Philippe Breton et Serge Proulx
Généalogie des théories modernes de la communication
Paris – Montréal, La Découverte – Boréal, 2002
pages : 115 à 132
Introduction aux théories et aux pratiques de la communication
Chapitre 6
Généalogie des théories modernes de la communication
Établir une généalogie des théories modernes de la communication n’est pas chose aie. À quand remonte-t-on et
queues théories inclut-on? Nul doute que les recherches en sciences humaines qui s’orientent, dès la fin de la
Première Guerre mondiale, et surtout à partir de la Seconde Guerre mondiale, vers les phénomènes d’influence, de
propagande et de persuasion, ont un le important à jouer dans la constitution ultérieure du champ des « sciences de
la communication ».
Mais, comme nous l’avons vu, celles-ci se nourrissent également de l’héritage de la cybertique et de la théorie de
l’information, plus proche du monde des sciences exactes et des sciences de l’ingénieur. La cybernétique ne saurait
constituer en elle-même une butée dans le temps, puisqu’elle s’inspire à la fois dune tradition « technologique » qui a
notamment produit, dès l’Antiquité, la notion de « feed-back » et d’une réflexion, plus récente, car liée au XIXe
siècle, sur la notion de « réseau ».
À cela, il faut ajouter le renouveau des recherches sur l’analyse du langage, la sémiologie, la « nouvelle rhétorique »,
qui s’inspirent en droite ligne, comme d’ailleurs en partie les recherches en sciences humaines sur l’influence et
l’effet des médias, de la rhétorique ancienne, celle d’Aristote notamment.
Il faudrait distinguer ensuite, comme nous l’avons fait dans l’introduction, entre les théories « techniques », qui sont
donc une réflexion sur la mise en oeuvre des techniques de communication, notamment dans le but d’en accroître
l’efficacité, et les théories « sociales », qui sont le lieu de recherches et de réflexions sur l’objet « communication »
dans toute sa dimension humaine. On verra que dans ce domaine, il revient parfois aux philosophes (comme Aristote
on Chaïm Perelman) de produire des théories techniques et aux ingénieurs (comme Saint-Simon ou Norbert Wiener)
de produire des théories sociales.
L’objet de ce chapitre est de démêler les éléments de cette généalogie, sans prétention à une exhaustivité absolue,
dans un domaine de recherche, l’histoire des théories de la communication, qui est encore largement en friche. On
trouvera plusieurs approches de cette question chez Judith Lazar (1992), Alex Mucchielli (1995), dans les ouvrages
que ces deux auteurs consacrent aux « sciences de la communication » ou encore dans l’ouvrage d’Armand et
Michèle Mattelart (1995). Mais les approches sont souvent partielles, n’englobant pas par exemple l’apport de la
nouvelle rhétorique.
Dans l’ensemble, en nombre de recherches produites, en investissements financiers et humains, en volume de
publications, ce sont les travaux des sciences humaines consacrés à la communication qui sont les plus importants.
Ils sont pour l’essentiel localisés en Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada). Ils courent tout au long du siècle et
marquent le champ d’une empreinte forte. Ensuite viennent les travaux issus du continent cybernétique, eux aussi
américains au départ, dont l’influence est importante quoique, pour une part, sur un terrain essentiellement
idéologique. Enfin viennent les travaux influencés par la rhétorique, ancienne et contemporaine, qui sont au cœur de
nombreuses pratiques de communication actuelles. Beaucoup de ces travaux sont européens.
Le schéma qui suit tente de reconstituer visuellement les grandes lignes de cette généalogie qui conduit aux sciences
de la communication. Les trois grandes parties de ce chapitre reconstituent, dans l’ordre chronologique, l’histoire de
ces trois piliers de ce domaine que sont la rhétorique, la cybernétique et les sciences humaines appliquées à la
communication.
L’empire rhétorique
Le philosophe et juriste belge Chaïm Perelman d’abord, Roland Barthes ensuite, en France, inaugurent chacun à leur
façon dans les années 1950 et 1960, la « nouvelle rhétorique ». Constituant indispensable de la société de
consommation, la publicité s’impose et impose des modes de vie. Au cœur du dispositif publicitaire on trouve une
capacisans cesse accrue à manipuler des signes et à utiliser les vieilles recettes de 1’« art du convaincre » telles
qu’elles ont étransmises par la tradition rhétorique mais souvent sans la réflexion critique qui les accompagnait
toujours.
