C OMMENT UNE INFIRMIÈRE DEVIENT-ELLE CHERCHEUR ? MONIQUE FORMARIOR ENSEIGNANTE* INTRODUCTION l’on peut parler d’une véritable science pour les soins infirmiers. Cc titre n’est pas juste, une infirmière ne devient pas chercheur, car chaque intïrmière qui exerce sa fonction devrait implicitement faire de la recherche. Le mot ,recherchc n’évoque pas ici le sens que nous lui donnons habituellement : Recherche fondamentale, expérimentale, laboratoire, il est pris ici dans son sens large, celui que lui donne le Dictionnaire Robert : « Effort de l’esprit pour trouver une connaissance ou une vérité sur des J’aborderai donc trois parties pour développer cc thème : faits réels ». Cette définition nous amène à l’axiome suivant : la recherche n’est rien, la recherche n’a pas de sens si elle ne sert de base à une science, à une discipline donnée dont elle est le fondement à la fois de son corpus de connaissances et de sa pratique. En conséquence, la recherche ne S’apprend pas. C’est le paradoxe que nous cultivons pendant ces trois journées d’études centrées SUI l’apprentissage et la formation. Cc qui s’apprend, c’est la technique et les outils utilisés dans la recherche. La recherche en tant que telle se découvre, s’intègre au fur et à mesure que se développent les connaissances professionnelles. En effet, ce qui est important dans la recherche, c’est la démarche de pensée scientifique qui doit servir de base à tout apprentissage ; allc doit permettre un repérage épistémologique qui engendre une articulation des modèles théoriques à la pratique quotidienne et qui donne une ouverture sur une nouvelle coniïguration de sens à nos soins. C’est dire que recherche, connaissances et pratiques professionnelles ne sont pas seulement liées, elles sont fusionnées, la première servant de support, de dynamisme aux secondes. Je définirai donc la recherche comme un mode de pensée scientifique introduisant un rapport au savoir différent. Mode de pensée qui n’isole plus pratique et théorie mais qui oblige à faire le lien entre elles. La recherche qui produit la connaissance à partir des bases empiriques existantes, n’a de réel intérêt pour les patients que si elle est en même temps agent facilitateur de l’utilisation de cette connaissance dans une pratique. Cc qui compte, ce n’est pas le savoir mais l’usage que nous en faisons, c’est parce que nous savons intégrer nos connaissances dans une pratique que - La recherche base de l’articulation, théoriepratique. - Comment développer une pensée scientifique intégrée aux soins infirmiers. ~ L’npprentissagc de la recherche en formation de base, de cadre, en université, en formation continue. LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE BASE DE L’ARTICULATION THÉORIE-PRATIQUE Pourquoi ai-je voulu aborder ce point en premier ? Pour éviter la question que nous nous posons fréquemment à savoir, la recherche entre-t-elle dans le champ de la pratique ou dans celui de la théorie ? La recherche est l’articulation de ces deux champs. Dans la relation théorie/pratiquc la théorie se définit en référence et en opposition à la pratique et clic se trouve souvent et maladroitement assimilée à toute réflexion et à tout discours sur les idées, et la pratique est souvent réduite à sa seule composante technique. Pour éclairer cette disjonction, je m’appuierai sur Bachclard qui souligne que la différence de démarche, qui oppose théorie et pratique n’existe pas pour le scientifique, elle n’est réelle que pour le profane. Le mot profane est pris dans son sens éthymologiquc qui signifie : « Hors de temple ». Pour Bachelard, il s’agit du temple de la pensée scientifique. DC la oratiaue. il dit « DUC~ au’elle obéit à la logiqué de l’éffkacité, la pratiqué wxx~rc toutes les failles, toutes les répétitions, toutes les erreurs, toutes les routines ; elle s’argumente seulement par son efiïcacité et son service rendu » (1). De la théorie dissociée de la pratique il dit « elle est polémique, elle obéit à la logique du cheveux coupé en quatre, elle se fait critique > (2). Ces oppositions nc sont pas sans engendrer le conflit, notamment lorsque la logique de la théorie est importée sans ménagement dans la routine de la praUque. Pour Bachelard, la seule façon de les réunir, c’est de * Enseignante ilu Département d’Enseignement Supérieur. Infirmier les faire grandir ensemble dans la même démarche scientifique COMMENT UNE INFIRMIÈRE DEVIENT-ELLE CHERCHEUR ? Pour expliciter cette idée, je ferai référence à Malglaive (3) qui