Des Algériennes à Lyon 1947 - 1974 - Université Paris

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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE II
Laboratoire de recherche
UMR 85 96 – Centre Roland Mousnier
THÈSE
Pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
HISTOIRE CONTEMPORAINE
Présentée et soutenue par :
Marc ANDRÉ
Le 4 avril 2014
Des Algériennes à Lyon
1947 - 1974
Volume 1
Sous la direction de :
Monsieur Jacques FRÉMEAUX, Professeur à l’Université Paris-Sorbonne
Membres du jury :
Monsieur Olivier DARD, Professeur à l’Université Paris-Sorbonne
Monsieur Jacques FRÉMEAUX, Professeur à l’Université Paris-Sorbonne
Monsieur Jim HOUSE, Maître de conférences à l’Université de Leeds
Monsieur Benjamin STORA, Professeur à l’Université Paris 13
Madame Sylvie THÉNAULT, Directrice de recherche au CNRS
Position de thèse
Au début des années 2010, la France compte environ quatre millions de résidents
d’origine algérienne dont deux millions de bi-nationaux 1 . On en trouve 150 000 dans
l’agglomération lyonnaise, parmi lesquels 57 % ont la bi-nationalité2. Selon l’INSEE, 3,6 %
des enfants nés en 2011 en France métropolitaine ont un père d’origine algérienne avec la
plus forte proportion dans les départements de Seine-Saint-Denis (9,9 %), des Bouches-duRhône (8,8 %) et du Rhône (7,8 %). Les statistiques disent combien l’histoire francoalgérienne – dont l’immigration n’est qu’un aspect – a façonné la France autant que
l’Algérie3. Elles disent moins comment.
Cette histoire semblait, en effet, écrite pour l’essentiel comme une histoire d’hommes,
quasi-linéaire. Dans un premier temps, jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,
l’émigration algérienne provenait d’une société rurale en crise. Puis, dans un deuxième temps,
une émigration davantage prolétaire prenait le relais jusqu’aux années soixante-dix. Enfin,
dans un troisième temps, une communauté algérienne s’implantait en France, relativement
autonome, grâce à la venue des femmes et des enfants4. Sociologues et historiens disposent
ainsi d’une catégorie d’analyse chronologique, la « génération » qui permet de répartir et
d’identifier commodément une population. Certes cette catégorie peut être modalisée,
notamment si l’on considère l’origine du phénomène : des Algériens étaient venus en
métropole dès la fin du XIXe siècle ou à la faveur du premier conflit mondial 5 , des
Algériennes s’y trouvaient en petit nombre dès les années 1930, légèrement plus nombreuses
dans les années 1950. Mais reste tout de même un penchant souligné par Edgar Morin : « La
connaissance scientifique fut longtemps et demeure souvent conçue comme ayant pour
mission de dissiper l’apparente complexité des phénomènes afin de révéler l’ordre simple
1
Sur ces estimations, lire Gilbert Meynier, « Après l'indépendance: les relations tumultueuses entre l'Algérie et
la France », in Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault (dir.),
Histoire de l’Algérie coloniale…, op. cit., p. 682. Également : Séverine Labat, La France réinventée. Les
nouveaux bi-nationaux franco-algériens, Paris, Publisud, 2010, 272 p.
2
Chiffres transmis par le consulat de Lyon en novembre 2013.
3
Les chercheurs en histoire tant en France qu’en Algérie émettent un avis de plus en plus éthique sur cette
histoire « franco-algérienne ». L’objectif serait d’aboutir à la réalisation de manuels scolaires bilingues comme
cela existe avec les manuels franco-allemands. Progressivement, des ouvrages initialement rédigés en français
sont traduits en arabes et édités en Algérie ou sont immédiatement conçus par des chercheurs et des maisons
d’édition des deux pays. Sylvie Thénault, « France-Algérie. Pour un traitement commun de la guerre
d’indépendance », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n°85, 2005/1, pp. 119-128 ; Frédéric Abécassis, Gilbert
Meynier (dir.), Pour une histoire franco-algérienne, Paris, La Découverte, 2008, 250 p. ; Abderrahmane
Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l’Algérie
coloniale…, op. cit.
4
Ces trois âges sont ceux décrits par Abdelmalek Sayad, La Double absence..., op. cit., p. 60.
