La plume et le masque Entretiens avec Philippe Caubère Questions et mise en texte de Patrice Ruellan I 19 décembre 1999 (À La Chargère, domaine ayant appartenu au grand-père de Philippe Caubère et dans lequel il s’est installé depuis l’été 99 ; dans la grande salle qui fait aussi office de bureau et de lieu de répétition.) Pour commencer, parlons de ce que tu fais en ce moment, le travail pour L’Homme qui danse, puis nous reviendrons sur des éléments plus anciens. Où en est ce spectacle aujourd’hui ? C’est déjà un peu plus long que ce que j’imaginais. As-tu évolué dans la perception de ton propre texte ? Tu dis, par exemple, je ne coupe pas. Je ne coupe pas. Enfin si ; mais le texte étant comme un organisme, je coupe en fonction de lui, de ce qui lui permet de vivre. Je ne peux pas — ce n’est pas que je ne veux pas, je voudrais bien — je ne peux pas couper en fonction du commerce, ni de la fatigue de l’acteur, ni de celle du spectateur, à savoir si les gens vont se décourager ou pas, s’ils vont partir ou ne pas partir... J’ai toujours fonctionné comme ça, à partir du Roman d’un acteur, seulement là, c’est plus compliqué parce que le texte est beaucoup plus fourni, surtout parce qu’il y a plus de versions, et quand j’entasse toutes ces versions que j’ai sur l’ordinateur, j’aboutis à des monstres. Alors, je coupe parce que les organismes ne peuvent plus respirer, il y en a trop. Mais il y a un moment où je retrouve une version qui est à peu près la synthèse des cinq, six, voire sept versions initiales, et qui regroupe tout ce qu’il y avait d’intéressant dans les autres. Celle-là, elle est comme ça et c’est ce qui me fait dire aujourd’hui que L’Homme qui danse ce n’est pas trois spectacles, mais quatre ; enfin deux fois deux. Du coup, je retombe sur mes pattes. Et puis, créer deux spectacles, c’est mieux que trois : je vais pouvoir les jouer plus ; c’est toujours pareil, c’est du roman mais c’est du roman vivant ; donc jouer les spectacles, c’est les écrire autant que pendant la préparation. Par le jeu, le texte est donc modifié ? Oui, ça va bouger. Ça va prendre sa place : des choses vont tomber, d’autres vont être rajoutées, ça va pousser. À quel moment les cinq, six, sept versions ont-elles été réalisées? En 80. Et dans ces versions, je compte La Danse du diable, alors ça peut aller entre deux et cinq, six ou sept versions, suivant les passages. Alors que pour Le Roman d’un acteur — et pour cause puisque je ne pensais pas l’utiliser — , il n’y avait qu’une seule version, un récit linéaire que j’improvisais, un premier jet, c’est tout ; jamais une improvisation n’a été faite deux fois. Pour Le Roman d’un acteur, tu es parti de cent-quarante heures d’improvisation. Oui, mais c’était un récit unique, pour la simple raison que je ne pensais pas l’utiliser, sauf la partie Ariane. Que je devais couper pour faire un scénario de film. D’ailleurs, ça avait déjà résisté, puisque le scénario, je n’arrivais pas à le faire : il fallait que ça rentre dans une heure quarante ; or, au bout du compte, Ariane I, Ariane II, ça durait six heures. Je n’y arrivais pas, ça se dénaturait complètement, ça n’avait plus de sens. À l’origine, le film devait être Ariane I, Ariane II uniquement, sans le reste ? Oui, l’idée du film, c’était de faire un scénario qui racontait L’Âge d’or. Alors, à force de couper dans les dialogues, pour faire plus court, moins répétitif, j’aboutissais à quelque chose de très maigre, très concis et... très con. Je ne comprends toujours pas ce phénomène, c’est pourquoi je suis un peu découragé, Page 2 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 en ce moment ; je peux mettre ça sur le compte de mon inaptitude totale à écrire ou alors quelque chose qui... je ne sais pas, je ne sais pas faire court. Pour faire court, il faut que je fasse Aragon, ça fait une heure et demie, chaque spectacle, et encore. Mais à partir du moment où c’est de l’improvisation et que l’improvisation est réaliste, c’est-à-dire qu’elle reproduit la vie, c’est long. Si je ne veux pas tricher, c’est long, même en coupant, et déjà je coupe énormément, surtout quand j’ai six ou sept versions par scène : ça veut dire que j’ai travaillé un mois et demi d’écriture, de coupe, de coupe ; l’écriture, c’est couper. Mais au bout d’un moment, on ne peut plus couper ; ou alors, ce n’est pas la peine, faisons La Danse du diable parce que, là, pour La Danse du diable, j’ai coupé, vraiment. J’ai surfé, j’ai réussi à faire une ellipse de l’histoire et pour les trous qu’il y avait — Ariane, tout ça, c’était trop compliqué — j’ai inventé une histoire qui symbolisait tout. D’ailleurs, là encore, les plus gros problèmes que je rencontre ce sont les moments qui sont encore La Danse du diable et qui sont incontournables. Mais, c’est beaucoup plus simple que ça : quand j’ai fait La Danse du diable, pour de nombreuses raisons, y compris des raisons très terre-à-terre, j’ai voulu donner une image idéale de ma mère ; pour des raisons psychologiques, pour des raisons commerciales, parce que j’avais faim — il fallait que je bouffe — , donc j’ai fait un spectacle comme un conte de Noël, édulcoré, qui ne dérange personne. Ça a fonctionné d’ailleurs puisque c’était une envie sincère ; mais là, c’est autre chose ; l’envie, c’est vraiment de livrer le paquet, de montrer le vrai portrait de ma mère et c’est vrai que ce n’est pas pareil du tout ; le portrait que je vais donner là est extrêmement contrasté et extrêmement violent. Dans une forme beaucoup plus réaliste ? Hyperréaliste. Et surtout, beaucoup plus cruelle. C’est un personnage que, peut-être, beaucoup vont trouver monstrueux. Évidemment, c’est ma mère, donc c’est un monstre ! C’est injuste en même temps. Mais la seule chose qui légitime ça, c’est qu’elle soit morte et que je pense qu’on a tous les droits si on peut, d’une façon ou d’une autre, redonner vie à quelqu’un. C’est aussi un travail que tu n’aurais pas pu faire si elle avait été vivante ? Je ne sais pas. Ça m’aurait posé des problèmes, c’est sûr. Disons que ça m’aide qu’elle soit morte. Il est évident que si j’avais donné ce portrait d’elle quand elle était vivante, c’aurait été, pour elle un choc énorme ; je ne sais pas si j’aurais osé. Déjà, dans La Danse du diable... Oui, bien sûr... Mais là, c’est une version fidèle à l’improvisation ; et c’est là qu’est mon envie, aujourd’hui. C’est vrai que chacune de ces improvisations a duré pas moins de trois heures ; je dirai que la longueur est inscrite dans la chose même. Au cinéma, c’est pareil, quand on filme dans un certain tempo, on ne peut pas récupérer ça au montage. Il y a eu ce problème avec Molière ; ils avaient essayé de monter ça en trois heures et ils y étaient parvenus. Je l’ai vu : c’était hallucinant, ça n’avait aucun sens parce qu’Ariane avait filmé dans un tempo qui n’était pas celui d’un film de trois heures, même si elle n’avait pas voulu trop se poser la question pendant le tournage. Après, les monteurs essayaient de faire à l’américaine, des ellipses, comme on fait toujours, mais ce n’était pas filmé dans cet esprit-là, donc... ça ne marchait pas. Moi, je dirai plutôt, quand je vois le résultat, que je me demande comment je suis parvenu, à l’époque, à sortir un petit spectacle, pas grave, qui ne m’a pas posé de problèmes, d’un machin pareil. Je sais pourquoi : j’étais vraiment en état de survie ; j’étais dans une telle angoisse, dans une telle solitude, dans une telle peur, que c’est l’instinct de survie qui a fait que j’ai trouvé cette petite chose délicate. Mais ce n’est pas délicat, là, ce n’est plus délicat. Là, je suis dans un roman de Calaferte, ou de Céline ; alors que La Danse du diable c’était un conte de Noël ; c’était une petite fable que j’ai compensée par un jeu avec beaucoup d’énergie. C’est pour ça qu’à la fin, j’étais frustré de jouer La Danse du diable : parce que cette gentillesse, cette chose qu’il y avait là, c’était fait pour bouffer, c’était fait pour me calmer moimême, mais il manquait l’essentiel : la tragédie d’une femme normale ; c’est une mère normale, banale. À Page 3 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 un moment, elle le dit qu’elle est une mère qui ne sait pas élever ses enfants ; je pense à l’éducation — là, je suis dans La Mère donc je ne parle que de ça — mais l’éducation, de toute façon est vouée à l’échec... À propos de l’autobiographie : est-ce un genre qui t’a nourri, qui t’a inquiété ? Est-ce une vieille histoire, pour toi ? On connaît Les Carnets d’un jeune homme ; mais avant, par exemple, as-tu écrit des journaux intimes, enfant ou adolescent ? Non, la biographie m’a pris plus que je ne l’ai prise. Elle s’est imposée à moi. Ce n’était pas ça mon rêve, c’est aussi pour ça que je rejoue peut-être sans arrêt cette histoire. Mon rêve, c’était d’être Gérard Philipe ; c’était de jouer les grands rôles ; c’était de jouer Rodrigue, mais sûrement pas de faire une autobiographie. Alors, Les Carnets d’un jeune homme sont à peu près concomitants avec La Danse du diable ou les improvisations qui en sont à l’origine ? Non, pendant Les Carnets d’un jeune homme, je suis au Théâtre du soleil, sauf à la fin. Mais, disons que l’idée de l’autobiographie est venue au même moment. Pas avant. C’est vrai que si mon rêve était d’être un acteur romantique — mon fantasme, ce qui m’a poussé à faire du théâtre — , ma nature, quand même, est toujours de jouer des trucs comiques ; et puis, surtout, je suis arrivé en 68 et c’était déjà fini ça. Le rêve a explosé parce qu’en Avignon 68, tu comprenais bien que tu ne pouvais pas être un acteur romantique ou alors il fallait être danseur chez Béjart. Et puis après j’ai probablement — je n’ai pas réfléchi à ça, je le pense en te le disant — j’ai transformé ce fantasme dans le théâtre politique, être le héros, l’acteur révolutionnaire etc. Après, j’ai rencontré Ariane et là, c’est autre chose, je suis tombé sur un vrai travail artistique et, quand même, j’ai compris que derrière ces fantasmes, j’avais envie d’être un artiste. Mais je crois que c’est elle qui m’a amené à l’autobiographie. La notion de faire un truc autobiographique, c’est Ariane. Avec l’improvisation — quand on improvisait avec les masques — quand je voyais comme ça révélait de choses intimes, je me disais ce serait incroyable qu’un acteur, un jour, improvise sur sa vie, parce que nous, on improvisait sur Abdhallah, sur les capitalistes, sur les ouvriers arabes, en se projetant toujours dans autre chose que soimême comme font les acteurs quand ils jouent des rôles. Mais je me disais : si au lieu de se projeter dans une vision fantasmatique de la lutte des classes ou dans l’Inde ou la Chine, on se projetait dans sa propre vie, on pourrait faire sortir le roman. Voilà et puis après, c’est lié à ce que j’ai aimé, ce que j’ai lu, ce que j’ai découvert de l’extérieur, Woody Allen, Chaplin — moi, je n’aimais pas Chaplin quand j’étais jeune, je trouvais ça sentimental, c’est Ariane qui m’a fait aimer Chaplin — je me suis dit : mais, en fait, c’est une autobiographie. Chaplin, c’est tout à fait autobiographique : il raconte sans arrêt son enfance... Et puis après, Woody Allen, et puis Bergman, tout ce que j’aimais était toujours autobiographique, même Fellini, à la limite. Pas autobiographique au sens limitatif. Et puis après Proust évidemment ; quand j’ai découvert Proust, c’est là que j’ai commencé Les Carnets. Proust, c’est la preuve absolue, c’est l’œuvre d’art et la vie. Et puis surtout, dans l’improvisation, je crois que j’ai vu le lien entre jouer la comédie et écrire, puisque, de la même manière que je rêvais d’être un acteur romantique, je rêvais d’écrire et c’était aussi inaccessible, pour moi, l’un que l’autre. Alors qu’improviser permettait à la fois de jouer et d’écrire. Plus tard, c’est autre chose, après avoir quitté le Soleil, quand j’ai eu envie d’écrire une pièce, l’autobiographie m’a rattrapé ; c’est-à-dire que pour être dans le vif, dans le vrai, il a fallu que je joue ma vie. C’est là que Tailhade a joué un rôle très important quand il m’a dit : « arrête d’inventer des histoires, joue Ariane ; arrête d’inventer l’histoire d’un artiste tout seul dans une vieille maison, » — comme je suis, là — « d’un fou complet, joue Ariane » . Et là, en effet, quand j’ai improvisé, je me suis rendu compte que ça soulevait des morceaux entiers de réalité et c’est ça qui est le plus intéressant, surtout au théâtre parce qu’on ne le voit jamais. Et, dès le début, il y avait l’idée du film Le Roi Misère ? Non, c’est après La Danse du diable. Après, comme j’ai focalisé l’angoisse sur Ariane ; c’est-àdire qu’il y avait Ariane sous des noms différents, mais enfin il y avait le personnage d’Ariane et que ça Page 4 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 m’angoissait horiblement de le montrer — je me dis que, probablement, ça aurait été pareil avec ma mère si elle avait été vivante, (Ariane était bien vivante...) — mais l’envie de jouer Ariane était plus forte que tout, donc j’ai re-improvisé, j’ai re-inventé l’histoire autrement ; je l’ai re-racontée. Là, par contre, le film, c’était une façon de me protéger : faire un film, tu es planqué ; ça se passe entre initiés, les noms ne sont pas les vrais noms, c’est une fiction... Jouer, c’est autre chose, tu es sur le plateau, c’est comme de faire la guerre dans la tranchée et pas dans un bureau — je n’ai jamais fait la guerre, mais je suppose... —. Quand tu joues, tu es impliqué physiquement, tu es là. Est-ce plus facile d’improviser plutôt que d’écrire avec un stylo, face à une page ? Écrire face à une page, je ne dirai pas que c’est facile. C’est difficile d’écrire... bien ; face à une page. Mais écrire des choses concrètes, c’est très, très difficile ; c’est pour ça que personne n’y arrive... Tout le théâtre moderne est un théâtre abstrait ; c’est pour ça qu’on monte sans arrêt les classiques, parce que c’est concret, c’est réaliste. Même des auteurs comme Koltès ? Pour moi, oui. Je pense que ce que je fais est en rupture et en lutte contre ça. C’est comme si j’étais peintre et que je faisais de la peinture figurative. L’art abstrait et l’art figuratif, c’est la guerre. Moi, je suis dans un rejet total du théâtre abstrait, y compris de la mise en scène des classiques qui rentre maintenant dans le domaine du théâtre abstrait. Comme par hasard, j’aime Tchekhov, j’aime Molière, c’est concret, c’est réaliste. C’est drôle, en faisant ma gym, j’écoutais l’interview formidable de Vilar par Agnès Varda et il dit, en substance, qu’il a l’impression que l’avenir du théâtre est non seulement le théâtre réaliste mais le théâtre hyperréaliste... Ça m’a donné un coup de... Dommage qu’il soit mort ! Je pense que représenter la vie sur la scène, sur le plan artistique, c’est entrer en résistance : il n’y a plus d’unité de lieu, il n’y a plus d’unité de temps. Même le théâtre de Koltès, ça se passe sur un quai, entre deux personnes qui parlent. Ou alors le théâtre de Novarina qui complètement abstrait... Ça se passe toujours dans un endroit où il y a des gens qui rentrent et qui parlent, comme le théâtre de Racine. Je sens ça, même les sketchs, même les comiques à la télé, c’est la coiffeuse, c’est l’employé de la Sécurité sociale, le mec qui va se faire engager à l’armée ; les sketchs de Pierre Palmade, c’est l’unité de temps, l’unité de lieu. Ou alors, on parle aux gens, comme Boujenah ou comme Bedos. Peut-être, en effet, que le seul qui sorte de ça, c’est Devos qui, lui, est vraiment dans un concret abstrait. Ou Zouc qui est dehors, dans un truc... Zouc, pour moi, ça a été énorme comme influence... Je travaille pour un théâtre réaliste qui raconte la vie, qui représente la vie sur scène, qui reproduit la vie sur scène. Or toute l’aventure théâtrale du vingtième siècle, c’est l’inverse, à part Antoine, c’est toujours le théâtre abstrait. C’est symbolique... Sauf Ariane qui, elle, cherche la réalité à travers une transposition. Et si : Peter Brook aussi, il y a une réalité. Mais même le théâtre de Chéreau, c’est un théâtre complètement symbolique, que j’aime beaucoup, d’ailleurs. Koltès, pour moi, c’est complètement allégorique ; même Genet, même de très grands auteurs ; je ne ressens pas ça avec Ionesco, par exemple ; Beckett, c’est complètement abstrait et au fond ça m’ennuie. Et y compris quand les classiques sont montés comme ça, comme c’est le cas aujourd’hui. Ça ne m’intéresse pas. C’est très rare de voir un classique monté concrètement ; je l’ai vu avec Jacques Mauclair quand il a monté L’École des femmes, c’était concret. Bon... Donc, tu écris ; par le moyen de l’improvisation, tu aboutis à une œuvre qui a une réalité : elle devient des livres ; c’est joué par d’autres... Je fais tout pour. Maintenant, savoir si c’est de la mégalomanie ou si c’est parce que j’ai conscience que c’est une œuvre, honnêtement je n’en sais rien. C’est le pari pascalien : parions que c’est bien mais... Le seul critère que je peux avoir, c’est que ce ne soit pas chiant. Savoir que mon livre Le Roman d’un acteur, on peut le lire et s’amuser, se marrer. Voilà, pour moi, vraiment, c’est un critère fondamental. Ça peut être n’importe quoi, mal écrit, mal foutu, trop long, mais est-ce qu’on a envie toujours qu’il y en ait plus ? Si c’est ça, je suis bon. Parce que, sinon, il y a tout ce qu’il ne faut pas faire : Page 5 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 c’est trop long, ce n’est pas bien écrit, ça ne parle que de moi, que de ma mère, c’est le même brouillon... Je ne vois que des arguments contre... Tu parles d’un lecteur de ton œuvre... Ou d’un spectateur déjà. C’est du théâtre quand même : c’est fait d’abord pour le spectateur, le lecteur... Mais Le Roman d’un acteur par contre, je l’ai édité, oui. La Danse du diable, je pense que c’était illisible. Ça peut être monté comme c’est par des jeunes qui font des cours de théâtre, qui passent des concours : ils apprennent des bouts de La Danse du diable mais je n’éditerai plus jamais un texte comme j’ai écrit La Danse du diable, brut, sans indications scéniques. Par contre Le Roman d’un acteur, je l’ai vraiment édité pour que ce soit lu comme un livre de Courteline, de Pagnol ou de Sacha Guitry — je ne compare pas, évidemment — et je sais que ça marche ; je ne dis pas que beaucoup de gens l’ont fait, mais ceux qui l’ont fait, l’ont lu vraiment. C’est amusant à lire. Et ça aussi, c’est très important de faire un théâtre qui amuse les gens, dans l’art, dans la création, sans aucun compromis avec rien du tout, y compris sans compromis avec l’ennui ; d’où l’ennui est exclu. J’exclus l’ennui ; je m’interdis