Page 5 sur 38- Philippe Caubère – Homme qui Danse – Entretien avec P. Ruellan - 1999
m’angoissait horiblement de le montrer — je me dis que, probablement, ça aurait été pareil avec ma mère
si elle avait été vivante, (Ariane était bien vivante...) — mais l’envie de jouer Ariane était plus forte que
tout, donc j’ai re-improvisé, j’ai re-inventé l’histoire autrement ; je l’ai re-racontée. Là, par contre, le film,
c’était une façon de me protéger : faire un film, tu es planqué ; ça se passe entre initiés, les noms ne sont
pas les vrais noms, c’est une fiction... Jouer, c’est autre chose, tu es sur le plateau, c’est comme de faire la
guerre dans la tranchée et pas dans un bureau — je n’ai jamais fait la guerre, mais je suppose... —. Quand
tu joues, tu es impliqué physiquement, tu es là.
Est-ce plus facile d’improviser plutôt que d’écrire avec un stylo, face à une page ?
Écrire face à une page, je ne dirai pas que c’est facile. C’est difficile d’écrire... bien ; face à une
page. Mais écrire des choses concrètes, c’est très, très difficile ; c’est pour ça que personne n’y arrive...
Tout le théâtre moderne est un théâtre abstrait ; c’est pour ça qu’on monte sans arrêt les classiques, parce
que c’est concret, c’est réaliste.
Même des auteurs comme Koltès ?
Pour moi, oui. Je pense que ce que je fais est en rupture et en lutte contre ça. C’est comme si
j’étais peintre et que je faisais de la peinture figurative. L’art abstrait et l’art figuratif, c’est la guerre. Moi,
je suis dans un rejet total du théâtre abstrait, y compris de la mise en scène des classiques qui rentre
maintenant dans le domaine du théâtre abstrait. Comme par hasard, j’aime Tchekhov, j’aime Molière,
c’est concret, c’est réaliste. C’est drôle, en faisant ma gym, j’écoutais l’interview formidable de Vilar par
Agnès Varda et il dit, en substance, qu’il a l’impression que l’avenir du théâtre est non seulement le
théâtre réaliste mais le théâtre hyperréaliste... Ça m’a donné un coup de... Dommage qu’il soit mort !
Je pense que représenter la vie sur la scène, sur le plan artistique, c’est entrer en résistance : il n’y
a plus d’unité de lieu, il n’y a plus d’unité de temps. Même le théâtre de Koltès, ça se passe sur un quai,
entre deux personnes qui parlent. Ou alors le théâtre de Novarina qui complètement abstrait... Ça se passe
toujours dans un endroit où il y a des gens qui rentrent et qui parlent, comme le théâtre de Racine. Je sens
ça, même les sketchs, même les comiques à la télé, c’est la coiffeuse, c’est l’employé de la Sécurité
sociale, le mec qui va se faire engager à l’armée ; les sketchs de Pierre Palmade, c’est l’unité de temps,
l’unité de lieu. Ou alors, on parle aux gens, comme Boujenah ou comme Bedos. Peut-être, en effet, que le
seul qui sorte de ça, c’est Devos qui, lui, est vraiment dans un concret abstrait. Ou Zouc qui est dehors,
dans un truc... Zouc, pour moi, ça a été énorme comme influence...
Je travaille pour un théâtre réaliste qui raconte la vie, qui représente la vie sur scène, qui reproduit
la vie sur scène. Or toute l’aventure théâtrale du vingtième siècle, c’est l’inverse, à part Antoine, c’est
toujours le théâtre abstrait. C’est symbolique... Sauf Ariane qui, elle, cherche la réalité à travers une
transposition. Et si : Peter Brook aussi, il y a une réalité. Mais même le théâtre de Chéreau, c’est un
théâtre complètement symbolique, que j’aime beaucoup, d’ailleurs. Koltès, pour moi, c’est complètement
allégorique ; même Genet, même de très grands auteurs ; je ne ressens pas ça avec Ionesco, par exemple ;
Beckett, c’est complètement abstrait et au fond ça m’ennuie. Et y compris quand les classiques sont
montés comme ça, comme c’est le cas aujourd’hui. Ça ne m’intéresse pas. C’est très rare de voir un
classique monté concrètement ; je l’ai vu avec Jacques Mauclair quand il a monté L’École des femmes,
c’était concret.
Bon... Donc, tu écris ; par le moyen de l’improvisation, tu aboutis à une œuvre qui a une réalité :
elle devient des livres ; c’est joué par d’autres...
Je fais tout pour. Maintenant, savoir si c’est de la mégalomanie ou si c’est parce que j’ai
conscience que c’est une œuvre, honnêtement je n’en sais rien. C’est le pari pascalien : parions que c’est
bien mais... Le seul critère que je peux avoir, c’est que ce ne soit pas chiant. Savoir que mon livre Le
Roman d’un acteur, on peut le lire et s’amuser, se marrer. Voilà, pour moi, vraiment, c’est un critère
fondamental. Ça peut être n’importe quoi, mal écrit, mal foutu, trop long, mais est-ce qu’on a envie
toujours qu’il y en ait plus ? Si c’est ça, je suis bon. Parce que, sinon, il y a tout ce qu’il ne faut pas faire :