95. Entretien à Caen. À propos de Anatomie de la troisième personne

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Guy LE GAUFEY
LE FLUIDE DE LA TROISIEME PERSONNE
Les rapports du psychanalyste et du pouvoir d’État ont une longue histoire, et quelle que soit la
forme que cela a pu prendre au fil du temps
– soit la crainte anxieuse des psychanalystes qu’on les
enrégimente dans des sécurités sociale s ou autres, ou qu’on leur fasse payer la TVA etc. bien des
choses pouvaient certes, parfois, aller dans ce sens, mais au long de ces années, je ne voyais pas
comment on pouvait avancer dans cette affaire si l’on n’étudiait pas de plus près le fait que, ou bien on
oubliait la spécificité de la psychanalyse, ou bien on oubliait celle de l’État. La question centrale dans
les deux cas – j’ai essayé d’en faire titre – m’est apparue alors comme étant celle de la Troisième
personne. Je vais distinguer dans mon exposé un premier temps pour essayer d’esquisser la posture
de ce cette Troisième personne, d’abord au sens grammatical du terme dans l’affaire analytique, et
plus spécialement dans le transfert, et par ailleurs je suivrai quelques-unes des pistes qui positionnent
à cet égard l’État moderne, cette vaste entité pas tout à fait incernable tout de même qu’on appelle
l’État moderne, toujours dans ce registre de la Troisième personne. C’est aux confluents de ces deux
entités que nous rencontrerons Mesmer…
Du côté de la psychanalyse et du transfert, il y a quelques phrases-phares, par exemple dans le
texte de Freud « La question de l’analyse profane ». Dès la première page, il écrit : « La situation
analytique ne souffre pas de tiers ». Freud remarque à ce propos que si quelqu’un assistait dans cette
posture à une séance, il s’ennuierait à mourir. La question n’est donc pas exactement d’introduire un
tiers, même derrière des glaces sans teint ou dans une procédure plus ou moins scientifique, mais
d’aller pister le tiers sous des formes beaucoup plus subtiles. Par exemple, pour en rester aux citations
chez Freud qui sont capables de faire repérage à ce sujet, si vous vous portez à la fin du 1er souschapitre du chapitre VII de L’interprétation des rêves, vous le voyez tout à coup se mettre à employer
un des termes qu’il est alors en train de forger, dans ces années 1900, celui de représentation-but.
C’est une façon de parler, de mettre en scène ce qu’il appelle déjà la règle fondamentale : « Dites ce
qui vous vient à l’esprit ». Une autre des façons de la décrire serait aussi bien : « Pendant le temps de
la séance, vous suspendrez toute représentation-but ». Vous parlerez sans vous diriger obstinément –
comme je le fais moi-même à l’heure actuelle – vers une représentation-but : j’essaie en effet de vous
convaincre, et je vais m’y employer d’un certain nombre de façons. Freud poursuit alors : à ce patient,
je lui demande de ne pas réfléchir et de me dire tout ce qui lui passe par la tête, et je pose en principe
Entretien, p. 2
(ceci est clairement une hypothèse) qu’il ne peut pas laisser s’en aller les représentations-but du
traitement – en d’autres termes, se dit Freud, j’espère qu’il ne va pas oublier, qu’elle ne va pas oublier
que tout çà est un traitement. Précaution subtile concernant l’avenir du transfert… Je reprends
maintenant la citation : « et je considère que je dois trouver un rapport entre les choses en apparence
les plus innocentes et les plus fortuites qu’il pourra me dire de son état. Il y a une autre représentationbut que le patient ne soupçonne pas », poursuit Freud, et je vous l’a dit en allemand : «. ist die meiner
Person. » A cet endroit, les traducteurs s’arrachent un peu les cheveux : en français, c’est toujours
soft, : « c’est la personne de son médecin ». Freud n’a pas dit cela, il a dit très littéralement, avec un
allemand très simple : « c’est celle de ma personne », « one relating to myself » traduit plus justement
Strachey en anglais. Mais entre myself et my self, il y a de la distance. Freud n’est pas en train de
parler de lui-même, il est en train de parler de sa personne. Il est en train de dire que justement, il est
là à deux titres : Il est celui qui met en œuvre la cure, celui à qui le patient aussi s’adresse, qui va
interpréter, qui va dire des choses, et puis il y a cette meiner Person, sa personne qui va venir jouer
son rôle. En cette phrase, Freud signale qu’il ne se prend pas entièrement pour cette meiner Person,
qu’il est tout de même aussi. Vous voyez à partir de là se mettre en scène toute la difficulté vis-à-vis du
tiers dans l’affaire analytique. Le fait qu’il n’y ait pas de troisième personne au sens banal du terme, ne
veut pas dire pour autant qu’il n’y en a que deux. La « two body psychology », comme le disait Balint et
d’autres, n’est pas exactement ce qui est en jeu dans la psychanalyse. J’aime à penser plutôt que l’on
est deux… et des poussières : parce qu’on n’est ni trois, ni deux non plus.