que les gens s’ennuient. Et tu penses que ça peut être produit par d’autres ? Jusqu’à présent, il y eu des tentatives : ce que tu as fait ; Les Loups masqués... Est-ce qu’il n’y a pas cette volonté, a priori... Oui, de faire un film, mais ça, c’est un échec. Ça n’a pas marché, ça a fonctionné quand je l’ai joué, moi. Donc, honnêtement, je ne sais pas encore. Serge Valletti a sorti un livre d’entretiens formidables sur le théâtre, qui a été édité par La Chartreuse, où il parle de ça, de ce que c’est d’être acteur-auteur et d’être auteur et il dit une chose simple : « le jour où un metteur en scène a eu envie de monter ma pièce, j’étais un auteur » , c’est tout, c’est ça être auteur. Devenir auteur, de fait, écrire, cela appartient au même rêve romantique qu’être acteur ? Non, ce sont deux rêves contradictoires, parce qu’écrire ce n’est vraiment pas être romantique, et jouer romantique, c’est jouer comme un chanteur de charme, comme Julio Iglesias ; écrire, c’est l’inverse. C’est pour ça que j’en suis arrivé à improviser, parce que ce sont deux rêves qui se culbutent l’un l’autre. Écrire, c’est se coltiner avec la réalité, avec soi-même. Et jouer, c’est pareil : si tu veux vraiment être un bon acteur, il faut renoncer au rêve romantique, il faut aller chercher au fond de toi-même les vraies choses, il ne faut pas seulement vouloir être beau et plaire aux filles — surtout quand tu découvres que si tu veux vraiment plaire aux filles, il ne faut pas chercher à leur plaire — il faut chercher à être bon et à être vrai, c’est tout. Dans l’écriture aussi, il y a une volonté de plaire... Oui, bien sûr ; quand je dis que je ne veux pas qu’on se fasse chier, c’est ça. Je veux que les gens s’amusent tout le temps. Donc, c’est plaire. J’ai toujours senti que faire du théâtre, c’est comme faire l’amour. Je dirai même que c’est pouvoir faire au théâtre ce qu’on ne peut pas faire quand on fait l’amour : une fois qu’on a tiré un coup, déjà, il faut se remettre. Au théâtre, on peut jouir pendant trois heures d’affilée : donc, la notion de plaisir est très importante aussi. C’est vrai qu’à chaque fois que j’ai vu un spectacle où vraiment j’ai pris mon pied, physiquement, c’est inoubliable ; 89 d’Ariane par exemple, où je ne me suis jamais ennuyé un seconde, c’est-à-dire où tout ce qui se passait m’intéressait, sans exception, sans dire ça c’est bien, ça ce n’est pas bien ; un spectacle comme ça est une expérience, comme le livre que tu dévores ou le film ; mais c’est plus fort que tout parce que c’est concret, c’est vrai, c’est physique. Donc, moi, j’essaie de faire des spectacles comme ça, où les gens prennent ou rejètent, Page 6 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 mais ne peuvent pas prendre un bout et pas l’autre, et où ils sont obligés d’accepter ou de refuser l’ensemble. Chez toi, le plaisir sur la scène... Oui, ce n’est que ça ! Et ça marche à tous les coups ? Avec mes spectacles, ce n’est pas arrivé souvent que ça ne marche pas. Il y a toujours la peur terrible que ça n’arrive pas. Mais quand je joue le spectacle, en général, ça marche. Les répétitions, c’est autre chose : c’est très dur, la répétition, la préparation. Ce que je fais en ce moment, c’est ce que j’ai fait de plus dur, depuis La Danse du diable. Mais, sur scène, il n’y a jamais de lassitude ; il y a de la fatigue, il y a des accidents physiques, il y a des déprimes, il y a des dépressions nerveuses, mais il n’y a jamais d’ennui. C’est du plaisir brut, c’est du plaisir violent. Il y a la peur, il y a des terreurs, des angoisses, mais il n’y a pas d’ennui. La peur que ça ne marche pas ? Tout le temps, oui, bien sûr. Peur que ça ne marche pas, peur de ne pas y arriver, de ne pas me rappeler du texte, de ne pas arriver au bout, que les gens s’emmerdent, qu’ils foutent le camp. Une peur violente de ne pas plaire... Pour revenir à L’Homme qui danse : tu en es à la première partie que tu appelles La Mère... La Mère ou L’Enfance, je garde encore cette possibilité, mais je pense que ça s’appellera plutôt La Mère. Je le saurai quand j’aurai fini le spectacle.1 J’aimerais que tu t’expliques sur l’existence de tes personnages — la mère existe, elle est là, sur la scène — , comment ressens-tu ce phénomène complexe qui est de jouer un personnage, de le faire exister, qu’il soit toi et pas toi en même temps ; enfin, c’est toi qui fait exister un personnage qui n’est pas toi. Je ne sais pas ce que sera L’Homme qui danse, mais je pense que ça fonctionnait de cette manière identique pour La Danse du diable et Le Roman d’un acteur, même sous des formes différentes, c’est-àdire que tu « donnes à voir » les personnages. Mon principal souvenir de La Danse du diable, la première fois que je l’ai vue au début des années 80, et un des plus forts, c’est le salut final où je n’arrivais pas à croire que l’acteur vienne seul, à la fin. Je me disais, il n’est pas seul, ils sont quarante à saluer : de Gaulle, Malraux, Mauriac, La Mère, Robert, etc. Comment analyses-tu ou ressens-tu ça : quand tu improvises, puis quand tu joues le spectacle, te vois-tu mettre en avant le personnage ? Je n’ai pas l’impression que c’est moi le personnage ; je n’ai pas l’impression que moi, je suis ma mère, mais je vois ma mère, ou je vois Max, ou je vois Bruno, ou je vois Ariane. C’est-à-dire quand je joue ces personnages — ça, je l’ai vraiment analysé, avec curiosité — j’ai l’impression qu’ils sont là. Il y a une sorte de dédoublement alors... Oui, c’est de la schizophrénie. J’ai l’impression qu’ils sont là et je le dis d’autant plus que j’ai vécu, une fois, un phénomène de vraie schizophrénie, après l’absorption maladroite d’un produit somnifère à effets secondaires. C’est exactement comme ça quand je joue, sauf que c’est jouissif, et pas angoissant ; c’est-à-dire que je vois Max et il me fait mourir de rire ; je le vois, il me parle, et pourtant c’est moi qui le joue. La Mère, c’est pareil, je vois ma mère, elle vit, elle est là, et pourtant, je la joue. C’est comme si j’étais son reflet dans un miroir. C’est vraiment amusant, c’est vraiment intéressant, c’est 1 La première moitié s’intitule en fait Claudine et Le Théâtre ; voir II, entretien du 17 mars 2000. Page 7 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 comme si je n’étais pas moi-même : je suis le reflet de ma mère dans un miroir, je suis un miroir, et les gens, du coup, la voient dans le miroir. Il y a ma mère, elle est là, moi je la vois là, vraiment, et moi, je suis le miroir, et les gens sont là, et, eux, voient le reflet dans moi. Et du coup, elle vit. Il doit y avoir une explication rationnelle à tout ça, mais le plaisir vient, je crois, aussi énormément du fait qu’on n’existe plus soi-même ; c’est merveilleux, on est délivré de soi-même. C’est pour ça que le personnage de La Mère dans L’Homme qui danse est beaucoup plus violent, dévastateur, prédateur, c’est une vraie mère, quoi. Les frustrations sexuelles, tout ça, elle fait des choses monstrueuses, avec son enfant, avec son adolescent d’enfant, mais je n’arrive pas à la juger : tout ce qu’elle fait me semble juste. Elle pourrait tuer quelqu’un que ça me paraîtrait juste, parce que c’est drôle, parce que c’est du ressort comique, parce que c’est dans la logique du personnage. Et plus elle est comme ça, plus elle me plait, et je la comprends. Quand on joue Richard III, on défend Richard III, si je joue Ariane, je vais jouer l’Ariane la plus méchante possible, la plus injuste possible, mon plaisir sera là. Et je sais que le plaisir du public sera ça ; ce ne sera pas d’essayer d’arranger les choses. Donc le plaisir va être, si on veut être simple, de reproduire un être humain. C’est extraordinaire de pouvoir représenter un être humain... Et de se perdre... ...Qui n’est pas soi-même, quelqu’un d’autre, qu’on a bien connu, qu’on a bien observé, qu’on a supporté, subi, et de le reproduire. Et le plaisir extrème, c’est quand le spectateur, par son rire, te fait comprendre qu’il te comprend : « oui, moi aussi, j’ai une mère comme ça... » . Alors, on peut trouver ça un peu pauvre comme justification pour faire du théâtre, — il y en a même qui ont dit : « poujadiste ! » ,mais moi, je m’en fous — . Je veux que mon théâtre serve à quelque chose ; si ça ne sert à rien, ça ne m’intéresse pas. Il faut que le théâtre ait une fonction, je dirai presque curative ; je crois vraiment à la nécessité psychiatrique du théâtre. Je fais du théâtre pour me soigner ; et pour soigner les autres. C’est vraiment tout le paradoxe de ton travail. Dans la vision de spectateur que je défends, quand je vois tel ou tel acteur dans Richard III, ou Molière, je vois toujours l’acteur qui est en train de jouer. On le voit toujours, on se dit : c’est Desarthe qui joue Hamlet, et, par moments, grace aux grandes qualités des comédiens, on oublie un peu la personne qui joue au profit du rôle. Justement, chez toi, le paradoxe, c’est que tu racontes ta vie, tu parles de toi, très intimement, et — j’ai toujours eu cette impression pendant tes spectacles — on oublie complètement que c’est toi qui est en train de jouer un personnage. Oui, sauf que je me suis fait une réputation de « performer » , c’est-à-dire que les gens disent : « le numéro d’acteur etc. » . Et moi, j’ai toujours un problème avec ça parce que oui, ils ont raison, c’est un numéro d’acteur, mais, moi, je ne le vis pas comme un numéro d’acteur, du tout. Sauf, peut-être, à certains moments, quand je fais Johnny Hallyday, par exemple, mais ce n’est pas tellement le numéro d’acteur qui me plait, c’est faire Johnny qui me plait, c’est de faire le petit Robert qui voit Johnny Hallyday et surtout de m’imaginer, moi, Johnny, de faire Johnny, d’être à sa place... Et puis que les gens le reconnaissent. Ou de jouer ma mère, c’est un immense plaisir par rapport aux femmes ; c’est merveilleux de jouer un accouchement, de jouer des choses de femmes, de montrer aux femmes que tu peux rentrer dans leurs histoires. Et c’est vrai ce que tu dis sur l’acteur : ça a été mon problème avec Aragon, par exemple, ou avec Suarès, quand j’ai pris le texte, d’essayer de le faire passer ; que le numéro d’acteur soit là, assumé, mais qu’au bout du compte ce qui passe, ce soit la poésie. Et là c’est pareil, il ne faut pas que ce soit le numéro d’acteur qui prime. Mais je vois ce que tu veux dire ; le problème c’est qu’il y a un style de jeu de l’acteur beaucoup plus fort que ce qu’on croit ; tous les acteurs jouent dans le même style. Maintenant en plus, La Comédie française ayant rejoint, je dirai, la tradition moderniste, ne se voulant plus du tout représentante de la tradition ancienne — ce que moi je regrette — , donc La Comédie française joue dans le style moderne. En fait, tout le monde joue dans la tradition moderne, dans le théâtre abstrait moderne. Seuls, peut-être, échappent à ça Peter Brook, Jacques Mauclair, le théâtre de boulevard, par moments, et Ariane avec son inspiration orientale — je simplifie, on est d’accord — mais, en gros, chaque fois que je vais au théâtre, je retrouve les mêmes acteurs qui jouent dans le même style. Alors de temps en temps, ou même sans arrêt, il y a des choses qui échappent à ça, mais il y a un style obligé beaucoup plus fort qu’on ne le Page 8 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 croit. De la même manière que pratiquement quatre-vingts pour cent du théâtre contemporain ne peut pas imaginer monter une pièce de théâtre sans qu’il y ait un décor ou des pendrillons ; ils ne peuvent pas imaginer qu’un spectacle puisse exister sans ça. Sans décor du tout, ni aucun pendrillon ; sans rien... Les découvertes... Les découvertes ! Ils ne peuvent pas imaginer qu’on fasse du théâtre sans une table, une chaise, même si c’est symbolisé, voilà une cuisine... Ils ne peuvent pas imaginer qu’on puisse faire du théâtre en étant dans la rue, puis brusquement dans la pharmacie, puis brusquement sur la mer, puis brusquement sur un nuage... C’est inimaginable qu’on puisse faire du théâtre en changeant de lieu... Le théâtre qui échappe à ça, c’est le théâtre masqué. Bien sûr. Pour moi, ça a été ça la révélation de Damas : le masque... Ariane et le masque, pour moi, c’est la révélation totale. C’est pour ça que je te dis que le rêve romantique — ce n’est pas contradictoire, tout ça, — d’être Gérard Philipe, qui est un rêve que je revendique toujours, dont je parle encore plus, alors là vraiment, dans L’Homme qui danse, c’est un thème... jamais élucidé. L’Homme qui danse, je voudrais que ce soit l’élucidation, même pour moi, comment de Johnny ça passe à Gérard Philipe, de Gérard Philipe ça passe à Jorge Donn, de Jorge Donn ça passe à l’expression corporelle 68, pour finir à Ariane, avec les masques, à Arlequin. Tu vois ce que je veux dire : L’Homme qui danse, c’est ça. Mais, le masque, le masque d’Arlequin, le masque de la Commedia dell’arte, pas le masque neutre, pas le masque de carnaval : Arlequin, le demi-masque derrière lequel on se cache pour jouer, qui parle, avec qui on peut parler, pas le mime, mais le masque « libertaire » , on peut parler, on peut faire du bruit, mais on est un personnage, un archétype — Arlequin, Pantalon — et on joue le monde entier ; il n’y a pas de décor, il n’y a pas de table, il n’y a pas de chaise, ou le minimum, une panière, deux costumes, et puis on joue là-dessus tout ce qu’on veut ; on met une musique de Prokofiev et puis on fait La Malleposte, ça c’est l’exercice de base. On joue Arlequin qui a faim et qui voit une mouche ; c’est la base. Ça, c’est la révélation totale, parce que, brusquement, c’est le jeu d’acteur, d’improvisateur, l’écriture, la dramaturgie et surtout on amène la réalité sur la scène. On joue la réalité ; on fait du théâtre comme on voit des reportages à la télévision. Le théâtre joue le rôle de la télé, si je puis dire, quand elle est bien. Et en plus, il est beaucoup plus fort que la télé parce qu’il est poétique, parce que c’est un art poétique de la danse, c’est un art humain, physique. Il joue la réalité et il la poétise simplement par le fait du théâtre ; et si en plus, on n’a pas le droit au décor, pas le droit à la littérature entre guillemets, si on est obligé de faire son texte, la poésie est brute, immédiate. Et si, en plus, il faut faire rire les gens, s’il faut gagner sa vie en faisant du théâtre, c’est-à-dire qu’on n’a pas le droit de les emmerder, qu’on est censé s’adresser à un public populaire, voire à des enfants, là, on est dans la poésie et dans la vérité. Au fond, ton théâtre n’est-il pas un théâtre masqué... sans masque ? Oui, bien sûr, c’est du théâtre masqué, j’ai même envie d’enlever le « sans masque » parce que, quand je joue ma mère — encore une fois, pour revenir à ce qu’on disait précédemment — j’ai vraiment l’impression... Le masque, c’est une histoire intérieure ; quand on dit le masque, on pense à un objet, mais finalement dans le théâtre masqué, l’objet masque — Erhard Stiefel le dit lui-même — n’est qu’un accessoire. Alors il faut que l’accessoire soit parfait, bien sûr, qu’il se prête au jeu, mais ce n’est pas le plus important ; le plus important, c’est ce que le fait d’avoir le masque sur la figure déclenche dans la tête de l’acteur, dans son imagination, et dans celle ou celui qui le regarde. En fait, ce n’est pas tellement l’objet masque qui compte, c’est, en effet, d’une certaine manière le renoncement complet au théâtre romantique, au théâtre de Gérard Philipe, c’est-à-dire le renoncement complet à montrer sa figure, montrer comme on est joli, au profit de montrer comme on sait bien montrer telle ou telle chose, comme on sait représenter, comme on est amusant ; au début, c’est « regardez comme je suis amusant » , et au bout du compte, « regardez comme c’est amusant » . Donc quand tu dis théâtre Page 9 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 masqué sans masque, oui, mais, au fond, quand je joue ma mère, j’ai un masque parce que je vois sa figure aussi fort que si j’avais un masque qui représenterait ma mère ; je pourrai très bien en avoir un d’ailleurs, ce serait peut-être même mieux, mais alors, il faudrait un fabricant de masques vraiment très fort ! Mais pourquoi pas, je pourrais avoir un faux nez, je pourrais avoir... Il se trouve que je n’en éprouve pas le besoin parce que l’image intérieure de ma mère est si forte que je n’ai pas besoin de ça ; et puis surtout, avec le masque, on se projette dans l’imaginaire — Arlequin, je ne l’ai pas connu, donc le masque me permet de l’imaginer — alors que quand je joue ma mère, je la connais, ou Bruno ou Ariane, je les connais, donc je n’ai pas besoin de masque : il est dans ma tête ; c’est leur figure, le masque. Mais, c’est tout à fait le jeu masqué, je ne suis plus moi, je suis à l’abri. Instinctivement, je prends des gestes qui ne sont pas les miens ; je fonctionne dans le système du masque, je fais des bruits, je fais tous les décors que je veux, je vais chez le docteur, je vais dans la rue, je suis dans la maison... Donc, c’est du théâtre masqué, oh oui, bien sûr. Oui, parce que ma mère a des pieds, des jambes ; donc, c’est de la tête aux pieds. Ou Robert, le petit Robert... Mais, tu vois, le petit Robert est le pendant de Ferdinand car, en fait, on voit comment elle est complètement effrayante avec Ferdinand et comment elle est merveilleuse avec Robert : en gros, c’est ça l’histoire, avec Robert, elle dénoue tous les problèmes. Il a des problèmes à l’école, il s’est fait prendre sa mobylette par la police, il lui raconte Johnny Hallyday, il est communiste... et elle accepte tout, elle comprend tous les problèmes, et avec son fils, elle ne comprend rien : c’est une histoire d’éducation. Le petit Robert n’existe pas, c’est un personnage imaginaire, mais je le vois exactement : c’est un mélange de mes petits copains de l’époque... Quand je faisais Arlequin, je le voyais. Quand je faisais Abdallah, je le voyais. Ce qui est plus difficile, c’est quand on essaie de tricher, c’est-à-dire le personnage vrai auquel on va donner un autre nom : quand Josette est devenue Violaine, c’était compliqué, ou quand Ariane n’était pas Ariane, quand je l’appelais Richard... En même temps, c’est intéressant et peut-être que je vais garder ces dédoublements de personnalités, je ne sais pas si je vais y arriver. Mais à partir du moment où l’on invente un personnage, c’est pareil que quand on met un masque parce que nous-mêmes, dans la Commedia dell’arte, Erhard nous avait inventé un tas de masques, qui n’appartenaient pas à la tradition, auxquels on donnait des noms qui finissaient par les identifier : Moulé, par exemple, c’est Penchenat qui a