L’a nimal L’animal dans la Philosophie de la nature de Hegel Laurent Giassi Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Si on veut savoir ce que Hegel pense de l’animal il faut se rapporter à la partie du système qui le concerne, la Physique organique de la Philosophie de la nature dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques1. Si on part de la philosophie « appliquée », comme l’esthétique ou la philosophie de la religion, on risque de trouver certaines analyses qui ressemblent plus à des jugements de valeur qu’à de véritables propositions philosophiques sur l’animalité. Hegel en effet adopte souvent dans ses cours une démarche comparative pour distinguer l’animal et l’homme en tant qu’esprit, cette comparaison servant surtout à faire ressortir la supériorité de l’esprit sur une existence encore naturelle. Par exemple dans les Cours d’esthétique on voit bien que dans son jugement sur l’art symbolique le mélange des formes humaines et animales lui apparaît inférieur à l’expression plastique du corps humain dans l’art classique (art grec)2. De même que dans les Leçons sur la philosophie de la religion l’adoration de formes naturelles et d’êtres vivants dans la religion naturelle apparaît comme une ébauche de la religion véritable où l’esprit se rapporte à l’Esprit. Cela ne suffit pas à porter un verdict complètement négatif sur la façon dont Hegel pense l’animal, malgré les remarques d’Elisabeth de 1 Encyclopédie des sciences philosophiques, II, Philosophie de la nature, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2005. 2 Cours d’esthétique, I, trad. JP. Lefebvre, Paris, Aubier, 1995, voir les remarques de Hegel sur l’art symbolique, en particulier sur l’art égyptien : « l’esprit humain veut faire une percée hors de la vigueur et de la force animale brute, sans arriver à la représentation parfaite de sa propre liberté et de sa propre figure mobile, puisqu’il lui faut encore rester mêlé et associé à l’autre de lui-même » (p. 483). L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 1 Fontenay qui rattache Hegel à la tradition rationaliste qui déconsidère l’animalité en général 3. La Physique organique de l’Encyclopédie qui se présente formellement comme l’unité des sphères antérieures, la Mécanique et la Physique, est en même temps la rencontre entre deux savoirs, le savoir positif des sciences contemporaines du vivant et le savoir spéculatif de l’idéalisme absolu. Ce dernier se redouble en savoir logique et en savoir de l’esprit, et même en savoir de l’identité logique de la nature et de l’esprit dans leur différence, ce qui complique l’étude de l’organisme, point culminant de la nature et début rudimentaire de l’esprit sous une forme immédiate (l’âme) – sans que l’enchaînement dialectique des sphères de la nature et de l’esprit ne puisse être compris comme une genèse réelle. Le concept est évolution en tant qu’il se réalise dans l’extériorité spatiotemporelle et la vie elle-même est une étape de cette évolution sans qu’on puisse hypostasier ce procès sous la forme d’une Evolution produisant des formes nouvelles. L’Esprit est la vérité de la nature et la théorie spéculative de l’organisme – en particulier le rôle qui échoit à la subjectivité animale, à l’animal comme subjectivité – représente la vérification immédiate de cette proposition. En tant que vérification immédiate l’organisme animal joue un rôle décisif dans la philosophie de la nature car la vie est l’Idée immédiate c'est-à-dire présence à soi de l’organisme vivant en rapport avec son milieu ; en tant que vérification immédiate il ne faut pas s’attendre à trouver dans la vie plus que le cycle de l’autopoièse et de l’autoreproduction du vivant. Il serait tentant de voir dans la biologie hégélienne une simple illustration des syllogismes de la téléologie établis dans la Théorie du Concept 4 mais la contingence prédominante dans la nature introduit des éléments hétérogènes au logique qui ne s’en tenait qu’à l’organisme typique, l’organisme animal. Les paragraphes consacrés à la Vie dans la Logique se limitent à l’essentiel : « le processus du vivant à l’intérieur de lui-même » 5, le jugement du vivant par lequel il se rapporte à soi en niant le monde inorganique6, la différence des sexes7 et enfin le passage à la sphère 3 E. de Fontenay, Le silence des bêtes, La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Fayard, Paris, 1998, chap. XIV, La Refondation, 3. La gueule est sans esprit. « Du reste, il faut ajouter que la pensée qui s’expose dans les paragraphes de l’Encyclopédie, où l’animal est présenté comme une première ébauche de l’esprit (qui est subjectivité et inquiétude), doit permettre d’atténuer cette différence et même la replacer dans la perspective d’une quasi-continuité moniste » (p. 542). Malgré cette remarque essentielle, cela ne change rien au verdict négatif de Mme de Fontenay sur Hegel Ensuite on peut se demander ce que la continuité moniste peut signifier pour rendre compte d’une pensée dialectique (attentive au moment des différences) et spéculative (qui intègre les différences sans les fondre dans une unité indifférenciée). 4 Encyclopédie des sciences philosophiques, Science de la Logique, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1986, §§ 204-212, pp. 440-446. 5 Ibid., §218, p. 451. 6 Ibid., § 219. 7 Ibid., § 220. L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 2 supérieure, l’esprit, par « la mort de la vitalité singulière » 8. N’ayant pas à se perdre dans le labyrinthe du particulier la Logique envisage seulement une typologie complète de l’organisme, réservant cette tâche à la philosophie de la nature. Cela ne signifie pas l’existence d’un hiatus entre la nature et la logique : cet écart entre la typicité logique (la vie comme Idée logique immédiate) et la typologie naturelle (les organismes) repose sur le moment logique de la contingence, laquelle est redoublée dans la sphère particularisante de l’organisme. Non seulement il y a de la contingence dans la nature en général mais la particularisation beaucoup plus grande qui a lieu dans le cas des organismes lui donne un rôle accru. Autrement dit s’applique ici à la considération de la sphère organique en général ce que Hegel dit expressément de la classification des animaux : c’est le type général ou l’animal sous sa forme accomplie, qui constitue le critère à partir duquel s’effectue le traitement spéculatif de l’organisme si on veut éviter de se perdre dans la multiplicité des formes du vivant. Ce qui était encore implicite dans les sphères antérieures devient enfin explicite dans la Physique organique et principalement dans la seule subjectivité véritable (dans la nature), celle de l’organisme animal, et encore de l’organisme animal supérieur, principalement le mammifère. La bio-logique hégélienne qui cherche l’apparition du Logos dans la nature procède ainsi à une sélection de séquences significatives de la biologie empirique et à une organisation de celles-ci dans un contexte spéculatif. Ce traitement spéculatif des données biologiques consiste à montrer la présence de la rationalité dans la terre (organisme géologique) et la présence d’abord formelle (organisme végétal) puis réelle (organisme animal) de la subjectivité dans la nature, puisqu’il n’y a pas de subjectivité de la nature. On présentera les deux premiers organismes ensemble car ils forment pour Hegel la présupposition du véritable organisme, l’organisme animal qui est à la fois la vérité des organismes géologique et végétal – et de la nature tout entière, ce qui explique la transition de la sphère de la nature à la sphère de l’esprit. L’animal comme microcosme devient la vérité du macrocosme, la rationalité spéculative rendant impossible la relation inverse. L’organisme géologique et l’organisme végétal comme pseudosujectivité Le premier organisme géologique (la terre