Réseau thématique 6 « Politiques sociales, protection sociale, solidarités »
Premier Congrès de l’AFS – Paris, 24 au 27 février 2004
INDIVIDUALISATION DES DROITS SOCIAUX
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EVOLUTION DES SYSTEMES NATIONAUX ET CONSTRUCTION
DU MODELE SOCIAL EUROPEEN
Nicole KERSCHEN, chercheur CNRS
1
IRERP UMR N°7029 - Université Paris X
Ce papier prend appui sur mes précédents travaux sur l’individualisation des droits sociaux (cf.
bibliographie) et sur la recherche en cours dans le cadre du réseau européen SPECIAL “Social
Protection in Europe. Convergence? Integration, Accession and the Free Movement of Labour”
financé par la Communauté européenne dans le cadre du 5e Programme-cadre (2001-2004)
Programme de recherche « Amélioration de la base de connaissances socio-économiques ». Le
thème de « l’individualisation des droits sociaux » a fait l’objet du Séminaire de Paris, qui s’est
déroulé, sous ma direction, à l’Université de Paris X, les 20 et 21 novembre 2003. Ont collaboré à ce
Séminaire des chercheurs, membres de SPECIAL, originaires des pays suivants : Bulgarie, Finlande,
France, Hongrie, Luxembourg, Pologne et Slovénie
2
. Des rapports nationaux sont actuellement en
cours de rédaction. Une synthèse donnera ensuite lieu à un chapitre sur « L’individualisation des
droits sociaux » dans un ouvrage collectif publié par SPECIAL.
L’individualisation des droits en matière de protection sociale a fait son
apparition dans la Communication de la Commission européenne du 12 mars 1997,
intitulée « Moderniser et améliorer la protection sociale dans l’Union européenne »
3
.
Il s’agit du passage des droits dérivés aux droits propres. Dans le modèle des
assurances sociales (modèle de Bismarck), les travailleurs sont assurés contre les
risques sociaux
4
, qui les empêchent d’exercer une activité professionnelle pour
subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Ce modèle est fondé sur une
représentation traditionnelle du mariage et de la famille avec une répartition des
rôles, l’homme constituant « le gagne-pain » et la femme s’occupant de l’éducation
des enfants et des tâches domestiques. A l’origine, seuls les travailleurs étaient
assurés et bénéficiaient de droits financés par des cotisations prélevées sur les
revenus d’activité. Par la suite, certains droits ont été étendus aux membres de la
famille sans contribution additionnelle de la part du travailleur. Les assurances
1
Email : nkersche@u-paris10.fr ou [email protected].
2
Krasimira SREDKOVA, Université Kliment Ochridski de Sofia, Faculté de Droit, Bulgarie -
sredkova@admin.uni-sofia.bg; Maija SAKSLIN, Université d’Helsinki, Institut de droit économique
international, Finlande - sakslin@mappi.helsinki.fi; Irène POLITIS, Centre de recherche de droit social,
Université Paris I, Sciences juridiques, France - [email protected]m; Jozsef HAJDU, Université de Szeged,
Faculté de Droit, Hongrie (hajd[email protected]); Nicole KERSCHEN, IRERP, Université Paris X,
Sciences juridiques, coordinateur et responsable pour le Luxembourg - [email protected]; Zofia
RUTKOWSKA et Gertruda USCINSKA, Institut d’Etudes sur le Travail et les Affaires Sociales, Département
de droit du travail et de la sécurité sociale, Pologne - zosia[email protected] ou polityka.spoleczna@ipiss.com.pl;
Anjuta BUBNOV, Université de Ljubljana, Faculté de Droit, Slovénie - Anj[email protected]-lj.sl.
3
Communication du 12 mars 1997, COM [1997] 102.
