Conférence, FIG 2010 1
Un siècle d’exploitation forestière au
Gabon :
de l’okoumé-roi à l’exploitation sous
aménagement durable
Roland POURTIER
Le Gabon (267 000 km2 et environ 1,5 million d’hab.)
1
, est couvert à plus
de 80 % par la forêt équatoriale, extrémité occidentale du massif forestier
congolais qui s’étend sur 1,5 million de km2. La forêt gabonaise est riche à
la fois de sa biodiversité et de la présence d’une espèce emblématique,
l’okoumé présent sur les trois quarts du territoire. Son aire ne déborde
qu’assez peu au-delà des frontières, celle de la Guinée Équatoriale au
nord, du Congo Brazzaville au sud, si bien que le Gabon s’est longtemps
confondu avec le pays de l’okoumé. Il a représenté la richesse principale
de la colonie, avant de s’effacer au tournant de l’indépendance devant le
pétrole et les minerais (manganèse, uranium). Ressource renouvelable, la
forêt reste et restera toutefois un des socles durables de l’économie
gabonaise lorsque les puits de pétrole seront taris. La forêt constitue le
milieu de vie, au sens fort du terme, pour les populations qui résident
hors des villes : quelques milliers de Pygmées vivant de prélèvements
discrets sur la biomasse forestière, et population Bantou pratiquant une
agriculture itinérante sur brûlis complétée par la cueillette, la chasse, la
pêche. Les peuples de la forêt ont acquis une connaissance intime de
celle-ci et des innombrables espèces végétales et animales dont un très
grand nombre est utilisé
2
dans la vie quotidienne (alimentation,
construction de la maison, pharmacopée, etc.). L’okoumé, grâce à sa
faible densité, sert à la fabrication des pirogues monostyles ; il fournit
aussi une résine utilisée pour la confection de torches. Outre ses usages
matériels, la forêt remplit l’imaginaire et participe à l’élaboration des
cultures des peuples du Gabon. Mais le contact avec les Européens puis la
colonisation française ont conféré à la forêt d’autres valeurs,
économiques, en la faisant entrer dans la mondialisation des échanges.
Aujourd’hui, elle est au cœur de nouveaux enjeux depuis qu’a été reconnu
le rôle des forêts tropicales dans les équilibres écologiques planétaires.
1
. Pourtier Roland (dir.), Atlas du Gabon, Éditions Jeune Afrique, 2004.
2
. Raponda-Walker André et Sillans Roger, Les plantes utiles du Gabon, Auguste
Lechevalier 1959, rééd. Sépia 1995.
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I. L’okoumé roi des temps coloniaux
1/ Du cycle de la cueillette au cycle de l’okoumé
3
De leur découverte par des navigateurs portugais dans les années 1570-
1580 jusqu’à l’implantation de la France à partir de 1839, les côtes de
l’actuel Gabon ont été fréquentées par des marins et des commerçants
européens (portugais, anglais, français, hollandais…) ou brésiliens
impliqués dans la traite des esclaves ou le commerce de l’ivoire. Avec la
fin progressive de la traite esclavagiste au cours du XIXe siècle, le
commerce licite remplace le commerce illicite, les bois tropicaux (ébène,
bois rouges destinés à l’ébénisterie) se substituent au « bois d’ébène »,
ainsi qu’on désignait souvent les esclaves noirs. La traite porte désormais
sur des produits de la forêt, bois, ivoire, palmistes et à la fin du siècle
caoutchouc provenant de plusieurs espèces de plantes à latex. La création
des Compagnies concessionnaires en 1899 inaugure une période
d’exploitation des ressources de la forêt fondée sur l’obligation pour les
populations colonisées de collecter le caoutchouc ou d’autres produits leur
permettant de s‘acquitter de l’impôt. Mais bientôt tous les regards vont se
tourner vers l’okoumé dont les Européens découvrent les qualités. En
1892, le consul d’Allemagne à Libreville expédie des billes de bois à
Hambourg pour les expertiser : l’okoumé se révèle idéal pour le déroulage
et le placage. Dès le début du XXe siècle le marché s’organise, l’industrie
du meuble, l’aéronautique (fabrication des ailes des avions) assurent des
débouchés à ce bois dont la faible densité (0,6) permet le flottage par voie
d’eau depuis les lieux de coupe jusqu’aux ports d’exportation. En quelques
années l’exploitation de l’okoumé devient une mono-activité, et, après
1918, un quasi-monopole des sociétés françaises.
2/ La construction de l’espace Gabon
L’okoumé-roi
4
va régner jusqu’à l’indépendance : il représente 95 % de la
production forestière et de 80 à 90 % de la valeur des exportations du
Gabon. La zone de production est alors strictement circonscrite à la plaine
côtière : les rapides entrecoupant les cours d’eau lorsqu’ils franchissent
les escarpements bordant les reliefs de l’intérieur du pays interdisent le
flottage du bois. Celui-ci est ainsi circonscrit aux cours inférieurs des
fleuves, aux lacs et lagunes nombreux dans cette plaine qui fut le berceau
de l’exploitation forestière. Au début, les billes de bois étaient roulées à la
main jusqu’aux points de mise à l’eau, ce qui limitait l’extension des zones
d’abattage. Introduit en 1913, le chemin de fer Decauville permit à
l’exploitation de s’éloigner des cours d’eau. En 1935 on comptait 675 km
3
. Pourtier Roland, Le Gabon, t. 1 : Espace, Histoire, Société, t. 2 ; État et Développement,
L’harmattan, 1989.
