« N'ajoutez pas le désordre au désordre »1 par Nicole Fortin Alors que le Tout philosophique (comme on dit le Tout-Paris) s'énerve autour de Heidegger, fait de Nietzsche la référence universelle, revampe le vieux Kant et enterre Marx douze pieds sous terre de peur qu'il n'en ressorte, alors que les intellectuels américains polémiquent à propos de la déconstruction derridienne, que les post-modernistes mettent au rancart les vérités universelles et mettent en doute l'existence du réel, Vacher (Laurent-Michel) ose écrire sans beaucoup de précautions envers l'époque: « Je crois en effet que le naturalisme pragmatiste développé par les grands penseurs américains est la manifestation la plus achevée du substrat mental de la modernité — pensée de la méthode, métaphilosophie de la vie comme projet rationnel et libre recherche critique, à laquelle il conviendrait par exemple de subordonner, comme simple hypothèse régionale, le libéralisme économique aussi bien qu'un socialisme (ou marxisme) démocratique. » On croirait entendre le vieux Diogène ramenant Platon à des vérités plus tangibles. Mais le rire de Diogène chez Vacher se fait rictus quand, aux passages fréquents, il s'en prend à la philosophie continentale. Il écrit entre autres: « ...s'opposer à tout sens commun, critiquer 1 Federico Fellini, "8 1/2". Conjonctures N° 15 113 toute conception ordinaire des choses, dénoncer et dépasser toute opinion courante, tel pourrait bien être l'un des ressorts de l'activité philosophique continentale. » Il ne faudrait cependant pas croire que le projet de Vacher se limite à pamphlétiser contre les philosophies à la mode. Plus sérieusement, il me semble, et là aussi un peu à contre-courant de la pensée contemporaine, Vacher prend parti pour la modernité qu'il oppose à la Tradition. Le ton, là, n'est plus à l'ironie. Il écrit à ce sujet: « La civilisation moderne ne me paraissait plus être une option libre qui se proposerait au monde actuel parmi d'autres tout aussi disponibles et possibles. Elle revêt plutôt à mes yeux la figure d'un destin inévitable » et il ajoute: « Si je donne souvent dans les pages qui suivent l'impression que la modernité serait merveille, la vérité et la voie, c'est surtout en vertu de l'acte de foi vital de qui voudrait croire que le pire ne soit pas toujours sûr. » À la fois pamphlet contre l'hypersophistication de la philosophie européenne, apologie de la simplicité, acte de foi envers la modernité, L'empire du Moderne2 se présente en deux parties, les deux sous forme épistolaire. Pour nous parler de l'Occident, puisqu'essentiellement là est son propos, Vacher choisit en effet de s'adresser à deux intellectuels fictifs, originaires du Tiers monde. S'adressant au premier, il tente de répondre à la question suivante: quelle philosophie, quelle vision du monde sous-tend la modernité? La question est2 Laurent-Michel Vacher, ed. Les herbes rouges, Montréal, 1990. 114 elle simple prétexte permettant à Vacher de nous parler de la philosophie pragmatiste américaine qu'il juge, sans doute à raison, méconnue parce que méprisée par les philosophes européens? Toujours estil qu'il affirme que cette philosophie est « une expression exemplaire de l'éthos et de la weltanschauung de la modernité », sa manifestation la plus achevée. Dans la deuxième partie de son livre, Vacher tente de circonscrire les enjeux de la modernisation pour le Tiers monde. Celle-ci implique-t-elle inévitablement une perte d'identité culturelle? Cette question constitue le dilemme du Tiers monde, elle est non seulement l'objet de multiples débats intellectuels mais aussi la cause d'affrontements politiques et guerriers. Mon intention n'est pas ici de juger de la pertinence de la synthèse amplement documentée 3 que fait Vacher du naturalisme pragmatiste américain. N'ayant lu que quelques essais de Dewey sur l'éducation, j'aurais du mal à le faire. Et d'ailleurs, Vacher ne prétend pas rendre compte de cette pensée dans toute sa subtilité. « Ce qui compte avant tout, écrit-il, c'est le programme philosophique ou les conclusions avancées (ce qui fait la doctrine, la vision du monde, la prise