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Réseau thématique 6 « Politiques sociales, protection sociale, solidarités »
Premier Congrès de l’AFS – Paris, 24 au 27 février 2004
INDIVIDUALISATION DES DROITS SOCIAUX
----------------------------------------------------EVOLUTION DES SYSTEMES NATIONAUX ET CONSTRUCTION
DU MODELE SOCIAL EUROPEEN
Nicole KERSCHEN, chercheur CNRS1
IRERP UMR N°7029 - Université Paris X
Ce papier prend appui sur mes précédents travaux sur l’individualisation des droits sociaux (cf.
bibliographie) et sur la recherche en cours dans le cadre du réseau européen SPECIAL “Social
Protection in Europe. Convergence? Integration, Accession and the Free Movement of Labour”
financé par la Communauté européenne dans le cadre du 5 e Programme-cadre (2001-2004) –
Programme de recherche « Amélioration de la base de connaissances socio-économiques ». Le
thème de « l’individualisation des droits sociaux » a fait l’objet du Séminaire de Paris, qui s’est
déroulé, sous ma direction, à l’Université de Paris X, les 20 et 21 novembre 2003. Ont collaboré à ce
Séminaire des chercheurs, membres de SPECIAL, originaires des pays suivants : Bulgarie, Finlande,
France, Hongrie, Luxembourg, Pologne et Slovénie 2. Des rapports nationaux sont actuellement en
cours de rédaction. Une synthèse donnera ensuite lieu à un chapitre sur « L’individualisation des
droits sociaux » dans un ouvrage collectif publié par SPECIAL.
L’individualisation des droits en matière de protection sociale a fait son
apparition dans la Communication de la Commission européenne du 12 mars 1997,
intitulée « Moderniser et améliorer la protection sociale dans l’Union européenne »3.
Il s’agit du passage des droits dérivés aux droits propres. Dans le modèle des
assurances sociales (modèle de Bismarck), les travailleurs sont assurés contre les
risques sociaux4, qui les empêchent d’exercer une activité professionnelle pour
subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Ce modèle est fondé sur une
représentation traditionnelle du mariage et de la famille avec une répartition des
rôles, l’homme constituant « le gagne-pain » et la femme s’occupant de l’éducation
des enfants et des tâches domestiques. A l’origine, seuls les travailleurs étaient
assurés et bénéficiaient de droits financés par des cotisations prélevées sur les
revenus d’activité. Par la suite, certains droits ont été étendus aux membres de la
famille sans contribution additionnelle de la part du travailleur. Les assurances
1
Email : [email protected] ou [email protected].
Krasimira SREDKOVA, Université Kliment Ochridski de Sofia, Faculté de Droit, Bulgarie [email protected]; Maija SAKSLIN, Université d’Helsinki, Institut de droit économique
international, Finlande - [email protected]; Irène POLITIS, Centre de recherche de droit social,
Université Paris I, Sciences juridiques, France - [email protected]; Jozsef HAJDU, Université de Szeged,
Faculté de Droit, Hongrie ([email protected]); Nicole KERSCHEN, IRERP, Université Paris X,
Sciences juridiques, coordinateur et responsable pour le Luxembourg - [email protected]; Zofia
RUTKOWSKA et Gertruda USCINSKA, Institut d’Etudes sur le Travail et les Affaires Sociales, Département
de droit du travail et de la sécurité sociale, Pologne - [email protected] ou [email protected];
Anjuta BUBNOV, Université de Ljubljana, Faculté de Droit, Slovénie - [email protected].
3
Communication du 12 mars 1997, COM [1997] 102.
4
A l’origine, il s’agissait des accidents du travail, de la maladie, de l’invalidité et de la vieillesse. Plus tard, le
chômage a été ajouté. Dans les 15 dernières années, la dépendance a été reconnue, dans un certain nombre de
pays, comme un nouveau risque social.
2
sociales offrent des droits propres au travailleur et des droits dérivés à la famille, en
principe au conjoint et aux enfants. Les femmes mariées n’exerçant aucune activité
professionnelle bénéficient donc d’une couverture sociale par ce biais.
Pourquoi faut-il, quelques 120 ans après la création du modèle des assurances
sociales, renoncer aux droits dérivés et procéder à une individualisation des droits
sociaux ?
Des courants de pensée pour l’individualisation des droits sociaux
Deux courants de pensée plaident pour cette individualisation : d’une part, des
féministes revendiquant l’émancipation des femmes sur le terrain économique et
social et, d’autre part, des économistes, dénonçant le coût financier de la nonindividualisation des droits sociaux.
Le premier courant se prononce pour une indépendance économique de la femme
au sein du couple, dans le rapport à l’homme, allant de pair avec sa position sur le
marché du travail et l’autonomie financière, qui s’en est suivie. L’individualisation
signifie que deux adultes placés dans une relation maritale ou quasi-maritale ne
doivent plus être considérés comme étant dépendants l’un de l’autre ou
interdépendants, mais doivent être traités comme des individus financièrement
indépendants, responsables de leur propre survie matérielle (Luckhaus 1994). En
terme de protection sociale, l’individualisation postule que chaque adulte devrait
pouvoir bénéficier de droits propres, d’un niveau suffisamment élevé pour pouvoir
mener une vie autonome et sans aucune référence au statut marital ou quasi-marital.