5
Gilbert Meynier, L’Algérie révélée. La première guerre mondiale et le premier quart du XXe siècle, Genève,
Droz, 1981, 793 p.
1
auquel ils obéissent »6. Dans ce système de connaissance, à charge pour la pensée de « mettre
de l’ordre et de la clarté dans le réel » quand « le mot de complexité, lui, ne peut qu’exprimer
notre embarras, notre confusion, notre incapacité de définir de façon simple, de nommer de
façon claire, de mettre de l’ordre dans le réel »7. C’est pourtant de cette complexité qu’il
importe à la science de rendre compte. Or, l’immigration algérienne est complexe et ne saurait
se résumer à des séquences chronologiques simplifiées. Plus encore si l’on décide de se
concentrer sur les femmes algériennes entrées en France avant l’indépendance de l’Algérie
(elles sont 1 000 a minima) et résidant dans la région lyonnaise, il est impossible d’échapper
au face-à-face avec une « complexité ».
Il s’agissait dans cette étude de cerner un groupe humain de taille variable dans une
agglomération urbaine donnée, de saisir des parcours, des interactions et des malentendus
entre la société d’accueil et les personnes déplacées, loin des images décontextualisées que
l’on en produit. Recluses, les Algériennes forment une communauté que l’ethnologue peut
aborder. Déplacées, elles intéressent l’historien qui étudie les structures d’encadrement et
d’adaptation dans un contexte métropolitain. Opprimées, elles sont un enjeu de pouvoir pour
les hommes. Et des combattantes, on ne retient qu’un simple segment d’une vie pour
l’essentiel centrée autrement. L’arrivée d’Algériennes dans l’agglomération lyonnaise entre la
Seconde Guerre mondiale et l’indépendance de leur pays suppose l’écriture d’une histoire
mêlée, car faite de multiples contacts, tout autant qu’une histoire démêlée, car distinguant les
femmes entrées françaises en France des flux constants de la migration qui les maintiennent
dans un perpétuel statut d’immigrées.
Pour écrire un peu d’une telle histoire, il a fallu constituer un point de vue à l’égard de
différents types de sources. L’archive multiforme laissée par des institutions policières ou
associatives s’est en effet constituée selon une logique propre à ces institutions. Les femmes
suspectées ou aidées n’y paraissent donc jamais qu’à travers les partis pris des auteurs de
fiches ou de rapports. Souvent d’ailleurs, elles paraissent facilement reconnaissables à ces
auteurs au point que la femme algérienne des archives est d’abord une femme simplifiée.
Rappelons, à cet égard, le rapport de police dressé après le décès d’un militant messaliste en
janvier 1962 évoquant d’une phrase sa compagne, « la veuve Badri-Badri [qui] a eu de
nouveau trois enfants avec Badri Mostefa »8. Il s’avère que cette « veuve » a été un appui
essentiel du MNA comme le révèle un entretien. Plus encore, d’autres documents
6
Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Le Seuil, p. 9.
Ibid., p. 9.
8
ADR – 248 W 196 – Dossier Mostefa Badri.
7
2
administratifs la présentent comme une femme rapportée le plus souvent à son mari. Ainsi,
loin des événements politiques, les femmes n’apparaissent que rarement pour elles-mêmes
dans les archives : quand les familles demandent un logement HLM, seuls les hommes sont
les référents administratifs. Par exemple, Kheira Bounouri, totalement absente du rapport de
police faisant état de l’arrestation de son mari suite à une réunion de cadres FLN, n’est pas
non plus renseignée dans la liste des travailleurs algériens nécessitant un relogement en 1961.
Encore une fois, seul un entretien permet de remettre ce parcours en perspective et de mesurer
sa dynamique recherche de logement. Enfin, mais c’est peut-être le cas le plus simple du fait
de son évident parti pris, l’archive s’avère intéressée politiquement ou idéologiquement à
quelque image (autre simplification) d’une femme qu’elle voudrait emblématique. Par
exemple, le journal diasporique L’Algérien en Europe évoque régulièrement dans ses
colonnes, pour les années 1969-1972, une militante de l’Amicale des femmes algériennes.
L’entretien révèle toute la part de hasard qui conduit Akila Mezidi à la tête de la coordination
régionale de cette Amicale. Finalement, toutes les sources offrent des parcours tronqués de
femmes algériennes.