La position du tiers semble bien être ainsi une donnée de départ dans l’affaire analytique. Elle
est assez complexe à apprécier parce qu’il n’est pas sans être là, ce tiers, et en même temps, sans
même se concerter, les analystes de toutes les Écoles, les analystes freudiens, se débrouillent pour
qu’il n’y ait pas de tiers trop incarné. C’est là une des différences importantes à mes yeux avec ce qu’il
en est de la thérapeutique. L’analyse n’est pas sans être une thérapeutique, mais elle ne peut pas s’y
réduire. C’est une des chausse-trappes habituelles des discussions à propos des rapports entre
l’analyse et le pouvoir d’État. Très régulièrement, arrive un moment, c’est déjà le cas dans le texte de
Freud de la « Laïenanalyse » où le représentant de l’État, qui est un brave bougre, qui ne cherche pas
de complication, finit par dire : à la fin des fins, est-ce que c’est une thérapeutique ou non ? Et Freud
de répondre : c’est plus compliqué, ç’en est, bien sûr, mais çà n’en est pas, ça ne peut pas s’y
réduire… Or je vous ferai remarquer que sur la question du tiers justement, une thérapeutique, qu’elle
soit couronnée de succès ou pas, est une chose où il y a un tiers même quand çà se fait à deux : il y a
au moins un objectif en commun, et ça suffit à constituer un tiers particulièrement solide. Quand nous
allons voir un médecin, on ne passe pas nécessairement un « contrat » thérapeutique, mais on
imagine qu’il a un objectif : votre santé, et vous, vous avez le même – on est bien d’accord là dessus.
Si vous êtes allé voir un analyste, de quelque bord qu’il soit, j’aime à croire qu’il vous a dit : « oui…
oui… », mais qu’il ne vous a pas dit à tel ou tel moment : « Écoutez, on va faire une analyse au terme
de laquelle tel et tel symptôme sera amené à disparaître » – et ce n’est pas simple prudence technique
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de sa part s’il ne dit pas cela. C’est qu’instinctivement, tout naturellement, pour ménager la chance du
transfert, il va se débrouiller pour que cette place du tiers reste inoccupée. Qu’à aucun moment, le
patient ou la patiente ne puisse se retourner en disant : « alors ! ça vient cet objectif ! ». Certes, cette
réflexion viendra un jour ou l’autre, mais l’analyste ne se sentira pas pour autant coincé dans le
contrat ; il n’a pas opiné sur l’existence concertée d’un tiers en commun, serait-ce sous la forme d’un
objectif à atteindre. Il a maintenu cela en suspens, sans même y réfléchir. Voilà un point à mon avis
qu’il ne faut pas perdre de vue quand on va, par la suite, discuter des rapports de l’analyste et du
pouvoir d’État. Car en anticipant sur ce que je vais développer, le pouvoir d’État – qui est quelque
chose de très intelligent et de très futé – il y a au moins une chose qu’il a beaucoup de mal à
comprendre, c’est qu’on fasse des trucs sans savoir où on va. On peut vouloir faire des crimes, mais
mettre en œuvre des procédés et des procédures dont on soutient qu’on ne sait pas où cela conduit,
ça, ça le dépasse…
J’espère vous avoir, sinon convaincu, du moins avoir attiré votre attention sur ce qu’il en est
possiblement du tiers dans l’affaire analytique. Je pourrais, avec un peu plus de temps, vous
convaincre que chez Jacques Lacan, c’est à peu près la même chose que chez Freud de ce point de
vue-là, et que l’invention du sujet-supposé-savoir a la même fonction de pointer un tiers qui a
assurément les plus étroits rapports avec l’analyste, mais vis à vis duquel l’analyste est vraiment prié
de ne pas s’y croire. Donc, il y a du tiers qui n’arrive pas à advenir… et c’est exactement comme ça
que ça marche.
Si vous m’accordez ce point, maintenant, il faut nous tourner vers une toute autre affaire, qui est
celle du pouvoir d’État. La question est trop énorme pour que je prétendre y répondre à la légère, elle
fait suite à une affaire qui m’a toujours passionné, qui a fait l’objet d’un livre traduit depuis maintenant
une dizaine d’années en français : « Les deux corps du Roi » d’Emile Kantorowicz. Livre monument,
publié en 1957, qui développe une théorie médiévale de la royauté qui commence grosso modo au
e
XIV siècle, et qui s’effondre en France en un seul jour, le jour où Henri IV est assassiné. Je vais
bientôt vous dire pourquoi elle s’est ainsi effondrée.
