vers 1850 qu'il commence à s'implanter dans la langue philosophique comme dans l'usage
courant, après avoir triomphé de multiples polémiques. Il en va de même des grands textes
que l'Allemagne range sous la catégorie “ esthétique ”. La Kritik der Urteilskraft de Kant n'est
traduite en français qu'en 1846, plus de cinquante années donc après sa première parution en
Allemagne. Le Cours d'esthétique de Hegel, publié par Heinrich Gustav Hotho en 1835-1838
à Berlin, est certes transposé en français dès 1840-1851 par Charles Bénard, mais il ne
rencontre au moment même de sa publication qu'un écho limité. Quant aux réflexions de
Schelling sur l'art, elles apparaissent sporadiquement dans un mélange de traductions édité en
1847, mais ne semblent guère avoir fait événement en ce milieu de siècle (4). C'est seulement
dans les décennies suivantes que, non sans polémique, l'esthétique, cette science encore
perçue comme spécifiquement “ allemande ”, accède en France à une certaine reconnaissance
philosophique - une évolution que clôt la création aux lendemains de la Première Guerre
mondiale d'une maîtrise de conférences puis d'une chaire d'esthétique occupée par Victor
Basch à la Sorbonne.
L'ambition du présent numéro est d'éclairer l'histoire mouvementée et méconnue de cette
réception de l'esthétique allemande en France. Si le mot < esthétique ” est ici pris, comme
nous l'avons noté, au sens d'étude philosophique sur le beau, sur l'art et sur leur perception,
cette histoire ne sera pas pour autant saisie sous un aspect strictement philosophique. À cela
plusieurs raisons, sur lesquelles Victor Basch insistait d'ailleurs déjà lui-même en introduction
à son Essai critique sur l'esthétique de Kant en 1896 (5). Longtemps en effet l'esthétique ne
constitue nullement une discipline philosophique indépendante, une < science ” qui comme
l'ontologie, la logique ou l'éthique possède un lieu bien défini dans le corps des savoirs
philosophiques. C'est dans des régions hybrides, à la limite de la pratique des arts et de leur
théorie, sous des titres mi-littéraires, mi-spéculatifs (poétiques, rhétoriques, réflexions
critiques sur le beau) qu'il faut aller chercher la substance dont elle se nourrit. En outre, si les
grands textes de l'esthétique allemande suscitent en Allemagne des débats proprement “
philosophiques ”, c'est-à-dire portant avant tout sur des points de doctrine, leur réception en
France engage des polémiques qui dépassent de loin - et précèdent d'ailleurs souvent -
l'examen du contenu strictement philosophique. A travers la réception de l'esthétique
allemande, il y va donc non seulement de la construction d'une discipline philosophique, mais
aussi de l’élaboration, d'une identité culturelle nationale.
Élisabeth DÉCULTOT
CNRS, UMR 8547, “ Pays germaniques ”
1. Au xix° siècle, citons par exemple R. von ZIMMERMANN, Geschichte der Ästhetik als
philosophischer Wissenschaft, Vienne, 1858 ; H. LOTZE, Geschichte der Ästhetik in
Deutschland, Munich, 1868 ; M. Fr. A. SCHASLER, Kritische Geschichte der Ästhetik,
Berlin, 1872 ; B. BOSANQUET, A History of AEsthetics, Londres, 1892 (fac-similé: New
York, 1957). Pour le xx° siècle, cf. entre autres J. Ritter, Art. “ Ästhetik, ästhetisch ”, in
Historisches Wörterbuch der Philosophie, éd. par J. Ritter, vol. 1, Bâle/Stuttgart, 1971, col.
556-580.
2. Pour un aperçu sur cette rapide institutionnalisation, cf. K. BARCK, J. HEININGER et D.
KLICHE, Art. “ Ästhetik/ästhetisch ” , in Ästhetische Grundbegriffe. Historisches
Wörterbuch in sieben Bänden, éd. par K. Barck et al., vol. 1, Stuttgart/Weimar, 2000, p.
308-400.
3. Ibid., p. 342 sq.