On redécouvre alors, à travers un article fameux de Barthes dans la revue Communications, que la culture classique
n’avait pas disparu et avait trouvé des prolongements inédits au sein de la modernité en me temps que ce que l’on
croyait nouveau avait nourri pendant des siècles la culture. Déjà Perelman, dans son traité de l’argumentation avait
propo une redécouverte et une actualisation des principes rhétoriques aristotéliciens. Cette redécouverte de la
rhétorique, après un oubli de quelques décennies et sa disparition pure et simple des programmes d’enseignement, au
moins dans les pays latins, a ravivé à sa manière un intérêt pour le langage et surtout sa fonction de communication.
Avec les recherches sur la persuasion et la communication de masse, puis celles sur la théorie de l’information et les
phénomènes de communication cybernétiques, la « nouvelle rhétorique » constitue un des trois fondements de la
pensée actuelle de la communication.
Démocratie et rhétorique
II n’est pas inutile de rappeler dans quelles circonstances se met en place ce que Roland Barthes appelle l’« empire
rhétorique » (1970). Ce sont les Grecs qui inventent les grandes techniques qui constituent les fondements de la
rhétorique, la techné toriké ou art de convaincre. Ils en furent également les premiers théoriciens. Ces techniques
avaient, notamment à Athènes, un usage essentiellement juridique, dans le cadre des plaidoiries de procès, mais aussi
un usage politique, à l’Agora, et enfin un usage symbolique, puisque le discours dit « épidictique », l’éloge funèbre
par exemple, permettait de transmettre les valeurs propres à la cité.
La révolution des esprits, qui s’opère entre le VIIIe et le VIIe siècle en Grèce et notamment à Athènes, et qui conduira
à la révolution démocratique, se traduit donc immédiatement par une extraordinaire péminence de la parole sur
tons les autres instruments de pouvoir. La parole devient « l’outil politique par excellence, la clé de toute autorité
dans l’Etat, le moyen de commandement et de domination sur autrui » (Vernant, p. 44, 1962).
De nouvelles institutions se mettent en place, notamment une nouvelle forme de justice. « Ces procès étaient d’un
type nouveau; ils mobilisaient de grands jurys populaires, devant lesquels, pour convaincre, il fallait être loquent".
Cette éloquence, participant à la fois de la démocratie et de la démagogie, du judiciaire et du politique, se constitua
rapidement en objet d’enseignement » (Barthes, p. 175).
Mais il fallut attendre Rome, et les institutions de la République, pour que la rhétorique joue à plein son rôle de
technique de communication et qu’elle se développe dans toute son ampleur. Rome, du moins la Rome républicaine,
jusqu’au Ier siècle avant J.-C., est, pratiquement au sens moderne, une « société de communication », qui attache une
extraordinaire importance à la parole et au débat public. La théorie rhétorique y est une théorie vivante, plurielle, tout
entière accolée à la culture générale et à la culture politique d’une époque qui place le discours pour convaincre au
centre de tout (Achard, 1994) et fait de l’orateur le véritable héros moderne, dont le modèle restera Cicéron, à la fois
avocat, tribun, homme politique, exemple de vertu.
L’enseignement, par exemple, y est à base de culture générale. L’élève, sous la direction d’un maître qui montrait
l’exemple et payait de sa personne, devait faire deux types d’exercices, des narrations (résumé et analyse
d’événements historiques ou d’actualité, organisés on non selon des canevas types) et des déclamations, discours
construits sur des cas hypothétiques. Ainsi l’élève, loin de recevoir un savoir abstrait, apprenait à communiquer. Sa
culture était une culture de communication et elle le préparait à ses futures responsabilités de citoyen. Dans ce sens,
« informer » un élève était tout autant lui donner un enseignement que lui apprendre à s’en servir.
La naissance de la théorie rhétorique
Comment est née la rtorique? Il semble que l’on puisse localiser avec précision en Sicile, au Ve siècle avant J.-C.,
la naissance de la rhétorique, à la fois comme réflexion sur le discours dont le but est de convaincre, et comme
enseignement des techniques de persuasion. Barthes souligne à cette occasion que c’est pour « défendre son bien »
que l’on a commence à « réf1échir sur le langage ». Vers 485 avant J.-C., deux tyrans siciliens, Gelon et Hiéron,
avaient dépossédé de leurs propriétés les habitants de Syracuse afin de lotir les mercenaires qu’ils avaient employés.
Lorsqu’ils furent renversés par un soulèvement démocratique et que l’on voulut revenir la situation antérieure, il y
eut des procès innombrables pour que chaque famille puisse cupérer ses biens. Les nombreuses plaidoiries qui
suivirent donnèrent naissance à un enseignement spécifique, donné par les premiers rhéteurs connus, Corax et
Thisias. La rhétorique semble bien avoir éle fruit, dans un contexte de bouleversement social, d’une volonté de
retour à l’équilibre excluant l’usage de la force en promouvant la parole. Comme le montre bien Jacqueline de
Romilly (2000), les grandes tragédies grecques, comme les œuvres d’Eschyle, racontent ce passage de la violence
récurrente à une pacification de la société, toute relative d’ailleurs.