publie dans la Revue Française de Pédagogie, il exprime l’idée que pratique et théorie sont dans un mouvement circulaire. La pratique est consommatrice de théorie car, dans la mesure où elle ne se veut ni figée, ni anarchique, ni empirique, elle est soumise aux concepts qui lui assurent son évolution. La théorie est dépendante de la pratique puisque tous les problèmes à étudier sont issus du terrain, englués dans le terrain et en dernière instance c’est la pratique qui valide la théorie, car si elle est inutile, elle sera rejetée par le terrain. La démarche scientifique jette un pont entre le champ pratique et le champ théorique. On ne peut passer : - de la pratique à la théorie dans une démarche scientifique qui en fait, n’est rien d’autre qu’un questionnement intelligent qui parnet une lecture du réel ou s’exerce la pratique ; - de la théorie à la pratique sans une démarche scientiflquc d’adaptation à la réalité. Démarche scientifique articulation pratique/théorie II reste, pour qu’elle devienne la base de la pratique soignante, à lui faire subir une «démarche scientifique » d’adaptation à la réalité de chaque service et de chaque patient. Pour conclure, je citerai Bertrand Schwartz : « Toute pratique est une intelligence des choses. Dès qu’elle se systématise, se réfléchit, s’organise, se gère par des lois et des concepts, elle prend rang dans une visée théorique... Sans cette visée la pratique est condamnée à une stagnation, à la routine destructurante » (4). COMMENT DÉVELOPPER UNE PENSÉE SCIENTIFIQUE INTÉGRÉE AUX SOINS INFIRMIERS Intégrer une démarche scientifique c’est apprendre à penser autrement Les infirmières n’habitent pas le monde symboliquedelapenséescienrifique. Biensûrnousparlions de démarche rigoureuse, de théories de soins ; mais, ne nous y trompons pas ! Il faut faire une différence entre un discours SUI la science et un discours issu de la science. Ph. Roqueplo dans son livre c Le partage du savoir » (j) donne un titre à ce phénomène du discours sur la science, il l’appelle la science non S”C. Qu’est-ce qu’une science non sue. C’est une science intégrée à la réalité sous la seule modalité qui soit possible pour celui qui ne pratique pas la science, celle du discours, du verbiage et de la représentation. La science non sue, c’est la science non utilisée dans une pratique parce que non intégrée à la culture, à l’éducation, à l’apprentissage. « Une éducation scientifique ne consiste pas dans le fait d’acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne, il faut procéder à une élimination des éléments subjectifs >>, G. Bachelard (6). Penser autrement nécessite une rupture avec la pensée quotidienne J’illustrerai ce.poinr en prenant comme exemple la démarche de soins qui reste figée pour bien des soignants au stade intellectuel. A. Giordan et G. de Vecchi dans < Les origines du savoir » écrivent : « Pour accéder à la pensée scientifique, il faut modifier la grille d’analyse de l’environnement et admettre la nécessité d’une autre approche... il est nécessaire d’aller plus loin encore et de parler de véritable mutation. Un élément nouveau ne s’inscrit pas dans la ligne des connaissances antérieures. Celles-ci représentent le plus souvent un obstacle à son intégration, il faut donc une transformation intellectuelle complète » (7). Pour les infirmières rompre avec la pensée quotidienne, c’est rompre avec la tradition, l’autoritarisme, l’empirisme. Si il me semble nécessaire d’ébranler l’édifice constitué par les pratiques et les savoirs empiriques, il est tout aussi nécessaire de s’ap$uyer sur eux, de les formaliser pour construire une science. C’est à travers des concepts déjà utilisés dans des pratiques usuelles que nous pouvons questionner la réalité. Questionner la réalité, c’est accepter et vouloir changer nos représentations et nos conceptions Tous les individus qui mémorisent fonctionnent avec des représentations forgées par notre histoire personnelle, notre culture, “os idées de valeur etc. Elles induisent notre façon d’être au monde. Ce sont des filtres à travers lesquels chacun de nous appréhende et construit sa réalité. Pour le milieu professionnel, plutôt que représentation, j’utiliserai le mot conception dans la définition que lui donne Giorda” et de Vecchi : « Par conception j’entends un processus personnel par lequel l’individu structure au fur et à mesure les connaissances qu’il intègre » (8). La conception est donc le résultat d’une activité de construction mentale du réel