Théo-logique, par Jean-Luc MARION [©PUF] THÉO-LOGIQUE par Jean-Luc MARION. Il convient mieux d’écrire théo-logique que théologie. Théologie, d’un seul tenant, masque déjà la difficulté, en supposant acquise et légitimée la cohésion parfaite entre ces deux termes, Dieu (ou le divin) et le logique. En supposant leur cohésion, théologie suppose encore plus : que l’instance logique s’empare ici de Dieu (ou du divin), et comme dans toutes les autres sciences détermine ce qui, à chaque fois, lui devient objet. Le d’une science délimite son objet à partir des conditions qu’il pose à sa possibilité ; ainsi l’objet se définit par l’ensemble des procédures qui permettent de le connaître, ou, ce qui y revient, les conditions de possibilité de l’expérience fixent aussi bien les conditions de possibilité des objets de l’expérience. Écrire, en mesurant ou non quel enjeu s’y joue, la théologie implique donc que, comme la géologie, la biologie ou la psychologie, déterminent la terre, le vivant ou l’animé par leurs méthodes respectives, le pourrait déterminer Dieu (ou le divin) selon les décisions d’une méthode. La théologie doit-elle et peut-elle se constituer en science rigoureuse ? Si elle le peut et le doit, faut-il qu’elle prétende réduire ce dont elle parlerait ainsi au rang commun d’un objet de science ? Cette première interrogation justifie que l’on rétablisse, ici, théo-logique, où un trait de désunion rend sa fragilité problématique à toute interprétation trop aisément épistémologique de la théologie. Mais elle suscite une seconde difficulté, maintenant explicite : qui ou quoi tient lieu d’objet (ou de non-objet) au théo-logique ? S’agit-il de ou de , de Dieu, des dieux, du divin, ou du sacré ? Que trahit la possibilité même d’une confusion entre ces termes, d’autant plus étrangers qu’ils conviennent pourtant d’abord ? Les deux interrogations se rejoignent inévitablement en une seule : les variations de puissance du logique (das Logische, ) définissent-elles autant de visages de Dieu (ou du divin) ? Inversement, la multiplicité de manifestations de Dieu (ou du divin) impose-t-elle des exigences au logique ? Bref, à la demande commune (et dans certaines limites légitime) – quelque chose comme Dieu peut-il être dit exister ? –, répond et sans doute préside une demande plus singulière : quel pourrait encore dire, à chaque fois, Dieu, les dieux, le divin et le sacré, sans immédiatement les réduire au rang d’objet déterminé par avance pour une science rigoureuse – et donc rigoureusement maîtresse des objets de son savoir ? Avec la reconduction de la théologie au théo-logique, le poids de l’interrogation ne porte plus seulement sur l’existence que le logique concéderait à quelque chose comme Dieu (ou les dieux) selon la figure du théo-logique, mais sur la pertinence significative que Dieu (ou les dieux) reconnaîtrait à quelque logique (selon la figure du théo-logique). Le travail sera donc ici de dégager l’intime connexion de ces deux interrogations, afin d’en atteindre l’unique enjeu. I – Les formes de la contradiction Les deux termes qui se rencontrent dans le théo-logique s’affrontent constamment, parce qu’ils entrent en rivalité mimétique pour s’approprier trois mêmes paramètres : l’intelligibilité, l’antériorité et l’amour. Loin que ceux-ci permettent de concilier et d’organiser entre eux le logique et Dieu (ou les dieux), ils offrent l’occasion triple d’en affiner l’incompatibilité et la contradiction. – a) L’intelligibilité caractérise d’abord le , qui, justement la produit dans les connaissances qu’il élabore ; reconduisant tangentiellement ses objets à l’évidence, il se rend en eux égal à lui-même, et, les appropriant à eux-mêmes, il se les approprie aussi à lui (A = A). Pourtant, Dieu (ou les dieux) prétend aussi bien à l’intelligibilité première, telle que le croyait pouvoir seul la confisquer. En effet, Descartes établit l’idée de Dieu comme maxime clara et distincta, maxime vera donc, bien qu’il admette qu’elle ne peut se comprendre au même titre que les autres idées (Meditatio III, AT VII, 46, 8 et 12). Si l’idée de Dieu manifeste une telle évidence pour nous, c’est sans doute que Dieu, pour soi, revient à lui-même en toute et originaire intelligibilité ; ou, pour le dire avec Aristote, le dieu est une connaissance se connaissant elle-même ( , Métaphysique A, 9, 1074 b 34) – une parfaite intelligibilité redoublée, puisque de soi. Par suite, le dieu, assurant sa transparence à soi par soi, peut se dérober au , sans pour autant manquer à l’intelligibilité ; ainsi Apollon, selon Héraclite, « ne dit pas, ni ne dissimule, mais signifie, » (Fragment 93). En soi lumineux, il se dispense du pour imposer son intelligibilité : il se manifeste intuitivement ou s’indique indirectement, sans se constituer en objet d’une logique. Évident en soi et à soi, sinon pour nous, Dieu (ou les dieux) peut prétendre, autant que le , à l’intelligibilité. – b) L’antériorité caractérise semble-t-il d’abord le ; dans toute science constituée comme telle, la méthode précède ce qu’elle rend connaissable et détermine ce qu’elle mesure, fixant en chaque domaine du savoir d’emblée le possible et l’impossible : « Necessaria est methodus ad rerum veritatem investigandam » (Descartes, Regulae…, IV, AT X, 371, 2-3). Cette antériorité du devient pourtant discutable, dès que l’on s’avise que « Dieu a le droit le plus incontestable, que le commencement se fasse avec lui » (Hegel, Science de la Logique, éd. Lasson, t. 1, 63). Si Dieu est Dieu, par hypothèse, il faudra l’envisager comme l’inconditionné, le commencement, l’impensable avant toute compréhension ; sa primauté précéderait, de droit, l’intelligibilité -1- Théo-logique, par Jean-Luc MARION [©PUF] même. Avant toute condition, l’inconditionné s’impose, comme « id quo majus cogitari nequit » (saint Anselme, Proslogion, II), « puissance incompréhensible » (Descartes, AT I, 146, 4, 5 ; 150, 12 ; AT VII, 110, 26), ou l’Un « au-delà du connaître » (Plotin, Ennéades, V, 6, 6). À tout le moins, l’antériorité de la rationalité devra composer avec l’antériorité de l’inconditionné, et leur éventuel écart, se justifier théoriquement. – c) Aimer : on ne s’étonnera pas du choix de ce troisième paramètre. En effet, si les deux premiers relèvent du logique (et sont revendiqués par Dieu ou les dieux), le troisième semble appartenir exclusivement à Dieu (voire aux dieux), qui aime proprement et, éventuellement, revendique l’amour. Pour s’en tenir au seul domaine de la philosophie grecque, il semble clair que l’ caractérise le divin : (Aristote, Métaphysique A, 7, 1072 b 3) ; en fait la pensée chrétienne maintiendra cette caractéristique : le Bien se met lui-même en mouvement par (Denys : « […] , , Noms Divins, IV, 10, PG 3, 708 b). Ainsi aboutirait-on à une répartition claire des rôles : Dieu (ou les dieux) retrouverait l’antériorité selon le paramètre de l’amour (, etc.), après l’avoir perdue selon l’intelligibilité (dévolue au seul ). Pareille répartition des termes entre l’instance théorique et l’instance pratique reste pourtant impraticable : la philosophie en effet ne revendique pas moins l’amour que Dieu (ou les dieux) n’exige l’intelligibilité et l’antériorité. La philosophie déploie elle aussi un authentique , qui lui fait aimer de désir le savoir et la sagesse – amour vrai de la philosophie vraie (Platon : , République, VI, 499 c). D’ailleurs la philosophie accepte les traits fondamentaux de la religion : elle tolère qu’on meurt pour elle (Socrate, Empédocle), précisément parce qu’elle prétend ouvrir à la béatitude (sinon toujours la donner). Le logique exige, cette fois, le paramètre dont Dieu (ou les dieux) revendique l’exclusivité : la sagesse et son savoir s’offrent à aimer autant que des visages divins. Cette triple rivalité mimétique condamne sans doute par avance toute tentative de conciliation sans