de position des penseurs)... » Aussi me contenterai-je de reprendre 3 Dans cette synthèse, Vacher se réfère à un nombre impresionnant de philosophes américains qui vont de William James à Richard Rorty. Mais sa préférence va nettement à John Dewey qu'il considère comme le plus représentatif de cette école dite du naturalisme pragmatiste Conjonctures N° 15 115 ici le résumé succinct qui apparaît à la fin de la première partie du livre. « Le noyau philosophique de cette pensée, écrit Vacher, se réduit fondamentalement à ceci : tout indique 1) que l'espèce humaine soit un produit naturel de l'univers matériel, lequel apparaît comme la réalité existante, et 2) qu'elle n'ait rien de mieux à quoi se fier, pour atteindre tout le bonheur dont elle est capable, que les ressources de son intelligence méthodique et de son esprit critique. Car l'homme est ainsi fait qu'au lieu d'oeuvrer instinctivement et de vivre à l'aveuglette, il peut penser, analyser, juger, prévoir et se comporter ensuite sur la base de ces activités mentales. Il se trouve que c'est essentiellement dans la mesure où son intelligence est à même de remplir ce rôle d'instrument pratique que l'humanité est capable d'agir le plus efficacement, ce qui lui procure son aptitude unique à s'adapter et à modifier si nécessaire son environnement, matériel ou social, en vue de satisfaire le mieux possible ses besoins individuels et collectifs. A la limite, il ne serait donc pas faux de prétendre que le seul message de cette philosophie soit simplement que la méthode la plus efficace en ce monde est celle de l'intelligence expérimentale et du débat critique, et qu'il serait bon de s'en remettre à elle le plus possible en tout domaine. » Une philosophie résolument matérialiste, une philosophie évolutionniste, qui croit au progrès, une philosophie empiriste qui croit que le réel est comme tel saisissable par l'intelligence et non faussé par la subjectivité, une philosophie avant tout tournée vers la pratique où l'éthique prend une 116 place de choix. Une éthique elle aussi empiriste qui repose sur l'expérience et qui cherche essentiellement le bien-être et le bonheur de tous les hommes. En ce sens, c'est aussi une philosophie éminemment humaniste. Sa pensée politique repose toute entière sur les principes de la démocratie : droits égaux pour tous et liberté d'expression. Les conflits et les problèmes trouvent leur solution dans le débat démocratique, par voie d'essais et d'erreurs. À propos de pensée politique, il convient, je crois, de citer à nouveau Vacher. « Je considère comme une absurdité du destin de la pensée, écrit-il, un paradoxe et une ironie de l'histoire des idées, que le pragmatisme ait été interprété comme une théorie de l'individualisme, de l'arrivisme, du profit commercial et de la réussite à tout prix alors qu'il s'agit en réalité d'une pensée de l'existence vitale comme entreprise collective, de résolution de problèmes dans un monde précaire et incertain... » Vacher cite amplement les auteurs, et particulièrement Dewey, tentant de montrer à quel point ceux-ci ne partageaient pas la philosophie du succès individuel, de l'argent, « le côté sinistre de la civilisation américaine » comme l'écrit William James. Ainsi, Dewey admet « que nous sommes voués à une certaine forme de socialisme, qu'on la baptise comme on voudra ». Pour qui connait quelque peu la vie de ce dernier, il ne fait pas de doute que Vacher ait raison de s'indigner. Dewey fut en effet autant un penseur qu'un militant de l'humanisme. Somme toute, et c'est l'interprétation de Vacher, la pensée pragmatiste américaine est plus près de la socialdémocratie que du libéralisme si l'on considère sa signification politique. Conjonctures N° 15 117 On doit sans doute comprendre que quand Vacher présente le naturalisme pragmatiste américain comme « la manifestation exemplaire de l'éthos et de la weltanschuung de la modernité » il ne le dit pas dans le sens de reflet de la pensée moderne mais bien dans le sens où, selon lui, cette philosophie serait ce qu'on a de mieux à offrir comme discours sur nous-mêmes et cela, dans le respect de l'épistemè