comme planète) est un organisme ambivalent car c’est une totalité concrète posée dans la Mécanique absolue mais qui ne devient telle que par le procès qui la pose comme telle, le procès météorologique. En effet dans le système des corps célestes on a bien un « premier organisme », mais c’est un organisme en soi : tous les moments du concept existent sous une forme particulière et ne sont pas repris dans l’unité d’un sujet, leur idéalité n’est posée que par leur mouvement, ce qui en fait un « organisme du mécanisme »9. C’est un 8 9 Ibid., § 222, p. 453. Encyclopédie, II, §337, p. 554. L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 3 organisme en tant que totalité mais un organisme du mécanisme en ce que les déterminations ne sont posées ici que sur le mode de l’extériorité car si la terre est un individu universel, elle reste le sujet (passif) de ses déterminations. Cette totalité est produite et reproduite par le procès des corps physiques qui dissout le caractère statique apparent des éléments en les faisant participer au procès physico-chimique de la matière. Son unité ne prend sens que par rapport à l’être vivant : l’organisme géologique est totalité seulement dans son rapport à l’être vivant – c’est seulement dans l’horizon de la subjectivité animale que l’objectivité de la terre comme organisme est posée. Ce rapport entre l’organisme géologique et l’organisme animal prend la forme logique de la présupposition. Le premier organisme en soi n’existe pas en tant que vivant, il est la totalité immédiate que se présuppose le vivant comme totalité subjective, sous la forme d’une figure objective –le corps terrestre comme système universel des corps individuels10. C’est la terre, ce moment concret de la Mécanique absolue, qui réapparaît ici mais sous la forme abstraite de l’organisme géologique, décevant toute attente de celui qui chercherait ici, dans le passage du chimisme à l’organique, les conditions physico-chimiques de la vie. Le monde du vivant est simultané par rapport à la terre car il n’a pas d’histoire : il faudrait admettre pour cela une causalité temporelle et réelle entre le physico-chimique et l’organique proprement dit, ce qui est impensable dans l’horizon de la philosophie de la nature, qui bannit tout passage de cette sorte. La question du rapport entre la chimie et la biologie devient alors celle du rapport de deux organismes : l’organisme extérieur et l’organisme posé comme tel, l’organisme inorganique de la terre et l’être organisé. Dans la sphère de la Physique organique la terre devient héautonome dans le procès météorologique qui est son procès chimique propre, elle se reproduit mais c’est d’un point de vue extérieur puisqu’elle n’est pas une subjectivité au sens propre. « On peut énoncer la proposition : “tout vit dans la nature” ; c’est élevé et cela doit être spéculatif. Mais une chose est le concept de vie, c'està-dire la vie en soi, qui, à vrai dire, est partout, autre chose la vie réelle, la subjectivité du vivant, dans lequel chaque partie existe en tant que vivifiée. Ainsi, l’organisme géologique n’est pas vivant dans le détail, mais seulement dans l’ensemble ; il est vivant seulement en soi, non pas dans la présence de l’existence » 11. D’une part Hegel justifie une perspective holiste dans l’étude de la terre, ce qui empêche la réduction de la terre à un corps fini comme les autres, de l’autre il rejette tout vitalisme propre à la terre et toute anthropomorphisation de notre rapport à la terre. La terre vit de sa vie propre météorologique-chimique sans être un vivant, c’est cette spécificité qui fait que la terre peut être qualifiée d’organisme extérieur dont les membra 10 11 Ibid., § 338. Ibid., Ad §338, voir aussi §343, p. 584. L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 4 disjecta ne sont pas unifiés par elle-même et renvoient à un temps mort, immobilisé, littéralement pétrifié sous la forme des couches géologiques12. Comme telle la terre est un produit mort assujetti aux puissances que sont sa vie solaire, lunaire et cométaire, l’inclinaison de son axe sur la trajectoire et l’axe magnétique13. Ce qui confirme la déficience de la terre par rapport à l’être organisé c’est qu’elle dure alors qu’il a le privilège de naître et de mourir14. Cette vie inorganique de la terre n’est autre que celle du cristal, terme qui revient fréquemment pour désigner la terre : le cristal croît mais d’une croissance qui n’est qu’analogique avec celle de l’être organisé15. Le temps, fût-ce sous forme d’une durée sans limites, n’apporte pas la clef de l’autoconstitution du réel et cela vaut de la terre dont Hegel ramène le procès propre de formation à un procès (relativement) uniforme en opérant une conciliation entre les hypothèses géologiques rivales de Werner (1749-1817) et Hutton (1726-1797). Instruit des découvertes géologiques récentes, Hegel ne conteste pas que la terre ait subi dans son passé des révolutions et que même des formes de vie aient pu disparaître16 mais il opère une synthèse des thèses vulcaniste et neptuniste en faisant du feu et de l’eau des principes également actifs dans le cristal de la terre. A une époque où la temporalité de la terre commence à être établie par des preuves positives et où la géologie moderne se développe, Hegel adopte une position conservatrice. S’il accepte le schéma catastrophiste seulement pour le passé de la terre, il a tendance à atténuer l’aspect dramatique de ces catastrophes en en faisant des épisodes de la vie de la terre, de son procès météorologique permanent. Le passé de la terre est dépassé dans une sorte d’actualisme géologique étant donné que la compréhension de la structure passe par une mise entre parenthèses du temps. Cette mise à l’écart du temps est d’autant plus facile pour Hegel que seul importe ce qui se passe à la surface de cette terre, de même que seul importe dans le système solaire ce qui se passe sur la planète concrète, la terre. Dans un cours de 1819/20 consacré à la philosophie de la nature Hegel affirme que « Le rationnel est seulement à la surface [de la terre] ; l’intérieur de la terre ne peut pas intéresser la pensée » 17. Comme à présent la vie de la terre est parvenue au repos, les hypothèses historiques sur la datation de la terre n’ont pas d’intérêt 12 Encyclopédie, II, §339. Ibid., §339, Ad, p. 557-558. 14 Ibid., §259, Ad, p. 362. 15 Ibid., §287, p. 242. 16 Ibid., II, §339, p. 558-562. Hegel reconnaît que la terre a eu une histoire, il y a eu des changements successifs, elle a porté en soi une végétation et un monde animal passés. Non seulement les restes du monde organique ou la construction géognostique de la terre témoignent de telles révolutions mais aussi le caractère des chaînes de montagne. 17 Vorlesung 1819/1820, in Verbindung mit Karl-Heinz Ilting, herausgegeben von Manfred Gies, Band I, Bibliopolis, Napoli, 1982, p. 115. 