L’investissement Investissement et croissance L'investissement(a) est considéré comme une clé de la croissance, car il rend plus efficace le travail humain. Mais il ne suffit pas d'investir plus pour croître davantage : à compter d'un certain niveau, l'efficacité de l'investissement se heurte à la loi des rendements décroissants : sans progrès technique, l'accumulation d'équipements ou de bâtiments ne mène pas très loin. Ce progrès dépend d'investissements spécifiques dans la recherche ou la formation. Dans les pays en développement, où l'investissement devrait avoir le plus fort impact, les études ne mettent pas en évidence une influence significative de l'investissement sur la croissance. Une inefficacité qui renvoie à des faiblesses institutionnelles. Les politiques de soutien à l'investissement conservent cependant une certaine légitimité, à condition d'être très sélectives. 1. Les risques de rendements décroissants Le rôle de l'investissement dans la croissance économique est généralement tenu pour acquis. Ainsi, Walt Rostow affirme, en 1960, que la phase de décollage économique se caractérise par le passage du taux d'investissement(b) de 5 % à 10 %. Cet ordre de grandeur, tiré de l'expérience des pays occidentaux lors de la première révolution industrielle, doit d'ailleurs être augmenté, car les techniques employées sont aujourd'hui beaucoup plus gourmandes en capital qu'au XIXe siècle. L'historien Paul Bairoch estime ainsi qu'il fallait investir l'équivalent de six à huit mois de salaire pour se lancer dans l'industrie cotonnière au début du XIXe siècle, contre 350 mois dans les années 1950. Comment peut-on justifier ce rôle important de l'investissement ? Celui-ci consiste principalement en l'achat de biens de production (machines, locaux...). C'est donc un élément de la demande adressée aux entreprises. Lorsqu'on raisonne à court terme, c'est la dimension la plus importante de l'investissement. Certes, cet investissement ne représente qu'une partie minime de la demande, généralement moins du quart, mais c'est la composante la plus volatile. David Romer calcule, par exemple, que l'investissement représente moins d'un sixième de la demande aux Etats-Unis, mais les deux tiers de la baisse de la demande lors des récessions(1). Cette première relation est au coeur de l'économie keynésienne : en période de récession, il faut agir sur l'investissement pour faire repartir la croissance, par une action psychologique améliorant le " climat des affaires ", par une baisse des taux d'intérêt ou par des dépenses publiques supplémentaires. En longue période, le capital est un facteur de production, et son accumulation accroît les capacités de production. Dans les pays pauvres, le manque de capital est ainsi bien souvent le facteur qui empêche le travail disponible de s'employer ou qui limite son efficacité. C'est pourquoi le microcrédit, qui permet au paysan d'acheter des semences ou de lancer une entreprise artisanale, est parfois très utile. Cependant, cet effet positif vient rapidement buter sur la loi des rendements décroissants. Selon cette loi, pour une main-d'oeuvre donnée, l'efficacité des investissements diminue à mesure que le volume de capital utilisé augmente. Ainsi, une société de livraison gagne en productivité du travail à acheter un véhicule supplémentaire si certains chauffeurs sont parfois inoccupés, mais, si ce véhicule ne sert que quelques heures par semaine, sa productivité (il s'agit ici de productivité du capital) est plus faible que celle des autres véhicules, à moins d'embaucher un chauffeur supplémentaire. De manière générale, au début du processus de croissance, quand le stock de capital est faible, l'investissement accroît considérablement la productivité du travail. Mais, une fois la main-d'oeuvre suffisamment équipée en capital, l'augmentation du stock de capital par travailleur devient inutile. L'investissement est d'ailleurs dissuadé par la diminution de son rendement, donc des profits qu'il permet d'obtenir. D'extensive, fondée sur l'accumulation du capital et la mobilisation du travail, la croissance doit devenir intensive. Ainsi, au XIXe siècle, la croissance américaine a résulté en grande partie d'un effort d'investissement ; au XXe siècle, elle s'est maintenue en devenant intensive, et le rôle de l'investissement a décrû. 