torrent de ses remarques, souvenirs, analyses, blagues, chroniques, récits, et autres
poèmes. Même pour un maître zen chevronné, ce comportement serait accueilli
avec tiédeur. Alors dans un groupe d’ours misanthropes comme le nôtre...
Il lui arrivait de prendre de l’avance jusqu'à disparaître de notre vue, pour
ensuite se cacher derrière un rocher, nous laisser passer, et réapparaître derrière nous
à la stupeur générale. Une autre fois, nous le retrouvâmes ligoté à un arbre dans
une attitude christique (il avait payé un muletier pour l’attacher !) en nous soutenant
avoir été capturé par des brigands. Bref, de petites plaisanteries qui auraient été
drôles si elles n’avaient donné lieu par la suite à d’interminable récits du making of de
chacune .
Ce soir-là, il avait donc entrepris de doter le campement d’un équipement de
réception radio afin de nous permettre de capter le bulletin d’informations de Radio
France International. Je précise bien qu’il avait interprété très librement notre besoin -
justifié - d’informations récentes sur la situation géopolitique de la région en un
besoin irrépressible d’écouter la radio. Devant nos mine réprobatrices (mais sans
doute résignées) il avait transformé un pauvre transistor en une puissante station de
réception grâce à un procédé “ top secret ” supposé accélérer la conductivité du signal.
Inutile de dire que personne n’avait osé mettre en doute son explication.
Se désintéressant totalement du méchoui, il s’escrima toute la nuit sur son
dispositif alors que nous nous vengions en prenant bien soin de dévorer la part de
repas que le guide lui avait mise de côté dans un élan de professionnalisme
franchement déplacé. Nous échangions entre nous des regards de chacals, repus de
notre forfait, certes minable, mais qui nous soulageait un peu. Yves ne s’en aperçut
même pas. Il oublia tout simplement de manger, ce qui nous rendit pensifs.
Le soir, après le repas, quand les passions exacerbées par la faim se sont
calmées, j’aime me promener seul aux alentours du campement. Je respire enfin dans
un univers plus ouvert où, libéré du groupe, je cesse de me placer au centre de la
terre pour me fondre dans ces paysages d’ombres et de lumières qui m’ont
accompagné discrètement toute l’après-midi. Je marche, je respire profondément,
j’enlace le tronc d’un arbre, je murmure un mot amical à son endroit. Il me gratifie
d’un frémissement de feuilles et le vent se fait soudain chaud et enveloppant. Cette
communion est d’ordinaire fugace, faite d’étincelles, d’images, et de sensations
fulgurantes. C’est un espace de lucidité qui s’instaure entre la nature et le
promeneur. C’est la récompense d’une journée d’efforts où l’on a cru voir en un
panorama radieux un certain couronnement ; mais c’est dans l’intimité de la soirée,
au plus près des éléments, que se récoltent les véritables lauriers. Je demeure
immergé dans ma forêt de thuyas sans voir passer les minutes.
Soudain, le vent se chargea d’une rumeur confuse qui me fit tendre l’oreille. Je
n’aurais su dire au juste ce dont il s’agissait. On aurait dit la clameur d’un stade
lointain. Ce bruit me perturba. Il ne se rapportait à rien de connu et paraissait de
surcroît fortement incongru au milieu d’une nature si sauvage. Je regardai les feuilles
alentours, qui semblaient vibrer comme sous le souffle d’une subite bourrasque, et
ces dizaines de voix se répondaient d’une roche à l’autre, d’une combe à l’autre,
s’engouffrant en tourbillonnant dans le vide de la vallée.
Je retournai prestement au camp, et y découvris mes camarades dans un état
de très forte agitation. Eux aussi avaient perçu cette anomalie. Ils étaient debout, le