D’autres archives ont l’apparence d’un site archéologique où la femme algérienne
apparaît fragmentée. C’est le cas de la presse attachée à signaler les événements en fonction
de leur charge « événementielle », c’est-à-dire spectaculaire dans une acception situationniste.
En constituant ces faits divers en base de données, il devenait possible de distancier le
« spectacle » pour rendre apparent le fait historique. Le regard sur les Algériennes devient
cette fois plus apte à les décrire à l’origine d’un réseau symbolique de termes, d’images, de
postures sociales dont les tenants culturels (pour l’essentiel colonialistes) deviennent évidents.
Elles vivent, malgré tout, ailleurs que dans les rapports, les journaux, les dispensaires.
Elles vivent dans une complexité dont aucun outil ne rend compte mieux que l’entretien.
Cependant le risque devient inverse d’avoir affaire à une femme trop complexe pour
l’historien, trop individuée pour asseoir une lecture de la collectivité à laquelle elle appartient
aussi. La richesse de la parole singulière vient de sa poétique propre, des souvenirs qui se
suscitent les uns les autres (beaucoup moins selon un ordre chronologique qu’une logique
affective), de la confiance dans le destinataire de cette parole lui-même impliqué par sa
recherche. Pour poser un regard sur cette matière qui induise une connaissance historique, la
logique du recueil a prévalu. Dans le recueil, chaque entretien exprime une identité tandis que
leur chœur fait entendre un accord partagé qui change de nature entre l’avant-guerre et les
années soixante-dix sans cesser d’être un accord. Il est devenu possible de discerner un
3
territoire d’histoire pertinent. En regardant la ville de Lyon au regard des Algériennes, les
Algériennes au regard de la ville de Lyon, leur histoire en métropole a pris quelques formes.
Alors que voit-on ? D’abord, l’histoire des Algériennes, à Lyon comme dans les
centres urbains où quelques chapitres en ont été écrits, apparaît comme une histoire des
lectures successives que différents acteurs font d’elles. Elle est, en ce sens, une histoire de
regards. En effet, il n’est pas une institution qui échappe aux discours sur les Algériennes : le
personnel administratif de la préfecture, celui de la justice, les femmes ou hommes politiques,
les forces de l’ordre, les journalistes, les assistantes sociales, les membres de la société civile
(militants associatifs ou politiques) ou religieuse (hommes d’église, paroissiaux), tous
dressent des portraits de ces femmes qui favorisent la naissance de structures leur venant en
aide ou les contrôlant. Car les Algériennes sont vues généralement comme un groupe
homogène dans lequel le singulier, l’individuel, a bien peu de place. Deux grilles de lecture
convergent, qui partent des mêmes postulats et arrivent aux mêmes résultats. La première
porte un regard d’évidence sur ces femmes : elles seraient immédiatement lisibles comme
femmes musulmanes inadaptées à la vie en métropole. La seconde part de l’enquête de terrain
pour aboutir à des conclusions conformes aux modèles dominants. Des détails, relevés dans
les témoignages ou dans les rapports quasi-ethnographiques des assistantes sociales, illustrent
une culture double traditionnellement vue en termes de manquements. On a ainsi pu montrer
combien ces regards ont en commun de prendre les Algériennes en défaut (d’instruction,
d’hygiène, etc.). Les sources s’accordent d’ailleurs avec les entretiens pour mettre en
évidence la convergence d’idées reçues et d’expériences vécues où se voit principalement une
assignation à un rôle assez proche de celui qui leur est dévolu depuis un siècle. Une histoire,
écrite pour une part à partir de leur propre regard, apporte pourtant un certain nombre de
correctifs. Elles font preuve d’une résistance au prêt-à-porter de l’intégration et récusent les
panoplies souvent simplistes dont les acteurs sociaux prétendent les revêtir. Elles choisissent
les éléments d’une culture composite où toute leur histoire reste lisible pour elles. Dès lors,
leur histoire s’avère avant tout comme celle de contraintes réinventées par l’évolution même
de leur cadre de vie dans un héritage culturel encore prégnant. Elles obligent à les compter
sans vraiment que le cœur administratif y soit et restent mécomptées. Elles provoquent une
justice qui renonce, le plus souvent, à les considérer aussi responsables que leurs compatriotes
masculins. Elles adoptent aussi clandestinement les postures de combattantes que celles des
lectrices de revue où les chanteurs dits « Yé-Yé » font la une. Peut-on compter leurs trajets
valise à la main ? Évaluer le sens d’une coupe de cheveux « à la Bardot » quand bien des
jeunes filles du temps l’adoptent ? Une femme insiste sur les élections de « miss France » que
4
jamais elle ne ratait. Une autre parle en ces termes du jour de son divorce, un certain 11 mars
1978 : « Et alors j’ai pleuré, j’ai pleuré ! Une amie est venue me voir et elle me dit : “Mais
pourquoi tu pleures ?”. Je lui ai dit : “Claude François est mort !” ». Une troisième, enfin,
évoque, durant les années cinquante, l’électrophone utilisé pour écouter l’hymne national
algérien. Souvent bilingues, ouvertes à quelques traits de la « société de consommation »,
elles restent plus souvent au foyer que les autres femmes. L’étude de la culture matérielle et
de la vie intime des femmes algériennes, effleurée dans notre travail et telle qu’elle a été
réalisée pour les Françaises des milieux modestes par Anne-Marie Sohn9, reste un champ
d’analyses à venir.
