Spinoza
L’ÉTHIQUE
Démontrée suivant l’ordre géométrique
En cinq parties
Où il est traité :
I. De Dieu.
II. De la Nature et de l’origine de l’Âme.
III. De l’Origine et de la Nature des Passions.
IV. De l’esclavage de l’homme ou de la force des Passions.
V. De la puissance de l’entendement, ou de la liberté de l’homme.
TRADUITE PAR SAISSET
(1842)
PREMIÈRE PARTIE
DE DIEU
DÉFINITIONS
I. J’entends par cause de soi ce dont l’essence enveloppe l’existence, ou ce dont la nature ne peut
être conçue que comme existante.
II. Une chose est dite finie en son genre quand elle peut être bornée par une autre chose de même
nature. Par exemple, un corps est dit chose finie, parce que nous concevons toujours un corps
plus grand ; de même, une pensée est bornée par une autre pensée ; mais le corps n’est pas borné
par la pensée, ni la pensée par le corps.
III. J’entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept
peut être formé sans avoir besoin du concept d’une autre chose.
IV. J’entends par attribut ce que la raison conçoit dans la substance comme constituant son
essence.
V. J’entends par mode les affections de la substance, ou ce qui est dans autre chose et est conçu
par cette même chose.
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VI. J’entends par Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une
infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie.
Explication : Je dis absolument infini, et non pas infini en son genre ; car toute chose qui est
infinie seulement en son genre, on en peut nier une infinité d’attributs ; mais, quant à l’être
absolument infini, tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe aucune négation, appartient a
son essence.
VII. Une chose est libre quand elle existe par la seule nécessité de sa nature et n’est déterminée à
agir que par soi-même ; une chose est nécessaire ou plutôt contrainte quand elle est déterminée
par une autre chose à exister et à agir suivant une certaine loi déterminée.
VIII. Par éternité, j’entends l’existence elle-même, en tant qu’elle est conçue comme résultant
nécessairement de la seule définition de la chose éternelle.
Explication : Une telle existence en effet, à titre de vérité éternelle, est conçue comme l’essence
même de la chose que l’on considère, et par conséquent elle ne peut être expliquée par rapport à
la durée ou au temps, bien que la durée se conçoive comme n’ayant ni commencement ni fin.
AXIOMES
I. Tout ce qui est, est en soi ou en autre chose.
II. Une chose qui ne peut se concevoir par une autre doit être conçue par soi.
III. Étant donnée une cause déterminée, l’effet suit nécessairement ; et au contraire, si aucune
cause déterminée n’est donnée, il est impossible que l’effet suive.
IV. La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause, et elle l’enveloppe.
V. Les choses qui n’ont entre elles rien de commun ne peuvent se concevoir l’une par l’autre, ou
en d’autres termes, le concept de l’une n’enveloppe pas le concept de l’autre.
VI. Une chose vraie doit s’accorder avec son objet.
VII. Quand une chose peut être conçue comme n’existant pas, son essence n’enveloppe pas
l’existence.
PROPOSITION I
La substance est antérieure en nature à ses affections.
Démonstration : Cela est évident par les Déf. 3 et 4.
PROPOSITION II
Entre deux substances qui ont des attributs divers, il n’y a rien de commun.
Démonstration : Cela résulte aussi de la Déf. 3. Chacune de ces substances, en effet, doit être en
soi et être conçue par soi ; en d’autres termes, le concept de l’une d’elles n’enveloppe pas celui de
l’autre.
PROPOSITION III
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Si deux choses n’ont rien de commun, l’une d’elles ne peut être cause de l’autre.
Démonstration : Et en effet, n’ayant rien de commun, elles ne peuvent être conçues l’une par
l’autre (en vertu de l’Axiome 5), et par conséquent, l’une ne peut être cause de l’autre (en vertu
de l’Axiome 4). C. Q. F. D.
PROPOSITION IV
Deux ou plusieurs choses distinctes ne peuvent se distinguer que par la diversité des attributs de
leurs substances, ou par la diversité des affections de ces mêmes substances.
Démonstration : Tout ce qui est, est en soi ou en autre chose (par l’Axiome 1) ; en d’autres
termes (par les Déf. 3 et 5), rien n’est donné hors de l’entendement que les substances et leurs
affections. Rien par conséquent n’est donné hors de l’entendement par quoi se puissent distinguer
plusieurs choses, si ce n’est les substances, ou, ce qui revient au même (par la Déf. 4), les
attributs des substances et leurs affections. C. Q. F. D.
