadien a eu des effets
importants sur le rôle des différents acteurs du dialogue institutionnel.
En somme, les pouvoirs politiques et judiciaire jouent tous deux
un rôle en matière d’interprétation constitutionnelle, les organes
politiques en vertu du principe démocratique, et l’organe judiciaire
en raison du principe du constitutionnalisme. La question que nous
désirons examiner maintenant est la suivante : advenant que ce dialogue institutionnel existe, qui a le pouvoir d’y mettre fin ? En
d’autres termes, qui a le dernier mot en matière d’interprétation
constitutionnelle au Canada ?
PARTIE II- LES VOIES DU DIALOGUE INSTITUTIONNEL
ET LE POUVOIR DU DERNIER MOT
Dans le cadre de cette seconde partie, nous identifierons les
principales voies par lesquelles les organes politiques participent au
dialogue institutionnel. Plus particulièrement, étant donné que toute
question constitutionnelle doit, au terme du dialogue, recevoir une
réponse définitive, nous chercherons à déterminer si le pouvoir politique possède, en théorie et en pratique, le pouvoir du dernier mot.
Avant de traiter de cette question cependant, voici quelques considérations générales sur la nature du dialogue ici en cause et sur l’usage
rhétorique qu’en a fait la Cour suprême du Canada.
38. « Lorsque la Charte a été introduite, le Canada est passé du système de la suprématie parlementaire à celui de la suprématie constitutionnelle » : ibid., par. 24.
39. H. BRUN, G. TREMBLAY, E. BROUILLET, supra, note 14, p. 771.
16
XIXe CONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
1. La métaphore dialogique et la rhétorique judiciaire
D’emblée, une remarque s’impose relativement au choix de la
métaphore du dialogue aux fins de décrire le type de relation qu’entretiennent le politique et le judiciaire en matière constitutionnelle.
Dans un article publié en 2007, les professeurs Hogg, Bushell et
Wright, sentant le besoin de répondre aux nombreuses critiques
qu’avait suscité l’énoncé de cette métaphore dix ans plus tôt, se défendent bien d’avoir ainsi voulu suggérer que les pouvoirs politiques et
judiciaire conversaient véritablement l’un avec l’autre : « we never
made the ridiculous suggestion that the courts and legislatures were
actually “talking” to each other »40 en matière d’interprétation constitutionnelle. Ils réitèrent que la thèse de leur article publié en 1997
était simplement à l’effet que le Canada, contrairement aux ÉtatsUnis notamment, se caractérisait par une forme plutôt faible de contrôle judiciaire, les décisions rendues en matière de Charte laissant
place à une réponse législative et, faisant habituellement l’objet
d’une telle réponse41.
À notre avis, l’usage du terme « dialogue » prête à confusion à cet
égard. Les dictionnaires en donnent la définition suivante : « 1. Conversation, échange de vues entre deux ou plusieurs personnes. 2. Discussion visant à trouver un terrain d’entente ; fait de dialoguer. ». La
définition du verbe « dialoguer » : « 1. Converser, s’entretenir. 2. négocier ; engager des négociations »42. Ainsi, le dialogue sous-tend par
essence l’idée d’un échange entre des acteurs dont l’expression des
points de vue est entendue par l’autre. Son antonyme, le « monologue » est d’ailleurs ainsi défini : « Discours de quelqu’un qui se parle
tout haut à lui-même ou qui, dans la conversation, ne laisse pas parler les autres »43. Or, dans le « dialogue » ici en cause, les acteurs n’ont
pas demandé à échanger, à collaborer entre eux44. L’organe politique
adopte une norme ; la constitutionnalité de celle-ci est contestée ;
l’organe judiciaire doit trancher la question ; s’il décide de la déclarer
inconstitutionnelle, l’organe politique doit réagir par la voie législative ou, en dernier recours, par la voie constituante. L’usage de la
métaphore dialogique laisse à notre avis faussement croire que
l’issue du différend serait le fruit d’une série de concessions mutuelles caractéristique d’un processus de négociation. Dans tous les cas,
40.
41.
42.
43.
44.
P.W. HOGG, A.A. BUSHELL et W.K. WRIGHT, supra, note 29, par. 37.
Ibid.
Larousse, Paris, Éditions Larousse, 1991, p. 322.
Ibid., p. 638.
La procédure de renvoi fait ici figure d’exception dans la mesure où, dans ce
contexte, c’est le politique qui sollicite l’intervention du judiciaire.
RAPPORTS ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUE ET JUDICIAIRE
17
c’est essentiellement l’interprétation constitutionnelle de l’un ou
l’autre des acteurs qui l’emportera. Or, l’idée de dialogue se concilie
difficilement avec l’existence d’un tel rapport hiérarchique.
En outre, cette façon de se représenter les relations entre le politique et le judiciaire est difficilement conciliable avec le principe de la
séparation des pouvoirs. Comme le souligne fort à propos Jean
Leclair,
[...] dans son acception classique, le principe de la séparation des pouvoirs met [...] l’accent sur le conflit et non sur la collaboration puisque
son objectif n’est pas d’assurer l’efficacité institutionnelle, mais de
mieux garantir la liberté et le bien-être du citoyen. Autrement dit, dans
cette perspective, c’est la liberté du citoyen qui importe et non la bonne
entente institutionnelle.45
Les trois pouvoirs doivent se limiter les uns les autres dans un
système de « freins et contrepoids » (checks and balances). Cela dit
toutefois, ceux-ci n’agissent pas de façon tout à fait isolée. Montesquieu lui-même écrivait que « par le mouvement naturel des choses »,
ils sont « forcés d’aller de concert », puisque leurs attributions respectives sont incomplètes46.
Le potentiel accordeur que recèle le sens ordinaire du terme dialogue explique certainement en grande partie pourquoi la Cour
suprême du Canada la fait sienne dès 1998. Contrairement toutefois
aux visées essentiellement descriptives des auteurs de la métaphore47, la Cour l’utilisera à des fins normatives, c’est-à-dire que
celle-ci ne servira alors plus simplement à décrire la capacité de réaction des assemblées législatives aux décisions judiciaires, mais participera d’une « “théorie” du rapport qui existe – ou devrait exister –
entre les institutions législative et judiciaire en matière d’interprétation constitutionnelle »48. La métaphore dialogique sert alors à légitimer le rôle des tribunaux en matière constitutionnelle, à légitimer
l’exercice du contrôle de constitutionnalité. Mais, pourrions-nous
penser, en quoi cela était-il nécessaire puisque, comme nous l’avons
45. J. LECLAIR, supra, note 5, p. 396.
46. L’Esprit des lois (1748), cité dans P. ARDANT et B. MATHIEU, supra, note 21,
p. 42.