Plus largement, cette approche s’inscrit dans une tendance vers une plus grande
autonomie de l’individu, qui dépasse la stricte question du genre et à laquelle on peut
également raccrocher l’émergence « des droits de l’enfant ».
Le second courant formule une critique interne des systèmes de protection sociale.
La non-individualisation des droits sociaux, qui se traduit par l’attribution de droits
gratuits à une partie de la population, fait aujourd’hui peser d’importantes contraintes
économiques sur les systèmes de protection sociale en Europe. L’individualisation
signifierait l’abolition de tous les droits dérivés fondés sur la relation de famille, de
mariage ou de cohabitation et leur remplacement par des droits propres basés sur
des contributions (Meulders et alii 1997). Elle s’inscrit dans une problématique plus
large, qui tend à rendre les systèmes de protection sociale plus contributifs, à
agréger droits et contributions. Cette approche articule protection sociale et emploi et
prône une participation accrue des personnes en âge de travailler à l’activité
économique. Elle vise plus particulièrement les femmes et poursuit, en fin de compte,
le même but que le premier courant, à savoir l’émancipation de l’individu.
La position de la Commission
L’approche de la Commission est à la fois économique et sociale. Le thème de
l’individualisation des droits sociaux s’intègre dans une réflexion d’ensemble sur
l’avenir de la protection sociale en Europe et sur les moyens de consolider la
protection sociale comme un trait distinctif du modèle social européen. La promotion
d’un haut niveau de protection sociale figure parmi les objectifs sociaux définis dans
l’article 2 du Traité de l’Union européenne.
Pour la Commission, le principal enjeu de la modernisation de la protection sociale
réside dans la garantie de la viabilité financière des systèmes. Cette viabilité
dépendra de la capacité de la société européenne à créer des emplois pour une
partie croissante de la population. L'augmentation du taux d'emploi en Europe a pour
objectif de garantir un haut niveau de protection sociale. Mais la modernisation de la
protection sociale est aussi considérée comme un des moyens pour atteindre un
haut niveau d'emploi dans l'Union européenne. L'emploi doit être au service de la
protection sociale et, en retour, la protection sociale doit être au service de l’emploi.
C’est sous cet angle, que la Communication aborde l’individualisation des droits
sociaux dans la réflexion sur « le nouvel équilibre entre les sexes ».
Une triple argumentation
La Commission prend d’abord acte de la participation accrue des femmes au marché
du travail et elle déclare qu’il s’agit d’un phénomène irréversible, qui continuera à
augmenter5. Elle justifie ensuite sa position d’une individualisation des droits en
abordant trois problèmes, qu’elle considère comme « majeurs »: l’insécurité des
droits dérivés, la désincitation au travail, l’injustice sociale des pensions.
- l’insécurité des droits dérivés
Pour la Commission, les droits dérivés instituent une dépendance entre le travailleur
assuré et le bénéficiaire des droits dérivés. En cas de rupture de la relation, ce
dernier perd ses droits sociaux. De plus, dans de nombreux pays, seuls les épouses
et les enfants peuvent bénéficier de droits dérivés, alors que la composition des
ménages, les types de famille et les formes de cohabitation changent et appellent de
nouvelles réponses. Cette approche plutôt pragmatique vient conforter le courant
féministe.
- la désincitation au travail
Pour la Commission, l’individualisation doit s’inscrire également dans une
problématique d’augmentation de la participation des femmes en âge de travailler au
marché du travail. Aussi dénonce-t-elle les droits dérivés, qui dissuadent les femmes
à se présenter sur le marché du travail et qui les incitent à travailler dans l'économie
informelle, sans couverture sociale propre. Cette approche articule emploi et
protection sociale. Mais elle prend également appui sur l’indépendance économique
des femmes, car elle dénonce le fait que leur travail ne soit pas considéré comme un
moyen indépendant de gagner leur vie, mais plutôt comme un complément au
budget familial.
- l’injustice sociale des pensions
Lors du Conseil européen de Lisbonne en mars 2000, les 15 Etats membres se sont mis d’accord pour
progresser vers « le plein emploi » en adoptant un objectif quantifié en termes de taux d’emploi global, qui doit
être porté de 61% en 2000 à 70% en 2010, et en termes de taux d’emploi des femmes, qui doit être porté de 51%
en 2000 à 60% en 2010.
5
Pour la Commission, la comparaison des droits propres et des droits dérivés des
femmes, en matière de pension, révèle une profonde injustice entre celles, qui ont
exercé une activité professionnelle et celles qui, conformément au modèle familial
traditionnel, se sont occupées de l’éducation des enfants et des tâches domestiques.
