GUY LE GAUFEY POURQUOI L’OBJET ? L’« objet », comme tel, fait énigme. Sa généralité, son évidence, son existence inébranlable à travers les champs les plus divers, en font… l’objet d’une interrogation qui frise parfois l’anxiété : de quoi est-il donc fait, pour qu’on le retrouve ainsi partout ? Brique élémentaire d’une ontologie naïve, ou sommet abscons de constructions sophistiquées ? Les deux à la fois ? Chaque épistémé, semble-t-il, le repeint à ses couleurs, mais sans jamais rien remiser d’une vétusté qui le nimbe d’un prestige sans égal. Sa diversité sémantique force le lexicographe à de longues listes. Littré ne peut faire moins qu’énumérer onze sens différents : 1°) Tout ce qui se présente à la vue ; 2°) Tout ce qui affecte les sens : 3°) Tout ce qui est en dehors de l’âme ; 4°) Chose, dans un sens indéterminé ; 5°) Tout ce qui se présente à l’esprit : 6°) Tout ce qui sert de matière à une science, un art, une œuvre ; 7°) Tout ce qui est la cause, le motif, le sujet d’un sentiment, d’une passion ; 8°) But, fin qu’on se propose ; 9°) Fig. et par extension : femme aimée ; 10°) parfois employé pour désigner la personne d’un homme ou d’une femme ; 11°) Terme de grammaire générale. On admirera que la grammaire vienne si tard, et que la valse sujet/objet y soit déjà à l’honneur puisque, pour terminer son article, Littré remarque : Au mot sujet, l’Académie dit : Les corps naturels sont le sujet de la physique. Et au mot objet, elle dit : Les corps naturels sont l’objet de la physique. Comment ce qui est en-dessous (sub-jicere) peut-il être en même temps devant (objicere) ? Par quelle opération drastique parvient-on à passer de « tout ce qui se présente à la vue » à « femme aimée » ? A considérer l’« objet » dans sa dispersion sémantique, trop de questions affleurent d’un seul coup, si bien qu’à l’orée d’un tel travail il ne paraît pas superflu de s’aider de la réflexion initiale d’un Quine, au moment où, dans sa rouerie humoristique habituelle, il s’interroge naïvement : qu’est-ce donc que « parler d’objets1 » ? 1 . Titre du premier chapitre de Relativité de l’ontologie et autres essais, Aubier, Paris, 1977, pp. 13-38. Pourquoi l’objet ?, p. 2 Toujours soucieux de construire des exemples concrets, il démarre de la situation suivante : un linguiste ignorant la langue de la peuplade dans laquelle il se trouve est mis en situation de comprendre ce qui correspond à notre mot « lapin ». Il va donc collationner un certain nombre de situations où, d’une façon ou d’une autre, il estime qu’il a été question de « lapin » (présence de l’objet ou d’une quelconque de ses parties, voire de quelque élément référentiel pouvant être mis en relation avec la sphère vitale du lapin, etc.), puis il va aligner les différents énoncés linguistiques qu’il a enregistrés lors de ces situations. Ainsi remarquera-t-il dans sa batterie d’énoncés des répétitions qu’il pourra commencer à rapprocher de notre « lapin ». Mais il lui restera encore un pas énorme à franchir pour identifier le fragment sonore qui — s’il existe — équivaudrait à notre « lapin » : il lui faudra identifier tel fragment d’énoncé à l’objet « lapin » tel qu’il a l’habitude de l’appréhender dans la langue qui est la sienne en s’aidant d’un seul et unique syntagme. Pour qui verrait dans ces hypothèses un déplorable excès d’intellectualisation philosophique, qu’il se rappelle cette donnée linguistique : il existe certaines tribus d’indiens esquimaux qui possèdent plus de vingt mots différents pour désigner la neige quand elle tombe drue, quand elle poudroie, quand elle tombe mélangé à la pluie, quand elle est entassée sur le sol, quand elle encapuchonne les arbres, etc., mais pas un seul pour désigner la neige « en général ». Il n’est donc pas aussi absurde qu’il pourrait y paraître de questionner sur ce qui fait que l’on peut passer d’une série d’énoncés où il est question de « lapinité » sous quelque forme que ce soit, à la forme « lapin », autrement dit à la conviction que cette peuplade a bien, comme nous, un terme unique pour désigner un animal qu’en dépit de toutes ses possibles variations nous reconnaissons et nous tenons pour « le même » à travers l’ensemble de ses occurrences. Laissant les indigènes à leur linguiste et vice versa, Quine pose alors une question beaucoup moins exotique : comment parvient-on à inférer de données linguistiques récurrentes à la conviction qu’elles répondent à l’existence d’objets ? Comment passe-t-on de la similitude de certains schèmes conceptuels, du sentiment de parler la même langue, à la conviction qu’à travers nos assertions nous visons bien les mêmes objets ? Un enfant aussi abstrait que la précédente peuplade-au-lapin vient alors sur la sellette pour tenter de savoir comment on attrape le « truc de l’individuation ». Car sans un tel truc, son indubitable babil ne parviendra pas à accrocher ces morceaux de monde dont il dépend vitalement, et que nous avons pris l’habitude d’appeler des « objets ». Dans cette perspective, l’« objet » prend des allures de foyer optique vers où convergerait une multiplicité linguistique et symbolique sans cela irréductible : le sentiment d’identité venu de la répétition à l’identique de certains fragments d’énoncés a intimement besoin de s’accrocher à quelque chose situé ailleurs, à un autre niveau, quelque chose qui perdurerait indépendamment de la chaîne parlée, et qu’il serait convenu de considérer comme un objet puisque l’expérience nous conforte dans l’idée qu’existe bel et bien une telle subsistance de fragments de réalité Pourquoi l’objet ?, p. 3 isolés les uns des autres dans nos perceptions. Le « truc » de l’individuation surgirait comme une économie substantielle : pas besoin de multiplier indéfiniment les occurrences s’il suffit de considérer que toutes celles à venir ne seront que répétition du « même ». De sorte que l’objet ne paraît plus être le seul résultat d’une homogénéisation d’un ensemble floue de données perceptives — ce qu’une théorie plus récente appelle « le groupe des transformations » de l’objet — mais encore faut-il que s’ajoute à cela un certain « tremblé » linguistique qui fait du schème conceptuel visant cet objet le filet par où ce dernier trouve enfin son havre unitaire. Sous la lumière du commentaire de Quine, l’objet résulte donc, partiellement mais décisivement, de la langue dans la mesure où seule cette dernière permet de construire un concept d’identité au-delà de la présence répétée des stimuli perceptifs. Dans la même veine, le philosophe américain écrivait dans son livre Quiddities, à l’article « Things » : Le chien reconnaîtra la récurrence d’une personne comme distincte d’une autre, mais uniquement à cause d’un critère qualitatif, l’odeur, et non en raison de quelque interpolation conceptuelle hors observation2. Seule la langue pose le problème de l’individuation, et le résolvant selon ses voies, fait de l’identité de l’objet quelque chose qui transcende les données perceptives et sensibles. Il a longtemps paru difficile de penser le signe sans son objet, mais il paraît tout aussi aventureux de vouloir imaginer l’objet sans le signe qui, à proprement parler (précisément !), lui permet de rencontrer son individualité. Ainsi le voulait du moins une ontologie fort classique, dont Leibniz avait, comme à son habitude, énoncé le grand principe : l’être et l’un sont réciprocables. Encore fallait-il construire proprement cette réciprocité, ce qui pouvait n’avoir à l’occasion rien de simple. Même en brisant le signe de l’intérieur et en reléguant hors linguistique toute propriété éventuelle de l’« objet » qui aurait inter-agi avec la langue, Saussure n’avait pas véritablement porté atteinte à ce paradigme de la raison classique, bien qu’il en eût ouvert la brèche. A l’inverse, en ce siècle, deux pans de savoir se sont construits qui se sont vus, fort diversement, dans l’obligation de poser un « objet » qui ne répondît point à son obligation multiséculaire : être un. L’identité et l’individualité de leurs « objets » respectifs avaient d’emblée pour ces savoirs quelque chose d’hémorragique, sans que cependant leurs inventeurs entendissent renoncer en aucune manière à ce qualificatif d’« objet ». L’intérêt qu’il peut y avoir à rapprocher ces deux pans de savoir tient à la parfaite étrangeté de leur consistance spécifique : d’un côté la physique quantique, de l’autre la psychanalyse, telle du moins que Lacan l’a développée au décours des années soixante avec son invention de « l’objet a ». Leur étanchéité quasi sans faille s’avère en effet en mesure de questionner leur commune ambition de faire valoir un objet qui heurte à ce point la tradition de penser-l’objet antérieure. Cette 2. W. V. O. Quine, Quiddities, An Intermittently Philosophical Dictionary, Penguin Books, London, 1990, p. 206. Pourquoi l’objet ?, p. 4 rigoureuse indépendance permettra peut-être de dégager en quoi les aspects formels mis en jeu dans les schémas conceptuels qui ont donné naissance à ces deux « objets » portent la marque d’une commune épistémé. Si tel est le cas du moins, on pourra l’apprécier au fait que les contraintes en provenance de chacun des champs étudiés ont dû, à tel ou tel autre moment, et en dépit des irréductibles différences de terrain, se plier aux à des exigences venues d’ailleurs, exigences formelles assurément, mais beaucoup trop transversales pour s’enrégimenter dans les classements universitaires habituels. Quine, toujours lui, en avait une intuition suffisamment claire pour écrire, en toute fin de son article « Parler d’objets » : Il se peut qu’un jour […], quelque élément du discours individuant qui est présentement le nôtre, vienne à s’éteindre en se conservant à l’état de vestige, mi-rudimentaire et mi-adapté, au sein d’un nouveau pattern qui transcenderait l’individuation, et que l’on ne s’imagine pas encore. Le passage à un pattern aussi radicalement nouveau pourrait s’effectuer soit grâce à un programme philosophique conscient, soit par un développement lent et non raisonné, suivant des lignes de moindre résistance. Le plus vraisemblable est une combinaison de ces deux processus […]3. Voilà l’hypothèse que je propose d’aller mesurer de plus près en partant de l’idée que la physique quantique n’a pu élaborer son objet qu’en tentant de sortir du cadre identitaire dans lequel s’était développée la physique classique, comme également Jacques Lacan s’est vu lui aussi dans l’obligation d’inventer un objet, dit « a », qui soit d’emblée en défaut par rapport au modèle identitaire et représentationnel avec lequel Freud avait essayé, bon an mal an, de faire tenir son affaire. On maintiendra aussi séparés qu’il convient ces deux savoirs hétérogènes, jusqu’au moment du moins où les résultats formels dégagés dans chacune des deux études à venir autoriseront à percevoir quelques lignes du champ magnétique qui en ordonne silencieusement la structure interne — en donnant raison à Quine ? 3. W.V.O. Quine, « Parler d’objets », in Relativité de l’ontologie…, op. cit., p. 36. Naissance d’une problématique, p. 5 I.1. Naissance d’une problématique : de H à h. L’épopée du quantum d’action tourne, dès ses débuts, et par deux fois, autour d’une même lettre. Il faut en effet remonter à Boltzmann (1844-1906) et l’établissement de son théorème H qui fonde le second principe de la thermodynamique, pour trouver les premières traces d‘une idée selon laquelle la nature opérerait, dans certaines circonstances, par sauts discontinus. Jusque-là, sous le patronage sans faille des succès réguliers de la mécanique classique, escortée du puissant outil mathématique du calcul différentiel4, la nature obéissait au principe énoncé depuis Aristote : natura non facit saltus, la nature ne fait pas de sauts. Tout en elle opérait par mouvements continus, continûment différentiables, et aucun physicien de la fin du XIXe siècle ne pouvait décemment en douter. Boltzmann, pour sa part, s’intéressa assez tôt dans sa carrière à la théorie des gaz, qui donnait pas mal de fil à retordre à la mécanique. Considérant dans une enceinte fermée la répartition des molécules d’un gaz donné (maintenu à température constante en vertu du premier principe de la thermodynamique 5 ), il étudia la variation en fonction du temps des positions et des vitesses de ces molécules abandonnées à elles-mêmes. Il en vint à produire en 1872 cette fonction H dont, précision cruciale, il put affirmer qu’elle ne pouvait que décroître pour atteindre un minimum correspondant à l’équilibre statique. Autrement dit, quel que pût être l’état d’agitation des molécules d’un gaz, ces molécules finissaient par se ranger dans un état donné correspondant à un minimum (non nul) d’énergie. Le grand « second principe de la thermodynamique » voyait avec Boltzmann son empire confirmé. Cela restait d’une grande nouveauté car, dans la logique même de la mécanique classique, si l’on connaissait l’état d’un système à l’instant t ainsi que sa loi d’évolution, on pouvait aussi bien connaître son état au temps t + t qu’au temps t-t. C’est ainsi que Laplace, en son « Système du Monde » qui avait établi quasi définitivement le succès de la mécanique newtonienne, s’était cru permis de former l’hypothèse de la « nébuleuse primitive » dans la mesure où la connaissance du système solaire et de ses lois mécaniques à l’instant présent permettait de remonter vers un passé plus que lointain. Sans que cela émut beaucoup les esprits, il allait de soi que la flèche du temps n’était pas orientée en physique, science du 4 . Voir à ce sujet le très complet ouvrage de Michel Blay, La naissance de la mécanique analytique, La science du mouvement au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, PUF, Paris, 1992. 5. Ce premier principe, découvert indépendamment par plusieurs savants au milieu du XIXe siècle, affirmait la conservation de l’énergie : quelles que soit les transformations effectuées, le bilan énergétique devait ne pas bouger, ce qui relégua d’emblée aux oubliettes scientifiques tous les projets mirifiques de mouvement perpétuel. Deux ouvrages fondamentaux sur ces sujets : Yehuda Elkana, The Discovery of the Conservation of Energy, London, Hutchinson Educational Ltd., 1974, et Arthur W.J.G. Ord-Hume, Perpetual Motion, The History of an Obsession, London, George Allen & Unwin Ltd, 1977. Quant au second principe, énoncé clairement par Clausius en 1865 (à la suite des travaux de Carnot sur la machine à vapeur et la transformation de la chaleur en travail), il affirme que la flèche du temps est orientée en thermodynamique, puisque l’entropie (le niveau de « désordre » d’un système) croit d’ellemême de façon irréversible. Naissance d’une problématique, p. 6 mouvement qui va et vient selon la même loi. Tout au contraire, en plein cœur de la physique désormais, la fonction H de Boltzmann affirmait que, laissée à elle seule, l’énergie d’un ensemble n de molécules se dégrade irréversiblement, jusqu’à atteindre un état d’équilibre. Face à une telle contradiction, les objections ne se firent pas attendre. Un autre physicien allemand, Loschmidt, soutint qu’on ne pouvait faire sortir des processus réversibles de la mécanique — qui continuaient de gouverner aux yeux de Boltzmann et de tous ses collègues le comportement de chaque molécule quand elle heurtait les autres — les processus irréversibles de la thermodynamique. Le conflit de paradigme, tel que T. Kuhn devait le décrire bien plus tard, se trouva ainsi très vite sur la sellette. Boltzmann émit l’hypothèse que l’énergie cinétique de n molécules ne peut prendre que des valeurs finies, multiples d’un certain quantum. Il était pourtant loin d’être en mesure de préciser le quantum en question. Il se dirigea donc vers une explication statistique de sa loi H, parvenant à montrer que le logarithme de la probabilité de l’état d’équilibre coïncide avec l’entropie, à un facteur et une constante près, qu’il sut, eux, chiffrer. Cette vision statistique, qui soutenait le principe d’entropie au niveau de la totalité des molécules, n’entamait cependant en rien la vision classique concernant chacune de ces mêmes molécules. Il faut y insister : dans cette vision des choses, chaque molécule possède bel et bien son identité, une position et une vitesse parfaitement déterminables l’une et l’autre, et seule la série statistique des chocs des molécules entre elles conduit à ce phénomène irréversible d’entropie qui, lui, ne vaut que pour toutes. La difficulté ne faisait ainsi que se creuser : chaque molécule se conduisait on ne peut plus classiquement — mouvement continu et différentiel, obéissant aux lois du choc — mais l’ensemble de ces molécules, lui, n’obéissait plus à l’une des lois fondamentales de la mécanique, à savoir la réversibilité. Boltzmann eut beau établir que la courbe représentant la variation en fonction du temps de sa fonction H était infiniment brisée, cela ne faisait qu’accroître l’énigme. Convaincu que l’avenir immédiat de la physique passait par cette étude des phénomènes irréversibles, Max Planck (1858-1947) se tourna dès ses premières recherches personnelles vers le problème posé par le « corps noir ». Ainsi appelait-on une enceinte close composée d’un matériau maintenu à température constante, de sorte qu’il émette un rayonnement (comme le filament de tungstène de nos lampes ordinaires), mais loin de se disperser dans la nature, ce rayonnement était enfermé dans l’enceinte, qui ainsi le ré-absorbait — d’où son qualificatif de « noir », le noir absorbant les rayons (de toute fréquence) qui l’atteignent. On savait depuis 1860 que, selon la loi de Kirchoff, le rayonnement dépendait exclusivement de la température, et non de la nature des parois de la cavité. Il s’agissait donc de connaître et de décrire correctement les lois qui régissaient ce phénomène. Pour donner une idée de l’approche de Planck dans cette étude, je reprendrais ici l’analogie qu’il donna lui-même dans son ouvrage Naissance d’une problématique, p. 7 « Initiations à la physique6 ». Puisque l’enceinte qu’il se propose d’étudier avec son « corps noir » est remplie d’ondes, imaginons d’abord, dit-il, une vaste étendue d’eau agitée par des vents violents, et bordée d’un mur rigide et uni sur lequel les ondes se répercutent simplement. Arrêtons le vent, et observons ce qui se passe. Les grandes ondes initiales, qui creusaient profondément la surface, vont se heurter les unes aux autres, tout en se propageant jusqu’aux bords où elles vont se fractionner en ondes de plus en plus courtes, avec des amplitudes de plus en plus faibles. Ces ondes deviendront continûment si petites qu’elles finiront par échapper à l’observation. On aura donc abouti d’un mouvement ordonné des molécules — les grandes vagues — à un mouvement de repos apparent, dans lequel cependant chaque molécule possédera une vitesse dont l’intensité et la direction seront indépendantes des vitesses des autres molécules. Dans le corps noir, les ondes aqueuses sont remplacées par des ondes lumineuses (ou rayonnantes). Détail pour le physicien, à part quoi la situation est comparable puisque ces ondes se réfléchissent et rebondissent sur les parois étanches, qui assurent qu’aucune portion d’énergie ne s’enfuira hors du système étudié. On devait donc s’attendre au même résultat, chaque longueur d’onde se réduisant (ou sa fréquence augmentant) continûment, l’ensemble se dirigeant vers ce qu’on appelait la « catastrophe ultra-violette » : quelles que soient les longueurs d’ondes de départ (plutôt longues, dans l’infra-rouge), elles en viendraient à s’effondrer toutes dans l’ultra-violet. Or, première constatation d’importance : jamais on n’enregistrait expérimentalement une telle « catastrophe ». La situation se stabilisait bien avant qu’on atteignît cet état. Les longueurs d’ondes ne se réduisaient pas continûment comme les vagues d’avant. Que se passait-il donc à l’intérieur du corps noir pour que les ondes trouvent un équilibre autre que celui qu’on s’attendait à les voir prendre ? Voilà l’expérience cruciale qui passionna assez tôt Planck, convaincu qu’il était, au moins par son intuition de physicien, de ce que tout l’édifice de la physique classique se trouvait en cet endroit à la question, et peut-être au rouet. Il y avait donc des causes qui arrêtaient l’émiettement de l’énergie, ce qui conduisait indirectement à forger l’hypothèse — extravagante au premier abord — selon laquelle la nature, loin de répondre dans toutes les situations aux équations différentielles qui rendaient si bien compte de tous les mouvements des corps, opérait dans certaines circonstances par « saut ». Avec des considérations aussi générales, le chercheur en physique n’avait cependant aucune chance de faire avancer son savoir. Tout au plus pouvaient-elles le guider aux nombreux 6 . Max Planck, Initiations à la physique, Paris, Flammarion, Coll. Champs, 1993. La première édition de cet ouvrage, en allemand, date de 1934. Ouvrage de vieillesse, donc, où Planck présente ce que fut sa vie de scientifique, suivie en 1948, post mortem, de son « Autobiographie scientifique » (publié en traduction française à Paris, aux éditions Albin Michel, en 1960). Deux textes dont il faut recommander ici la lecture, tant par la profondeur des vues physiques de leur auteur, que par leur style limpide — même si l’exactitude historique est parfois à revoir dans ce genre de plaidoyer pro domo. Naissance d’une problématique, p. 8 carrefours où il risquait de s’égarer, mais elles n’étaient pas en mesure de remplacer les hypothèses locales et leur cortège de vérifications expérimentales. Il faut donc maintenant approcher d’un peu plus près quelques-uns des pas effectués par Planck dans les toutes dernières années du siècle précédent, et la première de celui-ci. Il était déjà arrivé par lui-même à un certain nombre de résultats partiels. En s’aidant de la loi de Wien, qui exprimait de façon expérimentalement satisfaisante la relation entre l’intensité du rayonnement et la température au moyen d’une seule fonction exponentielle, Planck était parvenu à élaborer une fonction (qu’il désignait par la lettre « R ») qui lui donnait la relation entre l’énergie et la longueur d’onde une fois connue la température, et elle seule. Sauf que cette fonction présentait une particularité embarrassante : quand les valeurs d’énergie étaient faibles, la fonction R s’avérait directement proportionnelle à l’énergie, selon la loi de Wien d’où elle provenait (au prix de quelques transformations). Mais plus l’énergie augmentait, plus les résultats devenaient insatisfaisants, jusqu’au moment où l’on remarquait que cette grandeur R n’était plus proportionnelle à l’énergie, mais au carré de celle-ci. Voilà donc une loi qui changeait au fur et à mesure des valeurs qu’elle devait parcourir ! Il n’y avait plus qu’à inscrire, dans la loi même, sa propre variation. Ce que fit Planck sans beaucoup d’hésitation : Rien de plus naturel alors que de mettre, dans le cas général, la valeur de R sous la forme d’une somme de deux termes contenant l’un la première puissance de l’énergie, et l’autre la seconde puissance, et cela de telle façon que pour les petites valeurs de l’énergie le premier terme soit prépondérant, et le second pour les grandes longueurs d’onde. C’est ainsi que j’arrivai à une formule du rayonnement qui s’est comportée de façon assez satisfaisante au contrôle expérimental7. Le 19 octobre 1900, lors d’une réunion de la Société de Physique de Berlin, Planck présenta cette loi R à ses collègues, qui très vite lui firent part d’un large accord avec les données expérimentales. On admirera cependant au passage la cuisine mathématique : bricolage de la formule de façon à ce qu’elle réponde aux exigences rencontrées expérimentalement, et donc… ça marche ! Ce qui n’est pas si mal, mais le physicien ne s’en croit pas quitte pour autant : Même si cette formule devait être pleinement vérifiée par l’expérience, elle ne pourrait jamais être considérée que comme une heureuse formule d’interpolation et elle n’aurait, à ce titre, qu’une valeur tout à fait limitée. C’est pourquoi je ne l’eus pas plutôt trouvée que je me mis en devoir d’en chercher la véritable signification physique8. Les semaines qui suivirent furent, selon les paroles rétrospectives de Planck, celles « du travail le plus acharné de ma vie », de sorte qu’« un éclair se fit dans l’obscurité où je me 7. M. Planck, Initiations à la physique, op. cit., p. 74. 8. Ibid. Je souligne. Naissance d’une problématique, p. 9 débattais et des perspectives insoupçonnées s’ouvrirent à moi9 ». L’éclair en question ne fut tel qu’à traverser des nuées qu’il serait beaucoup trop long de redessiner ici. On ne peut cependant laisser plus longtemps de côté l’aspect probabilitaire et statistique de la démarche, entrevue dès Boltzmann, mais laissée jusqu’ici dans l’ombre. Aussi bien Boltzmann face à ses molécules que Planck face à ses fréquences s’enchevêtrant les unes les autres ont affaire à des populations extrêmement denses. C’est par milliards que les individus supposés vont et viennent dans le situs d’observation. Il semble exclu de pouvoir décrire la situation globale en multipliant la situation de chacun par le nombre n d’individus. Non seulement parce que n est très élevé, et chaque individu quasi inobservable, mais plus encore parce que, même théoriquement, la question ne vaut qu’au niveau du tous, puisque l’on se demande quel est pour finir l’état relatif des molécules les unes par rapport aux autres. C’est par là que surgit l’idée statistique, et son associée, le calcul des probabilités. On peut connaître (avec un certain coefficient d’incertitude) la probabilité que la totalité des individus atteignent un état x, sans être pour autant en mesure de savoir comment chaque individu a été conduit à participer à cet état. Si l’on revient à l’enceinte de Boltzmann peuplée de ses molécules de gaz, il n’est pas exclu — ou plutôt : il est permis de supposer qu’à tel instant t, la totalité des molécules se trouvent, au cours de leur pérégrination individuelle, dans la partie gauche de la cavité10. Cette probabilité, quoiqu’infime, n’est pas rigoureusement nulle. Il suffirait pour cela que quelques milliards de milliards de milliards de molécules se heurtant réciproquement se retrouvent accidentellement regroupées d’un même côté pendant un temps aussi bref qu’on voudra. Quand on sait que la chance de faire un six en un seul coup avec un dé à six faces est de 1/6, on pressent que la probabilité pour que toutes les molécules soient ainsi regroupées est infiniment plus faible que la chance pour chacun de gagner au loto. N’empêche : aussi faible soit-elle, elle n’est pas nulle et surtout, la mécanique déterministe et causale qui continue de régler la loi des chocs entre molécules n’y voit pour sa part aucun empêchement. De fait, elle, elle n’a rien à en dire. Ainsi en va-t-il du calcul des probabilités, quelles que soient les populations qu’il traite : loin de suivre une démarche causale qui serait en mesure d’expliquer pourquoi les individus étudiés se répartissent comme ça plutôt qu’autrement, ce calcul se contente de traiter avec la plus grande rigueur mathématique la dispersion des données qui lui est offerte, montrant dès lors que, de quoi qu’elles soient faites, leur évolution se développera selon des probabilités non quelconques. On possède donc avec ce calcul une matrice de savoir très fiable, qui pourtant ne 9. Ibid. Cette rhétorique reprend sans coup férir celle du héros de conte, finement analysée par Wladimir Propp (La morphologie du conte, trad. Marguerite Derrida, Paris, Le Seuil, 1970). Puissance des structures narratives, au-delà des contextes. 