
Théo-logique, par Jean-Luc MARION
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propos de Dieu ( ) », mais de préférer « en parler chacun à partir
de soi (’) » (Supplique VII, 2, P.G.6, 904 b), Athénagore d’Athènes fixa remarquablement ce
renversement de l’essence du théo-logique. Plus tard, Grégoire de Naziance devait le retrouver, renvoyant son
interlocuteur arien à « … un théologien plus puissant que toi, notre Sauveur » (Orationes XXXI, 8, PG.35, 141
b). À propos de doit se redoubler par à partir de, et le trait passer du théo-logique au théo-logique, suivant la
« sagesse [venue] à nous à partir de Dieu ( ) » (I Corinthiens 1, 30) posée par
saint Paul. Pareil renversement présuppose évidemment que Dieu se dise lui-même de lui-même, plus qu’il ne se
laisse dire par les mortels. Dieu ne peut se dire lui-même que s’il s’incarne en personne et se manifeste en
paroles ; mais cette manifestation elle-même ne dit absolument Dieu, que si Dieu s’y incarne comme tel, donc
que s’il se dit et peut se manifester en lui-même sans reste et absolument – bref se nomme aussi Verbe. Le théo-
logique ne sacrifie pas l’instance logique en la soumettant à Dieu, puisque Dieu même, intrinsèquement, se dit et
se nomme – mieux a nom Verbe. « Dieu étant Verbe, », dit Origène, commentant le Prologue de
l’Évangile selon saint Jean (Fragment 1, GCS, Bd.4, éd. E. Preuschen, p. 483 sq.). Si le moment logique se
trouve absolument repris par l’absolu du Verbe (), la théologie, chrétienne parce que rendue possible par
le Christ, ne souffre d’aucune des limitations que son ignorance impose à la théologie grecque : le ne reste
pas en retrait du divin et de ses figures multiples, puisqu’il s’identifie désormais à un Dieu fait parole de soi. La
limitation, si elle intervient, ne concernera donc plus la pertinence du (qui provient désormais de Dieu,
donc lui convient), mais la réceptivité des hommes qui l’entendent (et dont, par origine, le outrepasse les
mesures). L’exercice de la par Dieu même, comme fait personne en chair, suscite une obscurité
exactement proportionnelle à l’évidence de sa manifestation. La mise en croix du Verbe accomplit, en un
paradoxe inéluctable, l’assomption par Dieu, comme , de son propre ; la performance du théo-
logique expose Dieu comme tel à la mise à mort de son . En ce silence, le Verbe crucifié dit Dieu à partir
de lui-même : non seulement le verbe apostolique dit la croix (o : I Corinthiens 1, 18),
mais la croix dit, par excellence, tout théo-logie, car « … la croix devient théologienne ( ) à
ceux qui la regardent, en montrant la puissance omnipotente de celui qu’elle porte » (Grégoire de Nysse, Sur la
résurrection du Christ, Discours, 1, PG.46, 625 ab). – Les deux acceptions de la s’opposent donc
historiquement assez nettement pour confirmer la tension interne que nous avons décelée dans le concept même
du théo-logique : ou bien il s’agit de parler à propos de Dieu (ou des dieux et du divin), à partir d’un
supposé d’emblée nôtre, en sorte que tout ce qui sera dit le sera à partir de notre site (théo-logique) ; ou bien il
s’agit de parler à partir de Dieu, en le laissant d’abord se dire lui-même selon et comme son propre , pour,
ensuite, en notre logique, imiter sa manifestation (théo-logique).
Nous n’avons ainsi qu’historiquement esquissé les figures que provoque la tension antagoniste du théo-
logique avec lui-même. Reste à les établir plus nettement sur des exemples conceptuels. Entre autres figures
significatives, l’alternative pourrait se formuler ainsi : ou bien Malebranche, ou bien Pascal. Entre ces deux
penseurs, contemporains, catholiques et apologistes, la différence ne tient pas à l’intention : il s’agit dans les
deux cas d’établir l’existence de Dieu et d’y faire croire ; elle ne tient pas non plus à la voie privilégiée : dans les
deux cas, le Verbe lui-même prend la parole en une prosopopée essentielle ; pourtant la différence va jusqu’à la
contradiction.
– a) Selon Malebranche, le Verbe prend la parole en personne ; s’agit-il pour autant d’une théo-logie ? Un
indice retient de le conclure : Malebranche tient pour équivalentes la métaphysique et la religion (Méditations
chrétiennes et métaphysiques, Entretiens sur la métaphysique et la religion, etc.) ; il esquive donc (ou ignore) la
possibilité même d’un écart entre le théo-logique et le théo-logique, en se proposant d’emblée le projet d’un
« théologien raisonnable » (Œuvres Complètes, VIII-IX, 632), où la « Raison » détermine la théologie. En effet,
si le Verbe parle en personne, il parle en vertu d’un artifice rhétorique qu’avoue ingénuement Malebranche :
« Comme je suis convaincu que le Verbe éternel est la Raison universelle de tous les esprits (…), je crois devoir
le faire parler dans ces Méditations comme le véritable maître » (Œuvres Complètes, X, 7). La violence
théorique ne tient pas seulement à la manipulation du Verbe censément éternel et infini par un verbe fini et con-
tingent ; il tient surtout à l’identification sans prudence ni démonstration du Verbe à la « Raison universelle ».
Car Malebranche comprend cette raison elle-même comme l’ordre et la mesure qui, depuis Descartes, assurent la
Mathesis Universalis et s’accompliront métaphysiquement dans le principe de raison suffisante ; à titre de
« Raison universelle », le Verbe devient l’officier de la raison suffisante, qui le résume d’autant mieux qu’elle
devient, par lui, une règle infrangible pour le Père (Dieu) lui-même : « … Sagesse du Père (…) qui rendez sage
les créatures et même le Créateur » (Œuvres Complètes, X, 9). Le Verbe, réduit à l’emploi de « Raison », ne
parle qu’à partir de l’ordre ; aux ordres de l’ordre, le Verbe ne proclame plus que la mise en ordre de tout étant,
Dieu aussi bien que les créatures, univoquement : « Je suis l’ordre, la règle, la loi immuable et nécessaire de
Dieu mon Père et de tous les esprits créés » (Œuvres Complètes, X, 38). Le Verbe n’accomplit pas la volonté du
Père, mais impose l’ordre au Père comme aux hommes, car « … l’ordre est à l’égard de Dieu une loi dont il ne se
dispense jamais » (ibid., 76). Suivant une telle acception du , Malebranche ne peut construire qu’une
théologie radicalement théo-logique : Dieu se dit selon la mesure de l’ordre, en sorte que la raison le dit en le