inventé Moulé et le masque s’est appelé le masque de Moulé. M’Boro et Abdallah étaient deux masques d’Arlequin ? Oui, ces deux-là, c’est différent ; ce sont deux Arlequins, vraiment. On les a appelés comme ça, c’est une sorte de ruse : ce sont les noms modernes qu’on leur a donnés, mais c’était la tradition d’Arlequin ; comme Pantalon, c’était Pantalon. Moulé, c’était un masque copié des atellanes, plutôt d’un Brighella, d’un personnage de brave valet et c’est devenu un monstre ; on aurait dit une merde, en fait, ce masque, et, lui, quand il a vu ça, il a inventé ce personnage, une sorte de « beauf » suprême. Mais L’Âge d’or reste pour moi la grande révélation, la plongée au pays... Et je pense que pour tous ceux qui ont fait L’Âge d’or, et Ariane et les acteurs, c’est un truc... un drôle de truc, un voyage au pays des Incas, un truc étrange. Parce que, vraiment, tous les acteurs — et il y en avait beaucoup — qui « trouvaient » , comme on dit, étaient tous dans un style de jeu identique, qui échappait complètement au théâtre d’aujourd’hui. Voilà, je ne peux pas dire autrement. C’était incompatible avec ce qui se faisait ailleurs. C’est comme le Français et le Chinois, comme Molière et... Valère Novarina, un autre langage, une autre façon de penser. Il existe quand même deux théâtres : le théâtre de texte et le théâtre-théâtre, le théâtre théâtral comme disait Meyerhold. Pour revenir à l’idée de paradoxe : quand tu joues, tu fonctionnes comme Diderot le décrit, en anticipant ce qui va se passer sur scène au sens matériel, par exemple ? Oui, on vit tout le temps là-dedans, surtout moi avec mes spectacles qui sont tellement longs ; donc j’ai mille problèmes tout au long d’un spectacle, pendant trois heures, ça n’arrête pas. Donc, on n’arrête pas de se dédoubler tout le temps, on pense, on est cynique quand on joue, complètement cynique. J’ai, sans cesse, mille pensées à la seconde. Page 10 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 Et ça, c’est aussi un moyen de mémoriser... Ah, ça, c’est autre chose. Je dis que les déplacements permettent de mémoriser. Quand je mets le spectacle en scène, je fais des déplacements... Enfin, là, pour L’Homme qui danse, je fais un apprentissage auquel je ne m’attendais pas vraiment, très dur, c’est déjà la différence entre la théorie et la pratique : dès que je suis assis à l’ordinateur, tout se résout ; dès que je suis là (dans la grande salle qui sert de lieu de répétition), avec ce que j’ai fait à l’ordinateur, il n’y a plus rien qui marche... J’ai dû faire de chaque scène — je ne parle pas des versions d’origine — vingt tirages, pour arriver au texte ; et encore il a fallu que Roger (Roger Goffinet, assistant à l’écriture) soit là, comme un souffleur, qui note au crayon sur le texte, et au vingtième tirage, c’était surchargé de notes et encore hier, il prenait quelques notes pendant le filage : la logique quand on est sur la scène et qu’on joue, avec son corps et celle quand on est assis et qu’on écrit, ça n’a rien à voir. La musique n’est pas la même, les nécessités ne sont pas les mêmes. Le fait de jouer la pièce permet de mémoriser, et encore plus devant un public : tant que je n’ai pas joué en public, même si je peux savoir le texte au rasoir, je ne le sais pas. Il faut franchir la peur, le trac pour que la pièce s’imprime dans ma tête. Je sais qu’en huit jours je peux reprendre Marsiho de Suarès parce que je l’ai joué en public ; c’est pour ça que j’ai voulu une échéance pour La Mère — aussi pour vérifier des trucs — pour qu’au moins il y ait une pièce que je sache. On ne peut pas virtualiser la peur qu’on a face au public, il faut le faire. On peut avoir peur de faire l’amour, mais il faut un jour faire l’amour pour voir comment ça se passe, et ce n’est pas comme on prévoyait : on a eu tort d’avoir peur et il y a d’autres peurs qui arrivent auxquelles on ne s’attendait pas. Et évidemment, quand tu es face à des problèmes comme ça, tu ne peux pas penser le théâtre comme Bernard Dort, ou même comme un metteur en scène, ce n’est pas possible. Les acteurs, en général, leur sort dépend du metteur en scène, ils ont juste leurs problèmes d’acteur. Mais comme moi j’ai tous les problèmes à la fois... C’est pour ça que le texte de Valletti est important : on voit vraiment le théâtre vu par un acteur, qui est un auteur, qui réfléchit ; il parle d’argent, tout joue... À un moment il dit : « si on avait de l’argent, on ne ferait pas de théâtre ; si on avait de l’argent, on partirait en vacances » , il a raison, pour tout le monde, il a raison. Pourquoi le public va-t-il au théâtre ? Moi, je n’y vais pas, pourquoi ? Les salles sont pleines de spectateurs, moi, je n’y vais jamais, pourquoi ? Ça correspond à un besoin, une nécessité, une faim, un manque. Je ne crois pas qu’il y ait de théâtre sans but. Je sais que Molière faisait des pièces de théâtre pour vivre mais aussi pour se soigner, parce qu’il était trop malheureux d’être cocu ; et c’est pour ça qu’elle sont si belles, ses pièces. Michel del Castillo dit : « ça ne soigne pas d’écrire, au contraire, on creuse la plaie ». On ne se guérit jamais en écrivant ; il ne se guérira jamais d’avoir été déporté à Auschwitz, à neuf ans, il ne cessera toute sa vie de creuser cette plaie, de l’infecter à nouveau. Et ça le démange et il se gratte et ça lui sert à ça. Par contre, il guérit le lecteur de quelque chose. Si le théâtre ne sert à rien, je trouve ça ennuyeux. S’il sert juste à dépenser les subventions ou à enrichir l’acteur, si on est dans le théâtre privé, ou l’auteur, ou le directeur du théâtre, c’est chiant. Quand tu dis « je ne vais pas au théâtre », c’est aussi la réaction de beaucoup de créateurs qui, en période de création, ne veulent ou ne peuvent plus recevoir la création des autres. Toi, tu ne vas pas au théâtre, même en dehors de tes périodes de création ? Jamais, je n’y vais plus. Je vais voir mes copains, mais je ne vais plus au théâtre. Mais c’est un choix... Non, ce n’est pas un choix, c’est une désaffection. C’est une peur d’être déçu, c’est une horreur même, une terreur d’être déçu, de sans arrêt revoir la même chose, le même style de jeu, le même théâtre, que je fuis depuis que j’ai quatorze ans, et qui maintenant a pris toute la place, qui couvre totalement le territoire. À la limite, quand j’étais jeune, il y avait encore du vieux théâtre, je me rappelle des tournées Baret, de Jean Deschamps, il y avait des trucs qui étaient bien, qui me plaisaient ; ou alors des trucs ultamodernes qui étaient formidables : les premières pièces de Chéreau. Mais je trouve qu’on va vers la convention moderne, comme la peinture — je ne connais rien à la peinture, donc je ne peux pas parler de Page 11 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 ça, mais j’ai bien l’impression que ça ressemble à ça, même la musique contemporaine, quand on entend la musique concrète, on se dit... — alors, je sais bien, ce n’est pas bien de dire ça, parce qu’à l’époque, on ne comprenait pas non plus... Dans nos pays tellement culturisés, tellement avancés sur le plan artistique, il y a une nouvelle convention qui est le modernisme. Il faut faire moderne. Oui, et si tu ne fais pas moderne, tu as l’impression d’être bête... Tu dis « on n’imagine pas le théâtre sans décor, sans pendrillons » ; pour L’Homme qui danse, tu vois un plateau nu, le vide sur la scène... Oui, je n’ai pas le choix, comme le lieu est assez brutal (la carrière de Boulbon) — j’aurais préféré un lieu plus tendre — avec le grillage, on se croirait sur l’autoroute en montagne, quand on voit les parois ; donc on dirait presqu’un chantier. Mais je vais jouer ça, je vais faire un plateau avec de gros madriers, comme un chantier. Je pense qu’il y aura des tapis pour L’Enfance, une sorte de foyer de tapis pour La Mère et pour le début du Théâtre, aussi, et tout ça comme jeté en pature sur un chantier, dans le Midi moderne. Je ne pense pas qu’il y aura d’éclairages qui racontent l’histoire, comme dans Le Roman d’un acteur. On va éclairer le lieu, l’espace scènique, un peu comme le fait Ariane. Un éclairage comme dans le théâtre oriental, c’est-à-dire avec une lumière qui sera la lumière du spectacle, mais pas la lumière de chaque scène... J’hésite même sur les musiques ; je ne suis même pas sûr qu’il y aura des musiques. Les costumes ? Il y aura un seul costume, avec plein de chiffons, de trucs, d’objets. Non, ce sera vraiment le théâtre primitif. Le Roman d’un acteur, il y avait tout ça parce que je le voyais aussi comme les albums de Tintin, avec des couleurs, des ambiances. Là, c’est vraiment un voyage intérieur. Le Roman d’un acteur, c’était pour moi comme un roman picaresque, comme Le Roman comique de Scarron — j’ai failli l’appeler Le Roman comique au début — je pensais à Polanski Le Bal des vampires, j’avais des tas d’images, puis de Tintin ; les titres, parfois c’est comme Tintin. Alors que ça, c’est autre chose, c’est une autopsie en direct ; je vois plus l’éclairage d’une table d’autopsie, d’un ring de boxe, d’un endroit de sport. Tu disais que le style sera différent... Pour moi, c’est complètement différent, oui. C’est un monologue unique, beaucoup plus que dans La Danse du diable, qui était composée de plusieurs séquences : le récit du début « il était une fois... » Oui, assez court, une ouverture... Oh, il faisait bien dix minutes et puis c’était très important ; c’est une fable, l’histoire de l’autobus, des gens ; après il y avait l’enfance, la télé, la chambre, Micheline, — tu vois, il y avait quand même des changements de lieux — et puis après, toute la deuxième partie la colline, c’était un spectacle avec beaucoup d’ingrédients. Là, il n’y aura pas d’ingrédients, c’est une seule chose, c’est La Mère, peut-être La Chambre, je ne suis pas sûr, et toute la diversité vient de l’intérieur : Robert, Johnny... Ce que tu veux dire, c’est qu’il y a moins de personnages ? Ah oui, il y a très peu de personnages : la mère, Robert, Johnny, qui est presque comme un personnage parce qu’il est présent ; peut-être Ferdinand, s’il y a La Chambre en deuxième partie. Tu as gardé le nom de Ferdinand. Page 12 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 À l’origine, c’était Ferdinand. C’est Le Roman d’un acteur que j’ai improvisé avec mon nom à moi ; j’ai repris le nom de Ferdinand après — je l’ai regretté d’ailleurs —. Ferdinand a été inventé pour La Danse du diable pendant les improvisations. Par rapport à Céline. Oui, c’était vraiment lié à Mort à crédit. Je le vois plus comme Mort à crédit — je ne compare pas — un personnage qui soliloque... Donc, première partie de la première « moitié » de la tétralogie, la mère et Robert... La mère et Ferdinand, qu’on ne voit pas, qu’on imagine, comme Madame Colomer, et d’autres femmes de ménage, Marie-Rose, la nounou de Ferdinand petit... Si la deuxième partie, c’est La Chambre, il y a du monde dans la chambre... Ah oui... C’est le même principe que dans La Danse du diable. Mais la diversité vient de ce que va dire La Mère : il y a plein de choses qu’elle raconte, qu’elle évoque qui n’étaient pas dans La Danse du diable et dans La Chambre, il y a de Gaulle, Johnny, tout le monde vient, mais il y a des conversations avec le général de Gaulle sur la collaboration, la résistance : Ferdinand apprend que son grand-père était collaborateur ; il va parler de ça avec de Gaulle, essayer de le justifier, que son grand-père aurait raté la barque pour partir en Angleterre... Ça parle beaucoup d’Histoire, de la guerre et puis je pense que l’histoire du Cid sera plus importante ; elle va être vraiment jouée, là, alors qu’elle n’était que supposée dans La Danse du diable ; parce que La Mère lui parle de Gérard Philipe, donc, là, il va faire Gérard Philipe. C’est-à-dire qu’on va voir l’éducation bourgeoise moyenne française de ces années-là et son résultat. Et le résultat c’est : « ce qui ne me tue pas me rend fort » . En d’autres termes, ou il est complètement écrabouillé, ou il s’en sort autrement, en étant d’une mégalomanie... burlesque. Il prend tout ce qu’elle lui a reproché et il renverse tout. C’est presqu’un personnage en dehors de toi. Oui, bien sûr. C’est une vision que j’ai eue de moi, c’est tout à fait vrai parce que je suis comme ça, je fais un spectacle de trois heures dans une mégalomanie complète et en même temps, pas du tout vrai parce que... Dans Opération Shylock, Philip Roth invente un personnage qu’il appelle Philip Roth, qui est luimême écrivain juif américain reconnu et scandaleux, et qui ressemble étrangement à l’auteur ; or, ce personnage va en rencontrer un autre qui, lui, se fait passer pour Philip Roth. La mise en abyme est démultipliée. Évidemment le personnage n’est pas l’auteur et évidemment aussi Philip Roth a passé sa vie à raconter sa vie dans ses livres... À l’origine, pour trouver Ferdinand dans sa chambre, je me suis inspiré de Clémence, je l’ai copiée, son côté autiste, infantile, de se faire des histoires dans sa tête, et je me suis imaginé adolescent. Pour trouver Ferdinand furieux dans Le Triomphe de la jalousie, je me suis inspiré de Pascal, mon frère ; j’avais vu Clémence lui faire improviser un personnage formidable, une sorte de paysan russe, un personnage inspiré de Toshiro Mifune, personnage des films de Kurosawa, une espèce de personnage perdu comme dans le Mahâbhârata, le frère fêlé, humilié... Et je m’étais inspiré de lui pour me jouer moi, jaloux, poursuivant Clémence ; c’est étonnant, les inspirations... Donc, je peux dire que Ferdinand est un personnage de fiction, comme un Pierrot, un Arlequin ; je l’ai inventé et je me suis retrouvé à représenter plein de choses de moi. Mais, il y a plein de trucs faux, même historiquement : ce n’est pas ma mère qui m’a donné envie de faire du théâtre, c’est mon père. Par contre, elle m’a offert l’album des photos de Gérard Philipe et ça m’avait énormément touché. Page 13 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 Tu as vu du théâtre, très jeune ? Pas du tout. Ma mère ne m’emmenait jamais au théâtre. J’ai juste vu Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée à une matinée classique à Marseille, dans une tempête de hurlements. Non, j’ai fantasmé sur le théâtre — ce n’est pas dit d’ailleurs dans L’Homme qui danse ; si, c’est dit après, il va le savoir plus tard — parce que mon père voulait faire du théâtre. La première pièce que j’ai vue, c’est celle-là Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. J’étais épouvanté : déjà je trouvais ça nul qu’une pièce s’appelle comme ça, je trouvais ça d’un prosaïsme ; les acteurs qui jouaient dans les hurlements, les décors en papier qui bougeaient, la porte qui faisait « blam »... Je me disais « c’est ça le théâtre... » , moi, je m’imaginais un rêve, je voyais quelque chose d’abstrait, pour le coup ; j’avais vu Ben Hur au cinéma, mon père m’avait dit « c’est pareil, en mieux, en vrai » , je croyais que ça allait être extraordinaire... Et j’ai vu cette petite chose mesquine, je voyais les Pays de l’Est ; on t’annonce Hollywood, et tu vois les Pays de l’Est... Et après, le premier choc, c’était La Messe pour un temps présent, c’est pour ça que voilà, c’était la danse. 67, Avignon, le Palais des Papes, La Messe pour un temps présent, là j’ai vu le théâtre. Après j’ai revu du théâtre, quand j’étais à Aix : Six personnages en quête d’auteur chez Bourseiller, mais c’était conventionnel. Puis, peut-être, le premier spectacle de théâtre vraiment qui m’ait marqué, c’était Richard II de Chéreau. C’était vraiment beau, c’était chiant mais c’était beau. C’est-à-dire c’était un peu ennuyeux, mais c’était original ; et puis ce qui était important c’est qu’il jouait, Chéreau. Il avait vingtdeux, vingt-trois ans, c’était un génie dans cette machinerie. Mais déjà c’était un plaisir un peu snob, mais magnifique. Et il y a eu Bénédetto aussi qui a été très important. Enfin, un grand choc de théâtre, c’était 89. Le vrai, grand, fort choc. Il n’y a plus de restriction du tout ; brusquement, c’est tout, oui. Savary, si quand même Zartan. Surtout que j’ai vu Savary et Ariane à deux jours d’affilée... Mais je crois que je me suis trop fabriqué un théâtre imaginaire pour pouvoir le quitter, au fond. Toute ma vie j’essaierai de faire un théâtre qui ressemble à ce théâtre imaginaire. Tout ce que j’ai aimé me donne des idées par rapport à ce théâtre-là, et y ressemble. Par contre, je lis plein de trucs qui ne rentrent pas du tout en contradiction avec ça. Dans le métier, parfois, j’ai l’impression que je suis fou, complètement marginal mais pas quand je lis les écrivains, quand je vais voir les films, c’est leur monde à eux, mais je comprends. Seulement au théâtre, je me retrouve en effet dans des trucs que je ne comprends pas. Et toi, en dehors de la poissonnière dont tu parles dans Les Carnets d’un jeune homme, tu as fait du théâtre, petit ? Les Plaideurs de Racine, Petit Jean. Et Gérard Philipe et les Stances du Cid. Pour l’anniversaire de mon père, je m’étais déguisé, avec la culotte, les bas et ça a marché : je faisais pleurer les gens. C’est une des seules fois de ma vie où j’ai fait pleurer les gens. Puis, au lycée, je faisais du théâtre, Bob Kaufmann, les poèsies de la Beat Generation... Mais, ça a toujours été seul ; la première fois où j’ai vraiment joué, c’était toujours du théâtre seul ; dès que je faisais du théâtre avec les autres, c’était moins bien, sauf au Théâtre du soleil, là, c’est autre chose. Je me suis fondu dans une équipe, dans une troupe et surtout dans le rêve de quelqu’un d’autre. Je ne fais que répéter ce que j’ai dit mille fois, mais le Théâtre du soleil n’est pas un centre dramatique, ce n’est pas une structure : c’est une bonne femme qui a un rêve et qui le réalise, un rêve infantile, ou adolescent. D’ailleurs la seule chose qu’il y a de sérieux aujourd’hui dans ce qu’elle fait, ce sont les textes de Cixous et c’est ce qui me fait chier. Dès qu’elle refait Molière ou Shakespeare déjà, c’est mieux. Ariane, son théâtre, sa Cartoucherie, c’est un rêve, c’est un fantasme, de folle, si on veut. Il y a eu mille théories politiques et compagnie, mais ce n’est pas ça la vérité. La vérité c’est que quelqu’un s’est construit un château, le château du théâtre. Alors là, oui, j’ai marché là-dedans, à fond, complètement. Et ça correspondait à ce rêve de théâtre que tu imaginais ? Oui. C’est-à-dire, ce n’était pas le mien, mais simplement que quelqu’un d’autre ait un rêve et l’accomplisse, c’était énorme pour moi. Parce qu’au fond, mon rêve de théâtre n’est pas très original ; ce Page 14 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 