comment une infirmière devient-elle chercheur

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C
OMMENT UNE INFIRMIÈRE
DEVIENT-ELLE CHERCHEUR ?
MONIQUE FORMARIOR
ENSEIGNANTE*
INTRODUCTION
l’on peut parler d’une véritable science pour les
soins infirmiers.
Cc titre n’est pas juste, une infirmière ne devient
pas chercheur, car chaque intïrmière qui exerce sa
fonction devrait implicitement faire de la recherche. Le mot ,recherchc n’évoque pas ici le sens
que nous lui donnons habituellement : Recherche
fondamentale, expérimentale, laboratoire, il est
pris ici dans son sens large, celui que lui donne
le Dictionnaire Robert : « Effort de l’esprit pour
trouver une connaissance ou une vérité sur des
J’aborderai donc trois parties pour développer cc
thème :
faits réels ».
Cette définition nous amène à l’axiome suivant : la
recherche n’est rien, la recherche n’a pas de sens si
elle ne sert de base à une science, à une discipline
donnée dont elle est le fondement à la fois de son
corpus de connaissances et de sa pratique. En
conséquence, la recherche ne S’apprend pas. C’est
le paradoxe que nous cultivons pendant ces trois
journées d’études centrées SUI l’apprentissage et la
formation.
Cc qui s’apprend, c’est la technique et les outils
utilisés dans la recherche.
La recherche en tant que telle se découvre, s’intègre
au fur et à mesure que se développent les connaissances professionnelles. En effet, ce qui est important dans la recherche, c’est la démarche de pensée
scientifique qui doit servir de base à tout
apprentissage ; allc doit permettre un repérage
épistémologique qui engendre une articulation des
modèles théoriques à la pratique quotidienne et
qui donne une ouverture sur une nouvelle coniïguration de sens à nos soins.
C’est dire que recherche, connaissances et pratiques professionnelles ne sont pas seulement liées,
elles sont fusionnées, la première servant de support, de dynamisme aux secondes.
Je définirai donc la recherche comme un mode
de pensée scientifique introduisant un rapport au
savoir différent. Mode de pensée qui n’isole plus
pratique et théorie mais qui oblige à faire le lien
entre elles.
La recherche qui produit la connaissance à partir
des bases empiriques existantes, n’a de réel intérêt
pour les patients que si elle est en même temps
agent facilitateur de l’utilisation de cette connaissance dans une pratique.
Cc qui compte, ce n’est pas le savoir mais l’usage
que nous en faisons, c’est parce que nous savons
intégrer nos connaissances dans une pratique que
- La recherche base de l’articulation, théoriepratique.
- Comment développer une pensée scientifique
intégrée aux soins infirmiers.
~ L’npprentissagc de la recherche en formation
de base, de cadre, en université, en formation
continue.
LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
BASE DE L’ARTICULATION
THÉORIE-PRATIQUE
Pourquoi ai-je voulu aborder ce point en premier ?
Pour éviter la question que nous nous posons
fréquemment à savoir, la recherche entre-t-elle
dans le champ de la pratique ou dans celui de la
théorie ?
La recherche est l’articulation de ces deux champs.
Dans la relation théorie/pratiquc la théorie se définit en référence et en opposition à la pratique et
clic se trouve souvent et maladroitement assimilée
à toute réflexion et à tout discours sur les idées, et la
pratique est souvent réduite à sa seule composante
technique.
Pour éclairer cette disjonction, je m’appuierai sur
Bachclard qui souligne que la différence de
démarche, qui oppose théorie et pratique n’existe
pas pour le scientifique, elle n’est réelle que pour
le profane. Le mot profane est pris dans son sens
éthymologiquc qui signifie : « Hors de temple ».
Pour Bachelard, il s’agit du temple de la pensée
scientifique.
DC la oratiaue. il dit « DUC~ au’elle obéit à la
logiqué de l’éffkacité, la pratiqué wxx~rc toutes
les failles, toutes les répétitions, toutes les erreurs,
toutes les routines ; elle s’argumente seulement par
son efiïcacité et son service rendu » (1).
De la théorie dissociée de la pratique il dit « elle
est polémique, elle obéit à la logique du cheveux
coupé en quatre, elle se fait critique > (2).
Ces oppositions nc sont pas sans engendrer le
conflit, notamment lorsque la logique de la théorie
est importée sans ménagement dans la routine de
la praUque.
Pour Bachelard, la seule façon de les réunir, c’est de
* Enseignante ilu Département d’Enseignement
Supérieur.