tension entre les deux termes du théo-logique. Même indéterminé, Dieu (ou les dieux) conteste que le logique exerce sans partage l’intelligibilité et l’antériorité ; même dans ses figures nihilistes, la philosophie maintient sa prétention à l’amour (de la sagesse). Cette tension peut-elle se surmonter, ou détermine-t-elle constitutivement, le théo-logique ? La réponse à pareille question demande que, dépassant l’examen abstrait et formel, nous analysions historiquement et conceptuellement si l’opposition s’impose absolument. II – Les fondements de l’alternative Historiquement, l’antagonisme du théo-logique trouve un indice significatif dans une absence : le Nouveau Testament et les Pères Apostoliques ne mentionnent jamais le terme , qui n’apparaît qu’au IIIe siècle ; au contraire, les emplois pré-chrétiens sont nombreux. Comment expliquer cette distorsion ? Sans doute par l’écart entre les signifiés correspondants : les chrétiens éprouvaient une complète impossibilité de reprendre la notion traditionnelle de . Précisons l’écart entre ces acceptions. – a) Selon la détermination grecque (dont nous maintiendrons, par commodité mais non sans arbitraire, l’unicité fictive), la provient toujours du , comme théo-logique. Le modèle du théologien reste Orphée, dont le chant vaut comme pleine théologie ( , Fragment 10, FVS, DielsKranz, t. 1, 10). Conformément à ce modèle, reçoivent le titre de théologiens ceux qui disent les choses supposées divines, quelles qu’elles soient (astres, genèse du monde, etc.) ; Aristote peut compter les « physiciens » au nombre des « théologisant » (, Métaphysique A, 3, 983 b 29), parce que leur choisissait la nature pour y dire le divin, sans exclure le recours à d’autres figures des dieux, selon les manifestations diverses du divin (« le plus divin d’entre les visibles », , Métaphysique, , 9, 1074 b 16) et les ressources variables du discours (selon Platon, , République, II, 379 a). Lorsque saint Augustin reprend, plus tard, la définition grecque de la théologie comme « discours ou raisonnement à propos de la divinité » (« … quo verbo graeco significari intelligimus de divinitate rationem sine sermonem », De Civitate Dei, VIII, 1), il se borne à critiquer le caractère théo-logique d’une parole qui dit le divin selon les exigences non point du divin, mais du dire. Aussi peut-il relever (avant de les stigmatiser) les trois théologies distinguées par Varron : theologia naturalis (des physiologues traitant de ce que la nature offre de divin), theologia civilis (culte de la cité) et theologia fabulosa (les dieux tels que les imaginent les poètes) ; la critique de l’irrévérence de cette dernière dénote seulement leur point commun à toutes trois : le langage y détermine le divin, en autant de figures qu’il peut en fixer d’expériences. Si, selon Pascal, « les poètes ont fait cent diverses théologies » (Pensées, § 281, Br. 613), c’est que la parole des poètes (donc aussi des autres « théologiens »), normait la manifestation des dieux. – b) Selon la détermination chrétienne, au contraire, l’inévitable régence de par le se corrige et s’équilibre par la régence en retour du par ; ou encore, l’inesquivable emprise de l’énonciateur sur les termes de son énoncé s’inverse, parce que, dans le cas unique du Christ, l’énoncé énonce Celui qui s’énonce lui-même originairement et, comme Verbe, précède son énonciateur. L’énonciateur (le chrétien) ne parle donc à propos de Dieu que parce qu’il parle d’abord à partir de Dieu – et de Dieu tel qu’il s’énonce lui-même de luimême en son Verbe. En reprochant aux Grecs de « ne pas juger digne d’eux d’apprendre de Dieu les choses à -2- Théo-logique, par Jean-Luc MARION [©PUF] propos de Dieu ( ) », mais de préférer « en parler chacun à partir de soi (’) » (Supplique VII, 2, P.G.6, 904 b), Athénagore d’Athènes fixa remarquablement ce renversement de l’essence du théo-logique. Plus tard, Grégoire de Naziance devait le retrouver, renvoyant son interlocuteur arien à « … un théologien plus puissant que toi, notre Sauveur » (Orationes XXXI, 8, PG.35, 141 b). À propos de doit se redoubler par à partir de, et le trait passer du théo-logique au théo-logique, suivant la « sagesse [venue] à nous à partir de Dieu ( ) » (I Corinthiens 1, 30) posée par saint Paul. Pareil renversement présuppose évidemment que Dieu se dise lui-même de lui-même, plus qu’il ne se laisse dire par les mortels. Dieu ne peut se dire lui-même que s’il s’incarne en personne et se manifeste en paroles ; mais cette manifestation elle-même ne dit absolument Dieu, que si Dieu s’y incarne comme tel, donc que s’il se dit et peut se manifester en lui-même sans reste et absolument – bref se nomme aussi Verbe. Le théologique ne sacrifie pas l’instance logique en la soumettant à Dieu, puisque Dieu même, intrinsèquement, se dit et se nomme – mieux a nom Verbe. « Dieu étant Verbe, », dit Origène, commentant le Prologue de l’Évangile selon saint Jean (Fragment 1, GCS, Bd.4, éd. E. Preuschen, p. 483 sq.). Si le moment logique se trouve absolument repris par l’absolu du Verbe (), la théologie, chrétienne parce que rendue possible par le Christ, ne souffre d’aucune des limitations que son ignorance impose à la théologie grecque : le ne reste pas en retrait du divin et de ses figures multiples, puisqu’il s’identifie désormais à un Dieu fait parole de soi. La limitation, si elle intervient, ne concernera donc plus la pertinence du (qui provient désormais de Dieu, donc lui convient), mais la réceptivité des hommes qui l’entendent (et dont, par origine, le outrepasse les mesures). L’exercice de la par Dieu même, comme fait personne en chair, suscite une obscurité exactement proportionnelle à l’évidence de sa manifestation. La mise en croix du Verbe accomplit, en un paradoxe inéluctable, l’assomption par Dieu, comme , de son propre ; la performance du théologique expose Dieu comme tel à la mise à mort de son . En ce silence, le Verbe crucifié dit Dieu à partir de lui-même : non seulement le verbe apostolique dit la croix (o : I Corinthiens 1, 18), mais la croix dit, par excellence, tout théo-logie, car « … la croix devient théologienne ( ) à ceux qui la regardent, en montrant la puissance omnipotente de celui qu’elle porte » (Grégoire de Nysse, Sur la résurrection du Christ, Discours, 1, PG.46, 625 ab). – Les deux acceptions de la s’opposent donc historiquement assez nettement pour confirmer la tension interne que nous avons décelée dans le concept même du théo-logique : ou bien il s’agit de parler à propos de Dieu (ou des dieux et du divin), à partir d’un supposé d’emblée nôtre, en sorte que tout ce qui sera dit le sera à partir de notre site (théo-logique) ; ou bien il s’agit de parler à partir de Dieu, en le laissant d’abord se dire lui-même selon et comme son propre , pour, ensuite, en notre logique, imiter sa manifestation (théo-logique). Nous n’avons ainsi qu’historiquement esquissé les figures que provoque la tension antagoniste du théologique avec lui-même. Reste à les établir plus nettement sur des exemples conceptuels. Entre autres figures significatives, l’alternative pourrait se formuler ainsi : ou bien Malebranche, ou bien Pascal. Entre ces deux penseurs, contemporains, catholiques et apologistes, la différence ne tient pas à l’intention : il s’agit dans les deux cas d’établir l’existence de Dieu et d’y faire croire ; elle ne tient pas non plus à la voie privilégiée : dans les deux cas, le Verbe lui-même prend la parole en une prosopopée essentielle ; pourtant la différence va jusqu’à la contradiction. – a) Selon Malebranche, le Verbe prend la parole en personne ; s’agit-il pour autant d’une théo-logie ? Un indice retient de le conclure : Malebranche tient pour équivalentes la métaphysique et la religion (Méditations chrétiennes et métaphysiques, Entretiens sur la métaphysique et la religion, etc.) ; il esquive donc (ou ignore) la