SM165_artdesoigner.qxp 15/02/12 11:20 Page 16 ART DE SOIGNER La téléphonie clinique à l’écoute Dans le non face à face de l’entretien d’accueil téléphonique, l’aptitude du soignant à la rencontre est déterminante pour transformer la crise, c’est-à-dire répondre au besoin plutôt qu’à la demande, penser plutôt qu’agir. Lors de la rencontre organisée pour les dix ans de notre Unité ambulatoire spécialisée, je me souviens en particulier d’une patiente qui, retraçant son parcours de soins, notait un peu moqueuse, que son thérapeute lui disait souvent : « Je vous entends, je vous entends. » Et de préciser : « Je savais bien qu’il n’était pas sourd… » Mais dans le cadre d’une centrale d’accueil et d’orientation psychiatrique par téléphone, s’agit-il d’entendre ? D’écouter ? D’écouter avant d’entendre? Dans leur excellent article sur l’entretien clinique au téléphone, Brigitte Cadéac et Didier Lauru (1) relèvent que, quelles que soient les techniques utilisées, les courants théoriques s’appuient sur ceux de la relation d’aide, de la communication, de la psychologie et de la psychanalyse. En ce qui concerne notre Centrale d’accueil et d’orientation psychiatrique (AOP), l’entretien clinique fait référence à l’approche psychodynamique et psychanalytique commune à toutes les unités de la Fondation de Nant (2). Les missions d’accueil et d’orientation en sont de fait largement imprégnées. Françoise GONZALEZ Cadre infirmière, Centre d’intervention thérapeutique et Centre d’accueil et d’orientation psychiatrique, Fondation de Nant, Secteur psychiatrique de l’Est vaudois, Suisse. 16 SANTÉ MENTALE | 165 | FÉVRIER 2012 Dans ce même article (1), le terme « téléphonie clinique » est proposé comme conséquence du travail réalisé par des professionnels formés à l’écoute. À l’origine le mot « clinique » suppose l’idée d’une médecine pratiquée au chevet du malade. Mais l’entretien téléphonique clinique implique une observation indirecte. On ne se situe plus sous le regard de l’autre (celui du soignant et du soigné) mais dans l’oreille de l’autre… Dans ce non faceà-face, il s’agit de prêter l’oreille, de se retrouver avec l’appelant dans un « oreilleà-oreille », qui suppose une disponibilité et une attention à la mesure des inquiétudes formulées. Cette préoccupation doit être sans faille et suppose une attention entière de l’écoutant. À l’origine, le bouche-à-oreille désignait une confidence. On imagine effectivement une personne chuchoter à l’oreille d’une autre pour assurer la confidentialité de son propos. Ce contexte permet d’introduire deux aspects de la construction initiale de la rencontre téléphonique : l’accueil et la confiance. ÊTRE DISPONIBLE À LA RENCONTRE Accueillir celui qui appelle, c’est avant tout se rendre disponible pour la rencontre. Rencontre où l’étroite intrication entre corps et psyché n’est évidemment pas celle du face à face. Les deux interlocuteurs sont en quelque sorte désincarnés, l’absence corporelle favorisant alors l’émergence de la parole. L’appelant comme le répondant ne savent pas physiquement qui est au bout du fil, et ni l’un ni l’autre ne sont entravés par un regard extérieur. C’est ce qui permet à l’appelant de parler de lui, de ce qui l’occupe et le préoccupe de manière plus libre, avec moins de gêne et de pudeur. Le ras-lebol, les colères, les craintes, les insatisfactions, les idées noires ou suicidaires sont exprimées avec moins de retenues, de façon plus directe. Un peu comme si l’absence corporelle permettait un lâcherprise plus rapide, pour aller à l’essentiel. S’ajoute à cela le fait que l’appelant est animé d’une intention. Il sait qu’il contacte une centrale d’accueil psychiatrique et que c’est un professionnel qui lui répond. Il a donc des attentes légitimes souvent très claires, parfois moins, mais il a toujours des attentes. Ainsi, un patient suivi dans un de nos services peut appeler l’AOP pour se plaindre de ses thérapeutes, évoquer ses inquiétudes après un bilan ou vérifier la pertinence de sa médication. Il s’agit alors de l’aider à faire quelque chose de cette angoisse, de lui permettre d’énoncer ses colères, voire ses envies destructrices. D’autres