LA DERNIERE BANDE
REALISME FORMEL ET MEMOIRE VACILLANTE
La Dernière Bande fut écrite en 1958 à l’époque Beckett devint un auteur
dramatique à succès, elle précède ainsi Oh les beaux jours (1960) et fait suite à En
attendant Godot (1952) et Fin de partie (1957). Plus significatif cependant l’écriture
de cette pièce vient après Tous ceux qui tombent, première pièce radiophonique,
écrite en anglais sur une commande de la BBC, et Actes sans paroles I et II, tous
trois sans doute écrits en 19561.
En effet la structure de la pièce pourrait se résumer ainsi : première section, un acte
sans paroles ; deuxième section, l’écoute morcelée et parfois accélérée ou répétée
d’une bande magnétique, interrompue soit par des mini-actes sans paroles ou deux
courtes lectures, l’une d’une inscription sur un registre et l’autre d’une définition sur
un dictionnaire ; troisième section, nouveau petit acte sans paroles suivi de
l’enregistrement d’un monologue par le personnage ; quatrième section, nouvelle
écoute d’une partie de la bande magnétique suivi d’un mini-acte sans paroles.
Beckett travaille alors sur des polarités de l’écriture dramatique, pièces
chorégraphiques seul le mouvement prend forme dans l’absence totale de
paroles, et pièces radiophoniques seules les paroles existent dans l’absence de
tout mouvement des corps. La Dernière Bande apparaît donc comme une tentative
de combiner ces deux polarités dans une même œuvre.
Il semblerait en outre que l’intuition de cette pièce que Beckett écrivit en anglais pour
l’acteur nord-irlandais Patrick Magee, viendrait de l’écoute qu’il fit de celui-ci à la
radio lisant des passages de son roman Molloy2. L’écoute d’une parole médiatisée,
magnétisée semble bien au centre de la pièce, elle fournit une bonne moitié du
1 Des divergences existent sur l’exacte datation des moments d’écriture, ainsi Le Dépeupleur aurait été écrit
presque totalement en 1965-1966 alors que le texte indique 1968-1970. Il semble bien toutefois que l’écriture
de ces pièces ait précédé celle de La Dernière Bande.
2 J. Knowlson, Krapps last tape : the evolution of the play, 1958-75, 1975, in
http//www.english.fsu.edu/jobs/num01/Num1Knowlson2.htm. [J. Knowlson a aussi écrit une biographie de
Beckett].
matériau dramatique. Dans l’édition corrigée de la pièce publiée aux éditions
américaines Grove Press, on y trouve cette nouvelle didascalie de Beckett en
préambule :
« Time divided about equally between listening (silence, immobility) and non-listening (noise,
agitation).»3
Malgré cette apparente immobilité scénique, cette volonté formelle, la pièce nous
raconte une histoire, nous sommes dans un cadre narratif dramatique traditionnel.
Un vieil écrivain, Krapp, écoute une bande magnétique qu’il a enregistrée trente ans
auparavant, le jour de ses trente-neuf ans, avant de se mettre à en enregistrer une
autre. Très vite on se rend compte que c’est quelque chose qu’il fait rituellement à
chacun de ses anniversaires, et qu’il fait ceci depuis qu’il est jeune homme. Dans ces
enregistrements il revient sur son état physique et psychique, et retrace les
événements importants de l’année passée. Finalement donc il enregistre cette
bande qui sera probablement la dernière, la mort n’est plus très loin.
Par certains traits clownesques, tant dans le costume que dans certaines de ses
actions, le personnage est fortement théâtralisé, on pense bien sûr à Vladimir et
Estragon d’En attendant Godot. Cependant l’espace-temps apparaît plus réaliste que
dans cette première pièce, nous sommes dans « la turne de Krapp »4 et le temps de
la narration va se défiler au rythme de la représentation. A ceci près qu’il y a tout de
même volonté d’abstraction temporelle chez Beckett avec cette première phrase des
didascalies :
« Un soir, tard, d’ici quelque temps. »5
L’action est donc placée dans un futur indéterminé, hypothétique, mais cependant
nous restons dans un cadre temporel réaliste. En effet l’accessoire principal de
Krapp, le magnétophone à bandes magnétiques, avait été inventé récemment au
moment Beckett écrivit cette pièce. Il était donc impensable d’imaginer Krapp en
1958 ayant pu enregistrer ses mémoires depuis plus de 45 ans. Malheureusement
cette remarque n’a que peu de valeur lorsqu’il s’agit de remonter cette pièce près de
cinquante ans plus tard.
La Dernière Bande se révèle donc comme une pièce de théâtre en un acte, un long
monologue le principal défi pour le public et le metteur en scène se résume à
assister, la moitié du temps, à une action fort peu dramatique en apparence, l’écoute
par un personnage de l’enregistrement d’une bande magnétique.