possibilité même d’un écart entre le théo-logique et le théo-logique, en se proposant d’emblée le projet d’un « théologien raisonnable » (Œuvres Complètes, VIII-IX, 632), où la « Raison » détermine la théologie. En effet, si le Verbe parle en personne, il parle en vertu d’un artifice rhétorique qu’avoue ingénuement Malebranche : « Comme je suis convaincu que le Verbe éternel est la Raison universelle de tous les esprits (…), je crois devoir le faire parler dans ces Méditations comme le véritable maître » (Œuvres Complètes, X, 7). La violence théorique ne tient pas seulement à la manipulation du Verbe censément éternel et infini par un verbe fini et contingent ; il tient surtout à l’identification sans prudence ni démonstration du Verbe à la « Raison universelle ». Car Malebranche comprend cette raison elle-même comme l’ordre et la mesure qui, depuis Descartes, assurent la Mathesis Universalis et s’accompliront métaphysiquement dans le principe de raison suffisante ; à titre de « Raison universelle », le Verbe devient l’officier de la raison suffisante, qui le résume d’autant mieux qu’elle devient, par lui, une règle infrangible pour le Père (Dieu) lui-même : « … Sagesse du Père (…) qui rendez sage les créatures et même le Créateur » (Œuvres Complètes, X, 9). Le Verbe, réduit à l’emploi de « Raison », ne parle qu’à partir de l’ordre ; aux ordres de l’ordre, le Verbe ne proclame plus que la mise en ordre de tout étant, Dieu aussi bien que les créatures, univoquement : « Je suis l’ordre, la règle, la loi immuable et nécessaire de Dieu mon Père et de tous les esprits créés » (Œuvres Complètes, X, 38). Le Verbe n’accomplit pas la volonté du Père, mais impose l’ordre au Père comme aux hommes, car « … l’ordre est à l’égard de Dieu une loi dont il ne se dispense jamais » (ibid., 76). Suivant une telle acception du , Malebranche ne peut construire qu’une théologie radicalement théo-logique : Dieu se dit selon la mesure de l’ordre, en sorte que la raison le dit en le -3- Théo-logique, par Jean-Luc MARION [©PUF] déterminant métaphysiquement. La primauté de « l’amour de l’ordre » conduira ainsi Malebranche à réinterpréter philosophiquement les plus décisifs des thèmes du christianisme (christologie, trinité, rédemption et grâce, etc.), en aboutissant à chaque fois à des thèses qui frôlent l’hérésie, voire y sombrent. En effet, au ne se substituait pas seulement le Verbe, mais au Verbe succédait la « Raison universelle ». La rationalité commune et univoque s’emparait ainsi, comme d’un objet parmi d’autres, de Dieu. – b) Selon Pascal au contraire, « … Dieu parle bien de Dieu » (Pensées, § 303/Brunschvicg, 799). La formule revient au principe d’Athénagore d’Athènes : rien ne peut se dire à propos de Dieu qui ne se dise d’abord à partir de Dieu. Une conséquence s’en déduit aussitôt : en ce qui concerne Dieu, les conditions de la logique et du discours devront subir une modification radicale, voire un renversement ; la logique (métaphysique) du discours devra se laisser réinterpréter ; ou encore, « Se moquer de la philosophie c’est vraiment philosopher » (§ 513/B.4). Se moquer de la philosophie – cette formule, énigmatique plus encore que provocatrice, désigne certaines mutations de la logique du discours, requises quand il s’agit de Dieu. Pascal en a esquissé plusieurs ; l’évidence, dans le cas de Dieu (se révélant de lui-même), renforce l’obscurité (et le refus), au lieu que, dans la logique du discours scientifique, elle élimine l’obscurité, le doute et l’incertitude. Et encore : tandis que la certitude scientifique s’appuie sur la certitude antérieure de l’ego qui en rend possibles les représentations, pour la certitude qui touche à Dieu, l’ego devient « haïssable » comme une manière d’obstacle épistémologique. Ces déplacements – et d’autres – attestent que les conditions d’exercice de la logique du discours se modifient profondément selon qu’il s’agit, ou non, de Dieu. Bien plus, Pascal tente, en balisant les étapes d’une possible conversion, de faire parler son interlocuteur non plus à partir de lui-même, mais à partir de Dieu ; plus précisément, de le faire parler en prenant le point de vue de Dieu et donc, à la fin, comme Dieu : la transition du second au troisième ordre le marque exemplairement. Ces déplacements paradoxaux conduisent tous à une manière de conversion de la logique du discours métaphysique, qui rend – et alors seulement – possible que le Verbe prenne la parole en personne dans le texte littéraire, sans imposture. Pascal, en effet, donne la parole au Verbe, comme Malebranche. Mais dans le Mystère de Jésus (§ 919/B.533 et 791), au contraire de Malebranche, Pascal ne donne la parole au Verbe qu’après lui avoir abandonné sa propre parole, en se dépossédant des normes de la logique métaphysique ; et qu’en vue d’entendre le Verbe dire sa propre dépossession de lui-même dans l’union au Père : « Le Père aime tout ce que je fais. » Ici, le Verbe ne développe plus les principes métaphysiques, mais ré-accomplit les sentences que les Évangiles rapportent du Christ. Ainsi le discours, qu’a travaillé le mouvement de la conversion, parvient-il, au moins en intention, à parler selon les exigences théo-logiques. Le se laisse réinterpréter par le , afin de s’approprier au Dieu qui ne veut se laisser dire qu’en se disant lui-même en personne. Là où Malebranche établit la continuité univoque entre Dieu et la « Raison » par recours à l’ordre, Pascal manifeste la discontinuité décidée entre la charité de Dieu et l’évidence des esprits en utilisant la hiérarchie des ordres. L’alternative conceptuelle s’établit donc plus clairement : ou bien une théologie selon l’univocité de la raison métaphysique, où Dieu n’entre que comme l’objet particulier d’une science parmi d’autres (quoiqu’excellente) ; ou bien une théologie selon la hiérarchie des ordres et l’exigence propre de Dieu, qui s’y manifeste à partir de lui-même en modifiant radicalement les conditions du discours commun (sans les détruire). Ou bien Malebranche, ou bien Pascal : cette formule ne doit pourtant pas masquer la pertinence intrinsèque des deux postulations du théo-logique, que nous venons de dégager. Kant aboutissait déjà à la même dichotomie : « Si j’entends par théologie la connaissance de l’étant suprême (Urwesen), cette connaissance procède soit de la simple raison (theologia rationalis), soit de la révélation (revelata) » (Critique de la raison pure, A 631/B 659). Il reprenait de la sorte une distinction déjà fermement établie par les médiévaux ; saint Thomas posait ainsi que : « … Theologia, quae ad sacram doctrinam pertinet, differt secundum genus ab illa, quae pars philosophiae ponitur » (Summa theologica, 1, q. 1, a. 1, ad 2). Surtout, Suarez avait vulgarisé une semblable dualité du théologique en posant d’une part une divina et supernaturalis theologia, qui « … divino lumine principiisque a Deo revelatis nititur » (Disputationes Metaphysicae, 1, Prooemium, Opera omnia, XXV, 1), et, d’autre part, une naturalis theologia, qui « … de Deo ac divinis rebus sermonem habet, quantum ex naturali lumine haberi potest » (ibid., 2). Dans l’opposition suarézienne de deux théologies, il ne faut pas seulement relever qu’elles se distribuent, comme plus tard jusque chez Kant, entre la stricte philosophie et la révélation, mais surtout que l’une a pour office de parler de Deo, et l’autre pour vocation de parler a Deo ; ainsi, Suarez retrouve-t-il exactement les termes de l’alternative originelle formulée par Athénagore : / . Ainsi, de Suarez à Kant se confirme la pertinence conceptuelle d’une double postulation du théologique, entendu soit comme discours sur Dieu (ou les dieux) à la mesure du , (théo-logique, theologia naturalis, de Deo), soit comme discours à partir de Dieu (se révélant) à la mesure de Dieu () (théo-logique, theologia revelata, a Deo). III – La constitution