2. Le progrès technique au secours de l'investissement Comment la loi des rendements décroissants peut-elle être surmontée ? Grâce au progrès technique, disent les économistes depuis Say et Ricardo. Il rend les machines de plus en plus efficaces, en ce sens qu'elles permettent de produire autant en utilisant moins de facteurs de production, en particulier moins de travail. Puisque le volume de richesses produites est limité par la quantité de travail disponible, l'installation de machines plus efficaces est facteur de croissance. Mais le progrès technique n'est pas nécessairement incorporé dans les biens d'investissement. Il se traduit aussi par de nouveaux objets, pour la fabrication desquels il faut investir dans l'installation de nouvelles capacités de production. De tels investissements sont-ils porteurs de croissance ? Si les nouveaux objets remplacent des objets de même valeur, fabriqués en utilisant autant de travail et de capital, il n'y a pas de croissance. Mais, le plus souvent, les nouveaux objets rendent de plus grands services que ceux qu'ils remplacent, ce qui justifie un prix plus élevé et implique une certaine croissance(2). Le progrès technique peut également permettre d'utiliser plus efficacement le capital existant, par exemple sous la forme d'une amélioration de l'organisation du travail. Ce rendement plus élevé est source de croissance (un même volume de facteurs permet de produire plus), ce qui justifie des investissements supplémentaires. Il faudrait donc distinguer deux cas de figure : lorsque le progrès technique est incorporé à l'investissement, il en accroît directement le rendement, et la tendance aux rendements décroissants est surmontée ; lorsque le progrès technique prend d'autres formes, il dynamise la croissance, et l'investissement accompagne cette croissance, du fait de débouchés nouveaux. Conformément à cette vision des choses, les travaux empiriques utilisant les méthodes traditionnelles distinguant trois facteurs de la croissance (le travail, le capital et le progrès technique, traité à part) attribuent à l'investissement un rôle très limité dans la croissance. Les premiers résultats obtenus par Robert Solow à la fin des années 50, selon lesquels 10 % seulement de la croissance américaine venaient de l'accumulation de capital, avaient même été reçus comme un choc. Les choses sont moins simples si on retient une vision large de l'investissement, incluant les dépenses de formation de la main-d'oeuvre ou de recherche. Autrefois, le progrès technique était considéré par les économistes comme relevant d'une activité scientifique et technique extérieure à l'économie. Les théories modernes de la croissance montrent, au contraire, que ce progrès technique" ne tombe pas du ciel " (selon l'expression de Frank Hahn), il est le produit d'investissements spécifiques. Lesquels sont à l'origine d'enchaînements cumulatifs : les investissements en recherche et développement (R&D) entraînent la croissance, qui dégage des ressources supplémentaires pour l'investissement et la recherche. D'autres enchaînements se dévoilent quand est prise en compte l'indivisibilité de certains biens de production, comme une chaîne de production ou un supercalculateur. En élargissant les marchés, la croissance autorise l'utilisation de techniques de production et d'équipements plus efficaces à partir d'un certain niveau de production, comme Adam Smith en avait eu l'intuition. Les trois variables sont donc intimement mêlées et l'image d'un progrès technique exogène rendant l'investissement porteur de croissance simplifie considérablement la réalité. Les estimations utilisant des modèles de croissance modernes mettent en évidence le rôle essentiel d'investissements spécifiques dans la croissance. Charles Jones estime ainsi que le tiers de la croissance américaine (voir graphique) des dernières décennies s'explique par la progression du niveau d'éducation de la main-d'oeuvre et la moitié par l'effort de recherche et développement(3). Graphique [Productivité, capital et capital humain aux Etats-Unis de 1950 à 1993, exprimés