Le contact du caoutchouc dur du sol et du mur du cylindre, qui « heurtés avec
violence du pied ou du poing ou de la tête […] sonnent à peine »8, revient ici sous la
forme d’une balle pour évoquer la mémoire du lien organique à la vie, la mort de la
mère. Un instant inoubliable et qui pourtant semble effacé à la lecture du registre, il a
donné la balle mémorandum au chien. Une résonnance étouffée.
A l’inverse du Dépeupleur, ces fonctions de l’organique sont bien plus présentes
dans la pièce, indiquées en premier lieu par l’homophonie du nom9 qui établit déjà un
territoire de notre protagoniste dans le bas-ventre, confirmé par ses préoccupations
digestives comme cette « légère amélioration de l’état intestinal ». Au-delà du
premier facteur de dispositif comique, ces fonctions s’énoncent sur le principe de
rétention versus excrétion. Krapp est toute sa vie en proie à la constipation, due
apparemment à sa propension à manger trop de bananes, et à la fois fait preuve, il
faut bien le dire, par ses paroles d’une diarrhée verbale. Il le résume ainsi dans son
dernier monologue, la version anglaise fournissant une image bien plus poétique que
la crudité de sa traduction française.
« Rien à dire, pas couic. Qu’est-ce que c’est une année ? Merde remâchée et bouchon
au cul. (Pause.)»10
« Nothing to say, not a squeak. What's a year now? The sour cud and the iron stool11.
(Pause.) »12
Rien n’est plus mémorable dans une année, tout comme cette équinoxe, point
central à équidistance des extrémités de l’année, qu’il semble avoir oublié, qui
pourtant fut déterminante dans les choix de vie du personnage, et qui fait figure
d’épiphanie. C’est en effet à ce moment que le jeune Krapp décida de se consacrer à
la littérature :
«… cette mémorable nuit de mars, au bout de la jetée, dans la rafale, je n’oublierai
jamais, où tout m’est devenu clair. La vision, enfin. Voilà j’imagine ce que j’ai surtout à
enregistrer ce soir, en prévision du jour où mon labeur sera… (il hésite)… éteint et où
je n’aurai peut-être plus aucun souvenir, ni bon ni mauvais, du miracle qui… (il
hésite)… du feu qui l’avait embrasé. Ce que soudain j’ai vu alors, c’était que la
croyance qui avait guidé toute ma vie, à savoir – (Krapp débranche l’appareil, fait
avancer la bande, rebranche l’appareil) »13
Un autre moment inoubliable qui fut oublié. Mais le vieux Krapp semble ne pas
vouloir en entendre reparler, il débranche, et cette « lumière de l’entendement »14, ce
« feu » soudain révélés ne seront finalement pas dévoilés de manière explicite dans
8 S. Beckett, Le Dépeupleur, op. cit., p. 8.
9 Krapp est l’homonyme de crap qui signifie merde en anglais.
10 S. Beckett, La Dernière Bande, op. cit., p. 28.
11 La ruminance aigre et les selles dures comme fer, pour une traduction plus littérale.
12 S. Beckett, Krapp’s Last Tape, New York, Grove Press, 1994 (1958), p. 29.
13 S. Beckett, La Dernière Bande, op. cit., p. 22-23.
14 Ibid., p. 23.