théologique du métaphysique Cette alternative permet-elle de penser le rapport de la philosophie, en son statut métaphysique, avec le théologique ? Sans doute, au moins négativement. En effet, l’opposition passe, désormais, d’abord et essentiellement, entre une théologie qu’exerce la raison à partir d’elle-même et de l’expérience du monde, et, d’autre part, une -4- Théo-logique, par Jean-Luc MARION [©PUF] théologie qu’adresse à la raison et au monde une révélation. Celle opposition de méthode précède désormais tous les antagonismes de doctrines. Dans cet horizon, il semble aussi inévitable de situer la métaphysique dans la posture du théo-logique que définit la théologie naturelle (ou de Deo), puisque l’on ne saurait exiger de la rationalité métaphysique qu’elle se reconnaisse une autre origine qu’elle-même. Si Dieu entend se manifester en métaphysique, ce ne saurait être en récusant la logique qui l’organise, mais en l’assumant jusqu’à son accomplissement dernier – au sens où Hegel n’hésitait pas à poser que « Dieu n’est pas un concept, mais le concept » (Leçons sur la philosophie de la religion, éd. Lasson, t. III, 42). Puisque nous devons avant tout, ici, mesurer la portée théo-logique de la philosophie en sa figure métaphysique, il convient donc d’abord de considérer les développements purement « naturels » et non révélés du théo-logique. Bref, il faut examiner ce que la métaphysique peut dire et atteindre de Dieu à partir de la raison autonome et de l’expérience du monde – seules. Cet examen reconduit à une question pour ainsi dire épistémologique : quel statut peut-on reconnaître, en chaque philosophie, à une science de Dieu (ou des dieux) ? Que Dieu, dieu ou les dieux exigent (ou permettent) une science particulière et donc qu’une théologie devienne au sens strict possible ; que cette science nouvelle s’organise avec les autres dans un unique ensemble du savoir – c’est Aristote qui l’a établi. En examinant les « philosophies théorétiques », il infère de la dignité de leurs domaines respectifs la hiérarchie de leurs savoirs ; ainsi, la science qui considère une nature à la fois éternelle, séparée et immobile (le dieu précisément), méritera, plus que les sciences physique et mathématique, le titre de « philosophie première » (Métaphysique E, 1, 1026 a 30), voire de « science première » (1026 a 29). Dans ce contexte (sinon de la main d’Aristote) apparaît la formule de « science théologique » : , , (K, 7, 1064 6 2-3). Ainsi la pertinence d’une science théologique découle simplement de la recension des régions de l’étant ; l’étant divin suscite une science selon les mêmes procédures que les étants physiques ou mathématiques provoquent les leurs : là où l’étant – quel qu’il soit – se propose au , se définit une science correspondante. La prééminence du dans la détermination, ou non, d’une « science théologique », trouve une confirmation convaincante dans le stoïcisme ; en effet, sa tripartition habituelle de la philosophie en physique, logique et éthique n’offre aucun espace à une science du dieu, qu’étudient déjà, chacun à sa manière, les trois retenus ; mais, il suffit que, comme le risqua Cléanthe, l’on dédouble chacun des trois domaines, en introduisant la rhétorique à côté de la dialectique (logique) et la politique en doublet de l’éthique, pour qu’en marge de la physique réapparaisse la théologie ( ) ; la pertinence, ou non, de cette « science théologique » ne dépend pas de la reconnaissance du dieu (ou des dieux), qui, dans les deux topiques, reste toujours indiscutable ; elle dépend seulement de l’agencement des « parties du discours, » (in Stoicorum Veterum Fragmenta, t. 1, 108, 11-12, d’après D. Laërce, Vies…, VII, 41). Le théo-logique prend très exactement le statut d’une science, en ce qu’il dépend de la possibilité d’un discours autonome sur Dieu (ou les dieux), que régit, en dernière instance, le lui-même. Pour qu’une telle « science théologique » mérite son titre, il ne suffit pas qu’elle satisfasse aux exigences du commun à toutes les sciences. Il faut encore que sa primauté, qu’elle tient de l’excellence de la « nature » étudiée, reste compatible avec les autres sciences ; non seulement avec les sciences particulières des divers étants particuliers (physique, mathématique, etc.), mais surtout avec la science universelle, qui étudie tous les étants sous le rapport où ils sont précisément des étants, (Métaphysique , 1, 1003 a 21). À cette célèbre difficulté, Aristote répond par un renforcement de l’aporie plus que par sa solution : la « science théologique » est « philosophie première » par excellence de la « nature » divine ; et par suite, elle est aussi universelle, , (Métaphysique E, 1, 1026 a 30-31). Comment la primauté liée à l’excellence de la « nature » peut-elle du même coup s’exercer comme l’universalité d’une science abstractive et libre de tout étant particulier ? Aristote n’a sans doute lui-même jamais répondu à cette question. Il n’est pas certain que ses successeurs, tant grecs que latins, soient parvenus à une véritable réponse. Même saint Thomas, pourtant considéré comme le plus équilibré et fidèle des aristotéliciens modernes, se borne à juxtaposer, dans le même essai d’unification des figures de la science primordiale selon Aristote, les différentes hypothèses rivales ; soit « … scientia divina sine theologia, in quantum praedictas substantias considerat » (primauté par la « nature » divine), puis la « Metaphysica, in quantum considerat ens », enfin la « philosophia prima, in quantum primas rerum causas considerat » (in XII libros Metaphysicorum Expositio, Proœmium, éd. Cathala, 2). Pareille juxtaposition confirme bien que la théologie, même entendue selon le théo-logique, ne peut s’accoupler immédiatement à la science (métaphysique ici, ontologie, plus tard) de l’étant en tant qu’étant. Bien plus, la topique incertaine par où saint Thomas résume et transmet l’aporie aristotélicienne, suscite immédiatement une interrogation très claire : la « science théologique » laisse-t-elle son « objet », à savoir Dieu, entrer parmi les étants dont traite la science universelle de l’ens in quantum ens ? En d’autres termes, la science universelle comprend-elle aussi Dieu comme son « objet » ? Cette question n’aurait pas pu même se formuler, si l’articulation de la science première (« science théologique ») avec la science universelle (de l’étant comme tel) avait pu se conceptualiser correctement. L’insuffisance au contraire de cette élaboration mène (malgré le puissant effort de saint Thomas) à la position la plus « logique » : de même que Dieu (ou les dieux) a d’abord été réduit au rang d’étant – certes privilégié – pour le d’une première -5- Théo-logique, par Jean-Luc MARION [©PUF] science, de même doit-il se reconduire au rang d’un étant, non privilégié, pour le d’une science universelle et sans exception, qui étudie l’étant en tant que tel. Le mouvement continu et obstiné qui, malgré toutes leurs divergences affichées, conduisit Duns Scot, Cafetan et Suarez à élaborer puis à imposer, sans exception, à Dieu même un concept d’étant, représentable, abstrait et univoque accomplit le choix le plus simple : le Dieu de la théologie métaphysique doit se soumettre à l’empire du concept d’étant, parce qu’il s’est déjà soumis au commun à toute science, et aussi parce que la s’achève dans l’élaboration d’un conceptus entis. Bref, la soumission de Dieu au concept d’étant ne fait que porter à sa perfection la sujétion originelle de Dieu (et des dieux) au , suivant le théo-logique. Dieu n’est pas plus dispensé de l’ens conceptualisé qu’il n’a été dispensé du conceptualisant : l’univocité de l’étant affecte Dieu en réponse lointaine mais peut-être nécessaire à l’univocité dont l’affectait la « science théologique ». Les conditions sont ainsi remplies, qui permettent de fixer le statut désormais théo-logique de