Infirmier
les faire grandir ensemble dans la même démarche
scientifique
COMMENT UNE INFIRMIÈRE
DEVIENT-ELLE CHERCHEUR ?
Pour expliciter cette idée, je ferai référence à
Malglaive (3) qui publie dans la Revue Française
de Pédagogie, il exprime l’idée que pratique et
théorie sont dans un mouvement circulaire. La
pratique est consommatrice de théorie car, dans la
mesure où elle ne se veut ni figée, ni anarchique,
ni empirique, elle est soumise aux concepts qui lui
assurent son évolution.
La théorie est dépendante de la pratique puisque
tous les problèmes à étudier sont issus du terrain,
englués dans le terrain et en dernière instance c’est
la pratique qui valide la théorie, car si elle est
inutile, elle sera rejetée par le terrain.
La démarche scientifique jette un pont entre le
champ pratique et le champ théorique.
On ne peut passer :
- de la pratique à la théorie dans une démarche
scientifique qui en fait, n’est rien d’autre qu’un
questionnement intelligent qui parnet une lecture
du réel ou s’exerce la pratique ;
- de la théorie à la pratique sans une démarche
scientiflquc d’adaptation à la réalité.
Démarche
scientifique
articulation pratique/théorie
II reste, pour qu’elle devienne la base de la pratique
soignante, à lui faire subir une «démarche
scientifique » d’adaptation à la réalité de chaque
service et de chaque patient.
Pour conclure, je citerai Bertrand Schwartz :
« Toute pratique est une intelligence des choses.
Dès qu’elle se systématise, se réfléchit, s’organise,
se gère par des lois et des concepts, elle prend
rang dans une visée théorique... Sans cette visée la
pratique est condamnée à une stagnation, à la
routine destructurante » (4).
COMMENT
DÉVELOPPER
UNE PENSÉE SCIENTIFIQUE
INTÉGRÉE AUX SOINS INFIRMIERS
Intégrer une démarche scientifique
c’est apprendre à penser autrement
Les infirmières n’habitent pas le monde symboliquedelapenséescienrifique.
Biensûrnousparlions
de démarche rigoureuse, de théories de soins ;
mais, ne nous y trompons pas ! Il faut faire une
différence entre un discours SUI la science et un
discours issu de la science.
Ph. Roqueplo dans son livre c Le partage du
savoir » (j) donne un titre à ce phénomène du
discours sur la science, il l’appelle la science non
S”C.
Qu’est-ce qu’une science non sue. C’est une science
intégrée à la réalité sous la seule modalité qui soit
possible pour celui qui ne pratique pas la science,
celle du discours, du verbiage et de la représentation. La science non sue, c’est la science non utilisée
dans une pratique parce que non intégrée à la
culture, à l’éducation, à l’apprentissage.
« Une éducation scientifique ne consiste pas dans
le fait d’acquérir une culture expérimentale, mais
bien de changer de culture, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne, il faut
procéder à une élimination des éléments
subjectifs >>, G. Bachelard (6).
Penser autrement nécessite une rupture
avec la pensée quotidienne
J’illustrerai ce.poinr en prenant comme exemple la
démarche de soins qui reste figée pour bien des
soignants au stade intellectuel.
A. Giordan et G. de Vecchi dans < Les origines
du savoir » écrivent : « Pour accéder à la pensée
scientifique, il faut modifier la grille d’analyse de
l’environnement et admettre la nécessité d’une
autre approche... il est nécessaire d’aller plus loin
encore et de parler de véritable mutation. Un élément nouveau ne s’inscrit pas dans la ligne des
connaissances antérieures.
Celles-ci représentent le plus souvent un obstacle
à son intégration, il faut donc une transformation
intellectuelle complète » (7).
Pour les infirmières rompre avec la pensée quotidienne, c’est rompre avec la tradition, l’autoritarisme, l’empirisme. Si il me semble nécessaire
d’ébranler l’édifice constitué par les pratiques et
les savoirs empiriques, il est tout aussi nécessaire de
s’ap$uyer sur eux, de les formaliser pour construire
une science. C’est à travers des concepts déjà utilisés dans des pratiques usuelles que nous pouvons
questionner la réalité.
Questionner la réalité, c’est accepter
et vouloir changer nos représentations
et nos conceptions
Tous les individus qui mémorisent fonctionnent
avec des représentations forgées par notre histoire
personnelle, notre culture, “os idées de valeur etc.
Elles induisent notre façon d’être au monde. Ce
sont des filtres à travers lesquels chacun de nous
appréhende et construit sa réalité. Pour le milieu
professionnel, plutôt que représentation, j’utiliserai le mot conception dans la définition que lui
donne Giorda” et de Vecchi : « Par conception
j’entends un processus personnel par lequel l’individu structure au fur et à mesure les connaissances
qu’il intègre » (8).
