Chapitre premier : La conception objective de l`art

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Hegel
Introduction à l’esthétique
[trad. S. Jankélévitch]
Chapitre premier : La conception objective de l’art
3. Objections contre l’idée d’une philosophie de l’art
Mais on prétend encore que l’art n’est pas digne d’un traitement philosophique. Il est, on nous l’a déjà dit,
un génie amical. Il orne nos ambiances extérieures et intérieures, en adoucissant le sérieux des circonstances, en
atténuant la complexité de la réalité, en charmant agréablement nos loisirs et, lors même qu’il ne produit rien de
bon, il prend du moins la place du mal, et cela pour notre plus grand avantage et profit. Mais s’il est vrai que l’art
intervient partout, depuis les grossiers ornements du sauvage jusqu’à la magnificence des temples ornés de toutes
les richesses imaginables, il n’en reste pas moins que ces formes n’ont que des rapports très éloignés avec les
véritables buts de la vie, leur sont même extérieures et étrangères ; et alors même que ces productions de l’art ne
se montrent pas préjudiciables aux buts sérieux et semblent même, au contraire, par l’abstention du mal, les
favoriser, elles n’en restent pas moins des moyens de rémission, de délassement pour l’esprit, alors que les
intérêts substantiels de la vie exigent un effort de tension, de concentration de l’esprit. C’est pourquoi il peut
sembler que vouloir traiter avec un sérieux scientifique ce qui, par sa nature, est dépourvu de sérieux, soit faire
preuve tout simplement de pédantisme. De toute façon, l’art apparaît, d’après cette conception, comme une chose
superflue, et c’est plutôt par un heureux hasard qu’en adoucissant les sentiments, cette préoccupation et cet
amour de la beauté ne finissent pas par les amollir. Pour ces raisons, on s’est souvent vu obligé de prendre la
défense des beaux-arts, en déclarant qu’en admettant même qu’ils soient un luxe, ils ne sont cependant pas tout à
fait étrangers aux nécessités de la vie pratique et n’ont rien d’incompatible avec la morale et la piété, et même
que ce luxe de l’esprit, si luxe il y a, présente beaucoup plus d’avantages que de désavantages. Allant plus loin
encore, on a assigné à l’art lui-même des buts sérieux, en le présentant comme jouant un rôle de médiation entre
la raison et la sensibilité, entre les penchants et les devoirs, et on l’a recommandé comme étant susceptible de
devenir un agent de conciliation dans la lutte que se livrent ces deux éléments opposés. Mais on peut être certain
d’avance que ni la raison ni le devoir ne pourront rien gagner à cet essai de conciliation au moyen de l’art, pour
la simple raison que l’une et l’autre, réfractaires à tout mélange, ne se prêteront jamais à une pareille transaction,
car raison et devoir sont également jaloux de leur pureté à laquelle ils ne renonceront jamais. Et, d’ailleurs,
même en assignant à l’art cette mission, on ne le rend pas plus digne d’un traitement scientifique, puisqu’on le
ferait servir à deux fins : fins sérieuses et élevées, d’une part, encouragement de la frivolité et de l’oisiveté, de
l’autre. L’art, au lieu d’être une fin en soi, tomberait au rang d’un simple moyen.
On pourrait encore mettre en avant un autre argument contre la possibilité d’un traitement scientifique de
l’art. L’art, dit-on, est le règne de l’apparence, de l’illusion, et ce que nous appelons beau pourrait tout aussi bien
être qualifié d’apparent et d’illusoire. Or, des buts véritables, dignes d’être poursuivis, ne sauraient être réalisés
par l’apparence et l’illusion ; aux fins vraies et sérieuses doivent correspondre des moyens fondés également sur
le vrai et le sérieux. Le moyen doit être en rapport avec la dignité de la fin, et les vrais intérêts de l’esprit ne
peuvent être considérés par la science qu’en tenant compte de ce qu’ils ont de vrai, aussi bien par rapport à la
réalité extérieure que dans la représentation humaine.