la connaissance de Dieu dans la métaphysique. La figure en demeure assez constante à travers des formulations différentes. Trois témoins s’imposent particulièrement. – a) Suarez, qui dédouble la Sapientia (ou métaphysique au sens large) ; d’abord « … ut versatur circa ens in quantum ens et prima attributa et principia ejus, qua ratione dicitur scientia universalis et metaphysica » ; ensuite « … secundum quod versatur circa Deum et intelligentias ; et sic vocatur theologia seu scientia divina et prima philosophia » (Disputationes Metaphysicae, I, s. 3, n.9, Opera Omnia, XXV, 24). La science universelle régit Dieu, en tant qu’étant particulier, mais la science divine décide pour tous les étants, puisque celui qu’elle étudie les détermine tous par création. Les deux sciences échangent la primauté, suivant que l’exige la rationalité. – b) C. Wolff reprendra, un siècle plus tard, cette division, mais pour la compliquer et la déséquilibrer encore en faveur du théo-logique. Désormais la primauté passe de la théologie à l’ontologie, qui la régit par principes, comme une science parmi d’autres : « In Metaphysica primum locum tuetur Ontologia seu philosophia prima, secundum Cosmologia generalis, tertium Psychologia et ultimum denique Theologia naturalis » (Philosophia rationalis sine Logica, § 99, Gesammelte Werke, II/1, 1, 1983, 45). La science, qui « de Deo agit » (ibid., § 57, 29), constitue l’une des parties de la métaphysique spéciale au même titre que la cosmologie et la psychologie rationnelles, que détermine toute la métaphysique générale (l’ontologie). Pareille sujétion de la théologie envers la métaphysique générale reste encore l’horizon de – c) Kant : « Tout le système de la métaphysique contient quatre parties principales : – 1) celle de l’ontologie, – 2) celle de la physiologie rationnelle, – 3) celle de la cosmologie rationnelle, – 4) celle de la théologie rationnelle. » (Par physiologie il faut entendre, précise Kant, la physique et la psychologie rationnelles) (Critique de la raison pure, A 847/B 875). Sans doute Kant conduit-il une offensive vigoureuse contre « le nom orgueilleux d’une ontologie », à laquelle il substitue « une simple analytique de la raison pure » (Critique…, A 247/B 303) ; cette modification n’atténue en rien la dépendance de la « science théologique » envers le ; simplement, ce s’exerce au nom de la « raison pure », directement, sans la médiation d’un conceptus entis. Bien plus, cette modification permet à Kant de fixer avec la plus grande précision le système des figures théo-logiques de la « science théologique ». Soit l’alternative qui épuise la « connaissance de l’étant suprême : ou bien la théologie révélée, ou bien la théologie rationnelle (Critique…, A 631/B 659, cité supra § II), soit l’exclusion en principe de la révélation, la théologie rationnelle, seule maintenue, se déploie selon les dichotomies suivantes. La theologia rationalis se divise en théologie naturelle ou théologie transcendantale. La première admet l’existence de Dieu, mais encore la détermine « par analogie avec la nature » : ce théisme connaît donc Dieu comme « auteur du monde », soit selon la causalité naturelle (théologie physique), soit selon la causalité libre (auteur moral). La seconde – transcendantale – ne dérive au contraire l’existence de Dieu que des purs concepts transcendantaux, à titre d’ens realissimum, originarium et d’ens entium, comme l’étant qui a toute réalité, sans préciser au-delà (déisme). Cette connaissance de Dieu par concept se distingue enfin en cosmothéologie (si le point de départ tient à l’expérience en général) et (si le point de départ se borne à « de simples concepts, sans le secours de la moindre expérience ») en une « ontothéologie » (Ibid., A 632/B 660). Cette topique kantienne du théo-logique mérite le rôle normatif que nous lui accordons pour plusieurs raison. D’abord parce qu’elle fixe très complètement, en réponse à l’inauguration aristotélicienne du débat, le système de toutes les figures métaphysiquement possibles de l’ . Ensuite parce qu’elle mentionne explicitement la théologie révélée, mais comme son contradictoire, aussitôt ignoré et oublié au profit du théo-logique (qui « procède de la simple raison ») : l’accomplissement reste menacé par ce qu’exclut sa limite. Enfin parce que Kant, en annulant la théologie rationnelle en totalité (pour usage illégitime du concept de causalité au-delà des limites de l’expérience possible), marque assez combien l’entreprise du théo-logique peut, globalement, s’exposer à la discussion : la critique du logique par lui-même rejaillit d’abord et avant tout sur sa prétention à exercer le théo-logique. Enfin, parce que Kant fait ici culminer toutes les figures de la théologie rationnelle, donc toutes les possibilités que définit l’exclusion de la théologie révélée dans ce qu’il nomme ontothéologie. Sous ce néologisme, Kant entend la science de Dieu qui ne recourt qu’à de « simples concepts » pour en établir l’existence ; il s’agit donc de reconduire Dieu à l’existence par la seule puissance des concepts, donc, à la fin, du concept et de l’instance logique ; l’ontothéologie désigne donc – et ceci dès l’emploi kantien – le statut métaphysique de Dieu, autrement dit, la soumission de Dieu au théo-logique. -6- Théo-logique, par Jean-Luc MARION [©PUF] L’ontothéologie, bien qu’introduite ici par Kant (et reprise, entre autres, par Schopenhauer), doit pourtant à Heidegger sa pertinence herméneutique. Kant ne l’avait nommée qu’en la disqualifiant pour son usage illégitime de la causalité. Mais la causalité doit-elle se borner à l’expérience sensible ? Ne peut-on envisager une acception plus essentielle de la cause, que celle qui se débat entre le sensible et l’intelligible ? C’est précisément en pensant plus radicalement la causalité comme fondement, et le fondement comme toujours déjà lui-même dé- et redoublé que Heidegger a pu restaurer la notion d’onto-théo-logie, au-delà de l’ontothéologie stigmatisée par Kant. Heidegger tente ici de déterminer comment la théologie devient partie prenante de la métaphysique, autrement dit comment Dieu entre dans le jeu métaphysique. La réponse se dégage au fil directeur du fondement, tel qu’il se dédouble et se croise. Car, en toute métaphysique, une première parole, qui énonce comment l’étant est en tant qu’étant, permet de fonder tout étant et aussi l’étant par excellence ; mais, aussi bien, une seconde parole, qui énonce l’étant par excellence, permet de fonder tous les étants par cet étant privilégié. « … l’être fonde l’étant, l’étant fonde en le causant à titre d’étant par excellence l’être » (« … gründet Sein das Seiende, begründet das Seiende als Seiendste das Sein » : Identität und Differenz, 1957, p. 62). Ces deux fondations croisées définissent respectivement une ontologie et une théologie – les deux termes intervenant ici indépendamment de leur histoire lexicale. Comment, pourtant peuvent-elles se composer sans défaire ou se contredire ? Parce que l’être ni ne se confond avec l’étant, ni ne se sépare ou dispense de l’étant : l’unité de la dualité des paroles tient à la différence ontologique elle-même, que l’être, comme tel, « est » et où il se dispose, selon le dépôt de l’étant et le retrait de son néant. Les deux paroles pourtant ne s’ordonneraient pas selon la différence ontologique, si le rassemblement même qu’exerce le ne les disait pas, l’une et l’autre, à chaque fois : « Le rassemble en fondant (gründend) tout dans l’universel et rassemble en causant (begründend) tout à partir de l’unique » (ibid., 61). Ainsi la composition de l’ontologie et de la théologique résulte, dans chaque figure de la métaphysique, du double mais constant rassemblement par le ; il faut donc bien comprendre l’ontologie comme ontologique et la théologie comme le théo-logique ; il faut même composer l’une et l’autre à partir