Comptes et mécomptes d’une gestion patrimoniale et prédatrice. Professeur Moustapha Kassé Doyen Honoraire de la FASEG Publié dans le Journal Le Quotidien des 25 et 26 juin 2012, n0 2829 et 2830 Les élections ont donné lieu à un spectacle étrange, voire surréaliste : l’absence de débats crédibles sur les résultats de l’alternance et la déclinaison de projets de société et programmes de gouvernement alternatifs. La superficialité des campagnes à l’américaine, avec ses promesses mirobolantes et démagogiques, a fini par déboucher sur des invectives, des dérapages verbaux, des outrances, et finalement la corruption à grande échelle et l’entrée dans l’espace politique de forces occultes. Aucune analyse profonde de l’autisme politique, économique et social, caractéristique du régime, n’était opérée et pas de débat de fond sur les propositions pour en sortir. Malgré tout, les sénégalais ont massivement désavoué cette politique que l’on peut qualifier de patrimoniale et qui est exécutée par Etat prédateur. Dès lors, il est presque inutile de se répandre en jérémiades sur la situation incontestable d’un pays complètement cabossé par une oligarchie prétentieuse et ostentatoire. Cette couche sociale n’a jamais manifesté la moindre volonté de rendre compte, bien au contraire, tous les Rapports des organismes publics de contrôle ont été mis sous le coude. Cette situation appelle, aujourd’hui, l’impérative nécessité d’opérer un bilan exhaustif et sans complaisance au triple plan économique, social et institutionnel. Cela est d’autant urgent, qu’en pleine campagne électorale, le Président candidat avait déclaré clairement que « les caisses de l’Etat sont vides et qu’il fallait s’attendre à ce que les salaires ne soient pas payés après les élections ». Comment en est-on arrivé à cette situation calamiteuse ? I/ Les insuffisances économiques d’une gestion patrimoniale et clientéliste. Depuis une bonne décennie, il s’est instauré progressivement un véritable système politique patrimonial qu’il importe d’analyser pour bien comprendre la double dégénérescence du politique (dévolution monarchique) et économique (gestion informelle par projets). Ce système politique tourne autour d’un pouvoir patriarcal fortement centralisé et organisé autour d’un chef qui gouverne seul par le canal de sa famille, des fidèles, des serviteurs et d’une clientèle captive. C’est pourquoi la gestion de l’Etat s’effectue en « père de famille » avec une amalgame entre d’une part les affaires personnelles et de l’autre les affaires politiques, administratives et judiciaires. Le Trésor public et les aides extérieures se confondent presque avec la caisse du chef de l’Etat. Les stations de pouvoir sont distribuées pour permettre à ceux qui les occupent d’extraire et de redistribuer le patrimoine et les biens publics. Dans ce contexte, l’Etat devient prédateur : ses démembrements caractérisés par une expansion désordonnée du secteur public (plus d’une trentaine d’agences gérées par la Présidence) ne sont plus considérés comme des stations de travail, mais plutôt des strapontins affectés aux partisans pour s’enrichir. Selon l’observation de J.F. Médard, ces affectations sont l’expression de la «politique du ventre» qui obéit à une logique circulaire : «Rechercher le pouvoir c’est aussi rechercher la richesse et rechercher la richesse c’est rechercher le pouvoir puisque l’un mène à l’autre et réciproquement». Ce système politique et économique est animé principalement par un objectif de redistribution ; il est faiblement engagé vers l’augmentation de l’offre de production : il s’est avéré inapte pour résorber les déséquilibres et réussir une politique soutenue de croissance, ce qui apparaît dans les faibles performances de la politique économique. En effet, on peut souligner, entre autres, 5 limites de la gestion économique patrimoniale : En premier lieu, la croissance reste largement insuffisante pour résorber le couple infernal pauvreté et chômage masse. Au rythme actuel de la croissance, il faut environ 30 ans pour atteindre les OMD. Les satisfécits fièrement brandis par les autorités cachaient mal le fait qu’en matière de croissance, le Sénégal réalise de plus faibles performances que le Burkina Faso, le Bénin et même 1 la Côte d’Ivoire qui vient, à peine, de sortir de la guerre civile. Ce n’est pas un hasard si la contribution des différents secteurs au PIB montre que la croissance de celui-ci a pour origine le secteur tertiaire qui représente en moyenne 61% du PIB. Ceci dénote de la prédominance des activités informelles dont une bonne partie est précisément incluse dans le secteur tertiaire. En second lieu, l’absence de politiques sectorielles cohérentes plombe la croissance à moyen et long terme. Les investissements dans les secteurs porteurs de croissance et d’emplois au niveau des trois