Sur la période étudiée, la société française traverse elle-même plusieurs crises
polarisées autour de divers discours. Ce sont d’abord ceux de l’émancipation des Algériennes
durant la guerre d’indépendance (sur l’alphabétisation, le dévoilement, etc.), relayés ensuite
par les discours d’émancipation de la fin des années soixante (sur l’espace urbain, l’hygiène,
la mixité, etc.), si bien que le regard est lui-même variable. En l’espace d’un peu moins de
vingt ans, le terme « algérienne » a connu une mutation de taille. Ainsi, au contraire de l’idée
d’une invisibilité des Algériennes ou d’une progressive invisibilité des Algériennes après
l’indépendance, il a paru plus juste d’utiliser le concept d’effacement employé par la
philosophie sociale. Il apparaît ainsi que les Algériennes sont effacées par les différents
acteurs qui ont à en parler au cours de la période étudiée. D’ailleurs, l’effacement lui-même
change de nature sans remettre en cause un savoir figé par un souci de lire un monde social
ordonné. Dans les années cinquante, les Algériennes sont effacées par des représentations
héritées de l’époque coloniale. Elles apparaissent bien comme une masse uniforme et
inadaptée quand la réalité de la migration oblige à constater une plus grande diversité des
profils sociologiques, quand l’étude des vêtements oblige à voir des Algériennes habillées à la
mode métropolitaine. Dans les années soixante-dix, l’effacement est celui opéré par les
sciences sociales qui fabriquent des catégories d’études. Les femmes sont désormais inscrites
dans des suites de chiffres, de pourcentages, quand la permanence de la migration oblige à
constater que les femmes arrivées dans les années soixante-dix ne sont pas celles arrivées
dans les années cinquante. Françaises musulmanes, elles deviennent immigrées. Dans les
deux cas, les Algériennes sont stigmatisées par une catégorie de pensée englobante. Dans les
deux cas aussi, les Algériennes se sont appuyées sur ces deux effacements pour déployer des
9
Anne-Marie Sohn, Chrysalides. Femmes dans la vie privée (XIXe-XXe siècles), 2 vol., Paris, Publications de la
Sorbonne, 1996, 1 095 p. ; et Anne-Marie Sohn, Âge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années 1960.
Paris, Hachette Littératures, 2001, 431 pages.
5
stratégies d’évitements des instances de contrôles qui souhaitaient les conformer au modèle
métropolitain, au bon goût en usage. Leur histoire décrit des citoyennes en-deçà de l’espace
visible de la cité qu’elles habitent. On osera dire que leur histoire est celle d’un je ne sais quoi
ou d’un presque rien10 qui, constamment, altère des récits reconstruits officiellement parfois
avec une intention d’objectivité avouée. L’humour de ces femmes, perceptible dans les
entretiens, témoigne de leur distance face aux catégories en usage. En optant pour une étude
aux points de vue croisés, en abandonnant par conséquent l’approche par un seul regard, celui
de la société métropolitaine, notre travail démontre une rencontre plus complexe que celle
d’un accueil et d’une mise en conformité des individus accueillis. Les Algériennes ne se
laissent pas domestiquer : tout ce qu’elles font est réapproprié, elles recyclent en permanence
ce qui leur est proposé avec des références propres, elles acceptent des choses, d’autres pas,
elles trient.