13 L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 5 philosophique mais uniquement la loi de connexion rationnelle des formations géologiques18. Au fond le processus météorologique, ce procès chimique cyclique, se substitue à l’histoire de la terre, d’autant que cette chimie de la terre a son point culminant dans la fertilisation, la possibilité universelle de la vie. Hegel reprend à son compte la distinction entre la génération univoque et la génération équivoque, déjà obsolète de son temps : la vitalité de la terre se manifeste en effet comme génération équivoque sous la forme d’une vie ponctuelle et passagère (lichens, infusoires, etc., points de vie phosphorescents dans la mer) et comme génération univoque pour les autres créatures 19. Le second type de subjectivité, encore formelle, est la nature végétale où Hegel cache de moins en moins sa compréhension du vivant à partir du type de l’animal supérieur car la plante n’est considérée qu’en fonction de ce dernier. La subjectivité végétale n’est telle que par emprunt, son rôle servant de repoussoir par rapport à la subjectivité animale, tout en étant la seule transition possible puisque Hegel récuse tout développement réel du vivant à partir des formes inorganiques. Dans la plante la vitalité subjective n’est qu’immédiate, l’organisme objectif et la subjectivité sont identiques. Cette identité n’étant pas présence immédiate de l’âme dans tous les points du corps ou perméabilité totale du corps à l’âme (comme ce sera le cas de l’animal), on peut parler d’une pseudo-subjectivité puisque l’identité de la plante prend la forme d’une réduplication formelle, chaque partie de plante étant la plante tout entière et étant séparable d’elle. La plante est dépourvue de membres car elle est réellement divisible, ce n’est pas un individu organique au sens propre. Il est donc vain de vouloir lire en elle la logique du vivant en voyant dans le déploiement de ses formes la clef permettant de comprendre les autres formes, notamment les formes animales supérieures, comme Goethe se l’imaginait20. En effet la (non-in)différence des parties organiques n’est qu’une métamorphose superficielle21, une différence quantitative qui demeure formelle22. La plante a un régime d’individuation déficient car tolérant la division : « Une plante est ainsi proprement un agrégat d’une multitude d’individus qui constituent un unique individu, mais dont les parties sont entièrement subsistantes-par-soi. Cette subsistance-par-soi des parties est l’impuissance de la plante ; l’animal, en revanche, a des viscères, des membres non-subsistants-par-soi, qui ne peuvent absolument exister que dans l’unité avec le tout » 23. 18 Encyclopédie, II, Ad. § 339, p. 562. Ibid., §341, p. 574-580. 20 La Métamorphose des Plantes 21 Ibid., §343. 22 Ibid., §345, Ad, p. 603. 23 Ibid., p. 506. 19 L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 6 En outre il est difficile de distinguer en elle dans toute leur netteté les différents processus de l’être organique24. On peut toujours formellement distinguer les moments conceptuels du vivant, soit l’auto-configuration25, le rapport avec l’extérieur 26 et l’autoreproduction27 mais toute l’intériorité potentielle de la plante se disperse immédiatement dans l’extériorité, illustrant l’affirmation de la Théorie de l’Essence sur la réversibilité parfaite de l’intérieur et de l’extérieur lorsqu’aucune médiation n’existe entre eux. Ce passage immédiat de l’intérieur à l’extérieur s’explique par le fait que la plante n’est pas un Soi car l’organisme végétal est la contradiction existante d’avoir son Soi immanent (la lumière) hors d’elle28. Comme la plante n’est pas un sujet, et que son être est écartelé entre tous les tropismes qui l’attirent, en particulier le phototropisme, on pourrait dire que la plante a un sujet externe (la lumière) et que seul l’animal est sujet. Aussi pour la plante aller en-dedans-de-soi consiste à toujours s’extérioriser davantage. On peut bien chercher le concept dans la production végétale mais c’est se mettre en quête d’une vaine différence car la production interne et la production externe s’échangent l’une l’autre : en se produisant (premier moment) l’individu végétal s’est déjà reproduit (troisième moment), ce qui rend le procès du genre superflu. En effet la plante a beau produire sa propre lumière dans la fleur, cela n’est pas satisfaisant car tous les processus précédents, assimilation et reproduction, sont déjà eux-mêmes des processus de production de nouveaux individus29. « Le processus du genre est, dans le cas des plantes, formel ; c’est seulement dans l’organisme animal qu’il a son véritable sens. Tandis que, dans le processus du genre propre au règne animal, le genre, en tant qu’il est la puissance négative disposant de l’individu, se réalise moyennant le sacrifice de cet individu, à la place duquel il en pose un autre, ce côté positif est, dans le cas de la plante, déjà présent dans les deux premiers processus, en tant que le comportement se rapportant au monde extérieur est déjà une reproduction de la plante elle-même, et donc coïncide avec le processus du genre. C’est pourquoi le Rapport des sexes est proprement à regarder tout autant ou bien plutôt comme un processus de digestion ; digestion et génération sont ici la même chose » 30. Pour qu’il y ait un véritable rapport sexuel végétal il faudrait que ce soient des individus entiers qui entrent en rapport et non seulement des parties des individus31. Tout au plus peut-on reconnaître un « analogon du Rapport des sexes » chez certaines plantes. La production florale du végétal 24 Ibid., §344. Ibid., §346. 26 Ibid., §347. 27 Ibid., §348. 28 Ibid., Ad, §344, p. 585, sq. 29 Ibid., Ad, §346, p. 605 ; §348. 30 Ibid., § 348, Ad, p. 632. 31 Ibid., p. 629. 25 L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 7 ne fait pas sortir la plante de son formalisme et la vie sexuelle des plantes se résume à un processus de digestion sans réelle négativité car toute différence disparaît dans la prolifération spatiale du végétal. A cela s’ajoute le statut ambigu de la plante. Certes par sa forme, son contenu et son processus la plante est une production intermédiaire entre le cristal et la libre figure animale : ses lignes sont en effet plus ou moins régulières et s’arrondissent quand on en vient au fruit, ses sucs quant à eux hésitent entre la matière chimique et la matière organique32. Pourtant toutes les caractéristiques de la plante semblent être le négatif (au sens non dialectique) de la subjectivité animale, toutes les propriétés du monde végétal étant mises ici à son passif : la plante n’est pas le temps vivant comme l’animal, son mouvement est déterminé par la lumière, la chaleur, l’air ; privée de réelle intériorité qui la ferait s’opposer à l’extériorité, elle ne peut interrompre sa nutrition ; la chaleur des plantes n’est pas la chaleur animale ; la plante n’est pas un processus intérieur de fluidification des parties mais un processus de cristallisation externe, et enfin l’identité du genre et de l’individu sans aucune réflexion fait que la plante n’a aucun sentiment de soi 33. Une telle caractérisation de la plante n’a pas de sens biologique au sens strict car c’est juger la plante en fonction de critères qui lui sont étrangers, ils n’ont de sens que pour une bio-logique où c’est le vivant perméable au Logos, présence réelle-naturelle de la liberté, qui est pris pour modèle, ce mammifère conscient de soi qu’est l’homme34. Le monde végétal qui éveille la curiosité de Hegel comme botaniste ne l’intéresse pas en tant que philosophe de la nature : le mode d’être spatial du végétal cache en son sein la puissance du négatif et de même que dans la Mécanique le temps est la vérité dialectique de l’espace, de même la subjectivité animale est la vérité de la pseudosubjectivité végétale. L’organisme animal comme protosubjectivité Avec l’organisme animal la nature atteint son point culminant car l’animal est l’organique enfin animé, un corps matériel complètement compénétré d’idéalité, une forme entièrement matérialisée ou une matière complètement informée. Dans la philosophie de la nature hégélienne il y a une vie sans sujet vivant dans l’organisme géologique et végétal et il y a un sujet vivant qui vit et meurt seulement dans le cas de l’organisme animal qui exprime des réactions, agit sur les objets du monde et représente une émancipation à l’égard de la nature matérielle au sein même de celle-ci, ce que Hegel appelle l’idéalité. L’individualité organique existe en effet en tant que subjectivité qui idéalise l’extériorité propre de sa figure en la transformant en membres constitutifs de son unité et, ainsi formé, l’organisme se conserve comme un 32 Ibid., §345, et Ad §345 p. 604. Ibid., §344, p. 585-593. 34 Ibid., Ad, § 352, pp. 642-643. 