La conception est donc le résultat d’une activité de
construction mentale du réel toujours actualisée.
Elle n’est pas statique, elle évolue.
Comment faire évoluer no8 conceptions
La réponse est simple : en les questionnant. Le prêt
à penser n’existe pas dans la démarche scientifique.
C’est une démarche en profondeur qui doit être la
source d’émergence de la pensée professionnelle.
Cela veut dire, quepour qu’un changement s’opère
il faut que nous soyons conscients du mécanisme
qui s’instaure, pour que nous puissions le repérer.
Sinon, nous plaquons des nouveaux concepts sut
les anciens, mais nous savons que tôt ou tard les
anciens resurgiront.
U n c o n c e p t q u i n o u s va b i e n p o u r q u o i l e
questionner ?Pour deux raisons, la réalité n’existe
pas en soi, elle change dès son apparition, et “os
représentations, “os conceptions nous sont personnelles. Nous pensons comme réalité universelle. Celle qui est à portée de “os yeux, de “os
sens, celle que nous déchiffrons et comprenons
avec nos grilles de lecture de façon instincruelle,
mais la réalité est multiple.
Si nous pouvons vivre notre vie personnelle à
partir de notre propre conception, il en est tout
autre de notre pratique professionnelle qui nous
met sans cesse en relation avec les autres (patients,
collègues, etc,). Elle doit s’appuyer sur une science
commune à tous à partir de concepts scientifiques.
Questionner les concepts c’est accepter le doute
permanent pour aller wrs une plus grande vérité.
Questionner les concepts,
c’est dynamiser les savoirs
Une pratique qui ne fait pas évoluer ses concepts
est une pratique tïgée. Or, le propre d’une science
c’est d’être continuellement remodelée ; le propre
d’un savoir-faire, c’est d’être évolutif, car très vite,
il devient obsolète. Il faut sans cesse en imaginer
un autre. Il “‘y a pas opposition entre continuité
et questionnement, de ces deux pôles naît une
synergie qui porte SUI ce que l’on espère, ce que
l’on veut faire évoluer, découvrir de nouveau à
partir de l’existant.
Dans notre profession, nous apprenons les soins
infirmiers comme nous apprenons 1’Histoire de
France. Une analyse de contenu des manuels professionnels utilisés ces vingt dernières années, nous
révèle que les soins infirmiers qui nous sont propres (rôle propre) n’ont pas évolué.
Les Sciences Médicales progressent sans cesse, les
Sciences Humaines se développent rapidement
sous la poussée des chercheurs et les emprunts
que nous faisons à ces disciplines nous donnent
l’illusion de notre propre évolution, mais c’est
faux.
Je citerai l’exemple de la Gériatrie dont les
recherches médicales ont permis une meilleure
connaissance des phénomènes de vieillissement, de
leur prévention et de leur traitement ; les
recherches en Sciences Humaines ont apporté leur
contributionàlaprisecncompteetàlacompréhensio” des personnes âgées mais, qu’en est-il de la
pratique soignante dans les services et les institutions de personnes âgées ?
Nous apprenons les soins infirmiers par la méthode
magistrale,etlaméthodeessai-tâtonnement, erreur
selon le modèle pédagogique du maître et de I’apprenti. C’est une méthode efficace pour appréhender des contenus, mais no” pour les questionner et
les faire évoluer.
Donner une vision évolutive aux soins infirmiers,
c’est introduire la notion difficile mais tellement
essentielle d’une vérité provisoire parce qu’en
devenir.
L’accession à une pensée scientifique passe par le
questionnement qui interroge le réel, transforme
le vécu, l’expérience et les connaissances théoriques en savoir et explique les conditions d’émergence du présent.
Cette attitude de la pensée scientifique qui en questionnant le réel permet de le connaître, de le vérifier, de le contrôler, de l’évaluer, de le critiquer,
amène à éliminer le prêt à penser, le déjà construit
et confère aux sciences leur précarité, mais en même
temps leur solidité.
Penser scientifiquement,
c’est accepter l’ouverture
FI. Vidal dans son livre « L’instant créatif » (9) dit
de la recherche scientifique que c’est avant tout
une affaire d’éveil et de curiosité intellectuelle.