3 Ibidem. Temps divisé en parties à peu près égales entre écoute (silence, immobilité) et non-écoute (bruit,
agitation), [Ma traduction].
4 S. Beckett, La Dernière Bande, op. cit., p. 7.
5 Ibid., p. 7.
Les thématiques du personnage comportent des aspects fortement
autobiographiques : la mort de la mère, la dévotion à l’écriture, et le questionnement
sur l’amour. Elles sont énoncées dans les premières paroles de Krapp lisant une
inscription, des notes jetées trente ans auparavant, sur le registre archivant les
éléments contenus dans chaque bande enregistrée :
« Maman en paix enfin… Hm… La balle noire… (Il lève la tête, regarde dans le vide
devant lui. Intrigué.) Balle noire?… (Il se penche de nouveau sur le registre, lit.) La
boniche brune… (Il lève la tête, rêvasse, se penche de nouveau sur le registre, lit.)
Légère amélioration de l’état intestinal… Hm … Mémorable… quoi ? (Il regarde de plus
près, lit.) Equinoxe, mémorable équinoxe. (Il lève la tête, regarde dans le vide devant
lui. Intrigué.) Mémorable équinoxe ?... (Pause. Il hausse les épaules, se penche de
nouveau sur le registre, lit.) Adieu à l’a… (il tourne la page) … mour. »6
L’adverbe enfin revient souvent dans la parole de Krapp, comme une suspension,
comme si ce qui venait d’être dit, prononcé, pensé, pouvait toujours être reconsidéré,
à la manière du « si cette notion est maintenue » du Dépeupleur. Il résonne aussi de
part ses constituants en fin, l’un de localisation l’autre de temporalité, c’est donc
aussi un séjour. Nous sommes à la fin, les derniers moments d’une vie, sans doute
est-ce là réside l’espace-temps de la pièce. Cependant dans cette première
occurrence il prend son sens usuel de réalisation d’une attente, et nous parle de
l’ambigüité face à la mort de la mère. Est-ce un soulagement pour elle, un
soulagement pour lui, qu’elle soit soulagée ou qu’il en soit soulagé ? Tous les
possibles sont envisageables, voire indissociables. La petite pause qui suit, marquée
par les points de suspension, et l’interjection Hm semblent bien nous suggérer ce
questionnement bourru du personnage, lui-même en fin de vie.
Ou peut-être est-il question de mémoire, axe qui traverse l’ensemble de ce passage.
Que se rappelle-t-il, qu’a-t-il oublié, qu’est-ce que ces premiers mots, qui ont valeur
de titre, de premier angle, de vue d’ensemble, convoquent comme souvenir ? La
balle noire l’intrigue, on apprendra plus tard qu’au moment il prit conscience de la
mort de sa mère il jouait avec un chien, une balle noire à la main. Le jeune Krapp
prononce alors ces mots qui deviennent avec le temps d’une ironie mordante :
« Je suis resté là quelques instants encore, assis sur le banc, avec la balle à la main et
le chien qui jappait après et la mendiait de la patte. (Pause.) Instants. (Pause.) Ses
instants à elle, mes instants à moi. (Pause.) Les instants du chien. (Pause.) A la fin je
la lui ai donnée et il l’a prise dans sa gueule, doucement, doucement. Une petite balle
de caoutchouc, vieille, noire, pleine, dure. (Pause.) Je la sentirai, dans ma main,
jusqu’au jour de ma mort. (Pause.) J’aurais pu la garder. (Pause.) Mais je l’ai donné au
chien. »7
6 Ibid., p. 12-13.
7 Ibid., p. 21-22.
Le contact du caoutchouc dur du sol et du mur du cylindre, qui « heurtés avec
violence du pied ou du poing ou de la tête […] sonnent à peine »8, revient ici sous la
forme d’une balle pour évoquer la mémoire du lien organique à la vie, la mort de la
mère. Un instant inoubliable et qui pourtant semble effacé à la lecture du registre, il a
donné la balle mémorandum au chien. Une résonnance étouffée.
A l’inverse du Dépeupleur, ces fonctions de l’organique sont bien plus présentes
dans la pièce, indiquées en premier lieu par l’homophonie du nom9 qui établit déjà un
territoire de notre protagoniste dans le bas-ventre, confirmé par ses préoccupations
digestives comme cette « légère amélioration de l’état intestinal ». Au-delà du
premier facteur de dispositif comique, ces fonctions s’énoncent sur le principe de
rétention versus excrétion. Krapp est toute sa vie en proie à la constipation, due
apparemment à sa propension à manger trop de bananes, et à la fois fait preuve, il
faut bien le dire, par ses paroles d’une diarrhée verbale. Il le résume ainsi dans son
dernier monologue, la version anglaise fournissant une image bien plus poétique que
la crudité de sa traduction française.
« Rien à dire, pas couic. Qu’est-ce que c’est une année ? Merde remâchée et bouchon
au cul. (Pause.10
« Nothing to say, not a squeak. What's a year now? The sour cud and the iron stool11.