piliers que sont l’économie verte et durable, l’économie industrielle et l’économie numérique sont demeurés, durant tout le quinquennat, très faibles. La politique économique est réduite à la juxtaposition de plusieurs projets techniquement mal ficelés et non articulés aux programmes comme le 11ème Plan, le DSRP et la Stratégie de Croissance accélérée. Quelques projets pharaoniques sont mis en chantier (Infrastructures, Corniche de Dakar, Aéroport de Diass, Port Autonome de Dakar, Plan Takal etc.) et ont constitué de gigantesques gouffres financiers et des sources de corruption et de concussion. En troisième lieu, l’endettement bien que soutenable est en train de s’envoler. Le Ministre de l’Economie et des Finances observait «qu’il faut une meilleure et vigilante gestion pour éviter les dérapages ». Malgré cette mise en garde les dérapages n’ont pu être évités. En quatrième lieu, le déficit de la Balance Commerciale s’est creusé. Ce déficit est une option délibérée pour accroitre les ressources budgétaires car il provient principalement de trois rubriques : les importations alimentaires, les importations de biens somptuaires et les importations pétrolières. Les droits de porte et les recettes fiscales ont permis de disposer de flux importants et constants de ressources à répartir. Les plans Goana, Reva, Solaire, Biocarburants n’ont été que des effets d’annonce et des gouffres à sous. En cinquième lieu, le déficit budgétaire établit que l’Etat vit largement au dessus de ses moyens. Son niveau élevé procède de la transformation du pays en un vaste bazar (accroissement des recettes provenant des droits de porte et des recettes fiscales). Quand aux dépenses, elles ont servi à entretenir une superstructure institutionnelle prédatrice par ses effectifs pléthoriques et son entretien coûteux. Ces insuffisances économiques sont à la base d’un malaise social qui a affecté principalement les classes populaires et même les classes moyennes naissantes. II/ Le malaise social des couches populaires au premier rang desquelles la jeunesse. Le système politique et économique patriarcal a fini par plonger le pays dans une crise sociale d’une très grande ampleur. Celle-ci se manifeste d’une part dans l’accroissement du couple infernal pauvreté et chômage et d’autre part dans la dépréciation du pouvoir d’achat. En effet, la structure des dépenses publiques n’est ni en cohérence avec les objectifs de développement social régulièrement affichés par le gouvernement ni en conformité avec les exigences du développement humain. L’évolution des ratios de développement humain qui permettent de mesurer le niveau de réalisation des objectifs de l’Initiative 20/20 indique que le Sénégal est loin des normes minimales exigées. Le pouvoir d’achat de toutes les couches sociales s’est fortement détérioré avec la généralisation du renchérissement des prix des biens de première nécessité. Examinons brièvement ces 3 éléments. D’abord, le couple pauvreté et chômage s’est approfondi. En milieu rural, 65,2% des individus et 57,5% des ménages vivent en dessous du seuil de pauvreté. Ces pourcentages sont plus faibles dans les autres villes (respectivement 50,1% et 43,3%) et nettement plus bas à Dakar (42,0% et 33,6%). La proportion de demandeurs d’emploi dépourvus de diplôme reste très élevée au Sénégal. Elle est de l’ordre de 57% là où seuls 1,6% sont titulaires d’un diplôme universitaire. Quant au marché de l’emploi, il est marqué par le phénomène du sous-emploi. Et d’après le DSRP, le taux de sous-emploi visible s’établit à 21,8% de la population active. Ensuite, le coût élevé de la vie a atteint des niveaux inacceptables avec l’envol des prix des denrées de première nécessité. Les populations connaissent une paupérisation absolue et une précarité importante. Selon les Services de la Statistique, « Rien qu’en 2010, les prix des services de « logement, eau, électricité, gaz et autres combustibles » ont crû de 2,1%. La plus importante hausse a été enregistrée par la composante « électricité, gaz et autres combustibles » (+6,5%), sous l’effet d’une forte croissance des prix moyens à 2 la consommation du gaz (+17,7%). A ceci il faut ajouter l’augmentation des prix du transport, mais aussi des prix à la consommation des « produits alimentaires et boissons non alcoolisées » qui ont enregistré une augmentation annuelle de 4,0%.» Et enfin, les inégalités se sont creusées sans aucune politique claire d’équité et de justice sociale. Moins de 10% de la population contrôlent plus de 80% de la richesse nationale sans aucune politique correctrice. Au total, durant une bonne décennie, la gestion s’est traduite par une succession de scandales financiers, de prévarications foncières, de distribution de mallettes d’argent, de dénies de corruption, des détournements de biens publics, de blanchiment