La téléphonie clinique à l`écoute

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La téléphonie
clinique à l’écoute
Dans le non face à face de l’entretien d’accueil téléphonique, l’aptitude du soignant à la
rencontre est déterminante pour transformer la crise, c’est-à-dire répondre au besoin
plutôt qu’à la demande, penser plutôt qu’agir.
Lors de la rencontre organisée
pour les dix ans de notre Unité ambulatoire spécialisée, je me souviens en
particulier d’une patiente qui, retraçant
son parcours de soins, notait un peu
moqueuse, que son thérapeute lui disait
souvent : « Je vous entends, je vous
entends. » Et de préciser : « Je savais
bien qu’il n’était pas sourd… »
Mais dans le cadre d’une centrale d’accueil et d’orientation psychiatrique par téléphone, s’agit-il d’entendre ? D’écouter ?
D’écouter avant d’entendre? Dans leur excellent article sur l’entretien clinique au
téléphone, Brigitte Cadéac et Didier Lauru
(1) relèvent que, quelles que soient les
techniques utilisées, les courants théoriques s’appuient sur ceux de la relation
d’aide, de la communication, de la psychologie et de la psychanalyse.
En ce qui concerne notre Centrale d’accueil et d’orientation psychiatrique (AOP),
l’entretien clinique fait référence à l’approche psychodynamique et psychanalytique commune à toutes les unités de
la Fondation de Nant (2). Les missions
d’accueil et d’orientation en sont de fait
largement imprégnées.
Françoise GONZALEZ
Cadre infirmière, Centre d’intervention
thérapeutique et Centre d’accueil et d’orientation
psychiatrique, Fondation de Nant,
Secteur psychiatrique de l’Est vaudois, Suisse.
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Dans ce même article (1), le terme « téléphonie clinique » est proposé comme
conséquence du travail réalisé par des professionnels formés à l’écoute. À l’origine
le mot « clinique » suppose l’idée d’une
médecine pratiquée au chevet du malade.
Mais l’entretien téléphonique clinique
implique une observation indirecte. On ne
se situe plus sous le regard de l’autre (celui
du soignant et du soigné) mais dans
l’oreille de l’autre… Dans ce non faceà-face, il s’agit de prêter l’oreille, de se
retrouver avec l’appelant dans un « oreilleà-oreille », qui suppose une disponibilité
et une attention à la mesure des inquiétudes formulées. Cette préoccupation
doit être sans faille et suppose une attention entière de l’écoutant. À l’origine, le
bouche-à-oreille désignait une confidence. On imagine effectivement une
personne chuchoter à l’oreille d’une autre
pour assurer la confidentialité de son
propos. Ce contexte permet d’introduire
deux aspects de la construction initiale
de la rencontre téléphonique : l’accueil
et la confiance.
ÊTRE DISPONIBLE À LA RENCONTRE
Accueillir celui qui appelle, c’est avant
tout se rendre disponible pour la rencontre. Rencontre où l’étroite intrication
entre corps et psyché n’est évidemment
pas celle du face à face. Les deux interlocuteurs sont en quelque sorte désincarnés,
l’absence corporelle favorisant alors l’émergence de la parole. L’appelant comme
le répondant ne savent pas physiquement qui est au bout du fil, et ni l’un ni
l’autre ne sont entravés par un regard
extérieur. C’est ce qui permet à l’appelant de parler de lui, de ce qui l’occupe
et le préoccupe de manière plus libre, avec
moins de gêne et de pudeur. Le ras-lebol, les colères, les craintes, les insatisfactions, les idées noires ou suicidaires
sont exprimées avec moins de retenues,
de façon plus directe. Un peu comme si
l’absence corporelle permettait un lâcherprise plus rapide, pour aller à l’essentiel.
S’ajoute à cela le fait que l’appelant est
animé d’une intention. Il sait qu’il contacte
une centrale d’accueil psychiatrique et que
c’est un professionnel qui lui répond. Il
a donc des attentes légitimes souvent
très claires, parfois moins, mais il a toujours des attentes.
Ainsi, un patient suivi dans un de nos services peut appeler l’AOP pour se plaindre
de ses thérapeutes, évoquer ses inquiétudes après un bilan ou vérifier la pertinence de sa médication. Il s’agit alors de
l’aider à faire quelque chose de cette
angoisse, de lui permettre d’énoncer ses
colères, voire ses envies destructrices.