4
A l’origine, il s’agissait des accidents du travail, de la maladie, de l’invalidité et de la vieillesse. Plus tard, le
chômage a été ajouté. Dans les 15 dernières années, la dépendance a été reconnue, dans un certain nombre de
pays, comme un nouveau risque social.
sociales offrent des droits propres au travailleur et des droits dérivés à la famille, en
principe au conjoint et aux enfants. Les femmes mariées n’exerçant aucune activité
professionnelle bénéficient donc d’une couverture sociale par ce biais.
Pourquoi faut-il, quelques 120 ans après la création du modèle des assurances
sociales, renoncer aux droits dérivés et procéder à une individualisation des droits
sociaux ?
Des courants de pensée pour l’individualisation des droits sociaux
Deux courants de pensée plaident pour cette individualisation : d’une part, des
féministes revendiquant l’émancipation des femmes sur le terrain économique et
social et, d’autre part, des économistes, dénonçant le coût financier de la non-
individualisation des droits sociaux.
Le premier courant se prononce pour une indépendance économique de la femme
au sein du couple, dans le rapport à l’homme, allant de pair avec sa position sur le
marché du travail et l’autonomie financière, qui s’en est suivie. L’individualisation
signifie que deux adultes placés dans une relation maritale ou quasi-maritale ne
doivent plus être considérés comme étant dépendants l’un de l’autre ou
interdépendants, mais doivent être traités comme des individus financièrement
indépendants, responsables de leur propre survie matérielle (Luckhaus 1994). En
terme de protection sociale, l’individualisation postule que chaque adulte devrait
pouvoir bénéficier de droits propres, d’un niveau suffisamment élevé pour pouvoir
mener une vie autonome et sans aucune référence au statut marital ou quasi-marital.
Plus largement, cette approche s’inscrit dans une tendance vers une plus grande
autonomie de l’individu, qui dépasse la stricte question du genre et à laquelle on peut
également raccrocher l’émergence « des droits de l’enfant ».
Le second courant formule une critique interne des systèmes de protection sociale.
La non-individualisation des droits sociaux, qui se traduit par l’attribution de droits
gratuits à une partie de la population, fait aujourd’hui peser d’importantes contraintes
économiques sur les systèmes de protection sociale en Europe. L’individualisation
signifierait l’abolition de tous les droits dérivés fondés sur la relation de famille, de
mariage ou de cohabitation et leur remplacement par des droits propres basés sur
des contributions (Meulders et alii 1997). Elle s’inscrit dans une problématique plus
large, qui tend à rendre les systèmes de protection sociale plus contributifs, à
agréger droits et contributions. Cette approche articule protection sociale et emploi et
prône une participation accrue des personnes en âge de travailler à l’activité
économique. Elle vise plus particulièrement les femmes et poursuit, en fin de compte,
le même but que le premier courant, à savoir l’émancipation de l’individu.
La position de la Commission
L’approche de la Commission est à la fois économique et sociale. Le thème de
l’individualisation des droits sociaux s’intègre dans une réflexion d’ensemble sur
l’avenir de la protection sociale en Europe et sur les moyens de consolider la
protection sociale comme un trait distinctif du modèle social européen. La promotion
d’un haut niveau de protection sociale figure parmi les objectifs sociaux définis dans
l’article 2 du Traité de l’Union européenne.
Pour la Commission, le principal enjeu de la modernisation de la protection sociale
réside dans la garantie de la viabilité financière des systèmes. Cette viabilité
dépendra de la capacité de la société européenne à créer des emplois pour une
partie croissante de la population. L'augmentation du taux d'emploi en Europe a pour
objectif de garantir un haut niveau de protection sociale. Mais la modernisation de la
protection sociale est aussi considérée comme un des moyens pour atteindre un
haut niveau d'emploi dans l'Union européenne. L'emploi doit être au service de la
protection sociale et, en retour, la protection sociale doit être au service de l’emploi.
C’est sous cet angle, que la Communication aborde l’individualisation des droits
sociaux dans la réflexion sur « le nouvel équilibre entre les sexes ».
