Histoire de la pensée économique 1 Introduction générale Il existe deux façons de faire de l'histoire de la pensée économique: La première dite relativiste ou culturaliste consiste à étudier les théories au sein des contextes historiques, en rapport avec les enjeux, idées, sentiments de l'époque. Elle a donc pour but de retrouver le sens perdu de ces théories. Cette méthode est limitée: impossibilité pour le contexte historique d'expliquer à lui seul les idées économiques. Autrement dit, si les idées étaient uniquement déterminées par le temps, le lieu et le milieu: comment alors expliquer que le même contexte ait pu produire des idées différentes, voire parfois totalement contradictoires et antagonistes? Il existe alors une seconde façon qui est de type analytique: étude des théories par rapport aux enjeux d'aujourd'hui. On va juger les théories en fonction de la conception que l'on a aujourd'hui en économie. Cette seconde méthode est souvent préférée à la première car elle permet de rester dans une certaine actualité sans se perdre dans l'Histoire. Quand on procède de façon analytique, on ne va pas étudier les théories et les auteurs de façon chronologique mais plutôt sous la forme de grands courants, ce qui permet de retenir des auteurs que ce que l'on considère comme valable. Leurs erreurs, notamment théoriques, sont aussi analysées car elles peuvent permettre une certain compréhension. Cette seconde manière de procéder est également limitée: on est souvent obligé d'être dans l'impossibilité de voir la cohérence d'un auteur; de plus, on peut faire dire aux auteurs ce qu'ils n'ont pas dit, en faisant comme ci deux propos identiques au plan analytique étaient équivalents au plan théorique et cela, dans deux contextes historiques différents. Exemple: La distinction entre valeur d'usage (utilité)/valeur d'échange (prix) d'une marchandise se retrouve déjà chez Aristote. Il s'agit d'une équivalence analytique avec Adam Smith qui reprendre ce concept, mais cela ne veut pas dire qu'il y a une équivalence théorique. Le danger d'une démarche analytique est l'anachronisme. Pour éviter ce dernier, il faut réintroduire l'histoire, donc la première façon de faire de l'histoire de la pensée économique. => L'histoire de la pensée économique est un compromis entre ces deux méthodes. Plan du cours I – Une histoire des idées économiques au XIXème siècle A/ L'économie politique des classiques ADAM SMITH, DAVID RICARDO, THOMAS ROBERT MALTHUS, JEANBAPTISTE SAY, KARL MARX B/ La révolution marginaliste et théorie néoclassique STANLEY GEVENS, KARL MENGER, LÉON WALRAS, ALFRED MARSHALL C/ L'école historique allemande Histoire de la pensée économique 2 II – Une histoire des idées économiques au XXème siècle A/ L'institutionnalisme américain et le néo-institutionnalisme THOMAS VEBLEN, COMMONS ; WILLIAMSON, NORTH B/ La révolution keynésienne JOHN MAYNARD KEYNES C/ Le monétarisme et les néoclassiques MILTON FRIEDMAN, LUCAS, BARO D/ La nouvelle économie keynésienne Bibliographie générale Marc Blaug, La pensée économique: origines et développement Joseph A. Schumpeter, Histoire de l'analyse économique Alain Barrère, Histoire de la pensée et de l'analyse économiques Alain Beraud & Gilbert Faccarello, Nouvelle histoire de la pensée économique Claude Jessua, Histoire de la pensée économique Jean Boncoeur & Hervé Thouemont, Histoire des idées économiques Histoire de la pensée économique 3 Première partie Une histoire des idées économiques au XIXème siècle L'analyse économique remonte à l'Antiquité et n'a donc pas débuté au XIXème siècle. Il y a eu de nombreuses réflexions économiques produises par les Grecs, Aristote notamment; ensuite par les pères de l'Eglise, au début du Moyen-Âge, dont une critique du prêt à intérêt, qui est, en fait, dans le prolongement d'Aristote. A la fin du XVème siècle, on voit la naissance de la doctrine mercantiliste, partisan d'un excèdent de la balance commerciale. On peut également faire référence à François Quesnay, fondateur de la physiocratie, courant de l'histoire de la pensée économique datant du milieu du XVIIIème siècle, née en France et qui ne s'est pas développée ailleurs. Quesnay s'est rendu célèbre par son tableau économique publié en 1758 et dont les premières épreuves ont été tirées par son célèbre patient (il était médecin), Louis XV. A/ L'économie politique des classiques La pensée économique ne commence donc pas avec les classiques et le premier d'entre eux: Adam Smith. Il n'en demeure pas moins que la pensée de ce dernier fait rupture et doit être considérée comme l'acte fondateur de la science économique moderne. En 1776, Adam Smith publie Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (La richesse des nations). Si Smith constitue une rupture, cela tient tout d'abord à ce qu'à la différence de ses prédécesseurs, le champ de l'économie est étudié dans toute sa généralité et non pas sous un unique aspect particulier. L'économie devient ainsi un champ autonome de connaissance, indépendant de toutes considérations morales, religieuses ou politiques. Tout ce qui a trait au fonctionnement d'une économie moderne de marché (le problème des prix, de la division du travail, de la monnaie, des capitaux ou de l'accumulation du capital, de l'équilibre sur un marché, de la répartition des revenus, …) sont présents chez Smith. Ses idées, prises une par une, ne sont pas nouvelles. Ce qui est novateur est en fait l'assemblage de ces idées et sa vision globale de l'économie. Adam Smith instaure d'ailleurs l'économie politique: tous les économistes qui l'ont suivi ont commencé en le lisant. Il a transmis ses concepts et ses problématiques à tous les autres, notamment sa réflexion sur le problème de la valeur (et de la répartition), d'autant plus que Smith avoue qu'il ne l'a pas résolu. Jusqu'à Keynes, la science économique va être travaillée par le problème de la valeur: c'est l'influence majeure de Smith. Smith est considéré comme le fondateur de la science économique moderne, mais il peut aussi être considéré comme le fondateur d'un courant particulier: les classiques, qui va dominer l'économie politique jusqu'à la fin du XIXème siècle, c'est-à-dire jusque dans les années 1870, date à laquelle le marginalisme supplante l'économie classique. Histoire de la pensée économique 4 Le courant classique est une dénomination a posteriori. Smith n'a pas donné son nom à ce courant car étaient absentes de sa théorie la clarté et sa simplicité. Il n'a pas vraiment eu de disciples à proprement parler mais on note entre Smith et d'autres auteurs des caractéristiques communes de pensées. On en compte quatre auxquelles les auteurs adhérent: Un ordre économique naturel assuré et engendré par la liberté individuelle et l'intérêt particulier Ce mécanisme permet l'autorégulation du marché par une loi d'équilibre entre l'offre et la demande => Les classiques sont adeptes du libéralisme économique et donc partisans d'une intervention minimum de l'Etat, hormis Marx. Une représentation de l'économie ni microéconomique ni macroéconomique Les classiques ont plutôt une représentation macroscopique et non macroéconomique (théorie fondée par Keynes). L'unité de base n'est ni un individu (micro), ni un agrégat (macro) mais des groupes sociaux. La représentation du fonctionnement de l'économie était, aussi, chez Quesnay, en terme de groupes sociaux. Les classiques distinguent trois groupes sociaux: propriétaires fonciers, les travailleurs, les capitalistes/les financiers/entrepreneurs. En cela, l'économie chez les classiques reste politique, dans le sens où elle réfléchit au plan de la cité et pose des questions qui intéressent l'ensemble de la société. Ces questions sont: quelles sont les conditions de la croissance économique?, faut-il aider les pauvres?, qu'est-ce qui détermine la répartition des revenus?, le fonctionnement de l'économie est-il équilibré?, faut-il limiter la concurrence?, faut-il accepter ou encourager le libre-échange?. Sur ces grandes questions, les auteurs n'ont d'ailleurs pas forcément les mêmes réponses. Une théorie de la valeur travail (dénominateur presque commun) Les prix relatifs des marchandises sont plus ou moins fonction des quantités de travail nécessaires à leur production. Jean-Baptiste Say n'y adhère pas et est partisan de la théorie de l'utilité. Tous les autres classiques sont partisans de la théorie de la valeur travail avec certaines restrictions, qui peuvent amener à contredire cette même théorie pour lui trouver des substituts. Malthus a trouvé comme substitut la loi de l'offre et la demande, équilibrant ainsi les prix. On dénote un flottement voire des contradictions sur la théorie de la valeur et des prix. De ces contradictions va naître le marginalisme. Une faible place accordée au phénomène monétaire et donc un faible rôle joué par la monnaie La monnaie est considérée comme un voile ou une entité économiquement neutre, elle n'affecterait pas de manière significative le fonctionnement de l'économie: elle serait économiquement neutre. Cette faible importance de la monnaie se retrouvera également chez les néoclassiques. John Maynard Keynes la remettra justement en cause. Dans leurs représentations de l'économie, la monnaie n'apparaît pas: elle n'est qu'un simple intermédiaire des échanges. 1. Adam Smith: ses cinq contributions analytiques majeures La division du travail C'est le thème que Smith aborde au titre I, du chapitre 1 de la Richesse des nations. La division du travail est étudiée chez Smith dans le cadre d'une manufacture d'épingles, exemple que Smith a tiré d'un article de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. La division du travail serait l'élément Histoire de la pensée économique 5 moteur de la productivité et de la croissance économique, avec l'accumulation du capital. Quand Smith parle de division du travail, il entend tout aussi bien ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui la division sociale du travail que la division technique du travail. Il ne les distingue pas et les confond. La division technique du travail serait l'origine de l'accroissement de la productivité. Ce qui va le permettre est l'accroissement dans l'habileté et la vitesse d'exécution ainsi que la production de gain de temps dans le passage d'une tâche à une autre. La division du travail chez Smith a pour conséquence l'introduction des machines. La théorie de la main invisible Smith s'interroge dans son chapitre 2 sur l'origine de la division sociale du travail. Il considère que cette division n'est pas le résultat d'une volonté intentionnelle de conduire à l'opulence, mais un simple résultat mécanique de l'intérêt individuel. De cette mécanique de l'intérêt individuel, en découle une première formulation au sein d'une théorie de l'échange de la notion de « main invisible ». Cette notion n'est qu'une parabole qui apparaît dans une seule phrase dans le livre IV. Néanmoins, l'idée de la main invisible est déjà présente dès le début. L'individu en suivant son intérêt particulier va en même temps contribuer à l'intérêt général: théorie de la main invisible. Le problème que pose cette théorie est son principe à savoir qu'il y a harmonie entre intérêt particulier et intérêt général. Ceci est possible au niveau de l'échange. S'il n'y a pas satisfaction d'autrui, il ne peut y avoir d'échange et donc de propre satisfaction. => Caractère autorégulateur du marché. La notion de main invisible n'existe chez Smith qu'au niveau de l'échange. Elle n'apparaît pas au niveau de la théorie de la répartition: dans cette théorie, ce qui domine c'est l'idée d'un antagonisme d'intérêt entre salaires, profits et rentes. La différence avec la théorie néoclassique est que cette dernière aura pour but de généraliser la main invisible au fonctionnement de l'ensemble de l'économie. La distinction entre capital fixe et capital circulant La différence entre capital fixe et capital circulant est une contribution majeure de Smith, qui ne se retrouvera pas ultérieurement chez les néoclassiques qui en resteront