de la modernité. C'est en effet de cet épistémè dont il est question dans la deuxième partie de L'empire du moderne, du paradigme intellectuel de la modernité confronté à la Tradition, paradigme intellectualo-culturel du Tiers monde. Il s'agit pour Vacher de circonscrire la signification précise de ces deux paradigmes et de mesurer leur compatibilité, ou plutôt leur incompatibilité. Le problème est de taille et il a fait couler beaucoup de sang et d'encre. À ce propos, il convient de noter que là aussi Vacher s'est documenté. Il a beaucoup lu sur le sujet et il donne dans son livre une préférence aux auteurs du Tiers monde, ceux qui sont à même de mesurer sinon l'abîme, du moins la distance qui nous sépare. Cette « précaution » lui permet, me semble-t-il, d'avancer quelques idées audacieuses, qui autrement et venant d'un Occidental, pourraient être jugées arrogantes. Vacher fait en effet bon marché du Tiers-mondisme. Selon lui, « le coeur de l'affrontement entre modernité et traditions regarderait essentiellement le jeu de la liberté individuelle face aux pressions de l'ordre social dominant, de la coutume et de la famille en vue d'une soumission et d'un conformisme stricts. » Si cela est vrai, dit Vacher, il 118 en découle que « l'enjeu des luttes idéologiques qui opposent Tradition et modernité, religions et science, spiritualité et positivisme (et aussi totalitarisme et démocratie) serait bien plus du domaine du pouvoir et de la soumission, du conservatisme social et de l'idéocratie, de la domination et de l'ordre, de l'autorité et de la perpétuation des privilèges (de l'homme sur la femme, des parents sur les enfants, des castes aristocratiques, des chefs de villages, caciques ou apparatchiks, sur les classes inférieures, des clercs sur la vie privée des gens, etc.) que du domaine d'un simple choix de paradigme ou de vision du monde. » Et à ceux qui invoquent la cohésion sociale, la solidarité communautaire que garantit la Tradition, Vacher réplique : « Le soi-disant confort moral et la prétendue sécurité affective garantis par la Tradition ne seraient alors que le leurre de l'impuissance acceptée. » Et il conclut par cette hypothèse: « L'affrontement fondamental de notre temps se situerait alors avant tout dans le champ politique, entre forces sociales de l'ordre, du despotisme ou de l'autoritarisme et celles de la liberté et, ajoute-il, seulement de manière secondaire dans le champ spirituel entre valeurs de la Tradition et celles de l'humanisme laïque et de la science. » Bien qu'il minimise cet aspect de nos différences ou différends, il vaut la peine de mentionner ici l'idée que se fait Vacher de l'épistémè de la modernité en regard de celui de Tradition. « La modernité, écrit-il, se résigne pratiquement aux frustration de la relativité, de l'imperfection, de l'incertitude, de l'inachèvement et de la mobilité en Conjonctures N° 15 119 échange des avantages de la liberté de la recherche. » Quant à la Tradition, « au nom de la sécurité offerte par l'ordre, (elle) postule comme donnée une réalité effective et une nécessaire autorité de l'Absolu, du Parfait, du Bien, de l'assuré et de l'immuable. » Il apparaît donc évident qu'autoritarisme et sécurité métaphysique ne vont pas de pair avec la modernité. Vacher n'en conclut pas pour autant, nous l'aurions pourtant cru, que modernisation et identité culturelle sont radicalement incompatibles. Mais seulement dans la mesure où cette identité culturelle signifie des pratiques acceptées démocratiquement et qui ne viennent pas à l'encontre de la libre expression : une pratique privée de la religion (comme cela se fait en Occident en vertu, dit Vacher, d'une schizophrénie qui ne porte pas à conséquence. On est croyant chez soi malgré une pratique sociale qui implique l'absence de dieux), une conservation de sa langue, de son art, de ses coutumes culinaires, de ses pratiques sexuelles, dans la mesure où ils ne sont pas imposés et ne contreviennent pas à la liberté de chacun. Vacher s'en prend à certains tiers-mondistes dont Ziegler qui, selon lui, « fait une synthèse fictive d'une modernité mythique et d'une