Une triple argumentation
La Commission prend d’abord acte de la participation accrue des femmes au marché
du travail et elle déclare qu’il s’agit d’un phénomène irréversible, qui continuera à
augmenter
5
. Elle justifie ensuite sa position d’une individualisation des droits en
abordant trois problèmes, qu’elle considère comme « majeurs »: l’insécurité des
droits dérivés, la désincitation au travail, l’injustice sociale des pensions.
- l’insécurité des droits dérivés
Pour la Commission, les droits dérivés instituent une dépendance entre le travailleur
assuré et le bénéficiaire des droits dérivés. En cas de rupture de la relation, ce
dernier perd ses droits sociaux. De plus, dans de nombreux pays, seuls les épouses
et les enfants peuvent néficier de droits dérivés, alors que la composition des
ménages, les types de famille et les formes de cohabitation changent et appellent de
nouvelles réponses. Cette approche plutôt pragmatique vient conforter le courant
féministe.
- la désincitation au travail
Pour la Commission, l’individualisation doit s’inscrire également dans une
problématique d’augmentation de la participation des femmes en âge de travailler au
marché du travail. Aussi dénonce-t-elle les droits dérivés, qui dissuadent les femmes
à se présenter sur le marché du travail et qui les incitent à travailler dans l'économie
informelle, sans couverture sociale propre. Cette approche articule emploi et
protection sociale. Mais elle prend également appui sur l’indépendance économique
des femmes, car elle dénonce le fait que leur travail ne soit pas considéré comme un
moyen indépendant de gagner leur vie, mais plutôt comme un complément au
budget familial.
- l’injustice sociale des pensions
5
Lors du Conseil européen de Lisbonne en mars 2000, les 15 Etats membres se sont mis d’accord pour
progresser vers « le plein emploi » en adoptant un objectif quantifié en termes de taux d’emploi global, qui doit
être porté de 61% en 2000 à 70% en 2010, et en termes de taux d’emploi des femmes, qui doit être porté de 51%
en 2000 à 60% en 2010.
Pour la Commission, la comparaison des droits propres et des droits dérivés des
femmes, en matière de pension, révèle une profonde injustice entre celles, qui ont
exercé une activité professionnelle et celles qui, conformément au modèle familial
traditionnel, se sont occupées de l’éducation des enfants et des tâches domestiques.
Plusieurs arguments complémentaires sont avancés. Les droits dérivés sont
accordés gratuitement sans contrepartie en terme de cotisation sociale. Les
pensions versées au conjoint survivant sont calculées sur la base de la carrière du
conjoint décédé, de son revenu antérieur et des cotisations prélees. Ainsi, des
femmes n’ayant jamais travaillé peuvent recevoir une pension de survie plus élevée
que celle des femmes ayant travaillé toute leur vie pour une rémunération plus faible.
Cette situation est due au fait, que, dans le modèle des assurances sociales, les
pensions reflètent les inégalités du marché du travail. Or, les rémunérations des
femmes sont de 25 à 30% inférieures aux rémunérations des hommes. D’après la
Commission, le système actuel génère, au sein de la redistribution sociale, une
inégalité flagrante: il favorise les femmes mariées sans emploi au dépens des
femmes ayant exercé une activité professionnelle. Il faut donc le réformer en
profondeur et passer à une individualisation des droits sociaux en matière de
pension.
Pour une individualisation progressive et différenciée
A partir de l'identification de ces trois problèmes, la Commission plaide pour une
individualisation progressive des droits visant à mettre un terme à la pratique, qui
consiste à tenir compte des liens familiaux pour assurer la protection sociale d'un
individu. Elle préconise un alignement de la protection sociale sur la législation
régissant le contrat de travail, laquelle considère "les travailleurs comme des
individus". Elle note que l'individualisation des droits est "conforme à la tendance
générale vers une plus grande autonomie de l'individu". Elle précise enfin que
l'individualisation dépasse les questions de sexe et qu'elle concerne aussi les
relations entre parent(s) et enfant(s), "à la lumière des nouveaux modèles familiaux".