en logarithmes] 3. Le rôle des institutions Le progrès technique venant au secours de l'investissement lorsque les rendements décroissants apparaissent, l'investissement devrait néanmoins être facteur de croissance dans les premiers temps du développement, quand le capital utilisé par la main-d'oeuvre demeure très inférieur à ce qu'elle est à même de mettre en oeuvre de manière très efficace. Les pays en développement devraient donc être ceux où l'investissement a les effets les plus manifestes sur la croissance. Ce n'est pourtant pas ce que l'on constate. Certes, les pays dont la croissance est la plus rapide se caractérisent par un taux d'investissement élevé (voir graphique page 69) : il est, par exemple, généralement supérieur à 30 % dans les pays d'Asie orientale en développement rapide, contre 20 % en moyenne pour l'ensemble des pays en développement. Mais la relation entre les deux variables se fait sans doute dans l'autre sens : une croissance rapide pousse l'investissement à la hausse(4). Ce que confirment les travaux de William Easterly : cherchant à savoir si, empiriquement, un effort d'investissement se traduit par une accélération de la croissance au bout de quelques années, il trouve un effet positif dans 4 pays sur 138 (dont " la petite colonie française " de La Réunion). Encadré [La relation entre capital et production] La relation entre capital et production Evsey Domar et Roy Harrod, dans les années 40, ont fondé un modèle, dit de Harrod-Domar, dans lequel on suppose que la capacité de production+ est proportionnelle au capital utilisé : un investissement net représentant 1 % du stock de capital accroît la production de 1 %. Ce modèle vise à penser les fluctuations économiques à court terme dans une optique keynésienne. Mais il a été utilisé par la suite comme modèle de croissance à long terme, malgré les protestations de Evsey Domar. En est résultée l'idée populaire que la croissance dépendait directement du taux d'investissement+. Partant d'un taux de croissance+ désiré et connaissant les capacités d'épargne domestique, il est possible d'en déduire le besoin de financement+ par l'extérieur (financing gap+), fondement des aides accordées par les institutions internationales. William Easterly, ancien économiste à la Banque mondiale+, s'attaque à ce raisonnement en affirmant qu'un accroissement du stock de capital n'engendre jamais mécaniquement un accroissement proportionnel de la production. Il développe trois arguments. Tout d'abord, le rapport entre capital et production n'est pas rigide, mais change au cours du temps en fonction de l'évolution technique et du prix des facteurs. Autrement dit, à certains moments, il faut plus d'investissement pour augmenter la production qu'à d'autres. Ensuite, les rendements du facteur capital sont décroissants : imaginer que chaque unité de capital supplémentaire aura le même effet sur la croissance néglige cette idée essentielle. Le modèle présenté en 1956 par Robert Solow, en tenant compte de cette contrainte, a d'ailleurs rapidement été adopté par les économistes. Enfin, les institutions sont plus ou moins efficaces : les sommes investies peuvent être détournées de leur objet, les contrats n'être pas respectés. Easterly en conclut que l'aide internationale et les politiques appuyées par la Banque mondiale+ sont inefficaces. Sa solution : l'Etat comme le marché doivent donner aux individus des incitations à produire, à chercher, à entreprendre. Une analyse conforme à la théorie économique la plus orthodoxe, ce qui ne la rend pas absurde pour autant. Dans ce cas, peut-être l'investissement est-il une condition nécessaire mais pas suffisante de la croissance ? William Easterly teste cette idée en calculant dans quelle proportion des cas un épisode de forte croissance sur une période de quatre ans est précédé par une période de fort investissement. Il n'obtient de relation positive que dans un cas sur dix en moyenne, ce qui invalide la relation. Ces résultats décevants peuvent s'expliquer, au moins en partie, parce qu'il ne suffit pas de réunir des facteurs de production, progrès technique compris, et de les combiner intelligemment pour obtenir la croissance : le rôle du contexte