Je donnerai deux sens au mot « éveil » :
- Celui que nous lui connaissons habituellement
qui,synonymed’ouvertured’esprit, consisteàintérioriser ce qui nous est extérieur. Le philusophe
grec Héraclite avait divisé le monde en deux sortes
de gens : les gens éveillés et les gens endormis. II
définit les éveillés comme des personnes debout,
les yeux ouverts SUI le monde. Les endormis au
contraire, ne sont pas interpellés par leur être au
monde. Ils sont repliés sur eux-mêmes, aveuglés
par leur propre intériorité.
- Le deuxième sens du mot « éveil » c’est celui
que lui a donné Socrate, le sens de la maïeutique
par lequel l’individu explicite son savoir implicite,
c’est-à-dire qu’il va extérioriser ce qui est son
intériorité ; non plus dans le domaine des représentations, mais dans celui des savoirs acquis par
l’intelligence et l’expérience.
Cette notion d’éveil avec ces deux composantes est
fondamentale pour les soins infirmiers, qtie ce soit
pour l’ouverture SUI le monde, pour accueillir des
idées, des pratiques scientifiques nouvelles de les
utiliser, où que ce soit pour expliciter, formaliser
ce que nous savons empiriquement et qui fait notre
compétence propre et la porter à la connaissance
d’autrui.
La notion d’éveil implique sous-jacente l’acceptation du changement. Sans développer ce concept,
je soulignerai simplement la distinction que font
les éthnologues quand ils parlent du changement.
Ils différencient le changement créateur du changement réducteur. Je pourrai résumer ce dernier par
la formule lapidaire : il faut se méfteer de changer
son cheval borgne contre un aveugle.
Le changement créateur est basé SUI la volonté
délibérée de réduire les écarts existants entre les
objectifs d’un système et les pratiques courantes,
d’analyser, les problèmes et de les résoudre en
créant de nouvelles méthodes pour les appréhender
et les contrôler.
L’APPRENTISSAGE DE LA RECHERCHE
- En formation de base
Que doivent apprendre les élèves infirmières ?
Quand ? Comment ? pour devenir de futures professionnelles ouvertes à la démarche scientifique
prenant en main leur propre évolution profcssion“elle dans une dynamique des savoirs et des
pratiques ?
Un livre ne suffirait pas pour répondre à cette
question et je n’en développerai qu’un tout petit
aspect. Pour ce faire, je partirai d’une réalité.
Très récemment dans une réunion, une Directrice
d’Ecole de Cadres faisait part de ses constatations :
parmi les infirmières qui se présentent dans son
école, qui envisagent un avenir de cadre enseignant
ou soignant, 80 % d’entre elles ne lisent pas un
livre professionnel par an et j 0 % ne lisent pas une
seule revue professionnelle.
La question que nous pouvons nous poser est de
savoir comment dans un métier tel que le nôtre
où les responsabilités sont énormes, peut-on se
contenter d’un savoir qui devient obsolète
rapidement ? D’où vient cette inappétence
intellectuelle ?
Je ne me laisserai pas abuser par de fausses raisons :
les infirmières n’ont pas le temps de lire, elles sont
trop.fari&ées, etc.
L’expérience prouve que lorsqu’elles en ont cotnpris l’absolue nécessité, les infirmières se donnent
les moyens (formation continue, cours, lectures,
etc.) de faire progresser leurs connaissances et
d’enrichir leur savoir. Il faut chercher la réponse à
cette ciuestion au niveau même de ses racines,
c’est-à-dire dans l’apprentissage.
C’est un truismede direqueles études d’infirmières
sont des études de contenus quand on voit la
densité des programmes. Mais est-ce que l’étude
des contenus exclu qu’il y ait en même temps
développement de la curiosité intellectuelle, questionnement, prise en charge par l’apprenant de sa
propre formation, responsabilité de son savoir et
de son évolution, de son actualisation en fonction
du contexte où il exerce sa pratique ?
Toutes ces activités intellectuelles sont la base de
la démarche scientifique et elles ne peuvent être
entreprises que par l’apprenant lui-même, et cela à
trois conditions :
1 - Que le modèle transmissif de connaissances
ne relègue pas au second plan la démarche mentale
et affective propre à chaque apprenant, leurs représentations, leur créativité, leur possibilité d’assimilation et d’intégration des savoirs. L’apprenant
doit avoir uwpart active dans la construction de
ses compétences.
z - Si nous voulons que l’apprenant reproduise
et poursuive sa quête de connaissances tout au long
de sa vie professionnelle, il doit arriver à repérer
au cours de son apprentissage à la fois le contenu
et le mécanisme de cet apprentissage. Les contenus
s’oublient, mais le repérage épistémologique structure la démarche de pensée.
C’est ce qui permet de dire que de l’apprentissage
(répéter et apprendre) nous passons à la formation
qui donne une forme, qui modèle.