Plusieurs arguments complémentaires sont avancés. Les droits dérivés sont
accordés gratuitement sans contrepartie en terme de cotisation sociale. Les
pensions versées au conjoint survivant sont calculées sur la base de la carrière du
conjoint décédé, de son revenu antérieur et des cotisations prélevées. Ainsi, des
femmes n’ayant jamais travaillé peuvent recevoir une pension de survie plus élevée
que celle des femmes ayant travaillé toute leur vie pour une rémunération plus faible.
Cette situation est due au fait, que, dans le modèle des assurances sociales, les
pensions reflètent les inégalités du marché du travail. Or, les rémunérations des
femmes sont de 25 à 30% inférieures aux rémunérations des hommes. D’après la
Commission, le système actuel génère, au sein de la redistribution sociale, une
inégalité flagrante: il favorise les femmes mariées sans emploi au dépens des
femmes ayant exercé une activité professionnelle. Il faut donc le réformer en
profondeur et passer à une individualisation des droits sociaux en matière de
pension.
Pour une individualisation progressive et différenciée
A partir de l'identification de ces trois problèmes, la Commission plaide pour une
individualisation progressive des droits visant à mettre un terme à la pratique, qui
consiste à tenir compte des liens familiaux pour assurer la protection sociale d'un
individu. Elle préconise un alignement de la protection sociale sur la législation
régissant le contrat de travail, laquelle considère "les travailleurs comme des
individus". Elle note que l'individualisation des droits est "conforme à la tendance
générale vers une plus grande autonomie de l'individu". Elle précise enfin que
l'individualisation dépasse les questions de sexe et qu'elle concerne aussi les
relations entre parent(s) et enfant(s), "à la lumière des nouveaux modèles familiaux".
Pour la Commission, toute individualisation des droits en matière de protection
sociale doit passer par plusieurs étapes, afin d’éviter une détérioration de certaines
situations.
Les Etats membres doivent d’abord mettre en place "une stratégie pour encourager
tous les travailleurs potentiels à participer au marché du travail plutôt que de peser
indûment sur les finances familiales".
Ensuite, ils doivent aborder l'individualisation des droits différemment suivant les
branches de la protection sociale. Pour la Commission, l'individualisation ne pose
guère de problèmes en matière de soins de santé et de prestations de chômage. Par
contre, la situation semble beaucoup plus compliquée en matière de pensions, et
principalement de pensions de survie. Dans ce domaine, la Commission propose le
schéma suivant: une pension de base pour tous, déconnectée de l'activité
professionnelle, complétée par une pension professionnelle. Cette voie, qui épouse
le schéma par piliers, lui semble cependant étroite, car elle constate qu’on assiste
partout à "un renforcement du lien entre contributions et droits".
Enfin, la Commission envisage une réflexion approfondie sur les interruptions de
carrière pour raisons de famille - prise en charge des enfants, des personnes
handicapées et des personnes âgées dépendantes - produisant des effets négatifs
sur le montant des pensions. Cette réflexion devrait tenir compte de la diversité des
approches existant au sein de l'Union européenne.
L’approche de la Commission apparaît, dès 1997, comme étant multidimensionnelle.
L’individualisation des droits en matière de protection sociale est vue comme un
instrument au service de l’emploi, et principalement au service de l’augmentation du
taux d’emploi des femmes. Elle est également perçue comme un moyen d’adapter
les systèmes de protection sociale aux mutations liées aux mœurs. Elle est
également considérée comme un moyen de faire évoluer les rapports entre les
hommes et les femmes dans une vision plus idéologique de l’émancipation des
individus. Enfin, en ré-articulant « droits et obligations », l’individualisation des droits
sociaux participe à la construction du modèle social européen.
L’individualisation à l’épreuve des faits
L’analyse des systèmes de protection sociale dans l’Union européenne des 15 ne fait
guère apparaître de tendance claire dans le sens d’une individualisation des droits
sociaux.
Plein emploi et droits universels : le modèle nordique
Seul le modèle nordique du Welfare State révèle un changement de paradigme. Au
Danemark, par exemple, le mariage ou toute autre institution ne forme plus la base
de la régulation sociale, mais constitue un arrangement d’ordre privé. Chaque
personne en âge de travailler doit être économiquement indépendante et cette
indépendance est obtenue grâce à la participation au marché du travail. Les femmes
sont massivement rentrées sur le marché du travail dès les années 60 et elles ont
revendiqué par la suite le droit au travail, qui leur a été garanti sous la forme de la
permanence d’un lien avec le marché du travail. Ce compromis social est fondé sur
le « plein emploi » et sur des contributions élevées. En contrepartie, le Welfare State
danois offre un mélange de droits universels, de droits complémentaires assurantiels
basés sur l’activité professionnelle et de mise à disposition de services publics,
quasi-gratuits, pour la petite enfance et pour les personnes dépendantes (adultes et
personnes âgées). De plus, le père et la mère se voient offrir des congés parentaux
dont l’objectif explicite est de permettre aux deux parents de concilier vie
professionnelle et vie familiale (Kerschen 2003).