10. C’est l’un des cas de figure dans lequel se place Einstein dans son article décisif de 1905 « Un point de vue heuristique concernant la production et la transformation de la lumière » (A. Einstein, Œuvres choisies, Le Seuil, Paris, 1989, volume I, p. 47), quand il tente de donner un sens « physique » aux probabilités de Boltzmann. Cf. infra. Naissance d’une problématique, p. 10 fait plus aucun cas de la causalité. Les raisons pour lesquelles les populations se conduisent ainsi peuvent rester ignorées, alors même qu’un important degré de prévision concernant leur comportement futur est atteint. Il convient donc de faire une différence claire entre les lois statistiques et les lois dynamiques : les premières sont descriptives et a-causales (même si elles permettent de prévoir des évolutions), quand les secondes joignent à leur capacité de description et de prévision une pleine compréhension des causes en jeu dans le comportement de l’individu qu’elles prennent en charge. Une fois clairement entrevue la différence de nature entre ces deux types de lois, on peut dégager leurs rapports, décisifs tout au long de cette étude. Elles présentent en effet toutes deux un déséquilibre foncier : les lois statistiques ont besoin de l’existence des lois dynamiques, alors que la réciproque n’a pas lieu. Comme l’écrit clairement Planck (qui en fait l’un de ses chevaux de bataille de physicien) ; En physique, par exemple, la détermination exacte des probabilités n’est possible que si les phénomènes élémentaires ultimes dits microscopiques obéissent uniquement à des lois dynamiques11. De sorte qu’une loi statistique, aussi précieuse soit-elle, comportera toujours aux yeux du physicien la question de sa réduction à quelque loi dynamique élémentaire qui, seule, serait en mesure de délivrer la signification physique entrevue par la loi statistique. Et c’est par là que l’on retrouve le souci de Planck de parvenir à cette « signification physique » de la loi concernant le rapport variable entre énergie et longueur d’onde, dans les derniers mois de l’année 1900. Rejoignant Boltzmann et sa perspective entropique élaborée sur une base statistique et probabilitaire, Planck considéra à partir de sa formule victorieuse R les relations entre énergie et entropie12. Il se mit ainsi à calculer la valeur de la probabilité physique d’une répartition donnée de l’énergie dans un système composé de résonateurs13. Pour ce faire, il dut faire apparaître deux constantes, respectivement k et h. La première, dite depuis lors « constante de Boltzmann » (sans que Boltzmann lui-même y ait été pour grand chose), participe directement à l’énergie d’une molécule unique, et sert notamment à calculer sa masse. Par contre, pour chiffrer la probabilité (présente dans la nouvelle formule) que le système atteigne l’état d’entropie S, Planck se trouvait de nouveau confronté à la nécessité d’introduire une autre constante, qu’il nomma « h », ou quantum élémentaire d’action puisqu’elle avait nécessairement 11. M. Planck, Initiations, op. cit., p. 65. Nous verrons plus loin que cet énoncé sera infirmé, mais seulement lorsque le quantum sera définitivement installé au niveau atomique, avec la « mécanique quantique » de Heisenberg (1926), forçant à une ré-interprétation statistique du comportement de l’électron lui-même. 12. Selon Thomas S. Kuhn dans son monumental Black-Body Theory and the Quantum Discovery, London, Oxford University Press, 1978, cela faisait au moins deux ou trois ans déjà que Planck s’intéressait de très près à la démarche statistique de Boltzmann. Cf. p. 98. 13. Les ondes réfléchies pouvant être parfaitement assimilées à des résonateurs physiques. Naissance d’une problématique, p. 11 les dimensions d’une énergie multipliée par un temps14. Ce quantum se trouvait donc, dans cette nouvelle approche, avoir une signification physique (quoique personne ne fût alors en mesure de savoir laquelle), bien qu’il ne s’imposât alors que du fait du calcul des probabilités luimême, lequel supposait un dénombrement de cas particuliers également probables, entraînant une délimitation au moins théoriquement possible des cas particuliers. Le discontinu faisait ainsi effraction dans la physique, mais porté par un appareillage mathématique au sein duquel il n’avait rien d’extraordinaire, puisqu’il prenait l’allure anodine de la série des nombres entiers affectés à un nombre d’états, nécessairement fini dans un recensement statistique. Lors de la séance du 14 décembre 1900, toujours devant la Société de Physique de Berlin, Planck, présentant ses résultats et l’intelligence toute nouvelle qu’il était en mesure d’en donner, introduisait officiellement l’existence de quanta indivisibles d’énergie dans le fonctionnement d’un oscillateur. Aussi conscient fut-il de la nouveauté qu’il introduisait, il ne publia rien sur ce sujet avant ses Vorlesungen über die Theorie der Wärmestrahlung en 1906 ; si l’existence de ce quantum pouvait lui paraître établie dans le lien qu’il venait de fonder entre entropie et probabilité, le rôle général de ce même quantum dans la plupart des autres processus physiques restait, de son propre aveu, « tout à fait obscur15 ». Délaissant un instant le récit purement factuel de l’introduction du quantum, je voudrais laisser place au commentaire subjectif que Planck lui-même donne dans son autobiographie, relatif à ses difficultés à intégrer ce quantum. Le découvreur, qui a eu à se frayer un chemin à travers des habitudes de pensée récalcitrantes, n’est pas toujours le mieux placé pour apprécier sa nouveauté. D’un côté, il sait dans le détail, comme personne autour de lui, les chemins complexes qui y conduisent, mais dans le même mouvement, sa découverte risque fort de lui apparaître enchevêtrée dans un contexte dont elle n’a que faire (pour Planck notamment, le quantum restera longtemps attaché à l’appareil mathématique probabilitaire qui le véhicule, rendant incertaine sa réalité « physique »). Voici ce qu’il en dit plus de quarante ans plus tard : Mes vaines tentatives pour ajuster le quantum élémentaire d’action d’une manière ou d’une autre au cadre de la physique classique se poursuivirent pendant un certain nombre d’années, et elles me coûtèrent beaucoup d’efforts. De nombreux collègues trouvèrent qu’il y avait là quelque chose qui frisait la tragédie. Mais je suis à cet égard d‘une opinion différente. Car la lumière totale que j’éprouvais alors me fut vraiment un enrichissement sans égal. Je savais désormais en toute certitude que le quantum élémentaire d’action jouait dans la physique un rôle beaucoup plus important que je n’étais porté à le pressentir au début […]16 14 . Cette constante vaut 6,55 x 10-27 ergs par seconde. (L’erg est une unité de mesure qui équivaut au travail produit par une force d’une dyne (10-5 fois la force correspondant à une accélération de 1 m/s appliquée à une masse de 1 kg), se déplaçant de un centimètre dans la direction de la force). Il s’agit donc d’une constance extraordinairement petite eu égard à nos unités courantes, d’un ordre de grandeur atomique. 15. M. Planck, Autobiographie scientifique, op. cit., p. 93. 16. Ibid, p. 94. Naissance d’une problématique, p. 12 De fait, dès 1905, un tout jeune chercheur qui n’avait pas eu, lui, à supporter l’establishment universitaire de la physique allemande, allait faire rebondir ce quantum d’action d’une façon spectaculaire, quoique encore trop nouvelle pour s’inscrire dans les nouvelles habitudes de pensée de la communauté physicienne. Albert Einstein (1879-1955) appartenait clairement à une autre génération de physiciens. Lorsque, dans les mêmes premières années du siècle, il écrit ses premiers articles (dont les cinq plus célèbres allaient sortir la même année 1905 — annus mirabilis), il part d’un tout autre pied. Tout autant que la mécanique newtonienne, la théorie cinétique de la chaleur élaborée par Maxwell régnait alors sur cette branche de la physique. Elle consistait pour l’essentiel à prolonger les données de base de la mécanique classique dans le champ des propriétés thermiques des corps physiques, en interprétant la chaleur comme une agitation désordonnée d’entités alors très hypothétiques nommées « atomes17 ». Or nombre des résultats de la théorie de Maxwell restaient expérimentalement faux. Cela n’entachait cependant pas trop une liste impressionnante de succès remportés par cette même théorie, et le nom prestigieux de Maxwell restait inentamé. Dans ces conditions, le premier paragraphe du texte d’Einstein de 1905 gagne à être cité dans son ensemble, tant il donne l’idée d’une entame toute différente de celle de Planck : Il existe une profonde différence formelle entre les représentations théoriques que se sont forgées les physiciens à propos des gaz et des autres corps pondérables, et la théorie de Maxwell des processus électromagnétiques dans ce qu’il est convenu d’appeler l’espace vide. En effet, alors que nous considérons que l’état d’un corps est parfaitement déterminé par les positions et les vitesses d’un nombre d’atomes et d’électrons, très grand certes, mais néanmoins fini, nous nous servons, pour la détermination de l’état électromagnétique d’une région de l’espace, de fonctions d’espace continues, si bien que nous ne pouvons pas considérer qu’un nombre fini de grandeurs suffise à fixer complètement l’état électromagnétique de l’espace. Selon la théorie de Maxwell, l’énergie doit être conçue, pour tous les phénomènes purement électromagnétiques, et donc également pour la lumière, comme une fonction continue de l’espace, alors que l’énergie d’un corps pondérable doit, selon la conception actuelle des physiciens, être décrite comme une somme portant sur les atomes et les électrons. L’énergie d’un corps pondérable ne peut pas être divisée en parties aussi nombreuses et aussi petites qu’on veut, alors que l’énergie d’une radiation lumineuse émise par une source de lumière ponctuelle est, selon la théorie de Maxwell de la lumière (ou selon toute théorie ondulatoire), distribuée de façon continue sur un volume sans cesse croissant18. La théorie ondulatoire de la lumière, qui régnait donc sans partage (en dépit des difficultés expérimentales signalées), se trouve ici prise à partie de façon frontale, avec cette 17. L’hypothèse atomistique était à cette époque loin de faire l’unanimité — Boltzmann la soutenait avec vivacité, quand Planck restait à cet endroit fort dubitatif. Mach ne voulait pas en entendre parler, tandis que Oswald, le chantre de l’« énergétisme », ne s’y rallia que bien plus tard. 18. A. Einstein, « Un point de vue heuristique… », op. cit., p. 39. Naissance d’une problématique, p. 13 audace et ce culot si propres à Einstein. Sur le même style, son introduction du quantum, au titre d’hypothèse « heuristique », a lieu quelques lignes plus loin sans ambages : Selon l’hypothèse ici envisagée, lors de la propagation d’un rayon lumineux émis par une source ponctuelle, l’énergie n’est pas distribuée de façon continue sur des espaces de plus en plus grands, mais est constituée d’un nombre fini de quanta d’énergie localisés en des points de l’espace, chacun se déplaçant sans se diviser et ne pouvant être absorbé ou produit que tout d’un bloc. Première précision, face à ce texte crucial, et due à l’excellence de la publication réalisée par l’équipe Françoise Balibar, Olivier Darrigol et Bruno Jech : Einstein n’emploie pas encore le mot de « quantum » (ou son pluriel quanta) dans le cours de cet article, mais la forme germanisée Lichtquantum, « quantum de lumière », ou aussi bien « photon ». Car l’audace du jeune chercheur ne va pas sans une égale prudence : aussi nécessaire que lui parût l’introduction de ce quantum en physique (autrement dit : pas uniquement comme un artefact du calcul de probabilités), il était autant que Planck au fait des contradictions que cela entraînait, non seulement au niveau de la consistance globale de la théorie physique, mais aussi au niveau expérimental où la théorie ondulatoire de la lumière — qui excluait tout « photon » — expliquait remarquablement nombre de phénomènes (entre autres les phénomènes d’interférences lumineuses, qui resteront les indéboulonnables témoins de sa véracité dans les bagarres à venir). Le texte de 1905 a donc le mérite de poser le problème dans toute sa gravité physique, puisqu’il introduit une véritable discontinuité de l’énergie et que, plus encore, il la situe dans le rayonnement lui-même. Einstein n’ignorait certes pas que, ce faisant, il ressuscitait le vieux débat onde/corpuscule sur lequel Newton lui-même n’avait pas trop voulu se prononcer, débat il est vrai largement oublié, ou occulté par les innombrables succès de la théorie électromagnétique de Maxwell, prise à partie dès les premières lignes de l’article. Il importe cependant de bien mesurer à quel point ces quanta eurent du mal à s’établir. Quelques repères relatifs à ces difficultés : en 1913, alors qu’Einstein est déjà depuis plusieurs années une figure de proue en physique et qu’il est question de son élection à la prestigieuse Académie des sciences de Berlin, voici ce que les rapporteurs (Planck, Nernst, Rubens et Warburg) écrivent à son sujet pour soutenir sa candidature : En bref, on peut dire que, parmi les grands problèmes dont la physique moderne abonde, il n’en est guère qu’Einstein n’ait marqué de sa contribution. Il est vrai qu’il a parfois manqué le but lors de ses spéculations, par exemple avec son hypothèse des quanta lumineux ; mais on ne saurait lui en faire le reproche, car il n’est pas possible d’introduire des idées réellement nouvelles, même dans les sciences les plus exactes, sans parfois prendre des risques19. 19 A. Einstein, Œuvres choisies, I, op. cit., p. 38. Phrase sans cesse citée, mais si riche d’information qu’on répugne à la laisser de côté. Naissance d’une problématique, p. 14 Einstein lui-même passa, au sujet des quanta, de la détermination la plus franche au doute, et même parfois au sarcasme. Dans une lettre à Laub du 4 novembre 1910, il écrit : « J’ai en ce moment de sérieux espoirs de résoudre le problème du rayonnement, et cela sans les quanta de lumière20 ». Le scepticisme se creuse encore en 1911. Il parle à Lorentz de « la maladie du h (die h-Krankheit) qui est partout, sans que nous y puissions quoi que ce soit ». Le 20 mai 1912, il écrit à son ami Zangger : « Plus la théorie des quanta remporte de succès, plus elle a l’air bête. Les non physiciens se moqueraient bien s’ils pouvaient suivre une évolution aussi bizarre !21 » En fait, ce n’est pas lui qui va installer définitivement l’existence du quantum élémentaire d’action dans la physique en train de s’élaborer dans une grande effervescence. Il reste certes à l’affût, au courant comme personne du caractère indispensable de ces fichus quanta qui en effet se glissent un peu partout pour résoudre les impasses rencontrées par les physiciens, soulevant à l’occasion plus de problèmes qu’ils n’en résolvent, mais on le sent près d’une forme de découragement à l’égard du quantum, alors même qu’il avance à pas de géant vers la relativité générale. D’hypothèse incontrôlable, l’existence de l’atome devenait par ailleurs un instrument de travail indispensable au cours de ces mêmes années du début du siècle. L’anglais Rutherford donna le premier une représentation de l’atome à même de rendre compte de certains phénomènes (spécialement ceux relatifs à la radio-activité découverte peu de temps avant par Becquerel, et déjà étudiée par les Curie), et qui n’apparût pas comme physiquement absurde. Travaillant sur ce rayonnement radioactif, il proposa de considérer l’atome comme constitué par un noyau minuscule, très lourd, entourés d’électrons tournant autour de lui sur le modèle des planètes autour du soleil (quoique selon des orbites circulaires). Rutherford ne s’était risqué à publier cette conception qu’après avoir soigneusement établi son accord avec nombre de données expérimentales, qu’elle permettait de prévoir avec une grande précision mathématique. Sauf que, entre autres défauts, elle en affichait un vraiment gravissime : en appliquant les équations du mouvement à l’électron en train de tourner autour de son noyau, on le voyait s’effondrer immanquablement sur ce noyau puisque, du fait de son mouvement circulaire (uniformément accéléré), la théorie de Maxwell lui prescrivait de rayonner, donc de perdre continûment de l’énergie, donc de voir son mouvement se ralentir jusqu’à « tomber » par gravitation sur le noyau. Vu ce que l’on pouvait savoir de la rapidité des mouvements en jeu, l’atome de Rutherford n’aurait pas dû faire long feu. Or les atomes, s’ils existaient, devaient être conçus comme perdurant dans le temps, spécialement les atomes radioactifs qui étaient au centre de ces études. Il y avait donc du bon dans cet atome de Rutherford, mais à l’évidence 20. C’est lui qui souligne. Huit mois auparavant, il écrivait au même Laub : « La théorie des quanta ne fait pas de doute pour moi. » Cf. Œuvres choisies, op. cit., p. 114. 21. Ibid., p. 130. Naissance d’une problématique, p. 15 quelque chose ne marchait pas, et chacun pouvait soupçonner sans grand risque les quanta. C’est ici que Niels Bohr (1885-1962) entre en scène. Il n’y entre pas seul. Depuis les années 1860, sans rien savoir des mécanismes physiques sous-jacents, on connaissait bien les spectres lumineux de certains éléments. A l’aide d’un spectrographe, capable d’enregistrer toute longueur d’onde, on observait que chaque élément émettait des radiations caractéristiques, une série de raies lumineuses très constantes, une sorte de « signature » électromagnétique faite de fréquences très précisément chiffrées. Les physiciens restaient plus que perplexes devant ces raies et leurs chiffres de fréquences associés qui s’avéraient aussi stables dans leurs vérifications expérimentales qu’opaques dans les relations qu’il fallait bien supposer entre eux, vu leur parfaite régularité. Ainsi vit-on se mettre en place un nouveau jeu, que la plupart des grands scientifiques snobaient : la numérologie spectrale, dans laquelle on cherchait des relations mathématiques simples entre les valeurs observées, sans plus de question sur la réalité physique qui réglait ce phénomène. Un obscur maître d’école suisse, devenu sur le tard Privatdozen à l’Université de Bâle, Johann Jakob Balmer (1825-1898), grand amateur de récréations mathématiques, tomba un jour sur quelques-uns de ces chiffres, et se mit en tête de trouver une formule rendant compte des relations numériques entre eux. Il devina (nul ne sait comment) que ces nombres se rangeaient selon une échelle obtenue en soustrayant à un certaine fraction d’un nombre b de départ les valeurs b/9, b/16, b/25, b/36, etc., soit des fractions de cette valeur dont les dénominateurs n’étaient autres que la série des carrés des entiers naturels : 3, 4, 5, 6, etc. Chose à peine croyable, Balmer parvint à son résultat avec seulement quatre fréquences spectrales mesurées par Ångström22. Il publia, aux alentours de 1885, à plus de soixante ans, un article qui n’eut aucun écho. Confiant ses résultats à un ami physicien de l’Université, celui-ci lui fournit les chiffres de douze autres fréquences observées, qui s’alignèrent d’un trait sur la formule déjà trouvée. Balmer publia par la suite un second article dans lequel il affirmait que « l’accord entre [sa] formule et [les données expérimentales] doit être tenu pour hautement surprenant23 ». A nouveau, pendant près de trente ans, personne ne se soucia de cette formule qui permettait de prévoir avec une précision inouïe les fréquences spectrales qu’enregistraient un peu partout désormais les spectrographes. Il est vrai qu’elle avait l’air de jouer loin de la cour des grands, et ne pouvait passer que pour une bizarrerie puisque nul n’avait la moindre idée sur ce qu’elle pouvait physiquement signifier. Elle gardait des allures d’amusement mathématique, perdue aux confins de la physique. La façon dont Bohr buta sur cette loi importe ici, non pour introduire l’anecdotique dans l’histoire des sciences (qui doute qu’il y fasse défaut ?), mais pour se faire progressivement à 22. Soit les valeurs de fréquences (exprimées ici en nanomètres) : 656,21 ; 486,074 ; 434,01 ; 410,12. 23. Abraham Pais, Niels Bohr’s Times, Oxford University Press, New York, 191, p. 143. Naissance d’une problématique, p. 16 l’idée de la posture de l’inventeur, car son invention en porte bien souvent la marque, au point parfois de n’être pas lisible sans le secours de cette marque vite effacée, étouffée par le succès. Vraisemblablement, Bohr avait dû rencontrer cette étrange formule de Balmer bien avant d’avoir l’idée de s’en servir, ne serait-ce que parce qu’on la retrouve dans le manuel de l’un de ses professeurs à Copenhague, Christiansen. Quoiqu’il en soit, dans le vif de ses recherches autour de l’atome de Rutherford, au tout début de l’année 1913, Bohr ne pense pas à cette formule. Enfin… Il signale qu’il n’y pense pas, ce qui n’est déjà pas la même chose. En Janvier, il écrit à Rutherford : « Je ne m’occupe pas du tout de la question du calcul des fréquences correspondant aux lignes du spectre visible. » Le 7 février, dans une lettre à un ami sur ses travaux en cours, on ne rencontre aucune mention du spectre 24. Mais le 6 mars 1913, il termine un article (qu’il envoie illico à Rutherford) dans lequel il montre qu’il a parfaitement intégré les « échelles de Balmer » dans sa toute nouvelle conception de l’atome. Contrairement à Planck ou Einstein, le point de départ de Bohr n’avait rien de statistique. Il ne se proposait pas d’étudier des populations énormes d’atomes ou de molécules ; il voulait au contraire, à l’instar de Rutherford, construire la représentation d’un atome, le plus simple, celui d’hydrogène, de sorte que cette représentation fût en mesure de prendre en compte le plus grand nombre de phénomènes répertoriés à ce niveau. Sa démarche était donc d’emblée plutôt classique, au sens du moins où il entendait positionner les unes relativement aux autres des entités qui perdurassent au moins un certain temps, fussent identiques à elles-mêmes, et répondissent autant que faire se pouvait aux réquisits de la mécanique classique et de l’électromagnétisme de Maxwell. En laissant de côté la statistique et ses énigmatiques probabilités, et en allant chercher la mécanique sur son terrain des relations causales, il allait, avec plus de force que tous les autres jusqu’à présent, lui porter un coup décisif. Que fallait-il donc pour lire, en physicien, les résultats de Balmer ? Une audace plus grande encore que celle d’Einstein en 1905. On a entrevu que, du point de vue classique présent dans les équations de Maxwell, l’électron de Rutherford tournant sur n’importe quelle orbite devait fatalement tomber sur le noyau. Bohr décida d’éviter cette catastrophe par un postulat qui se contentait, sans la moindre preuve expérimentale, de prendre le contrepied de tout le savoir disponible sur les radiations et les mouvements associés : il déclara, sans autre forme de procès, que l’orbite de base autour du noyau est stable. Point. Puisque les électrons ne cessaient pas de ne pas s’effondrer sur leurs noyaux comme le leur enjoignaient pourtant les 24. Lorsqu’on le questionna, au décours des années cinquante, sur son attitude à ce moment-là, il répondit, dans la note poétique qu’il savait souvent faire sienne : « On pensait alors que les spectres étaient des choses merveilleuses, mais il n’y avait pas moyen de progresser avec eux. C’était comme une aile de papillon, avec ses régularités, les couleurs et tout le reste, mais personne n’aurait pensé qu’on eût pu construire les bases de la biologie à partir des couleurs d’une aile de papillon. » A. Pais, Niels Bohr’s Times, op. cit., p. 142. Naissance d’une problématique, p. 17 équations de Maxwell, eh bien c’est qu’ils tournaient sans perdre de l’énergie, donc sans émettre de radiation. Tant pis pour Maxwell. Une fois prononcé un ukase de cet ordre, les écarts de fréquence découverts par Balmer prenaient possiblement leur sens physique, que Bohr se dépêcha de rajouter à celui qu’il avait déjà eu le culot d’affirmer : non seulement les orbites des électrons sont stables, mais les rayons de ces orbites ne peuvent varier continûment. Seules certaines orbites sont permises ; toutes les autres sont interdites, ou impossibles. A ce prix, les progressions numériques découvertes par Balmer vinrent s’ajuster d’un seul coup à ces orbites stables25, calées sur des rails dont elles ne pouvaient bouger, du moins dans la mesure où Bohr le leur avait prescrit — car elles aussi s’étageaient selon les carrés des entiers naturels : à l’orbite « de base 26 », s’agrégeait désormais d’autres d’orbites supérieures, chacune parcourue par un électron27, et séparée quantiquement des autres orbites. Les spectres lumineux s’avéraient n’être plus qu’une conséquence d’un agencement différent de la population d’électrons tournant chacun sur une orbite bien définie autour du noyau de l’atome singularisant chaque élément de la table de Mendeleïev. A cette batterie axiomatique renversante, Bohr accrocha d’emblée des considérations physiques qui illustraient l’étendue de son intuition : il émit l’hypothèse selon laquelle lorsqu’un électron « saute » (quantiquement, bien sûr) d’une orbite supérieure à une inférieure, l’atome émet un photon, et dans le sens contraire il en avale un. L’intuition d’Einstein dans son article de 1905 sur les photons, les « quanta de lumière », n’était plus désormais une vue de l’esprit et s’intégrait à un décor complexe, avec une place bien à elle. Les raies spectrales voyaient leur discrétion expliquée désormais par le comportement hautement « quantique » de l’atome pour autant que ce n’était qu’à travers les « sauts » d’un électron d’une orbite à l’autre que cet atome était conçu comme émettant ou absorbant des radiations. Le problème posé par Planck près de quinze ans auparavant commençait à trouver sa résolution, mais à quel prix ! On ne peut guère, cependant, se contenter ici de l’« audace » de Bohr pour comprendre ce qui se passa. Car sa conception lui permit aussi des calculs qu’on n’aurait jamais cru possibles avant, et il faut essayer de suivre son raisonnement si l’on veut un tant soit peu en 25. En fonction, bien sûr, d’un grand nombre de considérations techniques qu’il serait trop long d’envisager ici. Qu’on n’oublie cependant pas qu’une des plus célèbres formules trouvées par Planck permettait de passer de la fréquence à l’énergie, en multipliant la première par la constante h. De sorte que Bohr pouvait inférer en toute tranquillité désormais des fréquences et de leurs merveilleuses propriétés balmériennes, à l’existence de différents niveaux d’énergie, chacun qualifiant une orbite déterminée. 