qui compte c’est que quelqu’un d’autre en ait un aussi. On rentre dans le rêve des autres, comme les autres rentrent dans mon rêve — les gens qui travaillent avec moi — et si je monte une pièce avec d’autres acteurs, j’espère qu’ils rentreront dans mon rêve. Puis chez Ariane, le théâtre ressemble à l’enfance, c’est ça qui m’a plu ; c’est enfantin ; moi, je ne fais pas du théâtre pour être adulte, je fais du théâtre pour retomber en enfance, pour rester en enfance. Donc, objectif du 27 janvier, au Théâtre des Salins, à Martigues : le premier filage public de la première partie de L’Homme qui danse. Le premier spectacle en tout, j’espère. Si je suis trop charrette, je ne ferai que jusqu’à l’entracte, que La Mère. Mais je pense que je vais arriver à faire La Mère et La Chambre. J’ai eu une fausse joie, hier, parce que j’ai vraiment cru que le premier spectacle s’arrêterait là , à la fin de La Mère et que le deuxième, Le Théâtre, commencerait avec La Chambre, ce qui n’était pas faux en théorie, parce que c’est déjà ça, le théâtre. Ferdinand reprend tous les éléments de la vie et c’est ça, le théâtre. Mais je crois que je me suis remis tout ça dans la tête pour me permettre de reprendre tout ce que j’avais coupé ; je sentais que ça n’allait pas. C’étaient des coupes faites parce que c’était trop long, parce qu’il y a une deuxième partie ; en fait, pour de mauvaises raisons. Et je me suis senti beaucoup mieux d’avoir remis tout ce que j’avais coupé, beaucoup mieux physiquement, j’ai retrouvé l’organisme intégral du texte, mais, à la fin, je me rends compte que ce n’est que la moitié, ça veut dire que je vais reprendre avec un spectacle extrêmement long. Comme j’ai un complexe avec ça... En plus, ça nous pose des problèmes commerciaux monstrueux, cette longueur ; on ne peut pas vendre les films. Pas encore au théâtre, j’espère que ça ne va pas commencer ; les spectateurs, jusqu’à présent, ont supporté ça. Et à la fin c’est court, ça s’appelle Le Communiste, ça ne rentre pas non plus. En fait, tu fonctionnes dans un certain rythme. Oui, c’est organique. Peut-être que, s’il me reste quelques années à vivre, dans la deuxième partie, j’écrirai plus vite. Mais la longueur doit être dans l’écriture ; on ne peut pas faire le brouillon d’un livre de six cents pages et finalement aboutir à cent quatre-vingts. Ou alors tu donnes des morceaux choisis. Voilà, les improvisations durent trois heures, quatre heures ; tu peux réduire, réduire, il y a un moment où ça devient couper parce que c’est trop long. Qu’est-ce que ça veut dire « trop long » , est-ce que les gens s’emmerdent ou pas ? Est-ce que les gens disent : « putain, on y est depuis deux heures... » ou est-ce qu’ils disent : « merde, putain, deux heures ! , et alors, qu’est-ce qu’il se passe après ? » Alors, je n’ai pas le droit de couper ; et j’en suis maintenant à un point où, quand je coupe, quand je fais une mauvaise coupe, ma mémoire se ferme et elle m’interdit de me souvenir du texte. Et pour me rappeler du texte, qui est quand même une préoccupation qui compte, parce que ce sont des textes énormes à mémoriser, il ne faut pas qu’il y ait de triche. Alors, oui, je suis arrivé à faire plus court avec Suarès ou Aragon, parce qu’ils ont un écriture tellement structurée, ce sont des diamants, comme Flaubert, dans une concision, comme Racine. Mais si tu veux un roman de Céline, ou de Calaferte, ou de Rezvani —encore une fois, toute proportion mise à part — , je suis dans cette veine-là, du truc fleuve, parce que je suis dans l’improvisation. Je ne dis pas que c’est bien, mais c’est comme ça. Donc, on est dans une durée de spectacle qui augmente : La Danse du diable était autour de deux heures, chaque spectacle du Roman d’un acteur, autour de trois heures... Je pense que je vais être dans un temps à peu près comme ça. Je pense que la première partie va faire deux heures, deux heures et quart, et la deuxième, une heure, plus l’entracte2. Tout ce qu’il faut, c’est que cette durée soit justifiée, que chaque seconde soit justifiée. Que chaque mot soit justifié, sinon il faut l’enlever. Alors il y a toujours l’idée de te dire : « tu accordes bien d’importance à chacun de tes mots ; celui-là peut virer, celui-là peut virer ; qu’est-ce que tu racontes, ça, tu l’as déjà dit... » Et ça, c’est très dangereux parce qu’on en arrive très vite à se demander pourquoi je fais ça. Pourquoi est-ce que je 2 Le découpage et la durée des parties sont finalement très différents ; voir II. Page 15 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 fais mon métier comme ça ? Pourquoi est-ce que je ne joue pas Hamlet ? C’est quand même mieux écrit. Pourquoi est-ce que je préfère faire ça ? Ce n’est pas uniquement, comme certains le croient, pour ne pas être avec les autres acteurs. Ce que je ne pourrais pas, par contre, c’est faire ce que je fais là avec d’autres ; je ne pourrais jamais imposer à des acteurs ce que je m’impose en ce moment. Ariane l’impose, elle. Non, elle ne peut pas, elle non plus. Elle est obligée de faire appel à Hélène Cixous. Le rêve d’Ariane n’était pas qu’un auteur écrive ses pièces : c’était les écrire avec les acteurs. Elle a été obligée de renoncer à une grande partie du rêve. Elle n’a pas renoncé au rêve de la Cartoucherie, mais elle a renoncé au rêve de l’écriture collective, de l’écriture faite par la troupe. C’est étonnant, parce que ça a bien fonctionné : 89 et L’Âge d’or ont été de vraies réussites, sur le plan de l’écriture collective. Bien sûr, mais elle estime que c’était un échec. Ce qui est faux ; Molière a été un échec, en terme d’éciture, mais ça n’a pas été écrit par la troupe, mais par elle. Elle a renoncé aussi à ça parce que ce que je fais en ce moment, je ne pourrais pas le faire avec d’autres, je ne pourrais pas imposer douze heures de travail à des acteurs — seuls mes camarades régisseurs l’acceptent — , commencer de travailler à quatre heures de l’après-midi et finir à quatre heures du matin. Et puis j’ai une pièce qui fait deux parties, par exemple, et, deux jours plus tard, je viendrais dire à l’acteur qui joue Ferdinand : « et bien, écoute, tu ne joues pas ma pièce, j’ai enlevé la deuxième partie ». C’était ça, avec Ariane, pendant L’Âge d’or : un acteur improvisait pendant sept mois et toutes les scènes où il était, tout à coup, ça tombait, elles n’y étaient plus. C’est pour ça que j’ai beaucoup d’admiration pour les chefs de troupe, j’ai beaucoup d’admiration pour le travail que tu as fait, que j’ai trouvé habilement fait, dans une prise en compte énorme de la démocratie, du plaisir de chaque acteur... Ce n’est pas comparable : nous faisons un travail amateur, personne n’est payé ; on n’a pas de problème d’argent, entre nous. Si ce n’est le coût du spectacle... Ce n’est pas une question d’argent. Je ne parle même pas d’argent : ça, à la limite, on peut trouver, des gens qui sont prèts à travailler avec peu d’argent — sans argent, non, je paie toujours les gens — . Mais travailler jusqu’au-delà de ses forces, comme les paysans, c’est très dur et changer de point de vue tout le temps, changer d’avis toutes les cinq minutes : les gens ne supportent pas ça. Il faut donner un avis et s’y tenir. Le metteur en scène, il faut qu’il sache ce qu’il veut. Et quand tu es auteur et metteur en scène, tu ne sais pas ce que tu veux, jusqu’au dernier moment ; et même quand tu l’as fait, tu ne sais vraiment pas si c’est ça que tu voulais. Je crois que le metteur en scène ne doit pas savoir ce qu’il veut ; enfin, c’est ce qui m’intéresse dans le travail théâtral, trouver avec les acteurs ce qu’on n’imaginait pas a priori. Or, les acteurs attendent que tu saches ce que tu veux. À la limite, tu fais semblant, pour les rassurer, mais tu ne sais pas du tout ce que tu veux. Et si tu es dans l’écriture, tu ne peux plus faire semblant, ils le voient, tu es défiguré d’angoisse, tu ne manges plus, et, à ce moment-là, ils te rentrent dans le chou. C’était ça avec Ariane : elle tombait dans les pommes, ils lui rentraient dans le chou ; ça leur faisait peur, ils ne supportaient pas. Et en plus, ils n’étaient pas payés, et ils n’aimaient pas assez le théâtre pour ça. Et ce n’était pas leur truc à eux. Mais ce que je crois, c’est que même pour leur truc à eux, ils ne feraient pas ça. Donc, ce que je fais là, je ne peux le faire que seul, même sur le plan technique : je ne pourrais jamais demander à des acteurs de s’enfermer pendant trois mois dans une maison, dix heures par jour, d’être au bord de la crise de nerf et de continuer à travailler quand même, de faire trois heures de sport par jour. Tu peux faire ça si tu montes Shakespeare, Molière... Ou alors, il faudrait arriver avec des pièces tout écrites, avec les rôles, comme faisait Pagnol. Peut-être que j’y arriverai un jour, je ne sais pas, il faut Page 16 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 avoir le génie de ça. En plus, il faut quand même beaucoup réduire ses ambitions : les pièces de Pagnol, je les trouve géniales, mais c’est quand même très réduit : il y a un bar avec des gens qui parlent dedans. Mais c’est vrai, ils parlent bien. Mais écrire une pièce sur la vie vraie, avec des choses qui se passent — je ne sais pas comment dire — , c’est horriblement dur. Au cinéma, Lars von Trier enferme ses acteurs pendant trois mois dans une maison pour tourner Les Idiots, par exemple, et tout ça dans la tension et la crise de nerf perpétuelles... Mais le rythme, au cinéma, est différent : il y a trois mois de crise, après c’est fini, le type est tout seul avec ses bobines, il fait son montage. Le théâtre, ça dure toute l’année : d’abord tu as ça, la préparation, les répétitions, tout ce boulot énorme, et après il faut jouer pendant six mois, il faut tenir tous les jours la qualité... De toute façon, je crois que l’écriture est au cinéma et dans les livres — dans les romans, quand même ça bouge, même si on critique — . Je trouve qu’au théâtre, beaucoup moins ; c’est très dur, l’écriture théâtrale... Page 17 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 II 17 mars 2000 (Dans l’appartement parisien de Philippe Caubère ; aux murs, entre autres, deux photos de Gérard Philipe, dont une d’Avignon, dans la Cour d’honneur, avec Jean Vilar ; sur une étagère, le masque d’Abdallah...) Je te propose qu’on reparte de questions qui me sont venues après avoir retranscrit le premier entretien. Peut-être, déjà, une mise au point du découpage de L’Homme qui danse qui a évolué depuis le 19 décembre : on en était alors à une partie qui devait contenir La Mère et La Chambre. Il devait y avoir La Chambre dans le premier spectacle. Donc l’impression que j’avais eue à l’époque était juste : en fait, La Chambre commence le deuxième spectacle intitulé Le Théâtre et surtout la première partie ne s’appelle plus La Mère ; le titre global est Claudine et le théâtre : la première partie, c’est Claudine ou l’éducation et la deuxième, Le Théâtre. C’est la première moitié de L’Homme qui danse. Et la deuxième moitié sera... Ariane et Ferdinand. Surtout, j’ai avancé dans le travail : le spectacle est écrit et il a été joué. C’est le principal changement depuis la dernière fois : évidemment, des craintes sont tombées, puisque le spectacle a plutôt bien fonctionné. Parlons de ce premier filage public du 27 janvier, à Martigues : comment l’as-tu ressenti et le fait d’avoir joué t’a-t-il amené à modifier le texte ? Non, le texte est au mot près comme il sera en juillet ; il changera sûrement, il s’achèvera en cours de représentation, mais il y a maintenant un texte précis. Ça m’a rassuré parce que j’ai vu que les gens s’amusaient, ce qui est important et, moi aussi, je me suis bien amusé. Apparemment, ça ne leur paraissait pas trop long.. Et dans les réactions que j’entendais, j’avais le sentiment que les gens n’avaient pas l’impression de voir un truc déjà fait ; mais que c’était plutôt, au contraire, une renaissance : si je peux dire, le travail renaissait à lui-même, ce qui est le but. Et moi, j’ai, en tous cas, cette impression-là : c’est vraiment la résolution du problème sur lequel je suis depuis vingt ans ; d’arriver à écrire cette pièce de théâtre qui, maintenant, ressemble à ce que j’imaginais au début. Ça a été long d’y arriver, je reconnais. En tous cas, Claudine, c’est vraiment le portrait de ma mère. Donc, tu ne pouvais pas produire ça, il y a vingt ans et il a fallu passer par le reste pour en arriver là ? Oui, il a fallu passer par Le Roman d’un acteur. Sur un plan technique, certainement : arriver à gérer les improvisations du point de vue de l’auteur. Mais pas seulement ; je pense qu’il y a aussi tout un voyage psychologique... Quand j’ai dit à Clémence : « tu te rends compte, il a fallu que je fasse tout ce truc... » ; elle m’a dit : « oui, c’est le voyage d’Ulysse » . C’est vraiment ça : il a fallu faire le tour du monde pour finalement... Tu disais, dans le premier entretien, que La Danse du diable avait été conçue, d’abord parce qu’il fallait manger, et je trouve que tu te défendais de cette version qui aujourd’hui, peut-être, te semble trop peaufinée, trop jolie... Page 18 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 Oh non, pas trop peaufinée parce que ce que je fais là, c’est encore plus peaufiné, c’est encore plus précis. La Danse du diable était encore anarchique. Non : c’est un autre regard sur les improvisations, surtout ; un autre point de vue. Je pense que La Danse du diable était un spectacle encore sous l’influence du Théâtre du soleil et de ce qu’a été, finalament, L’Âge d’or. En fait, j’ai suivi le travail que j’avais fait au Soleil : j’ai fait La Danse du diable comme Ariane a fait L’Âge d’or ; c’est-à-dire avec la même résolution des choses et aussi la même élimination de tout ce qui posait problème. Alors que dans la version d’aujourd’hui, je fais ce qu’on n’avait pas fait au Théâtre du soleil : réaliser le spectacle tel qu’il était pensé et voulu, à l’origine ; en dehors du problème ponctuel qui était qu’il fallait faire un spectacle — ça faisait deux ans qu’on travaillait — , n’importe quoi mais il fallait le faire. La Danse du diable a été faite dans cet esprit-là. Alors que là, je pense qu’il n’y a plus aucune influence du tout, sauf celle de faire, moi, ce qu’on n’a pas su faire au Théâtre du soleil, c’est-à-dire le spectacle original, tel qu’il était imaginé, au départ ; et, donc, de traiter les improvisations avec beaucoup plus de respect et d’objectivité. En fait, les vraies influences sont celles de l’origine : des influences romanesques, Céline, Proust, l’autobiographie... Et, surtout, sans aucun jugement moral sur les choses. Quand j’ai fait La Danse du diable, je me posais toujours ces questions : « est-ce que c’est gentil, pas gentil ? est-ce que c’est bien de parler d’Ariane, pas bien ?... » ; encore des réflexes du Théâtre du soleil, où il y avait un énorme jugement moral et politique de chaque personnage, de chaque scène... Là, si je n’ai plus de jugement de cet ordre, sur la Mère, par exemple, c’est aussi parce que j’ai mûri. Je ne critique plus les personnages ; je les trouve drôles comme ils sont. Dans la deuxième partie, c’est le même problème ; avec Marlène qui était mon prof de théâtre, par exemple, et qui est quelqu’un que j’adore mais dont je fais une peinture très sarcastique, même assez cruelle, partiale, fausse et perverse — je lui prête des intensions sexuelles qu’elle n’avait pas — , mais c’est ce qui fait la beauté du personnage et sa vérité. Mais, par rapport à ça, je m’en fous ; j’arrive à un moment dans ma vie où c’est tant pis, même si je dois me fâcher, ce sera triste ; mais il ne faut pas se fâcher avec le public, surtout ; ni avec moi-même. Donc, non seulement il y avait un problème technique — le flot des improvisations, la masse, toutes ces versions — : je ne voyais pas comment je pouvais arriver à dominer tout ça — maintenant, j’y arrive parce que j’ai fait Le Roman d’un acteur ; et grâce à l’ordinateur qui me permet techniquement de faire des choses qui étaient impossibles autrefois — mais il y avait aussi un problème psychologique qui a évolué parce que j’ai changé par rapport à la vie : je ne vois plus la vie comme au Théâtre du soleil. Maintenant, ma vision du spectacle, par opposition à La Danse du diable, c’est prendre un maximum de choses, couper le moins possible, refuser la gentillesse, le conte, la joliesse... Tu veux dire que tu reviens à une sorte de vérité de la première improvisation ? Ah, oui. La vérité, je ne sais pas ; mais la vérité de la première improvisation, ça oui. Tout le but est de restituer vraiment la vérité de l’improvisation, telle qu’elle s’est passée, telle qu’elle est. Du coup, je retrouve, par exemple, quelque chose de vrai de ma mère. Il y a une réaction qui m’a beaucoup touché, c’est celle de mon père, qui n’est pas vraiment fan de mes spectacles — il y en a certains qu’il aime plus ou moins, mais ce n’est pas ce qu’il aurait rêvé que je fasse ; il aurait préféré que je fasse comme Bruno (sous-entendu : le Conservatoire, la Comédie française) — et qui m’a dit qu’il trouvait ça beaucoup mieux que La Danse du diable, dans le sens où c’est plus profond, plus vrai. Et, en fait, j’ai été étonné de me rendre compte que, même lui, n’avait pas tellement appécié la gentillesse, le côté asexué et consensuel de La Danse du diable. Alors que, là, il n’est pas mieux traité, il est toujours aussi injustement absent, exclu même — et pourtant Dieu sait qu’il était présent dans la vraie vie — mais il a trouvé ça formidable dans la vérité, dans la photographie du portrait de ma mère. Dans la violence... Oh, mais c’est toujours pareil : j’ai toujours l’impression que je fais des trucs très violents, très méchants et, une fois que je les joue, c’est pas du tout méchant. En fait, je suis enfermé, tout seul dans ma création et les premiers filages privés que j’ai faits avec mes camarades, dans l’angoisse et le stress, Page 19 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 accentuaient l’aspect violent et puis, quand le public est là, c’est désamorcé. Même si la violence est toujours là, elle est partagée par tout le monde : la violence d’une mère qui découvre que son gamin se branle... Quand je replonge dedans, ça me paraît monstrueux, comme quand on est adolescent ; mais quand on montre ça en public, c’est beaucoup moins violent parce que, finalement, tout le monde a vécu ça ; toutes les mères et tous les fils ont vécu ça. C’est la violence de la vie, bien sûr. Ce sont des peurs d’enfant. Et, en fait, le personnage est beaucoup moins méchant que ce que je croyais. Pour