47. P.W. HOGG, A.A. BUSHELL et W.K. WRIGHT, supra, note 29, par. 38 : « The
notion of dialogue that we proposed in “Charter Dialogue” [1997] was descriptive
rather than normative. We described how legislatures did behave – rather than
how they should behave – following a court decision striking down one of their
laws on Charter grounds. »
48. J. LECLAIR, supra, note 5, p. 393.
18
XIXe CONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
vu, la justification juridique de ce contrôle découle de la Constitution
elle-même ? La métaphore du dialogue pourra être particulièrement
utile, d’un point de vue rhétorique, lorsque la Cour fera preuve
d’activisme judiciaire. Que cette métaphore ait fait son apparition en
droit constitutionnel jurisprudentiel dans une décision marquée par
un activisme particulièrement caractérisé n’est certainement pas le
simple fruit du hasard. Dans l’arrêt Vriend, la Cour suprême, après
avoir conclu à l’invalidité de la disposition albertaine protégeant le
droit à l’égalité du fait que celle-ci ne comprenait pas l’orientation
sexuelle à titre de motif de distinction prohibé, utilise, à titre de réparation, la technique du reading in (interprétation élargie) et ajoute à
la disposition, de son propre chef, le dit motif de distinction. Or, cette
technique semble avoir été exclue par les créateurs de la métaphore à
titre d’outil dialogique entre le politique et le judiciaire49. En outre,
la Cour elle-même avait maintes fois affirmé, dans le passé, qu’il
n’appartenait pas aux tribunaux, mais aux législateurs, de combler
les lacunes de la législation pour la rendre conforme à la Charte canadienne50. En faisant usage ainsi de la métaphore du dialogue, la Cour
exploite les vertus sémantiques que recèle le terme et tend à laisser
croire que son intervention participe d’un véritable échange de point
de vue avec le législateur albertain, alors qu’elle s’immisce plutôt
dans sa sphère réservée, la sphère politique.
En ce qui concerne la portée de la métaphore, l’approche normative adoptée par la Cour suprême semble à l’évidence toucher plus
particulièrement les droits et libertés garantis par la Charte canadienne. Toutefois, à partir du moment où elle en fait usage pour légitimer ses interventions en matière constitutionnelle, l’on ne saurait
écarter, du moins a priori, la possibilité qu’elle puisse y avoir recours
pour désigner les rapports entre le judiciaire et le politique à l’égard
de l’ensemble du droit supralégislatif. Tel pourrait être le cas dans
des décisions potentiellement controversées eu égard à son degré
d’implication dans la sphère politique. Hogg et Bushell avaient quant
à eux clairement limité la portée descriptive de la métaphore dialogique aux interactions entre le politique et le judiciaire découlant de
la mise en œuvre des seules dispositions de la Charte :
49. P.W. HOGG, A.A. BUSHELL et W.K. WRIGHT, supra, note 29, par. 18 : « The corrective law, if any, should not be designed by the court, but by the legislature. »
50. Hunter c. Southam, [1984] 2 R.C.S. 145, 169 ; R. c. Edwards Books and Art Ltd.,
[1986] 2 R.C.S. 713, 783 ; Institut professionnel de la fonction publique du Canada
c. Territoires du Nord-Ouest (Commissaire), [1990] 2 R.C.S. 367, 407 ; Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), art. 79(3), (4) et (7), [1993] 1 R.C.S. 839,
860-861.
RAPPORTS ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUE ET JUDICIAIRE
19
Accordingly, the “dialogue” to which this article refers consists of those
cases in which a judicial decision striking down a law on Charter
grounds is followed by some action by the competent legislative body.
In all of these cases, there must have been consideration of the judicial
decision by government, and a decision must have been made as to how
to react to it.51
Comme nous le verrons dans les lignes qui suivent, les principaux mécanismes dialogiques identifiés tant dans la doctrine que
dans la jurisprudence ne s’appliquent, pour l’essentiel, qu’en matière
de Charte et, même dans ce cas, ont une portée dialogique pratique
beaucoup plus limitée qu’il peut y paraître d’un point de vue strictement théorique.
La prochaine section du texte sera consacrée à une brève étude
des principales voies du dialogue institutionnel. Plus précisément,
nous chercherons à savoir, dans chacun des cas, si le pouvoir politique
détient le pouvoir de mettre définitivement fin à la conversation institutionnelle.
2. Les principales voies politiques du dialogue
institutionnel
Rappelons d’abord le rapport séquentiel élargi que nous avons
choisi d’adopter dans la présente analyse du dialogue institutionnel :
les parlements ou les gouvernements adoptent des normes qui sont
présumées être compatibles avec l’ensemble des prescriptions constitutionnelles ; les tribunaux exercent à l’égard de celles-ci un contrôle
de constitutionnalité fondé sur leur propre interprétation du droit
supralégislatif ; les organes politiques ont alors le loisir de répondre à
un jugement d’inconstitutionnalité ; et, ultimement, le constituant
peut intervenir pour imposer sa propre volonté souveraine.
La métaphore du dialogue repose essentiellement sur deux
mécanismes prévus dans la Charte canadienne : le pouvoir qui est
conféré aux parlements de soustraire leurs lois à un contrôle judiciaire de constitutionnalité à l’égard de certains droits et libertés
garantis par la Charte, dans la mesure où ils l’indiquent expressément dans celles-ci ; et la faculté dont ils disposent de limiter les
droits et libertés qui y sont garantis par une règle de droit raisonnable et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une
51. P.W. HOGG et A.A. BUSHELL, supra, note 9, par. 13.
20
XIXe CONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
société libre et démocratique52. La Cour suprême et certains auteurs
de doctrine identifient également la technique du reading in, la suspension d’effets d’invalidité et la procédure de renvoi comme d’autres
outils permettant une relation dialogique entre le judiciaire et le politique53. Dans le cadre du présent article, nous nous contenterons de
traiter successivement des deux principales voies de dialogue institutionnel, (a) les clauses de dérogation et (b) de limitation. Et compte
tenu de l’importance que revêt pour nous le pouvoir constituant dans
toute théorie s’intéressant à la question de la légitimité du contrôle de
constitutionnalité, notre troisième et dernière sous-section y sera
consacrée (c). Nous verrons que si, en théorie, ces trois voies permettent aux organes politiques d’avoir le dernier mot en matière
d’interprétation constitutionnelle, il en va toutefois autrement en
pratique.
a) La clause de dérogation expresse
Pour plusieurs, le dialogue institutionnel entre le politique et le
judiciaire repose d’abord et avant tout sur la faculté dont disposent
les parlements fédéral et provinciaux d’éviter les effets d’une déclaration d’invalidité en utilisant la clause de dérogation expresse (dite
clause nonobstant). L’article 33 de la Charte permet aux parlements
de soustraire leurs lois à un contrôle de constitutionnalité fondé sur
les droits et libertés garantis aux articles 2 et 7 à 15 de la Charte, dans
la mesure où ils l’indiquent expressément dans celles-ci. Cette mise
en échec peut être utilisée pour une période maximale de cinq ans,
après quoi elle cesse d’avoir effet à moins que le Parlement ou
l’assemblée législative provinciale l’utilise à nouveau. Elle ne peut
donner lieu à aucun contrôle judiciaire de fond. Les tribunaux ne peuvent que vérifier si son usage rencontre les conditions de forme prescrites54.