4
. Lasserre Guy, « Okoumé et chantiers forestiers du Gabon », Cahiers d’Outre-Mer, oct-déc.
1955, p. 119-160.
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de rail : tous les espaces forestiers de la plaine côtière étaient touchés par
la coupe du bois. Les machines à vapeur tractaient des wagonnets
chargés de grumes jusqu’aux points de mise à l’eau, principalement le
fleuve Ogoo qui charriait ses radeaux de bois jusqu’à Port-Gentil, le
grand port à bois du Gabon colonial. Après la Seconde Guerre mondiale
des progrès techniques décisifs vont ouvrir l’espace de production : le
Caterpillar permet de « débusquer » des arbres dans des sites difficiles
d’accès ; le camion grumier et la route autorisent les chantiers forestiers à
s’éloigner des voies d’eau. Ainsi, le « Gabon utile », longtemps confiné à
la plaine côtière va-t-il prendre son essor en investissant une « deuxième
zone » ouverte à l’exploitation forestière dans un vaste hinterland.
3/ Exploitation forestière et identité nationale
Au début du cycle de l’okoumé, l’exploitation forestière différait peu de la
cueillette. Les « coupeurs de bois », tous Africains, livraient leur
production aux gociants européens. Mais avec le développement du
marché, ceux-ci prirent une part directe dans la production : le chantier
forestier devint le pivot de l’activité économique, et un lieu de vie se
frottèrent une poignée d’Européens à la main-d’œuvre africaine. Quelques
récits en retracent l’aventure
5
. Des mois d’isolement dans la forêt
forgeaient le caractère, contribuaient à construire l’image des forestiers,
qui, arrivés à Port-Gentil quelques fois l’an se rendaient célèbres par leurs
« dégagements » qui alimentent encore la légende de ces temps
héroïques d’où sont issus quelques métis. La crise de 1930 fit ses victimes
dans ce monde de petits exploitants vaguement aventuriers. Elle jeta
aussi sur les rivages du Gabon des coolies, parmi eux le père de Jean
Ping, qui fut plus tard ministre du président Bongo et occupe actuellement
les fonctions de président de la Commission de l’Union africaine.
D’étonnants destins ont ainsi transité par la forêt. Aujourd’hui, la légende
de ces forestiers dont certains, il est vrai, sombrèrent dans l’alcool,
s’estompe dans l’oubli ; restent encore quelques « fermiers » qui opèrent
pour le compte de Gabonais détenteurs de permis d’exploitation. Mais les
conditions techniques et sociales de l’exploitation ont changé : les
chantiers forestiers d’aujourd’hui ne diffèrent plus beaucoup de n’importe
quelle base-vie minière ou pétrolière.
La période coloniale des chantiers forestiers a exer une influence
décisive sur la formation de l’identité gabonaise. La plaine côtière était
très peu peuplée au début du XXe siècle, le contact colonial y avait eu des
effets démographiquement destructeurs. L’explorateur Paul Du Chaillu
6
s’était interrogé dans les années 1860 sur ce « mal mystérieux » qui
frappait les populations de la côte. Épidémies, alcool, désarroi moral, quoi
5
. Brouillet Jean-Claude, L’avion du blanc, Laffont, 1972 ; Dedet Christian, La mémoire
du fleuve, Phoebus, 1984.
6
. Du Chaillu Paul, Voyages et aventures dans l’Afrique équatoriale, Michelvy Frères,
1863, réed. Sépia, 1996.