revenir à cette idée de la vérité de l’improvisation initiale : dans la Comédie italienne, par exemple, avec le travail sur les masques — que tu connais beaucoup mieux que moi — , le premier essai d’improvisation sur un thème donné est souvent un moment de découverte ; l’acteur trouve des choses, la première fois. Et puis, il recommence la même scène et c’est mauvais ; ça ne marche plus. Il faut parfois réessayer dix ou quinze fois le même travail pour que ça revienne, pour réinventer et retrouver la magie de la première fois. Est-ce que ton travail ne fonctionne pas de cette manière ; en d’autres termes, est-ce que c’est ce côté originel que tu essaies de retrouver, la première fois de l’improvisation ? Oui, c’est exactement ça. Et encore mieux, je dirais. Parce que vingt ans ont passé. Pas seulement ; il y a aussi la réduction. Le fait de couper dans le texte — je dis que je ne coupe pas, mais, au bout du compte, il reste dix ou vingt pour cent du matériau initial — , donc je coupe dans le but de retrouver la même qualité de jeu, si possible, que celle de l’improvisation — encore, qu’à mon avis, on ne la retrouve pas — mais avec l’avantage d’être beaucoup plus percutant. Chaque mot est là et pas un autre ; ça, c’est l’écriture. L’improvisation peut être formidable dans l’interprétation, mais c’est moins bien dans le texte, à cause des répétitions, des dilutions ; en même temps, l’improvisation produit des choses qu’il ne faut pas enfreindre : il faut conserver certaines répétitions et le cheminement des situations, même si on a toujours tendance, quand on retravaille une improvisation, à essayer de le bouleverser, à cause de schémas dramatiques qu’on a dans la tête. Mais il ne faut pas le faire ; il faut faire confiance à l’improvisation. Dans le premier spectacle, par exemple, comme dans La Danse du diable, j’avais mis l’histoire de la masturbation après Robert, parce qu’il me semblait, logiquement, que, dans l’affrontement entre la mère et le fils, Johnny était moins grave. J’avais fait une espèce de montée dramatique, si on peut dire — ou comique, comme on veut — : la télé, les devoirs, la dissertation, Johnny et, pour conclure le tout, la masturbation. L’improvisation n’était pas comme ça et j’ai buté longtemps sur ce truc-là ; jusqu’au jour où je me suis rendu compte que ce n’était pas possible, que ça n’allait pas, donc, j’ai retrouvé l’ordre initial, et tout s’est résolu. D’abord, le pire, c’est Johnny parce que c’est l’extérieur, c’est la vie. Et puis, il y avait des tas d’autres choses que je n’avais pas vues : après l’histoire épouvantable avec le docteur, Ferdinand s’enferme dans sa chambre et ne veut plus sortir, et l’histoire de Johnny est une résolution, une ruse qu’elle invente pour le faire sortir. Voilà : ce sont des choses de la vie que l’improvisation restitue. Et notre pensée d’auteur, ou d’apprenti-auteur, est beaucoup plus pauvre que la vie, beaucoup plus sommaire. En fait, ce que je me dis de plus en plus c’est qu’il ne faut pas penser comme un intellectuel ; il faut penser technique, comme un artisan. La pensée intellectuelle est très pauvre, très misérable, pour écrire des pièces de théâtre. Je pense sans arrêt à ce dialogue de Treplev, dans La Mouette : « maintenant, j’écris selon mon cœur... » . Tout mon travail tend vers ça : ne pas se prendre la tête, être modeste et vrai. Mais, en fait, Johnny vient à la fin parce que c’est l’apogée. Oui, déjà c’est l’apogée dans l’interprétation, parce que faire Johnny, c’est le truc le plus percutant, le plus spectaculaire, c’est un morceau de bravoure, bien sûr ; mais ce n’est pas innocent et c’est une résolution : quand je terminais sur la masturbation, ça créait une sorte d’angoisse terrible, c’était effrayant. Tout l’univers était rétréci, fermé ; c’était Attila ; la mère laissait un champ de ruines. Or, c’est faux : c’est pour ça que j’ai appelé ça Claudine ou l’éducation parce que c’est le portrait de ma mère, bien sûr, mais c’est aussi le portrait d’une éducation. C’est une formidable éducation, ce qu’elle lui fait connaître : l’éducation, c’est tragique, c’est sauvage... Page 20 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 Donc, Johnny vient comme une résolution ; d’abord, il est amené par un personnage extérieur, Robert, avec lequel la mère entretient une autre relation qui est celle qu’elle devrait avoir avec son fils ; mais elle ne peut pas. C’est pour ça que c’est à la fin, peut-être : parce que Robert est complètement compris alors que Ferdinand... Eh oui, c’est l’histoire de tous les enfants. Et pourtant, c’est une histoire d’amour entre une mère et un enfant. Et c’est pareil dans la vie : tu comprends toujours moins bien ta copine que la première qui passe. La proximité et l’amour, c’est terrible ; parce qu’on s’identifie à l’autre, donc on se perd... Et, bien sûr, elle comprend mieux le petit Robert parce qu’il est extérieur, parce qu’elle s’en fout, d’une certaine manière ; alors que son gamin, elle ne s’en fout pas, donc elle est aveuglée. Et c’est cette alchimie entre Ferdinand, Robert et la mère qui crée Johnny, en quelque sorte : parce que Robert, qui est presqu’amoureux de la mère, fait ce numéro pour lui plaire. Et ce qui est très important c’est que tout ça amène Gérard Philipe, qui est le truc qu’elle trouve pour lutter contre l’impact de Johnny. Évidemment, dans l’histoire c’est ce qui fait qu’il va être acteur. C’est pour ça que je disais que la pièce était jouée, dans ce découpage ; quand elle lui amène la photo de Gérard Philipe, quand elle lui en parle, c’est l’aboutissement du premier épisode : le message essentiel est passé. Pendant le filage public aux Salins, ton interprétation de la Mére montrait bien que sa relation à Robert, qui est là pour faire voir en négatif les rapports avec Ferdinand, reste malgré tout distante ; je sentais comme des sortes de blancs, une retenue. Elle comprend Robert, son communisme, sa mobylette et Johnny ; mais tout ça n’est pas grave parce que, de toute façon, il n’est pas son fils. Et, on le comprend grâce à cette absence de quelque chose dans ton jeu — c’est ce qui me semble le plus intéressant dans ces relations que tu mets en évidence, sur la scène — : du coup, il y a, quand même, une forme d’indifférence de la Mère pour Robert... Je dirai même qu’il y a une question de classes sociales : Robert est « folklo » , par son accent, sa gouaille ; elle le voit comme une figure d’amusement, comme un santon de Provence. C’est moins grave parce que c’est un gamin du peuple. D’ailleurs elle dit sans arrêt à Ferdinand qu’il est un fils de bourgeois, qu’il a de la chance ; et elle ne voit pas du tout ses problèmes... Enfin, je ne sais pas, plus ça avance et plus je vois une histoire d’amour. C’est même une question de cul puisque ça pète entre eux quand elle voit qu’il se branle ; en plus, il fait ça sur ses culottes — ça, c’est imaginaire, ça n’appartient pas à la vie, mais je n’ai pas résisté — et elle voit qu’il a un sexe, un désir... Cela dit, ce n’est pas très original : c’est peut-être ce qui fait que c’est bien ; c’est une histoire universelle, aussi. Pendant cette avant-première, la réception du public était donc très importante pour toi et ton travail : que les gens s’amusent, ne s’ennuient pas. J’y ai plutôt vu, pour ma part, comme des retrouvailles entre le public et Philippe Caubère. Écoute, tant mieux. Mais, à la limite, tu peux plus en parler que moi ; tu faisais partie du public. Moi, je ne peux dire que ce que j’ai ressenti. C’est bizarre, au théâtre, tu ne sais jamais si ce que te disent les gens est vrai : tu ne peux juger que ce que tu sens quand tu joues. Je ne parle même pas de la presse, parce que c’est encore plus compliqué. C’est comme quand tu as fais l’amour : tu ne peux pas savoir si ça a plu à celle avec qui tu étais ; elle ne va pas te dire : « tu étais nul ; c’était à chier... » . Sans mentir, en essayant d’être sincère, c’est vrai que j’ai senti une chose très forte, une retrouvaille. Une retrouvaille avec un certain type de spectacle, aussi, dont Aragon m’avait éloigné — je m’en rends d’autant plus compte qu’en ce moment, je travaille avec Bernard Dartigues sur la deuxième partie d’Aragon, donc je replonge vraiment là-dedans — et la différence est énorme ! Une différence érotique dans les relations avec le public : c’est très différent quand je joue une pièce où les gens rient toutes les trois secondes, quand je joue ma vie. Et je dirai que ça va en s’aggravant : plus je vieillis et plus cette histoire sur ma Page 21 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 mère devient une chose étrange, dangereuse. Donc le public est sensible à ça, comme moi. Et c’est ça qui est très excitant. J’ai aussi vu toute une nouvelle part du public : des gens jeunes, qui ne m’avaient jamais vu jouer, en tous cas, des choses comiques, et pour qui, c’était une découverte. Du coup, je le ressens pareillement : c’est merveilleux de jouer devant des gens qui découvrent ; là aussi, c’est érotique, on ne peut pas trouver d’autre image, plus juste. Ce sont des gens qui sont dépucelés dans un plaisir qu’ils te font partager. Dans l’entretien précédent, on a parlé du désir de plaire, du plaisir, de l’acte d’amour pendant le spectacle — peut-être est-ce une parenthèse, mais ça me semble lié — , comment comprends-tu le mot notoriété, par exemple ? Ta notoriété, pour le grand public, c’est Molière et les « Pagnol » , c’est le cinéma, en fait ; est-ce quelque chose qui t’agace ? Pas du tout, non. Je n’ai jamais cherché dans ma vie ni la célébrité ni l’argent. Donc, je ne peux qu’être heureusement surpris d’avoir autant de notoriété et autant d’argent. J’ai toujours travaillé dans un esprit artistique, et ce qui aurait été la logique de ma démarche c’est de n’avoir aucun argent et aucune célébrité, comme les curés ! Moi, j’ai la chance d’avoir un certain succès et, quand même, un peu d’argent ; c’est extraordinaire. Le fait que la notoriété vienne des deux films me paraît logique. Pour parler très franchement, je ne me considère ni comme quelqu’un de célèbre ni comme quelqu’un de riche. Je ne me trouve pas célèbre du tout ; je voudrais l’être beaucoup plus ! En même temps, je n’ai aucune frustration, je n’ai aucun remords : je ne fais rien pour, donc, je ne peux que m’en prendre à moi. Des fois, je m’en prends à moi, quand je n’arrive pas à vendre mes films à la télé ; je me dis que si j’étais plus célèbre, je les vendrais plus facilement. On me dit « c’est trop long... » ; mais ce n’est pas pour ça, c’est parce que je ne suis pas assez célèbre. Mais — je dis ça depuis des années — , ce qui m’intéresse, ce n’est pas la notoriété, c’est la gloire ! Je suis resté mégalomane : ce qui m’intéresse, c’est que ce que je raconte là soit regardé dans un siècle ; que je sois célèbre quand je serai mort. Mais, tu en joues aussi : le bandeau des Carnets d’un jeune homme est une image de Molière... Oui, mais je ne dis pas que je suis un pur esprit : quand je fais un spectacle, je suis prèt à n’importe quoi pour le vendre. C’est vrai que ma célébrité en tant qu’acteur, je ne fais rien pour. Sinon je ferais des feuilletons télé, pour gagner du fric ; je pourrais être beaucoup plus riche et beaucoup plus célèbre, mais ça ne m’avancerait pas à grand chose. Je ne connais pas de plus grand plaisir qu’une soirée comme celle des Salins, où je ne sais pas très bien pourquoi le public est là : le journal télévisé ne les a pas avertis. On ne sait pas vraiment pourquoi c’était plein ; le bouche-à-oreille... Et puis, moi, j’ai fait ça, en y consacrant plusieurs mois de ma vie : il y a ce plaisir et cette joie-là. Si maintenant, je pouvais partager ça avec la France entière, je serais ravi ; et je m’emploie à ça, mais c’est très long et très dur... Mais, ce que je veux dire, après tout ce parcours — vingt ans de théâtre, assumés, une œuvre écrite, dans la durée, des moments partagés avec un public qui te connait — ça ne t’ennuie pas encore un peu qu’on te reconnaisse pour avoir été Molière et le père de Pagnol ? Non, pas du tout. D’abord, je suis très fier de ces deux films. J’ai la chance d’avoir fait deux films qui m’ont plu. En général, le sort des acteurs c’est de dire : « ah, oui, j’ai fait beaucoup de merdes... » . Moi, je n’ai fait que des bons films, même si je n’en ai fait que trois ou deux, tout dépend de comment on condidère les films d’Yves Robert, s’il y en a un ou deux. La seule chose que je peux regretter, c’est de ne pas avoir plus de succès dans mes spectacles ; mais, en même temps, j’en ai tellement, par rapport à ce que c’est, que je ne veux pas me plaindre ; parce que j’ai plus de succès qu’Ionesco pendant vingt ans à la Huchette. Je ne peux pas passer ma vie à dire non à tout — sauf à ce que je fais — et en même temps vouloir la célébrité. Je n’en veux qu’à moimême ; en tout cas, je n’en veux à personne d’autre. Page 22 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 En plus, je pense qu’il y a deux notions de la popularité : celle qu’on appréhende facilement, qui vient de la télé ; et celle qui vient du bouche-à-oreille. C’est-à-dire que je suis beaucoup plus célèbre que tu ne crois, et même que je ne crois, moi. Non, non. J’en suis persuadé : quand on a fait ensemble les débats pour Les Carnets, on rencontrait un vrai public de passionnés... Voilà. Quand je joue une pièce — c’est pareil dans le rock, tu as des groupes qui remplissent des stades entiers, et personne ne les connaît, par la télé, du moins — , quand je joue, je vois une notoriété qui existe en profondeur, qui vient du bouche-à-oreille : c’est une réputation. En tant qu’artiste pur et dur, j’ai plutôt de la chance par rapport à ça ; et puis, je suis naïf, je crois qu’un jour ça sera connu par tout le monde. Mais, la plus grande célébrité que j’aie eue n’est ni Molière ni La Gloire de mon père, c’est La Femme flic d’Yves Boisset, où je jouais un curé : ça m’a valu une notoriété énorme dans tout mon quartier, à Vincennes, tous les commerçants me reconnaissaient, le serveur du bar où j’allais souvent manger— je lui parlais de tout, de Molière... — me disait : « oui, mais La Femme flic ! » . C’est ça, la popularité. Même Molière n’est connu que dans un certain milieu. Pour La Gloire de mon père, c’est différent : d’abord, c’est moins vieux — encore que ça commence à l’être — et puis, ça a vraiment touché le peuple en profondeur et les enfants, surtout dans le midi ; ça m’a valu une réelle célébrité. Mais ma vraie notoriété, c’est La Femme flic. Tu ne peux pas être énervé par ça ; tu ne peux que rigoler. C’est drôle, et c’est vrai : pour être populaire, pour être riche, il faut faire des feuilletons-télé, comme Depardieu. Il faut être raisonnable ; ce n’est pas ça que je cherche. Pour rester du côté commercial, as-tu des problèmes de remplissage de salle ? Bien sûr. J’ai les mêmes problèmes que tous les gens qui font du théâtre. Tu ne remplis pas tout le temps : certains spectacles marchent ; d’autres moins ; d’autres pas. Jusqu’à maintenant, je n’ai pas eu de spectacle qui ne marche pas du tout. En gros, à chaque fois que tu fais un truc différent, ça marche moins. Quand j’ai fait Ariane, ou l’âge d’or, ça marchait moins bien que La Danse du diable ; puis, après Ariane II s’est mis à marcher très bien ; donc, ça a relancé Ariane I. Les Enfants du soleil a très bien marché. Et quand j’ai fait La Belgique, c’était un écroulement : il y avait des vagues de gens qui partaient à l’entracte. Parce que c’était différent : ce n’étaient plus les mêmes personnages ; plus le même esprit. Donc, les gens étaient choqués ; ils ne comprenaient pas. La deuxième partie de La Belgique a remarché très bien parce qu’ils s’étaient habitués à l’histoire. Après Le Roman d’un acteur, Aragon a marché moins bien, parce que c’était sérieux. Je dirai même qu’en tournée, il y a des villes où ça marche, d’autres où ça ne marche pas. Quand j’ai joué La Danse du diable — qui est mon succès le plus incontestable et absolu — , quand je l’ai jouée à Montréal, ça a été un bide. Je ne sais pas du tout si ce spectacle-là va marcher ou pas ; j’ai l’impression qu’il va marcher avec le public, en tous cas ; ne serait-ce que par le phénomène du renouvellement, avec tous ces jeunes qui ne m’avaient jamais vu jouer. Pour la tournée de L’Homme qui danse, par exemple, on a un succès formidable pour la rentrée ; et, après Noël, ça marche moins bien : tout ça est très opportuniste. Alors, pour la critique et la presse, c’est encore pire : on ne peut absolument pas connaître leurs réactions. Pour La Belgique, j’ai eu une très bonne presse alors que les spectacles étaient très durs, au début. C’est pareil pour le film des Enfants du soleil, j’ai d’abord pensé que j’allais être démoli par la presse ; et puis, pas du tout, j’ai eu une presse extraordinaire et les gens ne sont pas venus, ça n’a pas marché... Heureusement, le succès ne se contrôle pas. Bon, on ferme la parenthèse commerciale, même si elle est importante... Je voudrais revenir sur une expression, que tu employais dans le précédent entretien : c’est « roman vivant ». Le mot roman revient très fréquemment dans ton discours : Le Roman d’un acteur ; l’héritage de Proust, Céline, Calaferte. Pour l’écriture de ta vie, tes références ne sont pas théâtrales. En fait, tu te reconnais plus dans une écriture romanesque ? Et le « vivant » , alors, serait le théâtre ? Page 23 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 Oui, le roman est le tronc commun. Si je voulais être cynique avec moi-même, je dirais que je fais du théâtre parce que je ne sais pas écrire des romans. Si j’avais le choix, je préférerais écrire des romans. Si j’avais vraiment le choix. Sauf que ça te fait plaisir de les jouer. Oui, bien sûr. Parce que je suis un acteur, surtout. Avant d’être un romancier, ou un écrivain, ou un auteur tout court, je suis un acteur ; c’est mon talent principal, c’est mon instrument. Mais, c’est vrai que je suis plus marqué par la notion de roman que par celle de pièce de théâtre ; en tous cas, sur ce travail-là, jusqu’à maintenant. C’est toujours le cas avec L’Homme qui danse ? Oui, je crois. Au début, j’avais l’impression que c’était peut-être moins romanesque ; mais, en fait, je crois que ça l’est plus. Du fait que c’est autobiographique, toutes les influences s’exercent librement et, finalement, je ne fais pas tellement de différence entre roman, cinéma et théâtre. Pour moi, c’est la même chose ; la base, la racine commune est le roman. C’est de raconter... Voilà, c’est le récit, la narration. On peut dire que ce n’est pas vrai avec le