Rien de plus exact : l’art crée des apparences et vit d’apparences et, si l’on considère l’apparence comme
quelque chose qui ne doit pas être, on peut dire que l’art n’a qu’une existence illusoire, et ses créations ne sont
que de pures illusions.
Mais, au fond, qu’est-ce que l’apparence ? Quels sont ses rapports avec l’essence ? N’oublions pas que
toute essence, toute vérité, pour ne pas rester abstraction pure, doit apparaître. Le divin doit être un, avoir une
existence qui diffère de ce que nous appelons apparence. Mais l’apparence elle-même est loin d’être quelque
chose d’inessentiel, elle constitue, au contraire, un moment essentiel de l’essence. Le vrai existe pour lui-même
dans l’esprit, apparaît en lui-même et est là pour les autres. Il peut donc y avoir plusieurs sortes d’apparence ; la
différence porte sur le contenu de ce qui apparaît. Si donc l’art est une apparence, il a une apparence qui lui est
propre, mais non une apparence tout court.
Cette apparence, propre à l’art, peut, avons-nous dit, être considérée comme trompeuse, en comparaison du
monde extérieur, tel que nous le voyons de notre point de vue utilitaire, ou en comparaison de notre monde
sensible et interne. Nous n’appelons pas illusoires les objets du monde extérieur, ni ce qui réside dans notre
monde interne, dans notre conscience. Rien ne nous empêche de dire que, comparée à cette réalité, l’apparence
de l’art est illusoire ; mais l’on peut dire avec autant de raison que ce que nous appelons réalité est une illusion
plus forte, une apparence plus trompeuse que l’apparence de l’art. Nous appelons réalité et considérons comme
telle, dans la vie empirique et dans celle de nos sensations, l’ensemble des objets extérieurs et les sensations
qu’ils nous procurent. Et, cependant, tout cet ensemble d’objets et de sensations n’est pas un monde de vérité,
mais un monde d’illusions. Nous savons que la réalité vraie existe au-delà de la sensation immédiate et des
objets que nous percevons directement. C’est donc bien plutôt au monde extérieur qu’à l’apparence de l’art que
s’applique le qualificatif d’illusoire.
N’est vraiment réel, en effet, que ce qui existe en soi et pour soi, ce qui forme la substance de la nature et
de l’esprit, ce qui, tout en existant dans le temps et l’espace, n’en continue pas moins d’exister en soi et pour soi
d’une existence vraie et réelle. C’est l’art qui nous ouvre des aperçus sur les manifestations de ces puissances
universelles, qui nous les rend apparentes et sensibles. L’essentialité se manifeste également dans les mondes
extérieur et intérieur, tels que nous les révèle notre expérience de tous les jours, mais elle le fait sous une forme
chaotique de hasards et d’accidents, elle apparaît déformée par l’immédiateté de l’élément sensible, par
l’arbitraire des situations, des événements, des caractères, etc. L’art creuse un abîme entre l’apparence et illusion
de ce monde mauvais et périssable, d’une part, et le contenu vrai des événements, de l’autre, pour revêtir ces
événements et phénomènes d’une réalité plus haute, née de l’esprit. C’est ainsi, encore une fois, que loin d’être,
par rapport à la réalité courante, de simples apparences et illusions, les manifestations de l’art possèdent une
réalité plus haute et une existence plus vraie.
Il est vrai que, comparé à la pensée, l’art peut bien être considéré comme ayant une existence faite
d’apparences (nous reviendrons sur ce point plus loin), en tout cas comme étant, par sa forme, inférieur à celle de
la pensée. Mais il présente sur la réalité extérieure la même supériorité que la pensée : ce que nous recherchons
dans l’art, comme dans la pensée, c’est la vérité. Dans son apparence même, l’art nous fait entrevoir quelque
chose qui dépasse l’apparence : la pensée ; alors que le monde sensible et direct, loin d’être la révélation
implicite d’une pensée, dissimule la pensée sous un amas d’impuretés, pour se mettre lui-même en relief, pour
faire croire que lui seul représente le réel et le vrai. Il s’ingénie à rendre inaccessible le dedans en l’enfouissant
sous le dehors, c’est-à-dire sous la forme. L’art, au contraire, dans toutes ces représentations, nous met en
présence d’un principe supérieur. Dans ce que nous appelons nature, monde extérieur, l’esprit a beaucoup de mal
à se retrouver et à se reconnaître.