26. Correspondant à la fréquence de base dont Balmer s’était servie dans ses calculs. Il avait tablé sur une valeur de 3,29163x1015, ramenée aujourd’hui, après moultes vérifications expérimentales, à 3,28984186x1015, soit une précision confondante ! 27. Quoique le principe d’exclusion de Pauli selon lequel il n’y a jamais qu’un seul électron par orbite fût encore à venir à cette époque. Naissance d’une problématique, p. 18 saisir à la fois les soubassements épistémologiques, et ce qui emporta l’adhésion de ses collègues, fort attachés, et non sans raison, à l’électromagnétisme de Maxwell. L’énergie de l’électron était désormais quantifiée, ce qui voulait dire qu’elle répondait à des valeurs quantiques, des valeurs discrètes. Comment rendre compte d’une hypothèse aussi farfelue, vue que l’énergie variant en fonction de la fréquence, et les fréquences pouvant — au moins en principe — varier continûment, l’énergie est d’abord supposée faire de même ? Pas moyen d’éviter ici l’introduction du quantum d’action, du h de Planck. Bohr n’ignorait pas qu’il lui fallait établir un rapport fixe et précis entre l’énergie cinétique de l’électron (sa « quantité de mouvement »), et sa fréquence de rotation (le nombre de tours qu’il effectue autour du noyau), puisqu’en affirmant que l’électron ne s’effondrait jamais sur son noyau, il avait du même pas affirmé que son énergie cinétique ne pouvait tomber en dessous d’un minimum correspondant à l’orbite « de base ». Mais en même temps, de façon parfaitement classique (ce double registre est caractéristique de sa démarche, on y reviendra), il tabla sur un autre raisonnement : puisque l’électron, donc, ne s’effondrait plus sur son noyau, c’est qu’en lui la force centripète et la force centrifuge s’équivalaient, ce qui autorisait à des calculs classiques, possibles dès lors qu’on était en possession de sa masse, de sa charge électrique et de celle du noyau autour duquel il gravitait (c’était le cas). Or, voilà qu’au terme de ces calculs, Bohr s’avérait en mesure de chiffrer l’orbite de base (le niveau d’énergie minimum en deçà duquel un électron ne peut descendre), et il obtint un chiffre qui renvoyait à une fréquence de 3,1x1015, très proche du nombre que Balmer, en toute innocence physique, lui, avait trouvé pour la valeur dont les différentes fréquences spectrales étaient dérivées ! Cette rencontre imprévue forçait l’admiration28. Ce résultat fut le plus important que Bohr obtint dans sa vie de savant. Comme le note A. Pais dans sa biographie : « Il représente un triomphe sur la logique29 », dans la mesure où il fut obtenu en prenant le contre-pied exact de ce qui soutenait la rationalité scientifique dans ce champ. Sur sa lancée, Bohr enregistra deux autres succès numériques qui devaient l’installer définitivement au centre de l’arène physicienne. Il calcula le rayon de l’orbite de base de l’atome d’hydrogène, qui s’avéra en accord avec ce que l’on connaissait des dimensions atomiques, mais surtout il y eut l’affaire Pickering. Ce dernier avait découvert, en observant des étoiles en 1896, des lignes spectrales qu’il attribuait à l’hydrogène, et qui ne cadraient pas avec la formule de Balmer, lignes qu’un anglais, Alfred Fowler, redécouvrit un peu plus tard en laboratoire. Bohr, fort de ses calculs, fit remarquer qu’il n’y avait plus de bizarrerie si, au lieu de les attribuer à l’hydrogène, on les attribuait à l’hélium. Ce à quoi Fowler objecta aussitôt : au lieu du chiffre 4 28. Arnold Sommerfeld, archétype du professeur d’université allemand, lui écrit très rapidement : « Bien que je reste pour l’instant un peu sceptique au sujet des modèles atomiques, votre calcul de la constante de Balmer est néanmoins une grande réussite. » A. Pais, Niels Bohr’s Times, op. cit., p. 154. 29. Ibid., p. 148. Naissance d’une problématique, p. 19 que Bohr proposait30 pour adapter sa formule aux observations, il fallait, toujours en fonction de la formule de Balmer, prendre en compte un facteur 4,0016. Sur quoi Bohr fit savoir que, la masse du noyau étant énormément plus lourde que celle de l’électron, il n’avait pas pris le soin jusque là de distinguer finement entre celle du noyau d’hydrogène et celle du noyau d’hélium. Or, puisque les noyaux devaient présenter autant de protons que d’électrons (pour des raison d’équilibre des charges électriques), et que l’hélium avait deux électrons alors que l’hydrogène n’en possédait qu’un, les masses de leurs noyaux devaient en conséquence varier légèrement. Affinant ainsi ses calculs, il obtint la valeur 4,00163 — un chiffre de plus que ceux réclamés par Fowler, nouveau résultat devant lequel l’ensemble de la société physicienne mondiale s’inclina respectueusement. A partir de là, les preuves expérimentales corroborant la validité de cette conception vont presque pleuvoir. Le quantum d’action est bel et bien entré en scène, et personne ne pouvait plus guère douter de son existence31, même si la plupart, à commencer par ses inventeurs — Planck, Einstein, Bohr — ne savaient pas toujours bien quoi en faire, ni comment l’intégrer dans cette physique classique et maxwellienne que ni eux ni personne ne songeaient à mettre à la poubelle. Autre conséquence de taille : les derniers opposants à une conception atomistique de la matière rendirent les armes face aux résultats que Bohr obtenait avec sa représentation de l’atome d’hydrogène. Une série de noms, que les prix Nobel vont rendre prestigieux, émergent rapidement dans cette épopée de la physique théorique au cours de ces années folles. A. Sommerfeld va d’emblée introduire des considérations relativistes dans la physique quantique de l’atome de Bohr ; Louis de Broglie, se saisissant de la dualité onde/corpuscule, crée de toutes pièces la « mécanique ondulatoire », associant une onde à toute particule en mouvement. Le savoir physicien se complexifie vertigineusement : d’un côté, les résultats expérimentaux abondent, de tout nouveaux champs de recherches s’ouvrent victorieusement, mais les nuées s’amoncellent encore plus vite. Bohr est devenu, du fait de ses résultats, mais aussi de sa personnalité et de son charisme, un chef de file, et dans sa ville natale, il a fondé dès le début des années vingt un « Institut de recherche » dans lequel la très jeune élite internationale de la physique défile pour discuter à perte de vue de l’agencement d’une réalité atomique échappant à toute enquête directe. 30. En accord avec ses hypothèses quantiques puisque, le nombre atomique (Z) de l’hélium étant 2, (Z = 1 pour l’hydrogène), et la valeur de R incluant le carré du nombre atomique Z, il convenait, dans le cas de l’hélium, de faire intervenir pour Z2 la valeur 4 (soit 22), et non la valeur 1 (12). 31. Il faut bien sûr faire aussi la part des inerties individuelles. Lord Rayleigh, par exemple, grand nom de la physique anglaise d’avant la première guerre (il avait alors plus de soixante dix ans), répondit ainsi lorsqu’on lui demanda ce qu’il pensait de la découverte de Bohr : « J’ai regardé ça, mais j’ai vu que ça ne pouvait pas m’être utile. Je ne dis pas que des découvertes ne puissent être faites de cette façon. Très vraisemblablement, il y en aura. Mais ça ne me convient pas. » Les plus obstinés y allaient plus carrément : « Tout ça est stupide, et une bien piètre excuse face au fait qu’on ne sait pas ce qui se passe. » A. Pais, Niels Bohr’s Times, op. cit., p. 153 et 155. Naissance d’une problématique, p. 20 Attelés à suivre une certaine ligne de partage des eaux dans cette émergence de l’objet quantique, on laissera ici dans l’ombre la plus grande part de ces débats, passionnants certes, mais dont l’intelligence écarterait trop de l’axe de cette recherche. Il faut ici se résoudre à enjamber tout un treillis d’hypothèses, de raisonnements et d’expériences qui constituèrent la chair vivante de cette saga, pour mieux accentuer le deuxième temps fort de l’installation des quanta, au cours duquel s’élabora la « mécanique quantique » proprement dite. L’atome de Bohr connut en effet très vite une vie difficile, d’à peine dix ans. Face à la multiplication des désaccords expérimentaux, mais plus encore conceptuels, Bohr lui-même participait activement à sa chute. Dès le début des années vingt, les modifications qu’il fallait régulièrement apporter à cet atome sentaient trop le bricolage pour qu’on pût lui accorder beaucoup d’avenir. C’est alors qu’au tournant des années 1925 la dualité onde/corpuscule — qui composait, depuis le lumineux article d’Einstein en 1905, une grande part de l’arrière-fond des débats —, revint sur le devant de la scène avec une clarté qu’on n’aurait jamais imaginée jusque là. La mécanique ondulatoire de Louis de Broglie n’était assurément pas étrangère à l’affaire, mais elle n’était qu’une pièce dans un puzzle où seules de nouvelles perspectives étaient en mesure de disposer autrement des données par trop enchevêtrées. Naissance d’une problématique, p. 21 2. Où l’objet perd son individualité Cette partie de l’histoire se prête mieux au récit que le fouillis serré des obstacles expérimentaux rencontrés par la mise en application du quantum d’action autour des années vingt. Elle possède en effet deux héros bien distincts, chacun héraut lui-même d’une conception diamétralement opposée à l’autre, quand toutes deux prétendent rendre compte du même champ expérimental. Côté corpuscule, le très jeune Werner Heisenberg 32 va fonder la « mécanique quantique » et atteindre son déconcertant « principe d’incertitude », tandis que côté onde, son aîné d’à peine quatorze ans, Erwin Schrödinger, formule une équation d’onde qui semble remettre le monde quantique aux horloges de la rationalité ondulatoire. Reste à s’approcher, non du détail de ces inventions très sophistiquées, mais suffisamment près tout de même pour qu’on puisse percevoir en quoi elles placent l’objet qu’elles visent — chacune à sa manière — dans un affrontement sans précédent dans l’intelligence physicienne des phénomènes. Le climat dans lequel Heisenberg effectue sa première « trouée » vaut d’être mis en scène, à défaut de quoi on risquerait d’imaginer un peu vite le savant avançant fièrement dans la lumière progressive de sa découverte, et l’on raterait ainsi le mouvement même ici visé. Heisenberg lui-même, très porté sur les courses en montagne, en a donné tardivement une description haute en couleurs : Quand vous faites de la montagne, quelquefois vous voulez monter sur un sommet, mais il y a du brouillard partout ; vous avez bien une carte et d’autre genre d’informations vous disant où aller, et pourtant vous êtes complètement perdu. Et puis tout d’un coup vous voyez, vaguement, toujours dans le brouillard, pendant un instant, des choses, et vous vous dites : « Oh ! c’est le rocher que je cherchais ». Et au moment même où vous le voyez, le paysage change complètement, parce que même si vous ne savez pas si vous pourrez monter sur ce rocher, pendant un moment vous vous dites quand même : « Maintenant, je sais où je suis ; il faut que je me rapproche de là, et alors je trouverai certainement mon chemin ». Tant que je peux voir quelques détails, alors je me dis OK, je peux encore avancer d’une quinzaine de mètres, ou d’une centaine et peut-être même un kilomètre, et pourtant je ne sais pas si je suis sur le bon chemin ou complètement hors de la piste33. Qu’est-ce Heisenberg devine dans le brouillard, dans le courant du mois de juin 1925, alors qu’après des échanges verbaux épuisants avec Bohr, il est l’objet d’une grosse attaque de 32. Né en 1901, il a vingt-trois ans lorsqu’il arrive à Copenhague en 1924 pour un premier séjour de six mois à l’Institut. Il a déjà signé une douzaine d’articles de physique quantique, certains avec Sommerfeld et Max Born. A peine arrivé, il apprend le danois pour à la fois donner des cours de physique dans cette langue, et discuter pleinement avec Bohr. La relation de parole entre eux deux sera d’une particulière intensité. On peut savoir le prix qu’Heisenberg attachait à ses échanges en lisant l’étonnant « Manuscrit de 1942 » (Paris, Le Seuil, 1998, traduction Catherine Chevalley), alors qu’en raison de la guerre, il ne pouvait plus rien échanger avec son grand ami danois. 33. Interview du 25 février 1963, cité dans A. Pais, Niels Bohr’s Times, op. cit., p. 276. On trouvera un récit presque équivalent dans W. Heisenberg, La partie et le tout, Paris, Albin Michel, 1972, pp. 88-89. Naissance d’une problématique, p. 22 rhume des foins qui le décide à se réfugier dans une île de la mer du Nord pour y prendre quelque repos ? Il y part avec, sous le bras, des listes impressionnantes de chiffres qui, triturées de la bonne façon, vont déchirer furtivement les nuées. Au cours de ses longues discussions avec Bohr, Heisenberg en était venu à douter des représentations que le savant danois inlassablement construisait pour comprendre les phénomènes atomiques. Entre autre l’orbite de l’électron. Il semblait naturel que l’électron ne pût que tourner autour du noyau, et que donc il possédât une orbite. Mais il fallait désespérer de jamais observer cette dernière, pas plus que l’objet qui supposément la parcourait. A quoi bon, dès lors, spéculer à leur sujet ? Sensible à la démarche de Einstein qui, sans plus d’attentions pour l’éther de Lorentz, s’était uniquement attaché aux valeurs observables pour fonder la relativité restreinte (constance de la vitesse de la lumière, impossibilité de maintenir en toute circonstance le concept de simultanéité, etc), Heisenberg tint alors le raisonnement suivant : les seules choses certaines et répétitives que l’on ait sous la main sont, encore une fois, les chiffres des spectres lumineux des différents éléments. Selon l’interprétation quantique, l’atome n’émet ces fréquences que lorsqu’un électron « saute », quoi que ce soit que ceci veuille dire. Donc étudions ces chiffres qui sont tout ce qu’il nous est donné d’« observer » du comportement de l’atome, en sachant qu’ils représentent à la fois des fréquences (un certain nombre de vibrations par seconde), et des amplitudes (plus ou moins d’intensité dans les variations sinusoïdales). Banesh Hoffmann suggère, dans son ouvrage L’étrange histoire des quanta, un bon modèle pour comprendre un peu le raisonnement de Heisenberg face à cette situation. On connaît genre de tableau routier dans lequel se trouvent affichées les distances kilométriques entre différentes villes. Chaque case contient, non une valeur absolue, mais une distance entre les deux villes qu’elle relie, chiffre lisible selon deux axes perpendiculaires. Ces tables apparaissent donc sous la forme de carrés, ou parfois, par souci d’économie puisque le résultat est le même (comme par exemple sur les tickets d’autoroute), sous la forme d’un triangle puisque le carré ne fait jamais que déplier symétriquement un même triangle. Soit donc un exemple élémentaire, pour fixer les idées : Villes Paris Tours Bordeaux Paris 0 200 500 Tours 200 0 300 Bordeaux 500 300 0 Heisenberg sait avoir affaire à des chiffres qu’il ne peut lire linéairement puisqu’ils sont supposés représenter, non des valeurs simples, mais des écarts, comme l’indique la formule de Naissance d’une problématique, p. 23 Balmer (b/4-b/9 ; b/4-b/16 ; b/4-b/25, etc.) ; il lui faut donc construire des « tables carrées », et dès lors il s’y emploie, systématiquement, sans se poser trop de questions sur chaque temps de sa démarche, en répartissant les valeurs en sa possession selon deux axes, qui correspondent chacun à différents niveaux de fréquences, et inscrit à chaque croisement des valeurs d’amplitude. Les données en provenance des spectres lumineux s’étalaient maintenant en longues séries de tables où les fréquences (ordonnées horizontales et verticales) classaient des amplitudes, telle table donnant telle série d’amplitude, telle autre une autre, etc. Or il fallait toujours être capable de multiplier l’une par l’autre chacune des valeurs de ces tables, sans que cela mit en péril le principe de conservation de l’énergie. Là était la pierre de touche de l’entreprise. Dans la mesure où la chose n’a d’intérêt qu’à partir du moment où elle autorise des calculs, il faut comprendre maintenant le type de raisonnement dans lequel s’engage Heisenberg dans son île d’Heligoland, au cours d’une nuit très intense où il ne parvient pas à trouver le sommeil34. Pour ce faire, on se donnera dans ce qui suit deux tels nombres p et q, représenté chacun par leurs tables de valeurs, réduites par souci de simplicité à des nombres simples auxquels il convient de ne donner aucune signification particulière (ils ne sont là que pour faciliter le calcul). Soit donc : p Rang I II etc. I 2 4 … II 6 8 … etc. … … … q Rang I II etc. I 1 3 … II 5 7 … etc. … … … Dans la première, p, le chiffre 2 représente l’amplitude appartenant à la seule première rangée (ici notée : (I, I)), tandis que le chiffre 4 représente l’amplitude caractérisant un saut du 34 . « Lorsque le calcul des premiers termes confirma effectivement la loi de conservation de l’énergie, cela me mit dans un état d’excitation assez intense ; il s’ensuivit que, au cours des calculs suivants, je fis sans cesse des erreurs de calcul. Ce ne fut que vers trois heures du matin que le résultat complet se trouva enfin devant moi. […] Au premier moment, cela me remplit d’une profonde angoisse. [.] J’étais si excité qu’il ne pouvait être question de dormir. Je quittai donc la maison, alors que l’aube commençait à poindre, et je me rendis à la pointe sud du haut pays, là où un rocher solitaire en forme de tour, faisant saillie en direction de la mer, avait éveillé en moi depuis longtemps l’envie d’une escalade. Je parvins à son sommet sans difficulté majeure, et j’y attendis le lever du soleil ». W. Heisenberg, La partie et le tout, op. cit., p. 92-93. Naissance d’une problématique, p. 24 niveau (I, I) au niveau (I, II) : horizontalement, les chiffres (en gras) sont toujours à entendre comme indiquant la valeur d’un saut qui, partant de (I, I), atteint le niveau (I, II), ou (I, III), ou (I, IV), etc. A l’inverse, sur l’axe vertical, le chiffres renvoient aux valeurs de saut de (II, I) à (I, I), de (III, I) à (I, I), puis de (IV, I) à (I, I), etc. On peut déjà noter une chose, curieuse au regard de notre carte routière dans laquelle la distance d’une ville A à une ville B est égale à la distance de B à A. Ici, le passage en p de l’état (I, I) à l’état (I, II) vaut 4, alors que le passage de l’état (II, I) à l’état (I, I) vaut 6. Mais comme on ne sait rien de ce que cela signifie, on se contente de noter. Le problème suivant consiste à multiplier p par q. Comment opérer ? Le 6 du premier tableau qualifie donc un saut de la rangée (II, I) à la rangée (I, I) (puisqu’il est dans l’axe vertical), et le 3 du second tableau indique un saut de la rangée (I, I) à la rangée (I, II) (puisqu’il est dans l’axe horizontal). 6x3 = 18, comme toujours, mais où ranger ce 18 ? Puisqu’il renvoie d’abord à un saut de (II, I) à (I, I) (soit 6), puis de (I, I) à (I, II) (soit 3), il faut le ranger dans notre nouvelle grille pxq au croisement de (II, II), puisqu’il équivaut à un aller-retour de (II, II) à (II, II) en passant par (I, II). Mais il y a d’autres manières d’arriver à ce croisement : on peut « sauter » de (II, II) à (II, II) (on n’oublie pas que « sauter » ne veut plus ici rien dire, Heisenberg s’ingénie à ne faire que des calculs), ce qui équivaut à 8x7 = 56. Donc dans la case (II, II) de la grille pxq, la valeur à inscrire est égale à 18+56 = 74. Pour la seconde case de la première rangée horizontale (I, II) du produit pxq, nous aurons pour un produit p (I, I) x q (I, II) la valeur 3x2 = 6, mais il faudra aussi compter avec la possibilité d’un « saut » de (II, II) à (I, II), soit 4x7 = 28, donc un résultat de 6+28 = 34. Ainsi aboutit-on aux résultats suivants : pxq Rang I II etc. I 22 34 … II 46 74 … etc. … … … Vérifions maintenant, juste pour voir, si nous avons bien les mêmes résultats en opérant dans l’autre sens, autrement dit en effectuant les mêmes produits à la commutativité près, soit le produit qxp au lieu du produit pxq. Pour l’addition comme pour la multiplication, la commutativité est une des lois fondamentales : l’ordre des facteurs ne change rien au résultat (contrairement à la soustraction ou à la division). Qu’allons-nous donc écrire dans la case (I, I) ? Comme précédemment, nous compterons le « saut » de (I, I) à (I, I), soit (2x1 = 2), puis le saut de (I, II) à (II, I) (3x6), soit un total de 18+2 = 20. Or la fois précédente, lors du calcul pxq, nous avions obtenu à cet endroit 22, en appliquant exactement la même règle opératoire. De même pour la case à droite de celle-ci qui valait 34 pour le produit pxq ; dans le cas de qxp, on Naissance d’une problématique, p. 25 obtiendra (1x4) + (3x8), soit 28. Qu’on poursuive l’exercice : il apparaîtra toujours plus clairement que ces produits ne sont jamais commutatifs, et l’on aboutira aux résultats suivants : qxp Rang I II etc. I 20 28 … II 52 84 … etc. … … … Lorsque Heisenberg butta sur ce point, il fut totalement désorienté35 (en quoi il laissait deviner un niveau de connaissances mathématiques pas tout à fait à la hauteur de ses talents de physicien). Il restait cependant persuadé que cette étrangeté devait avoir un sens physique. Ce fut pourtant Max Born (à qui Heisenberg avait tout de suite envoyé son texte en lui demandant son avis pour une éventuelle publication) qui vit clair, aux alentours du 10 juillet 1925 : cette bizarrerie n’était autre qu’une propriété quasi élémentaire du calcul matriciel. Aussitôt trouvé le canevas mathématique sous-jacent, exactement comme pour la formule de Balmer, les résultats pouvaient être considérablement étendus. Born et son assistant Jordan et se dépêchèrent de le faire, mais ce fut un jeune anglais qui allait coiffer tout le monde sur le poteau : Paul Dirac avait réussi à mettre la chose sous une forme mathématique fort élégante, et comme Born et Jordan de leur côté, il avait réussi à chiffrer la valeur pq – qp qui, surprise !, se trouvait équivaloir, à un coefficient près, à la valeur h , autrement dit permettait de 2 retrouver la constante de Planck, dans la formule même qui maintenait cette bizarrerie de calcul dans le sein de la loi de la conservation de l’énergie. Averti du secteur mathématique auquel il avait abordé sans bien le savoir, Heisenberg se mit d’arrache-pied au calcul matriciel, qui devint à la toute jeune mécanique quantique ce que l’espace de Minkowski avait pu être aux premiers pas de la relativité einsteinienne : une indispensable charpente mathématique. Insister de la sorte sur ce temps de la découverte d’Heisenberg n’a ici qu’une fonction : permettre de sentir à quel point on a désormais quitté les intuitions physiciennes d’un Bohr, pour se lancer dans des calculs qui marqueront toujours plus le style quantique encore à venir, et ce d’autant plus que ces calculs vont se révéler d’une précision prédictionnelle jamais atteinte avant eux. En dépit de toutes les difficultés à venir, la mécanique quantique ne cessera plus de s’imposer comme la base des prévisions physiciennes sur l’atome, notamment lorsque débuteront les recherches, si lourdes de conséquences pratiques, sur la nature du noyau. Loin de se sentir chahuté par cette physique qui marchait un peu à l’aveuglette, Bohr fut ravi que son 35. « C’était une situation très désagréable que xy ne soit pas égal à yx… J’étais très insatisfait de cette situation… ça m’ennuyait terriblement. » Interview du 23 janvier 1963. A. Pais, op. cit. p. 277. Naissance d’une problématique, p. 26 jeune ami eût atteint, au travers de ses « brouillards », une telle réussite. Le 27 janvier 1926, il écrivait à Rutherford : « Grâce au dernier travail de Heisenberg, se sont trouvées réalisées d’un seul coup de nombreuses perspectives qui, même si elles ne sont encore qu’à peine entamées, étaient depuis longtemps au centre de nos vœux36. » Toute la ruche quantique était, de fait, en pleine effervescence. A la fin du semestre d’été de 1926, Sommerfeld invita à son séminaire de Munich, non pas un jeune homme, mais un homme encore jeune puisqu’il n’avait alors que 39 ans, Erwin Schrödinger (1887-1961). Ce devait être la première rencontre entre lui et Heisenberg (également invité, natif de Munich, où il avait fait ses études et était passé voir ses parents). Les initiés connaissaient déjà les travaux de Schrödinger sur l’hélium, et dès 1921 il avait émis l’idée d’orbites électroniques pouvant s’interpénétrer, afin d’expliquer un certain nombre de phénomènes obscurs. L’essentiel de son inspiration ne lui venait cependant pas de Bohr ou de l’école de Copenhague, aussi attentif fût-il aux travaux qui en provenait ; par sensibilité37 il se tournait beaucoup plus vers Einstein, et plus encore vers la toute jeune mécanique ondulatoire lancée par Louis de Broglie dans les années 1922-1923. Cette dernière étudiait la possibilité de décrire les phénomènes intra-atomiques comme étant essentiellement composés d’ondes : il s’agissait donc d’une physique du continu, puisqu’il est impossible de forger un concept d’onde qui ne soit pas tel. Donner une idée de ce que fut son approche n’est pas simple, mais s’impose si l’on veut mesurer l’écart avec la méthode Bohr/Heisenberg/Pauli. La suggestion de L. de Broglie consistait d’abord à associer une onde au mouvement d’un corpuscule, l’électron en la circonstance, ce qui amenait à établir une relation simple selon laquelle la fréquence de l’onde est égale au produit de l’énergie du corpuscule par la constante de Planck, formule qui avait l’éclatant mérite de rejoindre les considérations d’Einstein 1905 sur le photon (raison aussi pour laquelle Einstein fut d’emblée si réceptif aux travaux de de Broglie : il avait tout ce qu’il fallait pour les comprendre et les intégrer dans un savoir plus vaste). L’une des idées de Schrödinger fut de considérer pour l’électron un mouvement ondulatoire fermé, ce qui imposait que la trajectoire s’accomplît selon un certain nombre entier d’amplitudes, comme de même une corde rectiligne ne vibre que selon un nombre entier de ventres et de nœuds. Ce simple raisonnement devait amener (au prix de nombreux développements intermédiaires) à considérer des « états stationnaires » du mouvement de l’électron qui correspondaient parfaitement à ceux que Bohr, 36. A. Pais, Niels Bohr’s Times, op. cit., p. 280. 