institutionnel est essentiel. Et dans le cas des pays en développement, les institutions sont fréquemment défaillantes. Les fonds publics sont souvent gaspillés dans des projets sans perspective de rentabilité crédible, ou distraits vers l'achat d'armement, le paiement de bakchichs ou d'autres dépenses improductives. Dans de nombreux pays, des bouleversements politiques ou sociaux remettent en cause les prix, la fiscalité, la demande des consommateurs. Les bulles et les crises financières altèrent, à grande vitesse, le coût du capital et son rendement. Graphique [Taux moyen d'investissement (1973-1997)] Compte tenu de tous ces éléments, les politiques de soutien à l'investissement doivent être dessinées avec grand soin. Dans les pays en développement, la priorité est à la consolidation des institutions(5), condition d'investissements efficaces. Dans les pays développés, il paraît nécessaire de privilégier les investissements immatériels en recherche et développement. Remarquons que, la R&D étant principalement réalisée par les grandes firmes, les financements ciblés sur les petites et moyennes entreprises ne sont pas forcément très efficaces. Méritent également une place particulière les investissements qui dégagent des externalités positives, ce qui veut dire qu'ils profitent à la collectivité et pas seulement à l'investisseur. C'est le cas des investissements en infrastructures, tels que la mise en place d'un réseau de production et de distribution d'électricité ; ils réduisent les coûts des entreprises et les incitent à investir, ce qui est favorable à la croissance et à l'emploi. Comparons par exemple les deux Etats indiens de l'Uttar Pradesh et du Maharashtra. Dans le premier, du fait de la faiblesse de la distribution d'électricité, 98 % des entreprises ont leur propre groupe électrogène, contre moins de 50 % au Maharashtra. Il n'est pas étonnant que le taux d'investissement net(c) des entreprises soit de 3 % dans le premier Etat et de 8 % dans le second. De telles politiques sont évidemment difficiles à mettre en oeuvre. Mais la puissance publique peut jouer un rôle important dans la croissance à travers elles. Pour en savoir plus : Convergence of Productivity, par William Baumol, Richard Nelson et Edward Wolff (dir.), Oxford University Press, 1994. Malheureusement non traduit, cet ouvrage collectif présente un grand nombre de contributions magistrales sur les questions de croissance et de développement, sans jamais oublier ni la dimension historique ni les données empiriques. Citons notamment les apports de William Baumol, Alice Amsden ou Angus Maddison. The Elusive Quest for Growth, par William Easterly, MIT Press, 2001. Ancien économiste à la Banque mondiale, l'auteur critique violemment, au nom de la logique économique, les modèles utilisés et les politiques qui en ont résulté. Sa présentation du modèle de Solow, ou d'autres modèles de croissance, est extrêmement pédagogique, et les nombreuses illustrations qu'il tire de son expérience professionnelle sont fort intéressantes. Macroéconomie. L'investissement, par Patrick Villieu, éd. La Découverte, 2000. Passant rapidement sur la relation entre investissement et croissance au profit de l'analyse de court terme, l'ouvrage donne une vue d'ensemble et des définitions précises. (a) Investissement : : l'investissement est l'acquisition de biens de production. Dans le cas des ménages, il s'agit uniquement des achats de logements (les comptables nationaux calculent un loyer fictif lorsque le logement n'est pas loué). L'investissement des entreprises comprend la formation brute de capital fixe (FBCF) et la variation de stock. (b) Taux d'investissement : : part de l'investissement dans la production (mesurée par le PIB ou, pour les entreprises, par la valeur ajoutée). (c) Investissement net : : l'investissement réalisé sert en partie à compenser la mise au rebut d'équipements obsolètes, appelée déclassement. En vue du remplacement des équipements déclassés, les entreprises mettent chaque année de côté une somme correspondant à une fraction de la valeur de ces équipements, appelée amortissement. L'investissement net est égal à la variation du stock de capital. (1) Voir Macroéconomie