Cette institution est, semble-t-il, typiquement canadienne. Elle
ne semble pas trouver d’équivalent en droit international des droits
52. Charte canadienne des droit et libertés, supra, note 2, art. 1 et 33 (respectivement).
53. Voir notamment K. ROACH, supra, note 11. Dans certaines décisions, la Cour
suspend les effets de la déclaration d’invalidité d’une norme de façon à permettre à
son auteur de remédier à la situation avant qu’elle ne produise ses effets. La procédure de renvoi constituerait un autre moyen dialogique, en ce qu’elle permet aux
parlements de « tester » la constitutionnalité de leurs projets de lois avant leur
adoption. Selon nous, bien que l’on puisse effectivement y voir des outils d’interactions entre les tribunaux et les parlements, il reste que ces derniers doivent ultimement se conformer à la décision rendue. Nous ne traiterons pas de ces
techniques dans le cadre du présent article.
54. Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, 740.
RAPPORTS ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUE ET JUDICIAIRE
21
de la personne, ni au sein d’autres régimes nationaux occidentaux55.
Elle se présente en droit constitutionnel comme un outil d’équilibre
entre la suprématie législative, principe dont nous avons hérité du
Royaume-Uni, et la suprématie judiciaire découlant du choix du
constituant d’enchâsser les droits et libertés dans un texte formellement constitutionnel. En d’autres termes, la clause de dérogation
permet de restaurer la suprématie du Parlement ; elle lui permet
d’avoir le dernier mot en certaines matières. C’est précisément l’insertion de cette clause dans le projet de rapatriement et de modification de la Constitution qui a largement contribué à faire passer de
deux à neuf le nombre de provinces prêtent à y donner leur aval.
Le premier ministre fédéral de l’époque, Pierre Elliott Trudeau,
s’exprimait comme suit :
C’est un moyen pour les assemblées législatives fédérale et provinciales de garantir que ce sont les représentants élus du peuple plutôt que
les tribunaux qui ont le dernier mot.56
Il faut par conséquent éviter de perdre de vue que l’existence de
cette clause dans la Charte est « le fruit d’un des compromis les plus
significatifs de l’histoire des relations fédérales-provinciales canadiennes »57.
Cet article 33 constitue la pierre d’assise de la métaphore dialogique :
The most obvious limitation on judicial power is section 33 of the charter, the notwithstanding clause, which allows parliament and the
provincial legislature to override judicial nullification of statutes in
limited areas of the Charter for a renewable five-year period.58
Pour la Cour suprême elle-même, la possibilité d’utiliser l’article 33 de la Charte canadienne comme réponse dialogique rééquilibre les forces en présence en accordant le pouvoir du dernier mot au
peuple. Dans un article, l’honorable juge Bastarache faisait d’ailleurs
55. David JOHANSEN et Philip ROSEN, La clause dérogatoire de la Charte, Division
du droit et du gouvernement, Gouvernement fédéral, 1997, en ligne : <http://dsppsd.pwgsc.gc.ca/Collection-R/LoPBdP/BP/bp194-f.htm>.
56. Transcription d’une entrevue du premier ministre par Jack Webster, CHAN-TV
Vancouver, 24 novembre 1981, p. 6 (traduction). Jean Chrétien (alors ministre
fédéral de la Justice) abondait dans le même sens : « La clause dérogatoire a pour
but d’assurer suffisamment de souplesse pour que les assemblées législatives,
plutôt que les juges, aient le dernier mot en ce qui a trait aux grandes questions
d’intérêt public. » Voir ibid.
57. Gil RÉMILLARD, « La petite histoire de la « clause nonobstant » », Le Devoir,
16 février 2007.
58. James B. KELLY, Governing with the Charter, Vancouver, UBC Press, 2005, p. 8.
22
XIXe CONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
sienne cette interprétation de l’article 33 : « all agreed that section 33
was intended to give the legislature the so-called “last word” » 59.
L’article 33 ne s’applique qu’à une portion réduite, quoique fort
importante, du droit supralégislatif canadien. Les règles relatives à
l’organisation des pouvoirs étatiques, celle présidant au partage
fédératif des compétences législatives, ou encore celle garantissant
les droits linguistiques échappent à ce pouvoir non équivoque du dernier mot du politique. Cela a fait dire à certains que le « dernier mot »
en matière constitutionnelle appartient au politique uniquement
dans les cas où l’article 33 trouve application :
Consequently, neither institution was given the final say in all cases.
The Courts do not have the final say on all rights because of section 33 ;
and the legislature do not have the final say because the section 33
override does not apply to all rights and in any event, it does not last
forever.60
Or, même dans ces cas limités d’application potentielle de la
clause de dérogation, très rares sont les situations dont son usage
faisait suite à une déclaration d’invalidité.
La clause de dérogation n’a été utilisée qu’à 16 reprises61 par les
provinces et en aucune circonstance par le fédéral, dont 13 fois par
l’Assemblée nationale du Québec (sans compter le « bill omnibus »
de 1982). Outre le Québec, seuls le Yukon62, la Saskatchewan63 et
l’Alberta64 y ont eu recours. Dans la plupart de ces cas, son utilisation
ne s’inscrivait pas dans le cadre d’un débat sur une grande question
d’intérêt public, ni dans une dynamique dialogique avec la Cour
suprême. En fait, elle ne fut utilisée que deux fois en guise de réponse
à des décisions de la Cour suprême et ce, sur un total de 111 déclarations d’invalidité basées sur des articles de la Charte, entre 1982 et
200365. Il est intéressant de noter qu’il s’agissait dans ces deux cas de
59. Michel BASTARACHE, « Section 33 and the Relationship Between Legislatures
and Courts », (2005) 14(3) Forum Constitutional 1, à la p. 2.
60. Catherine A. FRASER, « Constitutional Dialogues Between Courts and Legislatures: Can We Talk? », (2005) 14(3) Forum Constitutional 7, à la p. 11.
61. Tsvi KAHANA, « The Notwithstanding Mechanism and Public Discussion : Lesson from the Ignored Practice of Section 33 of the Charter », (2001) 44 Administration publique du Canada 255, 256.
62. La loi a été adoptée, mais n’a jamais été sanctionnée. Land Planning and Development Act, S.Y. 1982, c. 22, s. 39(1).
63. An Act to Provide Settlement of a certain Labour-Management dispute between the
government of Saskatchewan and the Saskatchewan Governements Employees
Union, S.S. 1984-85-75, c-111, s. 9.
64. Mariage Act, R.S.A., c. M-6, s. 1.1.
65. J.B. KELLY, supra, note 58, p. 148.
RAPPORTS ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUE ET JUDICIAIRE
23
réactions québécoises à des jugements rendus par la Cour en matière
linguistique66. Dans ces deux cas, les clauses dérogatoires n’ont pas
été renouvelées par l’Assemblée nationale à l’expiration de la période
de cinq ans.