Il résulte de toutes ces remarques sur la nature du beau que, si l’art peut être traité d’apparence, son
apparence est de nature toute particulière. Il est apparent à sa manière qui n’a rien de commun avec la
signification que nous attachons à l’apparence en général.
Après l’objection tirée du caractère soi-disant apparent, illusoire de l’art et de ses créations, vient celle qui
refuse à l’art la possibilité de devenir l’objet d’un traitement scientifique, tout en admettant qu’il peut bien
donner lieu à des considérations purement philosophiques. Cette objection repose sur une fausse prémisse, qui
consiste à refuser aux considérations philosophiques tout caractère scientifique. Sur ce point, je me bornerai à
dire ici que, quelles que soient les idées qu’on professe sur la philosophie et la réflexion philosophique, je
considère celle-ci comme inséparable de la réflexion scientifique. Le rôle de la philosophie consiste en effet à
envisager un objet d’après sa nécessité ; non d’après sa nécessité subjective ou d’après son ordre, sa
classification, etc., extérieurs, mais d’après sa nécessité telle qu’elle découle de sa nature et qu’il incombe à la
philosophie de démontrer et de faire ressortir. C’est d’ailleurs cette démonstration qui confère à une étude un
caractère scientifique. Mais étant donné que la nécessité objective d’un objet réside dans sa nature
logico-métaphysique, on peut, on doit même, dans les considérations sur l’art (qui repose sur un grand nombre
de prémisses, en rapport soit avec son contenu,. soit avec sa matière et les éléments par lesquels l’art frôle
constamment l’accidentel), renoncer à la rigueur scientifique et n’appliquer le point de vue de la nécessité qu’au
déroulement interne de son contenu et de ses moyens d’expression. La philosophie, en effet, ne connaît les
choses que par leur nécessité interne, que par leur développement nécessaire à partir d’elles-mêmes. Et c’est en
cela que consiste le caractère de la science en général.
On peut encore contester que l’art soit digne de faire l’objet d’une étude scientifique, en le présentant
comme un jeu fugitif, comme étant au service de nos plaisirs et distractions, comme destiné à orner notre
ambiance extérieure et les objets qui en font partie et à mettre en relief, par l’ornementation et la décoration,
d’autres objets. Ainsi compris, l’art ne serait, par conséquent, ni libre, ni indépendant. Or, ce qui nous intéresse,
ce sur quoi portent nos considérations, c’est justement l’art libre. Il peut bien servir de moyen en vue de fins qui
lui soient extérieures, être un jeu auquel on se livre en passant. Mais il a cela en commun avec la pensée qui,
d’une part, se suffit à elle-même et peut, d’autre part, servir de moyen pour des fins d’où la pensée est totalement
absente, être au service de l’accidentel et du passager. Cependant, lorsque notre intérêt se porte sur la pensée,
nous l’envisageons dans son indépendance, et nous devons en faire autant lorsqu’il s’agit de l’art.
La plus haute destination de l’art est celle qui lui est commune avec la religion et la philosophie. Comme
celles-ci, il est un mode d’expression du divin, des besoins et exigences les plus élevés de l’esprit. Nous l’avons
déjà dit plus haut : les peuples ont déposé dans l’art leurs idées les plus hautes, et il constitue souvent pour nous
le seul moyen de comprendre la religion d’un peuple. Mais il diffère de la religion et de la philosophie par le fait
qu’il possède le pouvoir de donner de ces idées élevées une représentation sensible qui nous les rend accessibles.