d’argent et au finish de crimes horribles de sang. Le pays n’est ni amnésique, ni dupe pour oublier de sitôt ces multiples malversations de tous ordres opérées par la famille présidentielle de père en fils et par les plus hautes autorités : les copains, les coquins, les bandes et les prébendes ont fini par abimer et détruire beaucoup de valeurs fondatrices de la société. La marchandisation des services publics, des produits culturels et artistiques, du corps, notamment celui de la femme, ainsi que l’introduction de l’argent dans toutes les strates de la société, ont fini par gangrener tout le corps social, les valeurs culturelles, les modes de vie et même l'organisation des communautés religieuses. Cela a entrainé une sorte de dégénérescence du politique, de la règle de droit et de l’éthique mais surtout l’explosion de l’économie criminelle et mafieuse dont l’objet est moins de créer des activités productives que de recycler à l’extérieur les ressources tirées de la prédation ou des activités illicites. Les deux parties rapidement analysées et relatives aux insuffisances de la politique économique et son corollaire le malaise social, appellent un redressement de la situation économique dans la justice sociale. C’est le message clair que le peuple sénégalais a adressé aux nouvelles autorités. III / Sortir des médiocres débats sur les audits et la récupération des biens publics et agir. Le changement de régime commande de faire l’état des lieux du système patriarcal caractérisé par le fonctionnement d’un Etat qui s’est nourri de la société sans lui rendre des services suffisants et qui est organisé principalement autour de la redistribution, à sa clientèle politique, des ressources publiques et des aides extérieures. Dans ce contexte, la démocratie impose normalement de débattre de l’état des Comptes de la Nation avant que ne se mettent en place la nouvelle administration et le déroulement de ses programmes. Trois points ont fait l’objet d’échanges souvent passionnels portant respectivement sur le budget, les audits et la Cour sur l’enrichissement illicite. Les confusions entretenues sur ces sujets et leur exploitation politicienne appellent d’indispensables clarifications et des mises au point techniques. D’abord les débats sur l’état du budget sont apparus d’une pauvreté affligeante : les débatteurs, y compris quelques universitaires, ont complètement ignoré que toute évaluation budgétaire se ramène, au départ, à une question centrale : «Que fait l’Etat de l’argent des contribuables?». Cette question est d’autant plus importante que l’Etat sénégalais est passé maître dans l’art de maquiller les statistiques budgétaires : la meilleure preuve, les fameux dépassements qui étaient des détournements déguisés. Dans le fond, toute politique budgétaire respectueuse des principes de bonne gouvernance économique doit toujours concilier un double impératif, d’une part celui d’assurer l’égalité des citoyens devant l’impôt (équité fiscale) et la correction des inégalités (individus et régions) et d’autre part celui d’utiliser de manière réglementaire, opportune et efficace les finances publiques. Ensuite sur les audits, il est clair que dans un système patrimonial et népotique, il est impératif d’auditer systématiquement tous les gestionnaires de fonds publics. A ce propos, les débats ont été hallucinants et ont frisé souvent l’ignorance sinon l’indécence. Je suis le premier universitaire en Afrique francophone à avoir pris conscience de cette problématique au point d’ouvrir la première formation diplômante sur l’audit dans le cadre de l’Institut de Formation en Administration et en Création d’Entreprise (IFACE). J’en avais acquis la conviction après une invitation à HEC Montréal par mon Collègue le Pr. Hafez Fawzy qui travaillait sur «L’efficacité de la gestion des entreprises publiques». 3 Les débats engagés devraient être plus techniques que politiques en ce sens que l’audit est une approche technique de contrôle de la gestion d’une entreprise privée ou publique. Au niveau de l’Etat, il est au service des principes de la bonne gouvernance, de la modernisation de l’Etat et de la moralisation de la gestion du service public. Un audit rigoureux et efficace permet de clarifier la situation financière de l’institution concernée. Il représente en fait, pour les gestionnaires, un moyen de remplir l’obligation de rendre compte. C’est pourquoi, l’audit est, aujourd’hui, un élément central de la Gestion Axée sur les Résultats imposée aux Etats bénéficiaires de l’Aide Publique par la Déclaration de Paris de 2004. Manifestement, le faible développement de la fonction d’audit dans le passé relevait d’un manque évident de volonté politique, ce qui apparaissait à travers l’inefficacité des multiples organismes d’audit public comme la Cours des Comptes, le Contrôle