Cette timidité extrême dont font montre les élus à l’égard du
recours à la clause de dérogation n’est certainement pas étrangère au
fort sentiment de confiance que les citoyens entretiennent généralement vis-à-vis les tribunaux à titre de garants de la protection de
leurs droits constitutionnels et au stigmate associé à l’idée de déroger
à des droits et libertés jugés fondamentaux. Un sondage mené en
1999 par l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP) révèle
que les deux tiers des Canadiens considèrent que les tribunaux
devraient avoir le dernier mot en ce qui concerne l’interprétation
constitutionnelle en matière de droits et libertés de la personne :
In 1987, roughly sixty percent of Canadians preferred that the Courts
have the final say, whereas just about thirty percent favoured the legislature. The results are virtually the same in 1999 with people continuing to favour the Courts over the legislature by a two to one margin.67
Toutefois, 51,4 % des Québécois considèrent, selon cette étude,
que le pouvoir de la Cour de décider de questions controversées
devrait être réduit, soit un résultat de 10 % supérieur à celui obtenu
pour le reste du Canada68. Cette forte confiance des citoyens à l’égard
du pouvoir judiciaire (et la certaine méfiance qu’ils entretiennent à
l’égard de leurs représentants politiques)69 réduit dans les faits à
peau de chagrin l’utilisation potentielle que le politique peut faire de
ce pouvoir du dernier mot que lui réserve la Constitution elle-même.
Par nature, les droits et libertés tendent à un certain universalisme : on présume généralement qu’ils doivent être interprétés et
66. La clause de dérogation a été utilisée au Québec suite aux décisions Devine et al. c.
Procureur général du Québec ; Procureur général du Canada, Mis-en-cause, [1988]
2 R.C.S. 790 et Ford c. Québec (Procureur général), supra, note 54.
67. Joseph F. FLETCHER et Paul HOWE, « Canadian Attitudes Toward the Charter
and the Courts in Comparative Perspective », dans Institut de recherche en politiques publiques (IRPP), vol. 6, no 3, 2000, p. 12.
68. La question posée était la suivante : « The right of the Supreme Court to decide
certain controversial issues should be reduced ». Pour le reste du Canada, le résultat était de 42,2 % : dans ibid., p. 18.
69. En 2002, une consultation publique menée par Envonics pour le compte de l’Association d’études canadiennes (AEC) révélait qu’une majorité (56 %) de Canadiens
faisait davantage confiance aux juges qu’aux politiciens pour défendre leurs
droits et libertés fondamentaux. Sondage cité dans J. LECLAIR, supra, note 5,
p. 392, note 56.
24
XIXe CONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
mis en œuvre de façon uniforme70. Aussi, lorsqu’une décision judiciaire est rendue en matière de Charte, l’interprétation qu’en fait le
tribunal, a fortiori s’il s’agit d’une décision de la Cour suprême, apparaît comme étant celle que dicte la raison, celle qui s’impose d’emblée.
Cette décision acquiert, de par son simple énoncé, une force iconique,
un « caractère emblématique »71. Or, c’est bien connu, les droits et
libertés n’ont d’universel que leur libellé. Les équilibres fort divers
privilégiés au sein des régimes démocratiques entre l’un et l’autre des
droits et libertés garantis témoignent de façon éloquente de la possibilité d’interprétations et de mise en œuvre plurielles de ceux-ci. À cet
égard, le libellé de l’article 33 est en quelque sorte trompeur puisqu’il
énonce que les parlements peuvent déroger aux droits et libertés
garantis, alors que dans les faits, ils désirent généralement déroger à
une certaine interprétation de ces droits72.
Nous partageons l’opinion de Paul Weiler qui écrivait que :
Canadian judges are given the initial authority to determine whether a
particular law is a “reasonable limit [of a right] ... demonstrably justified in a free and democratic society”. Almost all of the time, the judicial
view will prevail. However, Canadian legislatures were given the final
say on those rare occasions where they disagree with the courts with
sufficient conviction to take the political risk of challenging the symbolic force of the very popular Charter. That arrangement is justified if
one believes, as I do, that on those exceptional occasions when the court
has struck down a law as contravening the Charter and Parliament
re-enacts it, confident of general public support for this action, it is
more likely the legislators are right on the merits than were the
judges.73
70. José WOEHRLING, « Le principe d’égalité, le système fédéral canadien et le
caractère distinct du Québec », dans Pierre PATENAUDE (dir), Québec – Communauté française de Belgique : autonomie et spécificité dans le cadre d’un système
fédéral, Montréal, Wilson & Lafleur, 1992, p. 141.
71. J. LECLAIR, supra, note 5, p. 392.
72. « As Jeremy Waldron points out, section 33, by its own terms, requires legislatures
to legislate “notwithstanding a provision included in section 2 or sections 7 to 15 of
this Charter”, rather than notwithstanding a judicial decision interpreting a
Charter right or freedom. According to Waldron, in so doing, it requires legislatures to misrepresent their position, by requiring legislatures to express “right-misgivings” (misgivings about Charter rights and freedoms), when what they will
usually have are “right-disagreements” (disagreements about the interpretation
of a particular Charter right or freedom) » : P.W. HOGG, A.A. BUSHELL et
W.K. WRIGHT, supra, note 29, par. 51.
73. Paul C. WEILER, « The Evolution of the Charter: A View from the Outside », dans
Paul WEILER et Elliot ROBIN M. (éd.), Litigating the Values of a nation: the
Canadian Charter of Rights and Freedoms, Toronto, Carswell, 1986, p. 57.
RAPPORTS ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUE ET JUDICIAIRE
25
En somme, le mécanisme sur lequel repose, pour l’essentiel, la
métaphore du dialogue souffre d’importantes limites au plan de sa
mise en œuvre pratique. Aussi n’est-il pas fondamentalement déraisonnable de prétendre, dans ce contexte, que le pouvoir judiciaire
peut posséder de facto un certain pouvoir du dernier mot.
b) L’article premier de la Charte ou la clause de limitation
La clause de dérogation, outil dialogique de prédilection, ne
s’applique qu’à une portion très réduite du droit constitutionnel
canadien. La clause de limitation permet quant à elle, du moins d’un
point de vue théorique, la tenue d’un dialogue dans une sphère constitutionnelle un peu plus large, c’est-à-dire à l’égard de l’interprétation
et de l’application de l’ensemble des droits et libertés garantis par la
Charte, notamment en matière de droits linguistiques.
L’article premier de la Charte permet aux parlements de limiter, par une règle de droit, les droits et libertés qu’elle garantit dans
la mesure où cette limitation est raisonnable et justifiable dans le
cadre d’une société libre et démocratique74. En 1986, dans l’affaire
Oakes, la Cour suprême du Canada élabora deux critères permettant
d’établir qu’une restriction à un droit ou à une liberté est raisonnable
au sens de cet article. Ce test a par la suite été assoupli dans une certaine mesure par la Cour. Le test actualisé se décline essentiellement
comme suit : (1) le gouvernement doit démontrer que l’objectif poursuivi par la règle de droit limitant un droit ou une liberté est important et légitime ; et (2) que les moyens choisis pour l’atteindre sont
proportionnels. Ce dernier critère, dit de proportionnalité, comporte
lui-même trois éléments cumulatifs : d’abord, il doit exister un lien
rationnel entre les moyens choisis et l’objectif poursuivi ; ensuite, les
moyens doivent porter atteinte aussi peu que cela est raisonnablement possible au droit qui est touché (atteinte raisonnablement minimale) ; enfin, les effets négatifs des moyens utilisés sur le droit touché
doivent être proportionnels à ses effets positifs quant à l’atteinte de
l’objectif poursuivi.