du , dont le logique intervient comme le troisième terme – ou le premier parce que le centre – de la constitution onto-théologique de la métaphysique. Entre toutes les confirmations que Heidegger apporte ainsi à la thématisation de la théologie métaphysique comme essentiellement ordonnée à l’exigence onto-théo-logique en elle, nous retiendrons deux points. – a) Dieu n’entre dans la métaphysique qu’autant que la métaphysique elle-même le réclame et – ajoutera-ton – autant qu’elle le tolère. Dieu ne remplit que le rôle d’un fonctionnaire de la causalité, du fondement et de l’origine, selon une fonction déterminée d’avance par le . Une théologie rationnelle définit moins Dieu grâce à la raison, qu’elle n’accomplit la raison par recours à Dieu. Une onto-théo-logie fixe la pensée de Dieu à la mesure de l’être de l’étant et décide de celle-ci selon la portée du qui s’y met en œuvre. Par suite, la magnificence éventuelle d’une théologie, rationnelle et métaphysique, atteste d’abord et peut-être uniquement la puissance en elle de l’instance logique, sans attester pour autant la moindre gloire divine. – b) Selon la constitution onto-théo-logique de la métaphysique, Dieu ne saurait recevoir qu’un nom, qui résume et détruit tous les autres : causa sui ; en effet, la fondation qui s’échange de l’étant par excellence à l’étant en tant que tel et retour, doit concentrer son redoublement dans l’étant qui ainsi relie l’ontologie à la théologie selon l’exigence logique – Dieu entendu comme la causa sui, qui fait seule tenir ensemble l’onto-théologie, accomplit la métaphysique : « L’être de l’étant, au sens du fondement, ne peut être fondamentalement conçu que comme causa sui. Est ainsi nommé le concept métaphysique de Dieu » (ibid., 51). Mais ce concept n’autorise et n’appelle aucun culte, aucune adoration : « Ce Dieu, l’homme ne peut ni le prier, ni lui sacrifier » (ibid., 64). Le Dieu causa sui, auquel aboutit l’onto-théo-logique où s’achève toute théologie rationnelle, se pense mais ne s’aime pas. Heidegger retrouve et renforce donc l’opposition pascalienne entre le Dieu des philosophes et des savants, d’une part, et le Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob, de l’autre (Pensées § 449 / B.556 et § 913). Ainsi surgit une nouvelle question : lorsque la métaphysique atteint onto-théo-logiquement ce qu’elle nomme Dieu, qui est – s’il est – ce qu’elle nomme par ce nom, dès lors qu’il équivaut à cet autre nom, causa sui ? Ou encore : quelle divinité glorifie encore le Dieu qui s’épuise dans une fonction fondamentalement causatrice ? Ce que l’onto-théo-logie fixe sous la figure de Dieu mérite-t-il la divinité ? IV – Les preuves et les noms L’interrogation sur la divinité du Dieu (ou des dieux), que fixe l’onto-théo-logie avec la causa sui, ouvre en fait l’espace d’un nouveau questionnement : il ne s’agit plus de déterminer le statut, dans la métaphysique, de la théologie (donc le théo-logique), mais d’identifier ce que la « science théologique » prétend atteindre sous le nom, en lui-même indéterminé de « Dieu ». Ce questionnement confirme son urgence par un trait repérable dans la plupart des démonstrations de l’existence de « Dieu » : le raisonnement désigne, à un moment ou un autre de sa chaîne logique, une solution de continuité entre le dernier ou premier concept et l’indéterminé que l’on nomme « Dieu ». L’écart paraît très visiblement au terme de la démonstration ; ainsi, lorsque Leibniz aboutit à la première cause ou raison, il lui faut encore ajouter la transition essentielle parce que non logique : « … cette dernière raison des choses est appelée Dieu » (Principes de la Nature et de la Grâce, § 8), « … et c’est ce que -7- Théo-logique, par Jean-Luc MARION [©PUF] nous appelons Dieu » (Monadologie, § 38). Par cet écart, Leibniz reste dans les traces, entre autres, de saint Thomas, qui conclut chacune des cinq viae par la transition du dernier concept (premier moteur, cause efficiente, cause de la nécessité, cause de la perfection, fin) à « Dieu ». « … hoc omnes intelligunt Deum », « … quod omnes Deum nommant », « quod omnes dicunt Deum », « … hoc dicimus Deum » (Summa Theologiae, I a, q.2, a.3). Mais l’écart paraît aussi à l’origine de la démonstration, dans la première définition de « Dieu » ; ainsi Descartes : « … Dei nomine intelligo… » (AT VII, 45, 11) ; ainsi Spinoza : « Per Deum intelligo… » (Ethica, I, déf. VI). Entre le dernier concept de la démonstration ou le premier concept de la définition d’une part, et « Dieu » de l’autre, s’ouvre un irréductible écart : comment légitimer qu’en ce concept il y aille de fait et de droit de quelque chose comme Dieu ? De quel droit la pensée finie peut-elle prétendre atteindre par un concept à Dieu ? Kant objecte avec force à toute preuve de l’existence de Dieu qu’elle ne réussit jamais à « sortir du concept » (Critique de la raison pure, A 601/B 629) ; son objection a seulement tort de supposer que la simple entrée dans l’intuition modifierait l’aporie : si une intuition (quelconque) venait remplir le concept que nous attribuons à Dieu, il resterait encore à franchir le pas le plus périlleux : légitimer cet ensemble concept/intuition comme signifiant et désignant bien Dieu. Sans doute, cette difficulté pourrait se ramener à celle, plus banale, que constitue le rapport en général entre le signe et son éventuel référent ; pourtant le cas de Dieu ne devient pas plus clair une fois rapporté à cette nouvelle formule. D’abord parce que, si l’on prétend traiter de Dieu comme d’un référent, il faudra aussitôt y voir le référent, dont l’excellence modifie sans doute de fond en comble le concept commun. Surtout parce que, si Dieu assume la fonction de référent, le processus de son établissement subira une modification radicale : autant, en effet, un référent intra-mondain peut – en principe – se certifier par expérimentation et objectivation, qu’il subit unilatéralement, autant un référent humain (l’autre, le Dasein, le vivant doué doué de ) impose déjà une expérimentation active, par la parole selon laquelle il se désigne lui-même, comme locuteur, donc aussi comme référent des paroles qui le visent et le disent ; ainsi dès l’expérience de l’autre, la transition du signe au référent complique et inverse son exigence : il s’agit de laisser un autre dire « Je suis ! ». Donc, lorsque l’écart entre signe et référent, s’il s’applique au cas de Dieu, portera à son maximum l’aporie d’une confirmation, par sa parole du référent lui-même. Autrement formulé, toute preuve de l’existence de Dieu présuppose la légitimité du concept qu’elle privilégie. D’une telle preuve, il convient de discuter, plus que l’apodicticité en général, plus que l’accès par concept à l’existence, la possibilité qu’il s’agisse bien là d’une preuve concernant Dieu, d’une existence concernant Dieu ; une telle entreprise est moins douteuse dans sa rigueur conceptuelle ou sa prétention existentielle, que dans la divinité de chacun de ses termes. La preuve ne fait pas « croire en Dieu », sans doute, mais elle-même croit qu’elle atteint quelque chose comme « Dieu » ; elle présuppose ainsi ce qu’elle prétend conclure – l’accessibilité de Dieu comme tel au . En établissant que toute preuve de l’existence de Dieu s’expose à n’atteindre qu’un Dieu supposé – que nous noterons désormais « Dieu » –, nous ne récusons pas en principe sa légitimité ; il ne s’agit pas ici de récuser le principe d’une telle démonstration, mais de fixer sa condition principale de légitimité. Et d’ailleurs, cette condition s’applique aussi rigoureusement aux démonstrations conceptuelles d’athéisme. Le même écart entre le concept et Dieu s’y creuse, sans que l’athée prétendu ne s’en avise, sauf s’il a la lucidité, par exemple, de Nietzsche : « Question : cette position panthéiste du “oui” à toutes choses est-elle rendue impossible en même temps que la morale ? Au fond, seul le Dieu moral est dépassé. Y a-t-il un sens à se représenter un Dieu “pardelà bien et mal” ? Un panthéisme serait-il possible en ce sens ? » (Fragments posthumes, 5 [71] § 7 = Wille zur Macht § 55.) L’athéisme ne nie, s’il procède rationnellement, qu’un concept de « Dieu » ; donc il ne peut jamais nier absolument Dieu, au moins comme possibilité. D’abord parce qu’il travaille sur un concept : une définition étant posée, elle se trouve récusée ; mais, par hypothèse, Dieu est infini ; donc toute définition, par nature limitée, ne permet qu’une négation elle-même limitée ; toute négation est une détermination, qui implique aussitôt son propre surpassement. Ainsi Nietzsche ne met-il qu’une définition limitée de « Dieu » (le « Dieu moral » kantien), et conclut-il aussitôt que, « par-delà » la moralité, d’autres définitions sont admissibles (dont la sienne ultime : l’éternel retour du semblable). L’athéisme conceptuel est provisoire et régional, ou il n’est pas rigoureux. Mais il faut dire plus ; parce qu’il travaille sur un concept, l’athéisme retrouve la difficulté fondamentale qui affectait les preuves : l’écart entre le signe et le référent, entre le concept et Dieu demeure, interrogé souvent, infranchissable presque toujours dans la situation théo-logique. Autrement dit, en quoi une « mort de Dieu », prouvée ou plus banalement proclamée en privilégiant comme « Dieu » tel ou tel concept métaphysiquement identifiable (substance, valeur, morale, mystique, etc.), concerne-t-elle en quelque sens que ce soit, Dieu – s’il s’en trouve un ? Nietzsche lui-même a repris du lexique biblique un terme pour qualifier les concepts ainsi utilisés comme s’ils s’exceptaient de la généalogie et de la critique pour concerner l’absolu : idoles. Les concepts de la métaphysique, particulièrement dans sa constitution onto-théo-logique, ne peuvent s’appliquer, tant positivement que négativement, à Dieu qu’en devenant des idoles, qui lui substituent – sans même le mesurer – des idoles. Que ces idoles servent à prouver l’existence de « Dieu » ou au contraire à l’exclure, ne modifie en rien deux décisions fondamentales : – a) Le concept devenu idole masque qu’il n’atteint que « Dieu », à la mesure de la représentation et de la raison sous leurs figures diverses et qu’il manque Dieu comme tel. Il s’agit donc d’un blasphème, positif ou négatif : une « parole mauvaise », que le déploie pour dissimuler l’écart infranchissable, entre le concept et Dieu. – b) Le concept devenu idole achève, tant comme -8- Théo-logique, par Jean-Luc MARION [©PUF] athéisme que comme théisme, ce que Kant nomme un « anthropomorphisme symbolique » (Prolégomènes…, § 57) : l’idolâtrie conceptuelle s’institue comme mesure antérieure de Dieu, parce qu’ainsi elle accomplit la soumission théo-logique de Dieu, par son concept supposé, au concept en général. L’équivalente idolâtrie des énoncés de la « science théologique » ne marque-t-elle que les limites essentielles du théologique, en le bornant à l’onto-théo-logie métaphysique ? Une telle disqualification n’interdit-elle pas toute approche rationnelle de la question de Dieu, renvoyant – au mieux – à un fidéisme banal, dangereux et niais ? C’est au contraire ici que pourraient se dégager les conditions formelles d’une rationalité théo-logique et pourtant non-idolâtrique. Il faut en effet remarquer que la double insuffisance des discours affirmatifs (preuves) et négatifs (athéismes) transpose dans le domaine de la métaphysique ce que la théologie chrétienne avait thématisé comme les deux premiers moments, aussi indispensables qu’insuffisants, d’un discours divin ; Denys (dit le pseudo-Denys) opposait les « théologies affirmatives » aux « théologies négatrices, » (Théologie Mystique III, P.G.a, 1032 d. sq.) ; il faut, pour tenter de dire divinement Dieu, commencer par en affirmer les « noms » (concepts) les plus parfaits, pour ensuite et aussitôt les nier, en sorte de les inclure dans la dénégation indéfinie des « noms » indignes de Dieu ; chaque concept pris dans cette double opération se trouve, en même temps et à la fois, attribué et dénié à Dieu, sans qu’aucun (même être ou Un) ne s’en excepte ni n’atteigne au calme repos d’une attribution univoque. Dieu ne se trouve ainsi marqué d’aucune indécision, puisqu’au contraire l’imprécision de chaque concept rapporté à Dieu mesure qu’il se mesure au démesuré, donc au sacré. L’affolement même de chacun des concepts face à Dieu marque sans doute sa seule posture appropriée. Le troisième moment de la , dite voie d’éminence (), ne rétablit pas, au-delà de la dénégation, une manière d’affirmation au second degré (comme certains médiévaux le laissent parfois supposer), mais désigne le devoir faire passer tout concept de l’affirmation à la dénégation (et retour), que Denys thémathise comme : toute créature requiert Dieu comme son Réquisit, sous le nom de telle ou telle perfection, qui en provient et s’en détache aussi bien. Rapporté à l’aporie du théo-logique, ce dispositif fournit une indication essentielle : un concept ne peut se référer à Dieu sans idolâtrie, que s’il dégage lui-même, en le parcourant, l’écart qui le rend définitivement inadéquat à Dieu ; il n’y parvient que s’il parcourt sa distance d’avec le Réquisit, sans jamais prétendre l’abolir ni la masquer. Par ce parcours, le concept se nie lui-même, ou plutôt n’affirme rien qu’en le niant aussi bien, en sorte qu’il ne puisse ni s’égaler ni se maîtriser ; donc il s’interdit du déterminer un « Dieu » quelconque, puisqu’au contraire il se laisse affoler par lui et, par là au moins, l’éprouve réellement. Ainsi le concept maîtrise-t-il sa propre maîtrise théo-logique en s’exposant à sa propre critique, à la mesure de ce dont il s’agit : en se défaisant de sa maîtrise, il laisse Dieu se nommer lui-même dans la rationalité affolée. Décentré et déplacé selon la distance, le concept accomplit son auto-transgression. Ainsi la thématique des noms divins, que met en œuvre la théologie mystique, pourrait se transposer en philosophie. Pareille transposition a d’ailleurs pris figure historique dans plusieurs doctrines. Nous ferons seulement mention de l’ensemble des théories de l’analogie (de saint Thomas à Kant), parce que, pour l’essentiel, elles prennent naissance dans le théo-logique. Dans le strict domaine, au contraire, du théo-logique, parmi les nombreux « noms divins » utilisés sans discrétion par l’onto-théo-logie, un au moins fait exception à l’idolâtrie commune : infini. La définition de Dieu par l’« idée d’infini » trouve sa plus haute formulation avec Descartes, où elle échappe d’ailleurs à la constitution onto-théo-logique redoublée de sa métaphysique ; elle disparaîtra ensuite du cours de la métaphysique, sous les critiques répétées du « mauvais infini ». Pourtant l’infini mérite une autre attention, puisqu’il marque par concept la transcendance de Dieu à l’égard de son propre concept ; le concept d’infini s’auto-transgresse et s’autocritique, en désignant ce qui outrepasse, négativement et affirmativement, toute définition et toute représentation : l’idea infiniti est la plus évidente et la moins imaginable, la première et la dernière conçue, « incompréhensible » et fondatrice de la rationalité, etc. ; ainsi, loin de sombrer dans l’auto-contradiction, elle impose à l’esprit qui, par elle, vise Dieu, de transgresser sans fin chacune de ses représentations, selon une ascèse intellectuelle elle-même sans fin. Aborder Dieu sous le nom de l’infini revient à en critiquer toutes les idoles conceptuelles, par un concept qui propose une méthode d’accès par éminence à l’inconceptualisable. Ainsi l’idea infiniti retrouve-t-elle l’opération qui, avec saint Anselme, faisait fonction de premier nom divin, id quo majus cogitari nequit. Traduisons : ce qui est tel que rien ne peut se penser de plus grand, donc ce qui est tel