Théo-logique, par Jean-Luc MARION
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THÉO-LOGIQUE
par Jean-Luc MARION.
Il convient mieux d’écrire théo-logique que théologie. Théologie, d’un seul tenant, masque déjà la difficulté,
en supposant acquise et légitimée la cohésion parfaite entre ces deux termes, Dieu (ou le divin) et le logique. En
supposant leur cohésion, théologie suppose encore plus : que l’instance logique s’empare ici de Dieu (ou du
divin), et comme dans toutes les autres sciences détermine ce qui, à chaque fois, lui devient objet. Le 
d’une science délimite son objet à partir des conditions qu’il pose à sa possibilité ; ainsi l’objet se définit par
l’ensemble des procédures qui permettent de le connaître, ou, ce qui y revient, les conditions de possibilité de
l’expérience fixent aussi bien les conditions de possibilité des objets de l’expérience. Écrire, en mesurant ou non
quel enjeu s’y joue, la théologie implique donc que, comme la géologie, la biologie ou la psychologie,
déterminent la terre, le vivant ou l’animé par leurs méthodes respectives, le  pourrait déterminer Dieu (ou
le divin) selon les décisions d’une méthode. La théologie doit-elle et peut-elle se constituer en science rigou-
reuse ? Si elle le peut et le doit, faut-il qu’elle prétende réduire ce dont elle parlerait ainsi au rang commun d’un
objet de science ? Cette première interrogation justifie que l’on rétablisse, ici, théo-logique, un trait de
désunion rend sa fragilité problématique à toute interprétation trop aisément épistémologique de la théologie.
Mais elle suscite une seconde difficulté, maintenant explicite : qui ou quoi tient lieu d’objet (ou de non-objet) au
théo-logique ? S’agit-il de  ou de  , de Dieu, des dieux, du divin, ou du sacré ? Que trahit la
possibilité même d’une confusion entre ces termes, d’autant plus étrangers qu’ils conviennent pourtant d’abord ?
Les deux interrogations se rejoignent inévitablement en une seule : les variations de puissance du logique (das
Logische, ) définissent-elles autant de visages de Dieu (ou du divin) ? Inversement, la multiplicité de
manifestations de Dieu (ou du divin) impose-t-elle des exigences au logique ? Bref, à la demande commune (et
dans certaines limites légitime) quelque chose comme Dieu peut-il être dit exister ? , répond et sans doute
préside une demande plus singulière : quel  pourrait encore dire, à chaque fois, Dieu, les dieux, le divin et
le sacré, sans immédiatement les réduire au rang d’objet déterminé par avance pour une science rigoureuse et
donc rigoureusement maîtresse des objets de son savoir ? Avec la reconduction de la théologie au théo-logique,
le poids de l’interrogation ne porte plus seulement sur l’existence que le logique concéderait à quelque chose
comme Dieu (ou les dieux) selon la figure du théo-logique, mais sur la pertinence significative que Dieu (ou les
dieux) reconnaîtrait à quelque logique (selon la figure du théo-logique). Le travail sera donc ici de dégager
l’intime connexion de ces deux interrogations, afin d’en atteindre l’unique enjeu.
I Les formes de la contradiction
Les deux termes qui se rencontrent dans le théo-logique s’affrontent constamment, parce qu’ils entrent en
rivalité mimétique pour s’approprier trois mêmes paramètres : l’intelligibilité, l’antériorité et l’amour. Loin que
ceux-ci permettent de concilier et d’organiser entre eux le logique et Dieu (ou les dieux), ils offrent l’occasion
triple d’en affiner l’incompatibilité et la contradiction. a) L’intelligibilité caractérise d’abord le , qui,
justement la produit dans les connaissances qu’il élabore ; reconduisant tangentiellement ses objets à l’évidence,
il se rend en eux égal à lui-même, et, les appropriant à eux-mêmes, il se les approprie aussi à lui (A = A).