33 L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 8 Soi dans son rapport avec l’extérieur35. La nature animale n’est pas une nature à côté des autres car si la nature inorganique est posée seulement comme présupposition de l’organisme – d’un point de vue spéculatif comme jugement de l’Idée du vivant 36 – la nature animale est la nature littéralement animalisée, la vérification de l’idéalisme absolu : « L’animal est l’Idée existante, pour autant que les membres ne sont purement et simplement que des moments de la forme, qu’ils nient toujours leur subsistance-par-soi et qu’ils se résument en l’unité qui est la réalité du concept et pour le concept » 37. Si dans le cadre de l’idéalisme absolu l’autonégation dialectique du fini a un sens, l’existence de l’organisme animal en est la preuve directe : comment expliquer autrement cette relation par laquelle chaque partie devient à la fois réciproquement moyen et fin ? En ce sens il y a presque un excès de réalisme dans l’idéalisme absolu : l’organisme singulier n’a pas besoin du discours du philosophe pour se poser comme la vérité de son monde, pour affirmer par son activité et sa réactivité universelles sa condition d’être-libre-dans-son-monde38. C’est ce qu’on pourrait appeler la preuve cynique de l’idéalisme, à laquelle Hegel ne répugne pas parfois : tel Diogène démontrant la réalité physique du mouvement en marchant 39, les animaux ne tergiversent pas sur l’existence ou non des choses en soi, ils les happent, les consomment et les anéantissent, portant jusqu’au nihilisme ce qui restait de timoré dans le scepticisme intimidé par le fini40. Seulement la nature idéaliste de l’animal ne s’applique pas qu’aux êtres du monde extérieur mais d’abord et surtout à son propre corps. Comme idéalité de la nature, l’animal peut pour la première fois se singulariser, instaurer des échanges avec le monde extérieur tout en pouvant s’abstraire, s’isoler soimême du tout en formant un tout clos à son tour. Contrairement aux astres qui se rapportent l’un l’autre par la nature de l’espace et du temps41 et à la différence de la plante dont l’identité est (dans) la lumière, l’animal est un recentrement de la nature, une pesanteur autocentrée ou une lumière immanente à la pesanteur. Il a un automouvement absolu alors que les astres en sont incapables, il peut extérioriser librement sa voix à la différence des corps physiques, interrompre son intussusception et avoir le sentiment de soi, ce dont est privé l’organisme végétal42. D’un point de vue logique, comme universalité vivante, l’animal est le concept qui se développe en syllogismes dont chacun est la totalité de la forme et passage dans les autres, 35 Ibid., §350 et aussi Ad §350 p. 638. Urteilung comme séparation. 37 Ad., §350, p. 638. 38 Ibid., Ad §353, p. 644. 39 Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, t.2, trad. R.Genaille, Paris, G.F., 1965, p. 21. 40 Phénoménologie de l'Esprit, p. 157. 41 Encyclopédie, II, Ad §350, p. 638. 42 Ibid., Ad §351. 36 L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 9 ce qui donne un processus complètement transparent de syllogismes où la totalité devient enfin résultat de soi-même au lieu d’être implicite comme dans le cas des autres sphères43. L’organisme comme totalité autoreproductrice est traité par Hegel sous trois formes principales qui correspondent à autant de syllogismes : celle par laquelle l’individu se rapporte à soi et se configure en un tout (la figure, U-S-P), celle par laquelle il entre en rapport avec le monde extérieur en vérifiant son unité avec le monde (l’assimilation, P-U-S), celle enfin par laquelle il entre en rapport avec soi comme un autre (le procès du genre, S-P-U)44. U-S-P : l’être organique (S) se scinde en deux extrêmes, la nature inorganique (P) et le genre (U), dont il est le moyen-terme P-U-S : l’être organique (S) est médiatisé par le genre (U) avec l’être inorganique (P) S-P-U : l’être organique (S) est médiatisé par l’être inorganique (P) avec le genre (U) On remarque que dans la série syllogistique chaque terme U, P, S est à la fois un terme immédiat et médiateur, que cette double nature médiatisée/médiatisante fait que l’universel devient son propre produit, étant à la fois un immédiat dans le syllogisme de la figure, un terme médiatisant dans le syllogisme de l’assimilation, un produit dans le syllogisme du procès du genre. Lorsque l’universel devient ainsi explicite au sein même de la nature le concept brise l’écorce de celle-ci et la philosophie de la nature se dépasse dans la philosophie de l’esprit. U-S-P : syllogisme de la figure Le processus d’auto-configuration de l’animal consiste dans cette réduplication de chaque détermination du concept (universalité, particularité, singularité) qui, complètement transparente avec les autres, les reproduit à l’intérieur de soi sous forme d’un système intrinsèquement uni aux autres. L’exposition des moments de la figure est en effet la répétition formelle des moments du concept : au lieu d’y voir un formalisme Hegel y voit l’expression toute spéculative du vivant qui fait que l’animal est insécable et qu’aucune de ses déterminations ne peut être réellement séparée des autres45. Ainsi les trois moments de la sensibilité (universalité), irritabilité (particularité) et reproduction (singularité) vont-ils se contenir chacun mutuellement, le syllogisme exposant l’immanence réciproque des déterminations du concept46. Chacun des trois grands systèmes de 43 Ibid., §352. Encyclopédie, II, §352. 45 Ibid., §353. 46 Ibid., §354. Aussi par exemple le système de la sensibilité contient-il α) le système osseux β) le système du cerveau γ) le système ganglionnaire, etc. 44 L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 10 l’organisme – le système des nerfs, le système du sang, le système de la digestion – se divise ainsi lui-même en une triplicité de systèmes. Par exemple le système des nerfs se divise ainsi en système osseux (sensibilité), système des nerfs sensitifs et des nerfs moteurs (irritabilité), système ganglionnaire (reproduction)47. La figure vivante a ceci de propre qu’elle ne résiste pas à un procès qui l’idéalise malgré elle, comme cela était le cas pour le corps physique particularisé, elle est elle-même son propre processus en faisant de ses propres membres sa nature inorganique48. C’est ainsi que Hegel comprend la finalité immanente de l’organisme, non pas au sens d’une coopération harmonieuse entre les parties où chacune contribuerait pour sa part au bien du tout mais sous la forme d’un rapport antagoniste fonctionnel. Dire que chaque organe est but et moyen ce n’est pas penser le vivant à partir d’un modèle hiérarchique ou d’un modèle politique mais d’une façon dialectique qui place d’emblée l’organique dans une situation de conflit interne. Dire que chacun est but et moyen signifie que la possibilité est omniprésente que chacun se fasse le but de tous les autres, entraînant par là un dissensus possible dans l’unité vitale. La maladie est le terme extrême du processus lorsque l’organisme se consomme lui-même : cette autodestruction de l’animal par sa propre nature dialectique pourrait être illustrée par les maladies auto-immunes où le système immunitaire traite le corps comme un ennemi. « Chaque partie a de l’hostilité à l’encontre de l’autre, elle se conserve aux dépens de celle-ci, mais elle s’abandonne tout aussi bien. Il n’y a rien de subsistant ; tout est reproduit, même les os n’en sont pas exceptés » 49. Hegel dit souvent que le privilège du vivant est de naître, d’éprouver de la souffrance et mourir – c’est aussi celui d’être en bonne santé (consensus) et de tomber malade (dissensus). Le consensus organique se traduit dans le sentiment de soi que se donne la subjectivité par ce procès auto-configurant, sentiment par lequel la singularité organique exclut une nature extérieure à l’égard de laquelle elle est dans un état de tension. De l’extension limitée sous forme d’une figure l’être vivant passe ainsi dans une relation de tension qui trouve sa résolution dans la négation de la nature inorganique ou dans le syllogisme de l’assimilation. P-U-S : syllogisme de l’assimilation Le vivant se rapporte au monde selon un processus théorético-pratique qui en fait la vérité de la nature extérieure. Théorétiquement l’animal se rapporte aux éléments de la Physique en les transformant en moments de sa prise sur le monde : la quintuplicité des sens se déduit ainsi du quaternaire de 47 § 355, pp. 309-310. Ibid., §356. 