Cette rencontre à deux voix apparaît encore plus nettement quand les Algériennes sont
replacées dans leur inscription socio-spatiale. Elles arrivent en métropole dans les années
cinquante (plus pour des raisons familiales que pour fuir la guerre) et leur arrivée est
d’ailleurs l’occasion de mesurer combien elles ont été maintenues à l’écart de tout projet
émancipateur. Entre 1945 et 1962, la majorité des arrivantes ne sait ni lire ni écrire. Jusque-là,
elles étaient des Françaises « indigènes », étrangères aux éventuels « bienfaits » de la
présence française en Algérie. Leur horizon est principalement familial : elles épouseront un
Algérien et élèveront des enfants dans un contexte qu’elles doivent apprivoiser avec des
moyens limités. Cette majorité silencieuse ne doit pas occulter pour autant la diversité des
Algériennes en métropole (diversité des parcours, des origines géographiques en Algérie, etc.)
Leur nombre reste néanmoins une mesure statistique : elles ne s’associent pas, ne constituent
ni une « classe », ni un éventuel groupe de pression porteur de revendications spécifiques. Il
est notable de constater que même le dépaysement partagé ne génère entre elles qu’un lien
occasionnel, le plus souvent de proximité, mais qui ne va jamais jusqu’à quelque forme
institutionnalisée ou associative. Et quand il y a une minorité éclairée – et il y a une minorité
éclairée – elle ne s’érige pas en porte-parole. Quand les élites parlent, elles ne parlent pas pour
le collectif, y compris lorsque des intermédiaires sont repérées et mobilisées par les
institutions d’accueil. En ce sens, s’il y a intégration, ce n’est pas celle qu’on nomme, celle
qu’on norme. Du point de vue de la société métropolitaine, on parlera d’une
intégration oblique : les Algériennes ne se conforment pas aux normes imposées mais opèrent
10
Ces expressions sont empruntées à Vladimir Jankélévitch.
6
une sélection. De leur point de vue, elles s’efforcent de mettre en œuvre une intégration
pragmatique. Une étude d’intégration rend ainsi peu lisibles les trajectoires. Le « devenir
métropolitain » des Algériennes est plus complexe que celui d’autres populations : si
« derrière chaque parcours de rapatriés en métropole se retrouve la main de l’État »11, il n’en
va pas de même pour les Algériennes. Entrées en France en tant que citoyennes françaises,
elles sont invitées à s’inscrire dans les rouages administratifs établis pour tous les citoyens,
puis elles font massivement le choix de la naturalisation algérienne en 1962-1963 et
s’inscrivent dès lors dans des régimes de droits spécifiques. Nées en Algérie, elles choisissent
également une sépulture algérienne même si leurs enfants ne parlent pas, ou peu, l’arabe, et
sont parfaitement implantés en France. Les trajectoires déroulent des vies de l’Algérie à
l’Algérie avec, dans l’entretemps, une inscription métropolitaine révélée par le choix d’un
logement, la progressive mise au travail, le développement de sociabilités de quartiers
(voisinage, écoles, etc.).
Il n’est, dès lors, pas un lieu de la ville de Lyon ou de ses alentours qui n’échappe à la
présence des Algériennes puisqu’on les retrouve dans les hôpitaux, les écoles, les usines, les
cafés ou garnis, les tribunaux, les prisons, les logements défectueux, HLM ou bidonvilles. Les
Algériennes passent d’un lieu à un autre et dessinent une ville singulière en constante
métamorphose : d’une époque à l’autre, des lieux disparaissent, d’autres émergent. Peut-être
leur histoire n’est-elle possible qu’à travers celle de ces déformations à la marge qu’elles
impriment à l’espace urbain tout comme font, dans l’espace, des énergies encore méconnues
quoique identifiées. L’inscription socio-spatiale des Algériennes a lieu dans un espace en
mutation où leur empreinte se fixe à peine. Dans cet espace, la cartographie des Algériennes
renforce d’un côté l’existence de quartiers à forte présence algérienne mais, plus globalement,
laisse percevoir une diaspora discrète dans la mesure où les Algériennes vivent relativement
isolées des autres familles algériennes de la région, de la ville, du quartier. Les rencontres
opèrent à l’échelle des individus plus que de groupes constitués. Quelques acteurs de la
société civile ou religieuse tentent de favoriser les interactions.