Pourtant, Dieu (ou les dieux) prétend aussi bien à l’intelligibilité première, telle que le  croyait pouvoir
seul la confisquer. En effet, Descartes établit l’idée de Dieu comme maxime clara et distincta, maxime vera
donc, bien qu’il admette qu’elle ne peut se comprendre au même titre que les autres idées (Meditatio III, AT VII,
46, 8 et 12). Si l’idée de Dieu manifeste une telle évidence pour nous, c’est sans doute que Dieu, pour soi,
revient à lui-même en toute et originaire intelligibilité ; ou, pour le dire avec Aristote, le dieu est une connais-
sance se connaissant elle-même ( , Métaphysique A, 9, 1074 b 34) une parfaite intelligibilité
redoublée, puisque de soi. Par suite, le dieu, assurant sa transparence à soi par soi, peut se dérober au , sans
pour autant manquer à l’intelligibilité ; ainsi Apollon, selon Héraclite, « ne dit pas, ni ne dissimule, mais signifie,
      » (Fragment 93). En soi lumineux, il se dispense du  pour
imposer son intelligibilité : il se manifeste intuitivement ou s’indique indirectement, sans se constituer en objet
d’une logique. Évident en soi et à soi, sinon pour nous, Dieu (ou les dieux) peut prétendre, autant que le , à
l’intelligibilité. b) L’antériorité caractérise semble-t-il d’abord le  ; dans toute science constituée comme
telle, la méthode précède ce qu’elle rend connaissable et détermine ce qu’elle mesure, fixant en chaque domaine
du savoir d’emblée le possible et l’impossible : « Necessaria est methodus ad rerum veritatem investigandam »
(Descartes, Regulae…, IV, AT X, 371, 2-3). Cette antériorité du  devient pourtant discutable, dès que l’on
s’avise que « Dieu a le droit le plus incontestable, que le commencement se fasse avec lui » (Hegel, Science de la
Logique, éd. Lasson, t. 1, 63). Si Dieu est Dieu, par hypothèse, il faudra l’envisager comme l’inconditionné, le
commencement, l’impensable avant toute compréhension ; sa primauté précéderait, de droit, l’intelligibilité
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même. Avant toute condition, l’inconditionné s’impose, comme « id quo majus cogitari nequit » (saint Anselme,
Proslogion, II), « puissance incompréhensible » (Descartes, AT I, 146, 4, 5 ; 150, 12 ; AT VII, 110, 26), ou l’Un
« au-delà du connaître » (Plotin, Ennéades, V, 6, 6). À tout le moins, l’antériorité de la rationalité devra
composer avec l’antériorité de l’inconditionné, et leur éventuel écart, se justifier théoriquement. c) Aimer : on
ne s’étonnera pas du choix de ce troisième paramètre. En effet, si les deux premiers relèvent du logique (et sont
revendiqués par Dieu ou les dieux), le troisième semble appartenir exclusivement à Dieu (voire aux dieux), qui
aime proprement et, éventuellement, revendique l’amour. Pour s’en tenir au seul domaine de la philosophie
grecque, il semble clair que l’ caractérise le divin :    (Aristote, Métaphysique A, 7, 1072
b 3) ; en fait la pensée chrétienne maintiendra cette caractéristique : le Bien se met lui-même en mouvement par
 (Denys : «      […]      
,  , Noms Divins, IV, 10, PG 3, 708 b). Ainsi aboutirait-on à une répartition claire des rôles :
Dieu (ou les dieux) retrouverait l’antériorité selon le paramètre de l’amour (, etc.), après l’avoir perdue
selon l’intelligibilité (dévolue au seul ). Pareille répartition des termes entre l’instance théorique et
l’instance pratique reste pourtant impraticable : la philosophie en effet ne revendique pas moins l’amour que
Dieu (ou les dieux) n’exige l’intelligibilité et l’antériorité. La philosophie déploie elle aussi un authentique ,
qui lui fait aimer de désir le savoir et la sagesse amour vrai de la philosophie vraie (Platon :   
    , République, VI, 499 c). D’ailleurs la philosophie accepte
les traits fondamentaux de la religion : elle tolère qu’on meurt pour elle (Socrate, Empédocle), précisément parce
qu’elle prétend ouvrir à la béatitude (sinon toujours la donner). Le logique exige, cette fois, le paramètre dont
Dieu (ou les dieux) revendique l’exclusivité : la sagesse et son savoir s’offrent à aimer autant que des visages
divins. Cette triple rivalité mimétique condamne sans doute par avance toute tentative de conciliation sans
tension entre les deux termes du théo-logique. Même indéterminé, Dieu (ou les dieux) conteste que le logique
exerce sans partage l’intelligibilité et l’antériorité ; même dans ses figures nihilistes, la philosophie maintient sa
prétention à l’amour (de la sagesse). Cette tension peut-elle se surmonter, ou détermine-t-elle constitutivement,
le théo-logique ? La réponse à pareille question demande que, dépassant l’examen abstrait et formel, nous
analysions historiquement et conceptuellement si l’opposition s’impose absolument.