Aider l’acteur à apprendre son rôle c’est d’abord
lui apprendre à apprendre et à comprendre et
ensuite lui donner la réplique au niveau des contenus.
Apprendre à apprendre nécessite nous l’avons vu
que le non initié ne soit plus récepteur passif auquel
on adapte un langage mais, qu’il puisse intervenir
dans laconstruction et le modelage de sa formation.
L’apprenant doit s’approprier les connaissances
et les concepts ; cela va à l’encontre du gavage
intellectuel. A partir des situations didactiques
auxquelles il est confronté, il doit pouvoir analyser
(questionner, reformuler, faire des liens) pour son
propre compte les problèmes et ainsi décortiquer
le savoir en le reconstruisant. Il faut être convaincu
que la conception scientifique ne s’élabore pas à
partir d’un thème, mais dans une confrontation à
la réalité.
Je rappelle les quatre phrases de la construction de
la pensée scientifique qui passe par :
. la prise en compte des conceptions des apprcriants,
. que celles-ci ne peuvent évoluer qu’à partir d’un
questionnement,
. un enrichissement par des concepts nouveaux,
. des activités de confrontation avec les faits réels
du terrain.
C’est cc processus qui permet de développer un
esprit scientifique, de chercher des éléments nouveaux de réponses théoriques, d’établir de nouvelles relations avec les acquis ponctuels et cela avec
les représentations préalables.
Cc processus de structuration engendre une activité continuelle de remodelage permanent permettant de ne pas figer la connaissance et cela, non
seulement pendant la période d’apprentissage,
mais tant au long de la vie professionnelle qui
devient elle-même apprentissage.
3 - La troisième condition pour que l’apprenant
entre dans un processus de démarche scientifique
nécessite de lui apprendre à requestionner son
savoir et le savoir professionnel. Dans leur livre
«Le partage du savoir » A. Giordan et G. de
Vecchi développent l’idée que beaucoup d’appreriants savent répondre aux questions mais que peu
savent se les poser car il est beaucoup plus difficile
d’apprendre à poser les questions que d’y répondre.
La formation de la pensée scientifique réside dans
le va et vient définit par Ph. Roqucplo :
« Apprendre à critiquer la pensée par les faits et les
faits par la pensée dans tous les domaines où se
déploie notre existence » (10).
A partir d’un même programme, il montre que
chaque modèle de formation peut être centré sur un
champ différent selon les objectifs pédagogiques
poursuivis :
~ Modèle centré sur les acquisitions et les contcnus théoriques. Il y a peu de confrontation au
champ pratique et celui-ci ne donne pratiquement
jamais lieu à des réajustements théoriques.
- Modèle centré su la démarche. L’accent est
mis sur le développement de la personnalité et la
façon dont chaque apprenant va entreprendre sa
propre démarche d’acquisition de savoirs. Dans cc
domaine, l’intervention du formateur sort du cadre
traditionnel de transmcttcur de savoirs, il est un
facilitateur et un révélateur.
- Modèle centré SUI I’analvse où I’obicctifprioritaire n’est plus I’acquisition’de connai&nc& mais
« celui qui se forme entreprend et poursuit tout au
long de sa carrière un travail sur lui-même de
destructuration de la connaissance et de
reconstruction autour de la réalité en fonction
des situations singulières qu’il traverse ou qu’il
rencontre > (12).
La situation des élèves infirmières confrontées à la
fois à la réalité des stages et de l’école doit pcrmcttrc
cc va et vient intellectuel.
Ces trois conditions réunies doivent conférer à
l’apprenant une compréhension en profondeur des
phénomènes et de leur mode d’apprentissage et
non plus seulement une simple mémorisation.
Nous pouvons penser, que si l’élève doit décortiqucr tout son savoir pour le reconstruire, trois ans
d’études ne suffiront pas. Mais cependant, si nous
sommes convaincus qu’apprendre à apprendre,
apprendre à comprendre, apprendre à questionner
sont la base d’une démarche de pensée scientifique
et d’une compétence professionnelle durable, nous
devons nous donner les moyens de le faire acquérir
aux apprenants.
Nous savons qu’au-delà des programmes toute
formation s’analyse en terme d’objectifs pédagogiques et que cela détermine des priorités dans la
formation et dans l’enseignement et détermine des
profils pédagogiques.
Des modèles que propose Ferry, le deuxième et le
troisième sont adaptés à l’acquisition d’une
démarche de pensée scientiftque. Ces deux modèles
sont progressifs et complémentaires. En école de
base, il semble que mettre l’accent sur le deuxième
modèle est indispensable comme, centrer une
année cadre sur l’analyse devient dans notre
contcxtc social, une priorité.