Compensation du « travail » fourni par les femmes dans la sphère privée : le modèle
germanique
L’Allemagne, berceau des assurances sociales, évolue progressivement vers une
individualisation des droits sociaux sans remettre, pour autant, fondamentalement en
cause le modèle familial traditionnel. Ainsi, elle continue de considérer la famille,
fondée sur le mariage, comme la base de la régulation sociale. Les membres de la
famille du travailleur bénéficient toujours de droits dérivés. Mais ce modèle est en
transition. Alors qu’il existait dans les années 50 un consensus, même parmi les
femmes, en faveur du modèle familial de « l’homme gagne-pain», on assiste
aujourd’hui à une diversification des modèles, qui se traduit par la coexistence du
modèle traditionnel et d’un modèle plus ouvert d’incitation au travail pour les femmes,
en général, et au travail à temps partiel pour les mères. L’évolution du système
allemand vers une plus grande individualisation des droits présente une grande
cohérence. Depuis les années 70, les femmes ont obtenu une compensation
financière pour les activités exercées dans la sphère privée. Celle-ci a pris des voies
complémentaires. Le « travail » fourni dans l’éducation des enfants et dans la prise
en charge des personnes dépendantes au sein de la famille a été reconnu comme
« une activité socialement utile » ouvrant aux femmes des droits propres à pension.
En cas de divorce, l ‘épouse, qui n’a pas exercé d’activité professionnelle et qui, de
ce fait, n’a pas acquis de droits propres en matière de pension, se voit attribuer la
moitié des droits futurs à pension de son époux. Ces réformes, qui sont identifiées en
Allemagne comme relevant d’une individualisation des droits sociaux (Veil 2000 et
2001), sont contestées par des observateurs étrangers, qui les dénoncent comme
renforçant l’idée de dépendance économique entre époux et comme perpétuant « le
passé sous une autre forme » (Luckhaus1994).
Extension des droits dérivés au nom de l’égalité entre hommes et femmes: le modèle
français
A l’opposé des évolutions nordique et germanique, la France a procédé non pas à
une individualisation des droits sociaux, mais à une extension des droits dérivés en
tenant compte des nouvelles formes de cohabitation, voire de nouveaux types de
famille. Ainsi, le concubinage, la « cohabitation stable », le pacte civil de solidarité
(PACS) ouvrent aujourd’hui des droits en matière d’assurance maladie et maternité
et de capital décès. En matière de pensions, l’actualité est à l’égalité entre hommes
et femmes. La récente réforme des retraites6 a étendu aux veufs le bénéfice d’une
pension de réversion (de survie) de 50% de la pension du conjoint décédé dans le
régime de la fonction publique. Dans ce cas, veuves et veufs peuvent cumuler une
pension propre avec une pension de réversion dans la limite d’un plafond de
ressources. Mais cette réforme ne s’applique qu’en cas de mariage. Par ailleurs, les
femmes salariées du secteur privé bénéficient d’une majoration de leur durée
d’assurance en matière de retraite, sous forme de bonification de deux ans par
enfant. Cette bonification, qui n’est que d’un an dans la fonction publique, a été
étendue, par la récente réforme des retraites, aux fonctionnaires masculins à la suite
d’un arrêt de la Cour de Justice des Communautés européennes (CSJE 29
novembre 2001 arrêt Griesmar7). L’extension des droits dérivés diffère donc, en
France, suivant les branches de la protection sociale.
Comment les pays de l’Europe centrale, qui vont rejoindre l’Union européenne au 1 er
mai 2004, abordent-ils les droits dérivés et l’individualisation des droits sociaux ?
6
Loi N°2003-775 du 21 août 2003 portant réforme des retraite, J.O. du 22 août 2003.
L’arrêt Griesmar [C-366/99] reconnaît la nature professionnelle du régime français de retraite des
fonctionnaires et, en conséquence, le caractère de rémunération à la bonification pour enfant en matière de
retraite. Pour la CJCE, l’attribution de cette bonification aux seules femmes fonctionnaires méconnaît « le
principe d’égalité de rémunération ». Pour plus de détails, voir LANQUETIN (Marie-Thérèse), Les retraites des
femmes : quelle égalité ? Droit social 2003 N°11 p.960.
7
Dans les 4 pays étudiés dans le cadre du réseau SPECIAL (Bulgarie, Hongrie,
Pologne, Slovénie), les systèmes de protection sociale conservent des droits dérivés.
Comme dans l’Union européenne des 15, on n’observe aucune tendance nette à
l’individualisation des droits sociaux. En matière de santé, on assiste à des
évolutions différentes : individualisation des droits par la création de droits universels,
maintien des droits dérivés et individualisation dans leur usage ou encore extension
des droits dérivés au-delà du mariage. En matière de pensions, la situation apparaît
comme étant fort complexe, notamment en raison de l’introduction récente de
systèmes de pensions avec deux ou trois piliers. Les droits dérivés demeurent
importants, notamment en ce qui concerne les droits à pension des survivants.
L’individualisation des droits sociaux peut se traduire par des pensions universelles
dans le premier pilier, mais aussi par une individualisation du risque vieillesse dans le
second pilier8.