PROPOSITION V
Il ne peut y avoir dans la nature des choses deux ou plusieurs substances de me nature, ou, en
d’autres termes, de même attribut.
Démonstration : S’il existait plusieurs substances distinctes, elles se distingueraient entre elles
ou par la diversité de leurs attributs, ou par celle de leurs affections (en vertu de la
Propos. précéd.). Si par la diversité de leurs attributs, un même attribut n’appartiendrait donc qu’à
une seule substance ; si par la diversité de leurs affections, la substance étant antérieure en nature
à ses affections (par la Propos. 1), il suivrait de qu’en faisant abstraction des affections, et en
considérant en elle-même une des substances données, c’est-à-dire en la considérant selon sa
véritable nature par les Déf. 3 et 4), on ne pourrait la concevoir comme distincte des autres
substances, ce qui revient à dire (par la Propos. précéd.) qu’il n’y a point plusieurs substances,
mais une seule. C. Q. F. D.
PROPOSITION VI
Une substance ne peut être produite par une autre substance.
Démonstration : Il ne peut se trouver dans la nature des choses deux substances de même
attribut (par la Propos. précéd.), c’est-à-dire qui aient entre elles quelque chose de commun (par
la Propos. 2). En conséquence (par la Propos. 3), l’une ne peut être cause de l’autre, ou l’une ne
peut être produite par l’autre. C. Q. F. D.
Corollaire : Il suit de là que la production d’une substance est chose absolument impossible ; car
il n’y a rien dans la nature des choses que les substances et leurs affections (comme cela résulte
de l’Axiome 1 et des Déf. 3 et 5). Or, une substance ne peut être produite par une autre substance
(par la Propos. précéd.). Donc, elle ne peut absolument pas être produite. C. Q. F. D.
Autre Preuve : Cela se démontre plus aisément encore par l’absurde ; car, si une substance
pouvait être produite, la connaissance de cette substance devrait dépendre de la connaissance de
sa cause (par l’Axiome 4) et ainsi (par la Déf. 3) elle ne serait plus une substance.
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PROPOSITION VII
L’existence appartient à la nature de la substance.
Démonstration : La production de la substance est chose impossible (en vertu du Coroll. de la
Propos. précéd.). La substance est donc cause de soi, et ainsi (par la Déf. 1) son essence
enveloppe l’existence, ou bien l’existence appartient à sa nature. C. Q. F. D.
PROPOSITION VIII
Toute substance est nécessairement infinie.
Démonstration : Une substance qui possède un certain attribut est unique en son espèce (par la
Propos. 5), et il est de sa nature d’exister (par la Propos. 7). Elle existera donc, finie ou infinie.
Finie, cela est impossible ; car elle devrait alors (par la Déf. 2) être bornée par une autre
substance de même nature, laquelle devrait aussi exister nécessairement (par la Propos. 7), et on
aurait ainsi deux substances de même attribut, ce qui est absurde (par la Propos. 5). Donc, elle
sera infinie. C. Q. F. D.
Scholie I : Le fini étant au fond la négation partielle de l’existence d’une nature donnée, et
l’infini l’absolue affirmation de cette existence, il suit par conséquent de la seule Propos. 7 que
toute substance doit être infinie.
Scholie II : Je ne doute pas que pour ceux qui jugent avec confusion de toutes choses et ne sont
pas accoutumés à les connaître par leurs premiers principes, il n’y ait de la difficulté à
comprendre la démonstration de la Propos. 7, par cette raison surtout qu’ils ne distinguent pas
entre les modifications des substances et les substances elles-mêmes, et ne savent pas comment
s’opère la production des êtres. Et c’est pourquoi, voyant que les choses de la nature commencent
d’exister ils s’imaginent qu’il en est de même pour les substances. Quand on ignore en effet les
véritables causes des Etres, on confond tout ; on fait parler indifféremment des arbres et des
hommes, sans la moindre difficulté ; que ce soient des pierres ou de la semence qui servent à
engendrer des hommes, peu importe, et l’on s’imagine qu’une forme quelle qu’elle soit se peut
changer en une autre forme quelconque. C’est encore ainsi que, confondant ensemble la nature
divine et la nature humaine, on attribue à Dieu les passions de l’humanité, surtout quand on ne
sait pas encore comment se forment dans l’âme les passions.