qu'à une seule définition du capital: celle du capital fixe. Cette distinction ne peut être comprise qu'à la lumière de la définition du capital chez Smith, comme l'ensemble des avances monétaires qui sont nécessaires à la mise en place d'un processus de production et dont la raison d'être est le formation d'un revenu. A la différence de la théorie néoclassique, le capital n'est pas pour Smith un facteur de production qui existerait séparément du travail. Le capital est une quantité d'argent qui circule, qui se valorise en vu de créer un profit qui sera le revenu du propriétaire. Cet argent se valorise, circule, par l'intermédiaire de l'achat de la totalité des facteurs de production. Le capital se définit par son lien avec l'acquisition d'un revenu et cela, en opposition à l'utilisation d'un revenu dans la sphère de la consommation. En effet, la consommation fait disparaître le revenu qui a permis l'achat de biens de consommation alors que le capital est l'affectation d'une partie du revenu par le biais de l'investissement à l'affiliation d'une activité et en vue de la création d'un autre revenu. Dans l'axe de consommation, le revenu est détruit alors que dans l'axe d'investissement, le revenu se trouve non seulement conservé mais augmenté par un supplément qui constitue le profit. Ce qui définit le capital est un processus, un cycle et non pas quelque chose de figé qui s'apparenterait par exemple aux seules machines. Le capital n'est pas quelque chose de purement et uniquement matériel. La distinction est trompeuse, le capital fixe et le capital circulant circulent mais pas de la même façon. Smith désigne par capital circulant tout capital qui circule en une seule fois, autrement dit qui revient au propriétaire en une seule fois, après la vente des marchandises, ce qui correspond alors à la partie du capital qui sert à l'achat des Histoire de la pensée économique 6 matières premières, des consommations intermédiaires et à l'achat de la force de travail. Smith désigne, au contraire, par capital fixe la partie du capital qui reste fixée (mais pas éternellement) et qui va faire retour à l'investisseur en plusieurs fois jusqu'à l'amortissement total de ce qui a acheté avec ce capital. Au capital fixe correspond l'achat de moyens de production durables qui peuvent être utilisés à plusieurs cycles ou processus de production. => Chez Smith, le capital ne se limite pas au seul capital fixe, c'est-à-dire au moyen de production durable, les machines; le capital inclut l'ensemble des moyens de productions. Les salaires y sont, par exemple, inclus. La distinction entre travail productif et travail improductif Cette distinction est une conséquence de la théorie smithienne du capital. Le travail est un travail salarié, qu'il soit productif ou improductif. Tout travail est considéré comme productif s'il servira à produire une marchandise, ensuite vendue sur un marché, et qui par conséquent permettra l'obtention d'un revenu ou d'un profit pour l'entrepreneur ayant avancé le salaire. Est désigné comme improductif, au contraire, tout travail qui ne permettra pas la réalisation d'une marchandise et donc du revenu ou d'un profit. Dans ce cas là, la dépense de salaires ne sera pas considérée par Smith comme une dépense de capital mais comme une dépense de revenus. Exemple de travail improductif pour Smith: le travail domestique. La théorie du libre-échange fondée sur les avantages absolus C'est la transposition au plan de l'économie internationale de la notion de division du travail appliquée à la société ou à l'entreprise. Un individu sera plus efficace en terme de productivité si il se spécialise; les nations ainsi auront tout autant intérêt à se spécialiser et cela dans le domaine où elles sont les plus efficaces. Une nation peut ne dégager aucun avantage absolu. Ce pays, d'après la théorie de Smith, n'aurait donc pas intérêt à se spécialiser et donc ne pourrait pas profiter du libre-échange. 2. David Ricardo: ses trois perfectionnements apportés Ricardo peut être considéré comme un véritable continuateur d'Adam Smith. Néanmoins, il y a des différences fondamentales au niveau de la méthode. Smith a une méthode linéaire, historique, concrète. Ricardo a une démarche beaucoup plus abstraite, d'ordre hypothético-déductive. La théorie de la rente différentielle Ricardo n'est pas l'inventeur de la rente différentielle, l'inventeur est un obscure économiste écossais de la fin du XVIIème siècle, James Anderson. L'originalité de Ricardo a été de substituer à la théorie de la rente absolue qui apparaît chez Smith, une théorie de la rente différentielle ou relative. La théorie de la rente absolue pose la rente comme dépendante de l'existence de la propriété foncière et de la productivité absolue de la terre. Plus la terre est productive, plus le niveau de la rente (le revenu touché par le propriétaire foncier) sera élevé. Ricardo va démontrer que la rente ne dépend non pas de la productivité absolue de la terre mais de la productivité relative (Ricardo parle de rendement relatif). Il va poser trois hypothèses: Reprise de la théorie de la population de Malthus: il existe une pression démographique permanente; cette pression va entraîner le fait que l'on cultive des terres de moins en moins fertiles au cours du temps (les terres sont utilisées par ordre de fertilité décroissant). Supposition que le prix du blé est fixé par le prix du blé produit sur la moins bonne terre. Histoire de la pensée économique 7 Hypothèse de taux de profit moyen: en faisant jouer la concurrence, on doit aboutir à un taux de profit moyen entre les différentes capitaux. Dans le prix du blé est inclus un profit moyen pour le fermier. En conséquence, plus la population augmente, plus il faut cultiver des terres de moins en moins fertiles et plus le prix du blé aura tendance à augmenter. Donc les salaires vont aussi augmenter. Plus la population augmente, plus les salaires augmentent et donc plus la rente augmente. La conséquence est l'impossibilité d'augmenter les profits. La pression démographique doit conduire à un état stationnaire, c'est-à-dire à un arrêt de l'accumulation du capital. => La théorie de la rente est une machine de guerre contre les propriétaires fonciers et pour le libre-échange. Cette théorie a une influence fondamentale sur l'économie car elle est plus ou moins à l'origine de la théorie des rendements décroissants. On suppose que les terres A,B,C (A étant la plus fertile) fournissent un blé au prix C. Les terres A rapportent un revenu plus élevé. Hiérarchie des revenus entre les terres. Si la terre C qui fixe le prix du blé pour toutes les terres A,B,C, on suppose alors que ce prix est fixé de manière telle qu’il rapporte un profit moyen au fermier (inclus dans le prix du blé C). Tout ce qui est au dessus de ce profit moyen (et donc au dessus du prix C) est considéré comme un profit pour le fermier : une rente va apparaître sur toutes les autres terres A et B, et cette rente dépend de la productivité, différente si la terre est 1 ou B. On parle alors de rente différentielle. La théorie gravitationnelle des prix de marché autour de la valeur (prix naturels) Ricardo a apporté un perfectionnement à la théorie smithienne des prix d'équilibre et cela en partant de la distinction entre le prix de marché qui est fonction d'un équilibre entre l'offre et la demande et le prix qu'il qualifie de naturel qui correspond grosso modo à la valeur de la marchandise fonction de la quantité de travail incorporée. Tout le problème est de savoir comment va varier le prix de marché par rapport au prix naturel. Les prix de marché sont-ils autonomes par rapport aux prix naturels? Pour Ricardo, la réponse est non: les prix de marché ne sont pas autonomes, ils gravitent autour des prix naturels. La théorie des avantages comparatifs 3. Thomas Malthus et Jean-Baptiste Say: contributions et oppositions Les points de vue de Malthus et Say sont opposés bien que tous les deux soient des économistes libéraux et partisans de la propriété privée et du marché. Malthus est un pessimiste dans le devenir de la condition humaine, notamment à cause de sa loi de population. Say est, lui, un optimisme quant à la capacité du marché à apporter le bonheur et la prospérité à l'ensemble de la population. [Malthus] La loi de population Alors que la population augmente de manière exponentielle, c'est-à-dire selon une loi d'accroissement géométrique, les ressources alimentaires sont soumises à une loi d'accroissement arithmétique. Autrement dit, il y a une différence entre une série géométrique Histoire de la pensée économique 8 et une série arithmétique. Darwin fait de cette loi, d'ailleurs, un des éléments fondamentaux de la sélection naturelle. La loi de population de Malthus est la seule loi économique est la seule ayant eu une influence sur une autre discipline, qui plus dans une science supposée exacte, la biologie. Malthus utilise sa loi de population pour expliquer le maintien de l'humanité dans un état de misère permanent, rendant difficile tout processus de perfectionnement matériel et moral. En cela, Malthus s'oppose à la philosophie des Lumières d'un progrès indéfini de l'humanité. Pour lui, la pauvreté est la conséquence naturelle d'une loi objective s'imposant à toute société: changer les institutions pour rendre la condition humaine meilleure est un projet sans espoir de réussite. Malthus s'oppose ainsi à toute intervention de l'État, qui aiderait les pauvres ou qui assurerait une répartition plus égalitaire des richesses. Il était donc partisan de l'abolition des lois sur les pauvres, comme Ricardo, qui reprendra les mêmes arguments. La loi sur les pauvres a été instaurée en 1601 en Angleterre, il s'agissait d'un impôt sur les propriétaires fonciers, sur les plus riches, dont le prélèvement allait dans une caisse municipale, qui était finalement donnée à l'Église pour qu'elle aide les populations les plus pauvres. L'argument de Malthus pour cette oppression est que ces lois créeraient les pauvres qu'elles entretiennent. Cet argumentaire est toujours actuel dans la mesure où il est repris par ceux souhaitant l'abolition des indemnités chômage: les indemnités chômage créeraient les chômeurs, par le phénomène de trappe à pauvreté. [Say] La loi des débouchés Cette loi est composée de deux propositions: l'offre crée sa propre demande et les produits s'échangent contre des produits. Ces deux propositions peuvent trouver différents terrains d'application qui rendent délicates ou complexes leurs interprétations. Plus précisément, la loi des débouchés peut être interprétée comme une identité comptable dans le cadre d'une théorie d'un équilibre statique, ou comme une relation de causalité dans le cadre d'une théorie dynamique. Exemple: Dans le commerce extérieur, ce qui permet le pays d'exporter est que les autres et donc ce pays aussi, importent. Un pays ne peut être que vendeur, il faut qu'il soit demandeur. La meilleure façon d'exporter est l'importation et vice-versa, la meilleure façon d'importer est l'exportation. Autre exemple: Si on dit que l'offre crée sa propre demande, on interdit logiquement toute possibilité des crises de surproduction. Say a utilisé sa loi des débouchés dans ces deux cas. Il existe cependant une critique générale que l'on peut lui opposer, sur la légèreté avec laquelle JeanBaptiste Say fait abstraction du rôle de la monnaie. Sa conception de la monnaie (réduction de la monnaie à un simple intermédiaire d'échange) est, en effet, tout à fait contestable. Pour Say, la production ou l'offre n'a de sens qu'en vue d'une vente contre de l'argent, qui permettrait d'acheter une autre marchandise. C'est d'ailleurs de cette manière qu'il faut entendre que « l'offre crée sa propre demande »: si on offre, c'est en vue d'acheter une autre marchandise. Or à aucun moment, Say envisage que la monnaie puisse être thésaurisée ou épargnée, même en partie. Il fait donc abstraction du rôle de la monnaie comme réserve de valeur. En économie, la monnaie a, en effet, trois