La pensée pénètre dans les profondeurs d’un monde supra-sensible qu’elle oppose comme un au-delà à la
conscience immédiate et à la sensation directe ; elle cherche en toute liberté à satisfaire son besoin de connaître,
en s’élevant au-dessus de l’en-deçà représenté par la réalité finie. Mais cette rupture, opérée par l’esprit, est
suivie d’une conciliation, œuvre également de l’esprit ; il crée de lui-même les œuvres des beaux-arts qui
constituent le premier anneau intermédiaire destiné à rattacher l’extérieur, le sensible et le périssable à la pensée
pure, à concilier la nature et la réalité finie avec la liberté infinie de la pensée compréhensive.
Disons encore à ce propos que si l’art sert à rendre l’esprit conscient de ses intérêts, il est loin d’être le
mode d’expression le plus élevé de la vérité. On l’avait cru pendant longtemps, et on y croit encore, mais c’est là
une erreur sur laquelle nous aurons encore à revenir. Pour le moment, contentons-nous de rappeler que, même
par son contenu, l’art se heurte à certaines limitations, qu’il opère sur une matière sensible, de sorte qu’il ne peut
avoir pour contenu qu’un certain degré spirituel de la vérité. L’idée a en effet une existence plus profonde qui ne
se prête plus à l’expression sensible : c’est le contenu de notre religion et de notre culture, Ici, l’art revêt un autre
aspect que celui qu’il avait a des époques antérieures. Et cette idée plus profonde, dont la pointe extrême est
représentée par le christianisme, échappe totalement à l’expression sensible. Elle n’a rien de commun avec le
monde sensible et n’affecte pas avec lui des relations d’amitié. Dans la hiérarchie des moyens servant à exprimer
l’absolu, la religion et la culture issue de la raison occupent le degré le plus élevé, bien supérieur à celui de l’art.
L’œuvre d’art est donc incapable de satisfaire notre ultime besoin d’Absolu. De nos jours, on ne. vénère
plus une œuvre d’art, et notre attitude à l’égard des créations de l’art est beaucoup plus froide et réfléchie. En
leur présence, nous nous sentons beaucoup plus
libres qu’on ne l’était jadis, alors que les œuvres d’art
étaient l’expression la plus élevée de l’Idée. L’œuvre d’art sollicite notre jugement ; nous soumettons son
contenu et l’exactitude de sa représentation à un examen réfléchi. Nous respectons l’art, nous l’admirons ;
seulement, nous ne voyons plus en lui quelque chose qui ne saurait être dépassé, la manifestation intime de
l’Absolu, nous le soumettons à l’analyse de notre pensée, et cela, non dans l’intention de provoquer la création
d’œuvres d’art nouvelles, mais bien plutôt dans le but de reconnaître la fonction de l’art et sa place dans
l’ensemble de notre vie.
Les beaux jours de l’art grec et l’âge d’or du Moyen Âge avancé sont révolus. Les conditions générales du
temps présent ne sont guère favorables à l’art. L’artiste lui-même n’est pas seulement dérouté et contaminé par
les réflexions qu’il entend formuler de plus en plus hautement autour de lui, par les opinions et jugements
courants sur l’art, mais toute notre culture spirituelle est telle qu’il lui est impossible, même par un effort de
volonté et de décision, de s’abstraire du monde qui s’agite autour de lui et des conditions où il se trouve engagé,
à moins de refaire son éducation et de se retirer de ce monde dans une solitude où il puisse retrouver son paradis
perdu.
Sous tous ces rapports, l’art reste pour nous, quant à sa suprême destination, une chose du passé. De ce fait,
il a perdu pour nous tout ce qu’il avait d’authentiquement vrai et vivant, sa réalité et sa nécessité de jadis, et se
trouve désormais relégué dans notre représentation. Ce qu’une œuvre d’art suscite aujourd’hui en nous, c’est, en
même temps qu’une jouissance directe, un jugement portant aussi bien sur le contenu que sur les moyens
d’expression et sur le degré d’adéquation de l’expression au contenu.
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