II Les fondements de l’alternative
Historiquement, l’antagonisme du théo-logique trouve un indice significatif dans une absence : le Nouveau
Testament et les Pères Apostoliques ne mentionnent jamais le terme , qui n’apparaît qu’au IIIe siècle ;
au contraire, les emplois pré-chrétiens sont nombreux. Comment expliquer cette distorsion ? Sans doute par
l’écart entre les signifiés correspondants : les chrétiens éprouvaient une complète impossibilité de reprendre la
notion traditionnelle de . Précisons l’écart entre ces acceptions.
a) Selon la détermination grecque (dont nous maintiendrons, par commodité mais non sans arbitraire,
l’unicité fictive), la  provient toujours du , comme théo-logique. Le modèle du théologien reste
Orphée, dont le chant vaut comme pleine théologie (   , Fragment 10, FVS, Diels-
Kranz, t. 1, 10). Conformément à ce modèle, reçoivent le titre de théologiens ceux qui disent les choses
supposées divines, quelles qu’elles soient (astres, genèse du monde, etc.) ; Aristote peut compter les
« physiciens » au nombre des « théologisant » (, Métaphysique A, 3, 983 b 29), parce que leur
 choisissait la nature pour y dire le divin, sans exclure le recours à d’autres figures des dieux, selon les
manifestations diverses du divin (« le plus divin d’entre les visibles »,  ,
Métaphysique, , 9, 1074 b 16) et les ressources variables du discours (selon Platon,    ,
République, II, 379 a). Lorsque saint Augustin reprend, plus tard, la définition grecque de la théologie comme
« discours ou raisonnement à propos de la divinité » (« quo verbo graeco significari intelligimus de divinitate
rationem sine sermonem », De Civitate Dei, VIII, 1), il se borne à critiquer le caractère théo-logique d’une parole
qui dit le divin selon les exigences non point du divin, mais du dire. Aussi peut-il relever (avant de les
stigmatiser) les trois théologies distinguées par Varron : theologia naturalis (des physiologues traitant de ce que
la nature offre de divin), theologia civilis (culte de la cité) et theologia fabulosa (les dieux tels que les imaginent
les poètes) ; la critique de l’irrévérence de cette dernière dénote seulement leur point commun à toutes trois : le
langage y détermine le divin, en autant de figures qu’il peut en fixer d’expériences. Si, selon Pascal, « les poètes
ont fait cent diverses théologies » (Pensées, § 281, Br. 613), c’est que la parole des poètes (donc aussi des autres
« théologiens »), normait la manifestation des dieux.