fonctions: celui d'étalon de la valeur, celui d'intermédiaire dans les échanges facilitant ainsi ces derniers et celui de réserve de valeur: la monnaie permet de conserver de la richesse, de la valeur dans le temps. Ce rôle de conservation de la valeur dans le temps implique que la monnaie puisse être thésaurisée ou épargnée. Say oublie donc cette troisième fonction, qui contredit ainsi sa première hypothèse. Avant que John Maynard Keynes utilise la critique de la loi des débouchés comme une base de sa théorie macroéconomique, Malthus avait déjà mis l'accent sur le rôle négatif joué par l'épargne dans un phénomène d'insuffisance de la demande, qui, pour lui, est à l'origine des crises de surproduction. Pour Malthus, en effet, il existe une contradiction entre accumulation et épargne, dans le mesure où l'épargne en réduisant la consommation, réduit du même coup les débouchés Histoire de la pensée économique 9 nécessaires à la poursuite de l'accumulation. Il faudra cependant attendre Keynes pour que la critique malthusienne de la loi des débouchés prenne tout son sens et acquiert une crédibilité, puisque les économistes dont Ricardo étaient d'accords avec Say. Malthus oublie dans son raisonnement le rôle joué par l'investissement, comme composante de la demande globale, chose que ne fera pas Keynes. A la place d'une contradiction entre accumulation et épargne qui n'est pas acceptable si on prend en compte l'investissement comme composant de la demande, Keynes va lui substituer le principe d'un déséquilibre entre épargne et investissement. Si Keynes remet en cause la loi des débouchés de Say, c'est sur la base du fait que tout épargne ne sera pas nécessairement réinvestie, car ceux qui épargnent et ceux qui investissent ne sont pas les mêmes personnes et ne le font pas pour les mêmes mobiles. Malthus a bien influé sur Keynes, tout en transformant la critique de ce dernier. 4. Karl Marx: le dernier des classiques? Bien que Marx ne soit pas considéré comme un économiste classique en raison de sa contestation de l'économie politique, de nombreux concepts et principes méthodologiques le relient cependant à l'économie classique. Marx reproche principalement à l'économie politique classique, son naturalisme, c'est-à-dire la croyance en l'idée qu'il existerait des lois naturelles de l'économie qui vaudraient pour tout lieu et tout temps. Il démontre que l'histoire est une succession différente de régimes économiques, qui ont une logique propre et à chaque fois contradictoire. Indépendamment de cette analyse historique, lorsque Marx fait l'analyse du capitalisme, il utilise généralement les mêmes concepts que ceux de l'économie politique classique. Exemple: le concept de valeur; la théorie de la valeur de Marx n'est pas autre chose que la sophistication de la théorie de la valeur de Ricardo. Autre exemple: la notion de capital; Marx va reprendre plus ou moins la même conception du capital en lui ajoutant des éléments nouveaux: il substitue à la définition smithienne du capital comme ce qui doit rapporter un revenu, une définition du capital comme capital-argent qui est jeté dans la circulation afin de réaliser un profit. A la différence de Smith, Marx insiste sur le fait que le capital se distingue fondamentalement de l'argent: alors que la monnaie, l'argent n'est qu'un simple intermédiaire des échanges, le capital est le fait de rapporter plus d'argent que ce qui a été initialement investi. Pour Marx, lorsque l'argent est utilisé pour rapporter plus d'argent, il ne joue plus un simple rôle de monnaie, il devient capital. Autrement dit, ce qui caractérise le capital est le processus d'auto-valorisation de l'argent. Si on compare la théorie marxienne contenue dans Le Capital aux classiques, on constate qu'il y a peu de choses nouvelles, il y a plus d'emprunts à ces économistes que des nouveautés, même si les emprunts ont été modifiés. Histoire de la pensée économique B/ 10 La Révolution marginaliste et théorie néoclassique Introduction: la naissance de la théorie marginaliste Les années 1870 ont marqué un tournant dans la pensée économique, avec l'émergence d'une nouvelle façon d'appréhender les phénomènes économiques: c'est la révolution marginaliste qui va influencer toute un nouvelle génération d'économistes de manière hégémonique, au moins jusqu'à Keynes. Le fait remarquable de cette révolution est qu'elle ne fut pas le fait d'une seule personne mais qu'elle provient de trois auteurs ne se connaissant pas et provenant de trois pays différents: Stanley Jevons (Anglais - 1871), Karl Menger (Autrichien – 1871) et Léon Walras (Français – 1874). Ces trois auteurs ont pour point commun d'avoir fondé une nouvelle problématique de la valeur, fondée sur un concept d'utilité marginale, qui, chez Walras est traduit par rareté. Ce qui est à l'origine d'une découverte scientifique, est généralement une situation de crise d'une théorie dominante. La découverte scientifique permet alors de dénouer la situation de crise. Dans le cas de la révolution marginaliste, ce sont les insuffisances et les incohérences de la théorie classique de la valeur et de la répartition qui ont constitué l'élément déclencheur de cette révolution théorique. La première insatisfaction ressentie à propos de la théorie classique de la valeur est le constat d'une absence totale d'unification d'une théorie qui était, en réalité, plurielle. Exemple: Ce qui définit, en effet, l'approche classique de la valeur est le fait qu'il n'existe pas une théorie de la valeur-travail, mais il y en avait trois. Ces trois théories existaient toutes au départ chez Smith. La première approche smithienne de la théorie de la valeur-travail est le travail commandé, autrement dit, ce qui définit la valeur est la quantité de travail commandée pour une marchandise: Tc= P/W. Cette définition est incohérente et n'explique pas grand chose. La deuxième est la théorie de la valeur par le travail incorporé, la valeur d'une marchandise est la quantité de travail incorporée dans une marchandise; le travail incorporé inclut le travail direct des travailleurs mais aussi indirect. Troisième définition, la valeur est vue comme la somme des revenus: valeur=salaire+profit+rente. Il n'y a pas d'unité entre ces trois théories. Ricardo retient la valeur par le travail incorporé, Malthus retient plutôt la théorie par le travail commandé. A l'éclatement de la théorie de la valeur, s'ajoute en plus un certain nombre de restrictions, par rapport à l'application de la valeur-travail. La théorie de Ricardo, par exemple, ne peut s'appliquer qu'aux biens reproductibles, alors que les biens non-reproductibles comme les œuvres d'art, les pierres précieuses, eux, voient leurs valeurs déterminées par l'utilité. De plus, lorsque Ricardo introduit le capital fixe dans son raisonnement, il constate que le prix relatif des marchandises ne peut pas strictement correspondre aux quantités relatives de travail: la théorie de la valeur-travail ne s'applique « qu'à 95% » (formulation de Ricardo). Or pour qu'une loi soit juste, il faut qu'elle le soit à 100%. Ces contradictions ont fini par discréditer la théorie de la valeur des classiques. Autre exemple: la théorie de la répartition qui obéissait à trois principes différents, le salaire, le profit ou la rente. Le salaire, chez les classiques, est un fond de subsistance supposé fixe assurant juste un minimum vital pour la subsistance de l’ouvrier et de sa famille. Le profit est déterminé par un taux de profit moyen qui permet de l’assimiler à un taux d’intérêt. La rente est soit la productivité absolue, pour Smith, soit la productivité relative, pour Ricardo. => Cette double absence d'unification a fini par décrédibiliser l'ensemble de la théorie classique et est donc à l'origine de l'avènement de la théorie classique. Avec la révolution marginaliste et la naissance de la théorie néoclassique, on va assister à Histoire de la pensée économique 11 l'émergence non pas uniquement d'une nouvelle théorie de la valeur, mais aussi à un changement de l'objet de la science économique. Alors que les économistes classiques sont principalement préoccupés par des problèmes de croissance économique de long-terme, les économistes néoclassiques mettront plutôt l'accent sur des problèmes de choix et d'allocations rationnelles des ressources et cela en raisonnant dans un cadre statique, où les ressources sont données, fixées, au départ. Ce changement d'objet est en partie le fait d'un changement du contexte économique. La crainte des classiques d'un état stationnaire s'est en effet dissipé grâce au succès de la première et de la seconde révolutions industrielles. La question du devenir et de la viabilité du capitalisme, à la fin du XIXème n'a plus beaucoup de sens, d'où la réorientation du questionnement théorique sur les problèmes de choix et d'allocations rationnelles des ressources. Ce sont les succès rencontrés par le capitalisme au XIXème siècle qui a fourni un terreau favorable au développement de la théorie néoclassique. Le retour en force de la théorie néoclassique se fera dans un contexte inverse à la fin des années 1970, il s'opérera dans un contexte de crise. Le constat d'une découverte multiple de l'utilité marginale entre 1871 et 1874 ne doit pas donner l'illusion d'une homogénéité des théories développées par chacun des trois auteurs. Les théories ne sont pas identiques. Léon Walras est, notamment, à l'origine d'une approche tout à fait particulière, la théorie de l'équilibre général, qui est très différente de l'approche développée par Alfred Marshall, théorie de l'équilibre en terme partiel, Marshall étant dans la continuité de Jevons. La théorie néoclassique n'est pas totalement homogène. Carl Menger (23 février 1840 - 26 février 1921) est avec Stanley Jevons et Léon Walras l'un des trois économistes qui abandonnèrent au début des années 1870 la « valeur travail » adoptée par les classiques anglais puis reprise par Marx et adoptèrent la « valeur utilité » (la valeur de la marchandise provient de l'utilité subjective propre à chaque individu) fondant ainsi l'école néoclassique 1.La révolution de la théorie marginale et la solution de la valeur d'Adam Smith Quand on parle de révolution marginaliste, l'accent est mis sur un nouveau raisonnement économique: le raisonnement à la marche. Historiquement, c'est au niveau de l'utilité que le raisonnement à la marge s'est imposé et a été à l'origine de la révolution marginaliste. Le retour préalable à une théorie subjective de la valeur comme condition nécessaire mais non suffisante de la révolution marginaliste L'insatisfaction face aux différentes théories classiques de la valeur est le facteur déterminant de la révolution marginaliste, mais cela n'a pas pu être le seul élément, dans la mesure où on ne réfute jamais une théorie, uniquement en raison de ses insuffisances, mais toujours à partir du moment où on substitue quelque chose d'autre à la place, de plus satisfaisant. Ainsi pour parvenir à la rupture de 1870, qui est la révolution marginaliste, il a fallu dans un premier temps, que l'on fasse retour à une idée déjà ancienne, c'est-à-dire l'idée que la valeur pouvait être un phénomène subjectif et donc pouvait constituer le résultat de la conscience, idée déjà proposée au XVIIIème siècle, chez Condillac et Galiani. Cette idée ne pouvait être utilisée dans l'État, dans la mesure où elle se serait immédiatement vue opposée le paradoxe de la valeur ou de l'eau et du diamant d'Adam Smith, qui interdisait de faire de la valeur d'usage, la valeur d'échange, autrement qui interdisait de fonder la valeur d'échange sur l'utilité. Pour s'imposer à l'encontre de l'autorité de Smith, pour Histoire de la pensée économique 12 contourner ce paradoxe, les théoriciens néoclassiques vont proposer de fonder la valeur non pas directement sur l'utilité totale, mais sur l'utilité marginale. Au cœur de la révolution marginaliste, il y a donc la distinction entre utilité totale et utilité marginale. Utilité totale et utilité marginale Ce n'est pas