(Pause.) »12
Rien n’est plus mémorable dans une année, tout comme cette équinoxe, point
central à équidistance des extrémités de l’année, qu’il semble avoir oublié, qui
pourtant fut déterminante dans les choix de vie du personnage, et qui fait figure
d’épiphanie. C’est en effet à ce moment que le jeune Krapp décida de se consacrer à
la littérature :
«… cette mémorable nuit de mars, au bout de la jetée, dans la rafale, je n’oublierai
jamais, où tout m’est devenu clair. La vision, enfin. Voilà j’imagine ce que j’ai surtout à
enregistrer ce soir, en prévision du jour mon labeur sera… (il hésite)… éteint et
je n’aurai peut-être plus aucun souvenir, ni bon ni mauvais, du miracle qui… (il
hésite)… du feu qui l’avait embrasé. Ce que soudain j’ai vu alors, c’était que la
croyance qui avait guidé toute ma vie, à savoir (Krapp débranche l’appareil, fait
avancer la bande, rebranche l’appareil) »13
Un autre moment inoubliable qui fut oublié. Mais le vieux Krapp semble ne pas
vouloir en entendre reparler, il débranche, et cette « lumière de l’entendement »14, ce
« feu » soudain révélés ne seront finalement pas dévoilés de manière explicite dans
8 S. Beckett, Le Dépeupleur, op. cit., p. 8.
9 Krapp est l’homonyme de crap qui signifie merde en anglais.
10 S. Beckett, La Dernière Bande, op. cit., p. 28.
11 La ruminance aigre et les selles dures comme fer, pour une traduction plus littérale.
12 S. Beckett, Krapp’s Last Tape, New York, Grove Press, 1994 (1958), p. 29.
13 S. Beckett, La Dernière Bande, op. cit., p. 22-23.
14 Ibid., p. 23.
la pièce. Une lecture plus attentive cependant nous fait prendre conscience que ce
« labeur » dont il est question est celui de l’écriture. Krapp est un écrivain raté, selon
ses dires excédés dans le dernier monologue quand il tente une dernière fois de faire
les comptes de l’année:
« Dix-sept exemplaires de vendus, dont onze au prix de gros à des bibliothèques
municipales d’au-delà les mers. En passe d’être quelqu’un. (Pause.) Une livre, six
shillings et quelques pence, huit probablement. »15
Krapp pourrait alors aussi se lire comme une projection inversée de Beckett, qui
venait lui de connaître un succès international tout à fait inattendu qui culmina avec
cette « catastrophe » du prix Nobel, alors que pendant des années il végéta à écrire.
Son moment épiphanique se produisit aussi à l’âge de trente-neuf ans lorsqu’il
décida de congédier la langue maternelle pour se consacrer à l’écriture dans une
langue qui lui était familière et pourtant étrangère, le français. Et puisqu’il est
question de chiffres comme dans le cylindre, à noter, ironiquement, que l’écriture de
cette pièce précéda de près de trente ans le décès de l’auteur.
Mais si ce « feu » n’est pas révélé c’est parce qu’il entre en tension avec le dernier
chapitre du texte de la bande, l’ « adieu à l’amour ». Introduit par un gag, l’amour est
coupé en deux pour tourner la page, cet adieu restera finalement le véritable
questionnement du personnage. Un passage narratif d’une grande beauté, d’une
lumineuse simplicité romantique, nous relate cet instant de bonheur, les derniers
moments consentis d’une histoire d’amour, sur une barque, un instant d’extase qui
se termine ainsi :
« Je me suis coulé sur elle, mon visage dans ses seins et ma main sur elle. Nous
restions là, couchés, sans remuer. Mais, sous nous, tout remuait, et nous remuait,
doucement, de haut en bas, et d’un côté à l’autre.
Pause.
Passé minuit. Jamais entendu pareil silence. La terre pourrait être inhabitée. »16
Alors que le moment épiphanique de l’éveil à la littérature est escamoté, morcelé par
les avancées rageuses de la bande, Krapp réécoute trois fois ce passage, sans
jamais reprendre ou finir au même endroit, comme si une image se reformait, comme
si certains détails pouvaient s’affiner, comme si une mémoire pouvait se préciser
dans cette reconstruction, avec la nostalgie latente du passage du temps, l’approche
de la mort. N’était-ce pas plutôt ce moment d’extase qui était l’épiphanie, l’instant
d’origine, où tout n’était pas dépeuplé ?
Deux ans avant sa mort en 2008, Harold Pinter, acteur, grand auteur de théâtre et
ami de Beckett, lui aussi prix Nobel de littérature, entreprit une dernière fois de
remonter sur les planches, alors qu’il avait depuis longtemps abandonné la scène,
15 Ibid., p. 28-29.
16 Ibid., p. 24.
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