L’intégration pragmatique des Algériennes est, in fine, accélérée par leur implication
dans les formes clandestines de la guerre en métropole. De fait, l’examen des trajectoires
politiques donne sa forme la plus concrète à une « génération » de femmes algériennes en
France dans la mesure où, entrées en France avant 1962, elles ont connu une guerre
11
Yann Scioldo-Zürcher, Devenir métropolitain…, op. cit., p. 397.
7
d’indépendance d’un genre particulier puisque se déroulant sur le territoire métropolitain.
Elles ont donc baigné dans une ambiance sociale et politique spécifique qui, jusqu’à
aujourd’hui, guide leurs pratiques ou leurs méfiances. Parfois rivales, elles jouent un rôle
essentiel dans le FLN comme dans le MNA du fait de la localisation géographique de leurs
appartements, de cette discrétion sociale dont elles usent pour échapper aux contrôles. La lutte
fratricide entre les deux partis rivaux se nourrit du soutien des femmes. Les lignes de fracture
sont partout : dans la ville, où des quartiers se colorent politiquement, dans les familles, dont
certaines sont divisées entre les partis en guerre, dans les têtes qui toutes se méfient des
traîtres. Les expériences sont communes, les haines restent tenaces. Les Algériennes
connaissent la violence des combats, le deuil. Certes, quelques Algériennes revendiquent leur
appartenance à un parti par fidélité à un homme ou par motivation politique. Bien sûr,
Djamila Amrane pouvait, à la fin des années quatre-vingt, introduire ainsi son ouvrage :
« Ayant personnellement pris part à la guerre de libération nationale, j’ai gardé en mémoire
l’image de toutes ces militantes que j’ai connues pendant la “bataille d’Alger”, au maquis et
dans les prisons. Et il m’a paru d’une injustice profonde que l’histoire de ces sept années de
guerre s’écrive en faisant abstraction d’une moitié du peuple algérien : les femmes. C’est cette
moitié oubliée des historiens et des témoins, acteurs, écrivains, que j’ai essayé de faire
revivre »
12
. Il s’agissait pour elle de dépasser les simples hommages rendus aux
moudjahidates lors des solennités commémoratives. L’idéologie n’est pourtant que très
rarement convoquée pour justifier un engagement et les mots employés par les Algériennes
pour le décrire sont volontairement allusifs : elles se considèrent « coincées entre trois feux »,
mobilisées pour « un travail », répondant de missions « normales ». Les parcours politiques
des Algériennes, en ce sens qu’ils croisent la politique, doivent être dépolitisés pour être
compris. Pour les partisanes de la Résistance, Marie-France Brive notait déjà en 1995, dans
un article programmatique, une intuition très juste : au lieu d’étudier les héroïnes
combattantes de l’ombre, il fallait, selon elle, prendre au sérieux les « je n’ai rien fait » ou les
« c’était naturel » affirmés par les femmes interrogées13. Pour les anciennes moudjahidates en
Algérie, Natalya Vince démontre également que les Algériennes, écoutées pour elles mêmes,
sont loin d’avoir vécu leur vie post-coloniale comme un retour à la cuisine. Quant aux
Algériennes mobilisées dans le FLN comme dans le MNA en métropole, elles ne se
considèrent jamais, a posteriori, comme des militantes d’une cause politique. Elles n’en ont
pas le statut, elles n’en ont pas, non plus, le désir. L’essentiel de la stratégie mise en œuvre
12
13
Djamila Amrane, Les Femmes algériennes…, op. cit., pp. 13-14.
Marie-France Brive, « Les Résistantes et la Résistance », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 1/1995, pp. 2-6.
8
par les partis en lutte leur échappe. Elles sont, avant tout, des agents, et elles ont déjà disparu
quand les armes qu’elles ont transportées commencent à se faire entendre.
L’étude du parcours des Algériennes porte en elle une conséquence incidente pour les
Françaises, engagées du coté du FLN, croisées dans ce travail. Il est plus usuel pour les
Françaises de réinscrire leurs engagements dans une généalogie intellectuelle ou politique.