Qu’elle est-elle, cette théorie ? Elle est complexe, assez fuligineuse, longue à se mettre en
place, et nous croyons tous la connaître à travers cette phrase banale : « le Roi est mort, vive le Roi »
C’est hélas beaucoup plus compliqué, mais cela consiste à dire que le roi a deux corps. Un premier
corps comme tout le monde, un corps qui a trois qualités essentielles : il peut être malade, il peut être
fou et il peut mourir, trois qualités… comme vous et moi !
Et puis il en a un autre qui, lui, ne peut
pas être malade, ne peut pas être fou et ne peut pas mourir. Les rapports entre les deux, c’est bien sûr
le pot-au-noir de cette théorie à la fois juridique et théologique extrêmement complexe. Ce qui
d’emblée m’a beaucoup intéressé dans cette affaire de la théorie des deux corps du Roi, c’est que
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j’imaginais
– selon les voies d’une analogie assez fumeuse au départ – que bien qu’il ne fût Roi de
rien du tout, l’analyste avait un peu cette allure là : en même temps, il est là avec son inconscient, ses
faiblesses, personne n’en doute, il est en général pas mal à côté de la plaque ; et puis en même
temps, il est ce sujet-supposé-savoir, cet objet du transfert, ce personnage merveilleux, et plus il serait
porté à s’excuser de ne pas être cela, plus il le sera. (L’un des bons mots de Françoise Dolto fut de
déclarer : « Oh mais vous savez, moi, je ne suis pas le sujet supposé savoir ». Inutile de dire qu’elle
l’est devenue à un point qu’elle n’imaginait pas). C’est assez vicieux, on ne s’en sort pas en disant :
moi vous savez, je ne mange pas de ce pain là. Non, on est coincé dans cette affaire où est à l’œuvre
ce genre de tiers dont je pressentais obscurément que les deux corps du Roi lui apportaient à leur
façon une certaine lumière, et en même temps beaucoup d’ombres.
Que s’est-il donc passé avec l’assassinat d’Henri IV ? Lorsqu’Henri IV se fait assassiner par
Ravaillac, la situation politique est devenue calme. Les conflits religieux qui ont précédé son
installation se sont étouffés et en plus, on a prévu de couronner la Reine aussi, c’est dire qu’elle a
toute sa confiance. Ils ont eu des enfants dont le petit Louis qui a alors 8 ans. Henri IV meurt et à ce
moment là, Marie de Médicis fait quelque chose d’inouï : le lendemain du meurtre, elle convoque le
Parlement dans une séance qui s’appelle un « lit de Justice » et à ce Parlement, elle lui fait reconnaître
le petit Louis comme futur roi, moyennant quoi, elle prend la régence. Or, il y a là une erreur de
logique. Il faut savoir qu’en ce temps-là, le Parlement était la Chambre d’enregistrement des lois,
l’instance juridique du pays. Ce parlement avait été reconnu, lui par Henri IV, donc il tenait ses
pouvoirs du défunt. Une fois celui-ci disparu, le Parlement n’avait tout simplement plus de pouvoir
légitime… Il n’était donc pas du tout à même de reconnaître quiconque. Une séance de « lit de
Justice », vieille invention qu’on date plus ou moins de St Louis, avait lieu quand le Roi promulguait
une loi et que son Parlement, pour diverses raisons, se refusait à l’inscrire. A ce moment là, le Roi
avait deux possibilités : la première était de ranger sa loi et d’attendre des meilleurs jours ; la seconde,
c’était de convoquer un « lit de justice », c’est-à-dire de convoquer tous les membres de ce Parlement
en Habits en cérémonie, d’y venir lui-même en Corps (en habits de cérémonie bien spéciale) et à ce
moment-là de dire à haute et intelligible voix qu’il maintenait sa loi. Et le Parlement n’avait plus qu’à
obéir. Il y avait là un rapport d’autorité franche, une façon de régler les disputes entre l’exécutif et le
législatif. Or le petit Louis, en cette circonstance, n’était pas Roi, il était sûrement l’héritier présomptif,
mais pas le Roi, et donc le Parlement n’avait à lui seul aucun pouvoir de le « reconnaître ». C’était aux
Rois à reconnaître les Parlements, et pas l’inverse, jusque-là.
