
ART DE SOIGNER
18 SANTÉ MENTALE |165 |FÉVRIER 2012
Il arrive en effet souvent que le patient
ne reconnaisse pas spontanément que
ses symptômes et sa souffrance parce
qu’il en attribue l’origine à des facteurs
externes. Le risque est alors que l’infir-
mier-écoutant agisse, qu’il sorte d’une
nécessaire neutralité et se substitue aux
différents acteurs du traitement. L’en-
tretien téléphonique doit au contraire
conduire le patient à une démarche
réflexive, singulière, puisque l’interlocu-
teur n’est pas directement en prise avec
ses intervenants habituels, il se situe
hors de la réalité de l’unité de soin ou de
la relation thérapeutique habituelle.
Pour les patients en cours de traitement,
l’accueil téléphonique se situe essen-
tiellement dans l’énonciation des difficultés,
la clarification et la contenance. La ques-
tion de l’orientation ne se pose pas, sauf
dans les moments d’urgence où nous
évaluons les critères d’une intervention
ou d’une hospitalisation.
•…et les appelants inconnus
Il en est tout autrement avec les patients
non connus, et en particulier les « appe-
lants » qui ne sont pas (ou du moins pas
encore) en traitement. Avec eux, il s’agit
vraiment d’accueillir et d’orienter.
Accueillir, c’est dans un premier temps
laisser celui qui appelle direses angoisses,
ses peurs, ce qui ne va pas. C’est aussi
parfois endurer ses projections. Une lutte
peut s’instaurer entre désir de dire et de
taire. Celui qui demande de l’aide peut
se sentir rassuré mais aussi « intrusé »,
voirepersécuté par nos interventions et
nos silences. L’enveloppe offerte par la
parole est créative, réactive, individuelle
et résistante. Flux et reflux du dialogue,
sinuosité des mots, silence contenant
qui permet de se rassembler… Silence
parfois angoissant, qui peut laisser croire
de part et d’autre que l’on n’a pas gagné
l’attention ou pire qu’on l’a perdue. Sou-
vent, nos premiers mots sont : « Dites-
moi. » Àcet instant, celui qui appelle se
raconte à lui-même, comme si l’oreille de
l’infirmier, anonyme en début d’entre-
tien devenait ce média qui permet à l’ap-
pelant de clarifier son monde psychique.
Mais avant cela, dire à l’autre c’est se faire
entendre, être reconnu tout en com-
mençant à exister comme partenaire. La
confiance peut alors s’instaurer. Le plus
souvent, un changement s’opère rapide-
ment : celui qui appelle se pose, se confie,
abandonne une partie de ses réticences et
de ses résistances. Une proximité s’établit.
En référence à Winnicott (3), on peut
parler d’une nouvelle aire d’expérience,
d’un espace transitionnel entre la réalité
extérieureet la réalité interne.
L’aptitude à la rencontre du soignant
passe d’abordpar l’empathie qui sup-
pose des compétences particulières, une
manière d’être (holding), et une aptitude
àaccroître sa disponibilité et sa capacité
d’accueil.
L’accueil téléphonique a ceci de particulier
que c’est la parole seule et non le lien
réel avec le soignant qui rend le patient
disponible à l’engagement dans la rela-
tion et dans le processus de soin.
Comme dans l’intervention de crise (4),
c’est souvent un moment fécond de repé-
rage et de transformation du symptôme.
Ce travail d’accueil téléphonique a peu
de chance d’aboutir à un résultat posi-
tif si l’infirmier n’est pas capable d’uti-
liser, à côté de ses ressources techniques,
sa propre implication affective, son respect
du patient et sa chaleur humaine. Il est
également question de sa propre capa-
cité à tolérer l’angoisse, à contenir et à
assurer notre sollicitude. L’objectif est
de ne pas lâcher la situation avant d’avoir
trouvé ensemble, et avec nos collègues
des différentes unités, le bon lieu de
soin pour ce nouvel arrivant.
TECHNIQUE ET EMPATHIE
L’entretien clinique téléphonique se situe
entre subjectivité et objectivité. Ainsi,
la subjectivité apparaît autour d’intui-
tions, de sensations, d’impressions. Des
émotions sont induites par la manière
de formuler la demande, par l’intonation,
le rythme, les silences, l’irritation, la
colère, la tristesse perçus au détour du
flux de parole. L’objectivité s’appuie
davantage sur l’analyse du contenu,
comme par exemple l’évaluation du risque
suicidaire auquel une attention particu-
lière est accordée.
Àcet égard, la partde l’écoute télépho-
nique dans la prévention des états de
crises psychologiques est très impor-
tante. Penser le bon lieu de soin et l’orien-
tation adéquate se nourrit du subjectif et
s’enrichit de compétences cliniques et tech-
niques indispensables. La mission de
l’entretien téléphonique clinique est
double. Il faut s’intéresser d’une part à
la plainte, à la symptomatologie, à la
maladie et d’autre part à la personne et
àson entourage puis intégrer ces deux
dimensions. Cette écoute va au-delà des
mots et implique une curiosité et une
distance favorisant l’émergence d’une
relation thérapeutique qui présente de
nombreux points communs avec le tra-
vail de crise.
La détresse psychologique qui s’exprime
parfois de façon bruyante lors de l’appel
intervient à un moment paroxystique de
mal-être dans la trajectoire de l’appe-
lant. Comme au cours du travail de crise,
il faut se poser la question de ce qui fait
urgence dans l’ici et maintenant. Un
débordement émotionnel insupportable com-
mence à êtrecontenu lorsque des hypo-
thèses lui donnent du sens et que le tra-
vail d’orientation montre une possibilité
d’aide. La transformation (donner du
sens, comprendre) de ce qui est souvent
vécu par l’appelant et son entourage
La Centrale d’accueil et d’orientation psychiatrique
et l’antenne téléphonique
La Centrale d’accueil et d’orientation psychiatrique (AOP) de l’Est vaudois, qui a ouvert son
antenne téléphonique en 2010, répond 24 heures sur 24 aux demandes d’interventions
psychiatriques, quel que soit l’âge du patient. Le plus souvent, ce sont des infirmiers qui traitent
les appels. En cas d’urgence,le soignant propose à l’appelant de se rendre dans les locaux
de l’AOP pour un premier entretien. Sinon, il l’oriente vers une structure de soins adaptée.
L’écoute téléphonique se situe au-delà des mots, elle implique une
curiosité et une distance favorisant l’émergence de la relation thérapeutique. »
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