théâtre, je ne sais pas. En tous cas, ce qui est clair, c’est qu’il y a toute une part du théâtre qui m’est étrangère : le théâtre littéraire. Sauf le théâtre classique qui est moins littéraire ; il est plus ancré dans la vie. Si je veux être sincère, ce qui me plait vraiment, ce n’est pas du tout ce qui est monté dans les théâtres : quand je lis Brecht, ça me tombe des mains ; alors que si je lis Trotski — pourtant, c’est chiant Trotski — , ça me tombe moins des mains, ça m’amuse plus, sans parler des romans sur la révolution russe qui me passionnent carrément. Donc, j’en arrive à penser que le théâtre moderne littéraire me laisse assez indifférent, et froid. Quand je parle de Johnny Hallyday, par exemple, ce n’est pas par snobisme — d’ailleurs, je vois que plein de gens en arrivent à mon avis, puisqu’il devient très à la mode — mais, vraiment, c’est un phénomène qui me passionne bien plus que beaucoup de pièces modernes, ou d’acteurs contemporains. Je trouve le théâtre, au contraire du roman ou du cinéma, extrêmement enlisé dans une convention moderne, qui le rend extrêmement ennuyeux. Donc, le roman est une façon de régénérer le théâtre, de le penser autrement. Si je pense en termes de roman théâtral, raconter sa vie, dans la structure des scènes — sortir de l’unité de lieu, de temps — c’est différent. En fait, tu retournes le problème. Tu fais un théâtre qui raconte, qui est une narration... Ça ne raconte pas ; ça revit les choses. L’Homme qui danse ne raconte pas ; ça joue les trucs, comme à la télé, comme dans l’émission Strip-tease, qui est prodigieuse. Pour moi, mes pièces, ça ressemble à ça, plus qu’à Genet, ou à Giraudoux. Parce que mes pièces témoignent de la vérité, de la réalité. Du coup, c’est un théâtre d’action. Oui, comme le grand théâtre classique — pardon de la comparaison — Tchekhov, Shakespeare, Molière témoignent de la réalité. Avec, chez les contemporains, Dubillard ou Ionesco, qui dans le burlesque et dans l’humour, rejoignent la réalité, comme Devos. Dans l’abstraction, ils rejoignent quelque chose qui est concret, tangible, vrai ; et, comme par hasard, ils sortent de l’unité ; ou alors, Ionesco exploite l’unité de lieu jusqu’à la folie, avec les pieds du cadavre qui rentrent sur la scène... L’unité de lieu est remise en cause dans l’histoire elle-même. Alors que dans le théâtre contemporain en général, Page 24 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 même dans Beckett, on accepte l’unité de lieu, qui est là, qui est donnée. Moi, ça m’emmerde l’unité de lieu et de temps, j’ai envie de voyager dans des lieux et des temps différents ; j’ai envie d’entrer chez les gens, d’aller voir comment ça se passe chez eux. C’est le côté cinématographique de ton écriture : dans Le Roman d’un acteur, les ellipses, les changements de lieux, par les effets de lumière — quand on se retrouve tout à coup dans un autre lieu — , tout ça vient du cinéma ou de la BD ? Non, je crois plus que le cinéma ou la BD sont plus sensibles à la vie. Et moi, je suis sensible à la vie. Ce n’est pas de l’écriture cinématographique ; c’est de la vie. On finit une scène par une ellipse parce qu’il faut bien arrêter de la raconter pour passer à une autre. Le problème du théâtre, quand on parle de ça, — Koltès le dit mieux que moi — , c’est de faire entrer et sortir les personnages, et peut-être même les acteurs... Mais, pourquoi ? Pourquoi faut-il les faire entrer et sortir ? On n’a pas besoin de ça ; on peut dire « j’ai fini » , et sortir. Dans le théâtre de Shakespeare, c’est comme ça ; Johnny, quand il a fini sa chanson, il sort ; un danseur ou un acrobate, quand il a fini son numéro, il salue, il s’en va et il reviendra un peu plus tard pour en faire un autre... Mais, à l’inverse, on peut dire que les films de Woody Allen sont très théâtraux, dans leur construction. C’est pour ça que je ne crois pas que la différence soit entre théâtre et cinéma. Je crois que c’est la relation de l’art avec la vie. Si on s’intéresse à l’art en tant que représentation de la vie, on fera, en effet, des choses qui ressembleront au cinéma ; mais, si je faisais un film, ça ressemblerait à du théâtre. Bergman, Fellini, c’est du théâtre parce que ça raconte vraiment la vie. Le problème n’est même pas de savoir si on invente les histoires ; de toute façon, on invente toujours ; quand on fait une autobiographie, c’est aussi inventé. D’ailleurs, j’ai regardé le mot « fantastique » dans le dictionnaire — puisque j’appelle ça ou « histoire comique et fantastique » ou « tétralogie autobiographique, comique et fantastique » — ; la définition, c’est « qui est produit par l’imagination », c’est tout. De toute façon, mon histoire est inventée. Pour caractériser ton travail, accepterais-tu l’expression « imitation du réel » ? Tu dis « c’est du réel, c’est vivant » . Te sens-tu un don d’imitateur ? Oui, tout à fait. Quand je fais Johnny, quand je fais ma mère ; imitation du réel, oui. Le théâtre a aussi cette fonction-là... Je le revendiquerais même, comme tout le théâtre moderne est tellement contre cette idée-là, contre l’imitation du réel ; moi — aussi un peu par esprit de contradiction — , je dirais que je suis pour. Pour imiter la vie et se rapprocher le plus possible de la vie, telle qu’elle est, pour que les gens disent « ah, c’est pareil que dans la vie ». Ce qui est aller à l’encontre de tout ce qui est la mode du théâtre d’aujourd’hui. C’est pour ça que j’aime Peeter Brook, parce qu’il représente la vie ; les acteurs jouent et racontent des histoires comme dans la vie. Probablement, de tous les maîtres du théâtre, c’est celui que je continue à aimer... Oui, tout à fait ; imitation de la vie, je dirais. Et surtout, sans donner son point de vue ; essayer de déceler le point de vue de la vie. On s’est tellement trompé, depuis quarante ans, qu’il faudrait avoir la modestie de laisser la vie parler pour nous. Et comme ça, on deviendra un petit peu des auteurs. Je voudrais maintenant aborder ce que j’appelle le choix comique ; donc, tu es un acteur comique... Ça, oui. Il n’y a pas de choix, là ! Page 25 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 Ce que je veux dire : quand tu parles de la Mère ou de la masturbation, utilises-tu un traitement comique pour te permettre de dépasser le drame ou est-ce que ça ne pouvait être que comme ça ? C’est sorti tout seul. Tout ça n’est sorti que parce que c’était comique. J’ai envie de raconter une histoire, mais pour le faire, il faut que ce soit drôle, sinon ça ne sort pas et je ne sais pas le raconter. Ou alors, ce serait beaucoup plus pauvre, moins profond. Et puis aussi, les problèmes que je raconte sont drôles : quand je raconte ma mère qui trouve ses culottes, c’est drôle, avec le recul ; parce que, quand je l’ai vécu, c’était épouvantable. Il n’y a que la drôlerie qui permette de sortir ça d’une manière intéressante et de dire la vérité ; c’est parce que c’est drôle que je m’en souviens et que tout est remonté, vrai. C’est drôle quand c’est vrai ; ça m’incite à me souvenir de plein de choses ; c’est ce qui génère le récit, qui génère l’inspiration. Sinon, je ne saurais pas quoi raconter. C’est pour ça que je dis que je n’ai pas le choix. Peut-être que si j’avais le choix de l’écrire d’une manière tragique, je le choisirais. Comme si j’avais le choix, je préférerais être Gérard Philipe ; je préférerais être un acteur, très populaire et très célèbre, qui jouerait les premiers rôles dans tous les grands films romantiques, comme tous les adolescents qui rêvent d’être célèbres. Comme je préférerais écrire des grands livres comme ceux de Victor Hugo. Heureusement que je n’ai pas le choix ; la vie a choisi autrement : elle m’a déjà donné cette chance merveilleuse d’avoir le talent de faire rire, de m’amuser de la vie, tout simplement. Mais, je trouve qu’il y a toujours beaucoup de romantisme, dans mes spectacles. Mais, il pourrait y avoir un traitement plus tragique, plus noir. Tu pourrais décider de raconter la même chose, sans nous faire rire. Oui, je l’ai fait. Ma première pièce de théâtre était une pièce très sérieuse et tragique, à la Claudel, ou Valère Novarina. Est-ce que ce n’est pas pour ne pas se prendre au sérieux, justement ? Non, c’est parce que ce n’était pas bien. J’ai moins ce talent-là, comme j’ai moins un talent d’acteur tragique que d’acteur comique. Je me trouve bien dans Aragon, mais je suis quand même moins bien que dans mes pièces, où il y a vraiment ce rapport acteur-auteur, en plus. Pour l’inauguration du Théâtre du Jeu de Paume, qui vient d’être restauré, à Aix, je vais faire une nouvelle expérience : je vais lire des textes de mes Carnets, qui sont moins strictement comiques, moins burlesques. Ça m’amuse d’essayer de lire ça. Mais, je l’ai déjà fait, et, quand je lis des bouts de mes Carnets, les gens se marrent, quand même. Et puis, c’est une question de nature : j’ai l’esprit comique. Quand tu vois ma mère, c’est difficile de ne pas l’avoir ! Et encore, je n’ai pas montré mon père ; ce sont des gens qui avaient le sens de l’humour. Et tous mes amis sont comme ça, je ne suis pas tout seul : Max et Clémence sont comme ça. Quand la vie devient trop sérieuse, on se marre ; on rit de tout, y compris des choses graves. Pour finir ; tu prépares le deuxième spectacle de la tétralogie qui s’appelle Le Théâtre ; aujourd’hui, où en es-tu ? Je suis en train de finir de peaufiner chaque improvisation ; je n’ai pas encore fait le mélange et le découpage. Il y a une trentaine d’improvisations. Il y a toujours autant de versions ? Oui, en ajoutant tout, ça fait une trentaine, à peu près. Je les réécris une par une. Pour La Chambre, j’ai été plus loin, puisque je croyais la mettre dans le premier spectacle ; ce n’est pas encore fondu, mais c’est découpé. Le Bac, c’est pratiquement fait, parce qu’il n’y a qu’une seule impro ; c’est une scène unique qui est quasiment bouclée. Mais sinon, j’ai retravaillé chaque improvisation ; je vais avoir fini cette semaine et, lundi, je vais commencer à découper : c’est-à-dire, je découpe tous les thèmes Page 26 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 que je retrouve dans chaque improvisation et après, je les colle les uns au-dessus des autres ; après, je fais des tirages et je mélange les textes. C’est-à-dire que dans chaque improvisation, tu gardes des passages qui correspondent à un thème. Voilà. C’est mécanique. Pour La Chambre, j’ai pris chaque page, chaque phrase qui parle d’un sujet, quand elle passe à autre chose, je l’enlève ; puis après, je compare chaque improvisation, je les colle, je mélange. Par exemple, quand Ferdinand compte ses poèmes, j’ai quatre ou cinq versions ; je les mets les unes au-dessus des autres, avec une police assez petite pour que ça rentre sur l’écran de l’ordinateur, et je fais une seule phrase des cinq du départ. C’est aussi bête que ça ; et je continue, etc. C’est long. En fait, tu aboutis à des phrases que tu n’as jamais prononcées pendant une improvisation. Oui, sauf certains trucs que je garde ; mais pour la plupart, c’est des trucs que je n’ai jamais dits : c’est un concentré de quatre façons de l’avoir dit. Donc, La Chambre, c’est plus long que dans La Danse du diable. De toutes façons, tout sera toujours plus long. Et surtout il y a de nombreux épisodes à l’intérieur. Dans La Danse du diable, j’avais tout mis dans La Chambre, alors que là, ça commence avant : dans des librairies à Paris ; de Gaulle reçoit Ferdinand dans son bureau ; ensuite, de Gaulle descend à Marseille, à La Fare les Oliviers ; après, il y a une boum. Et puis, il y a Le Cid — des choses que j’avais enlevées — ; à la Cathédrale de La Fare, le pape arrive et les emmène au Palais des papes ; il y a tout un voyage ; et les histoires du grand-père, qui était collabo ; les explications avec de Gaulle ; et Mauriac qui est resté coincé à la gare de Miramas ; il faut aller le chercher à la gare ; il y a la mère qui erre en chemise de nuit, le père qui traine au milieu. Tout est beaucoup plus compliqué, inextricable. Je trouve qu’on revient vraiment à l’improvisation et aux masques, parce que ça part dans tous les sens et que tout est possible. C’est exactement ça. C’est la différence avec ce qu’on appelle le théâtre : au théâtre, rien n’est jamais possible parce que, non seulement il faut que ça dure une heure et demie, mais il faut que ça rentre dans un même endroit. C’est pour ça aussi que mon truc dure deux heures, trois heures, huit heures, dixhuit heures ; c’est parce que tout est possible. Le public, lui, fait son tri. Quand on pense que, même maintenant, quand on monte une pièce de Shakespeare, on la réduit à deux heures ; la plupart des gens coupent, ce qui me paraît invraisemblable. Pourquoi ? Parce que c’est trop long, parce que c’est délayé... Pas du tout ; c’est parce qu’il faut que les gens prennent le métro, qu’ils arrivent à huit heures, qu’ils aient une pièce et pas deux et qu’ils s’en retournent à l’heure. Moi, tout mon travail — c’est ce qui fait le plaisir — impose des choses au public. Je le paie aussi ; j’ai moins de public, moins de célébrité ; je ne passe pas à la télé. C’est beaucoup plus dur aussi ; les films durent trois heures. Le public a certainement un sentiment de frustration, comme j’ai avec les livres que je n’ai pas le temps de lire. La question du temps est très importante, bien sûr. Mais, je préfère ça et que les gens sachent que je suis dans mon truc, que je n’en sors pas et que, chaque fois qu’ils viendront, ils ne seront pas déçus. Ils prennent ce qu’ils veulent là-dedans. C’est vrai que ce n’est pas commercial, au contraire de La Danse du diable qui a été faite dans un esprit commercial, que je revendique tout à fait. J’ai même le projet, quand j’aurai L’Homme qui danse, de jouer La Danse du diable ; de pouvoir jouer les deux versions. Avec La Danse du diable, j’ai vraiment voulu faire un spectacle qui rassure — qui me rassure moi, d’abord — , qui marche, qui se vende, que des adolescents de douze ans puissent voir... Un spectacle qui plaise à Ariane, ce qui était très important. Là, je veux que ça plaise au public qui est comme moi, qui Page 27 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 s’emmerde au théâtre... et qui aime le théâtre. En particulier, les jeunes qui ne vont plus au théâtre parce qu’ils se font chier, et qu’ils ont raison. Donc, La Chambre, Le Bac, Le Théâtre, c’est-à-dire les cours de théâtre. Oui, le cours de théâtre avec les deux profs ; le cours Molière avec la guerre entre Marlène et Micheline, le prof moderne et le prof ancien. Eh oui, c’est ça, les anciens et les modernes, exactement. Et, deuxième partie, le théâtre politique : en 69, un an après, à Aix, un centre dramatique qui bat sa coulpe, avec un directeur qui essaie de monter une création collective sur ce qui s’est passé en Avignon 68, un an avant. Et Ferdinand entre là-dedans et intrigue pour obtenir le premier rôle. En même temps, c’est un grande séquence très noire sur le gauchisme et sur l’esprit 68. Une séquence sur ce qu’il y avait de pire du gauchisme et de 68. Ça finit sur le vieux gauchiste qui force ses petits enfants à écouter l’épopée d’Avignon 68. Ça descend au fond du trou. Ariane va sortir de tout ça. Et après, ce n’est pas moi qui entre au Soleil, c’est Ariane qui entre dans ma pièce. Ce n’est pas du tout pareil que Le Roman d’un acteur ; c’est Ariane que j’invite dans mon spectacle ; enfin, Ferdinand la fait entrer dans son spectacle. Voilà. Page 28 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 III 22 avril 2000 (À La Chargère, dans le bureau aménagé cet hiver ; au milieu des livres, sur une étagère, un « clap » de Molière...) Je t’ai envoyé un extrait d’ Un Hangar, à l’ouest 3 de Bernard-Marie Koltès, dont certaines phrases me semblent proches de ton discours sur le théâtre. J’aimerais que tu y réagisses ; d’abord celleci : « le cinéma et le roman voyagent, le théâtre pèse de tout notre poids sur le sol... » Je n’ai pas du tout le sentiment que mon travail pèse sur le sol. Au contraire, surtout avec ce que je fais en ce moment qui s’appelle justement L’Homme qui danse. J’ai plutôt l’impression que ça vole. Dans mon expérience personnelle du travail, c’est plutôt le cinéma qui a pesé très lourd, quand j’ai essayé de faire un film avec Le Roman d’un acteur. Tout pesait des tonnes, le découpage des plans, le jeu des acteurs, les contraintes formelles de temps, de tempo, pas seulement au sens économique. Ce sont les contraintes du cinéma classique ; en tous cas, je n’avais pas trouvé la forme de cinéma assez moderne que j’ai finalement trouvée avec Dartigues, quand il est venu filmer mes spectacles. Je ne trouvais pas. Et quand je suis retourné travailler tout seul, en jouant tous les rôles, c’est redevenu léger. C’est aussi une des raisons pour lesquelles je suis seul, comme les alpinistes qui grimpent seuls plutôt que d’être avec une équipe de dix personnes. C’est pour voler qu’ils sont seuls, parce qu’ils vont plus vite. Et avec plus de danger... Ce n’est pas la question du danger ; je crois que, surtout, ils peuvent aller plus loin. C’est connu : on dit toujours qu’on survit mieux seul qu’à plusieurs. Et on peut faire plus d’expériences, parce qu’on peut s’infliger à soi-même plus de contraintes qu’aux autres. Du coup, on trouve plus de liberté. Moi, je ne cherche pas tellement le danger. Je dirais plutôt qu’en ce moment, j’en ai marre du danger ! De toutes façons, si je cherchais le danger, je ne ferais pas de théâtre, je ferais de la corrida, je serais matador. Ce n’est pas dangereux, le théâtre ; on n’en meurt pas. Mais n’est-ce pas plus dangereux d’être seul plutôt que dans une troupe organisée, gérée... Non, j’ai dépassé ce stade. Ce n’est plus de mon âge. Ce n’est pas une question de danger ; je l’ai vécu, ça s’est très bien passé ; puis, j’ai quitté une troupe, ce n’est pas pour recommencer... Non, c’est très dangereux d’être dans une troupe, comme acteur ! Je me suis retrouvé tout seul à la fois parce que les gens, avec qui je voulais travailler, ne voulaient pas venir avec moi — Max et Clémence étaient chez Savary ; Clémence serait venue mais Max n’aurait pas quitté Savary — et ça, c’était une raison très importante, les gens ne voulaient pas venir avec moi ; et l’autre raison, c’était que, seul, je pouvais explorer des choses que je n’aurais pas pu explorer avec d’autres. En fait, le problème à l’époque, c’était Max, parce qu’il était dans une troupe, justement, et avec moi, c’était l’aventure totale, ne serait-ce que sur le plan économique. Je n’avais pas d’argent, à l’époque. Donc, seul, je pouvais me permettre