D’autres fois, l’écoutant « étranger », ce
professionnel neutre et bienveillant, lui
permet de clarifier ses pensées, ses représentations de la maladie et sa relation à
ses thérapeutes.
• Les patients connus…
Pour un patient connu, l’objectif de l’entretien téléphonique est double : évaluer
sa plainte et ses symptômes mais surtout
faire émerger l’origine de son mal-être et
lui montrer qu’il en est partie prenante.
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Il arrive en effet souvent que le patient
ne reconnaisse pas spontanément que
ses symptômes et sa souffrance parce
qu’il en attribue l’origine à des facteurs
externes. Le risque est alors que l’infirmier-écoutant agisse, qu’il sorte d’une
nécessaire neutralité et se substitue aux
différents acteurs du traitement. L’entretien téléphonique doit au contraire
conduire le patient à une démarche
réflexive, singulière, puisque l’interlocuteur n’est pas directement en prise avec
ses intervenants habituels, il se situe
“
parfois angoissant, qui peut laisser croire
de part et d’autre que l’on n’a pas gagné
l’attention ou pire qu’on l’a perdue. Souvent, nos premiers mots sont : « Ditesmoi. » À cet instant, celui qui appelle se
raconte à lui-même, comme si l’oreille de
l’infirmier, anonyme en début d’entretien devenait ce média qui permet à l’appelant de clarifier son monde psychique.
Mais avant cela, dire à l’autre c’est se faire
entendre, être reconnu tout en commençant à exister comme partenaire. La
confiance peut alors s’instaurer. Le plus
TECHNIQUE ET EMPATHIE
L’entretien clinique téléphonique se situe
entre subjectivité et objectivité. Ainsi,
la subjectivité apparaît autour d’intuitions, de sensations, d’impressions. Des
émotions sont induites par la manière
de formuler la demande, par l’intonation,
L’écoute téléphonique se situe au-delà des mots, elle implique une
curiosité et une distance favorisant l’émergence de la relation thérapeutique. »
hors de la réalité de l’unité de soin ou de
la relation thérapeutique habituelle.
Pour les patients en cours de traitement,
l’accueil téléphonique se situe essentiellement dans l’énonciation des difficultés,
la clarification et la contenance. La question de l’orientation ne se pose pas, sauf
dans les moments d’urgence où nous
évaluons les critères d’une intervention
ou d’une hospitalisation.
• …et les appelants inconnus
Il en est tout autrement avec les patients
non connus, et en particulier les « appelants » qui ne sont pas (ou du moins pas
encore) en traitement. Avec eux, il s’agit
vraiment d’accueillir et d’orienter.
Accueillir, c’est dans un premier temps
laisser celui qui appelle dire ses angoisses,
ses peurs, ce qui ne va pas. C’est aussi
parfois endurer ses projections. Une lutte
peut s’instaurer entre désir de dire et de
taire. Celui qui demande de l’aide peut
se sentir rassuré mais aussi « intrusé »,
voire persécuté par nos interventions et
nos silences. L’enveloppe offerte par la
parole est créative, réactive, individuelle
et résistante. Flux et reflux du dialogue,
sinuosité des mots, silence contenant
qui permet de se rassembler… Silence
souvent, un changement s’opère rapidement : celui qui appelle se pose, se confie,
abandonne une partie de ses réticences et
de ses résistances. Une proximité s’établit.
En référence à Winnicott (3), on peut
parler d’une nouvelle aire d’expérience,
d’un espace transitionnel entre la réalité
extérieure et la réalité interne.
L’aptitude à la rencontre du soignant
passe d’abord par l’empathie qui suppose des compétences particulières, une
manière d’être (holding), et une aptitude
à accroître sa disponibilité et sa capacité
d’accueil.
L’accueil téléphonique a ceci de particulier
que c’est la parole seule et non le lien
réel avec le soignant qui rend le patient
disponible à l’engagement dans la relation et dans le processus de soin.
Comme dans l’intervention de crise (4),
c’est souvent un moment fécond de repérage et de transformation du symptôme.