Les premiers pas de la rhétorique
Corax fut probablement le premier théoricien de la parole, en me temps que l’un des premiers « professeurs » de
rhétorique. Il rédige alors un manuel, perdu depuis, qui va se transmettre et servir de base à tons les rhéteurs qui
suivront. Corax y proposait un ensemble de techniques qui permettent d’argumenter d’une manière plus efficace
devant les tribunaux. II s’agit probablement du premier « manuel de communication » connu. La rhétorique naît donc
à la fois dans un contexte judiciaire et au cœur d’une réflexion théorique sur les méthodes qui permettent de
systématiser l’efficacité de la parole.
Les procédés que Corax a mis au point sont essentiellement de deux ordres. D’abord, tout discours, s’il veut être
convaincant, doit être organisé. Corax invente l’ordre du discours rhétorique, avec comme objectif la maîtrise de la
situation oratoire : Il chercha, nous dit un texte ancien, à calmer par des paroles insinuantes et flatteuses l’agitation de
l’assemblée; c’est ce qu’il nomma l’exorde; après avoir obtenu l’attention, il exposa le sujet de la délibération; passa
ensuite à la discussion, l’entremêla de digressions, qui confirmaient ses preuves; enfin, dans la récapitulation ou
conclusion, il résuma ses motifs, et réunit toutes ses forces pour entraîner un auditoire déjà ébranlé » (Benoît, p. 14,
1983).
Ces quatre parties : l’exorde, la présentation des faits, la discussion et, pour conclure, la péroraison, constitueront
après Corax une des normes centrales du discours rhétorique. Cette technique de prise de parole constituera la base
future de toute exposition réfléchie des arguments. Tout discours doit commencer par une adresse au juge,
l’« exorde », destinée à préparer le public et à le sensibiliser aux arguments qui allaient suivre, et devait être clos par
une « péroraison » qui frappait lesprit des participants. Entre ces deux parties du discours, les faits étaient d’abord
exposés dans une « narration », puis discutés dans une partie nommée « confirmation ». La « narration », qui
implique de présenter certains faits « comme ils sont », est sans doute l’ancêtre de la description.
Corax ne se contente pas de proposer un plan, il systématise des modes de raisonnements argumentatifs types. Il
invente le tout premier d’entre eux, le « corax », qui consiste à soutenir qu’une personne n’a pas pu commettre un
acte car elle était trop visiblement en position de le faire.
On voit que cette première rhétorique se préoccupe surtout d’efficacité, d’abord judiciaire, ensuite politique. La
question est alors de savoir ce qui est jugé convaincant par un tel public (celui des citoyens grecs, puis, plus tard,
romains). De nombreuses discussions, mettant aux prises les philosophes de l’époque, vont tourner autour de cette
question, toujours actuelle (voir par exemple, Desbordes, 1996). Suffit-il, pour qu’il soit convaincant, qu’un discours
soit bien ordonné, bien scandé, utilise des formules ptiques et bien tournées, comme ceux de Gorgias, que Platon
critiquera pour cela?
Faut-il, pour convaincre, faire appel principalement aux sentiments, aux passions, comme le soutient Trasymaque qui
compose dans ce sens un « manuel de pathétique »? Faut-il soutenir, comme Isocrate, que l’apprentissage mécanique
des lieux et la grandiloquence sont à rejeter et que la rhétorique n’est acceptable qu’au service de causes honnêtes et
nobles ? Faut-il rejeter ces thodes, comme le souhaite Socrate, si elles n’ont pas d’abord pour but la recherche de
la vérité?
L’apport d‘Aristote
L’un des élèves de Platon, Aristote (384-322 avant J.-C.), qui sera aussi précepteur d’Alexandre le Grand, définira la
rhétorique non plus comme un pur outil de pouvoir par la persuasion, mais comme l’art de « découvrir tout ce qu’un
cas donné comporte de persuasif ». La rhétorique d’Aristote se présente comme une pratique très souple, qui tient
compte des circonstances. Ce qui compte avant tout chez un orateur, c’est sa capacité à faire face en toute occasion et
à adapter son discours au contexte.
La rhétorique d’Aristote propose d’appuyer l’exercice de la parole sur une théorie du raisonnement, plutôt que sur
une pratique des passions: les « technologues », nous dit-il, consacrent la majeure partie de leurs traités aux questions
extérieures à ce qui en est le sujet en utilisant, pour émouvoir le juge, « la suspicion, la pitié, la colère et autres
passions de l’âme » [Rhétorique, Livre I, 1, 1354a], sans recourir à des « preuves techniques ». Si on généralisait la
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