Dans la très vaste majorité des décisions dans lesquelles la Cour
suprême a conclu que la restriction des droits garantis était déraisonnable et, par conséquent, inconstitutionnelle, c’est le critère de
l’atteinte raisonnablement minimale qui était en cause. La Cour juge
alors que l’organe politique auteur de la norme pourrait atteindre les
mêmes objectifs avec une règle de droit moins attentatoire aux droits
74. Charte canadienne des droits et libertés, supra, note 2, art. 1.
26
XIXe CONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
et libertés fondamentaux. Or, dans plusieurs cas, la Cour ne se
contente pas de conclure à l’invalidité de la norme, en laissant à
l’organe politique le loisir de déterminer de quelle façon il réagira à la
décision (puisqu’il doit réagir). Elle y va parfois de suggestions plus
ou moins détaillées, selon les cas, concernant l’option qui, selon elle,
serait susceptible de passer ce critère du test de raisonnabilité. Pour
certains, il s’agirait là d’un exemple paradigmatique75 d’un dialogue
institutionnel entre le judiciaire et le politique, ce dernier ayant
alors, selon eux, toute la liberté nécessaire pour décider de se conformer à la suggestion, d’y aller de sa propre solution législative (en
étant prêt à devoir potentiellement justifier à nouveau ce choix
devant la Cour) ou encore d’utiliser la clause de dérogation (dans les
cas où celle-ci peut être utilisée bien sûr). Or, il appert qu’une fois le
jugement rendu, le politique peut, dans les faits, difficilement écarter
la proposition avancée par la Cour. En effet, dans plusieurs cas, lorsque le politique voit l’une de ses normes invalidée et que la Cour lui
suggère une manière moins attentatoire de poursuivre son objectif, il
se contente de copier textuellement la suggestion du judiciaire, de la
« plagier »76.
À titre d’exemples, mentionnons les décisions de la Cour
suprême dans les arrêts Ford77, RJR-MacDonald78 et Nguyen79.
Dans les trois cas, la Cour a invalidé une disposition législative
en suggérant au politique une façon d’arriver à son objectif de
manière selon elle moins attentatoire à la liberté d’expression.
D’aucuns pourraient prétendre que le politique dialogua avec
75. José WOEHRLING, « Loi 103 : démission du politique et « fétichisation » des droits
et libertés », paru sur cyberpresse le 8 septembre 2010, en ligne : <http://www.
cyberpresse.ca/opinions/201009/08/01-4313709-loi-103-demission-du-politiqueet-fetichisation-des-droits-et-libertes.php> : « Par ailleurs, l’utilisation préventive de la clause nonobstant, préconisée par le Parti québécois, empêcherait tout
débat devant les tribunaux et dispenserait le pouvoir politique du devoir de justifier la compatibilité de ses choix avec les droits et libertés. Et l’on peut souligner
que le principal discours justificateur du contrôle de constitutionnalité, utilisé par
la Cour suprême du Canada, à savoir la « théorie du dialogue », encourage précisément le législateur à adopter des politiques même si elles présentent des aspects
entrant potentiellement en conflit avec les chartes, dans la mesure où cela donnera, le cas échéant, aux tribunaux l’occasion de lui indiquer d’autres façons de
parvenir au résultat recherché, mais constituant une atteinte moindre aux libertés, le législateur ayant par la suite l’occasion de corriger son action en fonction –
ou non – des indications des tribunaux, ou encore de choisir, à ce moment-là, et
après mûre réflexion et débat, d’utiliser la « clause nonobstant » pour maintenir
intacte sa politique. »
76. J. LECLAIR, supra, note 5, p. 390, note 45.
77. Ford c. Québec (procureur général), supra, note 54.
78. RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311.
79. Nguyen c. Québec (Éducation, Loisir et Sport), [2009] 3 R.C.S. 208.
RAPPORTS ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUE ET JUDICIAIRE
27
la Cour, puisqu’une réponse législative a suivi ces déclarations
d’invalidité. Or, dans le cas de la décision Ford, après les cinq ans
d’application de la clause dérogatoire, l’Assemblée nationale du Québec modifia la Charte de la langue française afin d’y insérer intégralement la suggestion de la Cour suprême, soit l’exigence de la nette
prédominance du français dans l’affichage public et la publicité commerciale (en lieu et place de l’unilinguisme français). Suite à la décision RJR-Macdonald, le Parlement canadien agit de la même façon
en intégrant à la loi déclarée invalide la suggestion du plus haut tribunal, soit de permettre une publicité purement informative des produits du tabac (au lieu d’opter pour une interdiction de toutes les
formes de publicité qui y sont associées). De plus, le Parlement fait
sienne la suggestion de la Cour d’attribuer les mises en garde relatives aux risques associés au tabagisme sur les paquets de cigarettes à
Santé et bien-être social Canada et ce, afin de respecter la liberté de
ne pas s’exprimer des compagnies de tabac80.
Au plan des rapports entre le législateur québécois et la plus
haute Cour canadienne, outre la décision Ford, celle rendue dans
l’affaire Nguyen fournit un autre exemple intéressant de soumission
du politique au judiciaire. Dans cette affaire, la Cour jugea que la disposition de la Charte de la langue française qui prohibait la prise en
compte de l’enseignement en anglais reçu au Québec dans un établissement d’enseignement privé non subventionné par l’État aux fins de
la détermination du droit de fréquenter par la suite un établissement
financé, portait atteinte au droit linguistique garanti par l’article 23(2)81 de la Charte canadienne. Elle conclut ensuite que cette
atteinte n’était pas raisonnable et justifiable dans le cadre d’une
société libre et démocratique au sens de l’article premier de cette
même Charte. La Cour est d’avis que les objectifs poursuivis par le
législateur québécois, soit de régler le problème des écoles passerelles
et, de façon plus générale, de protéger et de favoriser l’épanouissement de la langue française au Québec sont importants et légiti80. RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), supra, note 78, par. 158, 164,
177 et 191 : « À cette étape, j’aimerais donner des précisions sur les mesures qui, à
mon avis, auraient résisté à un examen fondé sur la Charte. Comme je l’ai déjà
mentionné, il est évident que des messages relatifs à la santé peuvent et doivent
être apposés sur les emballages, mais les contraintes de la Charte exigent qu’ils
soient attribuées à un auteur, en toute vraisemblance Santé et Bien-être social
Canada. En ce qui concerne l’interdiction de publicité, il est, à mon avis, clair que
l’on aurait pu s’efforcer de réglementer la publicité du tabac de la même façon que
celle de l’alcool. » (par. 191).
81. Cet article prévoit, pour le Québec, que les citoyens canadiens, dont un enfant a
reçu ou reçoit son instruction primaire ou secondaire en anglais au Canada ont le
droit de faire instruire tous leurs enfants dans cette langue aux niveaux primaire
et secondaire au Québec et ce, peu importe la langue d’instruction des parents.