Ce travail d’accueil téléphonique a peu
de chance d’aboutir à un résultat positif si l’infirmier n’est pas capable d’utiliser, à côté de ses ressources techniques,
sa propre implication affective, son respect
du patient et sa chaleur humaine. Il est
également question de sa propre capacité à tolérer l’angoisse, à contenir et à
La Centrale d’accueil et d’orientation psychiatrique
et l’antenne téléphonique
La Centrale d’accueil et d’orientation psychiatrique (AOP) de l’Est vaudois, qui a ouvert son
antenne téléphonique en 2010, répond 24 heures sur 24 aux demandes d’interventions
psychiatriques, quel que soit l’âge du patient. Le plus souvent, ce sont des infirmiers qui traitent
les appels. En cas d’urgence, le soignant propose à l’appelant de se rendre dans les locaux
de l’AOP pour un premier entretien. Sinon, il l’oriente vers une structure de soins adaptée.
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assurer notre sollicitude. L’objectif est
de ne pas lâcher la situation avant d’avoir
trouvé ensemble, et avec nos collègues
des différentes unités, le bon lieu de
soin pour ce nouvel arrivant.
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le rythme, les silences, l’irritation, la
colère, la tristesse perçus au détour du
flux de parole. L’objectivité s’appuie
davantage sur l’analyse du contenu,
comme par exemple l’évaluation du risque
suicidaire auquel une attention particulière est accordée.
À cet égard, la part de l’écoute téléphonique dans la prévention des états de
crises psychologiques est très importante. Penser le bon lieu de soin et l’orientation adéquate se nourrit du subjectif et
s’enrichit de compétences cliniques et techniques indispensables. La mission de
l’entretien téléphonique clinique est
double. Il faut s’intéresser d’une part à
la plainte, à la symptomatologie, à la
maladie et d’autre part à la personne et
à son entourage puis intégrer ces deux
dimensions. Cette écoute va au-delà des
mots et implique une curiosité et une
distance favorisant l’émergence d’une
relation thérapeutique qui présente de
nombreux points communs avec le travail de crise.
La détresse psychologique qui s’exprime
parfois de façon bruyante lors de l’appel
intervient à un moment paroxystique de
mal-être dans la trajectoire de l’appelant. Comme au cours du travail de crise,
il faut se poser la question de ce qui fait
urgence dans l’ici et maintenant. Un
débordement émotionnel insupportable commence à être contenu lorsque des hypothèses lui donnent du sens et que le travail d’orientation montre une possibilité
d’aide. La transformation (donner du
sens, comprendre) de ce qui est souvent
vécu par l’appelant et son entourage
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comme une crise à laquelle la seule issue
serait l’urgence, doit permettre de répondre
au besoin plutôt qu’à la demande, c’està-dire penser plutôt qu’agir. Cette transformation de l’urgence permet ainsi au
demandeur d’adopter une position active et
de mobiliser des ressources pour tenir jusqu’au prochain rendez-vous dans un lieu de
soin, ou parfois jusqu’au prochain appel.
Cette évolution de la demande doit également lui permettre d’être davantage
actif dans le futur processus de soin. Il
s’agit évidemment de différencier les
réelles urgences psychiatriques, celles
intriquées avec une composante médicale
qui nécessitent une étroite collaboration
avec nos collègues somaticiens, et les
urgences plutôt situationnelles qui peuvent être différées et pour lesquelles une
écoute adaptée, une réassurance, voire
quelques conseils avisés suffiront à procurer un soulagement et un apaisement
attendus.
INFIRMIERS EN PREMIÈRE LIGNE
En 1998, Jean-Christophe Miéville, cadre
infirmier, (5) participait à Bruxelles au
5e congrès mondial des urgences psychiatriques sur le thème Les urgences
psychiatriques dans un monde en changement. Il relevait alors que depuis deux
ans déjà, l’urgence psychiatrique de son
secteur était assurée en première ligne
par un infirmier.
Aujourd’hui, le travail de précision, de transformation de la demande et de contenance mis en place par l’infirmier dans
le cadre de l’AOP ne diffère pas vraiment du travail décrit par J.-C Miévielle.
Faut-il s’en réjouir ou s’en inquiéter ?
Pour ma part, je pense que les bonnes
pratiques s’affinent, s’enrichissent, mais
ne changent pas vraiment.