Il ne faut pas nier que dans cc type de pédagogie,
le formateur est mis en état d’insécurité car lui
aussi, à mut moment, il peut être « tequestionné ».
Il ne faudrait pas déduire hativement que le formateur est devenu inutile ou obsolète ; au contraire,
il a sa place plus que jamais indispensable. Elle ne
se situe plus devant l’apprenant, mais à son côté
car si cc dernier doit s’approprier le savoir, ct nul
ne peut le faire à sa place, il ne lui est pas possible
de le découvrir seul. Un médiateur doit favoriser
cette rencontre. II y a donc un accompagnement
important de l’apprenant pour lui permettre le va
et vient du champ pratique au champ théorique.
Cc qui implique que le formateur soit aussi à l’aise
dans le champ des pratiques que dans celui des
méthodes.
Pour conclure sur l’apprentissage de la démarche
de pensée scientifique cn école de base, j’évoquerai
que, si l’acquisition correcte de certains outils de
recherche (entretien, observation) sont indispensables car ils sont la base de toute démarche scientifique (à commencer par la démarche de soins) il ne
faut pas être trop ambitieux quant aux performances de recherche que l’on peut attendre des élèves
infirmières. Le travail de fin d’études peut être un
moyen de contrôler l’intégration et l’utilisation
d’une démarche de pensée scientifique, soit dans
son approche déductive ou inductive.
Je reprendrai les trois profils ou < modèles de
formation » que définit G. Ferry dans son livre
« Le trajet de la Formation » (I I).
A PÉcoJe de Cadrer
c serai brève sur cc point, car j’ai déjà évoqué
J
que le modèle de formation doit être centré SUI
l’analyse. C’est le noyau dur de la formation en
école de cadres.
Il ne s’agit plus de détenir des connaissances, mais
d’enrichir le champ des pratiques déjà ex$lpré par
l’apprenant, par une théorisation systématique. La
recherche devrait trouver ici son plein épanouissement tant par le recul qu’elle donne sur la réalité,
que le déconditionnement qu’elle apporte ou les
nouvelles grilles de lecture qu’elle révèle.
Que la recherche soit utilisée dans sa formedéscriptive pour comprendre, expliquer, maîtriser les
situations concrètes ou qu’elle serve à enrichir les
pratiques sous forme de recherche action ou de
recherche quasi expérimentale dans le domaine de
la qualité des soins, l’amélioration de l’eftïcacité,
des conditions de travail, elle est indispensable aux
cadres dans le système de soins acttiels.
Elle doit faire partie de leur équipement de hase de
gestionnaire ou d’enseignant.
Nous n’avons plus le choix. Comment parler de
qualité de soins, quand on ne sait pas la mesurer ?
Comment parler de besoins des patients, quand
on ne sait pas y répondre de façon satisfaisante ?
Comment parler de seuils minimum de qualité,
quand on ne sait pas les rechercher et les identifier ?
Comment une surveillante peut elle adapter une
organisation fonctionnelle aux concepts de soins
et aux finalités de l’équipe, quand elle ne sait pas
déchiffrer le système en interaction dans lequel elle
évolue ?
Comment une enseignante peut accompagner un
apprenant et l’aideràdévelopperunespritscientif~.
que, quand elle-même ne l’a pas acquis ?
La recherche en école de cadres n’est pas un luxe
mais unenécessiréabsolue. Dans toutes les activités
proposées, dans tous les domaines explorés (santé
publique, gestion, pédagogie) les méthodes et leur
repérage épistémologique doivent étre présentés,
car là aussi, il ne s’agit pas de dissocier les méthodes
et les contenus mais, de les repérer et de les utiliser
ensemble.
- A /‘Université
La vocation des universités dans les zc et je cycles
est de produire de nouveaux savoirs, d’élaborer de
nouveaux c?ncepts. Les enjeux sont différents, la
recherche y a droit de cité et après les maîtrises,
elle devient l’élément essentiel dans les études doctorales. Elle prend alors une autre dimension.
Quelque soit la méthode qui lui sert de support
(descriptive, quasi-expérimentale ou expérimentalc, etc.) elle vise toujours des sujets très pointus
dans des domaines précis. Les soins infirmiers pour
devenir Science infirmière ont autant besoin de
cette recherche-là, que des recherches action
menées par les professionnels SUI le terrain.