approfondie, par David Romer, McGraw-Hill-Ediscience, 1997, p. 165. L'élément le plus volatil de l'investissement est évidemment la variation des stocks. (2) L'estimation de la valeur des services que rend un bien est nécessairement subjective et orientée par les techniques publicitaires. C'est tout le problème de la mesure de la croissance. (3) Voir " Sources of US Growth in a World of Ideas ", par Charles Jones, American Economic Review n°92/1, 2002. (4) Le sens de la relation est confirmé notamment par l'étude empirique de Blomström et alii, dans Quarterly Journal of Economics n°111, 1996. (5) En ce sens, les politiques sociales limitant les inégalités que dénoncent régulièrement les institutions internationales sont souvent essentielles. Alternatives économiques, n° 225 (05/2004) L'investissement en phase avec la conjoncture Graphique [Taux d'investissement des sociétés non financières en France, en %] L'investissement, ou formation de capital fixe, est une fraction de la production qui est destinée non pas à un usage immédiat, mais à être accumulée dans le but de servir à réaliser les productions futures. La part de la valeur ajoutée (ou, pour simplifier, la part du produit intérieur brut) qui est consacrée à l'investissement s'appelle le taux d'investissement. Une partie de l'investissement brut sert à remplacer les actifs usés dans l'opération de production. Lorsque l'investissement brut est supérieur à l'usure des actifs existants, les capacités s'accroissent. Le taux d'investissement nécessaire à la croissance des capacités est de l'ordre de 15 % pour les sociétés non financières en France. Plus l'écart avec ce taux de référence est élevé, plus les capacités de production croissent vite. Un taux d'investissement constant signifie que l'investissement s'adapte à la conjoncture. Le déséquilibre français : trop d'épargne, pas assez d'investissement par Guillaume DUVAL. L'investissement est au coeur de la croissance économique. Or, les ménages comme les entreprises épargnent plus qu'ils n'investissent. Quant à l'Etat, son endettement est tel qu'il n'est plus en mesure aujourd'hui d'absorber cet excédent d'épargne pourtirer la croissance. T'as pas cent balles ? La question est au coeur de l'activité économique. Bien sûr, il ne s'agit généralement pas de solliciter des dons comme sur les trottoirs des villes, mais des crédits : les entreprises, les particuliers et l'Etat cherchent des épargnants susceptibles de leur prêter de l'argent pour financer leurs projets. Les acteurs économiques ont des revenus : des salaires le plus souvent pour les particuliers, un chiffre d'affaires pour les entreprises, des impôts et des taxes pour l'Etat... Avec ces revenus, ils financent leurs dépenses courantes : la nourriture, la facture d'eau... pour le particulier, les salaires, les achats à d'autres entreprises pour une société, les fonctionnaires, le téléphone... pour l'Etat. Une fois ces dépenses courantes réglées, il reste parfois quelque chose : on appelle ce solde l'épargne. Les acteurs économiques peuvent s'en servir de deux façons : pour investir ou pour prêter cet argent à d'autres. Investir, pour un particulier, consiste par exemple à acquérir un logement neuf, pour une entreprise, c'est acheter des machines et, pour l'Etat, construire des écoles ou des ponts. Mais parfois, l'épargne ne suffit pas pour financer l'investissement envisagé. Il faut alors s'endetter en empruntant l'épargne des autres. Seul l'investissement permet la croissance économique. Sans lui, pas moyen de produire et donc de consommer plus de richesses demain qu'aujourd'hui. Pas moyen non plus de dégager de l'épargne. Mais si l'investissement d'aujourd'hui détermine l'épargne de demain, plus que l'épargne d'aujourd'hui ne détermine l'investissement de demain, il faut éviter que le déséquilibre entre l'investissement et l'épargne ne devienne trop important. Il faut s'assurer que l'épargne excédentaire de tel ou tel acteur économique correspond à peu près au besoin de financement de tel autre. C'est la raison pour laquelle l'épargne, l'investissement et les éventuels déséquilibres entre acteurs économiques font l'objet d'une attention toute particulière de la part des