une différence de nature, c'est une différence purement quantitative, soit purement mathématique, qui repose sur la notion de dérivé. On fait l'hypothèse que les agents économiques peuvent mesurer par un nombre le degré de satisfaction ou le degré d'utilité ressenti à l'occasion de la consommation d'un bien. On construit une fonction d'utilité, que l'on suppose croissante avec l'unité consommée de bien: U = U(x), avec x quantité de biens. Exemple: Quantité Satisfaction U'(x) = ΔU/Δx de biens ressentie UTILITE x U(x) MARGINALE 1 70 70 2 130 60 3 180 50 4 220 40 5 250 30 Utilité marginale: utilité de la dernière unité de bien consommée, autrement dit utilité à la marge. Le marginalisme est basé sur l'idée que l'on ne peut classer les biens en différentes catégories, par exemple toutes les automobiles, tous les sandwichs, etc. L’important est alors de considérer la consommation de chaque catégorie de bien à la marge. La loi de Gossen, comme loi de décroissance de l'utilité marginale D'un point de vue mathématique, l'utilité marginale est la dérivée de l'utilité totale. Elle peut être donc croissante ou décroissante, selon la nature de la fonction. Ce qui est au cœur de la révolution marginaliste, est l'hypothèse de la décroissance de l'utilité marginale, qui repose sur une loi psychologique de satiété des besoins humains, formulée par Gossen. L'utilité marginale peut même devenir nulle voire négative. Il n'y a aucune bien, en microéconomie, dont l'utilité marginale est supposée croissante avec l'augmentation des quantités. Au mieux, elle est constante. Plus on consomme de quantité d'un bien, plus le degré de satisfaction diminuerait. Exemple: le verre d'eau dans le désert de Menger. Cette hypothèse de décroissance de l'utilité marginale justifie la décroissance de la courbe de demande. Elle solutionne également le paradoxe de l'eau et du diamant d'Adam Smith. L'utilité marginale et la solution apportée au paradoxe de la valeur d'Adam Smith Paradoxe formulé par Smith:supposons un bien comme l'eau dont l'utilité est extrêmement importante mais donc la valeur d'échange est quasiment nulle et supposons un bien comme le diamant donc l'utilité est faible mais la valeur d'échange élevée. La conclusion qui en découle est qu'il n'y a pas de lien entre le prix et l'utilité, entre la valeur d'échange et la valeur d'usage. Si on raisonne non plus en terme d'utilité totale, mais en utilité marginale, le paradoxe de Histoire de la pensée économique 13 Smith peut se résoudre: l'eau, très abondante, aura une utilité marginale très faible puisque l'utilité marginale est d'autant plus faible que la quantité élevée; le diamant, lui aura une utilité marginale élevée. Ainsi, en s'appuyant sur Smith et l'utilité marginale, on peut fonder le prix du bien sur l'utilité marginale. Cela relève de la théorie de l'équilibre du consommateur. 2. Le système de Léon Walras Après Walras, une fracture va apparaître entre les partisans d'une démarche de l'équilibre général (Walras) et les partisans d'une démarche en terme d'équilibre partiel (Marshall). Le système walrassien ne se réduit, en aucune façon, à la théorie de l'équilibre général, même si celle-ci en constitue le centre. L'économie de Walras est, en réalité, un système articulé en trois niveaux que Walras avait proposé en 1870. La définition de l'économie politique chez Walras La définition donnée par Walras de l'économie politique pure est la détermination des prix sous un régime hypothétique de libre concurrence absolue. Cette définition est en lien immédiat avec la théorie de l'équilibre général. Elle vise à démontrer qu'il est possible de démontrer mathématiquement la théorie de l'offre et la demande sur tous les marchés. Les prix sont donc définis, car le prix chez Walras est l'égalité entre l'offre et la demande. Le découpage de l'économie chez Walras: économie politique pure, économie appliquée et économie sociale Économie politique pure: étude des prix ou de la richesse sociale. Elle aboutit à la construction d'une théorie de l'équilibre général. Pour Walras, elle fait partie de la Science. Économie politique appliquée: étude des conditions les plus favorables au fonctionnement du système économique et productif au niveau de l'agriculture, de l'industrie, du commerce, du crédit. Elle relève du domaine de l'utile. Le centre de ce niveau est la théorie du libreéchange dont il n'est pas l'auteur (D. Ricardo). Économie sociale: étude des conditions permettant la réalisation d'un ordre économique moralement juste pour la répartition des richesses, des impôts et de la propriété. C'est au nom de ces principes que Walras préconisera la nationalisation des terres agricoles. Bien que ces trois domaines soient distincts, il existe une hiérarchie établie par Walras, qui veut que ce qui relève de l'économie politique pure ait une incidence sur les deux autres niveaux. L'équilibre général peut donc contribuer à apporter des solutions, au niveau de l'économie appliquée et sociale. La théorie de l'équilibre général La théorie d'équilibre générale a pour ambition de démontrer la possibilité d'un équilibre de l'offre et de la demande sur tous les marchés qui permet simultanément la détermination de tous les prix. Ce qui rend cette théorie complexe est que tous les marchés sont interdépendants. Néanmoins, on ne peut produire et échanger des biens qu'une fois qu'on est parvenu à l'équilibre. On déterminerait un équilibre sur la base de biens qui n'ont pas encore été produits, les biens n'étant produit qu'à partir du moment, où on arrive à une solution d'équilibre. Pour que le système de Walras soit possible, il faudrait que tous les acteurs économiques soient réunis au même endroit et au même moment. Son système rend compte assez mal du fonctionnement concret de la vie économique. Marshall, par exemple, pour cela, refusera d'emprunter la voie de la théorie d'un équilibre général. On peut donc chercher un équilibre partiel, en posant que toutes choses égales par ailleurs, sur les autres marchés. Ceteris paribus permet donc un équilibre partiel, puisque ce qui se passe sur les autres marchés interdépendants, est jugé constant. C'est ce que fera Marshall. Histoire de la pensée économique 14 3. La naissance de la micro-économie avec Alfred Marshall Marshall se distingue parmi les autres par la création d’un courant spécifique qui est l’approche en terme d’équilibre partiel, approche à l’origine de la micro-économie. Sa spécificité porte également sur la conception de l’agent économique. La conception de l'agent économique Contrairement à Walras et aux autres, Marshall a le souci d’inscrire la théorie économique au sein d’une histoire concrète de la civilisation. Cela a pour conséquence de réhabiliter l’observation et l’expérience, et de prendre en compte une dimension fondamentale qui est la dimension éthique. L’homme économique ou homo economicus, n’est pas un être purement rationnel, ce n’est pas un automate calculateur de ses plaisirs et de ses peines, mais un individu du concret influencé par son milieu social et capable d’accomplir des actions altruistes. Cette conception beaucoup plus large est en partie le fait de l’influence de l’École historique allemande. La place des mathématiques Les mathématiques occupent une place importante dans la théorie néoclassique, même s’il existe plusieurs interprétations sur cette place. Marshall s’oppose à Walras, il veut faire de l’économie politique une branche particulière des mathématiques. Walras parle de théorie mathématique de la richesse sociale, soit une théorie qui serait aussi rigoureuse que la physique. Marshall n’adhère pas du tout à ce discours, il considère les mathématiques comme un simple outil d’illustration. Les mathématiques ne sont jamais l’élément central de la théorie. Cependant Marshall est ambigu car il considère qu’on retrouve, en économie, un principe qui existe dans les sciences de la nature : le principe de continuité. Il y aurait une continuité de comportement entre l’homme de la rue et l’homme d’affaires. Ce principe de continuité justifie alors l’utilisation du calcul différentiel. Marshall n’est donc peut-être pas si éloigné de Walras... . La distinction entre période courte et période longue et la réhabilitation partielle de la théorie classique de la valeur Marshall distingue trois périodes: La période de marché L'offre est considérée comme fixe, c'est du très court terme. La courte période L'offre peut varier dans certaines limites sur la base d'une capacité de production fixe. On peut regrouper ces deux premières périodes, dans la mesure où celles-ci font jouer un même principe de détermination du prix: les quantités offertes ne peuvent pas varier ou très peu, c'est la demande à travers l'utilité marginale qui fixe le prix. Histoire de la pensée économique 15 La longue période La production et les capacités de production sont supposées variables. En longue période, en supposant des rendements plus ou moins constants, le prix devra être alors fixé en fonction du coût de revient, ou du coût de production. Cela équivaut à revenir à la théorie de Ricardo. Sur la courte période, la détermination du prix se fait par l'utilité marginale alors que sur la longue période, elle se fait par le prix de revient. « Plus sera courte la période que nous examinerons et plus nous devrons tenir compte de l'influence que la demande exerce sur la valeur. Au contraire, plus la période sera longue et plus importante sera l'influence exercée par le coût de production sur la valeur ». La théorie micro-économie n'est donc valable que sur la courte période. Histoire de la pensée économique C/ 16 L'école historique allemande: une réaction anticlassique Sur le plan économique, avant 1850, le pays allemand était sous-développé; la révolution industrielle en Allemagne a commencé un siècle après celle de l'Angleterre. Pour la France, certains historiens remettent en cause le terme de révolution car le progrès était continu. Sur le plan intellectuel, l'Allemagne est baignée par l'hégélianisme et le romantisme, très influents dans le domaine de la philosophie et des sciences. Ceci explique qu'une approche historique et relativiste de l'économie ait pu se développer, et notamment en critique de l'héritage classique, puis de la théorie néoclassique. Derrière l'histoire, il y a, en fait, la prise en compte des institutions. Ainsi l'école historique allemande a débouché sur l'institutionnalisme aux États-Unis. 1. Les deux écoles historiques allemandes Ces deux écoles se distinguent par leur rapport à l'histoire. La première affirme la nécessité d'appliquer l'histoire au domaine de l'économie pour dépasser les insuffisances de la théorie classique. La deuxième, elle, met concrètement en œuvre la démarche historique: elle fait de l'histoire. La première école historique allemande: Roscher, Hildebrand, Knies Roscher publie en 1843, Précis d'un cours d'économie politique d'après la méthode historique. Dans cet ouvrage, Roscher considère l'économie comme un organisme susceptible de se transformer sans changer ses caractères fondamentaux. A la différence, cependant d'un schéma biologique, ce développement ne suit pas une loi linéaire. C'est la raison pour laquelle, selon Roscher, qu'il y aurait plus d'analogie entre l'économie moderne et l'économie antique qu'entre l'économie moderne et l'économie médiévale. Roscher assigne à la l'économie politique l'objectif d'étudier les particularités des organismes économiques dans leur dimension historique, en énonçant des lois et des propositions générales mais sans leur donner une valeur absolue. Cette prise en compte de la dimension historique ne se fait pas en opposition totale avec l'économie classique, dont Roscher reste un partisan. Il ne veut qu'enrichir la théorie classique de Smith et Ricardo par l'histoire. Les auteurs que Roscher va inspirer, vont pourtant se détacher radicalement de la théorie classique, et notamment en contestant l'idée de loi économique naturelle. Bruno Hildebrand publie en 1848, L'économie