C- Faire vivre et régner en nous le Christ réconciliateur Marie-Françoise Le Brizault Angers, 06–06 Vivre le baptême, c’est faire vivre et régner Jésus en nous, c’est lui permettre de continuer et d’accomplir sa vie en nous : ce sont là des expressions très eudistes pour présenter le dynamisme de la vie chrétienne. Quand on parle de réconciliation, il s’agit donc de faire vivre et régner en nous le Christ réconciliateur, de laisser Jésus continuer et accomplir en nous son œuvre de réconciliation, en quelque sorte de permettre à la réconciliation en Christ de prendre chair en nous. 1- L’initiative de Dieu L’aspect premier, c’est l’initiative de Dieu. Comme le disait St Paul aux Ephésiens, « à cause du grand amour dont il nous a aimés, alors que nous étions morts à cause de nos fautes, Dieu nous a donné la vie avec le Christ : c’est par grâce que vous êtes sauvés ! » (Eph 2, 4-5). Dans la réconciliation qu’il opère, Dieu n’a pas à changer, le seul changement réel se situe dans l’être humain qui, de pécheur, devient justifié par pure grâce / gratuité. Cette gratuité du salut, Jean Eudes en est convaincu : « C’est Dieu qui nous aime le premier, qui nous invite, nous exhorte et nous presse de le chercher et de nous convertir à lui. Ce Dieu d’amour et de miséricorde court après nous lorsque nous le délaissons, nous poursuit avec un amour indicible, et nous prie de ne point nous séparer de celui qui nous recherche avec tant d’empressement » (OC VIII, p.55-56) 2- Accueillir la réconciliation Pour que le changement opéré par la réconciliation advienne en nous, notre seule action est au fond de « consentir » à l’irruption du Dieu Sauveur en notre vie. Jean Eudes l’exprime en un double mouvement qui n’est autre que le mouvement de base du baptême : il s’agit « renoncer à nous-mêmes pour nous donner à Jésus ». Cesser de nous faire le centre et nous ouvrir à Dieu, ne plus mettre d’obstacle à son action réconciliatrice en nous. C’est ce qui s’est passé au baptême, à la racine de notre être. C’est à mettre en œuvre jour après jour, à approfondir sans cesse : c’est 1 ainsi qu’on peut comprendre les deux séries de verbes utilisés par Jean Eudes lorsqu’il parle de la vie de Dieu en nous : * faire vivre et régner Jésus, autrement dit élargir sans cesse l’espace donné à Dieu en notre vie, pour que rien ne lui soit soustrait ; * non seulement continuer la vie de Jésus, mais l’accomplir, lui donner en nous toute sa plénitude, tout son déploiement. En faisant cela, en permettant à Jésus de vivre et régner en nous, nous parcourons un chemin de réconciliation avec nous-mêmes, car l’action du Seigneur en nos cœurs restaure sans cesse l’image de Dieu en nous, nous rend à notre vérité la plus profonde, tourne notre cœur vers le Dieu de notre vie. 3- Vivre la réconciliation en Eglise En régime chrétien, le salut signifié par la réconciliation n’est jamais individuel : il s’accueille et se vit au sein d’une communauté, qui est le Corps du Christ. L’œuvre réconciliatrice du Christ-Tête doit être aussi une réconciliation au niveau du Corps Eglise. Pour Jean Eudes et tous les maîtres de l’Ecole Française, cette réalité du Corps du Christ qu’est l’Eglise était très forte. Il n’est donc pas étonnant que, durant les missions paroissiales, les missionnaires aient donné une grande importance à la dimension ecclésiale de la réconciliation, dans le sens de faire une démarche concrète pour se réconcilier les uns avec les autres, même si par ailleurs la dimension communautaire du sacrement n’apparaissait pas dans la célébration (alors qu’aujourd’hui les célébrations pénitentielles veulent remettre l’accent sur cette dimension). Nous savons bien que la réconciliation est au cœur de la vie de toute communauté chrétienne, Corps du Christ où nous sommes tous membres les uns des autres. Notre vie est tissée de relations multiples, et nous savons par expérience que l’harmonie n’est pas acquise du jour au lendemain ni