Revue de métaphysique et de morale 2002/2 Avril-juin 2002 “ ESTHÉTIQUE ” HISTOIRE D'UN TRANSFERT FRANCO-ALLEMAND SOMMAIRE Élisabeth DÉCULTOT, Présentation Élisabeth DÉCULTOT, Ästhetik/esthétique. Étapes d'une naturalisation (1750-1840) Pascal DAVID, Schelling : construction de l'art et récusation de l'esthétique Christian HELMREICH, La réception cousinienne de la philosophie esthétique de Kant. Contribution à une histoire de la philosophie française au xix° siècle Mildred GALLAND-SZYMKOWIAK, Le “ symbolisme sympathique ” dans l'esthétique de Victor Basch Céline TRAUTMANN-WALLER, Victor Basch : l'esthétique entre la France et l'Allemagne Présentation Qu'elles viennent d'Allemagne, de France ou des pays anglo-saxons, les histoires de l'esthétique produites depuis le xixe siècle présentent une caractéristique singulière : pour la période 1750-1900, c'est vers la tradition allemande qu'elles tournent presque exclusivement leurs regards (1). Rien de plus naturel, dira-t-on. Lorsque, en un siècle et demi, un pays fournit à une discipline non seulement son nom mais aussi quelques-unes de ses figures les plus marquantes - Baumgarten, Kant, Schelling, Hegel, Karl Rosenkranz, Friedrich Theodor et Robert Vischer ou encore Gustav Theodor Fechner, pour n'en citer qu'un petit nombre -, comment pourrait-il en être autrement ? Après la parution d'Esthetica de Baumgarten en 1750 et des Anfangsgründe aller schönen Wissenschaften de Georg Friedrich Meier (1748-1750), c'est sans conteste en Allemagne que l'esthétique s'impose, en dépit de quelques résistances, comme discipline à part entière au sein des sciences philosophiques. Dès la fin du xviiie siècle, elle figure dans tous les programmes d'enseignement des universités allemandes (2). Ce succès remarquable ne doit pourtant pas faire oublier ce qui se passe dans les pays voisins. Si l'on donne à l'esthétique la définition provisoirement large d'étude philosophique sur le beau, sur l'art et sur leur perception, il faut en effet se rendre à l'évidence : l'Allemagne du xviii° et du xix° siècle constitue en Europe une exception. Que ce soit en Angleterre, en Italie, en Espagne ou en Russie, l'esthétique, comme discipline et comme mot même, se heurte jusque dans la seconde partie du xix° siècle à de très fortes résistances (3). La France, à laquelle nous avons choisi de nous intéresser dans le présent numéro, constitue en la matière un cas particulièrement remarquable. Ouverte aux philosophies du sentir comme aux réflexions théoriques sur les arts durant tout le xviii° siècle, elle semble à première vue prédestinée à faire bon accueil à cette discipline qui, dans son étymologie même (aisthesis), place la sensation en son centre. Pourtant, il n'en est rien. Le terme “ esthétique ”, traduit de l'allemand en français dès 1753, est bien loin d'y être immédiatement admis. C'est seulement vers 1850 qu'il commence à s'implanter dans la langue philosophique comme dans l'usage courant, après avoir triomphé de multiples polémiques. Il en va de même des grands textes que l'Allemagne range sous la catégorie “ esthétique ”. La Kritik der Urteilskraft de Kant n'est traduite en français qu'en 1846, plus de cinquante années donc après sa première parution en Allemagne. Le Cours d'esthétique de Hegel, publié par Heinrich Gustav Hotho en 1835-1838 à Berlin, est certes transposé en français dès 1840-1851 par Charles Bénard, mais il ne rencontre au moment même de sa publication qu'un écho limité. Quant aux réflexions de Schelling sur l'art, elles apparaissent sporadiquement dans un mélange de traductions édité en 1847, mais ne semblent guère avoir fait événement en ce milieu de siècle (4). C'est seulement dans les décennies suivantes que, non sans polémique, l'esthétique, cette science encore perçue comme spécifiquement “ allemande ”, accède en France à une certaine reconnaissance philosophique - une évolution que clôt la création aux lendemains de la Première Guerre mondiale d'une maîtrise de conférences puis d'une chaire d'esthétique occupée par Victor Basch à la Sorbonne. L'ambition du présent numéro est d'éclairer l'histoire mouvementée et méconnue de cette réception de l'esthétique allemande en France. Si le mot < esthétique ” est ici pris, comme nous l'avons noté, au sens d'étude philosophique sur le beau, sur l'art et sur leur perception, cette histoire ne sera pas pour autant saisie sous un aspect strictement philosophique. À cela plusieurs raisons, sur lesquelles Victor Basch insistait d'ailleurs déjà lui-même en introduction à son Essai critique sur l'esthétique de Kant en 1896 (5). Longtemps en effet l'esthétique ne constitue nullement une discipline philosophique indépendante, une < science ” qui comme l'ontologie, la logique ou l'éthique possède un lieu bien défini dans le corps des savoirs philosophiques. C'est dans des régions hybrides, à la limite de la pratique des arts et de leur théorie, sous des titres mi-littéraires, mi-spéculatifs (poétiques, rhétoriques, réflexions critiques sur le beau) qu'il faut aller chercher la substance dont elle se nourrit. En outre, si les grands textes de l'esthétique allemande suscitent en Allemagne des débats proprement “ philosophiques ”, c'est-à-dire portant avant tout sur des points de doctrine, leur réception en France engage des polémiques qui dépassent de loin - et précèdent d'ailleurs souvent l'examen du contenu strictement philosophique. A travers la réception de l'esthétique allemande, il y va donc non seulement de la construction d'une discipline philosophique, mais aussi de l’élaboration, d'une identité culturelle nationale. Élisabeth DÉCULTOT CNRS, UMR 8547, “ Pays germaniques ” 1. Au xix° siècle, citons par exemple R. von ZIMMERMANN, Geschichte der Ästhetik als philosophischer Wissenschaft, Vienne, 1858 ; H. LOTZE, Geschichte der Ästhetik in Deutschland, Munich, 1868 ; M. Fr. A. SCHASLER, Kritische Geschichte der Ästhetik, Berlin, 1872 ; B. BOSANQUET, A History of AEsthetics, Londres, 1892 (fac-similé: New York, 1957). Pour le xx° siècle, cf. entre autres J. Ritter, Art. “ Ästhetik, ästhetisch ”, in Historisches Wörterbuch der Philosophie, éd. par J. Ritter, vol. 1, Bâle/Stuttgart, 1971, col. 556-580. 2. Pour un aperçu sur cette rapide institutionnalisation, cf. K. BARCK, J. HEININGER et D. KLICHE, Art. “ Ästhetik/ästhetisch ” , in Ästhetische Grundbegriffe. Historisches Wörterbuch in sieben Bänden, éd. par K. Barck et al., vol. 1, Stuttgart/Weimar, 2000, p. 308-400. 3. Ibid., p. 342 sq. 4. I. KANT, Critique du jugement, suivie des Observations sur le sentiment du beau et du sublime, trad. par J.-R. Barni, 2 vol., Paris, 1846 ; G. W. Fr. HEGEL, Cours d'esthétique, analysé et traduit en partie par Ch. Bénard, 4 vol., Paris/Nancy, 1840-1851 ; Fr. W. J. SCHELLING, Écrits philosophiques et morceaux propres à donner une idée générale de son système, trad. par Ch. Bénard, Paris, 1847. 5. V. BASCH, Essai critique sur l'esthétique de Kant, Paris, 1896, p. iii.