toujours actualisée. Elle n’est pas statique, elle évolue. Comment faire évoluer no8 conceptions La réponse est simple : en les questionnant. Le prêt à penser n’existe pas dans la démarche scientifique. C’est une démarche en profondeur qui doit être la source d’émergence de la pensée professionnelle. Cela veut dire, quepour qu’un changement s’opère il faut que nous soyons conscients du mécanisme qui s’instaure, pour que nous puissions le repérer. Sinon, nous plaquons des nouveaux concepts sut les anciens, mais nous savons que tôt ou tard les anciens resurgiront. U n c o n c e p t q u i n o u s va b i e n p o u r q u o i l e questionner ?Pour deux raisons, la réalité n’existe pas en soi, elle change dès son apparition, et “os représentations, “os conceptions nous sont personnelles. Nous pensons comme réalité universelle. Celle qui est à portée de “os yeux, de “os sens, celle que nous déchiffrons et comprenons avec nos grilles de lecture de façon instincruelle, mais la réalité est multiple. Si nous pouvons vivre notre vie personnelle à partir de notre propre conception, il en est tout autre de notre pratique professionnelle qui nous met sans cesse en relation avec les autres (patients, collègues, etc,). Elle doit s’appuyer sur une science commune à tous à partir de concepts scientifiques. Questionner les concepts c’est accepter le doute permanent pour aller wrs une plus grande vérité. Questionner les concepts, c’est dynamiser les savoirs Une pratique qui ne fait pas évoluer ses concepts est une pratique tïgée. Or, le propre d’une science c’est d’être continuellement remodelée ; le propre d’un savoir-faire, c’est d’être évolutif, car très vite, il devient obsolète. Il faut sans cesse en imaginer un autre. Il “‘y a pas opposition entre continuité et questionnement, de ces deux pôles naît une synergie qui porte SUI ce que l’on espère, ce que l’on veut faire évoluer, découvrir de nouveau à partir de l’existant. Dans notre profession, nous apprenons les soins infirmiers comme nous apprenons 1’Histoire de France. Une analyse de contenu des manuels professionnels utilisés ces vingt dernières années, nous révèle que les soins infirmiers qui nous sont propres (rôle propre) n’ont pas évolué. Les Sciences Médicales progressent sans cesse, les Sciences Humaines se développent rapidement sous la poussée des chercheurs et les emprunts que nous faisons à ces disciplines nous donnent l’illusion de notre propre évolution, mais c’est faux. Je citerai l’exemple de la Gériatrie dont les recherches médicales ont permis une meilleure connaissance des phénomènes de vieillissement, de leur prévention et de leur traitement ; les recherches en Sciences Humaines ont apporté leur contributionàlaprisecncompteetàlacompréhensio” des personnes âgées mais, qu’en est-il de la pratique soignante dans les services et les institutions de personnes âgées ? Nous apprenons les soins infirmiers par la méthode magistrale,etlaméthodeessai-tâtonnement, erreur selon le modèle pédagogique du maître et de I’apprenti. C’est une méthode efficace pour appréhender des contenus, mais no” pour les questionner et les faire évoluer. Donner une vision évolutive aux soins infirmiers, c’est introduire la notion difficile mais tellement essentielle d’une vérité provisoire parce qu’en devenir. L’accession à une pensée scientifique passe par le questionnement qui interroge le réel, transforme le vécu, l’expérience et les connaissances théoriques en savoir et explique les conditions d’émergence du présent. Cette attitude de la pensée scientifique qui en questionnant le réel permet de le connaître, de le vérifier, de le contrôler, de l’évaluer, de le critiquer, amène à éliminer le prêt à penser, le déjà construit et confère aux sciences leur précarité, mais en même temps leur solidité. Penser scientifiquement, c’est accepter l’ouverture FI. Vidal dans son livre « L’instant créatif » (9) dit de la recherche scientifique que c’est avant tout une affaire d’éveil et de curiosité intellectuelle. Je donnerai deux sens au mot « éveil » : - Celui que nous lui connaissons habituellement qui,synonymed’ouvertured’esprit, consisteàintérioriser ce qui nous est extérieur. Le philusophe grec Héraclite avait divisé le monde en deux sortes de gens : les gens éveillés et les gens endormis. II définit les éveillés comme des personnes debout, les yeux ouverts SUI le monde. Les endormis au contraire, ne sont pas interpellés par leur être au monde. Ils sont repliés sur eux-mêmes, aveuglés par leur