49 Ibid., §356, Ad, p. 663. 48 L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 11 la nature50. Pratiquement le processus réel ou rapport pratique à la nature inorganique commence avec le manque et la tendance à le supprimer51. L’organisme singulier parvient à une autonomie relative en dépassant sa relation de dépendance à l’égard de la nature inorganique. Cela s’opère au prix de deux renversements : de conditionnante la nature devient conditionnée et de transcendante la finalité s’incorpore au vivant sous forme de l’instinct qui n’est autre que l’activité finalisée œuvrant de manière inconsciente52. Si par le besoin en général l’animal se rattache au mécanisme universel et aux puissances abstraites de la nature, par son instinct en tant que stimulation interne l’animal a une sphère inorganique propre, c'est-à-dire que chaque animal ne retient de la nature que des traits qui sont pertinents pour son espèce53. L’instinct comme activité orientée ne rattache pas l’individu à une rationalité d’autant plus incompréhensible qu’elle dépasserait la sphère de l’entendement fini ou qu’elle relèverait d’une sagesse divine transcendante. Ni le Dieu de l’ancienne métaphysique ni l’entendement intuitif de la métaphysique kantienne ne satisfont Hegel. Si on veut réhabiliter la finalité pour penser l’animal 54, il faut la penser comme présence active dans le vivant, comme finalité en voie de réalisation. Du point de vue hégélien la représentation kantienne d’une technique de la nature pour rendre compte de la finalité de l’organisme n’a pas rompu avec sa base anthropomorphique, engageant alors la pensée dans une laborieuse investigation sur la possibilité philosophique pour l’entendement humain fini de penser une finalité déjà pensée dans un entendement originaire. Hegel juge superflue cette recherche car le vivant lui-même en se (re)produisant, comme le montre la conservatio sui, réalise objectivement la fin dans la nature. Plutôt que de finalité interne dans son opposition à la finalité externe, il vaudrait mieux parler de fin totale, ce que semble indiquer Hegel en parlant de l’animal comme Selbstzweck comme fin-à-soi car c’est là sa caractéristique irréductible, son auto-activité par opposition à tout ce qui relève du Mitleben avec la terre. Ce n’est pas un hasard si Hegel insiste sur la différence entre la veille et le sommeil, mais aussi sur les migrations animales, les activités automatiques, l’impulsion immanente de l’instinct qui implique une auto-activité55. La conception spéculative du vivant parce qu’elle intègre en son sein l’étape dialectique de l’opposition à soi ne peut confondre le vivant avec l’inertie de la substance, elle tient compte de l’autoaffirmation propre du vivant –d’où il appert que la dialectique ne peut signifier le passage historique des formes inférieures à des formes supérieures du vivant mais plutôt la crise dans le rapport entre le vivant et 50 Ibid., §358 1e sens de la sphère mécanique –de la pesanteur, de la cohésion et de sa variation, de la chaleur –le tact ; 2e les sens de l’opposition, odorat et goût ; 3e le sens de l’idéalité, vue et ouïe. 51 Ibid., §359. 52 Ibid.,§360. 53 Ibid., §361. 54 Doctrine du concept (1816), trad. Labarrière, Jarczyk, Paris, Aubier, 1981, e 2 section, chap. 3, p. 247 sq. 55 Ibid., §361, p. 671-672. L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 12 son milieu, le vivant et soi-même. En effet l’auto-activité du vivant implique qu’il se tourne contre sa nature inorganique, formée du monde extérieur et de lui-même, ce qui donne une double autoconsommation de soi-même et de son monde inorganique. Si l’animal est son monde c’est parce que son monde est le produit de sa subjectivité mais au sens non représentatif du terme : les monades animales ne représentent pas le monde de leur point de vue, elles se rapportent activement à lui en le consommant, en le modifiant. La finalité du vivant ne se manifeste pas dans une préadaptation du vivant à son milieu mais par une double assimilation par laquelle l’individu intègre la totalité extérieure dont il fait partie après s’être lui-même assimilé comme nature inorganique dans le syllogisme de la figure. Cette assimilation du milieu prend une double forme : une assimilation formelle et une assimilation réelle. L’assimilation formelle consiste à façonner les choses extérieures en les laissant subsister, l’assimilation réelle consiste à les anéantir par un processus qui met aux prises l’animal avec l’air (respiration et processus de la peau), l’eau (soif) et la terre. C’est l’état de tension de la vie entre elle-même comme concept et les moments qui constituent sa réalité extérieure. Comme l’animal se comporte ici seulement comme un individu singulier il passe du besoin à la satisfaction du besoin et inversement 56. L’assimilation comme renversement de l’extériorité dans l’unité propre à un Soi n’est ni mécanique ni chimique car dans ces deux cas les conditions de l’activité et l’activité demeureraient réciproquement extérieures 57. S’applique ici pour le vivant la même critique que pour le procès météorologique : il est impossible de penser le rapport infini de l’organique à partir des rapports finis, c'est-à-dire que la spécificité des échanges intra-organiques et la transformation subie et subite des éléments ingérés dans la substance animale interdisent une réversibilité des processus vitaux dans des processus physico-chimiques –tant que l’unité organique subsiste. Il ne faudrait pas assimiler rapidement cette critique de la réduction physico-chimique du vivant avec un rejet de toute chimie organique. Le fait est que Hegel s’est prononcé contre cette réduction car il craignait que la physique organique ne perde sa spécificité en étant considérée comme une application particulière des lois mécaniques, physiques et chimiques. Tout dépend ici de la manière dont on comprend l’Aufhebung hégélienne : si l’être organique est Aufhebung dans un sens restrictif – où l’inférieur disparaît dans le supérieur – alors il n’a aucun rapport avec l’inorganique et ses lois propres sont complètement différentes des autres êtres, ce qui est incompatible avec la connaissance moderne du vivant qui se développe à partir de la mort de Hegel. Si on considère dans un sens plus large que l’Aufhebung signifie une intégration des niveaux inférieurs dans une sphère supérieure, on peut considérer que l’organique conserve en lui les niveaux mécaniques, physiques et chimiques mais sous une forme autre. Dans le premier cas une explication de l’organique en termes biochimiques est impossible, dans le second cas elle paraît possible 56 57 Ibid., §362. Ibid., § 363. L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 13 sous certaines conditions, toute la différence dialectique restant alors dans la manière de distinguer la chimie inorganique de la chimie organique, différence qui n’en est pas une pour l’entendement qui ne voit que des différences quantitatives. « On peut (…) suivre le processus chimique, décomposer chimiquement même les parties singulières du vivant. Toutefois les processus eux-mêmes, on n’a pas le droit de les prendre chimiquement, étant donné que ce qui est chimique ne convient qu’à ce qui est mort, alors que les processus animaux suppriment toujours