b) Selon la détermination chrétienne, au contraire, l’inévitable régence de  par le  se corrige et
s’équilibre par la régence en retour du  par  ; ou encore, l’inesquivable emprise de l’énonciateur sur
les termes de son énoncé s’inverse, parce que, dans le cas unique du Christ, l’énoncé énonce Celui qui s’énonce
lui-même originairement et, comme Verbe, précède son énonciateur. L’énonciateur (le chrétien) ne parle donc à
propos de Dieu que parce qu’il parle d’abord à partir de Dieu et de Dieu tel qu’il s’énonce lui-même de lui-
même en son Verbe. En reprochant aux Grecs de « ne pas juger digne d’eux d’apprendre de Dieu les choses à
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propos de Dieu (      ) », mais de préférer « en parler chacun à partir
de soi () » (Supplique VII, 2, P.G.6, 904 b), Athénagore d’Athènes fixa remarquablement ce
renversement de l’essence du théo-logique. Plus tard, Grégoire de Naziance devait le retrouver, renvoyant son
interlocuteur arien à « un théologien plus puissant que toi, notre Sauveur » (Orationes XXXI, 8, PG.35, 141
b). À propos de doit se redoubler par à partir de, et le trait passer du théo-logique au théo-logique, suivant la
« sagesse [venue] à nous à partir de Dieu (    ) » (I Corinthiens 1, 30) posée par
saint Paul. Pareil renversement présuppose évidemment que Dieu se dise lui-même de lui-même, plus qu’il ne se
laisse dire par les mortels. Dieu ne peut se dire lui-même que s’il s’incarne en personne et se manifeste en
paroles ; mais cette manifestation elle-même ne dit absolument Dieu, que si Dieu s’y incarne comme tel, donc
que s’il se dit et peut se manifester en lui-même sans reste et absolument bref se nomme aussi Verbe. Le théo-
logique ne sacrifie pas l’instance logique en la soumettant à Dieu, puisque Dieu même, intrinsèquement, se dit et
se nomme mieux a nom Verbe. « Dieu étant Verbe,    », dit Origène, commentant le Prologue de
l’Évangile selon saint Jean (Fragment 1, GCS, Bd.4, éd. E. Preuschen, p. 483 sq.). Si le moment logique se
trouve absolument repris par l’absolu du Verbe (), la théologie, chrétienne parce que rendue possible par
le Christ, ne souffre d’aucune des limitations que son ignorance impose à la théologie grecque : le  ne reste
pas en retrait du divin et de ses figures multiples, puisqu’il s’identifie désormais à un Dieu fait parole de soi. La
limitation, si elle intervient, ne concernera donc plus la pertinence du  (qui provient désormais de Dieu,
donc lui convient), mais la réceptivité des hommes qui l’entendent (et dont, par origine, le  outrepasse les
mesures). L’exercice de la  par Dieu même, comme  fait personne en chair, suscite une obscurité
exactement proportionnelle à l’évidence de sa manifestation. La mise en croix du Verbe accomplit, en un
paradoxe inéluctable, l’assomption par Dieu, comme , de son propre  ; la performance du théo-
logique expose Dieu comme tel à la mise à mort de son . En ce silence, le Verbe crucifié dit Dieu à partir
de lui-même : non seulement le verbe apostolique dit la croix (o    : I Corinthiens 1, 18),
mais la croix dit, par excellence, tout théo-logie, car « la croix devient théologienne ( ) à
ceux qui la regardent, en montrant la puissance omnipotente de celui qu’elle porte » (Grégoire de Nysse, Sur la
résurrection du Christ, Discours, 1, PG.46, 625 ab). Les deux acceptions de la  s’opposent donc
historiquement assez nettement pour confirmer la tension interne que nous avons décelée dans le concept même
du théo-logique : ou bien il s’agit de parler à propos de Dieu (ou des dieux et du divin), à partir d’un 
supposé d’emblée nôtre, en sorte que tout ce qui sera dit le sera à partir de notre site (théo-logique) ; ou bien il
s’agit de parler à partir de Dieu, en le laissant d’abord se dire lui-même selon et comme son propre , pour,
ensuite, en notre logique, imiter sa manifestation (théo-logique).