propre intériorité. - Le deuxième sens du mot « éveil » c’est celui que lui a donné Socrate, le sens de la maïeutique par lequel l’individu explicite son savoir implicite, c’est-à-dire qu’il va extérioriser ce qui est son intériorité ; non plus dans le domaine des représentations, mais dans celui des savoirs acquis par l’intelligence et l’expérience. Cette notion d’éveil avec ces deux composantes est fondamentale pour les soins infirmiers, qtie ce soit pour l’ouverture SUI le monde, pour accueillir des idées, des pratiques scientifiques nouvelles de les utiliser, où que ce soit pour expliciter, formaliser ce que nous savons empiriquement et qui fait notre compétence propre et la porter à la connaissance d’autrui. La notion d’éveil implique sous-jacente l’acceptation du changement. Sans développer ce concept, je soulignerai simplement la distinction que font les éthnologues quand ils parlent du changement. Ils différencient le changement créateur du changement réducteur. Je pourrai résumer ce dernier par la formule lapidaire : il faut se méfteer de changer son cheval borgne contre un aveugle. Le changement créateur est basé SUI la volonté délibérée de réduire les écarts existants entre les objectifs d’un système et les pratiques courantes, d’analyser, les problèmes et de les résoudre en créant de nouvelles méthodes pour les appréhender et les contrôler. L’APPRENTISSAGE DE LA RECHERCHE - En formation de base Que doivent apprendre les élèves infirmières ? Quand ? Comment ? pour devenir de futures professionnelles ouvertes à la démarche scientifique prenant en main leur propre évolution profcssion“elle dans une dynamique des savoirs et des pratiques ? Un livre ne suffirait pas pour répondre à cette question et je n’en développerai qu’un tout petit aspect. Pour ce faire, je partirai d’une réalité. Très récemment dans une réunion, une Directrice d’Ecole de Cadres faisait part de ses constatations : parmi les infirmières qui se présentent dans son école, qui envisagent un avenir de cadre enseignant ou soignant, 80 % d’entre elles ne lisent pas un livre professionnel par an et j 0 % ne lisent pas une seule revue professionnelle. La question que nous pouvons nous poser est de savoir comment dans un métier tel que le nôtre où les responsabilités sont énormes, peut-on se contenter d’un savoir qui devient obsolète rapidement ? D’où vient cette inappétence intellectuelle ? Je ne me laisserai pas abuser par de fausses raisons : les infirmières n’ont pas le temps de lire, elles sont trop.fari&ées, etc. L’expérience prouve que lorsqu’elles en ont cotnpris l’absolue nécessité, les infirmières se donnent les moyens (formation continue, cours, lectures, etc.) de faire progresser leurs connaissances et d’enrichir leur savoir. Il faut chercher la réponse à cette ciuestion au niveau même de ses racines, c’est-à-dire dans l’apprentissage. C’est un truismede direqueles études d’infirmières sont des études de contenus quand on voit la densité des programmes. Mais est-ce que l’étude des contenus exclu qu’il y ait en même temps développement de la curiosité intellectuelle, questionnement, prise en charge par l’apprenant de sa propre formation, responsabilité de son savoir et de son évolution, de son actualisation en fonction du contexte où il exerce sa pratique ? Toutes ces activités intellectuelles sont la base de la démarche scientifique et elles ne peuvent être entreprises que par l’apprenant lui-même, et cela à trois conditions : 1 - Que le modèle transmissif de connaissances ne relègue pas au second plan la démarche mentale et affective propre à chaque apprenant, leurs représentations, leur créativité, leur possibilité d’assimilation et d’intégration des savoirs. L’apprenant doit avoir uwpart active dans la construction de ses compétences. z - Si nous voulons que l’apprenant reproduise et poursuive sa quête de connaissances tout au long de sa vie professionnelle, il doit arriver à repérer au cours de son apprentissage à la fois le contenu et le mécanisme de cet apprentissage. Les contenus s’oublient, mais le repérage épistémologique structure la démarche de pensée. C’est ce qui permet de dire que de l’apprentissage (répéter et apprendre) nous passons à la formation qui donne une forme, qui modèle. Aider l’acteur à apprendre son rôle c’est d’abord lui apprendre à apprendre et à comprendre et ensuite lui donner la réplique au niveau des contenus. Apprendre à apprendre nécessite nous l’avons vu que le non initié ne soit plus récepteur