28
XIXe CONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
mes. Toutefois, elle est d’opinion que les mesures adoptées sont
excessives par rapport aux objectifs visés (trop draconiennes). Selon
elle, le fait de totalement exclure la prise en compte de l’instruction
suivie en anglais dans les établissements d’enseignement non financés par les fonds publics aux fins de déterminer l’« authenticité de
l’engagement à cheminer dans la langue anglaise au Québec »82 et,
par le fait même, le droit de parents d’envoyer leurs enfants dans des
écoles québécoises de langue anglaise financées par les fonds publics,
est un moyen législatif excessif par rapport à la gravité du problème
identifié. En d’autres termes, cette mesure législative ne rencontre
pas le critère de l’atteinte minimale.
Elle entre ensuite en « dialogue » avec le législateur québécois,
en lui faisant une série de recommandations. L’évaluation de l’authenticité de l’engagement des parents doit se faire au cas par cas,
c’est-à-dire découler d’une étude concrète de la situation de chaque
élève et de celle des établissements concernés. Sont à cet égard pertinents, selon la Cour, les facteurs suivants : la durée du parcours, la
nature et l’histoire de l’institution de langue anglaise et le type
d’enseignement qu’on y donne. La Cour mentionne à ce sujet que
selon elle, un court passage dans une école de langue anglaise (non
subventionnée) ne témoigne pas d’un engagement réel et ne peut suffire, « à lui seul », à obtenir le statut d’ayant droit visé par la Charte
canadienne. Elle ajoute que lorsque des écoles sont établies principalement dans le but d’aménager le transfert d’élèves non admissibles
au réseau anglophone financé par les fonds publics et que leur enseignement sert, en effet, à réaliser ce transfert, on ne saurait affirmer
que l’on se retrouve devant un parcours scolaire authentique. Il faut
ainsi examiner la situation de chaque institution, ainsi que la nature
et le comportement de sa clientèle. Et elle y va ensuite de cette indication supplémentaire : « Par exemple, on peut penser qu’un passage de
six mois ou d’un an au début du cours primaire dans des institutions
créées pour jouer le rôle de passerelles vers l’enseignement public ne
représente pas un parcours scolaire respectant les objectifs du paragraphe 23(2) de la Charte canadienne »83.
Quelles étaient alors les options qui s’offraient au législateur
québécois ? Elles sont au nombre de trois : modifier la législation
québécoise dans le sens indiqué par la Cour ; opter pour une autre
solution législative, qui aurait pu, par exemple, consister à rendre
applicable la Charte de la langue française à l’ensemble des institu82. Solski (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 201.
83. Nguyen, supra, note 79, par. 44.
RAPPORTS ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUE ET JUDICIAIRE
29
tions d’enseignement québécoises (et accepter la possibilité de voir
cette initiative législative contestée) ou encore, tenter d’engager des
pourparlers constitutionnels visant à modifier l’article 23(2) de la
Charte. Il n’était pas possible dans ce cas d’avoir recours à la clause
de dérogation qui ne peut être utilisée que pour bloquer l’application
des droits garantis aux articles 2 et 7 à 15 de la Charte. Le législateur
québécois, malgré les fortes critiques qui ont été exprimées à l’égard
de la décision de la Cour84, décida tout de même de coller aux recommandations de la Cour. Rappelons au passage que les dispositions
déclarées inconstitutionnelles avaient été adoptées à l’unanimité par
l’Assemblée nationale dans l’objectif de colmater une brèche dans la
Loi 101 ouverte par la Cour suprême dans une décision antérieure.
La Loi 10385, adoptée le 18 octobre 2010 à la suite d’une procédure d’exception (communément appelée « bâillon »), modifie la
Charte de la langue française de façon à se conformer à la décision de
la Cour dans l’affaire Nguyen rendue un an plus tôt86. L’article 73.1,
84. Le Conseil supérieur de la langue française du Québec s’exprimait comme suit
dans un avis portant sur les suites à donner à la décision Nguyen : « Le Conseil
recommande de ne pas s’engager dans la solution administrative d’analyse individuelle qualitative du parcours scolaire de chaque enfant. Le Conseil pense que
cette solution ne permettrait pas au Québec d’être certain de préserver les principes généraux de la politique linguistique de l’État du Québec, ceux de la Charte de
la langue française ainsi que ceux de l’article 23 de la Charte canadienne des
droits et libertés, qui définit les droits des parents de faire instruire leurs enfants
dans la langue d’une minorité linguistique de langue française ou anglaise. Le
Québec doit être mis à l’abri d’une nouvelle incertitude quant aux règles applicables. De plus, le processus administratif à mettre en place ne doit pas ouvrir la voie
à des contestations juridiques à chaque étape du traitement d’une demande. Ce
serait prendre trop de risques que de s’engager dans cette direction. Conséquemment, dans la mesure où les voies juridiques semblent avoir donné le maximum de
ce qu’on peut en attendre et où elles en arrivent à proposer des solutions instables,
le Conseil supérieur de la langue française est d’avis qu’il faut redonner au politique la place qu’il devrait avoir (Avis sur l’accès à l’école anglaise à la suite du
jugement de la Cour suprême du 22 octobre 2009). Ce sont également exprimés en
ce sens de très nombreux groupes, dont la Coalition contre la loi 103 (qui regroupait 40 groupes – commissions scolaires, syndicats, partis politiques et mouvements citoyens, en ligne : <http://www.newswire.ca/fr/releases/archive/October
2010/13/c2120.html> ; la FTQ (La FTQ dénonce la brèche béante créée par la Cour
suprême, en ligne : <http://www.ftq.qc.ca/modules/nouvelles/nouvelle.php?id=
1896&langue=fr> ; la CSN (La CSN indignée par la décision de la Cour suprême,
en ligne : <http://www.csn.qc.ca/web/csn/communique/-/ap/comm22-10-09a?p_p_
state=maximized> ; La CSQ amèrement déçue du jugement de la Cour suprême,
en ligne : <http://www.csq.qc.net/index.cfm/2,0,1676,9656,2323,0,html?action=
display&BoxID=15322&LangID=2&KindID=2&com plete=yes>.
85. Loi modifiant la Charte de la langue française et d’autres dispositions législatives,
L.Q. 2010, c. 23.
86. Dans sa décision rendue le 22 octobre 2009, la Cour suprême suspendait les effets
de la déclaration d’invalidité pour une période d’un an, « afin de permettre à
30
XIXe CONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
qui est ajouté à la Charte, prévoit que le gouvernement pourra
déterminer par règlement le cadre d’analyse suivant lequel s’effectuera l’évaluation d’une demande d’admissibilité à l’enseignement en
anglais dans des institutions financées par les fonds publics d’élèves
francophones ou allophones.