Un des signes du fait que cette théorie des deux corps du Roi avait vécu, c’est que auparavant,
lorsque le Roi mourrait, on s’empressait de faire une effigie du Roi. Voir là-dessus l’excellent ouvrage
de Ralph Gisey « le Roi ne meurt jamais », récit de l’enterrement de François 1er, l’enterrement le plus
réussi de tous les enterrements royaux de la Royauté Française parce qu’il est mort en période de
calme politique, lui aussi, et qu’ils ont eu un mois pour préparer l’enterrement… Chaque régiment,
Entretien, p. 5
er
chaque personne qui tenait son pouvoir de François 1 est allé rendre son bâton, à St Denis, devant le
cercueil et après, le Nouveau Roi, bien plus tard à Reims les leur a redonnés, mais chacun se
dessaisissait du pouvoir qu’il n’avait plus du fait de la mort du Roi, et qu’il n’avait tenu que de Lui. A ce
moment là, au moment du décès d’Henri IV, la chose tourne court à cause du Parlement lui-même qui
était très soucieux de la pérennité des charges puisque chacun de ses membres voulait a tout prix que
ses rejetons deviennent eux aussi membres du parlement sans avoir à racheter la charge. Il y avait
tout un trafic entre la Royauté et la Noblesse de Robe qui s’installait à ce moment-là. Ils furent donc
d’accord pour reconnaître un Roi qu’ils ne connaissaient pas comme tel, et à partir de là, les effigies,
c’est-à-dire la représentation post mortem du Roi, n’eut plus court. La dernière effigie que nous
possédions est celle d’Henri IV. Louis XIV, Louis XV, Louis XVI iront comme le petit Louis XIII se faire
reconnaître par le Parlement et on ne construira plus d’effigie à leur mort.
Autant finir par une histoire drôle : Louis XIII, installé dans sa Royauté par un lit de Justice, fut
celui qui a tenu plus de lits de Justice que l’ensemble des Rois de France : il avait assurément des
comptes à régler avec cette instance qui l’avait intronisé alors qu’il ne demandait rien à personne.
Cette théorie des deux corps du Roi s’est donc effondrée à ce moment-là en France (la chose fut plus
complexe en Angleterre), et à travers la théorie dynastique des Bourbon, à travers Louis XIV, se
constitue, à l’endroit qui était auparavant ce deuxième corps du roi absolument pérenne, se constitue
petit à petit cet État français qui, en 1789, va se libérer du premier corps du Roi. Louis XVI va le
comprendre à ses dépens…
lire à ce sujet le livre d’Antoine Debecq sur le Corps de l’histoire, qui
pullule d’anecdotes et de réflexions pas anecdotiques du tout sur ce que c’est que la puissance des
métaphores dans l’histoire.
J’en viens maintenant assez brutalement à Mesmer. C’est en travaillant à ce sujet-là que mon
attention a été attirée par un fait, comme bien souvent plutôt minime. J’ai appris que la Société des
Membres de l’Harmonie (les mesmériens) de Bergerac s’était transformée en club des Jacobins sans
perdre un seul de ses membres, en 1793 : les mesmériens deviennent des jacobins : ce n’est pas
extraordinaire, mais quand même… que tous tournent ainsi leur veste d’un seul mouvement… A partir
de là, je me suis réintéressé à Mesmer mais pas comme on le fait d’habitude, en remontant l’histoire à
rebrousse-poils : Freud, Liebault, Bernheim, Bread, Puisegur… Mesmer. J’ai plutôt voulu prendre
Mesmer, comme je m’en suis expliqué : « par derrière » ; soit l’étudier historiquement, le voir non pas
comme le point de départ de ce qui allait aboutir au transfert freudien, mais ce qu’il a historiquement
été : le point final de la première grande vague du magnétisme, une sorte de gigantesque étoile filante.
Ça avait commencé deux bons siècles plutôt – non pas le magnétisme animal, qui est son invention à
lui (1772-76), mais le magnétisme en général. En 1600, le Médecin de la Reine d’Angleterre, un
dénommé Gilbert, publie un livre « De magnete » qui fait un véritable tabac : dans la première moitié
du XVIIe siècle, on parle énormément du magnétisme, la terre est un gigantesque aimant, Kepler luimême s’en empare. Pourquoi la terre tourne autour du soleil ? Magnétisme ! Les Jésuites sont ravis,
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Kircher fonce dans l’affaire et s’en sert pour interpréter tous azimuts, mais comme il n’y a aucun fait,
rien de neuf, comme c’est un pur événement discursif, au bout de quelques décades, ça retombe un
peu.
Mais voilà que débarquent le newtonisme et son attraction universelle. Il faut bien insister sur ce
point si l’on veut comprendre à quel point Mesmer a été l’homme des Lumières, et non pas seulement
le charlatan fumeux que l’on croit connaître d’avance. Au XVIIIe siècle, les partisans du magnétisme
sont les esprits éclairés, pas forcément les newtoniens, mais ceux qui marchent dans l’affaire
newtonienne, les esprits cartésiens français se contentant dans l’ensemble de dire : qu’est ce que
c’est que cette attraction, une action à distance, ça vaut bien l’onguent en question, personne n’y croit.
