Lénine Que faire ?
1902 Page 5 / 56
Et, remarquez-le bien, à l'aide de cette incomparable profondeur de pensée, on "récuse" un fait qui renverse entièrement la
défense des bernsteiniens. Ces derniers se placent-ils sur le terrain de la lutte de classe du prolétariat ? Question qui ne peut être
résolue définitivement et sans retour que par l'expérience historique. Par conséquent, ce qui a le plus d'importance ici, c'est
l'exemple de la France, seul pays où les bernsteiniens aient tenté d'agir comme une force autonome, aux chaleureux
applaudissements de leurs collègues allemands (et en partie, des opportunistes russes v. Rab. Diélo, n° 2-3, pp. 83-84). Alléguer
l'"intransigeance" des Français, en dehors de la valeur "historique" de cette allégation (au sens de Nozdrev), - c'est chercher
simplement à étouffer sous des paroles acrimonieuses des faits extrêmement désagréables.
D'ailleurs, nous n"avons nulle intention d'abandonner les Allemands à B. Kritchevski et aux autres nombreux défenseurs de la
"liberté de critique". Si les "bernsteiniens les plus avérés" sont encore tolérés dans le parti allemand c'est uniquement dans la
mesure où ils se soumettent à la résolution de Hanovre
, qui rejette délibérément les "amendements" de Bernstein, et à celle de
Lubeck
, qui (malgré toute sa diplomatie) contient un avertissement formel à l'adresse de Bernstein. On peut, au point de vue des
intérêts parti allemand, contester l'opportunité de cette diplomatie, se demander si, en l'occurrence, un mauvais accommodement
vaut mieux qu'une bonne querelle; on peut en bref différer d'avis sur tel ou tel moyen de repousser le bernsteinisme, mais on ne
saurait contester que le parti allemand l'a deux fois repoussé. Aussi bien, croire que l'exemple des Allemands confirme la thèse
selon laquelle "les bernsteiniens les plus avérés se placent sur le terrain de la lutte de classe du prolétariat pour son émancipation
économique et politique", c'est ne rien comprendre à ce qui se passe sous les yeux de tous
.
Bien plus, nous l'avons déjà signalé, le Rabotchéïé Diélo intervient devant la social-démocratie russe pour réclamer la "liberté
de critique" et défendre le bernsteinisme. Il a dû apparemment se convaincre que nos "critiques" et nos bernsteiniens étaient
injustement offensés. Mais lesquels ? Par qui, où et quand ? Pourquoi injustement ? Là-dessus le Rabotchéïé Diélo se tait; pas
une fois il ne mentionne un critique ou un bernsteinien russe ! Il ne nous reste qu'à choisir entre deux hypothèses possibles. Ou
bien la partie injustement offensée n'est autre que le Rabotchéïé Diélo lui-même (ce qui est confirmé par ceci que les deux articles
du n° 10 parlent uniquement des offenses infligées par la Zaria et l'Iskra au Rabotchéïé Diélo). Et alors comment expliquer cette
bizarrerie que le Rabotchéïé Diélo, qui a toujours récusé avec opiniâtreté toute solidarité avec le bernsteinisme, n'ait pu se
défendre qu'en plaçant un mot en faveur des "bernsteiniens les plus avérés" et de la liberté de critique ? Ou bien ce sont des tiers
qui ont été injustement offensés. Et alors quels motifs peut-on avoir pour ne les point nommer ?
Ainsi, nous voyons que le Rabotchéïé Diélo continue le jeu de cache-cache auquel il se livre (nous le montrerons plus loin)
depuis qu'il existe. Et puis, remarquez cette première application pratique de la fameuse "liberté de critique". Cette liberté s'est
ramenée aussitôt, en fait, non seulement à l'absence de toute critique, mais aussi à l'absence de tout jugement indépendant. Le
même Rabotchéïé Diélo qui tait, comme une maladie secrète (selon l'expression heureuse de Starover), l'existence d'un
bernsteinisme russe, propose de guérir cette maladie en recopiant purement et simplement la dernière ordonnance allemande pour
le traitement de la forme allemande de cette maladie ! Au lieu de liberté de critique, imitation servile... pis encore : simiesque ! Les
manifestations de l'actuel opportunisme international, partout identique dans son contenu social et politique varient selon les
particularités nationales. Dans tel pays, les opportunistes se sont depuis longtemps groupés sous un drapeau particulier; dans tel
autre, dédaigneux de la théorie ils mènent pratiquement la politique des radicaux socialistes; dans un troisième, quelques membres
du parti révolutionnaire passés au camp de l'opportunisme veulent arriver à leurs fins, non par une lutte ouverte pour des principes,
une tactique nouvelle, mais par une dépravation graduelle, insensible et, si l'on peut dire, impunissable, de leur parti; ailleurs, enfin,
ces transfuges emploient les mêmes procédés dans les ténèbres de l'esclavage politique, où le rapport entre l'activité "légale" et
l'activité "illégale" etc., est tout à fait original. Faire de la liberté de critique et de la liberté du bernsteinisme la condition de l'union
des social-démocrates russes, sans une analyse des manifestations concrètes et des résultats particuliers du bernsteinisme russe,
c'est parler pour ne rien dire.
