Les personnages : individus et société
Un décor, aussi beau soit-il, a besoin d’êtres vivants pour l’animer et le rendre attirant.
Humains, robots, extra-terrestres, fous, nobles, chacun a son rythme et son énergie. La réussite
de vos ros dépend de cette énergie vitale : ce sont les personnages qui impulsent l’histoire,
et non vous. Si vous construisez bien leur personnalité, vous serez le spectateur de l’histoire
que vous écrivez, et c’est un très grand plaisir que de s’en rendre compte. Cependant, les
acteurs que vous allez placer dépendent de votre conception de l’identité de chaque individu.
Il ne s’agit pas ici de psychanalyse, mais plutôt de sociologie : quels sont les rapports
qu’entretiennent les personnages avec eux-mêmes et avec les autres ? Une fois répondu à cette
question, il devient très simple de déterminer le profil de vos personnages et leur place dans
votre texte.
Il n’y a pas mille façons de considérer le problème, je parlerai donc des deux
principales, très souvent complémentaires : une conception en noyau (typique du jeu de rôle),
une conception en pelures d’oignons. Ensuite, j’aborderai les différents types de personnages,
depuis les personnages centraux, jusqu’aux personnages secondaires et aux « silhouettes ».
Du noyau de pêche à la pelure d’oignon.
La première conception de la psychologie des personnages découle de notre expérience
quotidienne : nous éprouvons le sentiment d’avoir une personnalité propre, particulière,
indépendante de ceux qui nous entourent. Même si notre passé peut en éclairer certains
aspects, nous avons la certitude de posséder quelque chose de plus, qui nous rend unique.
Cette particularité fait de nous une forteresse que nous protégeons contre les attaques
extérieures. Il ne s’agit pas ici de discuter du bien fondé ou non de cette conception, mais
simplement de constater son existence ainsi que sa traduction rôliste : les fiches de
personnages.
Toute une partie du jeu de rôle (voire la totalité) est centrée sur la fiche, le curriculum
vitae du personnage, où sont rassemblés les caractéristiques physiques, intellectuelles et
historiques (le background). En général, l’aspect historique narre les péripéties de la vie du
héros, pour expliquer ses peurs, ses angoisses et ses désirs présents. De ce noyau, le joueur
puisera les éléments qui l’aideront à faire vivre son personnage. Parfois, les traits de caractères
sont tirés au sort : le personnage sera fantasque, ombrageux, colérique, etc. Ces traits sont des
caractéristiques intrinsèques et donnent des indications au joueur. Dans un scénario ou une
nouvelle, ces aspects sont souvent des points de repère pour l’auteur : ils servent à définir
rapidement un personnage et lui donner une certaine énergie, l’hubris grec. Il est rare que l’on
ne fonctionne pas ainsi, et pour reprendre l’exemple de la fois précédente, on se rend compte
que cette conception simplifie pas mal le travail d’élaboration des personnages.
Comment définir nos personnages principaux : nos cuisiniers, l’amant tueur, la femme
adultère ? A priori, ni vous ni moi ne connaissons des cuisiniers, et je serais bien en peine de
reproduire fidèlement leur caractère et leurs désirs. Aussi, définir un personnage, ce n’est pas
faire dans le juste, mais dans le vrai. Il ne s’agit pas de décrire des personnages exacts, comme
dans la vie réelle, mais de donner l’impression aux lecteurs qu’ils sont réels. Ce qui est
totalement différent. Donc, pour en revenir à nos cuisiniers, il y a plusieurs angles possibles.
Soit on insiste sur leur état de cuisiniers, soit on insiste sur leur rôle de témoins poursuivis.
Leurs caractéristiques dériveront de l’un ou l’autre des choix. Cuisiniers, ils seront
gourmands, rapides, réfléchis (trois caractéristiques que l’on peut leur supposer s’ils sont sous
les ordres de chefs rigoureux) ; Témoins, ils seront angoissés, méfiants, discrets (s’ils tiennent
à leur survie). Pour chaque option, vous obtiendrez des stratégies d’action différentes, pas
forcément incompatibles, mais qui donneront du ressort à votre histoire. Cependant, il faut
insister sur ce point : les caractéristiques psychologiques doivent dériver d’un état particulier.
A moins que l’un d’entre eux soit fou ou attardé mental, les cuisiniers ont une psychologie
reliée à leur état de cuisinier ou de témoin. On verra que ce n’est pas vrai pour tous les
personnages, mais pour les principaux, c’est une règle utile. Vous pouvez faire de l’un deux
un obsédé sexuel exhibitionniste, mais uniquement si ce fait est utile au scénario, sinon
éliminez tout le superflu, vous avez déjà fort à faire avec le nécessaire.
