
Henri-José Deulofeu
Lontan degli occhi lontan dal cuore : Les énoncés non verbaux sont des énoncés comme les autres.
Les proverbes ne sont pas faits pour nous apprendre quelque chose sur le monde : tous les vrais amis savent par
exemple que l’adage italien du titre est grossièrement faux et qu’il n’est pas nécessaire d’avoir toujours
quelqu’un sous les yeux pour qu’il soit bien présent dans votre cœur.
C’est sans doute que la fonction de ces formules est ailleurs, notamment d’entretenir la convivialité en offrant un
ensemble de lieux communs inoffensifs et codifiés pour nos conversations de voisinage : « Bonjour Monsieur,
noël au balcon, Pâques aux tisons, pas vrai ? « morte la bête, mort le venin, je vous en dis pas plus ». C’est dire
que ces formules jouent un rôle non négligeable dans l’établissement du lien social. Laissant à l’ethnologue ou
au sociologue le soin de nous expliquer pourquoi, le linguiste remarquera seulement que ces formules, à plein
statut communicatif, posent encore bien des problèmes de statut et d’analyse. Je partirai de ce prétexte pour
poser le problème plus général de l’analyse syntaxique des énoncés non verbaux, ou a verbaux selon une
terminologie plus récente (Lefeuvre [99]), type syntaxique dont les proverbes cités plus haut sont des exemples.
Le statut des énoncés non verbaux.
Le statut problématique de ces énoncés concerne d’abord leur usage. Il le plus souvent considéré comme limité
à certaines situations de communication, sans que des données quantifiées soient fournies. Il concerne aussi leur
structure, qui est généralement tenue pour spécifique : beaucoup d’énoncés non verbaux paraissent offrir une
syntaxe non canonique, s’écartant de la structure verbale de la phrase française de base, que tout le monde sait
analyser. Ils sont ainsi relégués dans les marges des grammaires de référence du français : ainsi Riégel et alii
(94) les classent parmi les phrases et les structures « a typiques ». Quand les auteurs font de ces types d’énoncés
un objet propre d’étude, auquel ils accordent un statut en langue non marginal, Benveniste (66), Hjelmslev (71),
Bally (44), Lefeuvre (op. cit.), récemment pour le français, ils leur attribuent une structure spécifique, qui
reposerait sur d’autres principes que ceux qui structurent les phrases verbales : « la phrase averbale, autonome, a
développé des structures qui lui sont propres » Lefeuvre (op. cit. : p. 126). Je voudrais suggérer dans cet article
que la double « spécificité » en usage et en structure qu’on attribue à de tels énoncés tient aux outils descriptifs
qui sont utilisés. Selon l’approche, ils apparaîtront comme exigeant de nouveaux outils d’analyse ou
parfaitement descriptibles au moyen de ceux avec lesquels on analyse les phrases verbales.
Du point de vue de l’observation des usages, on peut ainsi opposer deux conceptions. Une conception
traditionnelle qui distingue des constructions dont l’emploi apparaît à l’intuition comme possible dans tous les
contexte et des structures « marquées » dont l’emploi serait limité à des contextes particuliers, ou même qui
seraient « proscrite(s) de la langue correcte non marquée » Lanérès ( 92 : p. 118). Une conception plus récente
liée à l’amélioration de nos moyens d’observation des faits de langue, que l’on peut caractériser comme la
linguistique de corpus, montre au contraire que l’emploi de toute forme syntaxique varie en fonction du genre de
texte où elle apparaît ( Biber (88)). Biber et alii (99) ont ainsi donné une présentation fondée sur une répartition
en genres des constructions de l’anglais contemporain. Dans cette perspective, la fréquence d’apparition des
phrases sans verbe serait fonction des « genres de textes », ce que certaines études citées plus loin semblent
confirmer, mais cela ne leur serait pas spécifique, puisque ce serait le cas pour toute construction, y compris pour
les phrases verbales canoniques.
Du point de vue des structures, on peut également opposer deux manières d’aborder les énoncés qui ne sont pas
principalement articulés autour d’un verbe conjugué. Une première manière est d’y voir des types syntaxiques
particuliers, qui doivent être étudiés parallèlement aux phrases verbales canoniques. C’est le plus souvent le cas
dans les études sur le français écrit, notamment dans celle de Lefeuvre (99), qui sera notre référence pour cette
première approche. Une autre façon de voir les choses est de considérer que ces énoncés constituent au contraire
des réalisations parfaitement attendues des structures syntaxiques fondamentales d’une langue donnée. C’est
cette attitude qui est illustrée dans Cresti (1998) dont nous ferons le représentant de la seconde approche.
L’hypothèse plus spécifique que je défendrai ici est que l’on attribuera un caractère spécifique ou régulier aux
énoncés non verbaux selon la conception de la syntaxe qu’on adopte. Pour les syntacticiens qui adoptent un
modèle à composante syntaxique unique, fondé sur la notion classique de « phrase », définie à partir du modèle
de la construction verbale canonique, les énoncés non verbaux sont en quelque manière spécifiques par
construction. Au contraire, pour ceux qui, à la suite de Meillet (1924), distinguent syntaxe de rection et syntaxe
par parataxe ou d’après Perrot (94) syntaxe de l’énoncé comme phrase et syntaxe de l’énoncé comme message ,
ou encore, plus récemment, comme Cresti (95), Blanche-Benveniste (97) adoptent une composante syntaxique à
deux modules : celui des constructions fondées sur la rection (micro-syntaxe) et celui des relations hors rection (
macrosyntaxe), il est possible de décrire les énoncés non verbaux avec les mêmes outils que les énoncés verbaux.
L’article illustrera donc l’hypothèse de la non spécificité des énoncés averbaux selon la démarche suivante :
dans une première partie, on montrera qu’une étude fondée sur les distinctions en « genres » des productions des
locuteurs permet de conclure que le caractère marginal de ces structures dans les usages est un faux problème :
tout dépend du genre pris en compte.