Seules les infirmières peuvent produire leur
science. Actuellement peu reconnue, la recherche
en soins infirmiers a des moyens inexistants. Quelques établissements commencent à détacher des
postes pour des infirmières qui ont parmi leurs
missions, de faire des recherches.
les,universités, où les infirmières préparent
des maîtrises. des D.E.A. ou doctorats. les enseigna+ sont étonnés de la qualité des iecherches
présentées. Cela s’explique par le fait qu’une formation~ assei complète aux méthodes de recherche et
une excellente connaissance professionnelle dans
des domaines pointus (ce qui est souvent le cas
des infirmières) se conjuguent pour engendrer la
qualité.’ Suivre un cursus universitaire demande
une certaine énergiepulsionnelle, car, comme pour
les élèves infirmières cela nécessite une remise en
cause fondamentale de son savoir pour le questionner dans une approche plus scientifique. Nous
retrouvons coujours, quelque soit le niveau d’apprentissage, les mêmes mécanismes.
Dans
Pour que la profession d’infirmière acquiert une
crédibilité irréfutable, il serait nécessaire qu’un
grand nombre d’infirmières et a fortiori les cadres,
se forment à la recherche en université.
L’APPRENTISSAGE DE LARECHERCHE
EN FORMATION CONTINUE
La démarche d’apprentissage de la recherche en
formation continue est une gageure. C’est un défi
que certaines infirmières sont capables non seulement de relever mais de gagner brillamment.
C’est un défi car la démarche de recherche pour
ceux et celles qui ne l’ont pas pratiquée dès l’apprentissage des études, renverse l’ordre établi. Il
n’est pas aisé après cinq ou dix ans de pratique de
se mettre à penser autrement, d’accepter une remise
en cause de ce que l’on a élaboré depuis longtemps
à travers une expérience vécue, et qui nous semble
les seules connaissances dignes de confiance.
Bachelatd disant : « Il est un temps où l’esprit aime
mieux cc qui confirme: son savoir que ce qui le
contredit, il aime mieux les réponses que les
questions » (I j).
Il est vrai, et nous le voyons en formation continue,
que les infirmières s’intéressent souvent aux sujets
SUI lesqtiels elles ont déjà quelques connaissances.
En formation continue l’apprentissage de la
recherche consiste essentiellement à amener les
intïrmières, à travers le savoir qu’elles ont déjà, qui
est irremplaçable, savoir acquis par l’expérience,
l’intuition, l’attention, à raisonner SUI des bases
rigoureuses, à requestionner une pratique, à p*endre du recul. Nous savons que dans le domaine de
la science, rien ne peut naître en dehors des acteurs,
dont la qualité professionnelle, l’ouverture sont
déterminantes.
L’apprentissage des techniques de recherche n’est
rien quand les infirmières en ont compris l’utilité,
quand elles acceptent d’entrer dans une pensée
scientifique qui, sans remettre en cause leur savoir,
le questionne différemment et les amène à plus de
rigueur et à plus de dynamisme professionnel.
Nous savons, que s’il n’y a pas un authentique
changement dans la façon de penser les soins intïr-
micrs, si les représentations initiales sont seulement
refoulées, le savoir scientifique reste artificiel au
stade du discours et les vieilles conceptions support
de la pratique refont vite surface.
L’âge et l’expérience professionnelle ne sont pas
des facteurs qui semblent beaucoup influencer
l’ouvcrturc vers la recherche. Nous voyons dans
les sessions ou dans les groupes de recherche de
jcuncs,infïrmièrcs, d’autres surveillantes-chefs en
fin de carrière, toutes aussi intéressées par la rcchcrchc et l’ouverture qu’elle donne. II est évident que
cette formation est d’autant plus bénéfique que les
acteurs sont au clair avec tout cc qui touche le
champ professionnel : organisation, concepts,
~qualité, responsabilité, etc.
Pour certaines infirmières et dans certains établissements, la recherche arrive après tout une
démarche de formation, en fait, elle vient achever,
compléter, ouvrir SUI l’avenir des données professionnelles nouvelles.
La recherche, qui s’opère à partir d’une pratique,
oblige les acteurs à une nouvelle lecture de leur
environnement, de leur espace, de leur intcrrelation, cc ne sont pas les données théoriques de la
démarche de recherche qui permettent l’ouverture,
c’est la nouvelle grille de lecture qu’elle offre et
cela à partir d’outil relativement simple, l’analyse
de situation, l’analyse stratégique, etc.
La recherche doit faire partie d’un projet d’établissement c’est un levier, un factcur~ de l’évolution
des soins, car contrairement à bien des formations,
elle ne reste jamais au stade des idées, elle est
toujours exprimée dans une pratique à partir de
situations qui se présentent dans leur complexité
car, nous l’avons vu la.recherche s’apprend en se
pratiquant.