la nature de l’être chimique » 58. Pour Hegel toute réduction est victime de son mode de schématisation du réel qui fait du concret une complication de ce qui est simple : décomposer le bol alimentaire du vivant en facteurs chimiques et dire qu’il n’est que cela, c’est faire comme si on pouvait revenir à l’état antérieur à la transformation des aliments, comme si le processus pouvait être renversé et même supprimé dans un retour à l’analyse chimique des éléments 59. L’assimilation est infection immédiate et transformation simple de ce qui est touché et, comme médiation, l’assimilation est digestion, une opposition du sujet à ce qui est extérieur, sous la forme du processus de l’eau animale et du feu animal, lesquels sont des infections particularisées. On peut certes distinguer une digestion médiate et une digestion immédiate, la première étant propre aux animaux inférieurs, la seconde aux formes plus complexes, mais cela n’entraîne pas un changement au niveau du produit final qui est la parfaite animalisation de l’inorganique60. Le processus digestif montre l’identité posée de l’organique et de l’inorganique, identité que la subjectivité organique vérifie par la production réelle de soi-même dans le monde extérieur sous la forme de trois degrés : la répulsion abstraite (excrétion), la tendance formatrice (tendance artistique) et enfin la propagation du genre61. Dans la tendance artistique l’extérieur est assimilé et laissé en même temps comme quelque chose d’extérieur, ce qui est la réunion du rapport théorétique et du rapport pratique de l’animal au monde. Cette tendance apparaît comme finalisée, comme une sagesse de la nature, 58 Ibid., Ad. §362, p. 676. Encyclopédie, II, §365, les expériences de Spallanzani citées par Hegel dans la Remarque et Ad §365, p. 678. Hegel insiste sur l’irréductibilité du processus digestif à toute explication mécanique et principalement chimique – dans le cas de la digestion, il y a transformation immédiate : « ni la chimie, ni le mécanisme ne peuvent suivre empiriquement la transformation de l’aliment jusqu’au sang, qu’ils s’y prennent comme ils veulent. […] Si je dissous un sel, j’obtiens à nouveau les deux éléments dont la combinaison l’a fait naître ; le sel est donc par là compris, et les éléments ne sont en lui devenus rien d’autre, mais sont restés les mêmes. Tandis que, au contraire, dans l'être organique, est posé un tel devenir-autre des substances existantes, etc. ». 60 Encyclopédie, II, §365, p. 319-320. 61 Ibid., p. 685. 59 L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 14 mais en fait c’est seulement « un analogue de l’entendement conscient de soi »62, expression qui ne diminue en rien la valeur de cette activité animale. S-P-U : le procès du genre Par cette (re)production de soi la subjectivité s’est médiatisée ellemême et le concept se détermine comme universel concret, comme genre qui entre en rapport avec la singularité de la subjectivité63. L’animal entre dans le processus du genre qui contient les moments du rapport des sexes, de la particularisation du genre, et le rapport de l’individu à soi-même en tant que genre à l’intérieur d’une seule et même subjectivité. Dans chacun de ces trois moments on rencontre la mort comme la vérité prochaine de la finitude du vivant : dans le rapport des sexes on a l’engendrement d’individus moyennant la mort d’autres individus appartenant au même genre, dans la particularisation du genre se produit la mort violente car chaque espèce est nature inorganique face aux autres, enfin dans le rapport de l’individu à luimême en tant que genre c’est l’individu qui meurt de lui-même par l’habitude de vivre ou la mort naturelle64. La particularisation du genre en espèces est l’occasion pour Hegel de préciser la conception qu’il se fait de l’identité de l’être organisé dans la nature : tout comme dans le cas de l’organisme géologique, il demeure indifférent à la question du changement des organismes, de leur évolution au sens darwinien du terme65. La prédilection de Hegel pour une considération typologique de l’animal le rapproche de la représentation que donne Cuvier du monde animal : une conception discontinuiste et fixiste reposant sur des types organiques distincts anatomiquement. Dans la Préface du Règne animal et son organisation (1817) Cuvier réaffirme son hostilité à toute conception hiérarchique du vivant : « Pour prévenir toute critique […] je fais remarquer d’abord, que je n’ai eu ni la prétention ni le désir de classer les êtres de manière à en former une seule ligne, ou à marquer leur supériorité réciproque. Je regarde même toute tentative de ce genre comme inexécutable ; ainsi je n’entends pas que les mammifères ou les oiseaux, placés les derniers, soient les plus imparfaits de leur classe ; j’entends encore moins que le dernier des mammifères soit plus parfait que le premier des oiseaux, le dernier des mollusques plus parfait que le premier des annélides ou des zoophytes […]. Je n’ai considéré mes divisions et subdivisions que comme l’expression graduée de la 62 Ibid., p. 688-690. Cette tendance à l’art a deux formes : 1e la construction de nids, de terriers, etc. 2e la préparation des armes. L’animal parvient à la satisfaction de soi en rendant l’extérieur conforme à soi et il l’exprime dans la voix. 63 Ibid., §366. 64 Ibid., §367, Ad, p. 691. 65 On sait que l’évolution pré-darwinienne signifie un développement de ce qui est enveloppé déjà-là, l’évolution étant le déploiement spatio-temporel d’une involution symétrique ; l’évolution darwinienne signifiera la fin de cette symétrie entre l’avant (involution) et l’après (évolution). L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 15 ressemblance des êtres qui entrent dans chacune ; et quoiqu’il y en ait où l’on observe une sorte de dégradation et de passage d’une espèce à l’autre, qui ne peut être niée, il s’en faut de beaucoup que cette disposition soit générale. L’échelle prétendue des êtres n’est qu’une application erronée à la totalité de la création de ces observations partielles, qui n’ont de justesse qu’autant qu’on les restreint dans les limites où elles ont été faites, et cette application, selon moi, a nui, à un degré que l’on aurait peine à imaginer, aux progrès de l’histoire naturelle dans ces derniers temps » [nous soulignons] 66 Dans sa morphologie idéaliste Hegel entend dépasser cette discontinuité en opérant une progression renversée à partir du type parfait. Hegel suit Lamarck mais n’admet pas la temporalisation que ce dernier effectue de la vieille représentation scalaire de la chaîne des êtres qui pendant longtemps permit de tenir compte de la continuité et de la discontinuité des formes de vie. Dans le chap. 6 de la première partie de sa Philosophie zoologique (1809) Lamarck, après avoir polémiqué contre la conception statique de l’espèce (chap. 3), propose le principe d’une double lecture possible de la série des animaux : soit dans le sens d’une dégradation et d’une simplification croissantes dans l’organisations si on va des animaux parfaits aux animaux imparfaits, soit dans le sens d’une composition croissante dans l’organisation des animaux dans la direction inverse, de l’imparfait vers le parfait. Bien entendu c’est l’homme qui se trouve au sommet des animaux parfaits et c’est à partir de son type (possession d’un squelette articulé) que l’on va pouvoir penser le rapport entre le parfait et l’imparfait. Cependant comme le rappelle A. Pichot 67 on ne doit pas oublier que cette série horizontale (synchronique) est immédiatement renversée en une série verticale (diachronique), ce qui aboutit à un changement de point de vue : si dans la série horizontale l’homme a l’organisation la plus parfaite, lorsqu’on passe dans la série verticale, la dégradation de l’organisation, de l’homme à l’infusoire, devient une complexification d’organisation au cours du temps. –Tout se passe donc comme si Hegel reprenait à son compte la distinction entre vertébrés/invertébrés, animaux parfaits/imparfaits mais en se limitant uniquement à la série horizontale. L’expression de progression renversée peut paraître contradictoire mais elle est pourtant la seule qu’autorise le traitement spéculatif de l’organisme animal : l’être organisé ne tend pas vers l’être humain comme vers son telos ultime, car dans ce cas il faudrait réinscrire l’homme dans une histoire de la vie. C’est proprement inconcevable dans l’horizon de pensée hégélien car il faudrait intégrer l’homme dans l’histoire du cosmos, comme le faisait Herder dans les Ideen 68. En même temps Hegel reprend à son compte l’idée d’une hiérarchie entre les différents êtres organisés comme 66 Le Règne animal et son organisation, t. 1, Paris, Deterville, 1817, Préface, p. XX-XXI. 67 Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, 1993, pp. 652-653. 