A ce moment-là, se crée une osmose bien particulière entre l’obscurité de ce qu’est l’attraction
universelle, et l’obscurité de ce que c’est que le magnétisme. Au croisement de ces deux obscurités, il
y a un fait très remarquable : Halley (celui de la comète) part en 1698 sillonner les mers, l’océan
atlantique (il ne se risque pas trop dans le pacifique parce que les Anglais y sont mal vus à l’époque :
portugais et français). Il sillonne tout l’Atlantique et établit la première carte magnétique des
dénivellations magnétiques de l’Océan. Il en tire une théorie qui lui permet de compléter ses cartes là
où il n’est pas allé. Et l’on voit alors apparaître quelque chose qui intéresse énormément les
navigateurs (boussole) : la carte des déclinaisons magnétiques. Pour la longitude, on ne sait pas
comment se débrouiller, la Société Scientifique Anglaise crée un prix de 20 000 livres pour qui sera
capable de déterminer la longitude à vingt miles près. Tout le monde s’y met, personne ne peut douter
que le magnétisme existe puisqu’ils sont tous là avec leur boussole, la terre est un grand aimant, c’est
indubitable ; il y a donc des choses qu’on ne voit pas et qui dirige les aiguilles des boussoles, voilà
l’important. L’hypothèse d’un fluide est vraiment la seule qu’on puisse faire scientifiquement. Vous
mesurez par là la puissance montante de tout le discours scientifique et du discours newtonien : les
planètes tournent en effet très bien comme il l’a dit, et ce discours est en train de gagner, entraînant
peut-être malgré lui dans son orbite le magnétisme animal de Mesmer.
Lorsque ce dernier lance son affaire en 1776, à Vienne, il est dans la position de quelqu’un qui
se range délibérément du côté des Lumières. Il a fallu, je crois, l’Edition de Robert Amadou des textes
de Mesmer pour montrer que dans sa thèse de médecine, celui-ci avait plagié tranquillement un
médecin anglais du début du siècle, Mead, qui était partisan d’une médecine physique dans laquelle
on expliquait que la pression de l’air était aussi importante que la distance de la lune… tout un langage
qui à l’époque passait pour très physicaliste et Mesmer se réclame effectivement de cette tradition, et
lance une médecine d’allure très moderne. Assez vite à Paris (il y arrive en 1778), il a
– c’est aussi la
caractéristique de la psychanalyse quand elle s’est implantée un peu partout –, une clientèle très
bigarrée, des pauvres ou presque, mais aussi bien des gens de la Cour et de la Noblesse de Robe. Et
d’ailleurs, pour vous dire à quel point c’est un homme d’Ancien Régime, son laquais, le célèbre
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Antoine, avait, quand il s’est installé un peu plus tard, rue du Coq-Héron à Paris, quatre hauteurs de
sifflet pour signaler le niveau social de la personne qui entrait, car il y avait quatre baquets : trois très
chers et un pas cher. Mesmer s’est fait ainsi beaucoup d’argent (on a ses chiffres pour l’année 84-85,
il roulait carrosse) et – anecdote : en 1781, Il est déjà en bisbille avec pas mal de sociétés de Paris, il
part à SPA en Belgique et fait savoir qu’il ne reviendra pas en France. Il est assez hautain, et surtout,
grande précision qui concerne Mesmer : il parle très mal le Français avec un très fort accent allemand.
Darnton, historien, l’un des plus sérieux à étudier l’affaire Mesmer, dit que à côté de çà, le charabia de
Cagliostro était la clarté même, c’est vous dire… Nicolas Bergasse, avocat dont nous allons reparler,
fut le rédacteur de pas mal de textes de Mesmer, sa voix lors des réunions de la Société de l’Harmonie
pendant longtemps avant que tous deux ne se fâchent, et Bergasse parlait le plus souvent à la place
de Mesmer. Il y a là une dimension linguistique très importante, c’est beaucoup plus facile d’être un
Mesmer quand on ne parle pas la langue. Donc lorsque Mesmer part à Spa en faisant savoir qu’il ne
reviendra pas, ses clients de la Cour s’émeuvent et convainquent la Reine afin que le Gouvernement
fasse quelque chose pour Mesmer. A ce moment-là, c’est une des rares choses attestée, le Duc de
Maurepas, en position de Premier Ministre, convoque Mesmer et lui propose d’acheter sa découverte
pour 20 000 livres, ce qui est un peu moins qu’au début du siècle mais c’est quand même beaucoup,
et 10 000 livres de plus s’il ouvre une Clinique dans Paris. Mais Mesmer estime que çà ne va pas : il
veut un Château et des Terres. Cela paraît tout à fait extravagant. Il veut encore plus, et plus rien n’est
négociable. Donc l’affaire ne se conclue pas et Mesmer continue d’avoir dans le Paris « bouillonnant »
des années 1780, une clientèle extrêmement bigarrée. Il est tombé au bon moment historique car il y
avait une noblesse de Robe extrêmement frondeuse vis-à-vis du pouvoir Royal, donc des gens qui se
sont portés à ses côtés pour contrer l’autorité des deux commissions d’enquête décrétées en 1984 par