politique du présent et du futur. Son projet est plus radical. Il s'agit, pour lui, à partir de l'histoire, d'apporter un renouveau complet de la science économique et de dénoncer les erreurs de l'école classique. La première erreur, pour lui, est la croyance en des lois économiques universelles. Tout en niant l'universalisme de l'économie classique, il se contredit ensuite en prétendant définir l'économie politique comme la science des lois historiques du développement des nations. Il propose donc lui aussi un schéma général, même s'il est historique. Ce schéma de développement historique se fait en trois phases: l'économie naturelle, le passage de l'économie naturelle en économie monétaire, le passage de l'économie monétaire à l'économie du crédit. Histoire de la pensée économique 17 Knies publie en 1853, L'économie politique envisagée au point de vue historique. A la différence d'Hildebrand, Knies remet en cause toute loi qu'elle soit d'ordre universelle ou historique, en économie. Il fait part d'un relativisme intégral qui est par ailleurs, fondé sur une distinction épistémologique fondamentale entre les phénomènes qui relèveraient des sciences de la nature et ceux qui relèveraient des sciences sociales. Les premiers seraient répétitifs et constants, alors que les seconds seraient non reproductibles et irréversibles. C'est pourquoi Knies rejette l'existence de lois universelles. Néanmoins, il ne refuse pas l'intérêt de recourir à l'histoire. Il la limite cependant à lui fournir des analogies et des comparaisons mais ne s'en sert en aucune façon pour en déduire des lois générales Knies est souvent présenté comme l'auteur le plus cohérent de l'école historique allemande, bien que son influence ait été faible à son époque. On doit principalement à Schmoller le fait de l'avoir tiré de l'oubli. La nouvelle école historique allemande: Schmoller Gustave Schmoller publie en 1872, Le manifeste d'Eisenach, manifeste de la nouvelle école historique allemande. Il constitue également un manifeste politique, dans la mesure où cet ouvrage préconise un réformisme d'État par la mise en place d'un État providence, une économie mixte (économie de marche + planifiée, privée + public) ainsi qu'un protectionnisme éducateur inspiré de Friedrich List, économiste allemand. Parmi les signataires de ce manifeste, on trouve Roscher, auteur qu'on considère comme le précurseur de la première école historique allemande. Il y a un vrai chevauchement des deux écoles. Les idées défendues par Schmoller et son groupe ont anticipé et préparé les réformes sociales de Bismarck. En 1883, Bismarck crée un système de sécurité sociale, d'assurance maladie et un système de retraites. C'est le premier pays à s'être doté d'un système aussi conséquent en terme de sécurité sociale. La nouvelle école historique allemand avait préparé le terrain de ce réformisme social. Cette école est en opposition, d'un point de vue politique, au libéralisme économique et au socialisme marxisme. Les partisans de la nouvelle école historique allemande ont été désignés par le terme de « socialistes de la chaire », car la plupart était professeurs d'universités. Indépendamment de ces considération politiques, la deuxième école historique allemande accentue l'abandon de toutes prétentions à dégager des lois de l'histoire. Elle est donc dans le prolongement de Knies. Schmoller résume ainsi: « Nous avouons ne pas connaître de lois historiques ». Il n'y a pas de lois historiques. Cependant, en abandonnant l'idée de toute loi historique, elle met en œuvre la méthode historique. Son domaine de prédilection est l'historiographie. Cette école développe donc principalement de l'histoire économique. Si la distinction entre la première et la seconde école historique allemande est pratique, elle ne doit pas être poussée trop loin. Si le rapport à l'histoire diffère entre ces deux écoles, ceci n'exclue pas pour autant de nombreuses convergences et une dénonciation commune des insuffisances des théories économiques classiques et néoclassiques. Histoire de la pensée économique 18 2. Les trois critiques fondamentales Le rejet de la croyance de lois économiques naturelles ou universelles Bien que Smith fasse souvent référence à l'histoire, la tendance dominante chez les classiques et les néoclassiques consiste à ne pas prendre véritablement au sérieux l'histoire et à développer au contraire une vision absolutiste des lois économiques, supposées valables en tout lieu et en tout temps. L'école historique allemande développe, au contraire, une vision des lois économiques par nature provisoires et conditionnelles. En effet, pour eux, le propre de l'histoire est de faire surgir du nouveau et donc de modifier les conditions dans lesquelles se réalisent les phénomènes économiques. Au caractère provisoire et conditionnel des lois économiques se rajoute également le phénomène de la complexité, en opposition à ce qui peut se passer dans le monde naturel ou dans le monde physique. La physique, bien que complexe, ne fait jouer que quelques paramètres (le temps, la vitesse, la masse, …). L'économie, elle, est composée d'une multiplicité de paramètres et de variables, de sorte que la complexité peut devenir infinie et peut même s'opposer à toute formalisation. Pour formaliser, il faut réduire la complexité (d'où le raisonnement dans un circuit fermé). Le rejet de loi économique naturelle et l'insistance sur le caractère provisoire, conditionnel et complexe des lois économiques aboutissent au refus d'une interprétation mécanique du fonctionnement de l'économie, ou plus exactement cela va aboutir à délaisser l'étude des phénomènes économiques qui pourraient faire l'objet d'une interprétation mécanique. Malgré l'intérêt de leur nouvelle approche historique, elle n'est pas parvenue à ébranler le discours d'économie politique, car si on va au bout des critiques émises par l'école historique allemande, on est contraint d'abandonner la théorisation et l'abstraction en économie et donc à se réfugier dans l'empirisme. Le rejet de l'étude des comportements économiques fondés sur l'égoïsme: le rejet de l'utilitarisme et d'une psychologie rudimentaire L'école historique allemande critique l'étroitesse et l'insuffisance des mobiles que la théorie classique assigne aux agents économiques, qui seraient supposer de se comporter uniquement par intérêt. Pour l'école historique allemande, les individus agissent pour des motifs et des mobiles extrêmement variés, parmi lesquelles on peut citer les coutumes, l'habitude, l'altruisme, la recherche de la gloire, … . Malgré l'intérêt et le caractère évident de cette critique, on peut lui exposer un certain nombre d'objections. La principale est que le propre d'une économie d'échange monétaire est d'être soumis à la concurrence et par conséquent de contraindre les agents économiques à un minimum de calculs. En raison de ce calcul, la notion d'intérêt en vient à jouer un rôle important. Histoire de la pensée économique 19 Cependant, l'importance jouée par l'intérêt ou l'égoïsme dans le comportement des individus n'implique pas pour autant de réduire les individus à cela. La dénonciation de l'abus de la méthode déductiviste Cette critique vise particulièrement la théorie néoclassique, qui s'évertue de tout déduire de l'hypothèse de rationalité des agents. Si on tient compte, au contraire, de la multiplicité des mobiles en jeu dans le monde économique, l'insuffisance de ce procédé saute aux yeux. A la déduction, l'école historique allemande va préférer l'induction, fondée sur l'observation des comportements concrets des agents économiques. Le principe de l'induction est l'extrapolation de quelques cas particuliers à une généralité. L'opposition entre déduction et induction a été au cœur de ce qu'on appelle la querelle des méthodes, entre Gustave Schmoller et Karl Menger. Certes, on peut mettre en avant l'insuffisance de la déduction, mais faire le procès de celle-ci, c'est aussi faire le procès de toute démarche d'abstraction et donc de toute démarche théorique. Le risque, en refusant cette méthode, est de tomber dans l'empirisme où ce qu'on trouve est souvent le fruit du hasard et de la contingence. L'économie politique n'est pas impressionnée par l'école historique allemande. Elle ne prend pas en compte ces critiques. On constate même au XXème siècle la fuite en avant de l'économie politique. Cette école a tout de même permis un élargissement des théories économiques avec les institutions. 3. Les tentatives d'élargissement de la problématique économique La prise en compte des institutions par le passage d'un raisonnement mécanique à un raisonnement organique En dénonçant les facilités de l'abstraction et la simplification qui finissent par vider la substance des phénomènes économiques, l'école historique allemande insiste sur le caractère concret et particulier des phénomènes économiques. Elle refuse en même temps toute vision mécanique fondée sur des relations de causalité, au profit d'une vision organique, à la fois beaucoup plus riche, concrète et interactive. Cette richesse du concret met en jeu le rôle déterminant joué par une quantité innombrable d'institutions, qu'elles soient d'ordre privées ou publiques, formelles ou informelles, nationales ou régionales. Derrière la prise en compte de l'histoire, il y a fondamentalement la prise en compte des institutions. La prise en compte des institutions peut s'avérer déterminante pour la compréhension d'un certain nombre de phénomènes économiques. L'école historique allemande insiste également sur l'histoire des institutions, leurs évolutions pouvant expliquer parfois l'évolution des systèmes économiques. Histoire de la pensée économique 20 Il est donc nécessaire de connaître toute l'histoire détaillée de chaque institution, ce qui peut constituer une difficulté. De plus, l'école historique allemande donne parfois l'impression d'être dans une démarche descriptive. Un manque de schémas généraux peut être ressenti. C'est faute d'avoir pu aboutir à des généralités économiques significatives et valables dans la durée, que s'explique le déclin de l'école historique allemande. Ce déclin n'est que partiel puisque cette école renaît dans l'institutionnalisme américain. L'apport de l'histoire comme facteur explicatif de la vie économique d'une nation L'économie politique est incapable de rendre compte de phénomènes concrets. Le recours à l'histoire permet des descriptions de faits économiques concrets, en partant avec le postulat que l'état présent est en partie influencé par le passé. L'histoire aurait des vertus explicatives, notamment pour les aspects les plus concrets des phénomènes économiques. Le recours à l'histoire serait nécessaire dans ce cas et indispensable pour comprendre la vie économique d'une nation. Le recours à l'histoire comme facteur explicatif ne va cependant, pas totalement, de soi. Le fait d'en rester au caractère concret des phénomènes économiques ne constitue pas le plus haut degré de la science, si on considère comme Aristote que « il n'y a de science que du général ». Les vertus explicatives de l'histoire ne vont pas non plus de soi. Si, en effet, on peut s'accorder sur l'idée que n'importe quel phénomène économique s'inscrit dans une histoire, rien ne dit cependant que l'histoire constitue le meilleur instrument pour expliquer le dit phénomène. L'histoire ne fournit aucun schéma d'intelligibilité du réel et elle n'est pas non plus capable d'établir des relations de causalité. Alfred Marshall faisait remarquer à ce sujet que si l'histoire, elle ne nous dit pas si le premier est la cause du second. L'histoire nécessite une interprétation et le recours à d'autres disciplines. De ce point de vue, l'histoire ne serait remplacée l'économie politique. La tentative d'élaborer des lois historiques de l'économie: la loi de Wagner Parallèlement à la valorisation de l'histoire comme facteur explicatif, il a existé au sein de l'école historique allemande quelques tentatives plus radicales de proposer des grandes lois