37. En témoignent ces quelques lignes de Schrödinger lui-même : « Ma théorie m’a été inspirée par de Broglie et les remarques brèves, mais très pénétrantes, d’Einstein. Je n’ai pas conscience d’une connexion quelconque avec Heisenberg. Je connaissais bien sûr sa théorie mais elle me faisait fuir et me repoussait à cause de ses méthodes d’algèbre transcendante qui me semblaient très difficiles. » En novembre 1925, il écrivait à Einstein qu’il était totalement absorbé dans l’étude de la mécanique ondulatoire de Louis de Broglie, et concluait : « Tout ce travail n’aurait pu être mené à bien (du moins par moi) si vos articles ne m’avaient convaincu de l’importance des idées de de Broglie ». A. Pais, Niels Bohr’s Times, op. cit., p. 281. Naissance d’une problématique, p. 27 puis Heisenberg, en suivant de tout autres voies, avaient déjà rencontrés. Les électrons ne tournaient pas autour de n’importe quelles orbites parce que, parcourant chacune sinusoïdalement, ils ne pouvaient le faire qu’en un nombre entier d’amplitudes. Une certaine rationalité physique montrait le bout du nez, comme le commenta L. de Broglie, qui pouvait avoir le sentiment de « voir » l’électron parcourir son orbite selon une certaine vibration : Il est incontestable que cette interprétation jette un flot de lumière sur le sens réel des conditions de quanta […]38. Schrödinger se mit donc en tête d’adapter les équations d’onde bien connues de la mécanique classique aux coordonnées très particulières de la situation quantique. En la désignant toujours de la lettre grecque (qui servait déjà à chiffrer ce genre d’équation), il parvint (comment ? l’histoire ici n’est pas bavarde) à trouver une fonction d’onde dont les capacités de calcul et de prédictions expérimentales s’avérèrent d’emblée remarquables. Les arcanes mathématiques mises en jeu restent trop techniques pour faire ici l’objet d’un exposé, même succin, mais une particularité ne peut cependant être laissée de côté : pour des raisons impérieuses, attachées à la technique mathématique mise en œuvre, l’équation de propagation obtenue met nécessairement en jeu des nombres complexes, autrement dit des nombres dont chacun est composé d’un nombre réel et d’un nombre imaginaire (c’est-à-dire un nombre coefficienté par -1 ). Ce détail est crucial. En physique classique, on ne rencontre pas ce genre d’exigence mathématique à cet endroit. Louis de Broglie souligna tout de suite la portée de cet état de choses : En raison de la présence de coefficients imaginaires dans l’équation de propagation même, le caractère complexe [au sens mathématique du terme] de la fonction d’onde s’avère comme essentiel et s’oppose à toute tentative faite pour considérer l’onde de la mécanique ondulatoire comme une réalité physique correspondant aux vibrations de quelque milieu. Le développement de la nouvelle mécanique a conduit à considérer la grandeur comme une simple grandeur intermédiaire dont la connaissance permet de calculer certaines autres grandeurs, réelles celles-là, ayant une signification physique, d’ailleurs d’ordre statistique. […] l’équation de propagation de la mécanique ondulatoire oblige, par sa forme même, à renoncer à une interprétation physique de l’onde associée39. Ainsi, aussi précieuse que pût être la fonction d’onde par les calculs qu’elle autorisait, elle ne pouvait prétendre décrire le comportement physique d’une particule se mouvant dans un milieu donné. L’intelligence qu’elle apportait avec elle sur la « réalité » en jeu dans tout cela restait aussi limitée, au fond, que les obscurs calculs entamés par Heisenberg. Dès son premier article de mécanique ondulatoire de 1926, Schrödinger put cependant montrer que dans le problème tri-dimensionnel présenté par la mécanique ondulatoire de l’électron (dans le cas de 38. Louis de Broglie, La physique nouvelle et les quanta, Paris, Flammarion, 1937, p. 180. 39. Ibid., p. 186. Naissance d’une problématique, p. 28 l’atome d’hydrogène), apparaissaient trois nombres entiers qui correspondaient parfaitement aux trois nombres quantiques n, l et m déjà établis par la théorie quantique de Bohr40, et bien sûr repris dans la mécanique quantique de Heisenberg/Pauli/Dirac. Ces trois nombres présents dans l’équation d’onde permettaient de retrouver ceux de la formule de Balmer, lesquels servaient toujours de pierres de touche pour le succès de ces constructions sophistiquées qui toutes visaient des éléments en eux-mêmes toujours aussi inobservables. Deux voies clairement distinctes se présentaient donc pour rejoindre ces nombres liés aux spectres lumineux : l’une exposée par Pauli dans un article envoyé au Zeitschrift für Physik le 17 janvier 1926, qui développait les principes de calcul entrevus par Heisenberg ; l’autre envisagée par Schrödinger dans un article envoyé le 26 janvier de la même année aux Annalen der Physik, qui mettait en œuvre des calculs plus simples puisque liés à une fonction d’onde, mais débouchant sur les mêmes résultats. Fin janvier 1926, il aurait peut-être fallu accorder un léger avantage à Schrödinger, dans la mesure où sa théorie permettait de calculer certains états non liés de l’électron, mais il n’y avait là rien de bien décisif, rien en tout cas qui fût capable de départager les concurrents dans leur course vers une description probante — et unique ! — des événements atomiques. A Munich, en juillet 1926, Heisenberg objecta d’emblée à Schrödinger qu’avec cette conception ondulatoire, on n’était même plus en posture de comprendre la loi de Planck ! Bien plus ironiquement, du haut de ses vingt-cinq ans, il écrivait à Pauli le 28 juillet 1926 : « Quand on entend [Schrödinger], on se sent rajeunir de vingt-six ans !41 ». Une façon crue de ramener à l’année 1900, autrement dit avant la première apparition des quanta. Mais il avait tort. Schrödinger n’était en rien l’« homme du passé », comme il voulait le croire, et comme une certaine tradition n’a cessé de le maintenir42. Le grand physicien Wilhelm Wien (1864-1928), toujours célèbre du fait de sa « loi du déplacement » que tous employaient dans leurs travaux, répondit agressivement à Heisenberg qu’il comprenait fort bien la peine qu’il pouvait avoir à devoir enterrer sa toute jeune théorie, mais que ça allait en être enfin fini de ces absurdités de « sauts » quantiques « et autres balivernes ». Schrödinger, pour sa part, se montra beaucoup plus prudent (Wien était alors vieux, et même très vieux dans ce milieu, de sorte qu’en dépit de son autorité il n’était plus dans le coup). 40. Le quatrième et dernier nombre quantique, le « spin » (ou mouvement rotatif de l’électron sur lui-même) allait bientôt être découvert (inventé ?), de sorte que le principe d’exclusion de Pauli, affirmant qu’il ne peut jamais y avoir qu’un seul électron par niveau, put alors s’écrire comme impossibilité que deux particules atomiques possédassent les mêmes quatre nombres quantiques. 41. Cité par Michel Bitbol dans son introduction à sa nouvelle traduction de textes de Schrödinger publiés Au seuil en 1992, sous le titre Physique quantique et représentation du monde, Coll. Points Sciences, p. 15. Textes dont on ne saurait trop recommander la lecture. 42. Sur ce point, lire les commentaires de M. Bitbol, au moins dans sa préface déjà citée, ou dans ses autres ouvrages sur le physicien viennois. Naissance d’une problématique, p. 29 Comme il fallait s’y attendre, Bohr invita Schrödinger pour un séjour de travail à Copenhague, au début d’octobre 1926, dans son tout jeune Institut. Les discussions y furent si soutenues qu’au bout d’à peine quelques jours Schrödinger dut prendre le lit avec un bon rhume, chouchouté par Mme Bohr, quoique Niels revînt sans cesse à la charge : « Mais vous comprenez bien que… ». Les deux interprétations s’affrontaient, courtoisement43 certes, mais… très physiquement ! Ces échanges devaient amener Schrödinger à se pencher plus avant sur l’appareil mathématique dont il s’était servi, jusqu’à réussir à faire apparaître, de la façon la plus directement démonstrative possible, que son équation de propagation était équivalente aux équations canoniques de la mécanique quantique amorcées par Heisenberg44. On se trouvait donc, dans le courant de l’année 1927, face à deux systèmes de calculs qui concordaient massivement dans leurs résultats, alors qu’ils mettaient en jeu des conceptions radicalement différentes de la « réalité » sous-jacente. La disparité théorique entre onde et corpuscule en était portée à son comble puisque chacune se voyait désormais pourvue d’un appareillage mathématique extrêmement fin et performant. Commentaire conclusif de L. de Broglie : Ainsi les deux formes de la nouvelle mécanique se trouvent ramenées l’une à l’autre et il n’est plus surprenant qu’elles conduisent aux mêmes résultats dans les problèmes de quantification. La méthode de la mécanique quantique, qui raisonne directement sur les matrices sans passer par l’intermédiaire des fonctions d’onde, est plus compacte et conduit souvent plus rapidement aux résultats cherchés. Mais la méthode de la mécanique ondulatoire, plus adaptée à l’intuition des physiciens et plus conforme à leurs habitudes, paraît d’un abord plus aisé et d’un maniement plus facile45. Après le départ de Schrödinger, les discussions entre Bohr et Heisenberg reprirent de plus belle, au point qu’ils finirent par être assez irrités l’un contre l’autre, leur commun accord contre le visiteur de l’automne ne suffisant pas à les mettre en harmonie sur une quelconque réalité de l’univers quantique. Bohr, convaincu désormais de l’équivalence des calculs quantiques et ondulatoires, était porté à renouveler son attitude de 1913, quand il avait décidé, contre toute raison, que les électrons ne rayonnaient pas bien qu’ils fussent en mouvement 43. Commentaires de Heisenberg (dans A. Pais, Niels Bohr’s Times, op. cit., p. 298-299) : « Les discussions entre Bohr et Schrödinger commencèrent dès la gare de Copenhague, et se poursuivirent chaque jour de tôt le matin jusqu’à tard dans la nuit. Schrödinger résidait dans la maison des Bohr, de sorte qu’il n’y avait pratiquement pas d’interruptions dans leurs conversations. » Un peu plus loin, Schrödinger s‘exclame : « Si toute cette histoire de saut quantique devait vraiment se maintenir, je regretterais beaucoup d’avoir été impliqué dans la théorie quantique ». Réponse immédiate de Bohr : « Mais nous vous sommes extrêmement reconnaissant de l’avoir fait ! Votre mécanique ondulatoire a tant contribué à la clarté et à la simplicité mathématiques qu’elle représente un gigantesque progrès par rapport aux formes antérieures de la mécanique quantique. ». Heisenberg a donné un autre récit de cette dispute, en ré-inventant tardivement une partie des dialogues auxquels il avait lui-même assisté. W. Heisenberg, La partie et le tout, op. cit., pp. 107-111. 44. Pour le détail de cette opération, on peut se reporter à la présentation brève qu’en donne Louis de Broglie dans son ouvrage La physique nouvelle et les quanta, op. cit., au chapitre « Identité de la mécanique quantique et de la mécanique ondulatoire », pp. 212-216. 45. L. de Broglie, op. cit., p. 216. Naissance d’une problématique, p. 30 uniformément accéléré (circulaire) : il soutenait maintenant que l’électron était à la fois et en même temps une onde et un corpuscule. Qu’est-ce que cela voulait dire ?… il n’en savait rien ! Mais puisque les résultats concordaient, eh bien, tant pis, il fallait prendre la chose comme elle venait, même si pour l’instant on n’y comprenait rien. Après tout, pourquoi des mouvements aussi infiniment petits auraient-ils dû correspondre aux critères usuels de notre entendement ? N’était-ce pas plutôt cet entendement qu’il fallait mettre à la question, plutôt que les calculs — dont il y avait désormais pléthore ? Bohr se dirigeait vers l’aspect qu’on pourrait dire « philosophique » de l’interprétation à tirer de la situation engendrée par les deux mécaniques quantiques. Heisenberg, quant à lui, n’appréciait pas cette approche. Il se méfiait, depuis Munich comme on l’a vu, de la méthode Schrödinger qui, certes, retrouvait les quanta, mais s’employait à les ignorer dans leur principe même. Elle aboutissait bien aux mêmes résultats, mais cela n’était en rien la preuve d’une existence de quelque onde que ce soit qui eût contredit l’existence des sauts quantiques (cf. l’argument de L. de Broglie rapporté supra à propos des nombres complexes dans la fonction d’onde). « J’entendais, écrivait Heisenberg, rester toujours du côté de la mécanique quantique, et ne faire aucune concession à quoi que ce soit de Schrödinger qui ne fût pas déjà contenu dans la mécanique quantique46. » Cette fois c’est Bohr qui, épuisé, part en février 1927 pour aller faire du ski en Norvège. Heisenberg, à nouveau, va profiter d’un certain répit dans les échanges pour avancer. Quelques jours suffirent. Le 10 mars, il écrivait à Bohr toujours en Norvège pour lui signaler… qu’il avait envoyé le 23 février à Pauli — selon le même parcours qu’en 1925, quand il avait découvert les premiers balbutiements du calcul matriciel — une lettre de quatorze pages dans laquelle il jetait les bases des relations d’incertitude. Pourquoi cette chicane épistolaire ? Pour ne pas affronter seul la critique dévastatrice de Bohr. Il préférait avoir Pauli à ses côtés, au retour de Bohr. Le 23 mars cependant, Heisenberg envoyait son article au Zeitschrift für Physik, avec la bénédiction de Bohr qui, une nouvelle fois, salua l’exploit dès son retour. A première vue, ces relations d’incertitude se présentaient bien comme une véritable machine de guerre contre la conception ondulatoire. Soit donc, suggère Heisenberg, un électron sur son orbite (on sait que, depuis le début, il n’aime pas beaucoup ce genre de considérations), et cherchons à apprécier à la fois sa vitesse et sa position. Cela suppose des mesures. Pour « voir » cet électron, et donc savoir où il est au temps t, il suffira de se donner un microscope que, bien sûr, la technique du moment ne met pas à disposition de quiconque, mais qu’importe ! il n’est pour l’instant question que d’étudier les conditions de possibilité théorique d’une telle expérimentation. On sait déjà, à cet égard, qu’en microscopie, on peut soumettre l’objet d’étude à des rayonnements d’une fréquence 46. A. Pais, Niels Bohr’s Times, op. cit., p. 303. Naissance d’une problématique, p. 31 nettement plus élevée que celle du spectre visible. Seule contrainte à prendre en compte : que la longue d’onde (la distance entre deux sommets de l’onde) soit inférieure à la dimension de l’objet qu’elle doit « éclairer », donc dans le cas de l’atome d’hydrogène, cobaye obligé de l’époque, inférieure à 10-8 cm. Mais l’on sait aussi que plus la longueur d’onde est petite, plus la fréquence est élevée, et donc (loi de Planck) plus l’énergie de l’onde est grande. En « éclairant » ainsi l’électron que l’on se propose d’observer à l’aide d’une onde extrêmement courte, on peut savoir à l’avance qu’on va le bousculer avec la plus grande brutalité (assez facile à chiffrer, elle), vu la hauteur de la fréquence qu’il faudra utiliser. Voilà qui ne convient en rien à une expérimentation scientifique : savoir à l’avance qu’on va maltraiter l’objet qu’on se propose de mesurer, lui faire subir dans le temps même de l’observation des modifications d’état dues à l’appareil de mesure ! La difficulté est grande mais, après tout, pas insurmontable : il n’y a qu’à calculer la violence du choc qu’on lui imprime, et en tenir compte dans les résultats de l’observation. Bien sûr, cela introduit un certain pourcentage d’approximation, surtout si l’on envisage de connaître — puisque tel est le programme — et sa position (pour cela une seule observation suffira), et sa vitesse (pour cela il faudra deux observations, l’une au temps t, l’autre au temps t + t). Comment savoir où il sera à l’instant t + t, après le choc qu’on lui aura fait subir à l’instant t ? Pas d’autre moyen que d’utiliser une lentille de fort diamètre, puisque le pouvoir séparateur d’un tel instrument dépend directement de sa taille. Mais plus la taille de la lentille sera grande, plus faible sera la chance de distinguer avec précision la direction empruntée par le photon après sa collision avec l’électron (puisqu’une grande lentille fait converger un très important faisceau de rayons sur un seul point). On pensait donc se diriger vers un calcul classique de boules de billard se heurtant l’une l’autre, et voilà qu’on se retrouve dans une impasse optique. En nommant alors p la quantité de mouvement de la particule, et q sa position au temps t, Heisenberg démontra qu’il fallait se résoudre à ce que les indéterminations p et q qui frappaient chacun des ces éléments vissent leur produit pxq être dans tous les cas supérieur à la constante de Planck, ce h qui nous escorte depuis le début de l’histoire des quanta. pxq ≥ h : les relations d’incertitude faisaient leur apparition drapées d’un irréprochable — et très précieux ! — appareillage mathématique. Louis de Broglie a eu l’excellente idée, dans son ouvrage Ondes corpusculaires Mécanique quantique47, de chiffrer cette affaire à travers un exemple simple. Soit un électron d’une masse de 0,9x10-27gr (la masse de l’électron est connue). Pour localiser un tel électron dans un système atomique d’un rayon d’environ 10-8 cm, l’incertitude minimale sur sa vitesse sera, en fonction directe de l’inégalité découverte par Heisenberg, d’au moins 7x108 cm/s, soit, pour prendre des unités un peu plus à notre mesure, environ 7 000 km/s. Ça fait beaucoup. De 47 L. de Broglie, Ondes corpusculaires Mécanique quantique, Paris, Albin Michel, 1945, p. 140. Naissance d’une problématique, p. 32 même, si l’on tient à connaître la vitesse à 105 cm/s près (soit 7 km/s, chose déjà beaucoup plus acceptable), il faudra tolérer une incertitude sur la localisation de l’ordre de 7x10-5 cm, ce qui peut sembler peu (sept dixièmes de micron), mais qui est tout à fait énorme au niveau atomique, qui se situe à trois puissances de dix en dessous, dans un ordre de grandeur de 108 cm. Au niveau atomique, ces relations d’incertitude sont donc plus que sérieuses : elles constituent un obstacle rédhibitoire à toute idée d’une observation directe, quels que soient les progrès de la technique à venir. A l’inverse, si l’on applique ces mêmes relations au monde macroscopique (de Broglie prend l’exemple modeste d’un grain de plomb de 0,1 gramme), et si l’on tient à connaître la position de ce grain à 1 micron près, on pourra, toujours en appliquant les relations d’incertitude, connaître sa vitesse à 10-22 cm/s près, soit une précision bien au-delà de tout ce qu’il est possible de mesurer en termes de vitesse. Donc les relations d’incertitude, décisives au niveau atomique, n’ont aucun impact au niveau macroscopique. A l’automne 1927, du 24 au 29 octobre, tous les protagonistes du débat quantique se retrouvent réunis, une nouvelle fois, lors du cinquième congrès Solvay, à Bruxelles48. Bohr et Einstein y sont en position de têtes de série, avec à leurs côtés Heisenberg, de Broglie, Pauli, Kramers, Planck, Dirac, Schrödinger, Ehrenfest, Lorentz. Plus jamais on ne devait voir un tel aréopage au travail. Les voilà pendant quelques jours réunis dans une même salle, sans public ni étudiants, libérés de toute charge professorale et pédagogique. Pour comble, ils partagent le même hôtel, de sorte que là aussi, comme à l’Institut Bohr, on ne s’arrête pas vraiment lors des repas. Et la tête de turc, désormais, c’est Einstein lui-même, déjà le plus célèbre d’entre tous. Il salue, évidemment, les conquêtes récentes, mais ne peut en rien se résoudre à obtenir des résultats justes sans comprendre un peu ce qui se passe au niveau atomique. Les relations d’incertitude lui font l’effet d’un pis-aller, une étape dans la recherche, dont la fonction première serait de d’indiquer qu’il faut se dépêcher d’aller de l’avant pour connaître la réalité manifestée à travers les quanta. Son attitude complexe s’est trouvée campée dès ses premières réactions face aux succès de la mécanique quantique de Heisenberg, face à ces séries de chiffres qu’il appelle, avec son humour régulier, des « tables de multiplication de sorcier » ; mais les mathématiques n’ayant jamais été sa tasse de thé, il aspire à une physique un peu plus « physicienne ». De sorte que lorsque arrive la mécanique ondulatoire, il s’y sent beaucoup plus à l’aise. A Schrödinger, qui venait de lui écrire : « Votre approbation et celle de Planck valent plus pour moi que celle de la moitié du monde », il répond : « Je suis d’autant plus convaincu que vous avez fait un pas décisif dans votre formulation de la condition quantique que je tiens la voie 48 . Solvay était un riche chimiste belge qui organisait, depuis le début des années dix, des rencontres entre spécialistes de très haut niveau, aux frais de sa fondation à Bruxelles. Entre l’Institut fondé par Bohr à Copenhague dès 1921, capable d’accueillir jusqu’à dix personnes par an, et les congrès Solvay, la petite équipe internationale de physiciens en intense activité dans ces années-là connut des possibilités de rencontres et d’échanges vraiment remarquables. Naissance d’une problématique, p. 33 Heisenberg/Bohr pour la mauvaise piste49 ». Dans une lettre du 4 décembre 1926 à son ami Max Born, il faisait déjà part de ses doutes, et lançait la première version d’un mot voué à une grande célébrité : La mécanique quantique force le respect. Mais une voix intérieure me dit que ce n’est pas encore le nec plus ultra. La théorie nous apporte beaucoup de choses, mais elle nous rapproche à peine du secret du Vieux. De toute façon, je suis convaincu que lui, au moins, ne joue pas aux dès50. Les témoignages concordent sur ce que fut son attitude à Bruxelles. Il écoutait attentivement les différents exposés, et ne disait pas grand chose. Par contre, de retour à l’hôtel, il se montrait le plus accorte des hommes, drôle et chaleureux comme il savait l’être. Mais le même scénario se répétait chaque jour : au petit déjeuner, Einstein arrivait avec l’idée d’une expérience originale, conçue pour mettre décisivement en échec la mécanique quantique. Pauli et Heisenberg, les plus accrochés à cette mécanique, le charriaient gentiment. Seul Bohr, avec sa redoutable obstination, ne disait rien ; sauf qu’au repas du soir, il démolissait entièrement la possibilité d’une telle expérience. Et on recommençait le lendemain, jusqu’à ce qu’Ehrenfest, très vieil et très proche ami d’Einstein au demeurant, ne lui dise un certain matin : « Einstein, j’ai honte pour toi ; car tu argumentes maintenant de la même manière que tes adversaires d’antan contre la théorie de la relativité51. » La dispute, aussi courtoise qu’obstinée, devait semble-t-il culminer dans cet échange : Einstein affirmant une nouvelle fois ce qu’il avait déjà écrit à Born : « Dieu ne joue pas aux dès », à quoi l’inépuisable Bohr devait répondre : « Mais ce n’est pas à nous de prescrire à Dieu ce qu’il doit faire. » Einstein repartit, inébranlablement convaincu de ce qu’il ne suffisait pas de calculer juste pour être un physicien digne de ce nom, et que pour cela il fallait, d’une façon ou d’une autre, savoir ce qui se passait, et donc être en mesure d’en rendre compte, d’en offrir une certaine représentation. Le trio Bohr/Heisenberg/Pauli (mais aussi Born, Dirac, et bientôt beaucoup d’autres) ne partageait en rien ces exigences, qu’il trouvait trop « métaphysiques » : à quoi bon vouloir atteindre une « réalité » quand on sait qu’on ne le pourra pas ? Faut-il indéfiniment conserver les mêmes exigences mentales quand on se propose d’étudier des phénomènes qui, non seulement ne sont plus à notre échelle, mais semblent participer d’une autre rationalité ? 49. A. Pais, Niels Bohr’s Times, op. cit., p. 317. La plupart des échanges verbaux cités ici viennent de ces pages. 