La recherche ainsi inscrite dans la pratique est
surdéterminée par un ensemble de priorités et de
contraintes qui obligent l’infirmière à restructurer
ses connaissances théoriques en fonction de paramètres dont parfois elle ne soupçonnait même pas
l’utilité (économique, démographie, anthropologie, physiologique, etc.).
Les recherches pratiquées en formation continue
sont csscnticllcmcnt des recherches descriptives ou
des recherches actions, même, quand les ambitions
des chercheurs sont limitées, elles permettent une
mobilisation des équipes et un enrichissement des
pratiques. Il se passe souvent un effet de halo et si
les acteurs ont bien compris le sens de la démarche
scientifique, il n’y a pas qu’un seul domaine dans
les soins qui est touché. mais tout une dynamique
de progression qui s’instaure.
Je ne veux pas dresser un tableau idyllique de
l’apprentissage de la recherche en formation continue. Mais force est de constater que lorsque les
infirmières où les équipes yont jusqu’au bout du
cusus de la recherche, c’est-à-dire jusqu’à la publication ou la présentation, quelque chose a changé
pour elles.
Le problème est que beaucoup d’infirmières se
découragent en ~OUIS de route, reprises par la vie
quotidienne.
La recherche en groupe au sein d’un établissement
est plus satisfaisante dans la mesure où il y a une
stimulation mutuelle.
La recherche descriptive et la recherche action ne
demandent pas beaucoup de moyens, csscnticllcment du temps pour les « chercheurs ». Ceux qui
réussissent le mieux sont ceux qui ont obtenu de
leur institution du « temps de recherche D.
Par le biais de la formation continue, la recherche
est à la portée de toutes les intknières et de toutes
les équipes.
CONCLUSION
POU~ terminer, je voudrais vous faire partager mon
inquiétude et mon anxiété envers notre profession
non pas qu’elle me désespère, les événements
récents ont montré qu’elle était bien vivante, mon
inquiétude porte sur les moyens actuels que nous
nous donnons pour la faire évoluer.
Tout le monde parle de 92, mais est-cc que les
patients doivent attendre 92 pour avoir des soins
de qualité ? Notre profession stagne, n’évolue pas,
nous la subissons, nous ne l’habitons pas.
Reconnaître le poids de l’avenir, qu’on le subisse
ou qu’on l’oriente, c’est admettre la nécessité de
l’étudier. Nous avons b6aucoup d’atouts pour faire
de la recherche, une multitude de domaines à cxplorcr, unméticràcentfaccttesouchacunpcuts’cxprimer dans le champ qu’il préfère, un niveau d’études
assez élevé. Alors pourquoi cc désintérêt français
pour la recherche que ce soit pour en faire ou pour
utiliser celles qui ont été déjà réalisées ?
Pourquoinouscontcntons-nousdcpscudo-science
e t d e pscudo-connaisance infirmière? J C dis
pscudo non pas parce qu’elles sont fausses, mais
parce qu’elles ne servent pas leur finalité qui est
celle du terrain. Nous BYOIIS vu que cc n’est pas la
connaissance qui est importante mais son utilisation. Si je reprends l’exemple de la démarche de
soins, enseignée maintenant en France depuis
quinze ans et dont bien peu de patients ont récllcment bénéficié, on peut se demander au nom de
quoi nous permettons ce gaspillage intellectuel et
financier pour une démarche théorique qui est
visiblement rejetée par le terrain? C’est donc
qu’elle est à rctravailler scientifiquement, à réadapter au champ pratique, il lui manque toute la
démarche de la recherche appliquée au terrain.
Personne ne viendra nous aider, c’est notre rôle
propre, notre responsabilité professionnelle est là,
engagée BU niveau de l’accroissement de nos
connaissances. Quand je dis nous, je parle de toutes
les infirmières et surtout des cadres qui doivent
aider à amorcer une véritable mutation, culturelle
professionnelle, parce qu’elle résulte d’une impérieuse nécessité, elle a des chances de réussir et
d’être durable.
L’apprentissage de la recherche est nécessaire pour
les finalités de notre profession : tÏnalité au niveau
des patients et des populations que nous soignons,
finalité pour le corps professionnel lui-même.
Un corps professionnel est crédible Iqrsqy ses
membres sont reconnus par d’autres professionnels et par la société comme experts dans un
domaine déterminé.
Notre présent a des faits porteurs d’avenir, je souhaite que la recherche en fasse partie.
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1) BACHELARD (G.). - Op ict. p. ~4.
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