Si les hommes étaient attentifs à la nature de la substance, ils ne douteraient en aucune façon de
la vérité de la Propos. 7 ; bien plus, elle serait pour tous un axiome, et on la compterait parmi les
notions communes de la raison. Par substance, en effet, on entendrait ce qui est en soi et est
conçu par soi, c’est-à-dire ce dont l’idée n’a besoin de l’idée d’aucune autre chose ; par
modification, au contraire, ce qui est dans une autre chose, et dont le concept se forme par le
concept de cette chose. Et de vient que nous pouvons nous former des idées vraies de certaines
modifications qui n’existent pas ; car, bien qu’elles n’aient pas d’existence actuelle hors de
l’entendement, leur essence est contenue dans une autre nature de telle façon qu’on les peut
concevoir par elle. Au lieu que la substance, étant conçue par soi, n’a, hors de l’entendement, de
vérité qu’en soi.
Si donc quelqu’un venait nous dire qu’il a une idée claire et distincte, et partant une idée vraie
d’une certaine substance, et toutefois qu’il doute de l’existence de cette substance, ce serait en
vérité (un peu d’attention rendra ceci évident) comme s’il disait qu’il a une idée vraie, et toutefois
qu’il ne sait si elle est vraie. Ou bien, si l’on soutient qu’une substance est créée, on soutient par
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la même raison qu’une idée fausse est devenue une idée vraie, ce qui est le comble de l’absurdité.
Et par conséquent il faut nécessairement avouer que l’existence d’une substance est, comme son
essence, une vérité éternelle.
Nous pouvons tirer de une preuve nouvelle de l’impossibilité de deux substances de même
nature, et c’est un point qu’il est bon d’établir ici ; mais, pour le faire avec ordre, il y a quatre
remarques à faire : La vraie définition d’une chose quelconque n’enveloppe ni n’exprime rien
de plus que la nature de la chose définie. Il suit de qu’aucune définition n’enveloppe ni
n’exprime un nombre déterminé d’individus, puisqu’elle n’exprime rien de plus que la nature de
la chose définie. Par exemple, la définition du triangle n’exprime rien de plus que la simple
nature du triangle ; elle n’exprime pas un certain nombre déterminé de triangles. L’existence
d’un objet quelconque étant donnée, il y a toujours une certaine cause déterminée par laquelle cet
objet existe. 4° Ou bien cette cause, par laquelle un certain objet existe, doit être contenue dans la
nature même et la définition de l’objet existant (parce qu’alors l’existence appartient à sa nature) ;
ou bien elle doit être donnée hors de cet objet. Cela posé, il s’ensuit que, s’il existe dans la nature
des choses un certain nombre d’individus, il faut que l’on puisse assigner une cause de
l’existence de ces individus en tel nombre, ni plus ni moins. Par exemple, s’il existe Vingt
hommes dans la nature des choses (nous supposerons, pour plus de clarté, qu’ils existent
simultanément et non les uns avant les autres), il ne suffira pas, pour rendre raison de l’existence
de ces vingt hommes, de montrer en général la cause de la nature humaine ; mais il faudra
montrer en outre la cause en vertu de laquelle il existe vingt hommes, ni plus ni moins, puisqu’il
n’y a rien (par la remarque 2) qui n’ait une cause de son existence. Or, cette cause (par les
remarques 2 et 3) ne peut être contenue dans la nature humaine elle-même, la vraie définition de
l’homme n’enveloppant nullement le nombre vingt. Et en conséquence (par la remarque 4), la
cause qui fait exister ces vingt hommes, et partant chacun d’entre eux, doit pour chacun être
extérieure. D’où il faut conclure absolument que tout ce dont la nature comporte un certain
nombre d’individus suppose nécessairement une cause extérieure, pour que ces individus puissent
exister. Or, puisque l’existence appartient à la nature de la substance (comme on l’a montré
précédemment dans ce Scholie), la finition de la substance doit envelopper l’existence
nécessaire, et par conséquent son existence doit être inférée de sa seule définition. Mais d’un
autre côté (en vertu des remarques 2 et 3), il est impossible que, de cette même définition, résulte
l’existence de plusieurs substances. Il s’ensuit donc nécessairement que deux substances de
même nature ne peuvent exister ; ce qu’on se proposait d’établir.
PROPOSITION IX
Suivant qu’une chose a plus de réalité ou d’être, un plus grand nombre d’attributs lui appartient.
Démonstration : Cela est évident par la Déf. 4.
PROPOSITION X
Tout attribut d’une substance doit être conçu par soi.
Démonstration : L’attribut, en effet, c’est ce que l’entendement perçoit dans la substance comme
constituant son essence (suivant la Déf. 4). Il doit donc (par la Déf. 3) être conçu par soi.
C. Q. F. D.
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