Mais ce qui distingue les pays de l’Europe centrale des Etats membres de l’Union
européenne des 15, c’est l’intégration massive des femmes dans le marché du travail
pendant la période communiste. L’individualisation des droits sociaux était une réalité
pour les femmes dans la mesure, où elles disposaient de droits propres acquis par
une activité professionnelle. Depuis 1989, l’évolution de l’économie a mis en péril la
situation de « plein emploi » et privé des femmes, et des hommes, d’une activité
professionnelle leur permettant d’être financièrement indépendants. Les droits
dérivés ont pu ainsi fournir une « nouvelle sécurité » à des adultes privés d’emploi.
Le thème de l’individualisation des droits sociaux a donc, dans ces pays, une
signification particulière, dont il faut tenir compte dans les recherches européennes.
Vers une individualisation des droits sociaux par étapes
Comment individualiser les droits sociaux sans détériorer la situation économique
d’une partie des femmes ? Comment maintenir une solidarité forte entre tous les
individus au sein de la collectivité ? Comment financer les droits sociaux
individualisés ?
En 1997, lors de la Conférence de Mondorf sur « La modernisation et l’amélioration
de la protection sociale en Europe », j’avais tenté de répondre à ces questions en
proposant un programme en trois points : il faut garantir le droit à l’emploi pour les
femmes comme pour les hommes, il faut étendre les droits universels en matière de
santé et de retraite et il faut prendre en compte le « caring » dans l’acquisition des
droits sociaux (Kerschen 1997). Depuis cette période, l’Europe sociale a beaucoup
évolué grâce à une nouvelle méthode, appliquée à l’emploi sous l’appellation de
« stratégie coordonnée pour l’emploi » et aux pensions et à la santé sous
l’appellation de « méthode ouverte de coordination ». Il n’est pas possible de
présenter ici cette méthode dans tous ses détails. Il faut simplement avoir présent à
l’esprit que cette méthode repose sur l’élaboration en commun, au niveau européen,
d’objectifs à atteindre dans le cadre d’une procédure contraignante. Il s’agit d’une
méthode globale de construction du modèle social européen. Elle aborde le social
dans toutes ses dimensions. Elle fait appel à la mobilisation de tous les acteurs
sociaux à tous les niveaux. Et elle se déroule suivant un processus continu avec des
8
Cette question n’est pas abordée dans ce papier.
objectifs à court, moyen et long terme. L’individualisation des droits sociaux s’inscrit
dans cette dynamique.
La garantie de l’accès à l’emploi pour les femmes, comme préalable à
l’individualisation des droits sociaux
Le modèle nordique, qui est le seul à avoir individualisé les droits sociaux, est fondé
sur une approche en terme de « droits et obligations ». Tous les individus en âge de
travailler doivent exercer une activité professionnelle pour subvenir à leurs besoins.
En contrepartie, la société doit leur fournir des opportunités leur garantissant à la fois
l’accès à un emploi et la capacité à demeurer employable tout au long de la vie
active. Cette approche s’exprime le mieux à travers les politiques nordiques
d’activation des personnes9.
Or, la stratégie coordonnée pour l’emploi, mise en œuvre depuis le Sommet pour
l’Emploi de Luxembourg de novembre 1997, considère le modèle nordique comme
« le modèle » à suivre en matière d’emploi, ce qui signifie qu’il faut augmenter les
taux d’emploi, en général, et le taux d’emploi des femmes en particulier. Lors du
Conseil Européen de Lisbonne en mars 2000, les 15 Etats membres se sont mis
d’accord pour progresser vers « le plein emploi » en adoptant un objectif quantifié en
termes de taux d’emploi global, qui doit être porté de 61% en 2000 à 70% en 2010,
et en termes de taux d’emploi des femmes, qui doit être porté de 51% en 2000 à
60% en 2010.
- Une réalité très contrastée, qui place les pays de l’Europe centrale en position
plutôt favorable
Le Danemark, la Suède et la Finlande ont des taux d’emploi très élevés - 76,2% 71,7% - 68,1%, bien supérieurs à la moyenne européenne (EU15), qui n’est que de
64%. Le taux d’emploi des femmes est respectivement de 72% - 70,4% - 65,4%
contre 54,9% pour l’Union européenne (EU15). L’écart entre le taux d’emploi des
femmes et le taux d’emploi des hommes avoisine les 8% - 3% - 5% contre 18% pour
l’Union européenne (EU15). Le travail à temps partiel est fréquent et il est exercé
plus souvent par des femmes que par des hommes. Au Danemark, par exemple, il
représente 30% de l’emploi des femmes et seulement 10% de l’emploi des hommes.
L’Allemagne et la France présentent des profils similaires. Les taux d’emploi sont
moyens, respectivement de 65,8% - 63,1% contre 64% pour l’Union européenne
(EU15). Le taux d’emploi des femmes est légèrement supérieur à la moyenne
européenne de 54,9% (EU15), de l’ordre de 58,8% - 56,1%. L’écart entre le taux
d’emploi des femmes et le taux d’emploi des hommes avoisine les 14% dans les
deux pays contre 18% pour l’Union européenne (EU15). Le travail a temps partiel est
plus développé en Allemagne qu’en France - il représente 40% de l’emploi féminin
contre 30% - et il concerne surtout les femmes. Dans les deux pays, moins de 5%
des hommes travaillent à temps partiel.
