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CV Oui, Cédric Juliens ne peut écrire cela qu’en fonction des spectacles que vous
avez choisis, puisque la sélection s’est faite sur le critère de la novation,
de l’exploration de voies encore inconnues.
AP Le regard de Nancy Delhalle est quant à lui plus historicisant, voire institutionnel,
et fait parfois référence à des œuvres que nous n’avons que peu évoquées.
CV Nous avons fait appel à elle et à son point de vue d’universitaire po ur replacer
ces quarante spectacles, et la scène en Belgique francophone d’une manière
générale, dans une perspective historique (voire sociopolitique), et pour évoquer
des problématiques esthétiques. À partir de notre sélection, et d’autres spectacles,
elle étudie un certain nombre de thématiques, telles que l’appréhension de la
théâtralité, la place du texte et du sujet, ou encore l’ironie, ou la prise (ou pas) de
risque. De fait, l’intérêt de cet ouvrage est aussi de pouvoir prendre le temps d’aller
voir ailleurs, d’élargir le cadre qu’on s’était donné.
AP Je voudrais revenir sur les différentes acceptions de « révélation », pour voir
où et ce qu’elles traversent. Ainsi, quand on parle de révélation au sens de découvrir
ce qui était secret, on pense par exemple à Claude Schmitz, qui était resté secret
jusqu’à Amerika. C’est vrai de lui, ça ne l’est pas de Martine Wijckaert, parce qu’on
a choisi un spectacle qui est venu bien après sa « consécration » avec La Pilule verte,
spectacle auquel on réduit trop souvent son travail. Par contre, si on prend le
deuxième sens « personne dont il est donné au public de découvrir le talent », il y a
des spectacles où il y a révélation, mais pas forcément du metteur en scène, il peut
s’agir de l’auteur, du scénographe ou d’un comédien. De La Mission de Dezoteux, on
retient souvent la scénographie de Jean-Claude de Bemels, parce qu’elle ne
proposait pas un rapport scène/salle classique, avec cette idée de surplomber la
salle. Mais excepté ce spectacle, il y a peu de transgressions du rapport scène/salle
traditionnel dans les spectacles choisis…
CV Il y a tout de même Yvonne, princesse de Bourgogne à l’École des vétérinaires,
où les comédiens se changeaient à vue, dans les boxes des chevaux…
AP Ou Le Dragon, un spectacle sous chapiteau, ou encore Ella, où van Kessel faisait
entrer les spectateurs dans le noir complet, au milieu de poules qui se mettaient à
caqueter quand la lumière s’allumait… Et Les Troyennes, et La Danse des pas perdus,
qui tirent parti de l’espace non théâtral où il se jouent, et L’Échange, qui inclut
les spectateurs dans le dispositif… Dès que j’y pense, je dois retirer ce que j’ai dit.
Il vaudrait d’ailleurs la peine de rechercher mieux la manière dont des lieux non
théâtraux, non conçus à l’effet de la scène, ou employés pour une création seulement,
ont modifié la manière d’aborder cette scène. Une architecture plus classique de nos
lieux de création (en Belgique en effet, le nombre de théâtres qui sont installés dans
des lieux non prévus pour cela est impressionnant) aurait probablement produit des
langages plus conventionnels.
CV Il y a également plusieurs spectacles qui, sans changer le rapport spatial,
transforment les dispositifs classiques. Ainsi de Made in Taïwan, où c’est le public qui
choisit le costume de l’interprète, et la musique ; le rapport entre la scène et la salle
change.
AP Ces spectacles-là sont nombreux. En fait, une série d’auteurs de la scène jouent,
depuis les années 1980 déjà, sur la déconstruction des codes. Yves Hunstad et Ève
Bonfanti avec La Tragédie comique, Transquinquennal dans Zugzwang, ou le groupe
trop obscurs pour ceux qui n’ont pas vu le spectacle, ou d’autres trop subjectifs.
C’était assez difficile, parce que des choses qui pouvaient nous sembler accessoires
étaient parfois celles qui tenaient le plus à cœur aux rédacteurs - c’est pourquoi nous
leur avons proposé, dans la mesure du possible, de retoucher le texte eux-mêmes.
Il faut dire que le travail était le plus souvent bien fait, parce qu’on s’est adressés à
des gens qui savent – et qui aiment – écrire. Au final, les notules sont très différentes :
certaines sont descriptives, d’autres soulignent ce que le spectacle a changé,
d’autres évoquent davantage l’auteur du texte, ou au contraire la mise en scène.
Globalement, les auteurs ont pris un certain plaisir à ce travail, ils ont été touchés
de se replonger dans des spectacles qu’ils avaient aimés il y a trente ou quarante
ans, de les redécouvrir. Et à entendre les relations de ces spectacles, on se rend
compte qu’ils ont effectivement été marquants. Même si je n’aime pas ce terme
un peu galvaudé, il y avait beaucoup d’émotions en jeu.
AP Qu’apprend-on des trois analyses plus longues ?
CV On a demandé à Catherine Simon de rendre compte de sa trajectoire
de spectatrice, son texte évoque donc les (nombreux) spectacles qu’elle a vus. Elle
a fait un peu le même travail que les rédacteurs de notules, mais en proposant
un autre point de vue, en insistant sur d’autres aspects. Il est d’ailleurs intéressant
de constater que les différents rédacteurs ne retiennent pas forcément les mêmes
choses d’un spectacle et que, lorsqu’on leur demande d’en parler en quelques mots,
de dire l’essentiel, on peut avoir des échos vraiment différents. Cette confrontation
est d'ailleurs souvent un signe de la richesse de la mise en scène. Catherine Simon
semble dire que les spectacles qu’elle a vus il y a longtemps l’ont davantage
bouleversée que les plus récents, et que la scène se renouvelle moins depuis
quelques années, mais peut-être est-ce dû au fait qu’elle devient moins réceptive,
qu’elle commence à être blasée.
AP À côté de Catherine Simon, une vraie mémoire vivante du spectacle, on a un
rédacteur plus jeune, Cédric Juliens.
CV Son expérience de spectateur débute dans les années 1990, et ce qui prime pour
lui, c’est l’idée d’héritage. Il l’aborde sans d’emblée dire précisément, parce que
c’est dur à identifier, ce que la scène belge, et lui en tant qu'artiste, héritent de ces
œuvres, de ces mises en scène et de ces créateurs. La question de
la filiation est très importante, il y a des noms que l’on retrouve un peu partout, au fil
de nos quarante spectacles, et ce dès Henri Chanal. On pourrait presque faire des
arbres généalogiques... Chanal a enseigné à Ferbus, qui joue avec Frédéric
Flamand, par exemple, et Marannes a des rapports directs avec Charlie Degotte.
Ces rapports de filiation expliquent aussi pourquoi on retrouve, d’une pièce à l’autre
des manières ou des concepts communs, comme une sorte de legs, et Cédric Juliens
conclut son texte en affirmant qu’il est bien l’héritier de quelque chose.
AP Oui, il y a ce paragraphe final où il cite une série de concepts apparus dans les
notules mais qui, réunis, font beaucoup sens : la simplicité des moyens,
le dépouillement et le jeu minimal, le plateau nu, l’ici et maintenant, l’engagement
social, la critique, le corps, le jeu non verbal, l’expression visuelle, la prise de parole
impertinente… Et l’idée d’un théâtre toujours à la recherche de nouveaux langages…
Or, il y a tout à fait moyen de faire une histoire du théâtre en Belgique francophone
depuis quarante ans sans parler du tout de la recherche de nouveaux langages. C’est
le choix de spectacles qui joue…