J.-C. Miéville notait que le travail téléphonique de l’infirmier se fait au travers
d’une démarche au cours de laquelle
plusieurs points sont abordés :
– le degré de danger pour le patient et
les autres ;
– son appréciation de la réalité ;
– l’étayage sur lequel il peut s’appuyer ;
– sa capacité à mobiliser ses ressources,
– ses antécédents ;
– la perception que ses proches ont de
son vécu ;
– sa capacité à supporter l’exacerbation
de ses symptômes.
Au cours de cette évaluation, il s’agit de
laisser suffisamment de place à l’appelant pour que les professionnels installent une écoute partagée où la parole de
celui qui énonce son mal-être reste complémentaire de celle du spécialiste.
Le fonctionnement de l’AOP repose essentiellement sur les infirmiers, situés donc
en première ligne. Mais cela suppose une
étroite collaboration avec les médecins
de la Fondation de Nant, ceux des urgences
somatiques, les libéraux ou encore les
médecins de garde via les urgences. Néanmoins, la collaboration médico-infirmière
n’est pas acquise. Il faut sans cesse y
apporter un soin et une attention toute particulière. Certains médecins supportent
encore mal que des infirmiers soient en
première ligne de l’accueil et de l’orientation psychiatrique.
Il semble donc nécessaire que chacun
poursuivre un travail de formation et d’information. Ainsi, les infirmiers doivent
s’extraire d’une position d’exécutant d’un
soin délégué et se donner les moyens,
en termes de compétences et de formation mais aussi d’identité professionnelle,
d’assumer et de gérer l’urgence. Le soutien de la Direction dans son ensemble
(médicale, administrative et soignante)
est pour cela indispensable.
L’entretien clinique au téléphone fait partie du champ de compétence de l’infirmier
et il doit être reconnu par chacun des
acteurs de la santé comme un soin à
part entière avec les bouleversements
institutionnels que sa mise en place peut
entraîner. Il importe aussi de l’intégrer à
une pratique d’équipe pluridisciplinaire
tenant compte des différents domaines
de compétences et des complémentarités de chacun.
Ces paramètres qui relèvent à la fois du
fonctionnement institutionnel et d’une
philosophie des soins permettent aux
infirmiers de supporter le poids de leur
investissement et de leur engagement et
contribuent à préserver leur autonomie ainsi
qu’un plaisir certain à soigner.
1– Cadéac B., Lauru, D. L’entretien clinique au téléphone.
Le carnet psy, 2007/8, 121, p. 22-24
2– Issue d'une initiative privée en 1943, la Fondation de
Nant (FdN) est au service des personnes souffrant de maladies psychiques. Reconnue d'intérêt public dès 1961, elle
organise les soins hospitaliers psychiatriques de l'Est vaudois depuis 1968. La FdN établit sa cohérence institutionnelle
sur une référence commune psychodynamique et psychanalytique. Son activité est fondée sur les compétences,
l’engagement, l’implication et la responsabilisation de son
personnel.
3– Winnicott D.W. Jeu et réalité. Gallimard. Col. Folio
essais, 1975 ; La préoccupation maternelle primaire in De
la pédiatrie à la psychanalyse. Science de l’homme, Payot,
1995
4– Coulon De N. La crise, stratégies d’intervention thérapeutique en psychiatrie. Paris : Gaëtan Morin éd., 1999
5– Miéville, J.-C. Urgences psychiatriques : première ligne
infirmière. L’Écrit, n° 14, novembre 1998.
Cet article est issu de la conférence
de Françoise Gonzalez à l’occasion de
l’inauguration de l’AOP, le 5 mai 2010 à Vevey.
Résumé :
L’entretien clinique téléphonique avec des patients souffrant de troubles psychiques suppose de solides références théoriques et une
capacité d’analyse clinique des situations. L’auteur, cadre infirmière, décrit le travail d’écoute et d’orientation des patients, qu’ils soient déjà connus ou non
par l’hôpital psychiatrique. Elle souligne l’importance de la formation et de l’investissement pour les infirmiers, en première ligne sur cette antenne.
Mots-clés : Accueil – Écoute – Confiance – Entretien infirmier – Infirmier de secteur psychiatrique – Soin psychiatrique – Téléphone.
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