fois, l’écoutant « étranger », ce professionnel neutre et bienveillant, lui permet de clarifier ses pensées, ses représentations de la maladie et sa relation à ses thérapeutes. • Les patients connus… Pour un patient connu, l’objectif de l’entretien téléphonique est double : évaluer sa plainte et ses symptômes mais surtout faire émerger l’origine de son mal-être et lui montrer qu’il en est partie prenante. SM165_artdesoigner.qxp 15/02/12 11:20 Page 17 © Épictura. ART DE SOIGNER SANTÉ MENTALE | 165 | FÉVRIER 2012 17 SM165_artdesoigner.qxp 15/02/12 11:20 Page 18 ART DE SOIGNER Il arrive en effet souvent que le patient ne reconnaisse pas spontanément que ses symptômes et sa souffrance parce qu’il en attribue l’origine à des facteurs externes. Le risque est alors que l’infirmier-écoutant agisse, qu’il sorte d’une nécessaire neutralité et se substitue aux différents acteurs du traitement. L’entretien téléphonique doit au contraire conduire le patient à une démarche réflexive, singulière, puisque l’interlocuteur n’est pas directement en prise avec ses intervenants habituels, il se situe “ parfois angoissant, qui peut laisser croire de part et d’autre que l’on n’a pas gagné l’attention ou pire qu’on l’a perdue. Souvent, nos premiers mots sont : « Ditesmoi. » À cet instant, celui qui appelle se raconte à lui-même, comme si l’oreille de l’infirmier, anonyme en début d’entretien devenait ce média qui permet à l’appelant de clarifier son monde psychique. Mais avant cela, dire à l’autre c’est se faire entendre, être reconnu tout en commençant à exister comme partenaire. La confiance peut alors s’instaurer. Le plus TECHNIQUE ET EMPATHIE L’entretien clinique téléphonique se situe entre subjectivité et objectivité. Ainsi, la subjectivité apparaît autour d’intuitions, de sensations, d’impressions. Des émotions sont induites par la manière de formuler la demande, par l’intonation, L’écoute téléphonique se situe au-delà des mots, elle implique une curiosité et une distance favorisant l’émergence de la relation thérapeutique. » hors de la réalité de l’unité de soin ou de la relation thérapeutique habituelle. Pour les patients en cours de traitement, l’accueil téléphonique se situe essentiellement dans l’énonciation des difficultés, la clarification et la contenance. La question de l’orientation ne se pose pas, sauf dans les moments d’urgence où nous évaluons les critères d’une intervention ou d’une hospitalisation. • …et les appelants inconnus Il en est tout autrement avec les patients non connus, et en particulier les « appelants » qui ne sont pas (ou du moins pas encore) en traitement. Avec eux, il s’agit vraiment d’accueillir et d’orienter. Accueillir, c’est dans un premier temps laisser celui qui appelle dire ses angoisses, ses peurs, ce qui ne va pas. C’est aussi parfois endurer ses projections. Une lutte peut s’instaurer entre désir de dire et de taire. Celui qui demande de l’aide peut se sentir rassuré mais aussi « intrusé », voire persécuté par nos interventions et nos silences. L’enveloppe offerte par la parole est créative, réactive, individuelle et résistante. Flux et reflux du dialogue, sinuosité des mots, silence contenant qui permet de se rassembler… Silence souvent, un changement s’opère rapidement : celui qui appelle se pose, se confie, abandonne une partie de ses réticences et de ses résistances. Une proximité s’établit. En référence à Winnicott (3), on peut parler d’une nouvelle aire d’expérience, d’un espace transitionnel entre la réalité extérieure et la réalité interne. L’aptitude à la rencontre du soignant passe d’abord par l’empathie qui suppose des compétences particulières, une manière d’être (holding), et une aptitude à accroître sa disponibilité et sa capacité d’accueil. L’accueil téléphonique a ceci de particulier que c’est la parole seule et non le lien réel avec le soignant qui rend le patient disponible à l’engagement dans la relation et dans le processus de soin. Comme dans l’intervention de crise (4), c’est souvent un moment fécond de repérage et de transformation du symptôme. Ce travail d’accueil téléphonique a peu de chance d’aboutir à un résultat