Amant et maîtresse : pour ces deux personnages, les angles sont réduits. Soit ce sont
deux amoureux fous, romantiques, mais dangereux, soit le couple est déséquilibré, l’amant
tueur faisant peur à la femme adultère. Encore une fois, toutes ces caractéristiques sont
déduites de leur état d’amants, de cette fiche de personnage virtuelle qui définit leur liberté
d’action. Leur état est leur noyau, autour duquel gravitent tous leurs aspects, recoins et
ombres. Leur passé, leur historique a décidé de leur acte (le meurtre) et c’est ce qui les rend
uniques. Cette manière de décrire correspond aux principes mêmes de la tragédie : un être qui
se bat contre les éléments avec la seule arme de sa volonté. L’extérieur est donc un adversaire,
ou, en tout cas, un frein et un obstacle. Ainsi, les cuisiniers sont l’obstacle du couple
amant/maîtresse, à l’inverse, ce couple est l’obstacle à la vie des cuisiniers. Comme l’iceberg
est l’obstacle du navire. Qui de la coque ou de la glace résistera ? La conception en noyau est
comparable à deux forteresses ou à deux chevaliers en armures. On définira précisément
chaque pièce, son origine, son histoire, sa place sur l’armure, sa force et sa faiblesse. Il en va
de même pour les personnages. L’amant est violent, passionné, il s’emporte facilement, ancien
officier, il manie bien le pistolet, etc... Remarquez comme la méthode est simple et efficace
pour définir. Il est aisé de déterminer la cohérence, et chaque événement, chaque
comportement s’agence parfaitement avec les autres. C’est pourquoi, cette conception est
dominante dans les jeux de rôle : elle est directement appréhendable par le joueur, et lui
définit une gamme de réaction suffisamment restreinte pour laisser l’aventure se développer.
Il en va tout autrement de la conception en « pelures d’oignons ». Les personnages ainsi
construits deviennent complexes, très flous, mais beaucoup plus surprenants. Pour
comprendre la différence, prenez n’importe quel individu et demandez-vous à quels groupes il
appartient, quelles relations établit-il dans sa vie sociale ? C’est un homme ou une femme,
c’est un fonctionnaire ou un artisan, il est célibataire ou marié, il joue au bridge ou au foot, il
pratique le net ou le polo, etc... A chaque fois, il se retrouve dans un groupe, une communauté
différente, avec ses règles de comportement particulières. Tel individu calme et pondéré dans
son travail de directeur de banque, se révélera déchaîné ou passionné quand il joue au basket.
Rien dans sa nature profonde ne permet de deviner de tels changements, mais on peut sentir
que cette différence est liée au contexte et aux liens sociaux. Tandis que la conception en
noyau considère l’individu comme un être isolé face à l’extérieur, la conception en pelures
d’oignon le définit comme pris résultat de relations. Ici, c’est le rôle social qui importe, et non
la personnalité, le Moi. Le personnage appartient à des groupes qui se recoupent parfois, ou
sont totalement éloignés, et les règles de l’un n’ont pas forcément d’influence sur celles de
l’autre. Ainsi, tel bon père de famille le jour, se découvre grand résistant la nuit. Ce n’est pas
Dr Jekyll et Mr Hyde, puisque cela laisserait supposer que nous sommes tous schizophrènes,
mais plutôt que les règles et contraintes sociales d’un groupe façonnent le comportement d’un
individu. Dans le même temps, il ne faut pas croire que les règles sociales définissent des
individus tous identiques : c’est la somme de nos relations qui font de nous des êtres uniques.
La différence entre un jeune soldat et un vieil officier, ce n’est pas l’âge, mais l’historique des
événements et des relations qui transforment l’un en l’autre. Le caractère, l’esprit d’initiative
ne sont pas des qualités intrinsèques, mais les conséquences d’une enfance, de l’éducation
familiale, etc... Définir de tels personnages, c’est rechercher le réseau de ces relations, de ces
événements.