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qu’il en soit les maigres populations de la plaine côtière ne pouvaient faire
face aux besoins de l’exploitation forestière. Celle-ci fit donc appel à la
main-d’œuvre des régions « réservoirs » de l’intérieur. La plaine côtière
devint ainsi un creuset se rencontrèrent des populations de l’ensemble
du Gabon, populations qui s’ignoraient où se combattaient auparavant. Le
coût humain de ces migrations de travail a été lourd dans un premier
temps : le changement de milieu faisant perdre l’immunisation face au
paludisme, une nourriture à base de « rations » appauvries provoquant le
béri-béri entraînèrent des surmortalités. C’est seulement à la fin des
années 1930 que les politiques de protection de l’Indigène commencèrent
à porter leurs fruits. Mais, de toute façon, eu égard à la faiblesse du
peuplement du Gabon (environ 400 000 hab. en 1960), la ponction au
profit des chantiers forestiers a été considérable. En 1941, Le gouverneur
de l’Afrique équatoriale française (AEF) Félix Éboué pouvait écrire à juste
titre : « L’okoumé, richesse du Gabon a pompé le Gabon. »
Conséquence majeure de ces migrations de travail, la plaine côtière, le
« Bas Gabon » a constitué une sorte de « delta humain », un espace de
brassage, de melting pot a commencé à se forger une conscience
gabonaise. Les chantiers forestiers ont joué un rôle essentiel dans les
processus de nation bulding
7
. C’est ici qu’est née l’identité gabonaise, fruit
conjoint des forestiers français et des élites gabonaises qui commençaient
à émerger et à entrer dans la modernité. À partir des années 1930 la
revendication identitaire se précise avec l’image du Gabon « vache à lait »
de l’AEF. Le Gabon, grâce aux ressources de sa forêt, était en effet la
colonie « riche » de la fédération, mais une richesse qui ne lui profitait pas
car elle approvisionnait le budget fédéral. La « ristourne » concédée à
Libreville était dérisoire, de sorte qu’on pouvait considérer que l’argent de
l’okoumé bénéficiait au Congo bien plus qu’au Gabon. De fait, en 1960,
après trois quarts de siècle d’exploitation de l’okoumé, le Gabon était
terriblement sous-équipé. On comprend dans ce contexte la violence des
diatribes de Léon Mba en 1958, avant qu’il devienne président de la
République gabonaise, envers une fédération d’AEF qui avait
essentiellement bénéficié à Brazzaville.
Ce « nationalisme » gabonais se comprenait d’autant plus que le Gabon
était en passe de devenir une puissance pétrolière et minière et qu’il était
hors de question que cette nouvelle richesse bien plus importante que
celle que la forêt avait offerte pût être détournée au profit d’un pouvoir
fédéral.
4/ Bilan environnemental de l’exploitation coloniale
Quelles ont été les conséquences de l’exploitation forestière coloniale sur
l’environnement ? La question est pertinente. Les éléments de réponse
sont incertains. La compilation des statistiques commerciales indique que
7
. Weinstein Brian, Gabon: Nation-Building on the Ogooué, The MIT Press, 1966.
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de 1900 à 1960 17 millions de m3 d’okoumé ont été exportés, contre
28 millions de m3 entre 1960 et 1984. La production actuelle est, de
beaucoup, supérieure à ce qu’elle fut avant 1960.
Peut-on parler de déforestation ? Globalement non. Les prélèvements sur
la forêt ont été sélectifs : okoumé principalement, ozigo dont les qualités
technologiques sont comparables, quelques « bois divers » pour
l’ébénisterie, soit entre 1 et 2 pieds à l’hectare dans une forêt caractérisée
par la grande térogénéité des espèces. Certes l’abattage et le
débardage provoquent des dégâts, mais ceux-ci sont limités en
comparaison de la vitalité de la forêt à se reconstituer. L’exemple de
l’okoumé est éloquent. Cette essence héliophile présente une capacité de
repousse exceptionnelle : une jachère abandonnée, une ouverture de
route, aussitôt les okoumés s’installent. En limite de savane, seuls les
feux ralentissent la progression de la forêt en éliminant les espèces
pionnières comme l’okoumé. Aubréville, pourtant forestier et ayant tiré le
signal d’alarme sur la déforestation en Afrique, déclarait que « l’okoumé
est fils du manioc » : il faut défricher pour que l’okoumé s’installe. La
symbiose homme-forêt est essentielle. La crainte aujourd’hui, paradoxale,
est qu’il n’y ait plus suffisamment de brûlis forestiers, suite à l’exode
rural, pour créer les conditions favorables à l’okoumé.
L’administration coloniale des Eaux et Forêts s’était préoccupée
plusieurs décennies avant la mode anxiogène relative à la
« déforestation » des risques possibles de l’exploitation forestière. De
des actions de reboisement. En 1935 une parcelle expérimentale de
plantation d’okoumés a été installée non loin de Libreville. Après
l’indépendance, la STFO, Société technique de la forêt d’okoumé, a
entrepris un programme d’envergure de plantation d’okoumés : le total
atteignait 27 000 ha en 1983. Le programme a été arrêté parce qu’il
coûtait trop cher, et parce qu’on s’est rendu compte qu’il n’était pas
économique à terme. Considérant les capacités de régénération spontanée
de l’okoumé, la Banque mondiale a fini par privilégier les actions moins
onéreuses et davantage conformes aux dynamiques de l’environnement
forestier en finançant des programmes d’aménagement des forêts
naturelles.
5/ La valorisation économique du bois
Durant la période coloniale, l’exportation de billes d’okoumé vers les ports
européens spécialisés dans le commerce des bois tropicaux, Hambourg et
Le Havre en particulier, représentait l’essentiel des débouchés de
l’exploitation forestière. Dans l’entre-deux-guerres, une usine de
production de traverses de chemin de fer, installée à Foulenzem, au sud
de l’estuaire du Como, par un consortium des Chemins de fer français,
alimenta les réseaux ferroviaires de la métropole. L’usine cessa ses
activités en 1972, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes, au moment
commençait la construction du chemin de fer transgabonais. Après la
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