Tradition imaginaire ». Il s'en prend aussi au néo-fondamentalisme qu'il considère comme un chant du cygne de la Tradition qui opère d'ailleurs « un curieux amalgame éclectique entre l'ancien (la religion, les coutumes) et le nouveau (révolution, république, élections, industrialisation) et qui s'avérera n'avoir été qu'un instrument trompeur de modernisation. » Le fondamentalisme masque, sous couvert de 120 conservation des valeurs traditionnelles et de lutte à l'Occident, la volonté de conserver des privilèges et des pouvoirs abusifs. En somme, pour Vacher, ce qui fait la différence fondamentale entre tradition et modernité c'est la science et la technologie. « Parmi beaucoup d'autres considérations importantes mais secondes (économiques, sociales, politiques), écrit-il, il nous a paru que les énormes mutations matérielles recouvertes par ces termes de développement et de modernisation étaient déterminées avant tout par l'intrusion universelle des sciences et des techniques. » Celles-ci ne sont pas neutres. Elles supposent cet épistémè du contingent, du relatif, de l'incertain et supposent aussi des valeurs qui rendent leur développement possible. Ce sont celles de la démocratie : la liberté et l'égalité des droits. Tout ce qui contrevient à ces valeurs, à cet épistémè doit changer. C'est la condition de la modernisation. Si l'on suit cette logique, on peut considérer que la réponse qu'apporte Vacher à sa question introductive est valable. La philosophie américaine rend bien compte de cette vision du monde et de cette éthique de la modernité. Toujours en vertu de cette logique, on ne peut qu'acquiescer aux conséquences qu'en tire Vacher quant au procès de modernisation qu'ont entrepris, bon gré, mal gré, les pays du Tiers monde. Bien que Vacher nous ait prévenus de son parti pris pour la simplicité, on reste un peu estomaqué par la désinvolture avec laquelle il écarte des objections qui semblent pourtant de taille. La forme Conjonctures N° 15 121 épistolaire qu'il a choisie lui permet formellement cette désinvolture qu'on peut mettre au compte de la complicité avec le correspondant fictif, une complicité du type « je n'en ajoute pas davantage, tu sais déjà que... ». Mais le problème reste entier pour le lecteur. Il écarte, par exemple, les aspects économiques comme facteurs de la modernisation. Selon lui, ces aspects sont secondaires. Cette simple affirmation ne me semble pas du tout aller de soi. Lénine avait dit, je crois: « Le communisme c'est les soviets plus l'électricité. » En cela, il partageait, avec les philosophes américains et avec les socialistes de l'époque, l'espoir que le progrès (ou la marche vers la libération de l'homme) pouvait reposer sur la science, la technique et la démocratie. Est-il besoin d'insister longuement sur son erreur? Le socialisme est aujourd'hui en manque de développement. Il est, lui aussi, pris d'assaut par les impératifs de la modernisation et l'on sait pertinemment que ce n'est pas d'abord le manque de démocratie qui a fait défaut, moins encore l'incroyance dans les pouvoirs de la science et de la technologie. À l'inverse, plusieurs pays du sud-est asiatique ont opté pour la productivité qu'exigeait le capitalisme libéral et pour les créneaux que leur offrait le marché international, cela sans le know how sophistiqué de la science et de la technologie moderne, sans la démocratie, sans d'abord remettre en cause les valeurs et les pratiques de la Tradition. Quittant les rangs du sous-développement, ils peuvent peut-être maintenant s'offrir le luxe de la démocratie formelle et ils assimilent peu à peu ce savoir-faire et ce savoir-être de la modernité. 