Pour la Commission, toute individualisation des droits en matière de protection
sociale doit passer par plusieurs étapes, afin d’éviter une détérioration de certaines
situations.
Les Etats membres doivent d’abord mettre en place "une stratégie pour encourager
tous les travailleurs potentiels à participer au marché du travail plutôt que de peser
indûment sur les finances familiales".
Ensuite, ils doivent aborder l'individualisation des droits différemment suivant les
branches de la protection sociale. Pour la Commission, l'individualisation ne pose
guère de problèmes en matière de soins de santé et de prestations de chômage. Par
contre, la situation semble beaucoup plus compliquée en matière de pensions, et
principalement de pensions de survie. Dans ce domaine, la Commission propose le
schéma suivant: une pension de base pour tous, déconnectée de l'activité
professionnelle, complétée par une pension professionnelle. Cette voie, qui épouse
le schéma par piliers, lui semble cependant étroite, car elle constate qu’on assiste
partout à "un renforcement du lien entre contributions et droits".
Enfin, la Commission envisage une réflexion approfondie sur les interruptions de
carrière pour raisons de famille - prise en charge des enfants, des personnes
handicapées et des personnes âgées dépendantes - produisant des effets négatifs
sur le montant des pensions. Cette réflexion devrait tenir compte de la diversité des
approches existant au sein de l'Union européenne.
L’approche de la Commission apparaît, dès 1997, comme étant multidimensionnelle.
L’individualisation des droits en matière de protection sociale est vue comme un
instrument au service de l’emploi, et principalement au service de l’augmentation du
taux d’emploi des femmes. Elle est également perçue comme un moyen d’adapter
les systèmes de protection sociale aux mutations liées aux mœurs. Elle est
également considérée comme un moyen de faire évoluer les rapports entre les
hommes et les femmes dans une vision plus idéologique de l’émancipation des
individus. Enfin, en ré-articulant « droits et obligations », l’individualisation des droits
sociaux participe à la construction du modèle social européen.
L’individualisation à l’épreuve des faits
L’analyse des systèmes de protection sociale dans l’Union européenne des 15 ne fait
guère apparaître de tendance claire dans le sens d’une individualisation des droits
sociaux.
Plein emploi et droits universels : le modèle nordique
Seul le modèle nordique du Welfare State révèle un changement de paradigme. Au
Danemark, par exemple, le mariage ou toute autre institution ne forme plus la base
de la régulation sociale, mais constitue un arrangement d’ordre privé. Chaque
personne en âge de travailler doit être économiquement indépendante et cette
indépendance est obtenue grâce à la participation au marché du travail. Les femmes
sont massivement rentrées sur le marché du travail dès les années 60 et elles ont
revendiqué par la suite le droit au travail, qui leur a été garanti sous la forme de la
permanence d’un lien avec le marché du travail. Ce compromis social est fondé sur
le « plein emploi » et sur des contributions élevées. En contrepartie, le Welfare State
danois offre un mélange de droits universels, de droits complémentaires assurantiels
basés sur l’activité professionnelle et de mise à disposition de services publics,
quasi-gratuits, pour la petite enfance et pour les personnes dépendantes (adultes et
personnes âgées). De plus, le père et la mère se voient offrir des congés parentaux
dont l’objectif explicite est de permettre aux deux parents de concilier vie
professionnelle et vie familiale (Kerschen 2003).
Compensation du « travail » fourni par les femmes dans la sphère privée : le modèle
germanique
L’Allemagne, berceau des assurances sociales, évolue progressivement vers une
individualisation des droits sociaux sans remettre, pour autant, fondamentalement en
cause le modèle familial traditionnel. Ainsi, elle continue de considérer la famille,
fondée sur le mariage, comme la base de la régulation sociale. Les membres de la
famille du travailleur bénéficient toujours de droits dérivés. Mais ce modèle est en
transition. Alors qu’il existait dans les années 50 un consensus, même parmi les
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