Pour l’une, un père résistant aura donné l’envie de poursuivre dans la même voie, pour
l’autre, un père collaborateur aura donné l’envie de faire le contraire. L’une explique son
engagement par un terreau catholique, l’autre par des affinités protestantes, une autre encore
par sa formation dans le parti communiste. Cette reconstruction intellectuelle a également été
façonnée par les enquêteurs, historiens ou autres, qui posent des questions orientées : les
étiquettes politiques facilitent la compréhension. Que ce soient Hervé Hamon et Patrick
Rotman (1979), Martin Evans (2007) ou Geneviève Massard-Guilbaud (1982), tous ont
inscrits leurs témoins dans des catégories analytiques fixes. Ainsi, pour les réseaux lyonnais
d’aide aux Algériens, la doxa impose l’image de trois réseaux parfaitement délimités dans le
temps, ramifiés par des branches tout aussi délimitées (une branche catholique, une autre
protestante, etc.). Or, notre étude a montré combien ces différents réseaux sont une
construction médiatique, qu’ils ne disparaissent pas et, au contraire, que des femmes, en partie
algériennes, les traversent dans le temps.
Toutefois, les Algériennes ne sont pas mobilisées de la même façon par le FLN et par
le MNA. Si le FLN l’emporte démographiquement en métropole comme en Algérie, les
études sur les femmes ont toujours sous-entendues que les Algériennes engagées dans le
conflit ne pouvaient qu’appartenir au FLN. Or, notre travail a démontré non seulement que
des Algériennes avaient combattu au sein du MNA à Lyon, durant toute la durée du conflit,
mais également ce que leur mobilisation avait de spécifique. Le MNA se professionnalise
pour perdurer et les Algériennes sont davantage au contact des chefs : elles connaissent les
responsables de wilaya successifs et rencontrent Messali Hadj à intervalles réguliers dans son
château de Chantilly, elles se retrouvent lors des enterrements. Une nouvelle piste de travail
se dessine alors dans la mesure où il convient à présent d’approfondir notre connaissance des
Algériennes messalistes en leurs principaux bastions métropolitains (Lille, Paris, Lyon).
Après la guerre, les Algériennes ne reçoivent pas, dans leur immense majorité, une
pension d’anciennes combattantes. Leur vie après l’indépendance confirme le caractère
« naturel » de leurs engagements : le MNA n’ayant pas droit de cité dans l’Algérie
indépendante, les femmes messalistes restent fidèles à Messali Hadj mais cessent toutes
revendications. Les femmes impliquées dans le FLN participent parfois à l’Amicale des
9
femmes algériennes née en 1963 pour les regrouper. Cette association a pour objectifs de
maintenir les engagements féminins, de favoriser l’émergence d’une communauté algérienne
émigrée et, enfin, de contrôler les mœurs des Algériennes. Toutefois, la plupart des femmes
engagées dans la guerre s’éloignent progressivement de son dispositif. La filiation politique
est quasi nulle puisque seules quelques filles d’anciennes « frontistes » se mobilisent pour
faire vivre l’Amicale. À la fin des années soixante-dix, la relève n’est plus assurée. Les
Algériennes entrées en France avant 1962 suivent des trajectoires autres que politiques. Il
n’en reste pas moins qu’une histoire des femmes dans la société française écrite aujourd’hui
devrait tenir compte de ces Algériennes entrées en France avant 1962. Parce qu’elles furent
l’objet de discours, qu’elles aidèrent à façonner des institutions spécifiques en terme
d’accueil, de rencontres, de formation, qu’elles suivirent une voie d’intégration spécifique,
qu’elles furent une minorité active durant la guerre d’indépendance algérienne, on ne saurait
les oublier.
Ainsi, l’histoire des Algériennes à Lyon est essentiellement celle du recouvrement
contrôlé d’un statut plus que d’une identité. Elles auront reçu l’instruction minimale que le
colonisateur s’était gardé de mettre en place et que leurs compatriotes n’étaient pas pressés de
voir prendre forme. Elles vivent selon des usages qui maintiennent, aujourd’hui encore,
quelques pratiques communautaires de loisirs (fêtes entre femmes) sans communautarisme
incident. Jamais elles ne se constituent, à proprement parler, comme un groupe social malgré
l’indéniable augmentation de leur nombre. Dans le flux de leurs paroles recueillies, elles
affirment des consciences attachées à une « origine » sans se dire exilées ou nostalgiques. La
naissance de ces consciences actuelles, le temps qui en a déterminé les formes, est celui d’une
histoire de la femme où les femmes métropolitaines ne se reconnaitraient pas, pas plus que
celles demeurées en Algérie.
10
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