Ce cadre d’analyse87 consiste en une série de critères d’appréciation auxquels correspond une pondération. Un seuil de passage de
15 points doit être atteint pour qu’une demande d’admissibilité
puisse être accueillie. Or, ces critères sont, pour le moins, nettement
inspirés des suggestions de la Cour : (1) le parcours scolaire de
l’enfant (qui comprend notamment la durée de la fréquentation scolaire en anglais invoquée au soutien de la demande en fonction du
type d’établissement anglophone fréquenté), (2) la constance et le
caractère réel de l’engagement (continuité et cohérence de l’engagement des parents et des enfants), et (3) la prise en compte de la situation particulière et du cheminement pris globalement. Ainsi, parmi
les diverses options qui se présentaient à lui, le législateur québécois
a décidé d’obéir aux diktats de la Cour.
Selon nous, et nous partageons ici l’opinion d’autres auteurs,
l’on ne saurait considérer que des réactions législatives telles l’abrogation de la loi déclarée invalide ou encore le recopiage des suggestions de la Cour participent d’un réel dialogue institutionnel. Ces
réactions « mettent en péril l’établissement d’une relation d’égal à
égal entre les tribunaux et les assemblée législatives et confortent
plutôt l’idée d’un rapport hiérarchique entre les deux pouvoirs, ce qui
est contraire à l’idée de dialogue ». Elles « évoquent l’idée d’obéissance
plutôt que celle de dialogue »88.
Cet empressement des organes politiques à se coller aux suggestions des tribunaux participent fort probablement en partie du phénomène de sacralisation de l’interprétation judiciaire en matière de
Charte dont nous avons brièvement traité dans la section précédente.
Force est d’admettre ici également que la marge de manœuvre dialogique des organes politiques est en pratique relativement réduite et
laisse peu de place à un véritable pouvoir du dernier mot.
l’Assemblée nationale du Québec de réexaminer la loi » : Nguyen, supra, note 79,
par. 46.
87. Ce cadre est énoncé dans le Règlement sur les critères et la pondération applicables
pour la prise en compte de l’enseignement en anglais reçu dans un établissement
d’enseignement privé non agréé aux fins de subvention, R.R.Q., c. C-11, r. 2.1.
88. J. LECLAIR, supra, note 5, p. 390 et 391. Voir également F.L. MORTON, « Dialogue or Monologue », (1999) Policy Options 23.
RAPPORTS ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUE ET JUDICIAIRE
31
c) Le constituant canadien : le pouvoir ultime du dernier
mot ?
En régime démocratique, c’est la possibilité ultime de recourir
au processus constituant qui légitime le contrôle de constitutionnalité. Quoi qu’il arrive, le pouvoir constituant peut toujours modifier à
sa guise l’ensemble du droit supralégislatif. Toutefois, compte tenu
de l’importance fondamentale des textes constitutionnels dans la hiérarchie normative, ceux-ci ne peuvent être amendés que suivant une
formule plus exigeante que celle requise pour la modification de lois
ordinaires. Cette relative intangibilité du texte constitutionnel prend
toutefois des proportions considérables au Canada. Le pouvoir constituant y est pour ainsi dire paralysé.
Plusieurs obstacles juridiques se dressent en effet sur la route
constituante. À la grande rigidité et complexité des principales procédures de modification elles-mêmes89, qui visaient d’ailleurs bien
davantage à maintenir le statu quo institutionnel qu’à favoriser
l’évolution, la transformation de l’ordre établi90, s’est ajoutée, depuis
1982, une série de contraintes supplémentaires91. D’abord, la tendance des acteurs politiques à présenter en bloc, comme un tout indivisible, diverses propositions de modifications constitutionnelles (ce
qui fut le cas lors des accords du Lac Meech et de Charlottetown),
a pour effet d’alourdir le processus, « puisque les exigences particulières des différentes procédures de modification doivent toutes
être respectées. La réunion de plusieurs modifications au sein d’une
89. La grande majorité des modifications constitutionnelles requiert soit le consentement unanime des assemblées législatives fédérales et provinciales, soit celui du
Parlement fédéral et des assemblées législatives de sept provinces dont la population représente cinquante pour cent (50 %) de la population canadienne : Loi constitutionnelle de 1982, supra, note 9, partie V, art. 38, 41 et 42. Le processus, en
plus d’être complexe et rigide, est aussi parfois nébuleux : « Cette procédure forme
un tout dont la cohérence est discutable. Les cinq modalités de modification constitutionnelle adoptées en 1982 s’enchevêtrent parfois de façon nébuleuse et, sans
être contradictoires ni incompatibles, elles posent des problèmes d’application
évidents. » : Benoît PELLETIER, « Les modalités de la modification de la Constitution du Canada », (1999) 33 R.J.T. 1, 14. Ce manque de clarté de la procédure
d’amendement constitutionnel entraîne des débats en amont. Ainsi avant même
de discuter de l’opportunité de la modification, il importe de décider suivant quelle
formule elle devra être opérée.
90. Benoît PELLETIER, Les modalités de la modification de la Constitution du
Canada, Scarborough, Carswell, 1999, p. 83.
91. Pour une étude détaillée, voir Patrick TAILLON, Les nouveaux obstacles juridiques au renouvellement du fédéralisme canadien, étude préparée pour le compte
de l’Institut de recherche sur le Québec, Montréal, I.R.Q., 2007, p. 16, en ligne :
<http://irq.qc.ca/storage/etudes/IRQ-obstacles_juridiques_reforme_federalismePT-etude_complete_7.pdf>.
32
XIXe CONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
même résolution a pour conséquence non pas la superposition des
procédures, mais bien [leur] cumul »92. Ensuite, le Parlement fédéral
rehaussa encore de quelques crans le niveau de difficulté en adoptant
en 1996 la Loi sur les modifications constitutionnelles93 par laquelle
un droit de veto est octroyé aux cinq régions canadiennes94 pour toute
modification constitutionnelle requérant formellement le consentement du fédéral et de sept provinces représentant cinquante pour
cent (50 %) de la population canadienne. Enfin, plusieurs provinces
ont adopté, depuis l’échec de l’Accord du Lac Meech, des lois rendant
obligatoire la tenue de référendums consultatifs avant l’adoption de
résolutions ayant pour objet la modification de la Constitution95.
Au surplus, le référendum constitutionnel de 1992, organisé au
Québec et dans le reste du Canada « constitue, sur le plan politique,
un précédent qu’il sera sans doute difficile d’ignorer à l’avenir »96.
Cette rigidité et complexité extrêmes du processus se sont traduites dans les faits par un nombre très faible d’interventions du pouvoir constituant. Tout d’abord, nul besoin de disserter longuement
sur les deux tentatives de modification constitutionnelle d’importance proposées depuis 1982, soit les ententes du Lac Meech et de
Charlottetown, qui se sont toutes deux soldées par un échec. Depuis
1982, la Constitution formelle du Canada n’a été modifiée qu’à huit
reprises97. Or, aucune parmi celles-ci n’opérait un changement à des
92. Ibid., p. 16.
93. L.C. 1996, ch. 1.
94. C’est-à-dire le Québec, l’Ontario, la Colombie-Britannique, au moins deux des
provinces de l’Atlantique (pourvu que la population confondue des provinces
consentantes représente, selon le recensement général le plus récent à l’époque,
au moins 50 % de la population des provinces de l’Atlantique) et au moins deux
des provinces des Prairies (pourvu que la population confondue des provinces
consentantes représente, selon le recensement général le plus récent à l’époque,
au moins 50 % de la population des provinces des Prairies).