50 Albert Einstein-Max Born, Correspondance 1916-1955, Paris, Le Seuil, 1972. Ouvrage bourré d’informations, et dévoilant deux hommes d’une qualité humaine plutôt rare. Un régal de lecture, en même temps qu’une introduction précieuse aux enjeux de toute cette épopée, sans oublier l’esprit de l’époque… 51. W. Heisenberg, La partie et le tout, op. cit., p. 116. II. 1. La complémentarité selon Niels Bohr Si les travaux liés à l’introduction et au succès du quantum d’action regroupèrent dès le départ tout une pléiade de scientifiques dispersés entre un certain nombre de pays, de langues et de cultures, la réflexion sur les modes de pensée qui accompagnèrent le quantum fut véritablement centrée sur la personne de Niels Bohr. C’est lui qu’on va suivre désormais de plus près au long de ce chapitre, pour essayer de capter ce que fut son style si singulier. On a déjà entraperçu en lui l’infatigable contradicteur, le penseur audacieux qui s’attaque de front à l’establishment, le savant attentif à la luxuriance des données expérimentales. Un autre aspect de sa personnalité reste pourtant à envisager, qui a donné lieu à tant et tant de commentaires : celui qu’on appelle, d’un vocable bien inapproprié en la circonstance, Bohr « le philosophe ». Jamais en effet il ne se voulut tel, et sa formation n’en relevait pas. Le mot s’explique cependant en partie par le fait qu’il fut l’un des très rares à questionner de près les conditions épistémologiques au sein desquelles surgissait et se développait la physique quantique. Plutôt que de suivre un déroulement chronologique qui conduirait de l’année de départ (1913) aux années trente, je propose que l’on parte d’un événement de l’année 1923 — la découverte par l’américain Arthur H. Compton (1892-1962) de l’effet qui porte son nom, l’« effet Compton », dans la mesure où il allait lancer Niels Bohr dans une riposte théorique qui devait s’avérer décisive dans ses élaborations « épistémologiques ». II.1.1. LE TOURNANT DE LA THEORIE BKS L’effet Compton s’ajoutait à l’effet photoélectrique pour attester l’existence des quanta de lumière qu’Einstein avait pronostiquée dès 1905, sans réussir alors à convaincre ses collègues. Bohr, il importe ici de le noter d’entrée de jeu, s’était toujours montré extrêmement sceptique sur l’existence physique d’un tel élément, et restait un partisan loyal de la théorie ondulatoire de la lumière. Il avait certes introduit de manière révolutionnaire le quantum d’action de Planck pour rendre compte des « états stationnaires » des atomes et expliquer ainsi les raies spectrales, mais il se refusait à considérer que la lumière fût, en dernière instance, composée de façon discrète. On rapporte souvent la plaisanterie qu’il adressa un jour à Heisenberg (défenseur acharné de l’existence des photons, lui), selon laquelle si Einstein envoyait un jour un télégramme annonçant les preuves irréfutables de l’existence des quanta de lumière, le télégramme n’arriverait à bon port que grâce aux ondes qui l’auraient transmis. L’effet Compton s’obtient en bombardant des électrons libres, ou peu liés, par des rayons X, donc un rayonnement d’une fréquence beaucoup plus élevée que celle de la lumière visible. A. Compton remarqua que le rayonnement réfléchi présentait une longueur d’onde inférieure au Un nouvel esprit scientifique, p. 35 rayonnement incident, et plus encore : cette diminution d’énergie dépendait directement de l’angle sous lequel étaient envoyé les rayons ! Il fallait donc en conclure qu’ils avaient perdu un peu de leur énergie dans une forme ou une autre de choc, ce qui inclinait à interpréter l’interaction entre le rayonnement lumineux et les électrons sur le modèle d’un rebond élastique du premier sur les seconds, donc à concevoir ce rayonnement comme composé, non pas d’ondes, mais de particules. D’autres données expérimentales, et bien sûr l’application des lois de conservation de l’énergie, permettaient de concevoir que le photon incident heurtât un électron, et s’en trouvât dévié d’un certain angle en cédant une partie de son énergie, tandis que l’électron lui-même, baptisé alors « électron de recul », se voyait également bousculé par le choc de façon calculable. Le modèle du choc élémentaire entre deux boules de billard se compliquait ici grandement du fait de probabilités, et de calculs de mécanique quantique relativiste puisque la vitesse de lumière entrait évidemment en jeu, mais le résultat immédiat semblait bien être une nouvelle preuve de l’existence d’une forme corpusculaire de la lumière. Dès 1924, une autorité de la taille de Sommerfeld n’hésitait pas à dire de la trouvaille de Compton qu’elle était « probablement la découverte la plus importante qui pouvait être faite dans l’état actuel de la physique ». Le combat onde/particule — qu’on a vu culminer avec l’opposition Schrödinger/Heisenberg — commençait à devenir crucial, installant en arrière-fond l’opposition irréductible continu/discontinu. Le refus de Bohr d’envisager favorablement l’hypothèse des quanta de lumière illustre un point important de sa démarche : son souci de la cohérence théorique des énoncés qu’il soutient, ne le conduit cependant jamais à être le partisan d’une théorie impérialiste qu’il faudrait à tout prix compléter. La théorie ondulatoire couvrait à ses yeux une telle masse de faits expérimentaux qu’il n’entendait pas alors la soupçonner de seulement « sauver les phénomènes » ; jusqu’à preuve du contraire, son intuition de physicien lui soufflait à l’oreille que la lumière était bien, en elle-même, dans sa réalité naturelle, une phénomène ondulatoire, donc continu. Son interrogation allait bien plutôt du côté de l’interaction entre matière et radiation, avec une petite idée derrière la tête, pas mal révolutionnaire elle aussi, à savoir que le grand principe de conservation de l’énergie ne serait qu’une loi statistique, une sorte de moyenne, toujours vraie sur des populations importantes de particules élémentaires, mais pas nécessairement pertinente au niveau d’une interaction élémentaire. Einstein lui-même avait un peu tourné autour de cette idée au début des années dix, mais n’avait pas donné suite. En association avec son assistant Kramers, et un américain venu travailler à l’Institut en 1924, Slater, Bohr produisit, comme en riposte à cet effet Compton qui prenait des allures d’acte de naissance du photon, la théorie dite de Bohr-Kramers-Slater, théorie dont la brièveté d’existence (quelques mois) cache mal l’importance stratégique. Elle consistait à considérer un atome dans un état stationnaire comme un ensemble d’oscillateurs harmoniques virtuels dont Un nouvel esprit scientifique, p. 36 les fréquences sont celles des transitions possibles entre les différents états stationnaires52, de sorte que les atomes pouvaient être conçus comme communiquant les uns avec les autres via le champ de radiation produit par de tels oscillateurs. C’était une façon de rendre compte de l’« effet Compton » sans y lire l’existence de particules de lumière, mais en misant au contraire pleinement sur la théorie ondulatoire. Cette « théorie » se présentait par ailleurs sans mettre en avant aucune découverte, aucune équation nouvelles ; elle n’était qu’une tentative d’interprétation visant à résorber les inclassables sauts quantiques dans la vaste compréhension des phénomènes continus. Wolfang Pauli, partisan de l’existence des photons, n’hésita pas à la qualifier de « putsch réactionnaire de Copenhague 53 », d’autant plus surprenant qu’il venait d’un des personnages les plus en pointe sur la discontinuité quantique. Dans ce climat de grande tension dans la recherche, deux physiciens allemands, Walther Wilhelm Bothe (1891-1957) et Hans Geiger (1882-1945), mirent alors sur pied une expérience prometteuse. La théorie « BKS » (Bohr/Kramers/Slater) ne prévoyait évidemment aucune relation numérique régulière entre les « électrons de recul » et les photons réfléchis puisqu’elle décrivait tout en termes ondulatoires, tandis que selon le modèle corpusculaire, il devait y avoir un électron de recul pour une dizaine de photons réfléchis (chiffre obtenus au terme de calculs dans lesquels il n’est pas question d’entrer ici). En utilisant deux compteurs Geiger, les deux physiciens allemands arrivèrent de façon probante et répétée au chiffre de onze photons réfléchis pour un électron de recul, ce qui confirmait à nouveau l’hypothèse des quanta de lumière, et plaidait donc pour une réalité effective, physique, des photons. Ces résultats ne suffisaient pas plus que d’autres à établir une existence aussi bizarre, aussi extravagante au regard de l’électrodynamique régnante, que celle des quanta de lumière. La critique de Lakatos, après celle de Duhem, au sujet de telles « expériences cruciales » vaut ici : nulle expérience ne parvient à disqualifier à elle seule une théorie, sinon quand, bien plus tard, la dite théorie n’ayant plus cours, on date rétrospectivement son décès de telle expérience alors dite « cruciale ». Dans l’actualité du moment, l’expérience de Bothe/Geiger aurait pu n’être pour Bohr qu’une pierre de plus sur un chemin déjà bien jalonné54. L’étonnant fut qu’il sut y lire si vite la déroute de sa propre théorie. Peu de temps après avoir reçu les résultats, il commentait ainsi la chose à son collègue américain R. H. Fowler : 52. Il s’agit d’une autre interprétation de la grande découverte de Bohr de 1913, non plus en termes de représentation de l’atome de Rutherford — un noyau entouré d’électrons — mais uniquement en termes vibratoires, donc ondulatoires. 53. Lettre de W. Pauli à Kramers du 27 juillet 1925, cité par C. Chevalley, op. cit., p. 467. 54 . Pour les partisans de l’existence du photon, comme Einstein ou Pauli, les résultats de Bothe/Geiger firent au contraire l’effet d’une pure merveille. Dès juillet 1925, Pauli écrivait ainsi à Kramers : « […] tout physicien sans préjugé peut maintenant tenir les photons pour autant et aussi peu réel que les électrons. » Un nouvel esprit scientifique, p. 37 Il semble bien qu’il n’y ait rien d’autre à faire que de donner à nos efforts révolutionnaires des funérailles aussi honorables que possible55. Son opiniâtreté n’était pour autant pas en reste : il continuait à ne pas souscrire à l’existence des photons ! Mais il se mit à penser avec une clarté accrue (pour lui du moins !) que la description de l’interaction entre radiation et matière ne pouvait continuer d’être conçue avec les concepts d’espace et de temps dont tout le monde usait alors sans même y prêter grande attention. Puisque la théorie BKS, entièrement basée sur une compréhension ondulatoire/continue des phénomènes, s’avérait être à côté de la plaque, il fallait questionner plus sérieusement qu’auparavant les a priori épistémologiques d’une telle expérience, avant que d’en tirer des conclusions aussi hardies sur l’existence des photons. Bohr se prit à douter que ces catégories ultra-élémentaires d’espace et de temps fussent pertinentes pour offrir un cadre correct aux diverses conceptions qui s’expérimentaient ça et là, et il en tirait d’emblée des conséquences qui allaient drainer l’essentiel de ses efforts au cours des années à venir. Dans une lettre à Max Born du début mai 1925, il écrivait : J’aimerais souligner que je suis de l’opinion selon laquelle l’hypothèse d’un lien établi par le rayonnement entre les changements d’états pour des atomes éloignés [soit donc la théorie BKS] interdit toute possibilité d’une description simple des événements physiques au moyen d‘images visualisables [visualisable pictures]… J’en suis venu à suspecter que, même pour les phénomènes de collision [soit donc la théorie corpusculaire], de telles images sont d’une pertinence encore plus limitée qu’on ne le suppose d’ordinaire. Ceci n’est bien sûr qu’une assertion purement négative, mais je sens que — tout particulièrement si un tel lien devait s’avérer être un fait — on devrait avoir recours à des analogies symboliques dans une beaucoup plus grande mesure que ce n’est le cas. Tout récemment, je me suis beaucoup creusé la tête pour envisager de telles analogies56. Le point de difficulté est ici suffisamment précis pour qu’on l’envisage clairement. Si deux théories « mutuellement exclusives » pouvaient permettre des calculs aussi justes, se révéler aussi indispensables l’une que l’autre, et être aussi antinomiques, c’est qu’elle œuvraient dans deux « dimensions » théoriques profondément hétérogènes. D’un côté, en effet, la mécanique quantique utilisait le concept peu clair, mais incontournable, de « discontinuité quantique », tandis que l’autre prenait explicitement appui sur la « continuité ondulatoire ». Cette opposition de base, objet de scandale dès le départ, se révélait désormais dans ses ultimes conséquences, au point d’introduire une ambiguïté au niveau même des constituants 55. Dugald Murdoch, Niels Bohr’s Philosophy of Physics, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 29. Les « efforts révolutionnaires » désignent ici ironiquement la théorie BKS. Citant la même phrase, A. Pais l’attribue dans son livre à une lettre, non pas à Alfred Fowler (1868-1940), mais à Charles Galton Darwin (1887-1962), un physicien anglais ami de Bohr, que ce dernier avait rencontré lors de son séjour en Angleterre (cf. A. Pais, Niels Bohr’s Times, op. cit., p. 238, note 83). Qui croire ? 56. Ibid. Dugald Murdoch signale qu’ici le mot « symbolic » dans « symbolic analogies » doit être entendu comme « formel ». Voir aussi l’article « analogie » dans le très précieux « Glossaire » établi par Catherine Chevalley dans son édition de N. Bohr, Physique atomique et connaissance humaine, Gallimard, Paris, Folio, 1991, pp. 359-373, et plus spécialement la page 369 où l’on retrouve une partie de la citation ci-dessus. Un nouvel esprit scientifique, p. 38 élémentaires de l’objet physique. Situation épistémologique bien embarrassante, qui n’était au demeurant aux yeux de Bohr que la partie la plus visible d’un iceberg qu’il appelait, depuis 1920, le « principe de correspondance ». II.1.2. LE PRINCIPE DE CORRESPONDANCE Sous ce terme, Bohr avait déjà amorcé sa réflexion sur les rapports entre le mode de pensée classique et l’existence du quantum d’action, qu’il percevait tous deux avec une singulière clarté, même si la question de leur interaction paraissait à tous un casse-tête inextricable. Le principe consistait, dans ses grandes lignes, à penser que chacun possédait sa pertinence propre, mais qu’il fallait « rechercher une analogie aussi étroite que possible entre la théorie quantique et la théorie ordinaire du rayonnement ». Pourquoi une telle exigence ? D’abord parce que le point de vue classique pouvait être considéré comme une vérité statistique des comportements quantiques élémentaires ; on s’efforçait de penser ainsi, sinon une impossible harmonie, du moins une certaine « correspondance » due au fait que la description classique continuait de s’avérer valide dès que la population d’événements quantiques était suffisamment grande. Face à cette dualité irréductible des théories au niveau de la nature de la lumière, Bohr écrivait par exemple dans son texte « Lumière et vie » : […] cette situation nous oblige à renoncer à une description causale complète des phénomènes lumineux et à nous contenter des lois de probabilité fondées sur le fait que la description électromagnétique du transfert de l’énergie reste valide en un sens statistique. Ceci est une application typique de ce que l’on appelle l’argument de correspondance, qui exprime une tentative pour étendre le plus loin possible l’usage des concepts des théories classiques de la mécanique et de l’électrodynamique, en dépit de l’opposition qui existe entre ces théories et le quantum d’action57. Il s’agit bien d’un principe, et on peut le voir à l’œuvre dès les premiers pas décisifs de Bohr : lorsqu’il décrète que l’électron, alors conçu comme tournant sur son orbite d’un mouvement circulaire, n’émet aucun rayonnement, lorsque donc il prend le contre-pied exact de la physique classique (ici l’électro-dynamisme de Maxwell), il n’est nullement dans la posture du révolutionnaire qui rêve d’abattre un savoir caduc pour le remplacer entièrement par une nouvelle théorie. Il sait déjà pertinemment que son coup de force ne vaut, n’a de sens, que si par ailleurs il maintient la quasi totalité de l’édifice dans lequel il vient de faire une étrange percée, puisque les calculs par lesquels il obtient ses résultats décisifs se déploient entièrement au sein de la rationalité maxwellienne. D’où son idée d’un principe de correspondance. Convenons d’abord de quelques précisions terminologiques déjà silencieusement en œuvre dans ce qui précède : on appellera dans ce qui suit « classique » tout mode de raison57. Conférence prononcée en 1933, in N. Bohr, Physique atomique et connaissance humaine, op. cit., p. 153. Un nouvel esprit scientifique, p. 39 nement physique prenant appui sur l’idée de continuité de phénomènes se déroulant dans l’espace et dans le temps, et soumis au principe général de causalité. On appellera au contraire « quantique » tout mode de raisonnement qui implique le quantum d’action, autrement dit une réalité physique qui se refuse absolument à entrer dans le cadre précédent puisque ce dernier ne pourrait pas ne pas la désavouer en la traitant comme un phénomène continu, aussi petit qu’on voudra, mais néanmoins partitionnable, se déroulant dans l’espace et dans le temps, etc. Le point décisif auquel Bohr fut d’emblée réceptif revient à bien voir que le quantum, qui n’a aucune place dans le cadre classique, en a cependant absolument besoin. Pas question d’imaginer que la théorie quantique va venir « relever » la mécanique classique à la façon dont, à peine quelques années auparavant, la théorie de la relativité générale avait pu considérer l’ensemble de la physique newtonienne comme un de ses « cas particuliers », celui où la courbure de l’espace est égale à zéro, ou les vitesses très petites par rapport à celle de la lumière (pour la résumer à cela). Quelles peuvent donc bien être les rapports entre ces deux… on n’ose pas dire ici « théories », tant le débat dépasse l’objet « lumière » à propos duquel la thèse ondulatoire et la thèse corpusculaire avaient bien des allures de théories opposées. On parlera donc de « paradigmes », au sens où Kuhn a pu forger ce terme. Le mot de « correspondance » est à cet endroit à la fois un principe, et un espoir : espoir que, aussi différents soient ils dans leurs fondements épistémologiques, les calculs classiques et les calculs quantiques « convergent », comme si les premiers établissaient une sorte de vérité statistique des seconds, indiquant par là même leur irréductible pertinence, sans toutefois que l’on puisse leur attribuer un champ commun de validité théorique. Cette convergence sert alors à penser, à contre-courant des données théoriques, une certaine unicité de l’« objet » pris dans des « phénomènes » irréductiblement différents, et elle vise donc à l’unité du champ physique. Il y a cependant plus que cette convergence statistique ; le principe de correspondance s’efforçait de penser qu’en dépit de l’hétérogénéité des principes inscrits au cœur de chaque paradigme, le classique pouvait « approcher » presque autant qu’on le voulait les résultats obtenus par le quantique. C’est en ce sens que la théorie BKS présente un intérêt historique majeur : elle fut une sorte de cas limite tenté par Bohr pour voir jusqu’où il était permis de pousser l’analogie, jusqu’où il était permis de décrire en termes de rayonnement ce que l’on avait appris à connaître par les quanta. Dans cette perspective, on peut comprendre que l’échec de cette théorie l’ait conduit, non pas à s’incliner devant l’existence des photons comme devant un fait désormais établi, mais à une sorte de constat d’échec du principe de correspondance luimême. Ou du moins échec de l’idée de maintenir la cohérence des descriptions de la physique classique en s’appuyant sur l’idée d’une « convergence » entre paradigmes opposés. L’unité de la physique — et la réalité de son objet — nécessitaient une stratégie plus serrée que celle qui Un nouvel esprit scientifique, p. 40 se lisait encore dans le rapport que Ehrenfest écrivit en conclusion du congrès Solvay de 1921, congrès auquel Bohr, épuisé par la création de son Institut à Copenhague, n’avait pu assister : La signification la plus profonde des essais de Bohr sur la correspondance réside bien en ceci que, provisoirement, ils semblent nous rapprocher le plus de cette théorie future dont nous attendons qu’elle lève les difficultés que nous rencontrons lorsque nous voulons traiter les phénomènes de rayonnement à la fois d’une manière classique et en appliquant la méthode des quanta. C’est pourquoi il n’est pas désirable qu’en vue d’une application autant que possible automatique, on coule déjà dans une forme rigide la condition de correspondance, encore variable et tâtonnante jusqu’ici58. Cette « condition » semble s’effondrer aux yeux de Bohr en cette année 1924, créant une situation plus abrupte que jamais du point de vue épistémologique s’il était vrai qu’il fallût abandonner tout espoir d’une généralisation rationnelle des événements survenant dans le champ physique, et donc perdre de vue l’« objet » de la physique. Le 22 décembre 1924, il écrivait à Wolgang Pauli : « J’ai l’impression que nous en sommes maintenant à un tournant décisif, à présent que l’étendue de toute cette pagaille a été si parfaitement définie59. » Selon une confidence du jeune Heisenberg, lors de son arrivée à l’Institut en septembre 1924, « avant même que l’expérience de Bothe/Geiger n’ait été réellement achevée, Bohr devinait qu’il devait quitter le chemin qu’il quitta effectivement plus tard, et que cette conservation statistique [soit : le principe de correspondance] n’était pas le point décisif 60 ». Vers où devait-il donc diriger maintenant ses pas ? « Il n’est pas exagéré, écrit Catherine Chevalley, de décrire cette période comme celle d’un temps de suspens à l’égard de tous les modes connus de constitution de l’objet physique61. » Dans ce contexte épistémologiquement périlleux, sans fondements même vagues, la mécanique quantique de Heisenberg que l’on a entrevue dans le chapitre précédent devait émerger rapidement. L’un de ses points de départ les plus décisifs apparaît pourtant comme la conséquence directe de l’impasse dans laquelle Bohr, et avec lui tout l’Institut de Copenhague, se trouvait alors : on se souvient qu’au moment de partir dans son île d’Helgoland, loin de la pression constante imposée par Bohr, Heisenberg avait décidé de ne tenir compte, dans les calculs qu’il se promettait de faire, que des « grandeurs observables ». Certes, Einstein, dans ses très fameux articles de 1905, avait fait de même, et l’on pouvait avoir envie de partager pareille ambition. Mais que voulait donc dire « ne tenir compte que des grandeurs observables » en 1924, au regard de données quantiques alors dispersées dans un impressionnant désordre ? Cela revenait à laisser au placard la totalité des représentations avec lesquelles les uns et les autres s’efforçaient d’expliquer les résultats expérimentaux auxquels ils parvenaient 58. Cité dans le « Glossaire » de C. Chevalley, in N. Bohr, Physique quantique…, op. cit., p. 419. 59. Ibid., p. 119. 60. Cité dans A. Pais, Niels Bohr’s Times, op. cit., p. 273. 61. in N. Bohr, Physique quantique…, op. cit., p. 61. Un nouvel esprit scientifique, p. 41 avec une précision et une rigueur qui souvent les étonnaient eux-mêmes. Fini les électrons conçus comme de minuscules points de matière et/ou d’énergie, tournant autour de noyaux extrêmement denses à des vitesses vertigineuses, sur des orbites désormais plus ou moins képlériennes, et « sautant » quand bon leur semblait dans une orbite inférieure ou supérieure (et absorbant ou libérant alors un photon) ; fini aussi les parties de boules de billards hypothétiques et leurs cortèges de considérations mécaniques. Les ondes, réfractaires aux quanta, étaient bien sûr bannies. Ne restaient que les chiffres bruts des raies spectrales, sans qu’on n’eût plus à se demander « ce que ça voulait dire » : ils étaient là, et il y avait à trouver les relations qu’ils entretenaient. Voilà le programme que s’imposa alors Heisenberg, et qu’il sut mener à bien en fondant la toute nouvelle mécanique quantique. Bohr, on l’a vu, salua presque immédiatement son succès. Mais après l’échec de la théorie BKS, cette réussite d’un travail à l’aveugle ne pouvait pas ne pas le toucher en un point sensible : dans ses considérations et ses supputations épistémologiques. Lorsque, très peu de temps après Heisenberg, presque sur ses talons, Schrödinger aligna les résultats de sa mécanique ondulatoire, on put deviner à quel point Bohr était alors en position d’aîné vis-à-vis d’eux. Non seulement il était un peu plus vieux, non seulement il avait déjà reçu le prix Nobel (en 1922, en même temps qu’Einstein), mais on peut presque dire qu’il avait déjà fait, à sa manière et pour son propre compte, ce que chacun d’eux venait d’accomplir triomphalement ; il avait déjà mené aussi loin qu’il lui avait été possible les deux paradigmes qui officiellement s’affrontaient, et il savait qu’aussi irréductibles fussent-ils, il n’était pas question d’en choisir un. Le passage de Schrödinger à Copenhague avait passablement ébranlé celui-ci, mais Bohr plus encore. A. Pais raconte dans sa biographie que vers la fin de sa vie, Bohr revenait souvent, dans ses conversations privées, sur ces journées de discussion avec Schrödinger62. Pais en fait conséquemment le point tournant des spéculations de Bohr qui devaient le conduire, quelques mois plus tard, dans le courant de l’année 1927, à formuler quelque chose d’encore plus ambitieux que sa « condition de correspondance », à savoir le « principe de complémentarité ». II.1.3. LE PRINCIPE DE COMPLEMENTARITE On ne sait pas avec une grande certitude où Bohr est allé pêcher ce mot de « complémentarité », qu’il n’aimait qu’à moitié, qu’il essaya un temps de remplacer par celui de « réciprocité », lequel ne lui convint pas plus. Il s’agissait en effet de prolonger et même 62. A. Pais, Niels Bohr’s Times, op. cit., p. 300. Un nouvel esprit scientifique, p. 42 d’aggraver les hypothèses de la correspondance en cherchant à faire entendre au travers de ce mot l’existence de deux points de vue irréductibles l’un à l’autre, et qui cependant devaient concourir pour que l’on pût parler — non pas de « phénomène » (cela, un seul point de vue suffisait à le fonder), mais d’« objet ». Il est cependant amusant de savoir que l’une des rares conjectures quant au choix de ce mot par Bohr, conjecture que l’on doit à l’un des meilleurs historiens du mouvement quantique 63 , renvoie à William James (que Bohr pouvait effectivement connaître à travers son professeur et ami danois Høffding, lui-même grand lecteur et ami de James et de Pierre janet), autrement dit au thème des « personnalités multiples » dans lesquelles James supposait que les différents états de conscience étaient en « mutuelle exclusion » les uns avec les autres, raison pour laquelle (??) il les nommait « complémentaires ». Dans la fin de l’année 1926, Bohr et Heisenberg se trouvèrent quotidiennement confrontés, dans leur discussion, à l’aspect insoluble de la question. Ils finirent par être passablement irrités, à la fois de n’arriver à rien, et l’un par l’autre. On a vu dans le chapitre précédent que cette fois ce fut Bohr qui, épuisé, s’en alla skier en février 1927 en Norvège. Cette séparation semble avoir été profitable au deux : tandis que Heisenberg s’aventurait vers sa découverte des relations d’incertitude, Bohr revint de son séjour à la neige avec son concept de « complémentarité », même si l’histoire raconte aussi que le choix définitif du mot lui-même eut lieu lors d’une ballade en bateau avec son vieil ami Ole Chievitz. Toujours est-il qu’invité à donner une conférence à Come le 16 septembre 1927, pendant l’été Bohr hésite à écrire un texte — chose toujours douloureuse chez lui — mais sous la ferme pression de son frère Harald, il y parvient enfin. La problématique dont il essayait alors de faire part à ses nombreux correspondants (l’une des sources majeures pour l’histoire de cette période se trouve dans les échanges épistolaires de cette petite communauté) tenait pour l’essentiel au combat qu’il menait avec ce qu’il appelait tantôt Bild ou picture, « image », ou bien souvent anschauliche Vorstellung ou pictorial representation, « représentation intuitive ». Le mot fort est ici « intuitif », dans la mesure où il est à entendre dans toute son étendue kantienne : le temps et l’espace sont les formes a priori de l’intuition pure, qui offrent à l’intuition sensible la possibilité de s’élever, via le « schème », au concept. Ce que l’échec du principe de correspondance mettait à mal n’était donc rien de moins que le recours si élémentaire aux catégories de temps et d’espace grâce auxquelles se donnait jusque là à penser quoi que ce fût de l’expérience physique du monde, y compris le fonctionnement de l’atome. On conçoit que Bohr ait été quelque peu impressionné face à de telles exigences, vu qu’il savait n’avoir aucune philosophie de rechange à même de lui fournir de nouvelles coordonnées de cette ampleur. C’est aussi à cet endroit qu’il faut ralentir le 63. Jammer, The Conceptual Development of Quantum Mechanics, New York, Mac Graw Hill, 1966, pp. 349-350, cité dans C. Chevalley, op. cit., p. 403. Un nouvel esprit scientifique, p. 43 pas, car la difficulté n’était pas d’emblée « philosophique » ; comme tout vrai problème, elle ne se rangeait d’elle-même à aucune enseigne, et l’on perdrait tout le sel de l’affaire à n’y voir qu’un savant en quête d’une philosophie ad hoc pour parfaire la cohérence de son propos. L’opposition centrale est clairement celle du continu et du discontinu. Mais derrière elle, ou avec elle, se lève d’abord la question de l’« objet » que la physique entend traiter dans la mesure où, aux yeux de Bohr, pour pouvoir inférer du phénomène que décrit quelque théorie que ce soit à l’objet qu’elle suppose être le substrat de ce même phénomène, il faut s’assurer de la non-contradiction de la description elle-même64. Pour le dire autrement : une description ne peut prétendre être « objective » (au sens de « posséder un objet ») que si et seulement si elle n’est pas ambiguë. C. Chevalet, qui accorde tout un article de son glossaire au terme « ambiguïté/non-ambigüité », écrit : « La non-ambigüité est une notion essentielle de l’épistémologie de Bohr puisque c’est la « non-ambigüité dans la communication » qui définit l’objectivité en général ». Bohr pour sa part, dans son introduction à une conférence faite en 1955 sous le titre « L’unité du savoir » (The Unity of Knowledge), écrivait fort clairement : Tout savant se trouve constamment devant le problème de la description objective de l’expérience, ce qui, pour nous, n’est rien d’autre qu’une communication sans ambiguïté. Notre instrument de base est évidemment le langage ordinaire qui sert aux besoins de la vie pratique et des relations sociales65. Ce « sans ambiguïté » n’est pas ici de l’ordre d’un simple souci de clarté, ou un appel à la Frege pour lutter contre l’ambiguïté constante des langues naturelles — on aura d’ailleurs remarqué que, dans la phrase qui suit le rappel de cette exigence, Bohr, loin de faire appel à un langage spécifique de haute technicité ou à une quelconque Begriffschrifft, se range aux côtés du « langage ordinaire ». Il est par ailleurs temps de savoir que ce qui déroutait passablement les lecteurs de ses articles n’était autre que la quasi absence d’équations, chose plus que rare à l’époque, et que peut-être seul un prix Nobel pouvait se permettre sans porter atteinte à sa crédibilité66. Si la non-ambigüité lui paraît si essentielle, c’est d’avoir butté comme pas un sur l’ambiguïté introduite par les quanta, avant même qu’on ne se bagarre sur la dualité onde/particule. 