de ne pas être payé pendant un an. Il n’y a pas beaucoup de gens qui accepteraient de travailler un an, comme ça, sans même savoir où ça va, ce que sera le spectacle. Et j’avais quand même déjà trente ans. Danger ou pas danger, c’est une question de liberté. Et c’est ce qui m’a permis de faire La Danse du diable. Le jour où j’ai rompu avec l’atelier théâtral de Louvain a été un moment très important. La rupture avec Ariane était beaucoup plus grave sur un plan personnel, parce que, professionnellement, je ne risquais rien en quittant le Soleil : après avoir fait Molière et mis en scène Dom Juan ; j’avais le maximum de cartes entre les mains qu’un acteur puisse imaginer pour faire sa carrière. Franchement, il n’y avait pas de risque professionnel. Alors que deux ans après, oui, quand j’ai quitté Louvain, en me disant que je ne voulais plus avoir un mois qui tombe, avoir une sécurité à gauche et à droite. J’ai pris ce 3 In Roberto Zucco, Les Éditions de minuit, 1990, p. 119 à 123. Page 29 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 risque que prennent tous les créateurs. J’ai dit : « je m’en vais ; je ne veux plus rien ; je ferai des dettes ; je ne veux plus faire de films ; je veux écrire ». Clémence m’a suivi, d’ailleurs, puisqu’elle m’a regardé improviser et même Tailhade, pendant tout un moment du travail où, finalement, il est devenu plus présent qu’elle. Mais, à un moment donné, il a été rattrapé par sa troupe qui lui a dit : « c’est lui ou nous ». C’est pour ça qu’ensuite j’ai eu une querelle avec lui, parce qu’il se prétendait co-auteur de la pièce, alors que j’ai toujours, non seulement admis, mais même promotionné l’importance qu’il a eu dans mon travail, mais le seul auteur de La Danse du diable, c’est moi. Alors, quand on a eu le projet de film, j’ai reproposé à Max d’y travailler et, lui, a très vite vu clair car il disait à Véronique : « de toutes façons, cette pièce, il la jouera tout seul ». Il me connaît bien, et il avait flairé ça aussi. Peut-être que s’il avait senti que ça allait vraiment être un projet assumé par plusieurs, il aurait rompu avec Savary... Enfin, peu importe, le fait d’être seul me donne la liberté de l’auteur. Donc « le poids », oui, au début, quand je n’arrivais pas à trouver la forme, c’était très lourd ; mais, que tu sois seul ou à plusieurs, c’est lourd. C’est plutôt plus facile, seul, de toutes façons. Parce qu’avec Ariane, quand on cherchait le style et qu’on ne le trouvait pas — avec trente comédiens dont il faut virer la moitié parce qu’ils ne trouvent pas — , ça, c’est très très lourd. On est plus léger, seul. Si mes spectacles ont une valeur, c’est peut-être de rendre légères trois heures et demie passées avec un mec, tout seul. Oui, l’art, c’est de rendre légères les choses. Et quand Koltès dit : « on essaie souvent de vous montrer le sens des choses qu’on vous raconte, mais la chose elle-même, on la raconte mal... » N’est-ce pas aussi ce que tu cherches ; c’est-à-dire peu importe l’analyse ou la théorie, l’important est de raconter une histoire ? En ce qui me concerne, c’est plus que raconter une histoire ; c’est la jouer, ce qui est différent. Dario Fo raconte des histoires. Moi, je joue les choses, plus comme Zouc ou comme Devos. Je joue vraiment les choses, j’y suis. Ce n’est pas pareil que raconter. C’est pour ça que c’est vraiment du théâtre. À mon avis, Zouc ou Devos font vraiment du théâtre, même si c’est dans le cadre du music-hall — c’est compliqué, les étiquettes — . Je me souviens que ce qui m’avait impressionné, quand j’avais vu Zouc, c’est qu’elle joue en vrai, elle y est. Quand elle fait le bébé, elle est le bébé, on voit un bébé. Plus encore que si on voyait un vrai bébé, car il y aurait tout le folklore du vrai bébé, tandis qu’elle, le jouant si bien que ça, le revivant, on voit l’essentiel : c’est un des plus grands chocs de théâtre de ma vie. Quand on incarne vraiment les choses, on fait plus que raconter. Mais il y a des tas de propos de Koltès que je partage et le résultat est tellement différent que j’ai du mal à l’accepter. Il n’y a pas seulement Koltès et moi qui avons le dégoût du théâtre ; beaucoup d’acteurs le partagent, mais ils ne peuvent pas le dire, sinon ils ne pourraient plus travailler ! Ce n’est d’ailleurs pas un signe de bonne santé, mais les trois quarts des gens de théâtre ne vont pas au théâtre. Ils refusent de voir le travail des autres. Oui, ils s’ennuient aux spectacles des autres. Les jeunes, encore, vont beaucoup voir les spectacles — je parle des gens de théâtre, je ne parle pas du public, en général — . Et encore, quand je crée une pièce à Paris, je tiens à ce qu’on invite tous les élèves du Conservatoire, mais, chaque année, il y en a de moins en moins ; alors, c’est peut-être mon succès qui descend... Je crois aussi qu’il y a moins d’intérêt. Les gens sont préoccupés par leur carrière, par ce qu’ils font. C’est le gros problème du théâtre : il y a un livre de Denis Guénoun4 qui parle de ce phénomène d’autarcie complète du théâtre. Il y a de plus en plus de gens qui font du théâtre et de moins en moins qui y vont... Pour en revenir à Koltès, c’est vrai que c’est intéressant de pouvoir dire : « tiens, il dit comme moi ». Moi, mon problème, c’est que, quand je suis allé voir Quai ouest, je me suis ennuyé à mourir. Mais, encore une fois, je peux être très virulent et agressif contre le théâtre — c’est le cas du texte que j’ai écrit pour le dossier de presse de L’Homme qui danse qui, ensuite, devient un programme que je donne au 4 Denis Guénoun, Le Théâtre est-il nécessaire ? , Circé, 1997. Page 30 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 public ; c’est un peu une explication de là où j’en suis — mais je reviens là-dessus, à la fois parce que la peur monte et que je me sens moins teigneux, et parce qu’à force de ne pas aller voir le théâtre, c’est un peu délicat d’en parler. Je ne suis pas allé voir le spectacle d’Ariane, par exemple ; c’est vrai que ça m’embête d’aller juger son spectacle, alors qu’est-ce que je peux dire ? Je peux juger les pieces d’Hélène Cixous ou de Koltès parce que je les lis. Je me rappelle que j’avais vu un épisode de La Servante d’Olivier Py et j’avais trouvé ça épouvantable. Alors qu’après, j’ai vu Le Visage d’Orphée au Palais des papes que j’ai trouvé merveilleux. C’est aussi ça, le théâtre. Une dernière citation de Koltès : « Ce n’est pas vrai que des auteurs qui ont cent ou deux cents ou trois cents ans racontent des histoires d’aujourd’hui [...] je pense qu’il vaut mieux jouer un auteur contemporain, avec tous ses défauts, que dix Shakespeare [...] les auteurs de notre époque sont aussi bons que les metteurs en scène de notre époque... » Il a raison politiquement. C’est politiquement correct. Maintenant, je ne crois pas que les auteurs d’aujourd’hui soient aussi bons que les anciens : je ne crois pas que Koltès soit aussi bon que Molière, ni que Racine. Il a raison quand il dit que les pièces anciennes ne racontent pas l’époque moderne ; les pièces anciennes racontent l’être humain et parlent de politique au deuxième, troisième, quatrième degrè, donc, quand on monte Tartuffe, si on veut, on parle de politique, mais surtout on parle des êtres humains. On ne peut plus en rester à la lecture de Planchon, trop politique ; ce qui est surtout extraordinaire, ce sont les personnages, Tartuffe et Orgon. Quand on monte un classique, on se croit toujours obligé de donner mille raisons politiques et historiques ; c’est la vieille lecture post-brechtienne, mais il faudrait revenir à la vision de Jouvet : ce qui est fort chez Molière, ce sont les caractères. Alors, pour ce qui est du rapport auteur/metteur en scène, je suis aussi d’accord ; je dirais même que les auteurs sont meilleurs que les metteurs en scène. Je trouve qu’Olivier Py et Koltès sont meilleurs que les trois quarts des metteurs en scène actuels. L’art de la mise en scène, en ce moment, est en train de dégénérer ; c’est déjà arrivé, plusieurs fois. Les metteurs en scène vivent sur l’acquis des années 70, sans aucune vraie remise en question. À part quelques-uns qui continuent à être vivants. Et y compris chez les jeunes, dans ce que j’ai vu. Encore une fois, ça m’embête de parler de ça, parce que j’aimerais bien avoir une période où je retournerais vraiment au théâtre ; mais ce que je ressens, c’est que ça décrépit et qu’on est à une époque, comme à l’époque de Vilar ou de Copeau, où il faut nettoyer la scène de tout pour repartir à zéro. Comme les jardins, il faut tailler et nettoyer, à un moment donné, pour que ça repousse. Alors, évidemment, tout ça est problèmatique parce qu’Ariane Mnouchkine ou Chéreau sont de très grands metteurs en scène, dans l’abondance. Et Peter Brook continue à être un des plus grands metteurs en scène du monde parce qu’en effet sa ligne de conduite est sincère, depuis très longtemps : il raconte dans ses souvenirs qu’un jour il a cassé sa maquette et qu’il a dit : « plus jamais de décor » et il a tenu parole. Il n’y a plus jamais de décor chez Peter Brook et c’est une attitude fondamentalement artistique. Ce que j’ai vu des jeunes metteurs en scène est plutôt moins bon que ce que font leurs ainés, leurs maîtres. Les auteurs seraient plutôt meilleurs. Actuellement, l’écriture théâtrale souffre énormément de la tradition beckettienne. Ces deux valeurs taboues que sont Beckett et Brecht — je sais bien que ce sont de grands écrivains — , je trouve qu’il faudrait leur couper la tête et, comme en 89, les mettre au bout des piques sous le nez des metteurs en scène. Le mal qu’ils ont fait est terrible : il faut se dégager de ces deux pères fouettards ! Alors, un peu par provocation, je me demande si ce ne serait pas plus intéressant de monter Rostand plutôt que Shakespeare. Parce que c’est la même chose avec Shakespeare : c’est pratique, c’est le fourre-tout ; tout le monde est d’accord sur Shakespeare. Et finalement, c’est trop facile. On peut monter une pièce de Shakespeare en étant complètement innocent, contrairement à Molière qui échappe à ça par ses caractères si forts et peut-être aussi parce que c’est français et que ça nous touche de plus près. Je m’excuse parce que je sais que tu vas monter un Shakespeare et je rêve de monter des pièces de Shakespeare, et je le ferais sûrement, si Dieu me prête vie ; je voudrais vraiment monter Roméo et Juliette. Mais c’est très dur d’aller chercher dans Shakespeare ce qui est cuisant au théâtre. Koltès a raison dans la mesure où, par exemple, c’est plus dangereux pour toi de monter Le Roman d’un acteur que de monter un Shakespeare. Alors, oui et non parce que tes acteurs vont se trouver Page 31 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 confrontés à quelque chose de plus dur, à un texte difficile parce que ce n’est pas, entre guillemets, si bien écrit que ça Shakespeare, c’est très compliqué. L’art du théâtre aujourd’hui ne se pose plus assez de questions sur lui-même. Les questions sont les mêmes depuis vingt ans et sont devenues vieilles : c’est-à-dire faut-il, au théâtre, parler de soi ou fautil parler de la Bosnie ? Les romanciers et les cinéastes posent des questions bien plus compliquées que ça : ils sont beaucoup plus dans les vraies questions de l’écriture, plus loin... Mais les réalisateurs sont aussi souvent auteurs, au cinéma. Ils sont obligés d’écrire ; ils ne peuvent pas prendre des pièces... À la limite, quand Benoit Jacquot monte La Fausse suivante, il pose plus la question du théâtre au cinéma que les metteurs en scène de théâtre qui sont enfermés dans leur pièce et leur système et qui ne se posent plus de problèmes. La notion de metteur en scène, au sens moderne, a un siècle. Ne peut-on pas aller jusqu’à dire que le siècle s’est trompé, en donnant tant de pouvoir à ceux qui, maintenant, dirigent, dans les faits, le théâtre ? Non, c’est comme quand on dit qu’on s’est trompé avec le communisme, qui, en fait, était une évolution historique indispensable et incontournable. A-t-on fatalement besoin du metteur en scène ? Je crois que oui. La notion est moderne, c’est vrai, mais le rôle du metteur en scène a toujours existé. Il y a toujours eu des metteurs en scène. Autrefois, le chef de troupe était metteur en scène ; Molière mettait en scène, même au sens restreint du terme : avec les fêtes de Versailles, par exemple, dans le décor des jardins, les effets des jeux d’eau, la musique de Lulli et sans qu’il y ait forcément un texte. Non, le metteur en scène a toujours existé. Moi, je suis metteur en scène de mes spectacles et c’est très compliqué. Alors, on peut parler du rôle politique du metteur en scène, dans le lieu théâtre ; ça, c’est autre chose. Au sens où Vilar disait : « je ne suis pas metteur en scène, je suis régisseur des spectacles ». N’empêche que c’était un dictateur, Vilar. Mais qui a dit qu’il faut débarasser la scène de tout encombrement... C’est drôle, parce que la seule mise en scène, de pièce « normale » si on peut dire, que j’ai faite dans ma vie, c’est Dom Juan et j’avais un énorme décor. Et ça ne me semble pas du tout contradictoire avec l’absence de décor ; on ne peut pas édicter de loi. Le théâtre est un art vivant. Mais, je me pose beaucoup de questions, en ce moment, sur mon travail, à cause de mes difficultés — je ne vais pas le redire dix fois — , et je me dis : « comment ça se fait que, depuis vingt-cinq ans, non seulement je raconte la même histoire, mais, en plus, je travaille sur le même texte, la même improvisation, qui dit comment j’ai commencé à faire du théâtre ? » C’est quand même invraisemblable, ce truc. En fait, je crois que c’est la question la plus cruciale du théâtre. En 68, la question était : « comment mettre le théâtre au service de la révolution et du peuple ? » ; la question de Vilar, sous une forme révolutionnaire, d’où le conflit d’Avignon. Et depuis, la question est : « quel langage au théâtre, comment faire du théâtre, comment écrire ? » Donc, ce qui préoccupe le plus les gens de théâtre, c’est le théâtre, mais ils ne veulent pas l’avouer. J’aurais pu, dans toutes mes histoires, être obligé de raconter ma propre histoire intime à travers des anecdotes différentes à chaque pièce, comme Woody Allen ; mais, c’est toujours le même film qu’il fait ; Molière écrit toujours la même pièce. Sauf qu’ils changent l’histoire, comme on dit. Moi, je ne change pas l’histoire parce que je l’ai trouvée : c’est la mienne. Poussé par l’angoisse, l’urgence et la faim, je suis tombé là-dessus et je n’ai pas réussi à trouver la fable, sinon j’aurais raconté mille petites anecdotes différentes qui auraient toujours raconté la même histoire, en fait. Page 32 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 La question qui reste maintenant, c’est : « comment raconter cette histoire complètement et dans quel style ? » Quand je dis aux journalistes que L’Homme qui danse n’est pas du tout dans le même style que Le Roman d’un acteur, ils ne comprennent pas : je suis seul sur scène, je fais plusieurs personnages... Comment dire, à part à toi qui es vraiment dans mon travail ou à mes amis-collaborateurs ou au public, qui, lui, suit toute mon histoire, comment expliquer qu’il s’agit d’une question de style, qui implique un esprit ; et donc, je ne vais pas raconter les mêmes choses : en traitant les improvisations de La Danse du diable, même si je raconte la même histoire, peu importe, je vais raconter autre chose. Très honnêtement, depuis vingt ans, la question qui se pose le plus pour moi dans la vie, c’est pourquoi je fais du théâtre. Malgré les famines, malgré les Rwanda, malgré la guerre en Yougoslavie, malgré tous les événements à l’intérieur du théâtre, le Ministère de la Culture qui change, la politique culturelle, les centres dramatiques, la question qui m’empêche de dormir — à part la question amoureuse et sentimentale — c’est pourquoi je fais du théâtre. Alors, si, la politique m’intéresse beaucoup. Donc, un jour, je ne peux plus me retenir et je fais Aragon. Parce qu’aussi, étant obsédé par cette œuvre autobiographique, je ne peux plus jouer de textes, malgré mon envie. Je fais Aragon qui résume mon envie de jouer des textes romantiques, forts, littéraires, poétiques et politiques. Au tout début, tu prenais la comparaison du sport, de la solitude de l’alpiniste. C’est étonnant parce que c’était la première question que j’avais prévue, après avoir relu l’entretien précédent, et puis on est partis sur Koltès... Donc, pour le spectacle, tu as besoin de préparation physique, tu fais du sport, tu maigris, et les spectacles sont une performance sportive, aussi ; et, deuxièmement, est-ce que l’exploit sportif te procure des émotions, en tant que spectateur ? Je ne suis pas spectateur du sport, de façon générale. Et c’est tellement à la mode, surtout le football que j’ai en horreur depuis le lycée. C’est un truc qui m’a marqué : quand je suis entré en sixième au Lycée Nord, à Marseille, j’ai eu un prof de gym formidable qui nous a dit : « je vais vous apprendre tous les sports d’équipe, de ballon. » C’était génial : le hand-ball, le volley, le rugby, le foot. On a commencé, comme ça, on changeait chaque semaine ; et la quatrième semaine, on a fait du foot ; et, là, c’était terminé, c’est-à-dire que les élèves lui ont interdit de faire autre chose. C’était le foot, point à la ligne. J’ai compris alors qu’il y avait un drôle de truc autour du football, à Marseille, en 63 ; et j’ai toujours retrouvé, au fur et à mesure de l’histoite du football qui est montée, cette espèce d’intransigeance absolue. Par contre, je regarde les Jeux olympiques, et ça me passionne. Pour être tout à fait honnête, la plus grande émotion que m’ait procuré le sport, ce sont les trois coureurs noirs, brandissant le poing ganté aux Jeux de 68. C’était une émotion politique et, surtout, esthétique prodigieuse. Du coup, le sport produit une image très théâtrale. Oui, peut-être. Mais je n’exclus pas du tout le sport et j’ai vu des matchs de foot avec mon père et mon frère... Alors, je ne suis pas du tout chauvin : je suis toujours contre la France, contre Marseille, contre mon camp ; je suis trop vicieux pour être un supporter. C’est pour ça que j’apprécie plus le sport individuel : la course, je trouve ça magnifique. Le vélo, non ; je trouve ça atroce, les gens qui souffrent sur leur vélo. Par contre, le spectacle du cirque, avec les acrobates, me bouleverse, et la corrida, bien sûr. Et les alpinistes, les mecs tout seuls. Je ne suis pas très sensible aux sports d’équipe, finalement ; la coupe du monde de football ne m’a procuré aucune émotion, sauf quand un petit pays