le Roi, l’une très scientifique, l’autre plus cosmopolite. Le combat de Mesmer le pouvoir royal a été un
peu le combat de David et Goliath : quand un pouvoir se met à vouloir pourchasser quelqu’un qui se
trouve dans la position d’être défendu par les opposants à ce pouvoir, bien sûr il devient un enjeu
politique important et en 85-86, non seulement ce sont les esprits des Lumières qui sont du côté de
Mesmer mais aussi ceux qui vont se montrer actifs durant la Révolution (et j’en viens doucement à
mes bergeracois mesmériens qui se muent comme un seul homme en jacobins). Bergasseva être un
constituant, quelqu’un d’important dans le mouvement révolutionnaire, à ses débuts du moins. Ce sont
donc les esprits éclairés qui sont du côté de Mesmer. Je n’en dirai pas plus de ce côté là, car je
voudrais en arriver à ce qui était pour moi l’hypothèse que je n’ai pas su traiter – elle aurait demandé
trop de travail historique et peut-être trop de travail textuel – j’en reviens à mon point de départ au sujet
de la psychanalyse et du pouvoir d’État.
Très classiquement, en tous les cas dans le courant Freudien et Lacanien auquel j’appartiens,
on a tendance à expliquer à quel point un Freud ne pouvait surgir que dans le cas d’une pensée
scientifique, qu’il fallait d’abord l’avènement de la science, Galilée, une certaine coupure
épistémologique pour qu’un Freud fut possible. Mais je trouve qu’on a beaucoup laissé de côté,
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quoique certains auteurs l’aient traité, entre autres peut-être Pierre Legendre, le fait que la subjectivité
est énormément déterminée sur la carte politique. Le sujet du roi et le citoyen de la République, c’est à
une certaine époque le même individu, mais ce n’était certainement pas le même sujet ; la distribution
des cartes n’est plus la même. Or j’ai tendance à penser, et là je vous livre mon hypothèse de travail
que je n’ai pas su travailler autant que je l’aurais voulu, c’est que si on regarde l’histoire du
mesmérisme dans les années quatre-vingt, c’est le boom à Paris, (août 1988 : convocation des États
généraux, septembre 1988 : fin du mesmérisme). Évidemment l’actualité politique a tout chassé :
Mesmer et le reste. Mais parmi les mesméristes, imaginez-vous tout de même qu’il y avait La Fayette,
Cara, Dupresmenil, Brissot (chef des Girondins), des gens de tout bord politique, et qui s’étaient tous
rencontrés autour des baquets. A part cela, ils n’étaient d’accord sur rien ; bien évidemment. Par
exemple, Bailly fut constituant comme Bergasse, alors que 10 ans auparavant, il siégeait dans la
Commission qui attaquait avec violence le mesmérisme… ils se détestaient pas très cordialement.
Bergasse ne disait pas les mêmes choses que Mesmer ; il était rousseauiste, alors que Mesmer
n’avait pas dû lire beaucoup Rousseau. Bergasse tenait un discours qui a disparu sous l’établissement
du citoyen et surtout du lien social qui continue d’être le nôtre et qui grosso modo est encore structuré
par la fête de la Fédération du 14 juillet 1790. Nous sommes encore (François Furet avait beaucoup
dépeint cette situation là, en montrant à quel point le mythe fondateur de ce 14 juillet 1790 est resté
important ; j’imagine que vous l’avez un peu en tête, mais pensez à ce détail là : le 14 juillet 1790, à
midi dans toutes les villes de France, il y a eu des millions de gens pour dire : « oui, je le jure » après
lecture du serment ; alors – comme toujours Paris faisait exception (cela a eu lieu à 2 heures de
l’après-midi) –, il y a eu des gens pour établir ce contrat qu’on dit « social ». On a peine à le croire,
puisque pour nous, ce sont des entités totalement abstraites, rousseauistes, ou à la Hobbes. On
pense plutôt que ce n’est jamais arrivé que quelqu’un aille voir son voisin en lui disant : « j’abandonne
mon droit de me gouverner moi-même si et seulement si tu fais comme moi en vertu d’une tierce
personne ». On n’a jamais vu çà, mais le 14 juillet 1790… presque ! A partir de là, je me suis dit que
cette histoire si fameuse du magnétisme était peut-être devenue quelque chose que, non pas la
science, non pas la rationalité scientifique, mais tout simplement le pouvoir étatique ne pouvait que
marginaliser. Le Lien social, c’était lui. Le Lien social. Bergasse pensait que le fluide mesmérien
permettrait, non seulement de soigner les corps, mais de soigner la société. Sieyes, de son côté,
Sieyes qui lui n’était pas mesmérien, disait : « qu’est-ce qu’il faut faire des corps particuliers » et il
répondait : « il faut les enlever, ce sont des tumeurs ». Voilà un raisonnement mesmérien : il faut
enlever ce qui gêne la circulation du fluide. La France est re-découpée : l’invention des Départements
en est le symbole. On re-découpe la France. A la fois, on se réunit, c’est la fête de la fédération, mais
en même temps, on découpe et on a donc à partir de là toute une thématique de l’homme régénéré.