Ainsi, de nos cuisiniers, on peut imaginer que l’un est mélancolique, suite à une
déception amoureuse, l’autre est travailleur et ambitieux pour sortir sa famille de la misère, ou
par défi, ou pour surpasser un autre cuisinier. Si la maîtresse a voulu tuer son mari, sans doute
est-ce aussi parce qu’il était violent, ou alcoolique, et que son nouvel amant n’est pas si
grossier et destructeur qu’il ne le laisse apparaître. En même temps, pensez aux situations qui
naissent des rencontres : mettez face à face l’officier tueur et un policier, une femme du
monde et un cuisinier. Voyez comment les présupposés sociaux rendent ou non possible la
compréhension et l’interaction. Un aristocrate ne méprisera pas un cuisinier seulement parce
qu’il est arrogant ou orgueilleux, mais aussi parce qu’il a été façonné ainsi par son éducation
et que son système de valeur le conduit à ce mépris. S’il n’a pas cette attitude-là, n’oubliez pas
de le justifier. De la même façon que chaque personnage a sa façon de parler, liée à sa culture,
son milieu, son origine géographique, il a son propre mode d’interaction. Un noble peut être
sympathique, aimable avec le petit personnel, mais vous devez montrer en quoi son histoire, et
son milieu définissent ce comportement. Sinon, ce n’est qu’une lubie. C’est possible, mais
c’est moins riche, et face à un événement imprévu, vous ne saurez comment le faire réagir.
Car, ce sont les réactions qui sont importantes, ce sont elles qui font l’histoire, et pas les
personnages qui sont des pions, un peu évolués, certes, mais des pions.
Pour définir un personnage dans ces circonstances et avec cette conception-là, vous
devez déterminer les groupes et les cercles d’appartenances, ainsi que les règles de priorité.
Un aristocrate n’agira pas de la même façon selon que le navire est dans des eaux calmes, ou
s’il coule. Il changera de registre. Pensez au Titanic et à ces princes qui ont délibérément
choisi de rester sur le bateau pour mourir, parce que leur image de la noblesse était supérieure
à leur instinct de survie. Ce qui fait que tel ou tel homme agit différemment de tel ou tel autre
peut venir du caractère, mais aussi d’une vision différente de ce qui est important dans la vie,
de la conception personnelle de sa place dans la société, etc... Beaucoup de personnes qui ont
sauvé des juifs ou des aviateurs n’étaient pas prédisposés à devenir des héros, ils ont agi
« comme n’importe qui ». Leurs témoignages montrent qu’ils n’ont pas eu l’impression d’agir
de manière héroïque, ils se sont conformés à des valeurs personnelles de fraternité et d’aide,
sans se poser de question. Donc, prenez bien soin de définir ces valeurs, ces priorités. Ce
travail fait, vous aurez une vision complexe de vos personnages, très contradictoire et moins
efficace qu’une simple fiche de personnage, mais ceux-ci seront plus libres, plus naturels et
plus vrais. En résumé, ils seront plus surprenants.
(Note à part. Cette opposition entre conception en noyau et conception en « pelures
d’oignons » peut paraître superficielle pour la plupart, mais elle est très utile pour l’écriture.
Vous pouvez décrire un personnage, de manière physique : « il était grand, il était blond, ses
yeux bleus avaient des reflets de métal », mais dès que l’on arrive au caractère, une telle
description « objective » est lourde et peu élégante : « coléreux, il ne supportait pas les
paresseux, et s’emportait de colère au moindre retard ». Cette façon de décrire était souvent
utilisée au XIXe et au début du XXe siècle, chez les feuilletonistes, mais, fort heureusement,
elle est abandonnée. Désormais, on mettra en scène cette colère et cette attitude, plutôt que de
la dire ouvertement. On met en situation, et on attend la réaction du personnage, au lecteur de
se faire une idée.)
Différents types de personnages : du premier plan aux ombres.
Tous les personnages ne se retrouvent pas au même niveau dans une histoire : on ne
traite pas de la même façon le jeune premier et le figurant. C’est le contraste. Plus vos
personnages sont contrastés, plus vous donnez une impression de vie. Pourtant, il ne faut pas
déséquilibrer votre scène : si votre héros possède toutes les qualités, elles auront tendance à
s’annuler, parce qu’il n’y aura personne à côté pour les mettre en valeur. Ainsi, il est essentiel
de créer une galerie de personnages qui serviront vos héros, en seront les faire valoir, ou les
contrepoints. Enfin, comme pour toute vie, il faut des personnages-décors, qui ne sont pas
utiles pour l’histoire, mais qui existent.
Il est difficile de dire ce qu’est un « héros ». Ce sont des personnages tellement divers
qu’il serait incongru de vouloir les définir. Cependant, leur rôle dépend du degré de liberté
qu’ils ont et de leur équilibre. Equilibrer un personnage est un art difficile. Ni trop méchants,
ni trop bons, ils doivent être suffisamment proches du lecteur pour qu’il s’y identifie, et
suffisamment différent pour qu’il devienne héros. A la différence des seconds rôles, ils sont
des moteurs de l’action, ils donnent le rythme et font réagir le reste de l’ensemble. Pour qu’un
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