passif auquel on adapte un langage mais, qu’il puisse intervenir dans laconstruction et le modelage de sa formation. L’apprenant doit s’approprier les connaissances et les concepts ; cela va à l’encontre du gavage intellectuel. A partir des situations didactiques auxquelles il est confronté, il doit pouvoir analyser (questionner, reformuler, faire des liens) pour son propre compte les problèmes et ainsi décortiquer le savoir en le reconstruisant. Il faut être convaincu que la conception scientifique ne s’élabore pas à partir d’un thème, mais dans une confrontation à la réalité. Je rappelle les quatre phrases de la construction de la pensée scientifique qui passe par : . la prise en compte des conceptions des apprcriants, . que celles-ci ne peuvent évoluer qu’à partir d’un questionnement, . un enrichissement par des concepts nouveaux, . des activités de confrontation avec les faits réels du terrain. C’est cc processus qui permet de développer un esprit scientifique, de chercher des éléments nouveaux de réponses théoriques, d’établir de nouvelles relations avec les acquis ponctuels et cela avec les représentations préalables. Cc processus de structuration engendre une activité continuelle de remodelage permanent permettant de ne pas figer la connaissance et cela, non seulement pendant la période d’apprentissage, mais tant au long de la vie professionnelle qui devient elle-même apprentissage. 3 - La troisième condition pour que l’apprenant entre dans un processus de démarche scientifique nécessite de lui apprendre à requestionner son savoir et le savoir professionnel. Dans leur livre «Le partage du savoir » A. Giordan et G. de Vecchi développent l’idée que beaucoup d’appreriants savent répondre aux questions mais que peu savent se les poser car il est beaucoup plus difficile d’apprendre à poser les questions que d’y répondre. La formation de la pensée scientifique réside dans le va et vient définit par Ph. Roqucplo : « Apprendre à critiquer la pensée par les faits et les faits par la pensée dans tous les domaines où se déploie notre existence » (10). A partir d’un même programme, il montre que chaque modèle de formation peut être centré sur un champ différent selon les objectifs pédagogiques poursuivis : ~ Modèle centré sur les acquisitions et les contcnus théoriques. Il y a peu de confrontation au champ pratique et celui-ci ne donne pratiquement jamais lieu à des réajustements théoriques. - Modèle centré su la démarche. L’accent est mis sur le développement de la personnalité et la façon dont chaque apprenant va entreprendre sa propre démarche d’acquisition de savoirs. Dans cc domaine, l’intervention du formateur sort du cadre traditionnel de transmcttcur de savoirs, il est un facilitateur et un révélateur. - Modèle centré SUI I’analvse où I’obicctifprioritaire n’est plus I’acquisition’de connai&nc& mais « celui qui se forme entreprend et poursuit tout au long de sa carrière un travail sur lui-même de destructuration de la connaissance et de reconstruction autour de la réalité en fonction des situations singulières qu’il traverse ou qu’il rencontre > (12). La situation des élèves infirmières confrontées à la fois à la réalité des stages et de l’école doit pcrmcttrc cc va et vient intellectuel. Ces trois conditions réunies doivent conférer à l’apprenant une compréhension en profondeur des phénomènes et de leur mode d’apprentissage et non plus seulement une simple mémorisation. Nous pouvons penser, que si l’élève doit décortiqucr tout son savoir pour le reconstruire, trois ans d’études ne suffiront pas. Mais cependant, si nous sommes convaincus qu’apprendre à apprendre, apprendre à comprendre, apprendre à questionner sont la base d’une démarche de pensée scientifique et d’une compétence professionnelle durable, nous devons nous donner les moyens de le faire acquérir aux apprenants. Nous savons qu’au-delà des programmes toute formation s’analyse en terme d’objectifs pédagogiques et que cela détermine des priorités dans la formation et dans l’enseignement et détermine des profils pédagogiques. Des modèles que propose Ferry, le deuxième et le troisième sont adaptés à l’acquisition d’une démarche de pensée scientiftque. Ces deux modèles sont progressifs et complémentaires. En école de base, il semble que mettre l’accent sur le deuxième modèle est indispensable comme, centrer une année cadre sur l’analyse devient dans notre contcxtc social, une priorité. Il ne faut pas nier que dans cc type de pédagogie, le formateur est