Nous n’avons ainsi qu’historiquement esquissé les figures que provoque la tension antagoniste du théo-
logique avec lui-même. Reste à les établir plus nettement sur des exemples conceptuels. Entre autres figures
significatives, l’alternative pourrait se formuler ainsi : ou bien Malebranche, ou bien Pascal. Entre ces deux
penseurs, contemporains, catholiques et apologistes, la différence ne tient pas à l’intention : il s’agit dans les
deux cas d’établir l’existence de Dieu et d’y faire croire ; elle ne tient pas non plus à la voie privilégiée : dans les
deux cas, le Verbe lui-même prend la parole en une prosopopée essentielle ; pourtant la différence va jusqu’à la
contradiction.
a) Selon Malebranche, le Verbe prend la parole en personne ; s’agit-il pour autant d’une théo-logie ? Un
indice retient de le conclure : Malebranche tient pour équivalentes la métaphysique et la religion (Méditations
chrétiennes et métaphysiques, Entretiens sur la métaphysique et la religion, etc.) ; il esquive donc (ou ignore) la
possibilité me d’un écart entre le théo-logique et le théo-logique, en se proposant d’emblée le projet d’un
« théologien raisonnable » (Œuvres Complètes, VIII-IX, 632), la « Raison » détermine la théologie. En effet,
si le Verbe parle en personne, il parle en vertu d’un artifice rhétorique qu’avoue ingénuement Malebranche :
« Comme je suis convaincu que le Verbe éternel est la Raison universelle de tous les esprits (…), je crois devoir
le faire parler dans ces ditations comme le véritable maître » (Œuvres Complètes, X, 7). La violence
théorique ne tient pas seulement à la manipulation du Verbe censément éternel et infini par un verbe fini et con-
tingent ; il tient surtout à l’identification sans prudence ni démonstration du Verbe à la « Raison universelle ».
Car Malebranche comprend cette raison elle-même comme l’ordre et la mesure qui, depuis Descartes, assurent la
Mathesis Universalis et s’accompliront métaphysiquement dans le principe de raison suffisante ; à titre de
« Raison universelle », le Verbe devient l’officier de la raison suffisante, qui le résume d’autant mieux qu’elle
devient, par lui, une règle infrangible pour le Père (Dieu) lui-même : « Sagesse du Père (…) qui rendez sage
les créatures et même le Créateur » (Œuvres Complètes, X, 9). Le Verbe, réduit à l’emploi de « Raison », ne
parle qu’à partir de l’ordre ; aux ordres de l’ordre, le Verbe ne proclame plus que la mise en ordre de tout étant,
Dieu aussi bien que les créatures, univoquement : « Je suis l’ordre, la règle, la loi immuable et nécessaire de
Dieu mon Père et de tous les esprits créés » (Œuvres Complètes, X, 38). Le Verbe n’accomplit pas la volonté du
Père, mais impose l’ordre au Père comme aux hommes, car « … l’ordre est à l’égard de Dieu une loi dont il ne se
dispense jamais » (ibid., 76). Suivant une telle acception du , Malebranche ne peut construire qu’une
théologie radicalement théo-logique : Dieu se dit selon la mesure de l’ordre, en sorte que la raison le dit en le
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déterminant métaphysiquement. La primauté de « l’amour de l’ordre » conduira ainsi Malebranche à
réinterpréter philosophiquement les plus décisifs des thèmes du christianisme (christologie, trinité, rédemption et
grâce, etc.), en aboutissant à chaque fois à des thèses qui frôlent l’hérésie, voire y sombrent. En effet, au 
ne se substituait pas seulement le Verbe, mais au Verbe succédait la « Raison universelle ». La rationalité com-
mune et univoque s’emparait ainsi, comme d’un objet parmi d’autres, de Dieu.