positif si l’infirmier n’est pas capable d’utiliser, à côté de ses ressources techniques, sa propre implication affective, son respect du patient et sa chaleur humaine. Il est également question de sa propre capacité à tolérer l’angoisse, à contenir et à La Centrale d’accueil et d’orientation psychiatrique et l’antenne téléphonique La Centrale d’accueil et d’orientation psychiatrique (AOP) de l’Est vaudois, qui a ouvert son antenne téléphonique en 2010, répond 24 heures sur 24 aux demandes d’interventions psychiatriques, quel que soit l’âge du patient. Le plus souvent, ce sont des infirmiers qui traitent les appels. En cas d’urgence, le soignant propose à l’appelant de se rendre dans les locaux de l’AOP pour un premier entretien. Sinon, il l’oriente vers une structure de soins adaptée. 18 assurer notre sollicitude. L’objectif est de ne pas lâcher la situation avant d’avoir trouvé ensemble, et avec nos collègues des différentes unités, le bon lieu de soin pour ce nouvel arrivant. SANTÉ MENTALE | 165 | FÉVRIER 2012 le rythme, les silences, l’irritation, la colère, la tristesse perçus au détour du flux de parole. L’objectivité s’appuie davantage sur l’analyse du contenu, comme par exemple l’évaluation du risque suicidaire auquel une attention particulière est accordée. À cet égard, la part de l’écoute téléphonique dans la prévention des états de crises psychologiques est très importante. Penser le bon lieu de soin et l’orientation adéquate se nourrit du subjectif et s’enrichit de compétences cliniques et techniques indispensables. La mission de l’entretien téléphonique clinique est double. Il faut s’intéresser d’une part à la plainte, à la symptomatologie, à la maladie et d’autre part à la personne et à son entourage puis intégrer ces deux dimensions. Cette écoute va au-delà des mots et implique une curiosité et une distance favorisant l’émergence d’une relation thérapeutique qui présente de nombreux points communs avec le travail de crise. La détresse psychologique qui s’exprime parfois de façon bruyante lors de l’appel intervient à un moment paroxystique de mal-être dans la trajectoire de l’appelant. Comme au cours du travail de crise, il faut se poser la question de ce qui fait urgence dans l’ici et maintenant. Un débordement émotionnel insupportable commence à être contenu lorsque des hypothèses lui donnent du sens et que le travail d’orientation montre une possibilité d’aide. La transformation (donner du sens, comprendre) de ce qui est souvent vécu par l’appelant et son entourage SM165_artdesoigner.qxp 15/02/12 11:20 Page 19 ART DE SOIGNER comme une crise à laquelle la seule issue serait l’urgence, doit permettre de répondre au besoin plutôt qu’à la demande, c’està-dire penser plutôt qu’agir. Cette transformation de l’urgence permet ainsi au demandeur d’adopter une position active et de mobiliser des ressources pour tenir jusqu’au prochain rendez-vous dans un lieu de soin, ou parfois jusqu’au prochain appel. Cette évolution de la demande doit également lui permettre d’être davantage actif dans le futur processus de soin. Il s’agit évidemment de différencier les réelles urgences psychiatriques, celles intriquées avec une composante médicale qui nécessitent une étroite collaboration avec nos collègues somaticiens, et les urgences plutôt situationnelles qui peuvent être différées et pour lesquelles une écoute adaptée, une réassurance, voire quelques conseils avisés suffiront à procurer un soulagement et un apaisement attendus. INFIRMIERS EN PREMIÈRE LIGNE En 1998, Jean-Christophe Miéville, cadre infirmier, (5) participait à Bruxelles au 5e congrès mondial des urgences psychiatriques sur le thème Les urgences psychiatriques dans un monde en changement. Il relevait alors que depuis deux ans déjà, l’urgence psychiatrique de son secteur était assurée en première ligne par un infirmier. Aujourd’hui, le travail de précision, de transformation de la demande et de contenance mis en place par l’infirmier dans le cadre de l’AOP ne diffère pas vraiment du travail décrit par J.-C Miévielle. Faut-il s’en réjouir ou s’en inquiéter ? Pour ma part, je pense que les bonnes pratiques s’affinent, s’enrichissent, mais ne changent pas vraiment. J.