historiques de l'économie. Il y a eu d'abord la tentative d'Hildebrand, en proposant un schéma de développement historique. Ensuite, la deuxième tentative a été la loi d'Adolf Wagner, loi toujours utilisée en économie publique et que celui-ci a développé dans son œuvre Les fondements de l'économie politique. Cette loi est la loi de l'extension croissante de l'intervention de l'État. Selon cet auteur, il existerait un lien de causalité entre l'intervention économique de l'État et le niveau de développement: « plus la société se civilise, plus l'État est dispendieux ». Cette loi n'est pas le résultat d'une spéculation mais un constat historique qui se vérifie quelque soit la nature des régimes politiques. Cette loi d'expansion croissante de l'État est le produit de deux phénomènes interdépendants: une intervention croissante de l'État dans ses domaines d'intervention traditionnels comme le droit ou l'exercice du pouvoir et une intervention dans des domaines nouveaux liée à l'apparition de besoins sociaux issus du développement économique. Dans les deux cas, l'extension croissante de l'État est la conséquence directe du progrès économique. Une intervention croissante dans les domaines traditionnels C'est l'extension de la division sociale du travail qui nécessite de la part de l'État, la production de nouvelles règles de droit, visant notamment à encadrer le marché et à réguler la concurrence. Dans ce cas, le progrès rend plus complexe le fonctionnement de la société et contraint l'État à un Histoire de la pensée économique 21 processus d'innovations juridiques permanent, destiné à réadapter les anciennes législations à un contexte nouveau. Une intervention dans des domaines nouveaux Exemples: construction de nouvelles infrastructures, comme dans le cas de l'automobile, quelques dizaines d'années plus tard; aujourd'hui, on pourrait ajouter Internet comme exemple. L'augmentation du niveau de vie pousse également à la consommation de biens supérieurs, comme les loisirs, la santé, la culture, l'éducation, domaines de production socialisée, c'est-à-dire domaines où l'État intervient. L'intervention de l'État dans ces nouveaux domaines s'expliquent par l'incapacité du secteur privé à produire ces types de biens à des prix raisonnables et accessibles à tous. Déduite de l'observation historique, la loi de Wagner a continué de se vérifier au cours du XXème siècle, on constate en effet, que le poids de l'État a été croissant. Aujourd'hui, l'ensemble des prélèvements dans un pays comme la France représente 42% des richesses produites. On peut aussi vérifier la loi de Wagner à propos des anciens pays socialistes d'Europe de l'Est lorsqu'ils ont adhéré à l'Union Européenne. En effet, pour y adhérer, ils ont été contraints à un effort extrêmement lourd d'ajustements législatifs et juridiques dans quasiment tous les domaines de la vie économique et sociale. Le paradoxe pour ces pays est que bien qu'ils aient été de type socialistes où l'État intervenait dans tous les domaines, ces pays n'en étaient pas moins sousdéveloppés d'un point de vue législatif et juridique. Ce qui explique ce paradoxe, c'est la loi de Wagner. Bien que l'interventionnisme de l'État était en apparence sans limites, ces pays étaient aussi bien plus faiblement développés que les pays occidentaux. C'est la raison pour laquelle leurs systèmes juridiques et législatifs étaient moins développés que ceux des pays occidentaux. Les pays d'Europe de l'Est ont mis 15 ans pour adhérer à l'U€, temps nécessaire pour intégrer des législations qu'ils ne possédaient pas du fait de leur faiblesse économique. Exemple: ils n'avaient pas de législation concernant l'environnement dans la mesure où les planificateurs ne tenaient pas compte des externalités environnementales. Conclusion: les limites de l'école historique allemande et son déclin L'école historique allemande qui a dominé la théorie économique allemande pendant 60 ans n'a pas survécu à la Première Guerre Mondiale. Les années 1920 ont marqué son déclin et elle a disparu dans les années 1930. Elle a souffert de ses propres faiblesses théoriques internes. Elle n'a pas non plus su construire un modèle théorique alternatif à la théorie économique classique et néo-classique. En effet, une théorie ne disparaît jamais sous l'effet des critiques, il faut lui trouver une alternative,ce que n'a pas su faire l'école historique allemande. Comme cette école refusait toute loi économique universelle, elle n'a eu une approche que purement descriptive. Malgré ce déclin et cette disparition, elle n'a pas non plus été sans influence. L'école historique allemande a inspiré l'institutionnalisme américain. Histoire de la pensée économique 22 Deuxième partie Une histoire des idées économiques du XXème siècle A/ L'institutionnalisme et le néo-institutionnalisme L'institutionnalisme comme le néo-institutionnalisme ont pour point commun de prendre en compte l'importance des institutions au sein du fonctionnement général de l'économie. Ce qui distingue ces deux courants est leur rapport à la théorie néo-classique dominante. Alors que l'institutionnalisme de Veblen et Commons maintient une distance critique, dans la lignée de l'école historique allemande; le néo-institutionnalisme, lui, s'attache, au contraire, à compléter la théorie dominante, avec la prise en compte des institutions. 1/ L'institutionnalisme de Commons et Veblen A l'origine de l'économie institutionnaliste, il y a sans aucun doute les transformations sans précédentes de la société et de l'économie américaine du début du XXème siècle. Comme transformations majeures, on peut citer la naissance de la grande industrie mécanisée avec sa production de masse standardisée et son organisation scientifique du travail, ou l'avènement de la consommation de masse avec l'apparition de la publicité, du marketing, de la communication, le développement de formes modernes de distribution (magasins en libre-service à rayons), ou enfin les transformations de la propriété économique avec le passage d'un capitalisme de type familial, de petites entreprises à un capitalisme de la grande entreprise gérée par des managers non propriétaires ou actionnaires. Toutes ces transformations qui ont eu lieu au début du XXème siècle ont fait que l'économie américaine ne ressemblait à aucune autre ni à l'idée que pouvait se faire la théorie économique dominante. Du fait de toutes ces transformations, il apparaît que l'économie ne peut être pensée comme un fait de nature, mais qu'elle est, au contraire, un fait historique, une construction sociale contingente et en évolution. Ces transformations expliquent également que l'institutionnalisme américain a partagé de nombreuses idées communes avec l'école historique allemande, comme entre autres: le refus de l'universalisme et la nécessité de comprendre les phénomènes économiques à partir des institutions et des comportements individuels, dans un cadre évolutif. Histoire de la pensée économique 23 Définition et rôles des institutions chez Commons et Veblen Pour Veblen, une institution est une habitude mentale, au sens d'une habitude de pensée et d'action dominante et stable, issue de l'histoire et d'un processus évolutif qui découle au départ des instincts pour ensuite s'imposer à l'ensemble de la société. Pour Commons, une institution est une action collective qui peut prendre différentes formes, selon son degré de complexité. Dans la forme la plus simple, une institution est un ensemble de règle de fonctionnement de l'action collective; dans sa forme plus complexe, une institution peut prendre la forme d'une véritable organisation, à l'image des syndicats ou des partis politiques ou de l'État. Une fois les institutions définies, les institutionnalistes essayent de mettre en évidence leurs influences sur le système économique. Il y aurait une inertie propre aux institutions, (sa propriété à évoluer en mouvement rectiligne uniforme ou à rester immobile lorsqu'aucune force externe ne s'y applique, ou que les forces qui s'y appliquent s'équilibrent) qui définissent des règles sociales et juridiques stables, qui interagissent entre elles et se renforcent réciproquement. C'est la raison pour laquelle les institutions exercent une influence durable et massive sur les comportements individuels, à travers les habitudes, les routines qu'elles génèrent, dont l'influence sera d'autant plus grande qu'elles deviennent inconscientes et pleinement intériorisées. A la différence de l'économie libérale qui voit dans les institutions des obstacles au libre fonctionnement du marché, les institutionnalistes les considèrent comme nécessaire au fonctionnement du système économique. Exemples: La loi de l'autorégulation du marché par l'équilibre entre l'offre et la demande Elle détermine les prix et requiert pour fonctionner trois institutions: l'institution de la propriété privée, l'institution du contrat et l'institution de la division sociale du travail. La consommation Développée par Veblen dans La société des loisirs, il y analyse ce qu'on appelle aujourd'hui l'effet Veblen ou effet snobisme: c'est le fait que la demande augmente avec l'augmentation du prix. Tous les biens relevant de l'effet Veblen doivent être analysés en rapport avec l'institution de la propriété privée que Veblen considère comme inséparable d'un processus de lutte pour l'accaparement du surplus social. Le fonctionnement du marché du travail Pour qu'il y ait un bon fonctionnement du marché du travail, il faut toutes les institutions déjà citées dans l'exemple 1, c'est-à-dire, celles au bon fonctionnement d'un marché -à savoir: l'institution de la propriété privée, du contrat et de la division sociale du travail-, ainsi que toute une législation protectrice des travailleurs destinée à ne pas raréfier l'offre de travail. En raison de l'accent mis sur les institutions, notamment, celles protectrices des travailleurs, on peut comprendre le rôle déterminant des institutionnalistes dans la création sous Roosevelt des institutions de l'État-Providence américain. Contrairement à un préjugé, ce n'est pas la théorie keynésienne qui a inspiré fondamentalement le New Deal mais c'est l'institutionnalisme américain de Veblen et Commons. Ce n'est qu'après 1936 que les idées de Keynes sont reconnues et mises en pratique par l'administration de Roosevelt. Keynes sera, d'ailleurs, tellement important qu'il fera oublier l'influence de l'institutionnalisme. Le rôle des comportements individuels au sein des activités économiques Histoire de la pensée économique 24 Les institutionnalistes ne délaissent pas le rôle des comportements et des stratégies individuels au sein de l'action économique. Néanmoins, à la différence de la théorie néo-classique, l'institutionnalisme ne considère pas ces comportements comme rationnels et lorsqu'ils le sont, ils jugent que c'est en partie la conséquence d'une situation institutionnelle. Du point de vue des comportements individuels, l'institutionnalisme américain se situe à mi-chemin entre l'individualisme méthodologique qui considère qu'on peut expliquer la société à partir des comportements individuels, et une démarche de type holiste qui pense que le comportement des individus est dicté par la société, l'individu est donc soumis à une loi de la totalité et il joue un rôle pré-établi. La démarche de l'institutionnalisme est interactionniste: pour l'institutionnalisme, il y a en permanence interaction entre l'individu et l'institution. L'individu n'est pas totalement soumis à l'institution mais l'institution définit des règles auxquelles est contraint l'individu, dans lesquelles il peut pourtant écrire sa propre stratégie. On trouve également dans l'institutionnalisme des proximités avec ce qui sera développé plus tard par Herbert Simon sur la théorie de la rationalité limitée. La rationalité limitée est l'idée qu'un individu ne va pas toujours rechercher la solution optimale, il n'est pas forcément maximisateur car il n'en est pas capable, ne disposant d'une information parfaite et n'étant pas dans la capacité d'étudier toutes les solutions alternatives. L'individu ne cherchera pas la meilleure solution dans l'absolu mais la solution la plus acceptable pour lui. Cette théorie est déjà implicitement présente chez Veblen et Commons. L'influence de l'école historique allemande sur l'institutionnalisme américain Il y a un double lien. Il est d'abord d'ordre universitaire: beaucoup d'économistes allemands sont venus aux États-Unis à la fin du XIXème siècle. Ces économistes en 1885 ont fondé l'American Economic Association (AEA). Les professeurs de Veblen et de Commons ont été formés en Allemagne. Le second lien est d'ordre plus théorique: l'institutionnalisme américain insiste beaucoup plus sur le rôle de l'individu que l'école historique allemande, qu'elle avait pourtant évoqué. 