Les pays de l’Europe centrale inclus dans notre échantillon, à savoir la Bulgarie, la
Hongrie, la Pologne et la Slovénie, présentent des taux d’emploi tous inférieurs à la
9
L’Etat Providence nordique. Ajustements, transformations au cours des années 90. RFAS 2003 N°4.
moyenne européenne de 64% (EU 15), soit 49,6% - 56,5% – 55% – 63,8%. Le taux
d’emploi des femmes est, en conséquence, également inférieur à la moyenne
européenne de 54,9% (EU15), de l’ordre de 46,8% - 49,8% - 48,9% - 58,8%. L’écart
entre le taux d’emploi des femmes et le taux d’emploi des hommes est faible en
Bulgarie, de l’ordre de 6%. Il est moyen dans les trois autres pays : 14% - 12% –
10%. Pour compléter ce tableau, il faut ici reprendre les termes employés dans le
résumé du document de la Commission européenne intitulé La situation sociale dans
l’Union européenne 2003 : « La proportion des femmes dans la main-d’œuvre (dans
les pays adhérents) est supérieure à ce qu’elle est dans les Etats membres de
l’Union européenne (46% contre 42%). La proportion des femmes occupant des
postes de direction est, elle aussi, supérieure : 38% des dirigeants dans les Etats
adhérents sont des femmes contre 34% dans l’UE. De plus, dans les Etats
adhérents, le travail à temps partiel est moins fréquent et réparti plus équitablement
entre les sexes : 6% des hommes (7% dans l’UE) et 9% des femmes (32% dans
l’UE) travaillent à temps partiel».
Les statistiques relatives à l’emploi positionnent, sous l’angle de l’emploi féminin, les
pays de l’Europe centrale entre le modèle nordique et le couple Allemagne-France,
c’est-à-dire dans une position relativement favorable. Elles confirment également la
réalité d’une individualisation des droits sociaux acquis par le travail pour une grande
partie des femmes dans les Etats de l’Europe centrale.
Quelles sont les voies promues par la stratégie coordonnée pour l’emploi pour
atteindre l’objectif du « plein emploi » ?
- Une stratégie européenne pour l’emploi allant dans le sens d’une plus grande
individualisation
Deux « piliers » de la stratégie coordonnée pour l’emploi, telle qu’elle a été mise en
œuvre entre 1997 et 2003, ont favorisé cette évolution :
-
le pilier I portant sur l’amélioration de la capacité d’insertion professionnelle
(« l’employabilité »).
le pilier IV portant sur le renforcement des politiques d’égalité des chances.
Le premier pilier vise l’employabilité, c’est-à-dire l’aptitude pour une personne
d’occuper un emploi. Dans la conception communautaire, l’employabilité passe par
une qualification adéquate, par l’incitation à rechercher un emploi et par la possibilité
d’en trouver un. La responsabilité de l’amélioration de l’employabilité incombe non
seulement à la personne elle-même, mais également aux Etats et aux partenaires
sociaux. Ceci constitue un trait distinctif du modèle social européen.
Nous n’allons pas passer en revue toutes les lignes directrices appartenant à ce
pilier. Elles ont toutes pour objectif d’améliorer l’employabilité de la population en âge
de travailler. Nous allons simplement signaler qu’une ligne directrice concerne la
réforme des systèmes d’indemnisation, de formation et d’imposition, afin de les
rendre plus favorables à l’emploi pour les chômeurs et les inactifs en âge de
travailler. L’abrogation de la prise en compte des revenus du conjoint dans
l’attribution des droits, en cas de chômage, figure parmi les réformes préconisées en
matière d’indemnisation. Autres exemples de transformations en discussion :
l’abrogation de l’assurance veuvage pour les personnes en âge de travailler ou
encore, l’individualisation de l’impôt sur le revenu.
Le quatrième pilier concerne de façon globale l’égalité entre les hommes et les
femmes en matière d’emploi et de formation professionnelle. Pour que des femmes
en âge de travailler, actuellement inactives, acceptent de se porter sur le marché de
l’emploi, il faut leur garantir une « qualité de l’emploi » leur permettant notamment de
concilier vie familiale et vie professionnelle. L’application de cette ligne directrice
s’est traduite, suivant les Etats membres, par la mise en place ou l’extension des
congés parentaux ou encore par la création de nouvelles structures professionnelles
de prise en charge des enfants en bas âge ou de soins aux personnes dépendantes.
La reconnaissance du « care » en matière de pensions figure parmi les thèmes
prioritaires en discussion.
A travers certaines lignes directrices de la stratégie coordonnée pour l’emploi, la
protection sociale est abordée, très clairement, comme un instrument au service de
l’emploi. L’individualisation des droits sociaux constitue une des composantes de
cette approche.