que, pour être correctement pensé, il faille sans cesse le penser comme plus grand que lui-même – ou plutôt que la pensée que nous en admettions précédemment. Le concept d’infini lui-même doit se transgresser, en dépassant ses usages scientifiques ou ontiques particuliers, pour s’offrir comme le chemin de son propre dépassement. Mais il établit ainsi que la raison théo-logique ne s’aveugle pas nécessairement dans l’idole onto-théo-logique et pratique, en un sens, elle aussi, l’usage critique et réglé des noms divins. L’histoire de la métaphysique du point de vue des noms divins reste d’ailleurs à écrire ; elle serait sans aucun doute décisive. V – L’ouverture de la donation Cet aboutissement répond certes, quoique partiellement, à l’interrogation sur la légitimité d’un discours théo-logique : cette légitimité dépend de la critique du , qui s’y exerce sur le modèle de la méthode des -9- Théo-logique, par Jean-Luc MARION [©PUF] noms divins. Mais deux autres interrogations n’ont toujours pas été abordées, alors qu’elles s’imposent avec insistance. – a) Respecte-t-on les exigences de la rationalité en ne reconnaissant comme discours valide sur Dieu que des concepts qui comprennent en eux leur auto-transgression ? Plus généralement, quels domaines de la rationalité contemporaine gardent le moindre rapport avec une telle figure du théo-logique ? – b) La question de l’être détermine essentiellement le théo-logique ; dès lors, des concepts théo-logiques peuvent-ils rompre avec la constitution onto-théo-logique et par suite avec la métaphysique comme histoire (nihiliste) de l’être ? Autrement demandé, comment, aux temps où s’achève la métaphysique, le théo-logique et donc toute théologie rationnelle ne s’obscurcissent-ils pas en une inesquivable idolâtrie ? Ces deux interrogations se recoupent d’ailleurs en une demande obligée : Dieu rencontre-t-il l’être ? En considérant bien que, ici, nous restons dans le champ décidé du théo-logique et laissant entre parenthèses le théo-logique (§ II), nous répondrons pourtant positivement. En effet, comment se pose, aujourd’hui, où, sur les marches du nihilisme, s’attend un nouveau commencement, la question de l’être ? Elle se pose comme le fait d’un don – il y a, es gibt, ça donne –, qui advient aussi bien comme un don donnant (être) que comme un don donné (étants) ; désormais les étants se manifestent non plus comme causés, produits ou voulus par un ego lui-même ininterrogé, mais comme se laissant donner à un ego désapproprié. Les étants sont en tant que donnés. Si être peut se penser, il se donnerait donc à penser comme le don donnant ; non que la donation désigne l’auteur ou l’acte de donner, puisqu’elle marque essentiellement la manière d’être des étants qui sont sur le mode de la donation ; donation indique la manière d’être des étantsdonnés. Penser l’être demande de penser que les étants ne sont qu’en tant que donnés, donc sont suivant un tremblement, un « flou », un « rendu » qui précèdent toute contingence, puisqu’ils affectent aussi bien toute nécessité. La donnée d’être sur le mode de la donation (Gegebenheit), de quelque manière que la philosophie contemporaine puisse la penser, offre l’espace où, théo-logiquement, peut se poser et même recevoir un traitement la question de Dieu (voire du divin). Sans doute faut-il marquer d’emblée, ici, une réserve : entre la donation, comme manière d’être des étants, et Dieu, la relation ne saurait intervenir directement : Dieu y prendrait la fonction d’une cause, d’un fondement ou d’un principe du don, et en réduirait la donation à une simple production ; bien plus, en s’instituant principe de la donation, Dieu lui-même s’en exclurait, donc la limiterait autant qu’il se dissimulerait hors du pensable. La donation d’ailleurs ne reste elle-même qu’en restant sans cause ni motif, au contraire de toute production. Dieu ne pourrait donc se rendre accessible par une pensée de la donation qu’en se laissant reprendre en elle, loin de s’y soustraire comme cause productrice ou comme instance simplement hors du pensable. La même difficulté resurgit dans toute interprétation de Dieu comme celui qui, dans la donation, se manifeste ; certes, il lui revient proprement de se manifester comme le manifeste par excellence ; mais il faut d’abord que la manifestation du manifeste puisse attester la donation, sans l’annuler en confisquant le sérieux de la donation jusqu’à la rendre inutile ; il conviendrait au contraire que Dieu se manifeste comme le manifeste dans et par la donation des étants selon leur être-donné, sans se confondre pourtant ni avec elle, ni avec eux. La question devient donc : comment la donation qui détermine l’étant selon l’être donné peutelle se déployer théo-logiquement ? Malgré l’extrême difficulté d’une telle interrogation, nous risquons pourtant une esquisse de réponse. La donation, qui définit les étants en leur être comme des étants-donnés, ne se limite pas à un seul mouvement, mais se déploie en trois temps. – a) La donation première du don : l’étant est en tant que donné (il y a, es gibt, ça donne, gegeben, Gegebenheit), selon toujours un tremblement qui interdit même à la Selbstgegebenheit de se comprendre autrement que comme donnée en personne, jamais comme auto-donation (concept sans doute contradictoire). – b) Mais l’étant-donné peut toujours nier ou ne plus voir la donation en lui ; il s’approprie luimême en abandonnant la donation et s’abandonnant enfin à la pure identité à soi ; il s’expose ainsi à la vanité d’un étant non-donné et subsistant (appropriation de soi, abandon à soi, vergeben, vergeblich). – c) Le don livré à l’abandon ne peut retrouver la donation et donc son être d’étant-donné que par un pardon ; le pardon doit s’entendre ici strictement â la mesure des exigences du don d’être – comme la confirmation, qui répète (redouble mais surtout retrouve) la donation à travers l’abandon ; selon le pardon, l’étant donné peut s’adonner à la donation comme à son – seul – devoir-être (Aufgabe, aufgeben). La donation donne à l’étant-donné d’être au point qu’il puisse s’abandonner à soi sans donation et doive se confirmer en s’adonnant à la donation répétée. Dieu n’intervient ici ni comme cause extérieure à la donation, ni comme étant suprême parmi les étants-donnés, mais comme le jeu qui dispense la triple dimension de la donation (don/abandon/s’adonner), parce qu’il l’exerce sans doute d’abord en soi ; « Dieu qui n’est pas, mais qui sauve le don » (Yves Bonnefoy), assure l’espace où se déploie la donation ; il donne jour à la donation elle-même, où les étants sont en tant que donnés dans leur être. Ce qui serait une manière de lire littéralement, et donc en esprit, une sentence de la Bible des Septante : « Tu aimes, en effet, tous les étants, » (Sagesse, XI, 24). Une telle esquisse de réponse ne garde un minimum de pertinence qu’à la condition de plusieurs réserves. Il est d’abord clair que l’interprétation de l’être comme donation des étants-donnés reste, malgré les convergences des plus grands phénoménologues pour l’indiquer, plus une tâche encore inaccomplie qu’un résultat reçu par tous. Il paraît ensuite évident que reste à discuter la légitimité et même la possibilité d’user d’une telle donation, pour conquérir les bases d’un discours théo-logique postérieur à et libre de la fin de la métaphysique. Enfin, il va de soi que cet - 10 - Théo-logique, par Jean-Luc MARION [©PUF] effort appartiendrait toujours à la figure théo-logique, dont le menace essentiellement d’offusquer le , qu’il prétend dire. Quelque précaution que prenne la philosophie pour rendre théo-logique sa rationalité, elle ne pourra sans doute et par principe jamais parler de Dieu à partir de lui. Toujours elle devra se savoir à l’ombre du théo-logique et y mesurer, sans forfanterie ni regret, ses affirmations non moins que ses négations. Jean-Luc MARION. - 11 -