2/ Le néo-institutionnalisme de Coase, Williamson et North La nouvelle économie institutionnelle développée aux débuts des années 1970 trouve ses racines dans la théorie de Ronald Coase des coûts de transaction. C'est autour de cette notion que la nouvelle économie institutionnelle conçoit les institutions, en lien direct avec la rationalité des comportements individuels. Alors que l'institutionnalisme de Commons et Veblen avait une vision large des institutions, le néo-institutionnalisme réduit les institutions au marché et à la firme, elle privilégie une optique micro-économique de la minimisation des coûts de transaction. C'est le concept de coût de transaction qui fait l'unité du néo-institutionnalisme dans la mesure où il existe à l'intérieur de ce courant des orientations divergentes, notamment chez Douglas North qui met plutôt l'accent sur une réflexion d'ordre macro-historique. Histoire de la pensée économique 25 Définition du concept de coût de transaction chez Ronald Coase C'est Oliver Williamson que l'on peut considérer comme le fondateur de la nouvelle école institutionnelle dans la mesure où c'est lui qui popularise le concept de coût de transaction développé par Coase. Le concept de coût de transaction a pour origine un constat du fait qu'il existe deux mécanismes de coordination au sein du système économique aussi importants l'un que l'autre: l'échange à travers la formation d'un prix, l'organisation interne de la firme. Coase se demande quelles sont les raisons qui fait préférer le choix d'une coordination par les prix ou par l'organisation. La réponse que donne Coase est l'existence de coûts de transaction: parce qu'il existe des coûts de transaction, des coûts de recours au marché, qu'il est préférable pour une entreprise de produire elle-même plutôt que de faire appel au marché. Les coûts de transaction sont des coûts de recherche d'informations sur les prix, la qualité des produits, des coûts de négociation ainsi que des coûts de surveillance et d'exécution des closes du contrat. C'est la raison pour laquelle une entreprise peut recourir à une coordination par l'organisation interne. Le choix entre le marché (ou la sous-traitance) ou l'organisation interne est un arbitrage qui se fait sur la base d'une comparaison entre les coûts de transaction et les coûts d'organisation. Chez Coase, il n'y a rien qui relève des institutions. Pourtant le concept de coûts de transaction sert de lien avec la nouvelle économie institutionnelle. La première problématique vient en réalité, avec Williamson. Prolongements apportés par Williamson On doit à Williamson la transformation de la théorie des coûts de transaction en nouvelle économie institutionnelle par sa sophistication et sa prise de distance critique vis-à-vis de la théorie néoclassique, sans non plus aller jusqu'à une rupture. Pour Williamson, les institutions sont l'ensemble des règles qui encadres les coûts de transaction, en donnant en même temps un sens très large à la notion de coûts de transaction, qui peut alors signifier les coûts de transaction internes et aussi externes. Il ajoute trois éléments à la théorie des coûts de transaction: la notion d'incomplitude des contrats Lorsqu'on fait un contrat, on ne peut jamais prévoir à l'avance tous les cas de figure possibles, de sorte qu'on ne peut déterminer exactement les coûts de transaction. la notion d'opportunisme des agents C'est le fait de profiter d'une information imparfaite pour tirer un avantage indu. De ce fait, les coûts de transaction peuvent, dans ce cas là aussi, être plus élevés que ceux prévus au départ. la notion d'actifs spécifiques Tous les actifs ne doivent pas être mis au même niveau. Un actif spécifique sera difficilement réutilisable. Exemple: la comptabilité est un actif non spécifique car les règles comptables sont les mêmes pour tous; ainsi, de premier abord, il apparaît qu'il vaut mieux sous-traiter la comptabilité. Or la comptabilité peut donner des informations confidentielles, donc plus l'entreprise est concurrencée, plus elle aura peut-être intérêt à avoir son propre service pour la confidentialité des informations. Histoire de la pensée économique 26 Le néo-institutionnalisme macro-économique de Douglas North La nouveauté de North est d'insister sur l'impact des coûts de transaction dans le développement économique alors que Williamson insiste au contraire sur le rôle des coûts de transaction comme variable principale dans les choix d'organisation et cela dans une optique de minimisation. Pour Douglas North, les institutions peuvent modifier les coûts de transaction, ce qui rend les échanges plus faciles et les performances économiques meilleures. Le constat de Douglas North dans les pays développés est celui d'une hausse tendancielle des coûts de transaction avec une conception large de coût de transaction: on passe de 15% au début du XXème siècle à 45% en 1995 du PIB consacré à la gestion de ces coûts. Histoire de la pensée économique B/ 27 La révolution keynésienne John Maynard Keynes est l'économiste dont les intuitions ont eu les répercussions les plus importantes tant d'un point de vue théorique que pratique. La révolution keynésienne ne s'identifie pas uniquement par une rupture théorique mais associe au nom de Keynes l'existence de l'État Providence appelé État keynésien, de stabilisateur économique au niveau de la demande appelé stabilisateur keynésien. Le contexte dans lequel Keynes apparaît est celui d'une grave crise du capitalisme, grande dépression des années 1930 débutée par le crack boursier du jeudi noir du 24 octobre 1929. Le PIB a diminué d'environ 35% entre 1929 et 1933. Il y a une domination écrasante de la théorie microéconomique caractérisée par un intérêt exclusif porté aux problèmes d'allocations des ressources et une confiance aveugle dans le caractère régulateur des marchés. La théorie néoclassique affirme aussi que si on fait jouer la concurrence sur le marché du travail et avec la flexibilité des salaires, il est impossible qu'il y ait du chômage non-volontaire. Keynes est parti de l'évidence que le chômage n'est pas volontaire mais involontaire, que le marché n'est donc pas auto-régulateur. Le marché est capable de déséquilibres cumulatifs et durables. Keynes a donc proposé une théorie alternative au modèle néo-classique. Sa théorie alternative est fondée sur le rejet de quatre hypothèses: la flexibilité des prix comme seul processus d'ajustement des déséquilibres la neutralité de la monnaie La monnaie peut avoir un effet de stimulation et n'est pas nécessairement inflationniste. un unique niveau d'équilibre, qui serait un optimum le prima de l'offre sur la demande ou de l'épargne sur l'investissement Sur la base du rejet de ces quatre postulats, Keynes a élaboré un modèle qui rend possible voire nécessaire l'intervention de l'État. Le modèle alternatif proposé par Keynes repose également sur un changement dans la nature du raisonnement économique. En substituant à un raisonnement statique d'équilibre de marché de type équilibre partiel à la Marshall, un raisonnement en terme de circuit économique caractérisé par une vision dynamique et interactive des phénomènes économiques. Au fondement de ce raisonnement en terme de circuit, il y a le principe du multiplicateur, qui est à la base de toute théorique économique keynésienne. Les hypothèses keynésiennes sur le comportement des agents Pour Keynes, si les individus sont rationnels, ils agissent néanmoins en situation d'information imparfaite. Ils sont en permanence plongés dans l'incertitude, ce qui limite la rationalité maximisatrice des individus prévue pourtant chez les classiques. Il y a donc anticipation car il y a incertitude. Qui dit anticipation, dit également risque d'erreur. Ces erreurs d'anticipation liées à la situation d'incertitude ont pour conséquence l'adoption pour les individus de comportement protecteur dont l'agrégation au niveau global ne donnera pas lieu nécessairement à un résultat optimum. Le comportement de protection peut constituer un danger pour les agents économiques. Exemple: excès d'épargne → baisse de la consommation → baisse de la demande → baisse de l'offre → baisse de la production → baisse des revenus Histoire de la pensée économique 28 Chez Keynes, il existe des effets de composition où la somme des comportements individuels ne donne pas lieu à un résultat optimum et peut même conduire à l'inverse de l'effet recherché. Le tout n'est pas la somme des parties. Le tout est supérieur de la somme des parties. La norme ne se situe donc pas dans l'équilibre mais dans le déséquilibre, ce dernier appelant à une action correctrice de l'État. Les hypothèses keynésiennes sur le niveau d'analyse Keynes fait une représentation en circuits économiques, ce qui le force à rompre avec l'unicité de l'équilibre, supposé constituer une situation optimale dans la théorie néo-classique. L'équilibre chez Keynes n'est jamais unique et s'il y a équilibre, il n'est pas considéré comme optimum. Il peut y avoir une situation d'équilibre caractérisée par une situation de chômage: c'est l'équilibre de sousemploi. Il y a une différence fondamentale dans l'analyse de l'origine du chômage: chez les néoclassiques, le chômage ne peut résulter que dans un mauvais fonctionnement du marché du travail, le chômage ne peut être dû qu'à des rigidités, qui empêche la flexibilité du salaire à la baisse. Dans la théorie néo-classique, si il y a du chômage, c'est à cause d'un salaire trop élevé. Les salariés refusent le salaire réel proposé: c'est un chômage volontaire. Pour Keynes, le chômage ne résulte pas d'un mauvais fonctionnement du marché, cela résulte d'une insuffisance du niveau de la production et donc d'une insuffisance de la demande globale. Les hypothèses keynésiennes sur les analyses d'ajustement et de régulation Le mécanisme central d'ajustement est la flexibilité des prix. L'ajustement au sein de la théorie néoclassique s'effectue par les prix et par les quantités. Chez Keynes, l'ajustement se fait uniquement par les quantités en supposant sur court terme des prix stables ou des prix rigides. Cet ajustement par les quantités et non par la flexibilité des prix peut très bien donné lieu à des phénomènes de dépression cumulative qui peuvent s'auto-entretenir. C'est la raison pour laquelle l'intervention de l'État est nécessaire pour soutenir la demande globale et donc empêcher la dépression cumulative. L'ajustement par les quantités fait que le marché n'est pas Histoire de la pensée économique 29 pour Keynes spontanément auto-régulateur. Cela ne veut pas dire non plus qu'il faut supprimer l'initiative privée et qu'il ne faut pas s'en remettre à une socialisation de la production ou de l'investissement par l'État. De ce point de vue, l'État keynésien apparaît comme une institution différente d'un État socialiste. Le rôle de l'État pour Keynes est un rôle de stabilisation et de stimulation de la conjoncture. Le marché, aussi imparfait soit-il, reste nécessaire pour y faire une allocation des ressources et y garantir un certain flux des progrès techniques. Le circuit économique keynésien de base A la différence d'un raisonnement économique de type équilibre partiel, la représentation de l'économie