68 Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, 1784. L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 16 autant de façons de concevoir la concrétion de la subjectivité animale – ce qui implique de transgresser l’interdiction de Cuvier pour qui l’abandon de l’échelle graduée des êtres entraîne celui de toute hiérarchisation des plans structurels des animaux. En reprenant à son compte cette différence, inévitable à ses yeux, entre des organismes inférieurs et des organismes supérieurs, Hegel ne veut pas donner un sens temporel à cette évolution : le compromis trouvé consiste à partir du type organique supérieur et à situer par rapport à lui les autres types correspondant aux classifications des naturalistes. Hegel part de la conception typologique de l’animal, non pas comme l’Urthier de Goethe, mais comme le concept de l’animal que la nature présente dans les divers degrés de développement depuis l’organisation la plus simple jusqu’à la plus achevée, sous les diverses circonstances et conditions de la nature élémentaire69. La faiblesse du concept dans la nature, à comprendre comme l’impuissance de la nature à reproduire les déterminations du concept70, soumet l’animal et l’homme à la monstruosité, à la variation universelle extérieure71, ce qui rend toute zoologie un peu tératologique par les variations inévitables qui se produisent lors de la particularisation du concept dans la nature. La seule progression acceptée par Hegel est celle qui part du concept et qui vise sa réalisation, celle qui part de la vie abstraite, sous une forme infime et indépendante par manque de relations, vers une vie plus riche et qui peut s’ouvrir par là au monde extérieur. L’influence des circonstances sur la détermination des êtres vivants est le signe de leur finitude, contrepartie du plus grand nombre de relations avec l’altérité. C’est le type le plus achevé, l’homme, qui permet de comprendre les formes inférieures : la perfection ne se trouve en effet que dans « l’harmonie de l’organisation » chez l’homme72. Seul le développement complet du concept de l’animal dans ses différents systèmes et ses différentes fonctions permet de comprendre les formes inférieures et non l’inverse73. C’est parce que Hegel juge du vivant selon le concept et qu’il pense le concept comme réalisation de soi, comme progression que la considération typologique du vivant implique l’idée d’une évolution : la considération statique de la corrélation des formes trouve alors son complément dynamique dans une échelle graduée de développement, telle que Hegel la trouve chez Lamarck. Comme l’animal est une production médiatisée de lui-même (développement interne) et une production médiatisée par la nature inorganique (développement externe), la différence des formations réside dans le rapport entre le développement du côté interne et du côté externe : parmi les mollusques on n’a qu’une articulation interne, 69 Ibid., §368. Ibid., Ad §368, p. 692. Si les amphibies ne correspondent pas à ces déterminations, c’est leur manque propre, ce n’est pas le manque du concept. 71 Ibid., §368, p. 324. 72 Ibid., p. 693. 73 Ibid., p. 696-697. En beaucoup d’animaux il y a des rudiments d’organes qui ne servent à rien, par exemple les rudiments de pieds chez les reptiles, les serpents, les poissons, etc. et la glande thyroïde chez l’homme dont Hegel croit qu’elle ne sert que pendant l’enfance. 70 L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 17 alors que les insectes ont une articulation externe. Les vertébrés au contraire présentent dans une certaine mesure un équilibre entre l’intérieur et l’extérieur, ce qui en fait des animaux supérieurs – quand les deux côtés sont dans un parfait équilibre alors on a le cas de l’organisme humain, « le type principal de l’organisme » 74. Si ce premier principe peut ordonner les invertébrés, il est nécessaire de recourir à un autre pour les vertébrés – à savoir celui de leurs relations avec les éléments sous la forme de la série : animaux aquatiques - animaux aériens - animaux terrestres. La gradation est alors différente : les animaux inférieurs sont les poissons qui ne parviennent pas à l’unité avec leurs petits, le second degré est représenté par les oiseaux qui comme les mammifères y parviennent. Oiseaux et mammifères ont donc quelque chose de commun face aux poissons, de même que plante et animal avaient quelque chose de commun face à l’organisme terrestre. Le troisième degré est représenté par les mammifères qui ont le sentiment de leur unité avec d’autres individus et arrivent ainsi au sentiment du genre75. Contrairement à Lamarck, Hegel considère que les espèces où le rapport entre les petits et les parents est prolongé, où le sentiment de l’unité est produit, sont supérieures aux autres espèces chez lesquelles les petits sont autonomes dès l’éclosion de l’œuf – preuve s’il en était besoin que le critère n’est pas exclusivement biologique chez Hegel puisque la reconnaissance intraspécifique préfigure la reconnaissance spirituelle des consciences de soi. Face à ces deux divisions principales, les autres subdivisions sont laissées aux différences climatiques et continentales. Entre les poissons et les oiseaux et mammifères Hegel considère les amphibies et les reptiles comme des formations intermédiaires, qui sont une preuve de l’infidélité de la nature au concept, au type de l’animal, loin de voir dans ces hasards la capacité du vivant à déjouer les différences considérées à tort comme stables. Seul un type de vivant intéresse Hegel : c’est le vivant conscient de soi qui a colonisé la planète et qui est conscient de sa vie au travers de ses productions. Le rôle dévolu à la contingence dans la variabilité des espèces ne joue ainsi aucun rôle dans la compréhension de la formation du vivant, ce qui interdit toute explication darwinienne des mécanismes de formation de nouvelles espèces et de propagation du vivant. Cette présence du hasard renvoie à la finitude du vivant et à son existence malheureuse, à la non-coïncidence avec son genre76. L’achèvement du procès organique sous la forme du procès générique et du procès létal traduit bien l’existence paradoxale de l’organisme animal dans la nature : d’abord par la reconnaissance intraspécifique, par l’unité avec le conjoint dans l’enfant, l’animal anticipe l’apparaître phénoménal de l’esprit, la reconnaissance spirituelle des subjectivités libres, même si la singularisation de l’Idée comme animal implique nécessairement une 74 Encyclopédie, II, p. 697 sq. Ibid., p. 702. 76 Ibid., §368, p. 324 fin de la Remarque où Hegel parle « du sentiment d’incertitude, d’anxiété et de malheur » du vivant ». 