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Gérard ASTOR – La Métaphore partagée – octobre 2010 5/65
INTRODUCTION
J'ai bien conscience qu'il s'agit là d'un combat majeur. Parce qu'il ose mettre en rapport les
questions de l'esthétique et du politique, problématique depuis longtemps exclue du champ
de la théorie et de la pratique sous l'épouvantail du Jdanovisme. Parce qu'il ose mettre en
chantier une théorie de l'art et de son rapport avec la société hors des structures imposées
de la marchandisation ou du fait du Prince. Parce qu'il ose penser dans ce domaine la
possibilité d'un changement, d'une intervention qui provoque un changement, d'une
intervention des artistes eux-mêmes et du peuple dont ils font partie, qui soit de l'ordre du
partage et non de la concurrence, loin des ostracismes mutuels dans lesquels les jette la
caste qui tente de sauver d'une manière ou d'une autre son pouvoir établi, un changement
qui peut réorganiser le rapport entre l'esthétique et le politique.
Celui qui, à mes yeux, est le premier à s'être aventuré dans ce domaine, et qui a ouvert pour
moi le champ de ce possible, c'est Peter Weiss avec son "Esthétique de la résistance", où il
explore comment le peuple se trouve à la fois en amont et en aval du sens même des
œuvres d'art, à condition de dégraisser celui-ci des couches dont les puissants l'ont
recouvert (Francfort-sur-Main, 1975).
Dans le champ du théâtre, c'est Anne Ubersfeld qui a porté le fer, en indiquant dès
l'ouverture de "Lire le théâtre" : « Non seulement le « personnage » se situe à la place de
toutes les incertitudes textuelles et méthodologiques, mais il est le lieu même de la bataille.
F. Rastier a raison de montrer (par un jeu spirituel de citations) comment la critique
traditionnelle, surtout dans ses aspects scolaires et universitaires, se cramponne à la notion
de personnage, comme à une arme idéologique irremplaçable dans sa guerre de
retardement contre la critique dite « nouvelle »… La préexistence du personnage est l’un des
moyens d’assurer la préexistence du sens. Le travail de l’analyse sera dès lors celui d’une
découverte du sens, lié à l’essence massive du personnage, d’une herméneutique de la
« conscience », et non celui d’une construction du sens (déconstruction-reconstruction) » (
Editions Sociales, 1978, p. 120-1). Puis elle mit le spectateur en posture de producteur de
sens, avec "L'école du spectateur".
Enfin il y eut l'ouvrage de Jean-Michel Leterrier "La culture au travail" qui émancipa la
culture et les arts de l'emprise d'une classe dominante qui en avait fait une prise de guerre.
Il inventa les mots de "rapt du sens de la culture", et les concepts de "porosité" et de
"métissage" pour parler des rapports entre la culture des hommes au travail et l'art dit
"savant" des artistes ; il mit en avant les termes d'"échanges d'expériences, de valeurs, de
patrimoines" pour définir les passages entre la culture liée au travail humain et le travail
propre des ouvriers de l'art, les poètes. Il hissa enfin le spectateur au rang de partenaire du
sens, et décrit comment l'œuvre est précisément ce lieu de potentialités où le sens éclot
dans la multiplication des "combinaisons avec des expériences individuelles" (Messidor,
1991, réédité par les Cahiers de Convergences en 2007).