L’égalité entre les sexes dans les régimes de retraite
Dans sa Communication du 11 octobre 2000 intitulée « L’évolution à venir de la
protection sociale dans une perspective à long terme : des pensions sûres et
viables »10, la Commission a repris en détail son argumentaire relatif à
l’individualisation des droits sociaux tout en l’appliquant aux pensions.
Elle constate « l’incapacité des régimes de retraite à assurer des revenus
convenables à toutes les personnes âgées » et elle l’explique par le fait « qu’ils ne se
sont pas suffisamment adaptés aux mutations de la société ». Ainsi, la manière
traditionnelle d’assurer le bien-être des femmes âgées, c’est-à-dire les pensions du
conjoint survivant, ne lui paraît plus acceptable dans une société où le divorce est
plus répandu. En revanche, les pensions du conjoint survivant perdront de leur
importance, lorsque de plus en plus de femmes auront gagné leurs propres droits à
la retraite à taux plein.
Elle passe ensuite en revue les évolutions dans les différents Etats membres, en
constatant que ceux-ci ne sont guère en faveur « d’un passage intégral aux droits
individuels ». L’individualisation absolue laisserait « de nombreuses femmes sans
pensions convenables en raison de leurs revenus plus faibles et des interruptions de
carrière à la fois fréquentes et longues ». C’est pour cette raison, que les Etats
recourent à différentes formules pour faire face à ce problème, comme par exemple :
-
-
10
la compensation pour interruption de carrière pour des raisons familiales. Les
périodes passées à élever des enfants sont assimilées à des périodes
d’équivalent-emploi entrant dans le calcul de la pension (Allemagne, France)
le maintien des pensions de survivant et l’extension aux veufs
l’introduction de pensions minimales non liées à une activité professionnelle.
COM [2000] 622 final.
Mais la Commission relève également les réformes nationales tendant à améliorer
les droits individuels des femmes. Elle donne comme exemple le modèle nordique et
les Pays-Bas, qui ont opté pour une individualisation absolue en favorisant des
systèmes de retraite mariant droits universels pour tous et droits professionnels pour
les travailleurs, sans faire de distinction entre les hommes et les femmes. D’après la
Commission, ces pays « craignent que la compensation ne consolide les rôles
traditionnels dévolus aux hommes et aux femmes ». Mais elle donne également une
importance aux partages des droits à pension en cas de divorce, en citant le modèle
allemand (Kerschen 2003). La possibilité donnée aux couples de choisir, même en
l’absence de divorce, le partage des droits à pension plutôt que le maintien des droits
dérivés est considéré comme « à l’avantage des femmes ».
En conclusion, la Commission rappelle, qu’à terme, « une plus grande participation
des femmes au marché du travail et la réduction des écarts de salaires entre
hommes et femmes permettront d’améliorer les droits individuels des femmes » sans
pour autant être tout à fait sûr, que cette évolution permettra de réduire le recours à
des formules, comme les prestations au conjoint survivant ou la prise en compte
dans le calcul des pensions des périodes consacrées à l’éducation des enfants.
Par la suite, dans le cadre de la méthode ouverte de coordination appliquée aux
pensions, le Comité de protection sociale et le Comité de politique économique ont
fixé un certain nombre d’objectifs, que les Etats membres s’engagent à respecter lors
de la réforme de leur système de retraite. Parmi ces objectifs figurent la garantie de
pensions adéquates, à savoir
- des pensions mettant les personnes âgées à l’abri du risque de pauvreté en
leur permettant de jouir d’un niveau de vie décent
- des pensions, leur permettant le maintien de leur niveau de vie antérieur
« dans des limites raisonnables »
- des systèmes articulant solidarité intra-générationnelle et solidarité intergénérationnelle.
Mais ces objectifs n’appellent pas une individualisation des droits sociaux, dans la
mesure où chaque Etat membre est libre de mettre en œuvre les moyens, qui lui
semblent les plus adéquats pour atteindre l’objectif.
Si on observe les différents systèmes de pensions en Europe, on distingue deux
voies d’individualisation :
-
-
l’individualisation absolue, grâce à l’introduction de droits universels reconnus
comme droits propres à tous les individus et financés en principe par l’impôt
(modèle nordique et Pays-Bas)
l’individualisation relative, qui maintient des droits dérivés dans l’acquisition
des droits, mais qui permet une jouissance individualisée des droits.
Or, le modèle allemand du « splitting » des droits à pension est un exemple d’une
individualisation relative. Celle-ci assure une réelle sécurité à l’épouse, qui n’a pas
exercé d’activité professionnelle, en lui attribuant, au moment de la liquidation de la
pension, des droits propres acquis définitivement. L’individualisation des droits est
synonyme d’indépendance économique. Elle garantit également une autonomie de
vie, car, en cas de décès du conjoint, l’épouse peut se remarier sans pour autant
perdre ses droits à pension, ce qui n’est pas le cas pour la pension de survivant, qui
est en principe supprimée. De plus, le « splitting » n’a pas de coût additionnel pour la
société, car il opère simplement le partage de droits contributifs entre les deux
époux. Le seul désavantage du « spilitting » des droits à pension réside dans le fait
qu’il maintient le lien de dépendance entre époux et ne remet pas en cause le
modèle traditionnel du partage des rôles entre hommes et femmes au sein de la
famille. Peut-être cette disposition, qui s’applique aujourd’hui en cas de divorce, mais
aussi par libre choix des conjoints hors divorce (Kerschen 2003), permettra-t-elle de
concilier, au sein d’une même société, le modèle traditionnel et un modèle plus
ouvert avec deux activités, sans désavantager l’un par rapport à l’autre.
