Le bouc émissaire apparaît aux yeux de tous en période de crise. Il évite alors aux rapports
sociaux de dégénérer vers la violence mimétique. Ceci risquant d’amener l’anéantissement de
la communauté. La désignation d’un membre marginal de la collectivité, voire d’un étranger,
peut permettre de conjurer le sort lié à la violence de tous contre tous pour la canaliser vers
une victime unique, ou un petit groupe sans défense.
Enfin, une fois cette violence transférée vers le bouc émissaire, se produit un retournement
paradoxal, permettant au groupe de fixer des normes sociales qu’il avait précisément violées.
C’est ce que René Girard appelle le « retournement sacrificiel » permettant la sacralisation
que l’on retrouverait dans tous les rites et mythes.
Entre Girard et Le Breton
Aujourd’hui, il semble difficile de retrouver ce mécanisme décrit par Girard dans nos
sociétés modernes. Les raisons sont assez simples : nos sociétés sont interconnectées et
évoluent dans un contexte mondialisé ; la modernité a amené un processus de déritualisation
remettant en cause la tradition et la manière de transmettre les savoirs ; et l’individu est
devenu une des valeurs fondamentales de notre époque, prenant une place presque sacrée dans
notre imaginaire. Aujourd’hui, comme l’avait déjà vu Durkheim, ce qu’il reste de sacré dans
notre société, c’est l’individu. « Il est en effet très remarquable que les seuls sentiments
collectifs qui soient devenus intenses sont ceux qui ont pour objet, non les choses sociales,
mais l’individu.
» Si cet individu sacré était une religion, ce serait « une religion dont
l’homme serait à la fois, le fidèle et le dieu »
.
Dans son anthropologie Le Breton intègre ces nouveaux paramètres liés à la
modernité. « L’individu moderne n’est plus un héritier, au sens d’une transmission de
l’habitus à travers une socialisation familiale. Il n’est plus dépendant d’un chemin déjà tracé,
il n’entre plus dans la carrière quand ces aînés n’y sont plus, selon la parole de la Marseillaise.
L’individu moderne n’est plus assigné à une origine ou à une filiation, il a ses racines dans la
seule expérience personnelle. Ses références sont celles qu’il a choisies. Il établit de son
propre chef les liens qui satisfont au sentiment de soi et délaisse les autres où il se reconnaît
moins. Il lui revient de s’instituer par lui-même, certes sous l’influence des autres, mais avec
une marge de manœuvre qu’il lui appartient de construire. Sa liberté n’est pas un choix mais
une obligation puisque toute tutelle s’efface et qu’il est le premier artisan de son existence. Il
devient un acteur, en quête d’un bricolage identitaire n’appartenant qu’à lui, et non plus un
agent mû par un habitus de classe qui le rendrait d’emblée culturellement dépendant du passé
(Le Breton2004). De manière générale l’existence devient en permanence un dilemme
identitaire à résoudre. »
Ses deux axes de réflexion sont d’un coté le corps et ses représentations, de l’autre, les
conduites à risques. Les émotions trouvent une place importante dans ces recherches.
Si Le Breton s’intéresse à la passion dans une forme d’interactionnisme symbolique, Girard a
centré son anthropologie sur le désir mimétique (le désir jamais ne vient de celui qui éprouve
ce désir). Il le nomme aussi désir triangulaire. Cette triangularité vient du fait qu’entre sujet et
objet, il y a un médiateur. Cette médiation peut être interne mais tend à devenir externe. Le
médiateur peut passer du modèle à l’obstacle. Si le médiateur externe devient l’obstacle entre
DURKHEIM, Emile (1893), De la division du travail social, PUF, 1991, page 141.
DURKHEIM, Emile (1898), L’individualisme et les intellectuelles, Mille et une nuits 2002, page 12.
LE BRETON (2007), page 29.