b) Selon Pascal au contraire, « Dieu parle bien de Dieu » (Pensées, § 303/Brunschvicg, 799). La
formule revient au principe d’Athénagore d’Athènes : rien ne peut se dire à propos de Dieu qui ne se dise
d’abord à partir de Dieu. Une conséquence s’en déduit aussitôt : en ce qui concerne Dieu, les conditions de la
logique et du discours devront subir une modification radicale, voire un renversement ; la logique
(métaphysique) du discours devra se laisser réinterpréter ; ou encore, « Se moquer de la philosophie c’est
vraiment philosopher » 513/B.4). Se moquer de la philosophie cette formule, énigmatique plus encore que
provocatrice, désigne certaines mutations de la logique du discours, requises quand il s’agit de Dieu. Pascal en a
esquissé plusieurs ; l’évidence, dans le cas de Dieu (se révélant de lui-me), renforce l’obscurité (et le refus),
au lieu que, dans la logique du discours scientifique, elle élimine l’obscurité, le doute et l’incertitude. Et encore :
tandis que la certitude scientifique s’appuie sur la certitude antérieure de l’ego qui en rend possibles les
représentations, pour la certitude qui touche à Dieu, lego devient « haïssable » comme une manière d’obstacle
épistémologique. Ces déplacements et d’autres attestent que les conditions d’exercice de la logique du
discours se modifient profondément selon qu’il s’agit, ou non, de Dieu. Bien plus, Pascal tente, en balisant les
étapes d’une possible conversion, de faire parler son interlocuteur non plus à partir de lui-même, mais à partir de
Dieu ; plus précisément, de le faire parler en prenant le point de vue de Dieu et donc, à la fin, comme Dieu : la
transition du second au troisième ordre le marque exemplairement. Ces déplacements paradoxaux conduisent
tous à une manière de conversion de la logique du discours métaphysique, qui rend et alors seulement
possible que le Verbe prenne la parole en personne dans le texte littéraire, sans imposture. Pascal, en effet, donne
la parole au Verbe, comme Malebranche. Mais dans le Mystère de Jésus 919/B.533 et 791), au contraire de
Malebranche, Pascal ne donne la parole au Verbe qu’après lui avoir abandonné sa propre parole, en se
dépossédant des normes de la logique métaphysique ; et qu’en vue d’entendre le Verbe dire sa propre
dépossession de lui-même dans l’union au Père : « Le Père aime tout ce que je fais. » Ici, le Verbe ne développe
plus les principes métaphysiques, mais -accomplit les sentences que les Évangiles rapportent du Christ. Ainsi
le discours, qu’a travaillé le mouvement de la conversion, parvient-il, au moins en intention, à parler selon les
exigences théo-logiques. Le  se laisse réinterpréter par le , afin de s’approprier au Dieu qui ne veut
se laisser dire qu’en se disant lui-même en personne. Malebranche établit la continuité univoque entre
Dieu et la « Raison » par recours à l’ordre, Pascal manifeste la discontinuité décidée entre la charité de Dieu et
l’évidence des esprits en utilisant la hiérarchie des ordres.
L’alternative conceptuelle s’établit donc plus clairement : ou bien une théologie selon l’univocité de la rai-
son métaphysique, Dieu n’entre que comme l’objet particulier d’une science parmi d’autres
(quoiqu’excellente) ; ou bien une théologie selon la hiérarchie des ordres et l’exigence propre de Dieu, qui s’y
manifeste à partir de lui-même en modifiant radicalement les conditions du discours commun (sans les détruire).
Ou bien Malebranche, ou bien Pascal : cette formule ne doit pourtant pas masquer la pertinence intrinsèque des
deux postulations du théo-logique, que nous venons de gager. Kant aboutissait à la même dichotomie :
« Si j’entends par théologie la connaissance de l’étant suprême (Urwesen), cette connaissance procède soit de la
simple raison (theologia rationalis), soit de la révélation (revelata) » (Critique de la raison pure, A 631/B 659).