une fois pour toutes ! Les tensions, les dissensions, les désaccords, les conflits … font partie de la vie. Souvent nous en avons peur, parce que nous ne savons pas les gérer ; nous pouvons aussi chercher à les éviter, mais ce n’est pas pour autant qu’ils disparaissent … Il y a bien un ‘travail’ de réconciliation / pardon à faire tout au long de la vie. Et ce travail, nous ne pouvons le faire seuls : en termes eudistes, nous sommes fortement invités à « renoncer » à tout ce qui en nous résiste à une démarche de réconciliation, et à « nous donner » à Jésus pour que lui-même accomplisse en nous son œuvre de réconciliation. C’est bien ainsi que l’entendait Jean Eudes. Il suffit de reprendre l’un des textes que nous avons déjà cités : 2 « Tous ceux qui sont en dissension avec le prochain, ne doivent pas être absous, s’ils ne veulent faire de leur part ce qu’ils doivent pour entrer dans la paix et dans la charité. Auparavant néanmoins que de leur refuser l’absolution, il faut tâcher d’amollir leur cœur par de fortes et bonnes raisons, et par l’exemple de notre Seigneur, de sa Mère et de ses saints, afin de les obliger à se réconcilier et à parler les uns avec les autres. » (OC IV 229) Ce texte à lui seul dit bien qu’il n’est pas possible de s’éloigner du péché et de retrouver la communion d’amour avec Dieu si on ne prend pas l’engagement de faire une démarche vers l’autre qui est auprès de nous… comme Jésus est venu dans notre humanité, se faisant l’un de nous, faisant sa demeure au milieu de nous, afin de nous réconcilier avec Dieu. C’est donc Jésus qu’il faut regarder, directement et dans les saints qui ont continué sa vie avant nous. C’est à lui qu’il faut se donner, pour qu’il puisse vivre en nous comme réconciliateur ; se donner à lui et le laisser travailler notre cœur pour l’ouvrir à l’autre, le laisser guider nos pas vers l’autre avec lequel nous avons un conflit … même si c’est l’autre qui est à l’origine du conflit. Il en est ainsi au quotidien de la vie, où la réconciliation doit se vivre plus souvent à travers des petits détails qu’à l’occasion de grandes blessures. Mais dans l’un et l’autre cas, c’est toujours la référence à Jésus qui nous permet de sortir des ornières où nous pouvons si facilement nous enfoncer, des murailles que nous sommes prompts à construire pour nous protéger et nous défendre des autres : « Si on vous a offensé, ou si vous avez offensé quelqu’un, n’attendez pas qu’on vous vienne rechercher ; mais souvenez-vous que notre Seigneur a dit : si tu apportes ton oblation à l’autel, et là il te souvient que ton frère a quelque chose à l’encontre de toi, laisse là ton oblation, et t’en va premièrement te réconcilier avec ton frère. Et pour obéir à ces paroles du Sauveur, comme aussi en l’honneur de ce qu’il est le premier à nous rechercher, lui qui ne nous fait que toutes sortes de faveurs, et qui ne reçoit de nous que toutes sortes d’offenses, allez rechercher celui que vous avez offensé ou qui vous a offensé, pour vous réconcilier avec lui, vous disposant à lui parler avec toute sorte de douceur, de paix et d’humilité. » OC I 263 (pratique de la charité chrétienne) Un texte tiré de nos Constitutions primitives, et situé au cœur de tout un chapitre sur la charité qui doit être la reine, la règle, l’âme et la vie de notre Congrégation, exprime bien lui aussi la sève évangélique de l’inspiration de Jean Eudes, et l’exigence quotidienne de la réconciliation : 3 « Si une sœur vient à offenser une autre sœur, ou de parole, ou d’action, elle ne laissera pas passer la journée sans lui demander pardon et sans réparer sa faute. Si deux s’offensent mutuellement, bénédiction à celle qui sera la première à s’humilier, et à rechercher l’autre pour se réconcilier avec elle, quoiqu’elle pense être la plus offensée. » (OC X Const.19, de la charité, p.109) Pour vivre une telle démarche de réconciliation, jour après jour, il faut prendre conscience que c’est souvent « en amont » qu’il faut travailler, sur soi-même et sur les relations fraternelles. Jean Eudes évoque cela à plusieurs reprises dans son chapitre sur la charité fraternelle : « Quand quelqu’un sentira en soi quelque aversion ou froideur au regard d’un autre, qu’il prenne bien garde de ne pas s’y laisser aller, ni de rien dire, ou rien faire, ou rien omettre par ce principe ; mais qu’il ne cesse de combattre ces mauvais sentiments, par actes intérieurs et extérieurs de charité, jusqu’à ce qu’il les ait vaincus… La diversité des sentiments, tant sur les choses de spéculation que sur celles de pratique, étant pour l’ordinaire la mère de la discorde et l’ennemie de l’union des volontés, tous s’efforceront de l’éviter autant qu’il leur sera possible, et de se garder de l’attache à leur propre sens, comme d’une peste très pernicieuse de la paix et de la concorde… »(OC IX, 213) Il faut donc aller jusqu’à la racine de tous ces mouvements qui se font jour en nous et qui apparaissent comme des obstacles sur le chemin d’une vraie réconciliation. C’est pourquoi on doit y être attentif dès le début, et le discernement des candidats doit tenir compte des dispositions profondes de chacun à ce niveau : « L’amour désordonné de soi-même, qui nous attache à nos intérêts et nous porte à la recherche de nos commodités et satisfactions, étant l’ennemi mortel de l’union que nous devons avoir avec nos frères, et la source de toutes les divisions, on ne recevra personne en la Congrégation, qui ne soit bien résolu de travailler à bon escient à le faire mourir en soi, pour y faire vivre et régner le vrai amour de Dieu et la véritable charité du prochain. » (OC IX, 4/4, 223) Dans cette perspective de vigilance constante, de renoncement à soi pour se donner à Jésus afin qu’il puisse vivre et régner en nous, on comprend que Jean Eudes ait voulu inviter ses frères à un moment quotidien de « relecture » de leur vie, dans ce qu’il appelle « exercice avant midi ». Plus qu’un « examen de conscience », c’est une prière d’adoration et de louange devant les divers aspects du mystère du Christ. Cette contemplation devient désir de conversion, et consentement à l’action de l’Esprit-Saint. Au terme de ce moment où l’on s’est de nouveau « exposé » à l’amour sauveur, Jean Eudes propose une prière tirée de l’Ecriture, qui combine les deux passages de Paul dans sa lettre aux Corinthiens, que nous avons déjà cités : 4 Le Christ Jésus s’est fait, de par Dieu, notre salut, notre justice et notre sanctification. Il est mort pour nous, afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour lui, qui est mort et ressuscité pour eux. Nous voulons, Seigneur Jésus, que tu règnes sur nous. C’est bien tout le sens de la vie chrétienne qui est redit là : Jésus a donné sa vie pour nous réconcilier avec Dieu et entre nous ; à notre tour, nous ne pouvons plus vivre centrés sur nous-mêmes, mais nous ouvrir à Jésus pour qu’il vive et règne en nous ! Conclusion Pour terminer cette partie, je voudrais citer un texte de Jean Eudes, qui ne parle pas directement de réconciliation, mais qui évoque la puissance transformante du Cœur de Jésus. Jean Eudes ne parle pas, comme on le fait aujourd’hui, de réconciliation cosmique. Mais la façon dont il évoque le Cœur de Jésus peut englober une dimension de réconciliation universelle. Lorsque vraiment c’est Jésus réconciliateur qui ‘règne’ dans une vie humaine, aussi fragile soit-elle par ailleurs, on peut découvrir un début de réalisation de la prophétie d’Isaïe, de sa vision eschatologique : c’est déjà un pas vers la construction d’un avenir où la création sera réconciliée, retrouvera son harmonie première (Is 11, 6-9) : « Le Cœur de Jésus, foyer ardent d’amour transformant … transforme les serpents en colombes, les loups en agneaux, les bêtes en anges, les enfants du diable en enfants de Dieu, les enfants de colère et de malédiction en enfants de grâce et de bénédiction… » (OC VIII, Lect 48) 5