L’homme d’Ancien système, d’Ancien régime s’épuisait dans des complications à n’en plus finir.
Maintenant, table rase, il y a toute la thématique de l’homme régénéré. Et bien, cette homme régénéré
c’est, jusque dans ses extrêmes robespierristes, un citoyen qui est tout entier tramé par le nouveau
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lien social, celui de la République enfin débarrassée de son Roi. Un Jacobin de 93-94 s’exclame, lors
d’une réunion à Paris, qu’il ne faut plus parler, il faut se décider les uns les autres… en se regardant
dans les yeux. Tout le langage est en lui-même dangereux, le langage est d’Ancien régime si l’on peut
dire, la volonté générale doit tellement traverser le citoyen que des citoyens vraiment citoyens
devraient se comprendre en se regardant dans les yeux. Voilà à quels extrêmes on arrive mais vous
voyez que des arguments de cet ordre, s’ils peuvent être soutenus, qu’est-ce qu’on a à faire du fluide
mesmérien ; il s’est transmué ; il a fondu, il a disparu dans la citoyenneté.
Je me suis permis de penser qu’à partir de là, que ce soit Puysegur, Faria, Deleuze, d’autres
encore, ont eu le soucis de poursuivre l’affaire sous ces différentes formes, ils étaient voués à une
marginalité, non pas seulement par rapport à la rationalité scientifique, mais par rapport au lien social
mis en place de manière très profonde par cette Révolution Française. Je vous passe les détails de
Restauration, de la Charte, etc. Bien sûr, le citoyen d’aujourd’hui n’est plus tout à fait ce qu’il était. Là
aussi, les cartes se redistribuent d’une manière telle que l’inconscient n’est plus ce qu’il était à cause
de cela aussi ; ce n’est pas simplement que les théories s’épuisent à force d’être répétées, çà c’est
une donnée, les métaphores ne vivent pas très longtemps ; on a tendance à dire que les histoires
d’amour durent 10 ans, les bonnes, les sérieuses, eh bien les métaphores c’est à peu près pareil. Et
donc un des drames des générations d’analystes qui se suivent c’est qu’à la troisième génération,
quand on emploie les mêmes métaphores que le grand-père, çà sent le roussi. Or le changement de
métaphores toujours quelque chose de très compliquée parce qu’on n’en change jamais une dans un
coin, on change la zone de production métaphorique, par exemple, la métapsychique, c’est une zone
entière de production métaphorique. L’un des succès de Lacan, c’est précisément d’avoir réussi à
installer une terminologie et toute une métaphorique qui – par exemple, petit détail –, ne jouent
pratiquement pas du fluide alors que chez Freud, l’investissement d’objet qui revient sur le moi, çà
coule de partout, il y a chez Freud une métaphore hydraulique permanente, si vous ne me croyez pas
lisez : « L’esquisse ». Il y a une hydraulique freudienne qui est très intéressante, mais lorsqu’on en a
tiré tout ce qu’on pouvait en tirer, çà donne des écrits absurdes à la 15ème génération, on continue
d’ouvrir les vannes où il n’y a plus rien qui coule. Il convenait de changer de système métaphorique, et
peut-être que çà nous pend à nouveau au bout du nez, mais je voudrais maintenant conclure sur cette
affaire de rationalité politique, du moins quant à ces discussions qui vont continuer, bien entendu, au
sujet des rapports entre l’analyse et le pouvoir d’État.
J’ai voulu préciser que les analystes n’étaient pas en posture de flibustier, je ne les vois ni en
corsaires ni en flibustiers ; il existe cependant une ambiguïté foncière de l’analyse vis-à-vis de la
médecine dans ses rapports avec l’État, et vis-à-vis de la psychologie dans ses rapports avec
l’université, c’est à dire aussi bien avec l’État. Je ne rêve certes pas d’une psychanalyse pure,
détachée de ces liens, parce que je ne donnerais pas cher de sa peau mais, dans cette ambiguïté là, il
y a à penser sa singularité essentiellement sur le plan politique. Comment peut-on articuler une
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certaine rationalité de ce qui s’est d’abord avancé dans l’opacité du mesmérisme, lequel est au cœur
de bien des considérations sur le transfert, comment positionner ce transfert par rapport à la supposée
clarté du lien social dans laquelle nous baignons en tant que citoyen ? C’est là une des tâches dans
laquelle on peut tenter de s’avancer pour essayer de penser ce rapport de la psychanalyse au pouvoir
d’État.