95. C’est le cas en Colombie-Britannique et en Alberta. De nombreuses autres provinces ont décidé de s’engager dans cette voie en rendant possible (quoique non obligatoire) la tenue de tels référendums (processus déjà prévu au Québec depuis
1978).
96. José WOEHRLING et Jacques-Yvan MORIN, Les constitutions du Canada et du
Québec. Du régime français à nos jours, t. 1, Montréal, Éditions Thémis, 1994,
p. 577, cité dans P. TAILLON, supra, note 91, p. 36.
97. Celles-ci visaient une disposition interprétative concernant les droits des peuples
autochtones (Proclamation de 1983 modifiant la constitution, TR/84-102) ; le
système scolaire de Terre-Neuve (Modification constitutionnelle de 1987 (TerreNeuve), TR/88-11 – Proclamation de 1997 modifiant la Constitution (Loi sur
Terre-Neuve), TR/97-55 – Modification constitutionnelle de 1998 (Loi sur TerreNeuve), TR/98-25) ; les droits linguistiques au Nouveau-Brunswick (Modification
constitutionnelle de 1993 (Nouveau-Brunswick), TR/93-54) ; le pont de l’Île-duPrince-Édouard (Modification constitutionnelle de 1993 (Île-du-Prince-Édouard),
RAPPORTS ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUE ET JUDICIAIRE
33
aspects fondamentaux de la structure constitutionnelle, tels les
droits et libertés de personne, le partage des compétences législatives
ou encore l’organisation et le fonctionnement des institutions fédérales. C’est donc dire que les procédures de modification les plus exigeantes (celles requérant l’unanimité ou le consentement du fédéral
et de sept provinces représentant 50 % de la population canadienne)
n’ont jamais été appliquées depuis leur enchâssement dans la Constitution98. En outre, aucune des quelques modifications n’était motivée
par le désir des représentants politiques de neutraliser les effets de la
jurisprudence constitutionnelle, d’exercer leur pouvoir ultime du
dernier mot en la matière.
Or, il se trouve que pour une part considérable du droit constitutionnel canadien, l’exercice du pouvoir constitue la seule voix politique possible de réponse au pouvoir judiciaire.
En matière de différends fédératifs notamment, c’est-à-dire
ceux mettant en cause les règles relatives au partage des compétences législatives, la seule façon de contourner l’interprétation donnée
par la Cour suprême à une disposition constitutionnelle consiste soit
à la convaincre de changer d’idée dans une décision ultérieure, soit à
modifier la Constitution de façon à neutraliser les effets de sa jurisprudence. Kent Roach s’exprimait comme suit :
A possible exception to this dialogic process was the enforcement of the
constitutional division of powers. Although the other level of government could act, legislatures whose laws were invalidated by the courts
had few options short of the drastic dialogue entailed by changing the
Constitution or the Court. The constitutional division of powers is
where the Canadian model is the closest to American-style judicial
supremacy.99
TR/94-50) ; la modification du système scolaire du Québec (Modification constitutionnelle de 1997(Québec) TR/97-141) ; le changement de nom de la province de
Terre-Neuve pour Terre-Neuve – Labrador (Modification constitutionnelle de
2001 (Loi sur Terre-Neuve), (2001) 135 Gaz. Can. II, 2899). Pour plus de détails,
voir Gérald-A. BEAUDOIN et Pierre THIBAULT, La Constitution du Canada :
institutions, partage des pouvoirs, Charte canadienne des droits et libertés, 3e éd.,
Montréal, Wilson & Lafleur, 2004, p. 313 ; Benoît PELLETIER, Les modalités de
la modification de la Constitution du Canada, Scarborough, Carswell, 1999, p. 22.
98. Loi constitutionnelle de 1982, supra, note 2, art. 38, 41 et 42. Les modifications
constitutionnelles opérées nécessitaient le consentement du fédéral et de la ou des
seules provinces concernées (procédure bilatérale ou multilatérale, art. 43).
99. Kent ROACH, « Constitutional and Common Law Dialogues Between the
Supreme Court and Canadian Legislatures », (2001) Can. Bar Rev. 481, 486
(nos italiques).
34
XIXe CONFÉRENCE DES JURISTES DE L'ÉTAT
Ainsi, tout à fait en aval du rapport séquentiel dans lequel nous
avons choisi d’envisager la relation dialogique entre les pouvoirs politiques et judiciaire, le pouvoir ultime du dernier mot en matière
d’interprétation constitutionnelle réside entre les mains du pouvoir
judiciaire, sinon de jure, du moins de facto.
CONCLUSION
En l’état actuel de la culture politico-juridique canadienne, il ne
serait être question de remettre en cause le pouvoir des tribunaux de
se prononcer sur l’interprétation de la Constitution. En choisissant
de passer d’une démocratie largement parlementaire à une démocratie constitutionnelle en 1982, le constituant canadien acceptait du
même coup de confier à des juges le pouvoir d’exercer un contrôle de
constitutionnalité des normes adoptées par les organes politiques de
l’État. La question qui se pose et à laquelle nous nous sommes intéressées est plutôt celle de savoir si le pouvoir judiciaire détient le
monopole en cette matière, ou si les organes politiques y ont toujours
leur place et, en dernier recours, si ceux-ci détiennent le pouvoir du
dernier mot.
Bien que le pouvoir politique dispose d’un certain nombre
d’outils lui permettant de privilégier sa propre interprétation constitutionnelle à celle du pouvoir judiciaire, dont les principaux résident
en la clause de dérogation, la clause de limitation et l’exercice du pouvoir constituant, ceux-ci sont en pratique difficiles à utiliser. La
clause dérogatoire, considérée comme la pierre angulaire du dialogue
institutionnel, est d’utilisation fort aisée d’un point de vue juridique,
mais fort controversée d’un point de vue politique. Ainsi en est-il,
dans une certaine mesure, de la capacité des législateurs de répondre
aux déclarations d’invalidité fondées sur la Charte en optant pour des
solutions législatives innovantes par rapport à celles suggérées par la
Cour suprême. De façon opposée, l’exercice du pouvoir constituant ne
soulève pas de problèmes de légitimité particuliers, mais se heurte à
d’importants obstacles juridiques qui le rendent pour ainsi dire
impuissant.
Ainsi, force est de constater que l’approche dialogique, quoique
séduisante d’un point de vue théorique, souffre d’un décalage par rapport à la façon dont interagissent, dans la pratique, les pouvoirs politiques et judiciaire en matière constitutionnelle. Ce serait en effet
se conter des histoires que de croire à un rapport égalitaire entre
ceux-ci, ce qu’implique pourtant, dans une large mesure, la notion de
RAPPORTS ENTRE LES POUVOIRS POLITIQUE ET JUDICIAIRE
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dialogue. Les relations qu’ils entretiennent relèvent dans les faits
bien davantage d’un net rapport hiérarchique où la voix du politique
peine plus souvent qu’autrement à se faire entendre.
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