Il reprenait de la sorte une distinction déjà fermement établie par les médiévaux ; saint Thomas posait ainsi que :
« Theologia, quae ad sacram doctrinam pertinet, differt secundum genus ab illa, quae pars philosophiae
ponitur » (Summa theologica, 1, q. 1, a. 1, ad 2). Surtout, Suarez avait vulgarisé une semblable dualité du théo-
logique en posant d’une part une divina et supernaturalis theologia, qui « divino lumine principiisque a Deo
revelatis nititur » (Disputationes Metaphysicae, 1, Prooemium, Opera omnia, XXV, 1), et, d’autre part, une
naturalis theologia, qui « de Deo ac divinis rebus sermonem habet, quantum ex naturali lumine haberi
potest » (ibid., 2). Dans l’opposition suarézienne de deux théologies, il ne faut pas seulement relever qu’elles se
distribuent, comme plus tard jusque chez Kant, entre la stricte philosophie et la révélation, mais surtout que l’une
a pour office de parler de Deo, et l’autre pour vocation de parler a Deo ; ainsi, Suarez retrouve-t-il exactement
les termes de l’alternative originelle formulée par Athénagore :  / . Ainsi, de Suarez à Kant
se confirme la pertinence conceptuelle d’une double postulation du théologique, entendu soit comme discours
sur Dieu (ou les dieux) à la mesure du , (théo-logique, theologia naturalis, de Deo), soit comme discours à
partir de Dieu (se révélant) à la mesure de Dieu () (théo-logique, theologia revelata, a Deo).
III La constitution théologique du métaphysique
Cette alternative permet-elle de penser le rapport de la philosophie, en son statut métaphysique, avec le théo-
logique ? Sans doute, au moins négativement. En effet, l’opposition passe, désormais, d’abord et essentiellement,
entre une théologie qu’exerce la raison à partir d’elle-même et de l’expérience du monde, et, d’autre part, une
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théologie qu’adresse à la raison et au monde une révélation. Celle opposition de méthode précède désormais tous
les antagonismes de doctrines. Dans cet horizon, il semble aussi inévitable de situer la métaphysique dans la
posture du théo-logique que définit la théologie naturelle (ou de Deo), puisque l’on ne saurait exiger de la
rationalité métaphysique qu’elle se reconnaisse une autre origine qu’elle-même. Si Dieu entend se manifester en
métaphysique, ce ne saurait être en récusant la logique qui l’organise, mais en l’assumant jusqu’à son
accomplissement dernier au sens où Hegel n’hésitait pas à poser que « Dieu n’est pas un concept, mais le
concept » (Leçons sur la philosophie de la religion, éd. Lasson, t. III, 42). Puisque nous devons avant tout, ici,
mesurer la portée théo-logique de la philosophie en sa figure métaphysique, il convient donc d’abord de
considérer les développements purement « naturels » et non révélés du théo-logique. Bref, il faut examiner ce
que la métaphysique peut dire et atteindre de Dieu à partir de la raison autonome et de l’expérience du monde
seules. Cet examen reconduit à une question pour ainsi dire épistémologique : quel statut peut-on reconnaître, en
chaque philosophie, à une science de Dieu (ou des dieux) ?
Que Dieu, dieu ou les dieux exigent (ou permettent) une science particulière et donc qu’une théologie
devienne au sens strict possible ; que cette science nouvelle s’organise avec les autres dans un unique ensemble
du savoir c’est Aristote qui l’a établi. En examinant les « philosophies théorétiques », il infère de la dignité de
leurs domaines respectifs la hiérarchie de leurs savoirs ; ainsi, la science qui considère une nature à la fois
éternelle, séparée et immobile (le dieu précisément), méritera, plus que les sciences physique et mathématique, le
titre de « philosophie première » (Métaphysique E, 1, 1026 a 30), voire de « science première » (1026 a 29).