Essayons donc de dire nous-mêmes, au moins en quelques mots, ce que n'a pas voulu dire (ou peut-être n'a pas su
comprendre) le Rabotchéïé Diélo.
c) LA CRITIQUE EN RUSSIE
A cet égard, la particularité essentielle de la Russie, c'est que le début même du mouvement ouvrier spontané d'une part, et de
l'évolution de l'opinion publique avancée vers le marxisme, de l'autre, a été marqué par la réunion d'éléments pertinemment
hétérogènes sous un même drapeau pour la lutte contre l'ennemi commun (contre une philosophie politique et sociale surannée).
Nous voulons parler de la lune de miel du "marxisme légal". Ce fut un phénomène d'une extrême originalité, à la possibilité duquel
personne n'aurait pu croire dans les années 80 ou au début des années 90. Dans un pays autocratique, où la presse est
complètement asservie, à une époque de réaction politique forcenée qui sévissait contre les moindres poussées de
mécontentement et de protestation politique, la théorie du marxisme révolutionnaire se fraye soudain la voie dans une littérature
soumise à la censure, et cette théorie est exposée dans la langue d'Esope mais compréhensible pour tous "ceux qui s'y intéres-
sent". Le gouvernement s'était habitué à ne considérer comme dangereuse que la théorie de la "Narodnaïa Volia" (révolutionnaire);
il n'en remarquait pas, comme cela arrive d'ordinaire, l'évolution intérieure et se réjouissait de toute critique dirigée contre elle.
Avant que le gouvernement se ressaisît, avant que la lourde armée des censeurs et des gendarmes eût découvert le nouvel
Le congrès de Hanovre de la social-démocratie allemande (1899) avait voté une résolution condamnant las thèses de Bernstein. Mais cette
résolution était suffisemment peu précise pour avoir pu être votée par les partisans de Bernstein eux-mêmes.
Le congrès de Lubeck du SPD (1901) a été le sommet de la bataille entre marxistes et révisionnistes. Ceux-ci menaient l'offensive au nom du
droit à "critiquer le marxisme". Ils seront défaits mais resteront au sein du S.P.D.
Il faut noter que sur la question du bernsteinisme dans le parti allemand, le Rabotchéïé Diélo s'est toujours contenté de rapporter purement et
simplement les faits "en s'abstenant" totalement d'une appréciation propre. Voir, par exemple, le n° 2-3, p. 66 sur le Congrès de Stuttgart (congrès
de 1898 de la social-démocratie allemande qui marque le début de l'offensive de Bernstein et de ses partisans - N.R.); toutes les divergences se
ramènent à la "tactique", et l'on constate seulement que l'énorme majorité reste fidèle à la tactique révolutionnaire d'avant. Ou bien le n° 4-5, p. 25
et suivantes, simple répétition des discours au congrès de Hanovre, en reproduisant la résolution de Bebel; l'exposé et la critique de Bernstein sont
de nouveau renvoyés (comme dans le n° 2-3) à un "article spécial". Le curieux, c'est qu'à la page 33, dans le n° 4-5, on lit : "... les conceptions, ex-
posées par Bebel, ont derrière elles l'énorme majorité du congrès", et un peu plus loin : ". . . David a défendu les conceptions de Bernstein. Tout
d'abord il s'est attaché à montrer que... Bernstein et ses amis se placent pourtant (sic!) sur le terrain de la lutte de classe". . . Ce fut écrit en
décembre 1899, et en septembre 1901 le Rabotchéïé Diélo a, sans doute, perdu confiance dans la justesse des affirmations de Bebel et reprend le
point de vue de David comme le sien propre ! (Note de Lénine)