64. Exigence très moderne, et très certainement héritée du mouvement mathématique qui, depuis Les fondements de la géométrie de David Hilbert (1899), pronait que la non-contradiction d’une batterie axiomatique suffisait, dans l’ordre mathématique, pour assurer de sa consistance, là où Frege continuait pour sa part d’exiger l‘existence d’un « objet » propre à satisfaire les théorèmes de ladite théorie. Sur ce débat crucial, cf. G. Le Gaufey, L’incomplétude du symbolique, EPEL, Paris, 1991, pp. 63-98. 65. N. Bohr, Physique quantique, op. cit., p. 249. 66 . A la différence de P. Dirac, qui fit un jour cette confidence : « Les gens étaient pas mal envoutés par ce que Bohr pouvait dire… Ce qui m’impressionnait, c’était que ses arguments étaient essentiellement qualitatifs, et je n’arrivais pas à voir vraiment les faits en jeu. Ce que je voulais, moi, c’était des jugements qui pussent être exprimés en équations, et le travail de Bohr ne procurait que rarement de tels jugements. » Cité dans A. Pais, Niels Bohr’s Times, op. cit., p. 295. Un nouvel esprit scientifique, p. 44 Non que les quanta en eux-mêmes fussent « ambigus » ; mais ils introduisaient forcément de l’ambiguïté dans la mesure où, dès qu’on voulait se les représenter, les intégrer à une description cohérente des phénomènes, il fallait les tenir pour des événements survenant dans l’espace et dans le temps, alors que dès le départ ce n’était pas le cas, ce qui explique le haut-le-cœur de la plupart des physiciens de l’époque, qui n’étaient certes pas tous des imbéciles réactionnaires protégeant jalousement un savoir menacé, mais qui comprenaient somme toute très bien ce qu’on essayait de leur faire avaler avec ces maudits quanta : une contradiction pure et simple. On peut s’en approcher — d’une façon évidemment trompeuse, mais en existe-t-il d’autres ? c’est tout le problème — en supposant un instant que, comme le suggérait Bohr en 1913, l’électron est bien une particule minuscule tournant autour d’un noyau. L’explication des « états stationnaires » de l’atome revient alors à considérer qu’à tel moment, cet électron va « sauter » de l’orbite qui était la sienne jusque là vers une autre, sans qu’on sache bien ce qui l’y a poussé, et plus encore, en s’arrêtant pile dessus, comme s’il avait su à l’avance où il devait aller. Voilà déjà quelque chose de bien mystérieux, mais il y a pire. Contrairement à tout ce qu’on peut savoir théoriquement et intuitivement de l’inertie, cet électron — dont on sait qu’il a une certaine masse, point décisif — va se comporter comme s’il n’en avait aucune : au moment du saut, lui qui est animé d’une vitesse très importante, va sauter, si l’on peut dire, selon la perpendiculaire de sa trajectoire, parcourant instantanément l’espace ente les deux orbites, espace qui, pour son ordre de grandeur, n’est pas négligeable. Pour imaginer une telle chose — quelque danger qu’il y ait par ailleurs à trop user de cette dimension, mais on a décidé de jouer le jeu d’une certain type de représentation — il faudrait se concevoir conduisant un véhicule à forte vitesse, et tournant d’un seul coup d’un seul à angle droit. Autant prévenir le SAMU tout de suite. Ça ne se peut pas. On ne peut pas non plus imaginer un électron « sautant » ainsi instantanément. Et pourtant il le faut si l’on veut expliquer par là les états stationnaires, qui présentent de parfaites discontinuités. Ceci, dira-t-on, n’est jamais qu’une représentation, un « modèle » qui ne prétend pas décrire avec exactitude la réalité physique ; cette affaire de voiture tournant à angle droit en pleine course n’est donc qu’une grossière analogie. Mais nul ne sera cependant quitte en prenant hautainement ses distances vis-à-vis de tels expédients ; voilà le problème dont Bohr a eu vent très tôt. Il a bien senti qu’on pouvait raffiner autant qu’on le voulait sur les modèles utilisés, les « images » et autres « représentations intuitives » (on ne s’en privait pas lors des longues discussions à Copenhague) ; quand bien même certains apporteraient, ou intégreraient des éléments de compréhension plus aigus, plus pénétrants, aucun ne parviendrait à prendre correctement en charge les quanta. Comment maintenir la pertinence d’une description spatiotemporelle pour des événements qui échappaient par principe à cet ordre ? A chaque fois qu’on le tentait, on finissait par tomber sur des absurdités ! Une telle question clairement posée était de nature à faire trembler, non seulement le socle de la physique classique, mais les Un nouvel esprit scientifique, p. 45 fondements épistémologiques qui, depuis Kant, en assuraient et la cohérence, et la vraisemblance. Longtemps, Bohr tenta de concilier ces impératifs contradictoires, mais après l’échec de la théorie BKS, sa réponse était devenue clairement négative : s’agissant des quanta, il fallait se résoudre à se passer de toute description spatio-temporelle. Cette décision, si incroyable en son principe même, fut longue à venir. Comme le commente Sandro Petruccioli, le renoncement à un mode de description causal et spatio-temporel ne fut pas un fiat méthodologique, mais une décision théorique nécessaire dont le caractère inévitable s’est imposé extrêmement lentement67. Si encore elle n’avait été que locale, une sorte de précaution indispensable pour ne pas générer d’ambiguïté, mais qui laissât intact tout le reste du savoir, soit ! Sauf qu’il ne pouvait échapper à personne qu’elle prenait à revers rien de moins que l’esthétique transcendantale en l’un de ses points nodaux, puisqu’elle affirmait l’existence d’événements ne relevant d’aucune intuition pure (espace et temps), donc, en toute logique kantienne, ne tombant sous le coup d’aucun concept. Il faut ici se donner la peine de reparcourir quelques pages au moins de la Critique de la raison pure pour cerner la difficulté décelée par Bohr, et apprécier ainsi l’ambition de son principe de complémentarité. « J’appelle pures (au sens transcendantal), écrit Kant68, toutes les représentations dans lesquelles ne se rencontre rien de ce qui appartient à la sensation. » Quand donc je détache de mes représentations sensibles tout ce qui en vient de l’entendement (substance, force, divisibilité, etc.) et ce qui vient de la sensation (dureté, couleur, etc), « il me reste encore pourtant quelque chose de cette intuition empirique : l’étendue et la figure. Celles-ci appartiennent à l’intuition pure qui réside a priori dans l’esprit (im Gemüthe), même indépendamment d’un objet réel des sens ou de toute sensation, en qualité de simple forme de la sensibilité. » Ainsi s’isolent l’espace et le temps comme formes pures de l’intuition sensible. Mais Kant en arrive vite aux questions brûlantes : Or que sont l’espace et le temps ? Sont ils des êtres réels ? Sont-ils seulement des déterminations ou même des rapports des choses, mais des rapports de telle espèce qu’ils ne cesseraient pas de subsister entre les choses, même s’ils n’étaient pas intuitionnés ? Ou bien sont-ils tels qu’ils ne tiennent qu’à la forme de l’intuition et par conséquent à la constitution subjective de notre esprit (Gemüth) sans laquelle ces prédicats ne pourraient être attribués à aucune chose69 ? Il répond un peu plus loin, on ne peut plus clairement : 67 S. Petruccioli, cité par C Chevalley, op. cit., p. 60-61. 68. E. Kant, Critique de la raison pure, PUF, Paris, 1965, trad. Tremesaygues et Pacaud, p. 54. 69. Ibid., p. 55. Un nouvel esprit scientifique, p. 46 L’espace ne représente ni une propriété des choses en soi, ni ces choses dans leurs rapports entre elles […] L’espace n’est rien autre chose que la forme de tous les phénomènes des sens extérieurs, c’est-à-dire la condition subjective de la sensibilité sous laquelle seule nous est possible une intuition extérieure. […] Ce prédicat [l’espace] n’est joint aux choses qu’en tant qu’elles nous apparaissent, c’est-à-dire qu’elles sont les objets de la sensibilité. […] Nos explications nous apprennent donc la réalité (c’est-à-dire la valeur objective) de l’espace, par rapport à tout ce qui peut nous être présenté extérieurement comme objet. […] Or, en dehors de l’espace, il n’y a pas d’autre représentation subjective et se rapportant à quelque chose d’extérieur qui puisse être appelée objective a priori. Idem avec le temps, les considérations de Kant s’aggravant alors du fait que le temps n’est pas limité, comme l’espace, « aux phénomènes externes », mais qu’il est « la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général70 ». Si la chose avait dû garder cet abrupt, en prenant ses distances vis-à-vis de l’espace-temps, Bohr aurait été obligé de rompre purement et simplement avec l’ordre kantien, ce qui eût équivalu à se couper presque totalement de la rationalité de son temps. Il put s’en garder dans la mesure où les choses avaient passablement évolué dans la rationalité philosophique et scientifique depuis Kant, entre autres du fait de H. L. F. von Helmholtz (1821-1894). Dès le milieu du XIXe siècle, Helmholtz avait réélaboré la vision kantienne d’une Erkenntnistheorie, d’une théorie de la connaissance, en questionnant en physiologue aussi bien qu’en mathématicien la nature de nos représentations, pour savoir jusqu’où et comment elles correspondaient à la réalité effective. Dans sa monumentale Philosophie des formes symboliques, E Cassirer décrit de façon très convaincante la trajectoire intellectuelle de Helmholtz qui le mena d’un impeccable kantisme de départ, où les formes a priori de l’intuition pure s’imposaient d’elles-mêmes, à des considérations d’un tout autre ordre dans lesquelles l’unité du concept montait bien plus de la réduction des diversités phénoménales grâce à l’établissement de « lois de composition », qu’elle ne tombait des hauts lieux de la subjectivité transcendantale71. De façon générale, tout au long du XIXe siècle, la question de la nature de l’espace fut l’objet Descartes/Berkeley de nombreux points de (rationalisme/sensualisme), vue, puisqu’à s’ajoutaient l’opposition des classique conceptions très psychologiques désormais, pour ne rien dire des tribulations de l’« éther » chez les physiciens qui, en bon newtoniens, ne pouvaient pas imaginer se passer d’une forme ou d’une autre d’« espace absolu ». Mais avec l’incroyable suspens méthodologique de Bohr en ces années 1925-1926, toute cette diversité se fond dans le creuset d’un seul axiome, que toutes ces conceptions partagent : l’espace est nécessairement continu, et n’apporte aucun soutien pour 70. Ibid., p. 63. 71 . Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, Ed. de Minuit, Paris, 1972, trad. Claude Fronty, tome III, p. 320-323. Toute la troisième partie, « La fonction de signification et la constitution de la connaissance scientifique », est très éclairante pour le sujet ici traité, entre autres le chapitre V « Les fondements de la connaissance scientifique de la nature ». Par ailleurs l’article « Epistémologie » du Glossaire de C. Chevalley est d’une grande concision, et ouvre à de nombreuses dimensions et références (cf. les pages 422-442, Physique atomique…, op. cit.) Un nouvel esprit scientifique, p. 47 penser une discontinuité, quantique ou autre. Il ne sait pas faire ça, sinon à se nier lui-même, ce qui ne conduit à rien de particulièrement positif. Or il n’était pas question de se passer de la notion d’espace, quoi que l’on conçût à cet endroit. Le temps n’était pas mieux loti, car lui aussi participait du même axiome de continuité, lequel œuvrait jusque là dans la mécanique classique comme dans l’électrodynamique, aussi triomphal que silencieux, au sein du calcul infinitésimal qui le postulait comme une donnée d’évidence. Voilà que cette évidence se refusait en l’un des points vifs de l’Erkenntnistheorie en construction, sans que cela amenât pour autant une nouvelle rationalité en accord avec la discontinuité. Or Bohr percevait avec autant de clarté que d’inquiétude le lien direct entre les coordonnées espace-temps et les représentations intuitives, les anschaulichen Vorstellungen grâce auxquelles les physiciens, comme tout le monde, se donnaient des représentations de ces réalités qu’ils s’employaient par ailleurs à mesurer avec un succès et une précision sans cesse accrus. Les explications causales, à la différence des explications statistiques, nécessitaient qu’on se risquât à des représentations sans lesquelles l’idée même de causalité s’avérait insoutenable. Avec le principe de complémentarité, Bohr finit une nouvelle fois par faire contre mauvaise fortune bon cœur, et prononça comme révolus les temps où une seule théorie physique décrivait un phénomène comme le mode d’apparition d’un seul objet. Désormais, l’inévitable disparité de la description imposait une autre stratégie pour retrouver cet objet dont la physique ne pouvait pas plus qu’hier se passer. Comme les différents états de conscience des personnalités multiples selon William James en effet, l’« exclusion mutuelle » des théories quantique et ondulatoire imposait qu’on les conjoignît — ou qu’à tout le moins on usât conjointement des deux points de vue contradictoires qu’elles développaient — pour pouvoir continuer à prétendre qu’on traitait bien du même « objet ». Cette stratégie n’avait plus guère les ambitions heuristiques du principe de correspondance qui se présentait, lui, comme un instrument de recherche, un aiguillon capable de dynamiser l’un par l’autre des points de vue irréconciliables. Si cette dimension n’était pas entièrement écartée, elle n’était plus au premier plan car, à peine posé, à Come dans l’été 1927, le principe de complémentarité devait déborder le champ strictement physique pour toucher à une sorte de nouvel esprit scientifique, qui importe ici dans la mesure où à travers lui vont s’affirmer de nouveaux faits de limitations dans l’ordre de la représentation. On doit en effet distinguer au moins deux aspects de la complémentarité : d‘un côté, l’opposition onde/corpuscule pose en toute clarté la question de ce qu’il faut appeler « phénomène » désormais en physique, puisque deux descriptions qui s’excluent mutuellement parlent aussi bien l’une que l’autre d’un supposé « même » objet, sans qu’aucune ne puisse Un nouvel esprit scientifique, p. 48 prétendre être plus « réaliste » que l’autre 72 . Mais la description cinétique du mouvement s’avérait également exclure, dans le cas des quanta et à la différence de la physique classique, une complète description dynamique. Dans l’univers classique, la description du mouvement allait de pair avec une expression directe de la causalité : la trajectoire (aspect cinétique), et la force et l’accélération (aspect dynamique) se conjuguaient harmonieusement. A l’étage quantique — le principe d’incertitude de Heisenberg l’établissait clairement —, il fallait au contraire impérativement choisir : ou bien on optait pour une description précise du mouvement, mais on se contentait de fourchettes statistiques sur la dynamique ; ou bien on gardait souci de la dynamique, mais on perdait la capacité de décrire finement ce qui se passait du point de vue spatio-temporel. Cette nouvelle « limitation » dans l’ordre de la causalité, autre face du principe de complémentarité, impose qu’on en saisisse la nature dans la mesure où il ne s’agit pas d’opposer à la causalité classique un supposé « indéterminisme » quantique, comme certains se précipitèrent à le penser pour retrouver le confort mental d’une opposition franche, là où il convenait de s’aventurer vers la problématique bien plus complexe de la limitation. L’expression classique de la causalité revenait à penser que, une fois connu l’état d’un système physique au temps t, et sa loi d’évolution, on pouvait calculer son état aussi bien au temps t + x que t-x (x très petit ou très grand). La continuité de l’espace-temps était bien sûr l’un des axiomes basiques et silencieux de ce concept de causalité, qui triomphait dans ce culmen de l’ordre classique constitué par Le système du monde de Laplace, et que la relativité einsteinienne elle-même, restreinte ou générale, ne mettait pas non plus en question. Quelle que fût l’étendue des remaniements qu’elle imposait dans la conception des rapports de l’espace et du temps, tous deux restaient en son sein continus, sans défaut de voisinage topologique. A quoi Heisenberg objectait : …] En ce qui concerne la formulation précise de la loi de causalité, qui est que « si nous connaissons le présent avec certitude, nous pouvons calculer le futur », ce n’est pas la conclusion, mais la prémisse qui est fausse. Nous ne pouvons pas, en principe, connaître le présent dans tous ses aspects déterminants [au niveau atomique]73. Autrement dit : la physique quantique pose clairement des lois d’évolution des systèmes atomiques, elle est donc parfaitement déterministe dans son principe comme dans son action, comme la classique, mais elle sait décisivement qu’elle ne pourra jamais faire un recensement complet de tous les facteurs en jeu dans le « présent » de l’état du système étudié. Donc là aussi elle instruit le physicien en le forçant à différencier déterminisme et causalité, concepts qu’il confondait non sans raison dans l’ordre classique. 72. On se souvient que les équations d’ondes de Schrödinger — qui, elles, pouvaient prétendre respecter l’axiome de continuité espace/temps — recélaient des nombres imaginaires, interdisant de tenir ces « ondes » pour des réalités pleinement « physiques ». A lire les diverses correspondances, on finit par être surpris par la fréquence de l’expression « autant et aussi peu réel que », comme si la plupart s’étaient ainsi passé le mot pour dire cette curieuse équivalence ontique entre onde et corpuscule. 73. N. Bohr, Physique quantique…, op. cit., p. 389. Un nouvel esprit scientifique, p. 49 A la place d’une connaissance précise de l’ensemble des facteurs en jeu dans le système à l’instant t, la physique quantique ne peut pas ignorer que le savoir qui constitue le point de départ de ses calculs déterministes est forcément statistique. Cette physique ne peut pas ne pas mettre en jeu des probabilités qui — et c’est là toute la nouveauté épistémique par rapport à Planck ou à Boltzmann qui eux aussi utilisaient les probabilités — ne régissent plus le comportement global d’une énorme population d’individus, mais déploient les possibilités ouvertes pour qu’un élément et un seul (tel électron, par exemple), soit dans tel endroit ou dans tel autre, animé d’une telle vitesse ou de telle autre. Aucune observation ne permettra de réduire définitivement ce faisceau de possibilités, qui reste ouvert par principe. Dès 1930, Heisenberg pouvait conclure sur ce point de façon fort claire : Notre manière habituelle de décrire la nature, et en particulier notre croyance en l’existence de lois rigoureuses entre les phénomènes naturels, repose sur l’hypothèse qu’il est possible d’observer les phénomènes sans les influencer sensiblement. Associer une cause déterminée à un effet déterminé n’a de sens que si nous pouvons observer à la fois cause et effet sans en même temps intervenir et troubler leur relation. La loi de causalité sous sa forme classique ne peut donc, à cause de son caractère même, être définie que pour des systèmes fermés. Mais en général, dans la physique atomique, toute observation est accompagnée d’une perturbation finie et en partie incontrôlable, comme on devait s’y attendre dans cette physique du très petit. D’autre part, toute description d’un fait physique dans l’espace et le temps nécessite son observation ; il en résulte que la description des faits dans l’espace et le temps d’une part, et la loi classique de causalité d’autre part, représentent des aspects des faits complémentaires et qui s’excluent l’un l’autre74. Sur le terrain de la causalité également, le paradigme quantique venait donc enfoncer son clou en affirmant une nouvelle fois un fait de limitation : la causalité mise en œuvre dans la physique classique n’était en rien niée dans sa pertinence (puisqu’elle se voyait précisée dans ses propres conditions d’exercice), mais elle était maintenant distinguée du déterminisme, en acte là où elle-même n’était plus. Avec cet écart conceptuel, on peut commencer à se faire une idée de la « seconde révolution » qui, après celle de la relativité, secoua la physique au début du XXe siècle : l’introduction des quanta n’installait pas tant de nouveaux « êtres » qu’une fracture décisive dans l’appareil de pensée qui jusque là œuvrait dans l’accomplissement de cette science « soleil » qu’était la physique. L’obligation de s’en tenir, pour ce qui est des éléments concernant l’état du système étudié, à un savoir statistique ou probabilitaire — qui n’est rien que l’équivalent, au niveau du calcul, des sauts que le mot même de quantum forçait 74. W. Heisenberg, Les principes de la théorie des quanta, Gauthier-Vilars, Paris, 1957, p. 51 (je souligne). Sur cette question des relations causalité/déterminisme, voir : Alexandre Kojève, L’idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne, Le livre de poche, Paris, 1990 (première édition), 337 pages. Écrit en 1932, sans aucune idée de publication, pour se « faire la main » en vue du système philosophique qu’il ambitionnait (avant son séminaire sur Hegel), d’une lecture le plus souvent cursive, ce texte reste une excellente introduction au bouleversement épistémique dû à la toute nouvelle physique quantique. Son premier lecteur, le peintre Wassili Kandisky, oncle de Kojève, l’apprécia hautement. On y devine aussi la présence du cousin, Alexandre Koyré lui-même. Un nouvel esprit scientifique, p. 50 à imaginer dans l’espace/temps — cette obligation attaquait directement la conviction et l’assurance sémiotique qui voulaient qu’à un signe convenablement épuré corresponde une signification et une seule. La dualité onde/corpuscule ne faisait que rendre patent un nouveau type d’ambiguïté, que les quanta forçaient à prendre en compte. Pour l’exprimer une dernière fois au seul niveau cinématique, l’expression « à l’instant t la particule se situe à l’endroit (x, y, z) animé d’une vitesse v », qui n’apportait avec elle aucune ambiguïté dans l’ordre classique pour autant que ce dernier pouvait attribuer à chacune de ces lettres une valeur réelle, devait maintenant s’énoncer en toute rigueur : « à l’instant t, il existe une probabilité L que la particule soit à l’endroit (x, y, z), et une autre probabilité M qu’elle soit animée d’une vitesse v ». Le subjonctif était devenu une partie inhérente au factuel. A partir de là, deux attitudes étaient possibles, qu’incarnèrent alors Einstein et Bohr75. On peut en effet dire et se dire : cette situation est bien l’état actuel de notre savoir, mais ça n’empêche pas de postuler que la nature, la réalité physique, le monde, appelez ça comme vous voudrez, existe indépendamment et par-delà de ce savoir, et que donc à l’instant t, il y a bel et bien une particule animée d’une vitesse donnée, et se trouvant bien évidemment en un point singulier de l’espace/temps. En d’autres termes : si nous ne savons pas tout concernant les éléments de la situation étudiée, c’est la faute à notre savoir, et pas à la « réalité ». Ce fut, jusqu’à sa mort, la position d’Einstein, claironnée urbi et orbi dans son fameux : « Le Lord est subtil, mais Il ne joue pas aux dès ». Si nous, nous ne savons pas ce qu’Il fait, Lui au moins le sait. A quoi Bohr et ce qu’on appela dès lors l’« interprétation de Copenhague » répliquait en substance : « A quoi bon cette métaphysique qui postule l’existence d’une réalité dont nous pouvons savoir dès aujourd’hui qu’elle nous échappera toujours (principe d’incertitude de Heisenberg) ? Notre savoir est ce qu’il est — d’une précision et d’une efficacité inouïes — et il importe d’en tirer les conséquences qui s’imposent plutôt que de courir après des chimères vaguement théistes, alors même qu’on les tient pour « réalistes ». Je propose qu’on se place maintenant au niveau de ces conséquences que Bohr le premier (suivi de près par Pauli, Heisenberg et d’autres) sut tirer sur le plan épistémologique. Car ces limitations nouvelles rencontrées dans l’ordre de la représentation en physique allaient les conduire vers une conception de la place du sujet dans la langue qu’on n’a pas l’habitude 75. Dans un affrontement très souvent commenté et dans lequel on n’entrera pas ici, d’abord en raison de sa haute technicité : rien que le dépliement de l’argument « EPR » (Einstein/Podolsky/Rosen), par lequel Einstein essayait de contrer une nouvelle fois Bohr, n’est pas simple (en dépit des vertus pédagogiques d’Einstein). Mais surtout parce que ce débat a connu de tels rebondissements ces vingt dernières années, notamment à travers les « inégalités de Bell » et les expériences auxquelles elles ont donné lieu, qu’il dépasse de beaucoup ma compétence, et le réduire à un événement historique des années trente ne convient plus. Sur ce sujet, mis à part une très abondante littérature savante, on peut consulter le livre de François Lurçat, Niels Bohr, Critérion, Paris, 1990. Cette biographie scientifique à destination du lecteur non spécialiste donne une très bonne vision d’ensemble. Et l’on aura toujours intérêt à se reporter à l’indispensable livre de W. Heisenberg, La partie et le tout, op. cit., qui offre sous forme dialoguée, sans l’ombre d’une équation abstruse, l’essentiel des subtilités en jeu à toutes les étapes du parcours quantique, y compris dans ses dimensions épistémologiques. Un nouvel esprit scientifique, p. 51 d’imaginer chez des individus tenus pour des savants ne parlant plus qu’un langage strictement logique et mathématique, aussi abscons au vulgaire que dénué d’ambiguïté pour les happy few qui le partagent. Un nouvel esprit scientifique, p. 52 II. 2. « Nous sommes en suspension dans la langue76 » Pour reprendre une métaphore lancée par Descartes, et fort souvent employée par la suite, la « lumière du soleil » perdait donc définitivement sa splendide unité77 avec l’irréductible dualité onde/corpuscule. Celle-ci n’était cependant que le point de butée visible d’une difficulté tout aussi grave, laquelle revenait à penser la coexistence de deux paradigmes en « exclusion mutuelle » l’un par rapport à l’autre, mais dont le second (le quantique) avait absolument besoin du premier, tandis que ce dernier (le classique) — qui jusque là caracolait seul et sans problème — ne savait rigoureusement pas quoi faire du second. La chicane précise par laquelle Bohr sortit du cadre technique de la physique ne prit tout son relief qu’avec la discussion avec Schrödinger, lors de son séjour à Copenhague et plus tard. Si la coopération avec Heisenberg fut quasi quotidienne à cette époque, et les relations d’incertitude décisives dans les élaborations épistémologiques autour de la complémentarité, les échanges épistolaires avec Schrödinger permirent à Bohr d’affiner sa réflexion au sujet des représentations intuitives et de la langue en général78. Heisenberg, en effet, s’était montré dès le début plutôt réticent à l’endroit des représentations spatio-temporelles, en partisan convaincu qu’il était de l’existence physique des quanta ; avec Schrödinger au contraire, Bohr avait affaire à un partisan acharné du maintien desdites représentations : Du point de vue philosophique, lui écrit Schrödinger, un verdict définitif dans ce sens [de l’abandon des images intuitives] équivaudrait pour moi à l’obligation de déposer les armes. Car il nous est impossible de modifier réellement nos formes de pensée et tout ce que nous ne pouvons pas couler dans ces formes nous restera à jamais inconnu. Il en est bien ainsi pour certaines choses, mais je ne crois pas qu’on puisse ranger la structure de l’atome dans celles-ci79. A vrai dire, Bohr lui-même ne savait pas bien jusque-là le statut qu’il fallait accorder à ces représentations intuitives, par exemple celle de l’électron tournant autour d’un noyau : était-ce oui ou non une « image » fidèle (même approximativement) de la réalité, ou seulement une façon de se représenter ce qui se passe sans qu’on sache bien, pour finir, à quoi s’en tenir ? 