Dans ce contexte (sinon de la main d’Aristote) apparaît la formule de « science théologique » : 
,  ,  (K, 7, 1064 6 2-3). Ainsi la pertinence d’une science théologique
découle simplement de la recension des régions de l’étant ; l’étant divin suscite une science selon les mêmes
procédures que les étants physiques ou mathématiques provoquent les leurs : l’étant quel qu’il soit se
propose au , se définit une science correspondante. La prééminence du  dans la détermination, ou
non, d’une « science théologique », trouve une confirmation convaincante dans le stoïcisme ; en effet, sa
tripartition habituelle de la philosophie en physique, logique et éthique n’offre aucun espace à une science du
dieu, qu’étudient déjà, chacun à sa manière, les trois  retenus ; mais, il suffit que, comme le risqua
Cléanthe, l’on dédouble chacun des trois domaines, en introduisant la rhétorique à côté de la dialectique
(logique) et la politique en doublet de l’éthique, pour qu’en marge de la physique réapparaisse la théologie (
) ; la pertinence, ou non, de cette « science théologique » ne dépend pas de la reconnaissance du dieu
(ou des dieux), qui, dans les deux topiques, reste toujours indiscutable ; elle dépend seulement de l’agencement
des « parties du discours,      » (in Stoicorum Veterum Fragmenta, t. 1, 108,
11-12, d’après D. Laërce, Vies…, VII, 41). Le théo-logique prend très exactement le statut d’une science, en ce
qu’il dépend de la possibilité d’un discours autonome sur Dieu (ou les dieux), que régit, en dernière instance, le
 lui-même.
Pour qu’une telle « science théologique » mérite son titre, il ne suffit pas qu’elle satisfasse aux exigences du
 commun à toutes les sciences. Il faut encore que sa primauté, qu’elle tient de l’excellence de la « nature »
étudiée, reste compatible avec les autres sciences ; non seulement avec les sciences particulières des divers étants
particuliers (physique, mathématique, etc.), mais surtout avec la science universelle, qui étudie tous les étants
sous le rapport où ils sont précisément des étants,     (Métaphysique , 1, 1003 a 21). À cette
célèbre difficulté, Aristote répond par un renforcement de l’aporie plus que par sa solution : la « science
théologique » est « philosophie première » par excellence de la « nature » divine ; et par suite, elle est aussi
universelle,     ,      (Métaphysique E, 1, 1026
a 30-31). Comment la primauté liée à l’excellence de la « nature » peut-elle du même coup s’exercer comme
l’universalité d’une science abstractive et libre de tout étant particulier ? Aristote n’a sans doute lui-même jamais
répondu à cette question. Il n’est pas certain que ses successeurs, tant grecs que latins, soient parvenus à une
véritable réponse. me saint Thomas, pourtant considéré comme le plus équilibré et fidèle des aristotéliciens
modernes, se borne à juxtaposer, dans le même essai d’unification des figures de la science primordiale selon
Aristote, les différentes hypothèses rivales ; soit « scientia divina sine theologia, in quantum praedictas
substantias considerat » (primauté par la « nature » divine), puis la « Metaphysica, in quantum considerat ens »,
enfin la « philosophia prima, in quantum primas rerum causas considerat » (in XII libros Metaphysicorum
Expositio, Proœmium, éd. Cathala, 2). Pareille juxtaposition confirme bien que la théologie, même entendue
selon le théo-logique, ne peut s’accoupler immédiatement à la science (métaphysique ici, ontologie, plus tard) de
l’étant en tant qu’étant. Bien plus, la topique incertaine par où saint Thomas résume et transmet l’aporie
aristotélicienne, suscite immédiatement une interrogation très claire : la « science théologique » laisse-t-elle son
« objet », à savoir Dieu, entrer parmi les étants dont traite la science universelle de l’ens in quantum ens ? En
d’autres termes, la science universelle comprend-elle aussi Dieu comme son « objet » ? Cette question n’aurait
pas pu même se formuler, si l’articulation de la science première (« science théologique ») avec la science
universelle (de l’étant comme tel) avait pu se conceptualiser correctement. L’insuffisance au contraire de cette
élaboration mène (malgré le puissant effort de saint Thomas) à la position la plus « logique » : de même que
Dieu (ou les dieux) a d’abord été réduit au rang d’étant certes privilégié pour le  d’une première
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