mis en état d’insécurité car lui aussi, à mut moment, il peut être « tequestionné ». Il ne faudrait pas déduire hativement que le formateur est devenu inutile ou obsolète ; au contraire, il a sa place plus que jamais indispensable. Elle ne se situe plus devant l’apprenant, mais à son côté car si cc dernier doit s’approprier le savoir, ct nul ne peut le faire à sa place, il ne lui est pas possible de le découvrir seul. Un médiateur doit favoriser cette rencontre. II y a donc un accompagnement important de l’apprenant pour lui permettre le va et vient du champ pratique au champ théorique. Cc qui implique que le formateur soit aussi à l’aise dans le champ des pratiques que dans celui des méthodes. Pour conclure sur l’apprentissage de la démarche de pensée scientifique cn école de base, j’évoquerai que, si l’acquisition correcte de certains outils de recherche (entretien, observation) sont indispensables car ils sont la base de toute démarche scientifique (à commencer par la démarche de soins) il ne faut pas être trop ambitieux quant aux performances de recherche que l’on peut attendre des élèves infirmières. Le travail de fin d’études peut être un moyen de contrôler l’intégration et l’utilisation d’une démarche de pensée scientifique, soit dans son approche déductive ou inductive. Je reprendrai les trois profils ou < modèles de formation » que définit G. Ferry dans son livre « Le trajet de la Formation » (I I). A PÉcoJe de Cadrer c serai brève sur cc point, car j’ai déjà évoqué J que le modèle de formation doit être centré SUI l’analyse. C’est le noyau dur de la formation en école de cadres. Il ne s’agit plus de détenir des connaissances, mais d’enrichir le champ des pratiques déjà ex$lpré par l’apprenant, par une théorisation systématique. La recherche devrait trouver ici son plein épanouissement tant par le recul qu’elle donne sur la réalité, que le déconditionnement qu’elle apporte ou les nouvelles grilles de lecture qu’elle révèle. Que la recherche soit utilisée dans sa formedéscriptive pour comprendre, expliquer, maîtriser les situations concrètes ou qu’elle serve à enrichir les pratiques sous forme de recherche action ou de recherche quasi expérimentale dans le domaine de la qualité des soins, l’amélioration de l’eftïcacité, des conditions de travail, elle est indispensable aux cadres dans le système de soins acttiels. Elle doit faire partie de leur équipement de hase de gestionnaire ou d’enseignant. Nous n’avons plus le choix. Comment parler de qualité de soins, quand on ne sait pas la mesurer ? Comment parler de besoins des patients, quand on ne sait pas y répondre de façon satisfaisante ? Comment parler de seuils minimum de qualité, quand on ne sait pas les rechercher et les identifier ? Comment une surveillante peut elle adapter une organisation fonctionnelle aux concepts de soins et aux finalités de l’équipe, quand elle ne sait pas déchiffrer le système en interaction dans lequel elle évolue ? Comment une enseignante peut accompagner un apprenant et l’aideràdévelopperunespritscientif~. que, quand elle-même ne l’a pas acquis ? La recherche en école de cadres n’est pas un luxe mais unenécessiréabsolue. Dans toutes les activités proposées, dans tous les domaines explorés (santé publique, gestion, pédagogie) les méthodes et leur repérage épistémologique doivent étre présentés, car là aussi, il ne s’agit pas de dissocier les méthodes et les contenus mais, de les repérer et de les utiliser ensemble. - A /‘Université La vocation des universités dans les zc et je cycles est de produire de nouveaux savoirs, d’élaborer de nouveaux c?ncepts. Les enjeux sont différents, la recherche y a droit de cité et après les maîtrises, elle devient l’élément essentiel dans les études doctorales. Elle prend alors une autre dimension. Quelque soit la méthode qui lui sert de support (descriptive, quasi-expérimentale ou expérimentalc, etc.) elle vise toujours des sujets très pointus dans des domaines précis. Les soins infirmiers pour devenir Science infirmière ont autant besoin de cette recherche-là, que des recherches action menées par les professionnels SUI le terrain. Seules les infirmières peuvent produire leur science. Actuellement peu reconnue, la recherche en soins infirmiers a des moyens inexistants. Quelques établissements commencent à détacher des postes pour des infirmières qui ont parmi leurs missions, de faire des recherches. les,universités, où les infirmières préparent des maîtrises. des D.E.A. ou doctorats. les enseigna+ sont étonnés de la qualité des iecherches présentées. Cela s’explique par le fait qu’une formation~ assei complète aux méthodes de recherche et une excellente connaissance professionnelle dans des domaines pointus (ce qui est souvent le cas des infirmières) se conjuguent pour engendrer la qualité.’ Suivre un cursus universitaire demande une certaine énergiepulsionnelle, car, comme pour les élèves infirmières cela nécessite une remise en cause fondamentale de son savoir pour le questionner dans une approche plus scientifique. Nous retrouvons coujours, quelque soit le niveau d’apprentissage, les mêmes mécanismes. Dans Pour que la profession d’infirmière acquiert une crédibilité irréfutable, il serait nécessaire qu’un grand nombre d’infirmières et a fortiori les cadres, se forment à la recherche en université. L’APPRENTISSAGE DE LARECHERCHE EN FORMATION CONTINUE La démarche d’apprentissage de la recherche en formation continue est une gageure. C’est un défi que certaines infirmières sont capables non seulement de relever mais de gagner brillamment. C’est un défi car la démarche de recherche pour ceux et celles qui ne l’ont pas pratiquée dès l’apprentissage des études, renverse l’ordre établi. Il n’est pas aisé après cinq ou dix ans de pratique de se mettre à penser autrement, d’accepter une remise en cause de ce que l’on a élaboré depuis longtemps à travers une expérience vécue, et qui nous semble les seules connaissances dignes de confiance. Bachelatd disant : « Il est un temps où l’esprit aime mieux cc qui confirme: son savoir que ce qui le contredit, il aime mieux les réponses que les questions » (I j). Il est vrai, et nous le voyons en formation continue, que les infirmières s’intéressent souvent aux sujets SUI lesqtiels elles ont déjà quelques connaissances. En formation continue l’apprentissage de la recherche consiste essentiellement à amener les intïrmières, à travers le savoir qu’elles ont déjà, qui est irremplaçable, savoir acquis par l’expérience, l’intuition, l’attention, à raisonner SUI des bases rigoureuses, à requestionner une pratique, à p*endre du recul. Nous savons que dans le domaine de la science, rien ne peut naître en dehors des acteurs, dont la qualité professionnelle, l’ouverture sont déterminantes. L’apprentissage des techniques de recherche n’est rien quand les infirmières en ont compris l’utilité, quand elles acceptent d’entrer dans une pensée scientifique qui, sans remettre en cause leur savoir, le questionne différemment et les amène à plus de rigueur et à plus de dynamisme professionnel. Nous savons, que s’il n’y a pas un authentique changement dans la façon de penser les soins intïr- micrs, si les représentations initiales sont seulement refoulées, le savoir scientifique reste artificiel au stade du discours et les vieilles conceptions support de la pratique refont vite surface. L’âge et l’expérience professionnelle ne sont pas des facteurs qui semblent beaucoup influencer l’ouvcrturc vers la recherche. Nous voyons dans les sessions ou dans les groupes de recherche de jcuncs,infïrmièrcs, d’autres surveillantes-chefs en fin de carrière, toutes aussi intéressées par la rcchcrchc et l’ouverture qu’elle donne. II est évident que cette formation est d’autant plus bénéfique que les acteurs sont au clair avec tout cc qui touche le champ professionnel : organisation, concepts, ~qualité, responsabilité, etc. Pour certaines infirmières et dans certains établissements, la recherche arrive après tout une démarche de formation, en fait, elle vient achever, compléter, ouvrir SUI l’avenir des données professionnelles nouvelles. La recherche, qui s’opère à partir d’une pratique, oblige les acteurs à une nouvelle lecture de leur environnement, de leur espace, de leur intcrrelation, cc ne sont pas les données théoriques de la démarche de recherche qui permettent l’ouverture, c’est la nouvelle grille de lecture qu’elle offre et cela à partir d’outil relativement simple, l’analyse de situation, l’analyse stratégique, etc. La recherche doit faire partie d’un projet d’établissement c’est un levier, un factcur~ de l’évolution des soins, car contrairement à bien des formations, elle ne reste jamais au stade des idées, elle est toujours exprimée dans une pratique à partir de situations qui se présentent dans leur complexité car, nous l’avons vu la.recherche s’apprend en se pratiquant. La recherche ainsi inscrite dans la pratique est surdéterminée par un ensemble de priorités et de contraintes qui obligent