Il y a quand même un rapport étroit entre la constitution des théories psychanalogiques et le lien
social ? Vous avez cité Hobbes « Le Léviatan », c’est une inversion de l’ordre historique des choses,
c’est-à-dire que dans l’histoire, l’association politique est antérieure à l’association des idées, les
premiers théoriciens de l’association sont les gens qui construisent les communes médiévales avec
beaucoup de difficulté et quand Hobbes publie son Léviatan, il fait l’inverse : il dit parce que nous
sommes rationnels et si nous le sommes, c’est que nous sommes capables de calculer sur des
représentations lesquelles s’associent, guidées par la raison parce que les associations libres, il les
évoque mais il dit çà et çà mène à rien, c’est pas sérieux. C’est très intéressant de voir comment plus
tard, tous les……..anglais dénoncent l’association libre justement par opposition à une association
réglée et en fait, ce que Hobbes fait, c’est qu’il construit une psychologie en important en quelque sorte
un modèle politique donc la pensée chez Hobbes est une société….
Ma réflexion sur la troisième personne, sur le tiers, s’appuie sur la notion de personne fictive,
c’est-à-dire sur un statut accordé au tiers comme étant d’abord fictif. Quand on commence à penser
au tiers en terme réaliste, on est perdu et même grammaticalement, je et tu, depuis bien longtemps,
on sait qui c’est. Il, on ne sait pas qui c’est. Le grammairien toujours vous dit : il y a le « il »
personnifié : il m’aime, il y a le « il » neutre : il pleut. Le génie de Hobbes, c’est d’avoir inventé une
troisième personne qui ne peut pas parler si quelqu’un ne parle pas à sa place. Au début, ce sont : les
ponts, les enfants, les fous, tous ceux qui ont besoin d’un tuteur ; ce sont des personnes juridiques,
mais des personnes qui ne peuvent pas parler (juridiquement) parce que ce sont des pluriels. Si par
contre il y a une autorité civile qui veut bien considérer que monsieur X est le tuteur de la personne en
question, alors à ce moment-là, cette personne pourra participer de plein droit à la vie juridique. Vous
voyez qu’ainsi, à partir du XVIIème, entre le « il » qui peut devenir un « je » (le « il » m’aime) et le « il »
qui ne deviendra jamais un « je » (le « il » pleut), il y a des troisièmes personnes qui ne sont ni l’un ni
l’autre, et je suggère que l’inconscient freudien est venu à cet endroit. L’inconscient freudien est venu à
la place d’une troisième personne qui n’est pas tout à fait « je » mais qui n’est pas non plus le « il »
neutre paranoïaque, une troisième personne qui parlerait et qui serait entièrement personnifiée. Une
des définitions de la paranoïa pourrait bien être cela : une troisième personne qui est entièrement une
personne. « Il pleut » = c’est lui qui pleut. L’hypothèse freudienne, pour sa part, s’engouffre dans ce
petit intervalle entre le « il » personnifié et le « il » non personnifié. « Wo es war, soll Ich werden ».
Entretien, p. 11
C’est ce que j’essayais de vous rendre sensible en début de cet exposé, en parlant du fait que
instinctivement, dans la mise en place du transfert, l’analyste est celui qui va ménager un petit
intervalle entre la pure et franche paranoïa et la « two body psychology », là où on serait entre deux,
où on se causerait chacun de l’inconscient de l’autre. Eh bien non, il y a, presqu’à l’inverse, à ménager
cette possibilité du tiers que sera le transfert. Le transfert sera la mise en acte qui résulte du tiers en
tant que possible, et si cela a lieu, on risque bien de voir apparaître des trucs à l’occasion assez
instructifs, qui vont permettre l’interprétation – d’où qu’elle vienne (elle ne vienne pas forcément de
l’analyste). Mais pour cela, il aura fallu faire le ménage, enlever les personnes surnuméraires, pour
que puisse se mettre en place, entre le « il m’aime » et le « il pleut », ce qui a trait aux manifestations
de l’inconscient.
Bibliographie :
E. Kantorowicz, Les deux corps du Roi, Gallimard, Paris.
R. Darnton, La fin des Lumières, le Mesmérisme et la Révolution, O. Jacob, Paris, 1995
G. Le Gaufey, Anatomie de la troisième personne, EPEL, Paris, 1999.
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