76. « De quoi est-ce que nous, êtres humains, dépendons ? Nous dépendons de nos mots. Nous sommes en suspension dans la langue [We are suspended in language]. Notre tâche est de communiquer notre expérience et nos idées aux autres. Nous devons nous efforcer continuellement d’étendre la portée de nos descriptions, mais de façon telle que nos messages ne perdent pas par là même leur caractère objectif et non-ambigu. » Cité dans A. Pais, Niels Bohr’s Times, op. cit., pp. 445446. 77. « Toutes les sciences ne sont effet rien d’autre que l’humaine sagesse, qui demeure toujours une et identique à elle-même, quelque différents que soient les objets auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas d’eux plus de diversité que n’en reçoit la lumière du soleil de la variété des choses qu’elle éclaire. » R. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, Garnier-Flammarion, Paris, 1963, ed. Alquié, tome I, p. 78. 78 . C. Chevalley parle à ce sujet de « tournant linguistique » chez Bohr, dans le cadre de sa confrontation avec Schrödinger. Cf. Niels Bohr, Physique quantique…, op. cit., p. 70. 79. Ibid., p. 63. Un nouvel esprit scientifique, p. 53 Pour peu qu’on prêtât attention à la forme même de la question — et Bohr le fit assez tôt — on pouvait savoir qu’aucune réponse claire ne viendrait clore l’interrogation puisqu’à aucun moment il ne serait donné de comparer la représentation à l’« objet » lui-même, comme le bon sens veut si souvent le croire dans le monde macroscopique. Or voici ce qu’il écrivait à ce sujet en 1925 (après l’échec de la théorie BKS) : D’après la nature même des postulats quantiques, certaines caractéristiques des images mécaniques comme la période de révolution et la forme des orbites ne sont pas accessibles à l’observation directe. En particulier, le fait qu’il n’y ait aucun rayonnement dans l’état normal, bien que l’électron soit en mouvement même dans cet état, est tellement incompatible avec les conséquences de la théorie électromagnétique que l’on ne pourrait pas mettre plus fortement encore en évidence le caractère symbolique de ces images80. Ainsi donc, dès le départ, ces représentations devaient être conçues comme ne donnant aucune image réaliste de « ce qui se passait » au niveau atomique (même si Bohr, pour sa part, mit douze ans pour s’en convaincre), mais bien plutôt comme des « symboles », pareils aux écritures chiffrées de la mécanique quantique de Heisenberg. Des symboles qui entretenaient évidemment des relations réglées et précises entre eux, mais dont aucun ne donnait d’information directe sur « ce qu’il représentait ». Ce passage de l’« image » au « symbole » n’était pourtant pas, lui, une innovation de Bohr. Il résultait du long travail de Helmoltz déjà mentionné, et également de celui de Heinrich Hertz (1857-1894) et de son ouvrage posthume Les Principes de la mécanique (1894). En mettant particulièrement en valeur, grâce au concept de « champ » dû à Faraday, les propriétés de continuité des phénomènes physiques (mécanique et électrodynamique), Hertz avait à la fois porté à son maximum de clarté le paradigme dit ici « classique », et prôné en clair une conception du symbole résolument moderne : Une fois que l’expérience accumulée nous a fourni des images présentant les caractères requis, nous pouvons nous servir de ces images comme modèles […] ces images sont nos représentations des choses […] ; mais elles n’ont besoin pour remplir leur tâche d’aucune autre espèce de conformité avec les choses. De fait, nous ignorons si nos représentations ont quoi que ce soit de commun avec les choses en dehors de cette relation fondamentale, et nous n’avons aucun moyen de le savoir81. Sauf que, si tout ce que le physicien a à sa disposition et met en jeu dans ses explications se révèle n’être jamais que « symbole » — qu’il s’agisse d’une image, d’un croquis, d’une trace argentée sur une plaque photographique, ou aussi bien d’une équation mathématique —, autrement dit en tous les cas un signe arbitraire qui ne tient plus sa légitimité d’un lien direct et univoque avec son référent, une exigence, jusqu’alors discrète, se fait jour : il 80. Ibid., pp. 549-550. 81. H. Hertz, introduction aux Principes de la mécanique, cité dans E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, Ed. de Minuit, Paris, 1972, vol. 1, pp. 15-16. Un nouvel esprit scientifique, p. 54 faut s’assurer de la non-ambigüité d’un tel symbole, se soucier de ce qu’il ne génère aucune contradiction dans le raisonnement auquel il participe. Cette exigence, évidente et réglée dans le cas d’écritures et de symboles mathématiques, valait désormais aussi pour les autres éléments mis à contribution : représentations intuitives, terminologie utilisée, etc. D’où le souci constant de Bohr de faire la guerre aux ambiguïtés présentes dans le discours du physicien atomiste là même où, dans le seul paradigme classique, on ne les rencontrait pas. Le monde atomique ouvrait ainsi, de par les conditions très singulières qu’il imposait à son étude, des perspectives épistémologiques insoupçonnées en limitant de la sorte l’accord séculaire — aussi problématique qu’il ait pu être dans ses attendus philosophiques — entre l’objet et ses représentations. Du coup, du fait de cette limite, une autre contrainte se faisait jour, qui remettait sur la sellette le vieux couple sans lequel rien ne se donne à penser : le sujet et l’objet ne pouvaient pas sortir intacts de cette nouvelle dimension, dans laquelle ils s’étaient d’abord installés tranquillement, selon des habitudes que la moindre des mesures atomiques allaient mettre à mal. II. 2. 1. LE PROBLEME DE LA « COUPURE » On a déjà vu, à propos du « microscope de Heisenberg », qu’il n’était plus question d’observer un électron sans le bombarder d’une onde (ou de photons) possédant une énergie suffisamment importante pour le bousculer sévèrement. Ceci, à soi seul, ne suffisait pas pour empêcher ou interdire l’observation, puisque l’on pouvait à la fois connaître l’énergie des particules envoyées sur l’électron, et mesurer les perturbations ainsi engendrées. Le problème se compliquait donc, mais n’en devenait pas intraitable. Sauf qu’à partir de là, le principe d’incertitude ne pouvait pas ne pas déployer sa tenaille, selon une logique à laquelle il faut une nouvelle fois se plier. Ou bien l’instrument de mesure était totalement rigide, et dans ce cas il était exclu que l’on pût mesurer l’interaction cinématique (le mouvement, non négligeable au niveau quantique) entre l’objet et l’instrument de mesure puisque ce dernier (macroscopique) ne bougeait pas d’un iota dans cette hypothèse — mais dans ce cas par contre, on pouvait savoir avec toute la précision voulue la force de l’impact de la mesure sur l’objet à mesurer (pour la même raison). Ou bien l’instrument de mesure était flottant (ce pourquoi dans les figures qu’on peut voir ça et là à ce propos on rencontre des appareils suspendus à des ressorts), et alors il était permis de mesurer l’interaction cinématique à laquelle était soumis l’instrument de mesure (puisqu’il était mobile 82 ) — mais dans ce cas il fallait se résoudre à ne pas pouvoir apprécier en toute 82. Il faut bien se convaincre ici une nouvelle fois qu’il s’agissait d’expériences de pensée, qui se voulaient donc logiquement consistantes, mais indépendantes des impératifs techniques. Ainsi, dans l’une d’elles, Einstein proposait que l’on introduisît un photon dans un enceinte d’un poids connu, que l’on repesât ensuite l’enceinte, et qu’ainsi, grâce à la différence de masse, l’on pût calculer (car E = mc2) l’énergie ainsi introduite dans l’enceinte. Le raisonnement étant impeccable, et en dépit de la quasi Un nouvel esprit scientifique, p. 55 précision l’impact dynamique imposé à l’objet mesuré. Une nouvelle fois il fallait choisir entre connaître avec précision la position OU connaître avec précision les forces en jeu. Pas question d’avoir les deux en même temps. Ce qui entraînait à soi seul une réflexion sur ce qu’il convenait d’appeler objet — et conséquemment sujet — dans une telle expérience. Sur ce point, les réflexions de Kojève restent fort éclairantes83. Elles partent d’une chicane supplémentaire ajoutée par Bohr à la situation qu’on vient de décrire (et qui donnera, au passage, un aperçu de son mode d’enquête). Dans le cas de l’instrument flottant, on possédait donc des informations sur le mouvement quantique qu’il fallait supposer présent dans la pointe extrême de l’appareil de mesure lui-même. Ne serait-il pas concevable qu’on se mît dans ce cas à mesurer, par ailleurs, à l’aide d’un autre instrument de mesure, cette modification d’une partie, infime mais décisive, de l’instrument de mesure initial, celle qui interagissait avec l’objet à mesurer au départ ? En principe, oui ! Sauf que, ce faisant, la frontière épistémologiquement décisive entre objet et instrument de mesure devenait poreuse puisque se dévoilait d’emblée une régression à l’infini, une partie de l’instrument de mesure devenant à chaque fois une partie de l’objet à mesurer, pour le premier instrument comme pour tous les autres éventuellement à sa suite. Cela n’instaurait pas, à proprement parler, un cercle vicieux, mais une nouvelle exigence expérimentale. Il fallait désormais préciser à chaque fois où s’arrêtait l’instrument de mesure, et où commençait l’objet à mesurer. Cette donnée, si immédiate et si évidente au niveau macroscopique, devait désormais être tranchée par l’expérimentateur lui-même puisque l’interaction quantique ne permettait plus de se reposer sur le découpage objectal du monde pour opérer la partition indispensable à toute mesure digne de ce nom. L’Être n’était plus tout à fait ce qu’il avait été jusque là. Un jour que Høffding et Bohr discutaient, en présence de J. A. Wheeler84, de l’une de ces expériences de pensée, caractéristiques de l’époque, dans lesquelles on fait passer un photon à travers une fente, pour suivre ensuite sa trajectoire vers un plaque photographique, etc., à tel moment de son questionnement, Høffding demande à Bohr : « Entre la fente et la plaque photographique, où peut-on dire qu’est le photon à ce moment-là ? — Où il est ? répond alors Bohr, où il est ? qu’est-ce que cela veut dire, « être » ? » Car l’« être » d’une onde s’avérait différent de l’« être » d’un corpuscule — comme de même un « être » macroscopique différent d’un « être » quantique. Selon qu’on décidait ou l’un ou l’autre (choix ouvert, à Høffding de trancher s’il voulait vraiment savoir), il y aurait des impossibilité de réaliser une telle expérience à l’époque, Bohr n’objecta rien sur ce point. Preuve s’il le fallait que ces « images » étaient bien tenues pour des « symboles », autrement dit des éléments concaténés dont on doit vérifier la consistance logique, et non plus des images « de quelque chose ». Sauf à rajouter que l’histoire de la physique est remplie de ces « expériences de pensée » qui, un jour, du fait des progrès de la technique, deviennent des expériences tout court, avec des résultats qui parfois chamboulent tout… 83. A. Kojève, L’idée du déterminisme…, op. cit., pp. 158-174. 84. Lequel rapporte l’anecdote, citée par F. Lurçat, Niels Bohr, op. cit., pp. 165-166. Un nouvel esprit scientifique, p. 56 réponses dissemblables à la même question. On ne pouvait plus employer ce verbe si commun et si décisif — « être » — sans savoir qu’il était devenu ambigu en physique, et non plus seulement en métaphysique. La question du sujet prenait donc un relief inattendu. Dans le paradigme classique, le sujet de la connaissance était bien sûr requis, ne serait-ce que pour soutenir l’idée d’un déterminisme et d’une causalité. Prédire que quelque chose « va avoir lieu » revient à mettre en scène un sujet. Comme le commentait judicieusement Kojève : « [L’expression « monde déterminé » caractérise] non pas la nature de l’être ou du devenir du monde en tant que tels, mais la manière dont cet être ou ce devenir est ou peut être donné à un sujet limité dans le temps85 ». La physique classique se donnait donc un sujet qui, depuis la fracture galiléenne, tendait à se confondre avec la forme géométrique d’un système de coordonnées. L’« intelligence » mise plus tard en jeu par Laplace dans son Système du Monde ajoutait une précision sur le rapport réalité mathématique/réalité physique — l’un des grands mystères du paradigme classique, très prompt à les identifier sans en avoir les moyens. Cette intelligence était en effet supposée pouvoir faire des mesures ponctuellement exactes de l’ensemble des paramètres du système étudié, de sorte qu’étant aussi en possession des lois d’évolution du système, elle pouvait en calculer les états à n’importe quel moment passé ou futur (c’était précisément cette intelligence que le principe d’incertitude mettait en défaut). Elle était donc, à l’instant de la mesure, le lieu d’une identification de l’espace géométrique et de l’espace physique, ou du moins d’une identification asymptotique puisque les imprécisions que l’on savait attachées à toute mesure étaient considérées, en accord avec le modèle du calcul infinitésimal, comme pouvant être indéfiniment réduites — sans être jamais égales à zéro86. Par la suite, après ce point de quasi jonction du monde symbolique (les lois d’évolution du système) et du monde réel (les objets mesurés), le système physique ainsi cartographié pouvait évoluer de manière déterministe, et même causaliste. Que devenait un tel sujet une fois placé devant les apories de la mesure dans le monde quantique ? Il ne disparaissait certes pas — et il faudra revenir sur cet avachissement mental qui consiste à voir dans la complémentarité bohrienne un renvoi aux oubliettes de l’opposition sujet/objet —, mais il se trouvait véritablement transmué. On vient de voir que l’expérimentateur, pour donner des résultats non ambigus, devait rendre clair à son public ce qu’il fallait entendre par « système observant » et « système observé », puisque la « coupure », le cut, dépendait pour finir de lui. S’il y a donc bien toujours un sujet permettant de penser l’existence d’un objet à travers la confrontation et l’interaction réelle entre les deux systèmes, comment le situer dans 85. A. Kojève, L’idée du déterminisme…, op. cit, p. 54. 86 . Tout ceci était en accord avec la conception newtonienne de l’« espace absolu », hors d’atteinte par définition, mais cependant indéfiniment (asymptomatiquement) approchable. Cf. G. Le Gaufey, L’éviction de l’origine, op. cit., pp. 38-53. Un nouvel esprit scientifique, p. 57 ce nouveau montage ? Ce sujet, soutient Kojève, « n’est donc pas un esprit pur situé en dehors du monde, mais une entité inséparablement liée au monde qu’elle connaît. En un mot, c’est un sujet physique87 ». Non bien sûr qu’il faille y voir un sujet particulier : il s’agit de science, et ce sujet est le lieu d’une substitution toujours possible concernant les individus. S’il est devenu « physique », c’est plutôt que le lien de représentation qui continue de le fonder a reculé d’un cran : ce nouveau sujet n’est plus seulement celui pour qui les représentations représentent l’« objet » (à travers son système observant), mais bien ce qui est représenté (par son appareil de mesure, auprès de l’« objet »). Kojève se permettait d’être explicite sur ce point dès son texte de 1932 : Le sujet n’est un sujet physique qu’en tant qu’il est représenté par un système d’entités physiques, mais ce système n’est un système observant qu’en tant qu’il représente un sujet. Sujet et système observant sont donc inséparables, et l’interaction entre système observant et système observé est en fin de compte une interaction entre le sujet connaissant et l’objet connu88. Quelle différence, dans ces conditions, entre une lunette galiléenne braquée sur les satellites de Jupiter et un microscope à la Heisenberg, mesurant le recul d’un électron ? Pratiquement aucune, sinon que ce n’est pas le même sujet qui est « derrière », et conséquemment, pas tout à fait le même objet qui est devant. Dans les deux cas, il y a bien un système observant sans lequel il n’y aurait strictement rien à voir ; mais dans le premier, personne n’imagine la moindre perturbation de l’objet, alors que personne ne peut l’ignorer dans le second. Cette interaction implique le sujet de façon nouvelle dans la coupure entre les deux systèmes ; il va, comme l’ancien, lire les résultats de la mesure (il est donc aussi abstrait que son prédécesseur), mais il ne pourra plus ignorer qu’il a dû décider de ce qu’il y avait à mesurer89 (et en ce sens il mérite le qualificatif, un peu abusif, de sujet physique). C’est cela qui devait amener Bohr à redéfinir, aux environs de 1935, ce qu’il fallait continuer d’appeler un « phénomène » en physique quantique. Il proposa alors d’inclure systématiquement dans la description de quelque élément atomique que ce fût celle du dispositif par lequel on était parvenu à isoler cet élément. Le lien si rapide, qui faisait passer antérieurement du phénomène à l’« objet » en dispensant de rendre compte de l’appareil d’observation, imposait maintenant une chicane systématique, à défaut de quoi le terme « objet » devenait lui-même ambigu, contaminant la consistance même du discours physicien. Heisenberg, qui partagea très tôt (et tout sa vie) les soucis élaborés dans la compagnie de Bohr, écrivait par exemple dès 1927 : 87. A. Kojève, L’idée du déterminisme…, op. cit., p. 165. 88. Ibid., p. 167. 89 . Il faut ici écarter l’objection selon laquelle l’observateur galiléen a lui aussi « choisi » de regarder les satellites. Tout observateur définit un cadre d’observation ; mais pas tout observateur n’entre avec son objet dans un contact susceptible de modifier et l’objet et lui-même. Un nouvel esprit scientifique, p. 58 Si l’on veut préciser ce qu’il faut entendre par l’expression « position d’un objet », par exemple pour un électron (relativement à un référentiel donné), alors on doit indiquer des expériences déterminées à l’aide desquelles on penser mesurer la « position de l’électron » ; autrement cette expression n’a aucun sens90. Parler de position de l’électron sans dire comment on va la mesurer n’a aucun sens parce que le concept même d’une « existence » que l’on prêterait alors silencieusement à l’électron hors mesure, suppose précisément un hic et nunc là même où l’on sait ne pouvoir en déterminer aucun avec exactitude. Tant que la position de l’électron n’est pas en train d’être mesurée comme ça et pas autrement, on ne saura jamais si elle « existe » ou pas, au sens où on ne saura alors la calculer que de façon strictement probabiliste. Ce n’est donc plus le phénomène qui ne livre qu’une des faces de l’objet — comme la lune dont personne ne doutait, avant même qu’on allât en faire le tour, qu’elle possédât bien une face cachée — mais l’objet lui-même qui marque le pas : dans sa limitation nouvelle et explicite, et à l’échelle quantique réglée par la constante de Planck, le phénomène dit tout ce qui peut être dit de l’objet. Il n’y a pas à rêver, selon Bohr, d’un « plus » de complétude, sinon à garder la nostalgie de l’univers classique dans lequel l’objet était toujours ontiquement plus riche que le phénomène qu’il autorisait comme un simple « apparaître » circonstanciel. Qui aurait osé, auparavant, réduire aussi abruptement un objet à son épiphanie ? Sûrement pas celui qui interdisait au Lord de jouer aux dès ! C’est ici, sur son versant ontique, que l’« interprétation de Copenhague » choque le plus le sens commun. Quel sens peut-il y avoir, en effet, à prétendre qu’il n’y a pas de sens à parler de l’« existence » d’un objet quand on cesse de l’observer, alors même qu’on se propose de l’observer plus d’une fois91 ? Pour l’approcher, on ne peut, une nouvelle fois, que se livrer aux images, car ni les équations ni les concepts épurés ne dévoileront à eux seuls la difficulté. Soit donc le problème connu sous le nom de « réduction du paquet d’onde » : puisque les partisans de la théorie ondulatoire ne pouvaient pas non plus ignorer les faits strictement quantiques (effet photoélectrique, effet Compton, etc.), ils proposèrent de considérer que lorsqu’on observait une onde, dans le temps même de l’observation, cette onde se « réduisait » à un corpuscule. Comment opérait-elle ce prodige ? Nul ne le savait. Mais pour en rendre compte, l’« analogie » suivante servait d’appui : un sous-marin croise dans une eau noire et impénétrable. De temps en temps, il est obligé de faire surface. A ce moment là, un observateur 90. Cité par C. Chevalley, Physique quantique…, op. cit., p. 518. Sur l’expression « ne pas avoir de sens », voici ce que Heisenberg fait dire à Bohr, lors d’une discussion sur « le sens de la vie » : « Non, dit Bohr, le sens de la vie consiste dans le fait que cela n’a pas de sens de dire que la vie n’a pas de sens. Voilà à quels abîmes nous conduit toute cette recherche de la connaissance. » W. Heisenberg, La partie et le tout, op. cit., p. 189. 