africain bat une grande équipe européenne ; là, c’est une émotion formidable. Je déteste les mouvements de foule, sauf si ce sont des émeutes : un de mes meilleurs souvenirs de la coupe du monde, c’est quand les Anglais ont tout cassé à Marseille et que les CRS se sont retrouvés protégés par les petits Arabes des Quartiers Nord. Les Marseillais, enfin, ont vraiment vu ce que sont les nazis, les fascistes, ces Anglais. Je rêverais que le théâtre ait la même importance que le sport, dans le spectacle. Il l’a eue chez les Grecs. Maintenant, il y a un trop grand déséquilibre entre les deux. On souffre trop, au théâtre, du déficit de public populaire et on nous le reproche trop. Ce n’est pas normal que la télé ne montre pas plus de vrai Page 33 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 théâtre. Je suis jaloux de l’intérêt excessif que le peuple a pour le sport, par rapport à celui qu’il pourrait avoir pour le spectacle. Ça ferait du bien que ça circule mieux, parce que, moi, je fais du sport tout le temps, par exemple, pour mes spectacles : je vais à la piscine, je fais du vélo ; c’est dur mais, au bout d’un moment, j’ai du plaisir, aussi. Je crois que je n’ai pas l’instinct de compétition, surtout. J’aime l’exploit gratuit, j’aime la corrida parce que c’est l’exploit pour la beauté du geste. Et puis, c’est vrai que le rôle de l’argent dans le sport me dégoûte. Alors, de temps en temps, tu as une équipe qui gagne sans argent, comme Calais. On peut dire que ça n’a rien à voir avec le sport, mais tout se tient. Je cherche si j’ai des souvenirs d’émotions fortes avec le sport... Des exploits, du type traverser l’océan à la rame... Ah oui, Le Guenn, je comprends très bien ça. Je trouve ça dommage qu’il ait mal évalué le danger, qu’il n’ait pas su arrêter au moment où il le fallait. Moi — toute modestie mise à part, parce que, lui, il risquait vraiment ses orteils —, je me sens comme lui, parce que je crois que c’est la même énergie, à un moment donné. C’est-à-dire si je continue c’est que je me suis dit que je le ferai, bien que ce soit tellement chiant, tellement immonde le travail que je fais en ce moment, par exemple. Après, non, parce que je joue et que je retrouve la logique... Mais, quand même, je pense que c’est le même défi. Comme un auteur qui continue à écrire sans avoir de succès : il sait au fond de lui que quelque chose doit résister et dire non. C’est ce qui fait que, depuis des années, Ariane continue à travailler avec Cixous ! Tout le monde lui dit non, elle continue et apparemment elle a beaucoup de succès avec son spectacle : elle prouve qu’elle a raison. Cette notion de ténacité, qui existe aussi dans l’art, est sportive. Mais, dans l’acceptation grecque du sport, ce qui est beau c’est un homme, tout nu, ou une femme, toute nue, qui court. Dommage qu’aujourd’hui ils ne soient plus vraiment tout nus, parce que ça rejoindrait en plus la sexualité. Ce serait beau, ce serait extraordinaire de voir courir Marie-José Pérec toute nue... ; on a envie. L’érotisme existe aussi dans le sport, ça en fait partie, sauf que, dans nos pays catholiques, on n’ose pas l’assumer ; alors, on leur met des petites culottes qui font que ça devient carrément porno ! Dans la Corrida, c’est la présence de la mort dans le spectacle qui te fascine ? Je ne suis pas du tout un connaisseur de corrida ; je suis un amateur qui a découvert ça très tard. J’avais vu une corrida, jeune, et j’avais détesté. Et en plus, je suis assez réservé depuis la mort de Montcouquiol, Nimeño II ; et puis, en vieillissant je deviens un peu sentimental, je ne supporte plus la mort du taureau. Les gens qui applaudissent la mort du taureau, je trouve ça dégoutant ; les jeux du cirque, tout ça... Mais, par contre, ce que je trouve toujours très beau c’est que la présence du taureau, avec son danger, valide la beauté du geste. Ça incarne une chose essentielle du théâtre. C’est un des derniers spectacles où la mort est présente ; le sang est là comme il était là à l’origine de la tragédie... J’ai du mal, maintenant, avec ça : la souffrance, le sang, je n’arrive plus à les apprécier. Ça me fait le même effet que les films où il y a trop d’horreur ; j’ai détesté La Reine Margot de Chéreau, par exemple, pour cette espèce d’abondance d’images d’horreur, parce qu’à ce moment-là, il faudrait mieux faire un film sur la Yougoslavie, ce serait plus sincère. Le spectacle de l’horreur est tellement devenu un problème réel à la télévision qu’on ne peut plus le poser comme avant ; on ne peut plus simplement dire : « c’est bien, parce que c’est horrible », ce n’est pas vrai. Ça peut être très ennuyeux, la corrida ; ça peut, quand même, être le spectacle le plus ennuyeux, le plus misérable du monde, pire que le théâtre encore ! Peut-être pour les mêmes raisons, d’ailleurs : il y a une telle abondance, c’est tellement à la mode que ce n’est pas forcément un signe de bonne santé — c’est une bonne santé pour les affaires de la corrida, comme les affaires du théâtre — ; pour l’art tauromachique, ce n’est pas très bon. Mais parfois, il se dégage de tout ce merdier un gamin qui a le talent et c’est merveilleux : parce que c’est le geste gratuit, l’art pour l’art. Page 34 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 Et c’est la danse, aussi... À ce moment-là, c’est tout : la danse, le sport, la poésie... la beauté du corps et la beauté de l’esprit humain qui met son corps en jeu. C’est peut-être ça que j’aime aussi dans le théâtre : l’esprit humain qui met le corps en jeu. Et c’est pour ça que le théâtre littéraire est chiant parce que les corps ne sont peut-être pas assez mis en jeu. Peter Brook, c’est beau parce qu’on voit des corps ; on ne voit jamais uniquement des têtes qui parlent. Ce qui m’avait beaucoup plu dans ta mise en scène du Roman du Soleil5, c’était la beauté des corps des jeunes garçons et des jeunes filles — encore plus, bien sûr ; ce n’est pas innocent, je ne dis pas ça uniquement pour tenir un propos grivois, c’est très important — et c’était très beau, le déplacement des corps dans l’espace. C’est un problème très intéressant dans le théâtre d’aujourd’hui : les acteurs, dès qu’ils se mettent à faire du théâtre, perdent la beauté de leur corps. Cette beauté qu’ils ont naturellement quand ils jouent au foot, ou qu’ils font l’amour, quand ils sont nus sur une plage, plus encore qu’en maillot de bain, ou quand une fille fait son enfant, pourquoi ces corps deviennent-ils laids, affreux, tout tordus, quand ils font du théâtre ? C’est un défaut du théâtre moderne et c’est ce qui est admirable chez Ariane, par exemple, cette façon dont elle met les corps en valeur, avec ses références au théâtre oriental, les costumes, l’espace, la lumière, peu importe, mais les corps sont là et ils sont beaux. C’est pour ça aussi que je trouve que Zouc et Devos sont complètement sous-estimés, classés, rangés dans des catégories réputées inférieures. Mais c’est du théâtre, du vrai théâtre. Tu as souffert et tu souffres encore de cette catégorisation : on te reconnaît souvent une place dans le one-man-show. Oui, maintenant, à chaque fois que je fais des spectacles à Paris, très prétentieusement, j’écris aux « Molière » pour leur dire : « je vous demande une chose — je ne veux pas cracher dans la soupe, j’en ai eu deux — , c’est de ne pas être dans la catégorie one-man-show ». Mon argument principal étant que, de toutes façons, n’y étant pas je ne serai même pas nommé : il n’y a pas de problème, je vais être en concurrence avec tous les plus grands spectacles de Paris ! Ce n’est pas uniquement une ruse pour ne pas y aller, c’est que mes spectacles sont du théâtre, même si je suis seul. Mais Raymond Devos, lui, revendique d’être dans le cirque et le music-hall ; et c’est juste, il a raison. En fait, tout art extrême rejoint les autres : le funambulisme rejoint tous les arts. Et c’est dommage parce que, pour moi, Zouc, par exemple, est vraiment un phénomène de théâtre aussi important que 1789. D’ailleurs, Ariane allait voir Zouc ; elle ne vient pas voir mes pièces, mais elle allait voir Zouc. Mais je trouve que le travail de Benedetto est aussi important que le travail de Brook ou d’Ariane Mnouchkine et c’est complètement sous-estimé parce que c’est marqué politiquement. Pourquoi est-ce que personne ne moufte quand on dit Brecht et quand on dit Aragon, tout le monde crie ? Je finis par penser qu’Aragon est meilleur, parce que ça continue à bouger, alors que Brecht ne touche plus personne, donc ça arrange tout le monde. C’est un peu ce que je ressens avec Beckett, aussi. Pour continuer dans les questions un peu annexes — après le sport — c’est Johnny qui m’amène à ça : j’aimerais qu’on aborde les chanteurs, la chanson ; ce qu’on appelle la variété... Quand j’ai vu Léo Ferré sur scène, seul avec son piano et sa petite cassette, au Tourski, c’est un des grands chocs de théâtre de ma vie. Dire que ce n’est que de la chanson, c’est ridicule. Avant, en effet, je séparais Zouc, Léo Ferré, 1789, Richard II, Benedetto, mais maintenant je fais le lien. D’autant plus que je le fais dans ma façon de travailler. C’est évident que c’est ça le théâtre. Léo Ferré, c’est du théâtre parfait : le texte, l’interprète et la musique. C’est de l’opéra, qui est la forme la plus aboutie du théâtre ; c’est une chose qu’on a oubliée et qu’on avait pourtant revendiquée dans les année 70 : le théâtre est un 5 Adaptation de L’Âge d’or, tome I du Roman d’un acteur. Page 35 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 art total. Artaud a toujours raison : Le Théâtre et son double est toujours un livre d’actualité. L’écriture théâtrale ne peut pas se dégager de l’acrobatie, de la danse, de la musique... Je trouve qu’aujourd’hui la dégénérescence du théâtre, comme de la société en général, est là : tout se compartimente ; les auteurs écrivent des pièces, les metteurs en scène font des mises en scène, les acteurs interprètent des rôles, les producteurs produisent des spectacles, les directeurs de festivals font leur programmation, les directeurs de centres dramatiques régissent leur théâtre, les administrateurs administrent, les programmateurs ou la femme du directeur programment la saison... C’est terrible : tout se sépare ; or, le théâtre est un art total ; c’est l’inverse. C’est pour ça que je suis tout seul, que je raconte toujours la même histoire, que je travaille encore sur la même improvisation que j’ai faite en 1980. C’est la manière que j’ai trouvée de faire un art total. Et même au Théâtre du Soleil, ils ont séparé la mise en scène de l’écriture : je ne crois pas du tout que l’auteur écrive avec les acteurs, comme ils disent ; peut-être avec le metteur en scène, qui coupe mais ne rajoute rien. La séparation n’a de sens que si, au bout du compte, toutes les frontières tombent comme la dictature du prolétariat n’avait de sens que si elle préparait l’avènement de l’ultra-démocratie ; ce qui a été une illusion. Par contre, au théâtre, on peut y arriver, j’y crois encore. Pour revenir à la musique : en décembre, tu te demandais s’il y aurait de la musique sur L’Homme qui danse ; en janvier, à Martigues, tu avais gardé les deux chants bulgares de La Danse du diable... Oui, je vais garder les chants bulgares, mais je ne sais pas combien il y en aura. Est-ce qu’il y aura des musiques en plus ? Je ne sais pas encore. Peut-être sur les Stances du Cid, parce que j’ai retrouvé la musique que je mettais quand j’étais jeune et que je les jouais : l’entrée d’Egmond de Beethoven. Parce que j’aime bien me donner une loi et la transgresser... Ça veut dire que ce seront les mêmes chants bulgares qui vont revenir, d’une manière cyclique, pendant les quatre ou cinq spectacles ? Par exemple, le premier chant que j’ai utilisé pendant l’accouchement, au début, n’était pas dans La Danse du diable ; il est nouveau. Le dernier, que j’avais déjà utilisé, reviendra à un autre moment... Sur la sortie de Ferdinand, comme pour La Danse du diable... Non, sur la sortie de la mère et quand Ferdinand quitte sa mère pour aller se marier avec Clémence. Ça raconte la fin de la mère, en fait. Par contre, le chant que j’avais choisi pour la mort de la mère dans La Danse du diable va servir pour le moment où Ariane fait trouver L’Âge d’or à Josette. Donc, ça n’a rien à voir : ce chant représente la mort d’Abdallah, c’est-à-dire le Requiem de Verdi ; cette musique va transposer. Mais, ce n’est pas sur Ferdinand, c’est sur Josette. Ariane fait trouver le vent à l’actrice... C’était déjà le vent de la sortie de Ferdinand... Oui, mais ce n’est pas le même vent ; c’est le vent de Josette, c’est très différent. C’est Ferdinand qui l’aide à trouver ; Ariane l’oblige à l’aider à trouver, parce qu’il ne pense qu’à lui et elle veut qu’il pense à elle. Et je ne vais pas crier : « Maman ! », je vais crier : « M’Boro ! » Pour finir et pour revenir à l’origine des improvisations : tu as souligné l’importance de Tailhade et de Clémence qui te regardaient. Qu’est-ce qui s’est passé ? À un moment donné, tu t’es dit : « demain, je commence à raconter ma vie » ou bien, d’abord, « il faut que je fasse un spectacle » et puis, c’est arrivé sur ta vie ? Au départ, est-ce que tu avais un plan : commencer par la naissance, l’histoire de la mère... Non, pas du tout. Je voulais écrire une pièce qui pose la question du théâtre. Pas du tout seul. Une « vraie » pièce, écrite, qui s’inspirait de Max, de Jean-Claude, des gens avec qui j’avais fait Dom Juan, Page 36 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 mes copains, et qui serait, évidemment, une transposition du Théâtre du Soleil, des problèmes de troupe, etc. Je voulais écrire une comédie sur un metteur en scène, les acteurs, et je voulais que ça fasse rire. Donc, j’ai commencé en m’inspirant de Tchekhov, de Dubillard, avec toutes mes influences, et en m’inspirant de ma vie, que ce soit un peu autobiographique et imaginaire aussi. Mais une vraie pièce. J’en ai, d’ailleurs, montré des bouts dans Les Carnets. Il y avait des scènes, des dialogues, des monologues et, en effet, c’était du théâtre : c’est-à-dire qu’on rentre dans une pièce, on parle, on discute, il se passe des choses, on ressort ; il y avait des gags, genre Dubillard ou Ionesco, des trucs un peu absurdes, ou Pagnol aussi. Et très vite, le principe du théâtre m’a asphyxié. Tu veux dire qu’à un moment donné, ça s’est arrêté. Ah, oui, c’était physique : je ne pouvais plus dormir, je ne pouvais plus écrire, j’avais des angoisses très violentes... J’ai un gros avantage, dans la vie, c’est que ça se manifeste de manière physique. Et, comme ça, Clémence m’a dit : « arrête d’écrire, improvise, ça ira mieux ! » Donc j’ai improvisé et c’est là où je me suis dit : « je vais être seul, parce que, seul, je suis libre d’aller où je veux, dans le métro... » Je pouvais aller dans l’imagination. Donc, j’ai improvisé un monologue : c’est là que j’ai inventé Ferdinand, qui était le protagoniste principal de l’histoire et qui est devenu le seul. Et après, j’ai saturé dans l’improvisation, parce que j’étais dans le monologue obsessionnel. Et puis après, je suis parti dans le monologue absurde : je voulais que ça s’appelle Curriculum vitae ; je voulais mettre mon lit sur scène et me réveiller à six heures, le soir, en pyjama rayé, comme un fou, comme dans Le Journal d’un fou, et me retrouver devant les gens, devant le public, et leur raconter ce que j’avais rêvé, pour les faire rigoler. L’idée principale, c’était de faire rire les gens. Ensuite, j’ai encore saturé dans ce principe-là et c’est là que Tailhade m’a donné cette idée de jouer les gens de ma vie. Et là, en effet, il a tiré le fil d’Ariane. C’était un vraie libération parce que, d’un seul coup, j’avais tout : les monologues, les dialogues, les situations. Des vraies pièces de théâtre, même si j’ai mis des mois avant de m’en rendre compte, parce qu’au début je le faisais, comme ça, uniquement pour essayer. Et tout ça sans ordre, sans chronologie... Absolument : j’ai commencé par Ariane et le tournage de Molière ; après, j’ai fait Micheline et le cours de théâtre ; puis, Puaux... Et puis, Tailhade est parti ; je n’improvisais plus que devant Clémence et, comme elle ne riait pas trop quand je faisais Ariane, je faisais d’autres trucs. Et ma mère que j’ai faite devant Clémence, la première fois. Ça l’a beaucoup fait rire, mais elle m’a dit : « les gens vont la voir comme une folle ! » Ça m’avait rendu fou de rage. Par contre, ma mère faisait beaucoup rire Tailhade ; c’est de là qu’est venu le développement de ma mère. Lui, il voulait que je ne fasse qu’Ariane et ma mère ; il n’y a que ça qui le faisait rire ! Ce qui faisait rire Clémence, c’est quand je jouais Ferdinand et quand je faisais La Ficelle, c’est-à-dire les monologues ; et quand je faisais Puaux, Wilson, les hommes, en fait. Ça dépendait énormément des gens qui me regardaient : par exemple, Véronique et Pascal, quand j’improvisais Le Roman d’un acteur, c’étaient vraiment des gens plus jeunes à qui je racontais mon histoire, quelque chose que j’avais vécu. Quand j’improvisais devant Clémence, elle riait de notre histoire. Et, les premières fois où je suis arrivé à des conflits violents, entre Ariane et Bruno, Véronique ne supportait pas ; elle arrêtait de rire. Alors que j’ai improvisé toute mon histoire avec Clémence et que c’était plutôt délicat, dans la situation où nous étions, et ça passait très bien. Quand je suis arrivé sur Bruno et Ariane, il a fallu que je lui demande de partir et j’ai fait venir Clémence, qui, elle, devant le fait accompli, s’est mise à rire d’Ariane et m’a incité à aller vers les drames ; et c’est là que j’ai improvisé Ariane ou l’Âge d’or et Jours de colère. Pour Tailhade, plus c’était dramatique, plus ça le faisait rire. Mais, maintenant, je paie le prix de tout ça, parce que je suis comme une espèce de comptable, de chercheur, d’entomologiste qui réunit tout ce truc, en me disant tous les deux jours que c’est dommage que je ne puisse pas écrire des choses nouvelles. Mais c’est comme ça. Et puis, c’est un travail de Page 37 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999 psychanalyse — ce que je refusais, au début — c’est un travail psychanalytique, pour remettre sa tête en ordre. C’est un travail très ingrat de reprendre tout ça. Je te sens dans le même état qu’en décembre et pas du tout comme en mars où ça allait beaucoup mieux, après les « retrouvailles » du filage de Martigues... Ça va être de pire en pire... Jusqu’en juillet, où ça ira beaucoup mieux, j’espère... Page 38 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999