économistes. Or, en France, ces déséquilibres sont patents depuis le milieu des années 80 : un excès d'épargne des ménages et des entreprises, et un très faible niveau d'investissement. Heureusement, l'Etat est là pour recycler cet excès d'épargne dans le circuit de la consommation, grâce à son déficit, mais le niveau atteint par son endettement ne lui permet plus de continuer à jouer ce rôle. Ménages : la montée de l'épargne de précaution ralentit la croissance Depuis vingt-cinq ans, on constate une lente, mais régulière décrue de l'investissement des ménages. L'argent qu'ils consacrent chaque année à l'investissement, essentiellement en nouveau logement, diminue pour se situer désormais autour de 5 % en moyenne de la valeur ajoutée du pays, contre 10 % au début des années 70. La fin de l'arrivée à l'âge adulte des classes d'âge nombreuses du baby boom conjugue ses effets au ralentissement de la croissance pour expliquer cette chute spectaculaire. Graphique [La montée de l'épargne de précaution des ménages] Mais l'épargne, elle, n'a suivi cette décrue que jusqu'en 1987 : stable aux alentours de 15 % de la valeur ajoutée globale jusqu'en 1980, elle décroît ensuite fortement pour atteindre 8 % en 1987. Son volume a alors été quasiment divisé par deux. Depuis lors, elle remonte pour se situer désormais au niveau de 11 % de la valeur ajoutée. Ce double mouvement de baisse régulière de l'investissement et de remontée de l'épargne depuis 1987 aboutit à faire des ménages des fournisseurs nets de financement au reste de l'économie. Et cela à des niveaux élevés : de l'ordre de 6 % de la valeur ajoutée globale, davantage qu'au début des années 70. Le comportement d'épargne des ménages répond à des motivations profondes très liées à l'appréciation portée sur l'avenir. Tout se passe comme si, jusqu'au milieu des années 80, ils avaient considéré que la crise n'était qu'un mauvais moment à passer. Ils ont progressivement réduit leur épargne pour conserver leurs habitudes de consommation en espérant qu'après la pluie reviendrait le beau temps. Au milieu des années 80, ils ont fini par se convaincre que l'avenir serait durablement sombre. Ils restreignent depuis lors leur consommation, arrêtent de s'endetter et se mettent à épargner. Les ménages espèrent ainsi se protéger individuellement d'un avenir qu'ils considèrent désormais comme devant être marqué par le chômage de masse et la crise des mécanismes de protection sociale. Bien sûr, la psychologie n'explique pas seule ces évolutions : la montée bien réelle des taux d'intérêt de plus en plus impressionnante au fur et à mesure que la désinflation disparaissait - a encouragé l'épargne financière. De même, la crise bancaire a contribué elle aussi à freiner l'endettement des ménages : durement secouées au début des années 90, les banques sont devenues plus regardantes avant d'accorder des crédits aux particuliers. Enfin, n'oublions pas le rôle que joue le creusement des inégalités. Les ménages forment une catégorie statistique pratique, mais abstraite. Elle recouvre en effet des situations très diverses : le Smicard ou le Rmiste comme le contribuable assujetti à l'impôt sur la fortune. Les ménages qui ont de bas revenus n'ont jamais pu beaucoup épargner et il y a peu de raisons pour que cela change à l'avenir. La remontée du taux d'épargne des ménages depuis 1987 est, en revanche, directement liée à l'enrichissement des ménages les plus aisés(1). La montée de l'épargne des ménages joue un rôle important dans les difficultés économiques que nous connaissons : elle contribue au ralentissement de la demande intérieure. D'où les appels réguliers de nos gouvernants à consommer plutôt qu'à épargner. Sans beaucoup de succès d'ailleurs car les politiques de flexibilisation de la main-d'oeuvre et de mise en cause de la protection sociale qu'ils mettent en oeuvre parallèlement vont à l'encontre de cet objectif. Les entreprises épargnent plus qu'elles n'investissent ! Pendant les années 70, la vie des entreprises a été une lente descente aux enfers : leur épargne a progressivement diminué de 10-11 % de la valeur ajoutée globale du pays à 6,6 % en 1982. Une baisse de 40 % ! Depuis, la situation s'est inversée et l'épargne