91. Car il ne s’agit pas de tomber dans l’historicisme, de chercher des faits qui furent des hapax, comme le célèbre « Jean sans terre est passé par là », supposé ne plus jamais se reproduire une deuxième fois. On cherche toujours des lois. Un nouvel esprit scientifique, p. 59 aérien se trouve en posture de le voir, et de le localiser avec une parfaite exactitude. Comme le sous-marin n’effectue qu’un contact ultra-momentané avec la surface, l’observateur n’a pas le temps de mesurer sa vitesse (il n’a donc accès, comme l’observateur quantique, qu’à l’exactitude d’une des données, ici la localisation, la vitesse lui échappe). Pour avoir une idée, ne serait-ce que sur cette vitesse moyenne et sa direction, l’observateur doit donc faire d’autres observations. Dans quelles conditions va-t-il faire la suivante ? En plongeant, le sous-marin a créé sur la surface une onde qui, comme toute onde, va se développer circulairement. Invisible au regard, le sous-marin peut lui aussi aller, comme l’onde de surface, dans n’importe quelle direction. Tout ce qu’il est permis de savoir sur son prochain point d’émergence prend donc des allures statistiques : en lui supposant une vitesse v, et étant donné qu’il peut, soit aller en ligne droite selon un angle quelconque, soit tourner en rond, soit combiner les deux, au temps t + t, il risque d’apparaître en n’importe quel point d’une bande circulaire plus ou moins large centrée sur le point d’émergence antérieur. A nouveau, au moment où il fera surface, fini les probabilités : l’observateur saura avec une parfaite exactitude sa position, si bien qu’en faisant quelques hypothèses supplémentaires sur sa trajectoire intermédiaire, il pourra émettre des probabilités sur sa vitesse moyenne (dans ce cas de figure, où les localisations sont à chaque fois exactes, la vitesse reste probabilitaire). Une question se maintient alors pendante : à quoi bon soutenir que ledit sous-marin existe entre deux observations successives ? Attention ! On ne prétend pas qu’il n’existe pas ! Un tel savoir serait à proprement parler exorbitant. En posant pareille question, on se contente d’attirer l’attention sur le fait que considérer son existence en dehors des instants de mesure, loin de conforter notre rationalité comme c’était le cas dans le monde classique, ne fait qu’entretenir des ambiguïtés superflues et dangereuses en incitant à penser que le sousmarin/électron possède bien à tout moment une localisation spatio-temporelle et une vitesse données, donc à négliger le quantum d’action et le principe d’incertitude associé, dont on sait par ailleurs à quel point ils sont décisifs dans ce champ d’expériences. Qui veut soutenir à tout prix l’existence de l’objet-hors-observation doit donc ici parier, puisqu’aucune observation ne viendra dire si l’objet existe… quand on ne l’observe pas. Einstein, pour sa part, paria qu’il existait, au sens où une nouvelle théorie, plus « complète », permettrait de s’en assurer. Mais cela ne suffit pas à faire de sa position quelque chose de plus « réaliste » que celle des partisans de l’école de Copenhague qui, sachant qu’ils buttaient de façon décisive sur une donnée irréductible de l’expérimentation physicienne, se montraient prêts à modifier leur façon de penser subséquente. Les faits de limitation approchés par Bohr et mis au jour par Heisenberg leur imposaient d’affiner leur langage de description du phénomène, en en chassant les ambiguïtés incessamment liées à la croyance en un objet classique au-delà du phénomène quantique. Dans son style toujours « approché », Bohr écrivait aussi : Un nouvel esprit scientifique, p. 60 Parler, comme on le fait souvent, de la perturbation d’un phénomène par l’observation ou même de la création, par des processus de mesure, d’attributs physiques aux objets, peut en effet prêter à confusion, puisque toutes phrases semblables impliquent un écart aux conventions de base du langage qui, bien que parfois pratique par souci de brièveté, ne peut jamais être sans équivoque. Il est certainement beaucoup plus conforme à la structure et à l’interprétation du symbolisme de la mécanique quantique, ainsi qu’aux principes épistémologiques élémentaires, de réserver le mot « phénomène » à la compréhension des effets observés sous des conditions expérimentales données. Ces conditions, qui comportent l’explication des propriétés et la manipulation de tous les instruments de mesure essentiels, constituent en effet la seule base pour la définition des concepts décrivant le phénomène92. Ainsi en arrivait-on à une nouvelle définition du phénomène qui trahissait à la fois une conception différente du sujet connaissant, et une limitation essentielle de l’objet connu. Pour bien saisir la portée de cette problématique de limitation, reste à dissiper l’idée refuge selon laquelle il s’agirait d’une conception idéaliste de la connaissance, qui tiendrait exclusivement à la médiocrité de nos moyens, mentaux et expérimentaux, car tel n’est pas le cas. Le théorème de Gödel93 — qui énonce de son côté un fait de limitation propre aux systèmes formels — n’a, lui non plus, rien de psychologique, et ne peut être réduit à aucune donnée subjective. Il énonce en toute rigueur et clarté les conditions relatives à la consistance des systèmes formels égaux ou supérieurs au deuxième ordre (tous ceux qui, au-delà du calcul propositionnel, mettent en jeu la logique des classes). Il décrit au mieux certaines des propriétés intrinsèques globales de ces systèmes, et non des impasses liées à nos capacités de les concevoir. De même les limitations imposées par l’objet quantique n’imposaient en rien qu’on les lût comme des conséquences de carences techniques ou transcendantales : elles établissaient des propriétés effectives des systèmes quantiques. Kojève notait à ce propos : En précisant la connaissance dans une direction, on la rend imprécise dans l’autre, et le phénomène intégral n’est jamais connu avec précision. […] Dans ce sens, la relation de Heisenberg est l’expression physicomathématique de la thèse fondamentale du réalisme : l’être ne se réduit pas à la pensée ; une entité réelle n’est pas un concept réalisé, et le concept n’est pas l’entité moins son existence, mais il y a entre concept et réalité une différence essentielle qui les empêche de coïncider complètement94. Parce que le sujet, inévitablement en jeu, se voit désormais représenté par l’appareil de mesure qu’il met en place dans ses observations du champ quantique, son objet n’est plus rien dont il puisse penser qu’il maintient ses propriétés hors le temps de l’observation. Situation très nouvelle sur le plan épistémologique, puisque la permanence rationnelle de l’objet-hors92. Cité par C. Chevalley, Physique quantique…, op. cit., pp. 518-519. 93 . Il est troublant de noter la contemporanéité de ces « faits de limitation ». Le « second » théorème de Gödel sort en 1931, alors que la querelle de l’interprétation de Copenhague prend son envol. Ce théorème a été lui aussi l’objet de lectures très idéalistes, voire parfois spiritualistes, charmées de retrouver dans cette « incomplétude » du savoir un tremplin pour penser son « au-delà ». 94. A. Kojève, Le déterminisme…, op. cit., pp. 167-168. Un nouvel esprit scientifique, p. 61 observation de l’époque classique s’accompagnait, elle, d’une parfaite pérennité du sujet de la connaissance. Ce dernier pouvait rester pure intelligence, toujours de plain-pied avec son armada conceptuelle puisque, qu’il soit là ou pas, en train d’observer les objets ou pas, le monde physique n’en différait pas d’un iota, et donc lui non plus. Fondé dans sa certitude cartésienne, ce sujet pouvait alors s’aventurer à travers des systèmes métaphysiques fort divers sans que pût se remettre d’aucune façon en cause la consistance que lui conférait un objet existant en toute indépendance. De sorte que la logique de Port-Royal en prenait un coup central, elle qui affirmait comme une évidence première : Quand je considère un corps, l’idée que j’en ai me représente une chose ou une substance, parce que je le considère comme une chose qui subsiste par soi-même, & qui n’a point besoin d’aucun sujet pour exister95. A l’instar de cet objet parfaitement autosuffisant, l’ego cartésien, au sommet de sa mathesis universalis, n’avait lui non plus aucun besoin d’un tel alter ego objectal pour exister et durer. Dans leur parfaite indépendance réciproque, sujet et objet perduraient par principe chacun de son côté, quitte à se rencontrer de ci de là, dans l’espace et dans le temps, pour regagner ensuite leur « en soi ». Sur le terrain quantique au contraire, le sujet « représenté » et l’objet « soumis à limitations » formaient une nouvelle paire épistémologique, fort ténue cependant au regard du modèle classique qui continuait d’avoir pour lui la force du bon sens. Et c’est ainsi que, dans le temps même où un philosophe encore peu connu, Ludwig Wittgenstein, écrivait dans son Tractatus-logico-philosophicus : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire96 », par de toutes autres voies, quelques physiciens en venaient à penser la même chose dans leur champ d’expérience, s’exposant par là à un autre rapport aux langages et aux langues. II. 2. 2. L’AMBIGUÏTE RETROUVEE. VERS DE NOUVEAUX JEUX DE LANGAGE Heisenberg présentait ainsi l’apparition des questions de langage sur la table de travail du physicien quantique : Les problèmes qui nous restent à résoudre concernent de nouveau le langage plutôt que les faits, puisque c’est faire partie du concept « fait » que de pouvoir être décrit en langage ordinaire97. 95. A. Arnauld et P. Nicole, La logique ou l’art de penser, Flammarion, Paris, 1970, p. 73. 96 . L. Wittgenstein, Tractatus-logico-philosophicus, Gallimard, Paris, 1961, trad. Pierre Klossowski, p. 177. Écrit en 1918, le Tractatus reste étranger aux quanta, et surtout au principe d’incertitude. Sa description, souvent critique, de la consistance du modèle classique (en physique) se montre cependant parfois saisissante (voir par exemple 6.371, 6.372, et surtout 6.362). 97. W. Heisenberg, Physique et philosophie, op. cit., p. 237. Je souligne. Un nouvel esprit scientifique, p. 62 Cet avis reprenait directement une suggestion constante de Bohr selon laquelle il existait une profonde continuité entre le langage ordinaire et la physique classique, au point que l’appareillage mathématique qui la structurait — fort conséquent depuis le début du XVIIIe siècle, et toujours plus complexe et volumineux — ne lui faisait l’effet que d’un « raffinement », un « polissage » [Verfeinerung] du langage ordinaire. Le secret de cet accord souterrain tenait à ses yeux à leur poids ontologique commun, et s’ancrait dans le fait que le langage ordinaire exprime nos sensations, nos perceptions en nous persuadant de la réalité des objets dont elles font état. La physique classique ne lui apparaissait donc que comme un développement extrême des possibilités de ce langage ordinaire en ce que ses précisions dans l’art de la mesure et la puissance de son langage mathématique univoque ne faisaient que pousser aussi loin que possible une description de la nature depuis toujours déjà entamée par les langues naturelles. La différence entre physique classique et langue naturelle n’était donc plus dans cette perspective qu’une différence de degré, et non de nature. Cette conviction s’aboutait par ailleurs tout naturellement aux a priori kantiens selon lesquels l’espace et le temps constituent les catégories à travers lesquelles nous exprimons quoi que ce soit des expériences qu’il nous est donné de faire — des expérimentations physiques les plus sophistiquées aux plus quotidiennes et banales de nos actions. Surenchérissant sur cet aspect, Heisenberg écrivait dans le même texte que celui précédemment cité : […] le vrai problème était qu’il n’existait aucun langage dans lequel exprimer de façon cohérente la nouvelle situation [quantique]. Le langage habituel était fondé sur les anciens concepts d’espace-temps et ce langage offrait le seul moyen pour exprimer sans ambiguïté les idées sur l’organisation des expériences et sur le résultats des mesures. Or, les expériences montraient que ces anciens concepts ne pouvaient s’appliquer partout98. Une issue « scientiste » à une telle situation eût consister à chercher un nouveau langage, soigneusement épuré des ambiguïtés de l’ancien quand celui-ci prétendait parler de l’atome, de sorte qu’un nouvel ordre linguistique régnât, affin à l’objet quantique qui peuplait cette région de l’expérience. Sauf qu’encore une fois le rapport biaisé des deux paradigmes interdisait à sa façon une telle fuite en avant : pour pouvoir communiquer quoi que ce fût des expériences quantiques, il fallait en passer par un langage de description, comme de même les instruments de mesure continuaient d’être macroscopiquement régis par les lois de la physique classique, à l’intérieur d’un cadre spatio-temporel. De quelque façon qu’on retournât le problème, il paraissait exclu de se passer du cadre « objectif » ouvert par le fonctionnement normal de la langue, même si celui-ci s’avérait aussi incapable que la physique classique de prendre en charge la réalité quantique. Fatalement, certains concepts — qui n’en étaient pas moins des mots, on va revenir bientôt sur cet aspect des choses — allaient s’avérer ambigus, 98. Ibid., p. 231. Un nouvel esprit scientifique, p. 63 entre autres bien sûr ceux de vitesse, de position, etc. Toujours friand d’exemples pédagogiques, Bohr jouait du concept de « bonbons assortis » pour résumer la situation ainsi : Un petit garçon va chez l’épicier avec un sou dans sa main et demande : « Puis-je avoir un sou de bonbons assortis ? » L’épicier prend deux bonbons et les lui donne en disant : « Tiens, voilà deux bonbons. Tu pourras les assortir toi-même »99. Plus techniquement, Heisenberg faisait remarquer que si le concept de « température » est fort bien défini comme un certain niveau d’agitation des molécules, ce même concept n’a plus aucune pertinence au niveau d’une molécule seule, ni a fortiori d’un atome isolé. Ou alors il faut en redéfinir un nouveau sens, et toujours préciser ensuite si l’on parle de température au sens 1 ou au sens 2. Or la physique de l’atome n’est pas une physique « à part » puisque les découvertes qu’on peut y faire expliquent bien souvent le comportement physique de nombre d’éléments. L’unique solution qui se laisse entrevoir n’est alors rien d’autre que l’écho du lointain avis de Francis Bacon : on ne commande à la nature qu’en lui obéissant. Puisque une certaine ambiguïté conceptuelle est désormais inéliminable, pratiquons la sciemment de façon à ce qu’elle ne nous joue pas des tours à sa façon. Heisenberg en donnait la version suivante : […] on peut dire que le concept de complémentarité introduit par Bohr dans l’interprétation de la théorie atomique a encouragé les physiciens à utiliser un langage ambigu plutôt que non-ambigu, à utiliser les concepts d’une manière plutôt vague en conformité avec le principe d’incertitude, à appliquer alternativement différents concepts classiques qui mèneraient à des contradictions si on les utilisait simultanément. C’est ainsi qu’on parle d’orbites électroniques, d’ondes corpusculaires et de densité de charge, d’énergie et de quantité de mouvement, etc., sans jamais perdre conscience du fait que le domaine où peuvent s’appliquer ces concepts est très limité. Quand cet emploi vague et non systématique du langage mène à des difficultés, le physicien est forcé de se rabattre sur le schéma mathématique et sur sa corrélation sans ambiguïté avec les faits expérimentaux100. Dans l’article « Langage ordinaire » de son Glossaire, Catherine Chevalley fait remarquer l’existence chez Bohr, au-delà de ce premier présupposé qui alignait physique classique et langage ordinaire dans leur commun respect de l’espace/temps et de la causalité, d’une « seconde présupposition » qui, seule en effet, permet de comprendre qu’il ait pu ainsi s’engager en savant dans une pratique délibérément ambiguë du langage. Il n’est pas facile de qualifier cette présupposition, car elle tient à une appréciation globale des vertus synthétiques de la langue, à l’opposé de ses vertus analytiques qui, justement, la rendait affine à l’ordre classique et à sa science : parce qu’une langue naturelle porte témoignage, à sa façon, d’une 99. W. Heisenberg, Physique et philosophie, op. cit., p. 223-224. 100 . Ibid., p. 238. Ce même physicien ne peut cependant pas s’installer dans ce « schéma mathématique » en espérant en faire un camp retranché, sinon à abandonner tout espoir d’expliquer « ce qui se passe », se contentant alors de calculer des résultats expérimentaux. Il faut bien reconnaître qu’un grand nombre de physiciens quantiques s’est replié sur cette façon de faire, affinant calculs et résultats sans trop se soucier d’expliquer quoi que ce soit, transformant la physique quantique en une science dont la précision n’a d’égale que l’obscurité. Un nouvel esprit scientifique, p. 64 certaine totalité de la situation de parole où elle se profère, les ambiguïtés constantes qu’elle recèle parviennent parfois à entrer comme en vibration, pour converger vers une forme d’« harmonie » sans égale, ainsi qu’en témoigne au plus haut point le poème. Voilà la forme d’unité, à la fois floue et puissante, que Bohr avait en tête, espérant retrouver par là une certaine « objectivité », une certaine dimension de l’objet, mise à mal par le conflit irréductible de paradigmes en physique, et que sa conception de la langue lui laissait entrevoir. Cette dimension resterait malheureusement opaque si C. Chevalley n’indiquait aussi l’importance de l’œuvre de Wilhelm von Humboldt (1767-1835), pour Bohr comme pour bien d’autres de sa génération, autour des années vingt. Une lecture attentive du texte majeur de Humboldt, L’Introduction à l’œuvre sur le kavi101, convainc immédiatement de la justesse de cette intuition. Bien avant Saussure, Humboldt rejetait avec violence toute conception d’une languenomenclature, résultant d’un accord premier des mots et des choses. L’expressivité était pour lui première : « L’homme s’entoure d’un univers sonore, afin de recueillir et d’élaborer en lui l’univers des objets. […] Les rapports que l’homme entretient avec les objets sont fondamentalement et […] exclusivement réglés par la manière dont le langage les lui transmet102 ». De sorte que toute langue étant d’abord conçue comme « l’organe qui donne forme au contenu de la pensée103 », l’interaction entre « esprit » et « langue » est constante, et écarte toute idée d’une représentation directe de l’objet : « Il n’y a pas une seule espèce de représentation qui puisse être regardée comme la pure réception d’un objet déjà donné104 ». Chaque langue apporte ainsi la richesse et la singularité de son phonétisme pour donner forme et expression à des pensées qui, en retour, la travaillent et la plient continûment. Sans cesse Humboldt revient sur cette dialectique : chaque nation forge sa langue, et chaque langue forge sa nation 105 . Le phonétisme linguistique, qui fait régner dans « l’enceinte de la langue une insistante et invincible analogie », donne à chaque mot son aura singulière avec laquelle l’esprit devra nécessairement transiger. Selon l’une des nombreuses formules dont s’émaille ce texte 101. Wilhelm von Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi, et autres essais, Le Seuil, Paris, 1974, traduction et introductions de Pierre Caussat. Frère aîné du grand explorateur Alexandre von Humboldt, Wilhelm, après des études de philologie, d’histoire et de droit, se consacra aux langues, dont il devint un spécialiste reconnu. Après avoir jeté les bases de l’Université de Berlin (1810), et servi comme ambassadeur à Vienne puis à Londres, dès 1820, à 43 ans, il se retirait dans son château de Tegel où il travailla d’arrache-pied jusqu’à sa mort en 1835. « L’introduction à l’œuvre sur le kavi » se voulait une préface ambitieuse — son vrai titre n’était autre que : « La différence de construction du langage dans l’humanité, et l’influence qu’elle exerce sur le développement spirituel de l’espèce humaine ». Humboldt tenta dans cette longue préface de résumer sa conception du phénomène linguistique. Ce texte à l’écriture tendue, riche et complexe, fut publié tout de suite après la mort de son auteur, grâce à l’attention vigilante du frère explorateur, mais ce fut surtout au début de ce siècle qu’elle fut l’objet de lectures inspirées, que ce soit celle de Saussure, ou de Cassirer qui dit y avoir puisé constamment, et lui consacre des pages très fortes dans le premier volume de La philosophie des formes symboliques (pp. 103-111). 102. W. von Humboldt, Introduction…, op. cit., p. 199. 103. Ibid., p. 192. 104. Ibid., p. 194. 105. Un des grands chocs linguistiques de Humboldt fut celui du pays et de la langue basques (en 1799 et en 1801), où la puissance du lien nation/terre/langue frappe d’emblée. Un nouvel esprit scientifique, p. 65 passionné, la langue est « le sommeil de la pensée dans l’attente de l’esprit106 ». Il ne faut donc jamais oublier que le concept, aussi épuré qu’on le fasse, est aussi un mot ; ou qu’à tout le moins, aurait-on réussi, la mathématique aidant, à croire qu’on l’a retiré du phonétisme, il ne prendra sens qu’en se laissant encadrer par de plus ou moins longs fragments de langue, en se laissant ressourcer dans la langue. Cet aller-retour constant entre langue et esprit, esprit et langue, constitue dans l’argumentation de Humboldt une unité toujours en acte, qui lui fait tenir le langage, non pour une œuvre (Ergon), mais pour une activité (Energeia) au sein de laquelle la différence sujet/objet — évidemment inéliminable — ne tient que dans un constant pétrissage réciproque au sein duquel les articulations internes de la langue imposent à la fois la différenciation (dans la parole) et la communauté (dans la langue). D’une façon vibrante, il écrit : L’individualité fragmente, mais d’une manière si étonnante qu’elle éveille précisément par cette séparation le sentiment de l’unité, et qui plus est, apparaît comme le moyen de rétablir celle-ci, au moins dans l’idée. […] Car l’homme, qui en lui-même aspire profondément à cette unité et à cette totalité, aimerait dépasser les bornes de son individualité qui l’en sépare, mais pour cela, semblable au géant qui ne retrouve sa puissance qu’au contact de la terre maternelle, qui seule lui donne des forces, il doit élever son individualité par ce combat porteur d’un plus haut sens. Il fait ainsi des progrès sans cesse croissants dans une tentative en soi impossible. C’est alors que le langage lui vient en aide d’une manière véritablement merveilleuse, puisqu’il unit alors même qu’il singularise, et qu’il enferme dans l’enveloppe de la plus individuelle expression la possibilité d’une compréhension universelle. Quel que soit le moment, le lieu où il vive et la manière dont il vive, l’individu n’est qu’un fragment arraché à l’ensemble de sa race, et le langage prouve et entretient cette éternelle corrélation qui dirige les destinées des individus et l’histoire du monde107. A la manière de Kant, Humboldt considère que l’objet, l’objectif, n’est jamais ce qui est donné, mais au contraire ce qui reste toujours à conquérir, quelque chose de problématique qui ne peut prendre forme que dans un travail au sein duquel la langue — la grande absente de l’œuvre kantienne — se taille la part du lion. Seule la communauté linguistique permet, aux yeux de Humboldt, de créer des consensus grâce auxquels l’accord peut se faire entre des sujets singuliers à propos des objets que visent leurs représentations. Dans ce travail incessant de la langue, le concept est l’instrument-clef, mais il ne parvient à ses fins que pour autant qu’il est un mot : Le mot qui, seul, fait du concept un individu du monde de la pensée, intervient de façon importante et la définition qui accueille l’idée la tient aussi prisonnière dans certaines limites. […] Grâce à la dépendance réciproque du mot et de la pensée, il devient clair que les langues ne sont pas véritablement le moyen d’exposer la vérité déjà connue, mais plutôt de découvrir la vérité auparavant cachée. Ce qui distingue les langues, ce 106. W. von Humboldt, Introduction…, op. cit., p. 202. 107. Cité par E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, op. cit., tome I, p. 105. Un nouvel esprit scientifique, p. 66 ne sont pas les sons et les signes, mais les visions du monde ellesmêmes108. Parce que ceux qui partagent la même langue sont pris, bien au-delà de ce qu’ils imaginent, dans cette vision du monde qui s’empare d’eux, ils vibrent à l’unisson — serait-ce au sein des plus violents désaccords : Si les hommes se comprennent, ce n’est pas parce qu’ils se remettent en mains propres des signes indicatifs des objets, ni parce qu’ils se déterminent mutuellement à produire exactement le même concept : c’est parce qu’ils s’invitent mutuellement à effleurer le même maillon de la chaîne de leurs représentations sensibles et de leurs productions conceptuelles internes, c’est parce qu’ils frappent la même touche de leur instrument spirituel, ce qui déclenche en chacun des interlocuteurs des concepts qui se correspondent sans être exactement les mêmes. C’est au prix de ces limites et de ces divergences qu’ils se mettent à converger ensemble vers le même mot109. Voilà qui était de nature à convenir merveilleusement à Niels Bohr, et dont on peut parier avec C. Chevalley qu’il a lu ce texte, vu ses liens avec le grand linguiste danois Louis Hjelmslev et son amitié avec Harald Høffding, tous deux grands lecteurs de Humboldt. Car dans une telle perspective, l’ambiguïté — désormais impossible à éradiquer en physique — permettait à sa façon de retrouver l’objet à travers l’inévitable recours langagier. Si l’idéal frégéen d’une langue scientifique débarrassée de toute équivoque devait être abandonnée en raison des quanta, il restait possible d’envisager, à travers la conception humboldtienne de la langue, qu’un accord s’effectue entre physiciens si ceux-ci acceptaient de jouer le jeu de la complémentarité que leur proposaient Bohr et l’école de Copenhague. En se résolvant à un certain flou dans la description, en utilisant des concepts partiellement inappropriés sans leur en demander plus qu’ils ne pouvaient donner, la physique, déchirée dans sa consistance épistémologique par l’introduction des quanta, pouvait retrouver les voies d’une certaine objectivité, pouvait à nouveau prétendre « parler d’objets », comme Quine depuis le début de ce travail y appelle. Car ce flou n’est plus alors du seul ressort du physicien, peiné de ne pouvoir le réduire en deçà du seuil d’incertitude quantique ; il existe de lui-même dans la langue, au plus vif de son fonctionnement. « Tout se passe comme si, écrit Humboldt, chaque expression réverbérait autour d’elle un halo relativement indéterminé110. » Ce halo, de lui-même, ne laisse place à aucune discontinuité ; il est au contraire un élément qui autorise, par le léger discord qu’il entretient chez les locuteurs, toute une chimie de liaison. Il est comme le lieu des valences libres par lesquelles des concepts légèrement différents vont venir momentanément s’accrocher, puis se déprendre. Il est l’interstice actif où l’individu parlant vient faire jouer la langue pour la lester de sa dimension objectale, qui est toujours et d’abord une dimension 108. Toujours cité par E. Cassirer, La philosophie…, op. cit., p. 107. 109. W. von Humboldt, Introduction…, op. cit., p. 323. 110. W. von Humboldt, Introduction…, op. cit., p. 328. Un nouvel esprit scientifique, p. 67 expressive et émotive. Curieux, très curieux résultat de la physique quantique, cette science si abstraite, si abstruse, que de retrouver ainsi, sous la férule de la complémentarité bohrienne, l’énergie de la langue au cœur de la difficile constitution de ses objets. Une dernière citation de L’introduction à l’œuvre sur le kavi persuadera encore plus de l’importance de cette « deuxième présupposition » dans la démarche de Bohr : En vérité, ni dans les concepts, ni dans la langue elle-même, il n’y a place pour des éléments proprement discontinus. Mais, pour que les concepts voient leurs relations s’étendre et se ramifier, il faut que l’intériorité unifiée entre dans le jeu, que la subjectivité et l’objectivité se réfléchissent complètement l’une sur l’autre. C’est alors qu’on a le plus de chance de ne laisser échapper aucun des aspects de l’objet, et que chacune des interventions de l’objet dépose une trace, si légère soit-elle, dans la langue111. Par le mouvement qui l’anime, la langue façon Humboldt à la fois partage les impasses épistémologiques de la physique quantique, et autorise leur dépassement dialectique en ce qu’incessamment elle relance la séparation du sujet et de l’objet jusqu’à forger entre eux un étrange « sentiment d’unité », lequel en retour accueille en son sein la disparité qui va, une fois encore, les singulariser. Le physicien quantique est ainsi voué à employer des concepts, non pas approximatifs, mais d’une validité limitée afin que, les lançant dans l’échange avec ceux qui partagent son champ d’expérience, ils puissent fabriquer le sens qui les conduira du concept vers l’objet. Non plus dans une adéquation terme à terme — l’objet n’est pas, n’a jamais été un « terme » — mais dans un mouvement où le concept kantien a reconnu son appartenance à la langue, sa dépendance du « halo » qui, en rendant possible une certaine forme de tâtonnement, fait du mot une perche tendue. Qui la prend entraîne celui qui l’offre vers un peu plus de réalité quant à une référence dès lors commune. En toute rigueur, l’invention de l’objet quantique aura donc conduit à une conception de l’objet comme quelque chose de bien plus immergé dans la langue que le kantisme n’avait pu l’envisager. 111. W. von Humboldt, Introduction…, op. cit., p. 329.