l’infirmière à restructurer ses connaissances théoriques en fonction de paramètres dont parfois elle ne soupçonnait même pas l’utilité (économique, démographie, anthropologie, physiologique, etc.). Les recherches pratiquées en formation continue sont csscnticllcmcnt des recherches descriptives ou des recherches actions, même, quand les ambitions des chercheurs sont limitées, elles permettent une mobilisation des équipes et un enrichissement des pratiques. Il se passe souvent un effet de halo et si les acteurs ont bien compris le sens de la démarche scientifique, il n’y a pas qu’un seul domaine dans les soins qui est touché. mais tout une dynamique de progression qui s’instaure. Je ne veux pas dresser un tableau idyllique de l’apprentissage de la recherche en formation continue. Mais force est de constater que lorsque les infirmières où les équipes yont jusqu’au bout du cusus de la recherche, c’est-à-dire jusqu’à la publication ou la présentation, quelque chose a changé pour elles. Le problème est que beaucoup d’infirmières se découragent en ~OUIS de route, reprises par la vie quotidienne. La recherche en groupe au sein d’un établissement est plus satisfaisante dans la mesure où il y a une stimulation mutuelle. La recherche descriptive et la recherche action ne demandent pas beaucoup de moyens, csscnticllcment du temps pour les « chercheurs ». Ceux qui réussissent le mieux sont ceux qui ont obtenu de leur institution du « temps de recherche D. Par le biais de la formation continue, la recherche est à la portée de toutes les intknières et de toutes les équipes. CONCLUSION POU~ terminer, je voudrais vous faire partager mon inquiétude et mon anxiété envers notre profession non pas qu’elle me désespère, les événements récents ont montré qu’elle était bien vivante, mon inquiétude porte sur les moyens actuels que nous nous donnons pour la faire évoluer. Tout le monde parle de 92, mais est-cc que les patients doivent attendre 92 pour avoir des soins de qualité ? Notre profession stagne, n’évolue pas, nous la subissons, nous ne l’habitons pas. Reconnaître le poids de l’avenir, qu’on le subisse ou qu’on l’oriente, c’est admettre la nécessité de l’étudier. Nous avons b6aucoup d’atouts pour faire de la recherche, une multitude de domaines à cxplorcr, unméticràcentfaccttesouchacunpcuts’cxprimer dans le champ qu’il préfère, un niveau d’études assez élevé. Alors pourquoi cc désintérêt français pour la recherche que ce soit pour en faire ou pour utiliser celles qui ont été déjà réalisées ? Pourquoinouscontcntons-nousdcpscudo-science e t d e pscudo-connaisance infirmière? J C dis pscudo non pas parce qu’elles sont fausses, mais parce qu’elles ne servent pas leur finalité qui est celle du terrain. Nous BYOIIS vu que cc n’est pas la connaissance qui est importante mais son utilisation. Si je reprends l’exemple de la démarche de soins, enseignée maintenant en France depuis quinze ans et dont bien peu de patients ont récllcment bénéficié, on peut se demander au nom de quoi nous permettons ce gaspillage intellectuel et financier pour une démarche théorique qui est visiblement rejetée par le terrain? C’est donc qu’elle est à rctravailler scientifiquement, à réadapter au champ pratique, il lui manque toute la démarche de la recherche appliquée au terrain. Personne ne viendra nous aider, c’est notre rôle propre, notre responsabilité professionnelle est là, engagée BU niveau de l’accroissement de nos connaissances. Quand je dis nous, je parle de toutes les infirmières et surtout des cadres qui doivent aider à amorcer une véritable mutation, culturelle professionnelle, parce qu’elle résulte d’une impérieuse nécessité, elle a des chances de réussir et d’être durable. L’apprentissage de la recherche est nécessaire pour les finalités de notre profession : tÏnalité au niveau des patients et des populations que nous soignons, finalité pour le corps professionnel lui-même. Un corps professionnel est crédible Iqrsqy ses membres sont reconnus par d’autres professionnels et par la société comme experts dans un domaine déterminé. Notre présent a des faits porteurs d’avenir, je souhaite que la recherche en fasse partie. BIBLIOGRAPHIE I BACHELARD (G.). - Epistérflologie, PUF, paris, 1971. 216 p. L BACHELARD (G.). -Ibid. 3 MALGLAIVE (P.). -Revue Française de l’éde gogie, oct/déc. 1982. 4 SCHWARTZ (B.). - Revue de I’UNESCO, A@wendre et travailler, ,979. > ROQUEPLO (Ph.). - Le ,bnrfage du savoir. 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