des entreprises représente actuellement 12,5 % du PIB, 20 % de mieux qu'au début des années 70. Et cela malgré la récession de 1993, la plus grave de l'après-guerre, et ses suites. Mais l'investissement des entreprises n'a pas suivi cette remontée de l'épargne : au lieu de 15 % au début des années 70, il ne représente plus aujourd'hui que 11 % de la valeur ajoutée. Graphique [Les entreprises épargnent plus qu'elles n'investissent] Au début des années 70, les entreprises absorbaient régulièrement l'épargne des autres acteurs économiques avec un besoin de financement de 5 % de la valeur ajoutée globale du pays. Elles se retrouvent désormais, comme les ménages, fournisseurs nets d'épargne au niveau de 1,5 % de la valeur ajoutée. Alors que leur besoin de financement compensait à peu près l'excès d'épargne des ménages, leur épargne vient désormais s'y ajouter : une situation absolument inédite dans l'histoire économique. On considérait jusque-là, comme évident que les entreprises, moteurs de la croissance, devaient être consommateurs nets d'épargne et non l'inverse. Cette situation exceptionnelle est la marque du profond déséquilibre macro-économique qui s'est installé en France depuis le milieu des années 80. Il s'est aggravé encore depuis 1993. La désinflation compétitive a en effet pleinement réussi : la désindexation des salaires a permis aux entreprises de retrouver la rentabilité et de reconstituer, et même au delà, leur épargne. Seulement voilà : pour paraphraser l'ex-chancelier Helmut Schmidt, les profits d'avant-hier ne sont pas devenus les investissements d'hier. Ce qui explique pourquoi on ne voit pas non plus la couleur des emplois d'aujourd'hui. Malgré leur bonne santé financière, les entreprises n'ont pas jugé les opportunités de marché suffisamment alléchantes pour se décider à investir. Elles ont globalement partagé l'appréciation négative des ménages sur l'avenir. L'environnement économique européen, particulièrement peu dynamique, ne les a pas incité non plus à investir dans l'espoir de chercher à l'extérieur ce qu'elles ne trouvaient pas sur le marché intérieur malgré l'avantage compétitif apporté par la désinflation. L'évolution des taux d'intérêt a joué un rôle important pour les entreprises comme pour les ménages : la hausse des taux les a poussées à épargner pour placer leur argent plutôt qu'à s'endetter pour investir. Il est bien sûr difficile de généraliser. Comme les ménages, les entreprises forment un ensemble très hétérogène. On y trouve des sociétés comme la Générale des eaux qui, grâce à leur monopole sur des activités peu concurrentielles, dégagent des marges considérables et des entreprises qui, dans le textile ou l'automobile par exemple, doivent se battre sur des marchés très disputés et continuent de connaître des difficultés. Si les grosses entreprises, notamment dans la distribution, disposent de trésoreries confortables, c'est souvent grâce au crédit interentreprise qu'elles extorquent à leurs fournisseurs, au moyen de délais de paiement très longs. Résultat : les petites ou moyennes entreprises demeurent souvent dans une situation financière précaire. Il n'en reste pas moins que, globalement, les entreprises mettent aujourd'hui beaucoup trop d'argent de côté compte tenu de leur faible niveau d'investissement. Heureusement, l'Etat recycle l'excédent d'épargne, mais au prix d'un endettement croissant Quand les ménages épargnent trop et que les entreprises se mettent elles mêmes à épargner au lieu de consommer l'épargne des ménages pour financer leurs investissements, on se trouve confronté à une situation économique grave. Cet excès d'épargne aboutit normalement à une bulle spéculative : les biens qui servent de support à l'épargne, essentiellement l'immobilier et les actions, voient leur prix s'envoler sans justification dans l'évolution de l'économie réelle. Cela se termine presque toujours par une crise financière : l'excès d'épargne voit sa valeur brutalement réduite à zéro à l'occasion d'un krach boursier ou d'une crise immobilière. Une autre solution consiste cependant à exporter cette épargne. C'est ce qu'ont fait les Japonais pendant de longues années en finançant le déficit public américain. Nous