par Keynes fait jouer cinq caractéristiques prise en compte du temps existence de flux succession logique et temporelle de la production vers le revenu, du revenu à la dépense et de la dépense à la production possibilité d'un déséquilibre rôle fondamental des anticipations des entrepreneurs, ce qui correspond à la notion de demande effective. Si on raisonne de manière ex post (flèches grises),c'est-à-dire après la Démonstration: réalisation des marchandises sur le marché, il y a nécessairement Offre globale = Y = C + S égalité entre l'offre et la demande. Et si l'offre et la demande sont Demande globale = C + I égales, l'épargne et l'investissement sont égaux. Donc si O = D, S=I. Il existe chez Keynes un deuxième équilibre, ce n'est pas une conception comptable. Si on raisonne en ex ante (flèche beige), il y a aucune nécessité à ce qui est égalité entre I et S. Ce ne sont pas les mêmes personnes qui épargnent que celles qui investissent. D'autre part, les actes d'épargne et d'investissement ne reposent pas sur les mêmes motivations, car l'investissement n'est que l'un des mobiles de l'épargne. Il existe pour Keynes, quatre mobiles pour l'épargne: motif de transaction (on épargne en vue d'effectuer plus tard une transaction), épargne de précaution, épargne pour spéculer, épargne pour investir. Rien n'assure, aucun mécanisme oblige qu'il y ait ex ante, une égalité entre épargne et investissement. Si la théorie de Keynes comporte deux conceptions différentes de l'équilibre (une dans équilibre comptable ou ex post et un équilibre économique ou ex ante qui rend possible un déséquilibre économique), il existe entre ces deux conceptions une relation et un processus d'ajustement. Ce Histoire de la pensée économique 30 mécanisme d'ajustement est un ajustement par les quantités qui fait jouer le multiplicateur. En cas de déséquilibre ex ante entre l'épargne et l'investissement, un ajustement par les quantités s'effectuera, qui permettra ex post de rétablir l'équilibre entre l'épargne et l'investissement. En résumé, chez Keynes on passe d'un déséquilibre ex ante à un équilibre ex post, à travers un processus d'ajustement par les quantités qui est le multiplicateur. Le multiplicateur d'investissement On suppose que l'État peut déséquilibrer l'économie ex ante pour stimuler la croissance avec une augmentation de l'investissement. Avec le multiplicateur, il y a retour à un équilibre ex post: le multiplicateur d'investissement est un processus d'ajustement. Le multiplicateur d'investissement est le premier et le plus simple d'une série nombreuses de multiplicateurs qui correspondent à des modèles de fonctionnement de l'économie. Il n'y a donc pas que l'investissement qui a un effet multiplicateur. Plus globalement, chez Keynes, ce qui a un effet multiplicateur est la variation d'une composante exogène, autonome de la demande. Il ne faut pas non plus croire que c'est l'investissement dans son côté offre qui a un effet multiplicateur. On entend par un investissement dans son côté offre, l'investissement en tant qu'augmentation des capacités de production. Ce qui joue un rôle est l'investissement dans son côté demande, c'est-à-dire c'est l'investissement en tant que création d'un revenu. n ΔI ΔY ΔC ΔS 0 1000 investissement public 1 1000 800 200 2 800 640 160 3 640 512 128 4 512 409,6 102,4 Σ 5000 4000 1000 Propension moyenne à consommer: c= C/Y Supposée constante et égale à 0,8. Σ ΔY = ΔI +c.ΔI + c².ΔI +...+ c^(n-1).ΔI Σ ΔY = ΔI .(1 – c^n) / (1-c) n étant grand et c petit, c^n est proche de 0 Σ ΔY = ΔI x 1/1-c → k = 1 / (1 – c) N.B: 1 – c = s avec s propension à épargner A l'issu du tableau et des calculs, on constate que l'épargne est égale au montant de l'investissement initial. Le multiplicateur permet de rétablir l'inégalité entre épargne et investissement: on passe d'un déséquilibre ex ante à un équilibre ex post. Plus la propension moyenne à consommer, plus le multiplicateur sera lui-même élevé. Keynes conclue alors qu'il faut encourager la consommation. Il ne faut pas hésiter à adopter des politiques de soutien aux revenus pour les populations les plus pauvres, par le biais de la protection sociale. Histoire de la pensée économique 31 Quelque soit la valeur de la propension moyenne à consommer, tout processus multiplicateur dégage une épargne strictement égale au montant de l'investissement. S'il n'y avait pas d'épargne, le multiplicateur serait infini: l'épargne rend le multiplicateur fini en jouant le rôle de fuite du système économique. Chez les économistes classiques et néoclassiques, c'est l'épargne qui est toujours à l'origine de l'investissement. Or ici, chez Keynes, on voit bien que l'investissement peut être à l'origine de l'épargne. Pour que le multiplicateur marche, il faut que l'économie soit en crise ou est subie une crise importante, de sorte que le système économique dispose de capacités productives inutilisées. Si ces conditions sont remplies, l'offre peut dans ce cas répondre aux injonctions de la demande. Par contre, si ces conditions ne sont pas remplies, toute politique de relance keynésienne se traduirait par une inflation. Le modèle keynésien n'est donc pas un modèle de croissance économique mais un modèle de relance de la production sur court terme. On peut trouver le multiplicateur k d'une autre manière. Ressources = Offre globale = Y = C + S Emplois = Demande globale = C + I En cas d'équilibre entre l'offre et la demande, on a Y = C + I. Variable endogène: variable dont la valeur dépend du résultat de l'équation Variable exogène: variable indépendante, dont la valeur peut être fixée arbitrairement Cette différenciation n'a de sens que dans une modélisation. On suppose C endogène, dépendante de Y. Cette dépendance est appelée fonction de consommation, que l'on peut écrire sous la forme C=c.Y. Y=c.Y + I (1-c)Y = I Y = I / (1-c) On dérive Y par rapport I: ΔY / ΔI = 1 / (1-c) = k La théorie du multiplicateur est au centre de la théorie keynésienne et de la révolution keynésienne. Les multiplicateurs keynésiens permettent de construire les politiques économiques. Pour l'économie française, si on tient compte de toutes les complications, les multiplicateurs keynésiens sont égaux à 1. Histoire de la pensée économique C/ 32 Le monétarisme et les néoclassiques Ce sont deux doctrines relativement récentes et proches, fondées sur le rejet de la théorie keynésienne et des politiques économiques keynésiennes. Le monétarisme remet surtout en cause la crédibilité et la pertinence des politiques keynésiennes à travers une discussion sur l'origine et la nature de l'inflation et donc sur la base d'une certaine conception de la monnaie, d'où leur dénomination. La nouvelle économie classique se constitue en radicalisant certaines des thèses monétaristes en apportant cependant des arguments nouveaux critiques à l'égard des théories keynésiennes. Le principal fondateur du monétarisme est Milton Friedman, prix Nobel d'économie en 1976, conseiller de Nixon et Reagan. La théorie néoclassique a deux représentants: Robert Lucas et Robert Barro, également eux aussi, prix Nobel. 1/ Le monétarisme et la réhabilitation de la théorie quantitative de la monnaie Le monétarisme n'est pas une doctrine conférant à la monnaie un rôle déterminant dans le fonctionnement du système économique. C'est en réalité exactement l'inverse: le monétariste s'évertue à montrer que la monnaie n'est pas la solution en matière économie politique, mais c'est justement le problème des difficultés économiques. Le principe de base du monétarisme est l'idée que l'inflation est par définition, toujours d'origine monétaire, au sens où l'inflation est toujours le résultat d'une émission excessive de quantité de monnaie. Cette émission peut être à la conséquence d'une politique de relance keynésienne, par déficit budgétaire et financement monétaire. Autrement dit, pour le monétarisme, la monnaie est neutre. La monnaie n'a pas d'incidence, d'influence sur le fonctionnement de l'économie réelle. Elle n'a d'influence que sur les quantités nominales et non sur les quantités réelles. La monnaie n'agit que sur les prix nominaux et non sur les prix relatifs. Pour justifier cette neutralité, le monétarisme s'appuie sur la théorie quantitative de la monnaie, exprimée ainsi par Irvin Fisher: Mv = p.T avec M, masse monétaire; v, vitesse de circulation de la monnaie; p, niveau général des prix; T, volume de transactions Cette formule est une pure identité comptable. Le monétarisme transforme cette relation comptable en une relation de causalité. La causalité est de déduire la variation de p à partir de la variation de M. Pour cela, le monétarisme doit poser quatre postulats: il faut que la quantité de monnaie soit facilement calculable; la variation de la quantité de monnaie est supposée exogène; la vitesse de circulation de la monnaie est supposée constante; la monnaie est supposée totalement neutre et sans influence sur T. Ainsi si ces postulats sont réunis, on peut déduire: Δp = ε.ΔM. Le monétarisme préconise un strict encadrement de la politique monétaire en considérant que la norme d'accroissement de la masse monétaire doit correspondre au taux de croissance naturel de l'économie. Pour qu'il y ait cet encadrement, il faut que les banques centrales soient indépendantes des politiques. Histoire de la pensée économique 33 Si les critiques du monétarisme n'ont pas été suffisantes pour « terrasser » la théorie keynésienne, le monétarisme a eu une influence décisive sur les politiques monétaires, notamment sur la Banque centrale Européenne. 2/ La nouvelle économie classique et la remise en cause de l'efficacité des politiques keynésiennes Le monétarisme a rencontré un succès important dans les années 1970 qui ont été des périodes de forte inflation pour les pays développés. Dans ces mêmes années, est apparue l'inefficacité des politiques keynésiennes ainsi que l'idée qu'elles auraient généré de l'inflation. C'est dans ce contexte de stagflation que le monétarisme a rencontré un succès important. La théorie quantitative de la monnaie n'est pas une invention de Fisher, l'idée date des Romains. D'un cas particulier d'échec des politiques de relance keynésiennes, le monétarisme a voulu en faire un cas général et a décrété que toute politique keynésienne est inflationniste. On peut donc remettre en cause le monétarisme dans cette approche de généralisation. Faire une critique au keynesianisme sous cet angle, c'est remettre en cause la théorie keynésienne d'un cas particulier. Ce n'est pas une critique générale. De ce point de vue, la nouvelle économie classique apporte des arguments beaucoup plus généraux et pas forcément en lien avec l'inflation, à l'encontre de toutes politiques keynésiennes. Cette dernière n'est donc pas focalisée sur l'inflation. Son concept fondamental est celui d'anticipation rationnelle, qui lui s'oppose au concept d'anticipation adaptative. L'anticipation rationnelle est le fait que les agents tirent partie de toute information disponible pour établir des prévisions parfaites. Les agents ne se trompent pas, à la différence des anticipations adaptatives où l'erreur permet d'anticiper différemment. On suppose donc que les agents économiques connaissent le vrai modèle économique. C'est à partir de cette anticipation rationnelle que Robert Barro remet en cause le principe de l'efficacité des politiques keynésiennes. Son raisonnement est le suivant: lorsque l'État augmente les dépenses et s'endette, les agents économiques anticipent une augmentation des impôts future; pour financer cette augmentation future anticipée, les agents économiques augmentent alors leur épargne. Une politique de relance keynésienne est donc nulle avec cette anticipation. On peut faire cependant deux objections à la réfutation de Barro. Premièrement, peu d'individus ont des anticipations rationnelles. De plus, ce n'est pas parce que l'État s'endette, que les impôts augmentent. C'est d'ailleurs une question actuelle en Europe. Le capitalisme a toujours fonctionné sur la dette.