-C. Miéville notait que le travail téléphonique de l’infirmier se fait au travers d’une démarche au cours de laquelle plusieurs points sont abordés : – le degré de danger pour le patient et les autres ; – son appréciation de la réalité ; – l’étayage sur lequel il peut s’appuyer ; – sa capacité à mobiliser ses ressources, – ses antécédents ; – la perception que ses proches ont de son vécu ; – sa capacité à supporter l’exacerbation de ses symptômes. Au cours de cette évaluation, il s’agit de laisser suffisamment de place à l’appelant pour que les professionnels installent une écoute partagée où la parole de celui qui énonce son mal-être reste complémentaire de celle du spécialiste. Le fonctionnement de l’AOP repose essentiellement sur les infirmiers, situés donc en première ligne. Mais cela suppose une étroite collaboration avec les médecins de la Fondation de Nant, ceux des urgences somatiques, les libéraux ou encore les médecins de garde via les urgences. Néanmoins, la collaboration médico-infirmière n’est pas acquise. Il faut sans cesse y apporter un soin et une attention toute particulière. Certains médecins supportent encore mal que des infirmiers soient en première ligne de l’accueil et de l’orientation psychiatrique. Il semble donc nécessaire que chacun poursuivre un travail de formation et d’information. Ainsi, les infirmiers doivent s’extraire d’une position d’exécutant d’un soin délégué et se donner les moyens, en termes de compétences et de formation mais aussi d’identité professionnelle, d’assumer et de gérer l’urgence. Le soutien de la Direction dans son ensemble (médicale, administrative et soignante) est pour cela indispensable. L’entretien clinique au téléphone fait partie du champ de compétence de l’infirmier et il doit être reconnu par chacun des acteurs de la santé comme un soin à part entière avec les bouleversements institutionnels que sa mise en place peut entraîner. Il importe aussi de l’intégrer à une pratique d’équipe pluridisciplinaire tenant compte des différents domaines de compétences et des complémentarités de chacun. Ces paramètres qui relèvent à la fois du fonctionnement institutionnel et d’une philosophie des soins permettent aux infirmiers de supporter le poids de leur investissement et de leur engagement et contribuent à préserver leur autonomie ainsi qu’un plaisir certain à soigner. 1– Cadéac B., Lauru, D. L’entretien clinique au téléphone. Le carnet psy, 2007/8, 121, p. 22-24 2– Issue d'une initiative privée en 1943, la Fondation de Nant (FdN) est au service des personnes souffrant de maladies psychiques. Reconnue d'intérêt public dès 1961, elle organise les soins hospitaliers psychiatriques de l'Est vaudois depuis 1968. La FdN établit sa cohérence institutionnelle sur une référence commune psychodynamique et psychanalytique. Son activité est fondée sur les compétences, l’engagement, l’implication et la responsabilisation de son personnel. 3– Winnicott D.W. Jeu et réalité. Gallimard. Col. Folio essais, 1975 ; La préoccupation maternelle primaire in De la pédiatrie à la psychanalyse. Science de l’homme, Payot, 1995 4– Coulon De N. La crise, stratégies d’intervention thérapeutique en psychiatrie. Paris : Gaëtan Morin éd., 1999 5– Miéville, J.-C. Urgences psychiatriques : première ligne infirmière. L’Écrit, n° 14, novembre 1998. Cet article est issu de la conférence de Françoise Gonzalez à l’occasion de l’inauguration de l’AOP, le 5 mai 2010 à Vevey. Résumé : L’entretien clinique téléphonique avec des patients souffrant de troubles psychiques suppose de solides références théoriques et une capacité d’analyse clinique des situations. L’auteur, cadre infirmière, décrit le travail d’écoute et d’orientation des patients, qu’ils soient déjà connus ou non par l’hôpital psychiatrique. Elle souligne l’importance de la formation et de l’investissement pour les infirmiers, en première ligne sur cette antenne. Mots-clés : Accueil – Écoute – Confiance – Entretien infirmier – Infirmier de secteur psychiatrique – Soin psychiatrique – Téléphone. 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