prenons désormais ce chemin à un rythme croissant depuis quatre ans. L'exportation de l'excédent d'épargne a représenté 1,7 % de la valeur ajoutée totale en 1995. Mais il n'y a pas de quoi se réjouir quand on exporte des capitaux : c'est la marque des pays et des sociétés qui manquent du plus élémentaire dynamisme économique. Au lieu d'utiliser leur épargne à investir sur place pour améliorer les conditions de vie et produire plus de richesses demain, ils la laissent partir ailleurs. Absurde quand on pense à ce qu'il faudrait réaliser comme investissements dans le pays, dans les banlieues ou ailleurs. Graphique [Endettement croissant de l'Etat] Dans le cas de la France, l'Etat a cependant puissamment amorti le choc de l'excès d'épargne. Alors qu'au début des années 70, il n'intervenait quasiment pas dans le circuit de l'épargne, finançant seul son fonctionnement et ses investissements pendant que les entreprises absorbaient l'épargne des ménages. Il a même cessé, depuis 1992, de couvrir ses dépenses courantes. Le montant des investissements de l'Etat s'est réduit de 4,5 % de la valeur ajoutée globale du pays au début des années 70 à 3,5 % environ maintenant. Mais cela ne l'empêche pas d'absorber quasiment tout l'excédent d'épargne des ménages et des entreprises. Alors que bon an mal an il dégageait une petite capacité de financement excédentaire au début des années 70, l'Etat absorbe désormais, année après année, l'équivalent de 5 à 6 % de la valeur ajoutée pour se financer. Ce faisant, il joue un rôle éminemment utile. Il recycle l'excès d'épargne dans le circuit de la consommation, maintenant l'activité économique et évitant une crise financière majeure. Même si, du krach boursier de 1987 à la crise immobilière des années 90, il ne parvient pas complètement à compenser les déséquilibres économiques graves qui résultent de cette situation. Sa capacité à jouer éternellement ce rôle d'éponge est pourtant limitée. Cela se traduit en effet par une augmentation constante de son niveau d'endettement qui risque, à terme, d'aboutir à une crise financière. L'Etat est en effet non seulement emprunteur, mais également garant de la monnaie, de sa stabilité et de sa valeur. C'est la raison pour laquelle, d'ailleurs, les entreprises et les ménages lui prêtent volontiers et sans rechigner leur excédent d'épargne : il est censé ne pas pouvoir faire faillite. Mais le niveau de son endettement et le poids que fait peser la charge des intérêts sur le budget de la Nation vont à terme faire douter de sa capacité à garantir la monnaie. Et si les agents économiques perdent confiance dans la monnaie émise par l'Etat, la crise économique peut prendre rapidement des proportions dramatiques. L'Etat ne peut donc plus continuer à absorber l'excès d'épargne des ménages et des entreprises. Mais, en même temps qu'il réduit ses déficits, il doit obtenir que les ménages réduisent leur épargne et que les entreprises augmentent leur investissement. Une tâche particulièrement complexe. En effet, l'austérité que les pouvoirs publics mettent en place pour limiter leurs déficits risque d'inquiéter les salariés - sur l'avenir des retraites et de la protection sociale, par exemple. Ils vont donc se mettre à épargner plus, au lieu d'épargner moins comme il le faudrait. C'est d'ailleurs le résultat absurde que vont probablement avoir les fameux fonds de pension qui se mettent en place actuellement. Si les ménages augmentent leur épargne aux dépens de leur consommation, les entreprises n'auront guère plus de raisons d'investir : l'excès d'épargne risque de s'en trouver encore aggravé. S'il devait en être ainsi, la crise financière serait programmée. La baisse des taux d'intérêt intervenue depuis deux ans a déjà enclenché en 1996 un reflux de l'excès d'épargne des ménages et des entreprises. Mais une hausse modérée des bas salaires, conjuguée à une réduction significative du temps de travail et à un renforcement du droit du travail pour lutter contre la précarité ne seront sans doute pas de trop pour redonner aux salariés une confiance suffisante dans l'avenir. (1) Voir Alternatives Economiques n°143 janvier 1997. Alternatives économiques, n° 147 (04/1997) Auteur : Guillaume DUVAL.