Financier, l’Inspection Générale d’Etat et les divers Organismes de contrôle attachés à certains Ministères Techniques. Que de Rapports d’audit ont été mis en souffrance ou classés sans suite et qui constituent de véritables bombes. Ce qu’il fait peur, c’est que dans le système patrimonial passé, les gestionnaires, faisant partie du réseau présidentiel, étaient couverts (ou blanchis) par une sorte d’immunité (impunité) qui les plaçait au dessus des lois. Cette exemption est maintenant éteinte par le peuple sénégalais qui réclame des comptes clairs à ceux qui n’ont jamais été astreints à l’obligation de rendre compte. Cela d’autant plus que le porte parole du Président de la République les avait bien mis en garde : «si nous perdons le pouvoir nous irons tous en prison». On ne peut être plus clair. Les justifications et les argumentaires doivent être présentés aux juridictions compétentes et souveraines qui sont en la matière les seules instances habilitées et outillées pour libérer ou punir. Alors à quoi servent ces interventions intempestives dans les espaces médiatiques par des personnalités incriminées et qui se disent bien couverts par la présomption d’innocence ? Le déploiement médiatique et les stratégies de communication ne peuvent sauver personne. En effet, la communication si parfaite, si opportune qu’elle soit ne peut absoudre un gestionnaire appelé à répondre de malversations présumées. Tous les incriminés n’ont besoin ni d’une excellente communication, ni d’un porte parole plus loquace que convainquant mais de bons avocats tenant de bons justificatifs et présentés aux bons endroits. Le débat médiatique n’a plus lieu d’être, il faut laisser la justice faire son travail en toute sérénité. Enfin, qu’en est-il de la Cour de l’enrichissement illicite opportunément ravivée ? Pourquoi cette levée de bouclier ? Nous avions mené, le Professeur Mariel Zouenkeu et moi, une réflexion à l’issue de laquelle, nous avions soumis une note au Président Diouf. Cette loi apparaissait d’abord comme une véritable révolution dans un pays gangrené par la corruption généralisée, l'abus de biens sociaux et le détournement de fonds publics, ensuite comme une volonté courageuse d'instituer un «droit pénal du développement» et enfin, elle venait combler les insuffisances de certaines infractions voisines assez courantes comme la corruption, le détournement des deniers publics, l'enrichissement sans cause, le blanchiment d'argent. Nous avions salué l’inversion de la charge de la preuve qui confère à la personne suspectée de démontrer l'origine de ses biens en relation avec ses revenus légaux. Notre travail économico-juridique nous avait conduit à trois interrogations majeures : 1) Quels sont les montants incriminés et existent-t-il des mécanismes de recouvrement ? 2) Quels sont les moyens de détection ? 3) Le Président a-t-il la volonté et les moyens politiques de mener jusqu’à terme toutes les investigations ? Les platitudes développées et entendues ces derniers temps de la part de certains acteurs politiques sont des ratiocinations politiciennes sans dimension ni portée technique. Aujourd’hui, deux de nos interrogations trouvent des réponses limpides. En premier lieu, la traçabilité des capitaux enfuis dans le méga marché des capitaux est parfaitement maîtrisée. Les travaux réalisés par Léonce Ndikoumana de la BAD, montrent que les sommes incriminées pour toute l’Afrique se chiffrent à environ 300milliards de dollars. En second lieu, la Banque mondiale et certaines Officines internationales (ONU) ont mis en place des mécanismes adéquats pour traquer et restituer aux pays 4 d’origine les fonds détournés (Initiative STAR). Si le Président de la République manifeste la volonté de faire appliquer la loi jusqu‘au bout, toutes nos interrogations sont totalement satisfaites? A l’évidence, les élections sont terminées et c’est ramer à contre courant que de penser disposer d’une légitimité autre que celle conférée par le suffrage universel. Tous les acteurs de la vie politique doivent comprendre que le système politique patriarcal est fini. C’est une exigence démocratique que ce système soit audité de fond en comble en vue d’un nouveau départ pour le redressement du pays. Le Président de la République est dans son droit de décliner avec clarté et rigueur sa volonté de mener jusqu’au bout les audits afin de récupérer l’argent des contribuables. Les journalistes qui écrivent l’histoire au quotidien ne doivent pas oublier de sitôt les péripéties sur le troisième mandat présidentiel : malgré les arguments de bêton présentés par la quasi unanimité d’hommes compétents, il était exigé de leurs auteurs qu’ils s’en remettent à la justice et se soumettent à ses décisions. Beaucoup d’hommes politiques l’ont fait en avalant leurs souliers ou leurs babouches. Force doit rester à la loi. 5