L’accès aux soins de santé et aux soins aux personnes âgées comme droit
fondamental
Dans sa Communication du 5 décembre 2001 intitulée « L’avenir des soins de santé
et des soins pour les personnes âgées : garantir l’accessibilité, la qualité et la viabilité
financière »11, la Commission a explicitement fait référence aux droits
fondamentaux : « pour les Européens, l’accès aux soins de santé est un droit
fondamental, essentiel à la dignité humaine, qui doit donc être garanti pour tous ». La
Commission fonde son argumentation sur la Charte des droits fondamentaux de
l’Union européenne, qui proclame « que toute personne a le droit d’accéder à la
prévention et de bénéficier de soins médicaux » (article 33).
A priori, cette position va dans le sens d’une concrétisation de ce droit par
l’instauration de droits propres reconnus à tous. Mais rien n’indique à ce jour que les
Etats membres ont adopté cette voie. En effet, les Etats membres demeurent seuls
compétents en matière d’organisation et de financement de la protection sociale. A
partir de 2001, la Commission et les Etats membres ont identifié des enjeux
communs, adopté une méthode commune, appelée « méthode ouverte de
coordination », et arrêté des objectifs communs à long terme.
Deux ans plus tard, la Commission et le Conseil ont dressé un premier bilan des
systèmes nationaux dans un rapport publié le 10 mars 2003 12. D’après ce rapport,
« la totalité des Etats membres offrent aux personnes résidant sur leur territoire des
droits universels, ou presque, aux soins de santé ». Ce rapport aborde la couverture
sociale sous l’angle quantitatif. Tous les résidants ou presque sont couverts. Il ne
s’intéresse pas à la qualité des droits, et partant, pas à la question de
l’individualisation des droits.
Si on observe les différents systèmes de santé en Europe, on distingue, comme en
matière de pension, deux voies d’individualisation :
-
11
l’individualisation absolue, grâce à l’introduction de droits universels reconnus
comme droits propres à tous les individus et financés en principe par l’impôt13
l’individualisation relative, qui maintient des droits dérivés dans l’acquisition
des droits, mais qui permet une jouissance individualisée des droits.
COM [2001] 723 final.
Rapport conjoint de la Commission et du Conseil intitulé « Soutenir les stratégies nationales pour l’avenir des
soins de santé et des soins aux personnes âgées » N° 7166/03 du 10 mars 2003.
13
Cf. la reconnaissance de droits universels aux enfants au Danemark et leur justification in KERSCHEN 2003.
12
La seconde voie mérite d’être expliquée. En Allemagne, l’épouse et les enfants
disposant de droits dérivés peuvent faire valoir leurs droits en matière de prestations
en nature directement auprès des prestataires de soins. En Slovénie, les enfants
bénéficient de droits dérivés, mais ils reçoivent une carte individuelle de sécurité
sociale dès l’âge de 15 ans. L’accès aux moyens de contraception pour les jeunes
filles a notamment justifié cette évolution.
Au niveau communautaire, l’individualisation relative va se concrétiser dans un
proche avenir à travers l’introduction de la carte européenne d’assurance maladie 14.
Cette carte sera individualisée, dans le sens qu’elle sera remise à toutes les
personnes résidant sur le territoire d’un Etat membre. Mais elle ne changera pas, du
moins dans une première étape, les droits et obligations existants. Elle a pour
fonction essentielle de simplifier les procédures et d’éliminer les obstacles à la
mobilité géographique.
En matière d’accès aux soins, l’individualisation relative ne règle en rien l’insécurité
générée par les droits dérivés. Ces droits ne valent que ce que valent les institutions,
auxquelles elles sont liées.
L’individualisation des droits sociaux, prônée par la Commission en 1997, était
synonyme d’individualisation absolue. Les droits sociaux devaient être acquis en tant
que droits propres et utilisés en tant que tels. Depuis lors, les faits ont révélé une
situation plus complexe : l’individualisation absolue n’existe que dans peu de pays et
elle est plus développée en matière d’accès aux soins qu’en matière de pension.
L’individualisation relative, considérée comme la jouissance, à titre individuel, de
droits sociaux acquis en tant que droits dérivés, s’est développée dans de nombreux
pays. Elle n’a pas la même signification et elle ne procure pas la même sécurité
suivant la branche de protection sociale considérée. L’évolution des systèmes de
protection sociale dépendra de la participation des femmes dans le marché du
travail. Mais cette participation sera également fonction de la capacité de la société à
réformer ses schémas traditionnels.
14
Communication de la Communication du 17 février 2003, COM [2003] 73 final.
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