75 L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 18 retombée dans le mauvais infini de la reproduction intergénérationnelle77. Ensuite son autonégation devient effective d’une part dans la maladie, de l’autre dans la mort qui résulte de l’habitude de vivre. La mort met un terme à la maladie originaire de l’animal qui n’est pas le fait de vivre mais de vivre dans une non-coïncidence avec son genre. Cette mort immanente à la vie ne traduit aucun pessimisme ou aucun ressentiment car ce n’est pas le fait de vivre qui est une maladie ou qui relèverait d’un jugement de valeur nihiliste, mais c’est la limitation ontologique de la vie naturelle qui est exprimée par là. La disparition de l’opposition entre la singularité immédiate et l’universalité se traduit dans la nature par la mort de l’être naturel, par autonégation et achèvement de la téléologie de l’organisme. Elle annonce aussi l’esprit comme universalité concrète, c'est-à-dire le concept dont l’objectivité est l’immédiateté supprimée de la singularité78. La dialectique de l’organisme animal s’achève ainsi lorsque le concept a entièrement assimilé l’objectivité extérieure de la nature (le laisser-être de l’Idée), lorsque l’opposition entre la subjectivité et l’objectivité n’a plus de sens puisque le vivant a entièrement animalisé son monde, a idéalisé toute altérité – la sienne propre, celle du monde extérieur et celle d’autrui. L’organisme animal et le géocentrisme spéculatif hégélien La philosophie de la nature dépossède l’antique macrocosme de toute signification centrale, au point qu’on pourrait parler de « géocentrisme spéculatif » 79 à propos de la Philosophie de la Nature de Hegel qui définit la terre comme une planète concrète, lieu d’émergence de la vie et de l’esprit par rapport au système solaire. Or ce géocentrisme spéculatif n’implique pas une cosmologie géocentriste qui ferait alors rétrograder la pensée scientifique contrairement à ce que croyait le fidèle disciple de Hegel, Rosenkranz80. Hegel ne défend pas une cause perdue en voulant revenir à un univers fini, il va jusqu’au bout de son rejet de toute exaltation mysticoreligieuse ou de toute religiosité cosmique, propre aux philosophies romantiques de la nature. L’homme comme être pensant est certes fait pour l’universel mais pas pour cet universel dégradé en in(dé)finité cosmique où il compense sa finitude par un sentiment océanique d’appartenance à un tout qui l’absorbe. Autant la spéculation se réclame de la tradition par son traitement hiérarchisé et holistique de la nature, autant elle rend impossible la reprise des scénarios ou des schèmes ancestraux par la conception dialectique de l’être. Celle-ci subvertit l’ontologie statique de la substance et la relation spéculaire entre le micro- et le macrocosme. Si effectivement le géocentrisme hégélien est un traitement de la terre comme lieu de 77 Ibid., § 369-370. Ibid., § 376. 79 Cette expression a été utilisée par R.Washner qui décèle une position géocentriste dans la philosophie de la nature de Iéna, (Hegels spekulativer Geozentrismus, in Hegels Jenaer Naturphilosophie, 1998). 80 Einige Bedenken gegen Hegel’s Naturphilosophie, p. 107 78 L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 19 manifestation de l’esprit, cela signifie que la terre n’est plus ce lieu maudit où l’homme va expier son péché, mais bien l’unique lieu où il se réalise par les productions de l’Esprit. En ce sens l’unité de la nature et de l’esprit telle que la comprend Hegel rend impossible le retour d’une cosmosophie, d’une « sagesse du monde », où l’homme pouvait trouver sa place fixe dans une hiérarchie préexistante. La conception dialectique de l’être comme automédiation de soi avec soi rend impossible l’harmonie de principe supposée entre le micro- et le macrocosme : la négativité renverse le rapport vertical entre le haut et le bas, le rapport axiologique entre le grand et le petit, l’immense et l’insignifiant. La subjectivité de l’animal, comme vérité de la nature, n’est plus à sa place dans une échelle des êtres à jamais immobile, allant du plus bas au plus haut, de la matière informe à la forme sans matière : elle manifeste une ingratitude totale envers la nature extérieure en la niant sans pitié, et même si la négativité du vivant n’est pas un nihilisme ontologique, elle empêche toute restauration d’une représentation scalaire de l’être. La négativité appliquée à la physique organique rend impossible une restauration du cosmos antico-médiéval comme système stable : avec elle on entre dans le système du déséquilibre permanent (mais sans pour autant anticiper l’irréversibilité de la thermodynamique, puisque le temps ne joue aucun rôle ici). Le cosmos est devenu un ensemble métastable auto-reconstituant et c’est l’autonégation de l’animal qui le révèle de façon crue dans le même temps où il confirme phénoménalement la vérité de l’idéalisme absolu. La nature en général n’est pas menacée d’être absorbée par l’Idée, pas plus que la terre, soumise au processus météorologique, ne risque de succomber à celui-ci. Cette négativité rend tout aussi impossible l’évolutionnisme moderne avec le rôle qu’il donne à la contingence et à la nécessité dans la formation de nouveaux vivants, étant donné que la contingence chez Hegel ne permet que des variations anodines, et non la création du nouveau. En pensant la subjectivité organique comme un processus de processus et la maladie comme un processus d’auto-dévoration porté à son comble Hegel désacralise l’organisme animal qui n’est plus une image harmonieuse du grand Tout, selon une correspondance ontologique bien réglée. La négativité enlève ainsi toute naïveté résiduelle dans l’approche de l’être organisé, elle complète la critique kantienne de la preuve physico-théologique en dépassant la conception kantienne de la technique de la nature, encore anthropomorphe, en intériorisant la fin dans le vivant sous la forme d’une finalité biomorphique. Hegel ne croit pas dogmatiser en faisant de la fin-à-soi la catégorie permettant de penser l’économie de l’être organisé dans son rapport à soi, à l’autre et au milieu ambiant, pas plus qu’il n’élève à l’absolu logique une catégorie puisée dans la sphère anthropologique. C’est au contraire en rompant avec le reste d’anthropomorphisme, toute pensée analogique entre le travail humain et le monde organique, que Hegel parvient à une bio-logique indépendante de toute cosmologie traditionnelle. L’ouverture de la substance en subjectivité, l’intériorisation de la terre sous la forme de la subjectivité organique, comme unité négative avec soi, voilà autant d’étapes faisant passer de la nécessité à la liberté, de la totalité extérieure à soi à la totalité intériorisée, où le L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 20 particulier se dialectise avec le genre –soit le passage intemporel du biocosme au noocosme ou à l’éleuthérocosme. Par là Hegel tranche dans un sens cette relation faite de tensions et de contradictions que Cassirer avait repérées chez les philosophes de la Renaissance : « L’homme en face de l’univers, le moi en face du monde, apparaît à la fois comme l’englobant et l’englobé ; les deux déterminations sont également indispensables pour exprimer son rapport au cosmos. Ainsi s’établit entre le moi et le monde une constante réciprocité d’action, ainsi qu’une constante conversion de l’un dans l’autre. L’infinité du cosmos, il est vrai, menace non seulement de limiter le moi mais également de le réduire à néant ; et pourtant dans cette infinité réside la source de cette constante élévation : l’esprit égale le monde qu’il conçoit. […] La philosophie de la Renaissance n’est jamais venue à bout de l’antinomie dialectique que recèle cette double relation […] ».81 C’est parce que la subjectivité animale a toujours déjà effectué cette conversion du sujet dans l’objet et de l’objet dans le sujet que cette antinomie n’en est plus une dans le domaine de l’esprit. 81 Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, 1927, trad. P.Quillet, Paris, Minuit, 1983, p. 241. L’animal Hegel – Laurent Giassi © Philopsis 2012 – Giassi 21