122 Est-ce la science et la technologie qui ont donné à la modernité son allure prométhéenne, qui ont permis ce développement inédit, qui l'ont rendue, comme dit Vacher, incontournable? Sans la dynamique propre à l'accumulation capitaliste, sans la libéralisation des marchés, la science eut-elle produit autant, la modernité eut-elle effacé les frontières les plus reculées? Celles-là bien sûr ne vont pas sans celle-ci mais justement, sans entrer dans le débat byzantin de la poule et de l'oeuf, il convient, surtout aujourd'hui, de reconnaître au moins le jeu dialectique de tous ces facteurs de la modernité. Réduisant l'essentiel de la modernité à la seule intrusion de la science et de la technologie, Vacher nationalise la problématique de la modernisation et ses solutions pour le Tiers monde. Tout le problème de la crise et de l'aliénation semble se réduire, pour lui, à l'absence du savoir moderne (savoir-faire et savoir-être). Le problème ainsi circonscrit, ses causes sont de nature locale (vision du monde, culture, valeurs, organisation sociale et politique) et donc, les solutions sont aussi locales (l'Occident pouvant bien sûr prêter mainforte). Il me semble plutôt que la perte d'identité, l'aliénation économique, politique et culturelle du Tiers monde découlent d'abord et avant tout de l'intrusion non de la science, ni même de la technologie mais bien du capitalisme libéral. L'évacuation des zones rurales, l'explosion démographique urbaine, l'abandon des cultures de survie au profit des produits d'exportation, la prolétarisation, l'expansion des bidonvilles, la violence, la Conjonctures N° 15 123 corruption de l'État, sont l'effet de l'ouverture aux marchés internationaux et à la production de type capitaliste. Et ces effets sont causes directes de tous les types d'aliénation. Nos sociétés, faut-il le souligner, ont connu et connaissent encore ces avatars du libéralisme économique bien que le phénomène soit maintenant plus restreint. Cela ne signifie pas que Vacher n'ait pas raison d'insister sur le fait que la modernisation ne va pas sans changements en profondeur des cultures et des visions du monde et je partage son scepticisme quant à l'avenir qui est réservé à toutes les formes d'ayatollisme. Cela signifie cependant que la solution à la modernisation n'est pas d'abord dans ce type de changement. Ceux-ci seraient plutôt l'aboutissement d'un processus. Tout le problème réside, il me semble, dans la possibilité, pour les pays du Tiers monde, d'une prise en charge dudit processus. C'est bien sûr un problème de démocratie mais, contrairement à ce qu'affirme Vacher, il se pose d'abord et avant tout à l'échelle du monde. Les nouvelles démocraties sud-américaines (Brésil, Argentine, Pérou, Colombie) le savent bien qui sont aux prises avec les diktats du FMI et du système bancaire international. Leur marge de choix politiques est à peu près nulle. Le développement qu'elles voudraient est un luxe qu'elles ne peuvent se payer. Les jeunes technocrates modernes élus à leur tête sont là pour gérer les diktats, faire comprendre, de force ou de gré, l'impossibilité du progrès social. Ce problème, bien qu'à une échelle moins tragique, est aussi le nôtre. 124 Il me semble que, tout comme l'intégrisme, le nationalisme en soit a son chant du cygne. Et se pourrait-il que la démocratie que Vacher, après bien d'autres, lie intimement à la modernisation, en soit aussi à ses derniers soupirs, que là se situe aujourd'hui le discours mystificateur de l'Occident? Pas plus que le Tiers monde, les pays de l'Est ne semblent avoir le choix de leur destin. De régimes totalitaires ou autoritaires, ces pays sont passés ou passeront aux mains de technocrates savants, dûment élus qui expliqueront à leurs commettants les Lois ... du marché mondial. Il est possible que ma vision du monde moderne soit entachée de la vulgate marxiste, qu'elle soit catastrophiste mais j'avoue avoir eu du mal, tout au long de cette lecture de L'empire du moderne à partager l'optimisme et la simplicité des thèses de Vacher et de celles des philosophes américains. Il est possible que les philosophies continentales souffrent d'hypersophistication mais je serais plutôt portée à partager, à ce propos, le diagnostic de Sloterdïjk qui écrit: « Ce qui serait à critiquer est si énorme que notre pensée en devient cent fois morose plutôt que précise. Aucune faculté de penser ne se déplace à la même allure que la problématique. D'où la démission de la critique. » Sous forme de boutade, Federico Fellini prêtait ce même sentiment d'impuissance à l'un de ses personnages. Conjonctures N° 15 125